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Laclos : les liaisons dangereuses

Le roman de Laclos, Les liaisons dangereuses, est-il une œuvre féministe ?

Introduction : Lorsque Laclos publie les Liaisons dangereuses en 1782, le terme « féminisme » n’existe

pas encore, mais la question de la condition féminine et de la place des femmes dans la société est bien au

centre des débats de l’époque. Un certain nombre d’entre elles s’imposent dans le milieu très fermé de la

société aristocratique en recevant artistes, penseurs et écrivains dans leurs salons, d’autres commencent à

faire entendre leur voix en littérature comme en politique, à l’exemple d’Olympe de Gouges, auteur de «

la déclaration des droits de la femme et de la citoyenne» qui paraîtra en 1791. Laclos s’intéresse lui aussi au

sort des femmes, comme nous le prouve son essai sur l’éducation des femmes, qu’il rédige en 1783, un an

après la parution des Liaisons, en réponse à une question posée par l’Académie de Châlons sur Marne. Il

n’est donc pas inutile de s’interroger sur la portée féministe de l’unique roman de Laclos, qui par son

caractère sulfureux fit la notoriété de son auteur. Cette œuvre épistolaire, dont le thème principal reste le

libertinage, peut-elle être considérée comme une œuvre féministe, c'est-à-dire une œuvre qui défend la

cause des femmes en dénonçant la place qui leur est faite dans la société et en revendiquant pour elles un

certain nombre de droits et d’avantages déjà accordés au sexe masculin ?

Nous verrons dans une première partie que le roman peut apparaître comme « féministe » parce qu’il

conteste en effet la société très conformiste du dix-huitième et les injustices, les inégalités dont les femmes

sont les premières victimes.

Nous étudierons ensuite, à travers le personnage de la Marquise de Merteuil, les limites d’un féminisme «

revanchard » et solitaire qui finalement dessert la cause des femmes dans le roman. Enfin en analysant le

destin des personnages féminins et masculins dans l’œuvre,

Enfin, nous confirmerons l’idée que le roman de Laclos ne saurait être considéré comme un roman

féministe à part entière, mais qu’il transmet aussi l’image idéale d’une femme naturellement supérieure

I) Laclos accorde une place très importante aux femmes dans son roman, mais dénonce
l’injustice de leur condition dans une société très conformiste qui favorise avant tout le sexe
masculin.

a) L’importance accordée aux personnages féminins est d’abord à souligner. Le roman met en scène

des femmes de tous les âges, depuis Cécile qui n’a que quinze ans jusqu’à la vieille Madame de

Rosemonde qui porte bien ses quatre-vingt quatre ans, en passant par Madame de Tourvel dont on sait

qu’elle a vingt-deux ans, la Marquise de Merteuil qui est encore une jeune femme, sans doute à peine
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plus âgée qu’elle (vingt-cinq ans environ), et Madame de Volanges qui ne peut avoir moins de trente

ans. Mise à part Valmont et Danceny, les hommes sont curieusement absents de ce roman : le comte de

Gercourt est retenu en Corse par ses fonctions militaires et obligé de différer son mariage avec Cécile, le

Président de Tourvel est en déplacement à Dijon où un procès long et difficile le tient à l’écart pendant

plusieurs mois, Madame de Merteuil est veuve, et on ignore ce qu’est devenu le père de Cécile auquel il

n’est fait aucune allusion dans l’œuvre.. Ces quelques remarques suffisent à montrer que Laclos a bien

donné aux femmes une place de choix dans son roman.

b) Leur condition n’est cependant pas enviable dans cette société où les lois sont faites par et pour les

hommes. L’ignorance dans laquelle on maintient les jeunes filles qui sont, dans la plupart des cas,

envoyées au couvent est clairement dénoncée par Laclos. Cécile par exemple sort complètement

ignorante des réalités de l’existence et des codes de la société : elle rit de ses gaucheries qui lui font

prendre le premier homme venu, un cordonnier chargé de prendre la mesure de son pied, pour le mari

que sa mère lui destine, qu’elle n’ a jamais vu et dont elle ne connaît même pas le nom. La virginité étant

une des qualités requises pour une jeune fille désireuse de trouver un bon parti, la sexualité est entachée

de péché et la pruderie mise à l’honneur dans l’éducation des femmes. Cécile devient dès lors une proie

facile pour Valmont qui lui fait découvrir l’existence de son corps et les plaisirs de la chair. On s’étonne

néanmoins qu’elle ne se rende pas compte de sa grossesse et que ce soit Valmont qui l’informe de sa

fausse couche, comme il le dit très clairement dans la lettre 140 : « Des symptômes moins équivoques

encore m’ont eu bientôt éclairé sur son état : mais pour le lui apprendre, il a fallu lui dire d’abord celui où

elle était auparavant ; car elle ne s’en doutait pas. » ! L’étroite surveillance à laquelle Cécile est soumise

par sa mère est un autre aspect de cette éducation qui fait le malheur des jeunes filles : la Marquise de

Merteuil et le Vicomte de Valmont n’ont pas beaucoup de peine à séduire Cécile en lui proposant

d’échapper à cette surveillance, l’un en lui faisant parvenir les lettres de Danceny puis en fabricant un

double de la clé de sa chambre, l’autre en lui présentant le mariage avec Gercourt comme le moyen

d’être « plus libre dans ses démarches » puisque « le plus incommode » des maris « l’est encore moins

qu’une mère » (lettre 105). La contestation du mariage de convenance et d’intérêt est d’ailleurs présente

dans le roman : l’union du Comte de Gercourt et de Cécile a été décidée sans le consentement de la jeune

fille qui a une vingtaine d’années de moins que son futur époux, qui a été choisie pour ses soixante mille

livres de rente ainsi que pour « sa retenue », c’est à dire sa réserve, son ignorance

de la sexualité. Madame de Volanges finit par douter elle-même du bien-fondé de ces mariages « qu’on

appelle de convenance, et où tout se convient en effet, hors les goûts et les caractères » et qui sont « la

source la plus féconde de ces éclats scandaleux qui deviennent tous les jours plus fréquents » (lettre 98).

Même si la Présidente de Tourvel semble aimer son mari et se félicite du bonheur de son mariage qui est

l’ouvrage de Madame de Volanges, on apprend dans la lettre 8 qu’il s’agit aussi d’un mariage arrangé et

la suite des événements, en particulier la déclaration d’amour de la Présidente qui reconnaît aimer «

éperdument » pour la première fois ( lettre102) , nous incite à considérer de manière plus circonspecte

ce mariage de raison.
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c) Enfin Laclos dénonce l’inégalité entre les sexes et en particulier l’infériorité sociale des
femmes dans la société de son époque. Contrairement aux femmes, les hommes en général et

Valmont en particulier, savent « calculer tout ce qu’un homme peut se permettre

d’horreurs sans se compromettre ; et pour être méchant sans danger, il a choisi les femmes

pour victimes » : ce sont les termes dans lesquels Madame de Volanges le dépeint à la

Présidente de Tourvel (lettre 9). Madame de Rosemonde n’est pas moins lucide, malgré toute

l’affection qu’elle lui porte, sur les agissements de son neveu qui n’est « ni sans danger

pour les femmes, ni sans tort vis-à-vis d’elles » (lettre 126). Pour les hommes en effet , le

libertinage n’est pas un obstacle à la reconnaissance sociale ni à la considération : il n’en est

pas de même pour les femmes qui ont le souci de leur réputation et pour lesquelles la

simple relation sociale avec un libertin peut être compromettante et engendrer « le malheur

le plus grand qui puisse arriver à une femme » (lettre 9).

Laclos se fait donc l’écho dans son roman des voix « féministes » qui dénoncent les injustices et les
inégalités sociales dont les femmes sont les premières victimes.

II) Parmi elles, la Marquise de Merteuil est sans aucun doute le personnage de ce roman

qui est le plus représentatif du féminisme au sens moderne du terme, mais son féminisme est

une revanche qu’elle veut prendre sur les hommes, une vengeance individuelle.

a) Elle est d’abord une femme cultivée et émancipée qui a lu romanciers, philosophes et moralistes,

et qui, au fil de se lectures et de ses observations dans la société, s’est forgé des règles de pensée

et de conduite , s’assurant ainsi « de ce qu’on pouvait faire, de ce qu’on pouvait penser et de ce

qu’on pouvait paraître » (lettre 81). Son veuvage lui a donné une liberté qu’elle refuse de sacrifier en

retournant au couvent ou en se remariant, et c’est au nom de cette indépendance qu’elle refuse le

ton « marital » que Valmont emploie avec elle pour réclamer son « dû » (lettre 152) : « Savez-

vous, Vicomte, pourquoi je ne me suis jamais remariée ? […] c’est uniquement pour que personne

n’est le droit de trouver à redire à mes actions. » Elle a une vision très lucide des inégalités sociales

entre les hommes et les femmes, c’est la raison pour laquelle elle cache sous le masque de la

pruderie son intérêt pour les plaisirs, afin d’éviter d’être prise pour une courtisane. Libertine

déguisée en femme vertueuse, elle a la confiance de son entourage féminin, et tout particulièrement

de sa cousine, Madame de Volanges.

b) La Marquise de Merteuil se sent aussi investie d’une mission : elle déclare à Valmont « je suis

née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre » (lettre 81). Persuadée de la supériorité et du mérite

naturels des femmes, elle ne cesse de dénoncer les privilèges que la société a accordés aux

hommes : « Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pas perdre, et votre malheur de ne

pas gagner » (lettre 81). Elle dénonce par exemple avec vigueur l’avantage qu’ont les hommes de
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pouvoir resserrer ou rompre les liens amoureux, quand les femmes courent un risque extrême à

vouloir soulever « le poids de leur chaîne » (lettre 81). Les relations de l’homme et de la femme sont

essentiellement des rapports de force et de domination, imposés par la société : « A la merci de

son ennemi, [la femme] est sans ressource, si [l’homme] est sans générosité : et comment en

espérer de lui, lorsque, si quelquefois on le loue d’en avoir, jamais pourtant on ne le blâme d’en

manquer ? » ( lettre 81). On comprend dès lors son comportement avec Prévan, libertin confirmé

que même Valmont juge dangereux pour la réputation de la marquise et qui fait partie de ces

hommes si « redoutables » dont elle veut faire « le jouet de ses caprices ou de ses fantaisies »

(lettre 81). Elle use avec lui des procédés qu’ils a utilisés avec les trois femmes « inséparables » :

ruse machiavélique et révélation publique d’un affront dont elle se fait passer pour la victime.

Prévan avait lancé le défi de la séduire et de le dire, il échoue et son malheur confirme

momentanément la réputation d’ « invincible » de la marquise.

c) Le triomphe de la marquise est en effet de courte durée parce que son féminisme est agressif et

solitaire. Elle se montre aussi méprisante avec les femmes qu’avec les hommes et parle avec dédain

des « femmes à délire et qui se disent à sentiment » ou de celles que les hommes nomment «

sensibles », toutes deux victimes des illusions de l’amour qu’elles confondent avec l’Amant du

moment (lettre 81). Sa cruauté à l’égard de Cécile se révèle sans détours dans la lettre 106 ; parlant

de la jeune fille , elle écrit : « ces sortes de femmes ne sont absolument que des machines à plaisir

». Il ne s’agit aucunement de la former pour la préparer à sa vie de femme mais de la former « pour

l’intrigue », pour en faire « le désespoir de sa mère et de Gercourt ». Cécile est l’instrument de la

double vengeance de Merteuil et de Valmont, et la marquise entend seulement « se servir de celle-

ci » et « la briser ensuite » (lettre 106). Peu lui importe que la jeune fille soit obligée de retourner au

couvent, une fois le déshonneur de Gercourt rendu public : « Gercourt la fera toujours bien
enfermer quand nous voudrons » (lettre 106). Loin de défendre la cause des femmes, la marquise

de Merteuil les traite en ennemies et la présidente de Tourvel est sacrifiée à sa vanité : c’est elle qui

exige de Valmont qu’il rompe avec sa nouvelle maîtresse, c’est elle qui lui fournit le modèle de la

lettre de rupture et qui porte ainsi un coup mortel à sa rivale.

Le féminisme incarné par la marquise de Merteuil n’est donc pas susceptible de faire avancer la

cause des femmes : la preuve en est que Laclos condamne le personnage à la fin du roman. C’est

au théâtre, dans un lieu public et mondain, que la chute de la marquise est consommée. Huée puis

défigurée par la petite vérole, ruinée par son procès, elle ne meurt pas mais elle s’exile. Elle quitte la

scène du grand théâtre du monde.

III) Laclos condamne t-il pour autant à l’échec toute entreprise féministe ? Comment nous
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transmet son idéal féministe ou plutôt féminin dans le roman ?

a) Certes le pouvoir des femmes est mis à mal dans cette œuvre, puisque les trois personnages
féminins principaux voient leurs destins brisés par la faute de Valmont : déshonorée, Cécile

décide de se retirer définitivement au couvent, Madame de Tourvel, qui avait renoncé à ses

principes et s’était donnée corps et âme, meurt du chagrin de s’être laissée piéger par les discours

du libertin et d’avoir été abandonnée ; enfin , la marquise de Merteuil, nous l’avons vu, est

triplement condamnée. Les hommes triomphent à la fin du roman : Valmont meurt mais se venge

de celle qui est devenue son ennemie en faisant publier sa correspondance ; Prévan retrouve sa

dignité et son honneur, et savoure son triomphe au théâtre, au moment même où la marquise est

huée.

b) On remarquera néanmoins que parmi les faibles femmes, victimes des libertins, la Présidente de
Tourvel a le mérite d’ avoir transformé le cœur de Valmont. Sa confidence à Danceny, dans la

lettre 155, est assez éloquente : « C’est que je suis au désespoir d’être séparé d’elle ; c’est que

je paierais de la moitié de ma vie le bonheur de lui consacrer l’autre. Ah ! croyez-moi, on n’est

heureux que par l’amour ». La présidente de Tourvel est en effet un personnage généreux et

sincère qui incarne les vertus féminines chères à Laclos. C’est un personnage dont on fait

constamment l’éloge, en particulier dans la lettre 165, où Madame de Volanges s’adresse ainsi à

Madame de Rosemonde : « Tant de vertus, de qualités louables et d’agréments ; un caractère

si doux et si facile […] tant d’avantages réunis, ont donc été perdus par une seule imprudence ».

Madame de Rosemonde, dans la lettre 130, avait déjà couvert d’éloges celle qu’elle traite comme

sa fille : « Vous êtes bien trop digne d’être aimée, pour que jamais l’amour vous rende

heureuse. » Madame de Tourvel incarne en quelque sorte l’idéal féminin de Laclos : une femme

délicate et sensible, sincère et naturelle, loin de l’hypocrisie et de l’égoïsme des libertins.

c) C’est finalement à Madame de Rosemonde qu’il revient d’exprimer la supériorité naturelle de


la femme sur l’homme, dans l’une de ses lettres à madame de Tourvel (lettre 130) : « L’homme

jouit du bonheur qu’il ressent, et la femme de celui qu’elle procure » ; l’amour « n’est dans

l’homme qu’une préférence, tandis que dans les femmes, c’est un sentiment profond ». En bon

rousseauiste, Laclos considère que la société, et en particulier le libertinage qui est un

comportement social dépravé, sont responsables de la déchéance et de la soumission de la

femme, naturellement supérieure : « Les hommes savent-ils apprécier la femme qu’ils

possèdent ? ». Cette phrase annonce déjà le point de vue que Laclos développera un an plus

tard dans son traité sur l’éducation des femmes : la société ne fait que des tyrans et des esclaves.

C’est aux femmes, et à elles seules, de secouer leur joug et de se libérer de la domination des

hommes.
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Conclusion : Le roman de Laclos n’est pas à proprement parler féministe. L’auteur y dépeint une

société injuste dans laquelle il n’y a pas de place pour les ingénues ni pour les femmes comme

la présidente de Tourvel, plus soucieuses de sincérité que des apparences. La condamnation de

la Marquise de Merteuil sanctionne un féminisme agressif au service du libertinage. Cependant son

roman qui fait écho aux débats de l’époque sur l’éducation des femmes, transmet un idéal à

travers quelques personnages, témoignant ainsi des avancées du féminisme.

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