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Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782.

Proposition de commentaire pour l’extrait de la lettre 81 de la marquise de Merteuil.

En 1782 parait l’unique roman d’un militaire de carrière, Pierre Choderlos de Laclos.
Édité à Londres et à Genève ce roman épistolaire, intitulé Les Liaisons dangereuses, héritier de
la tradition du roman libertin, connaît un succès considérable, succès auquel le scandale qui
accompagne sa publication n’est d’ailleurs pas étranger. L’ouvrage en effet jette une lumière
crue sur les perversions qui semblent signer la décadence d’une société d’Ancien Régime à bout
de souffle. L’intrigue repose sur deux personnages cyniques, le vicomte de Valmont et la
marquise de Merteuil qui ne reculent devant rien pour assouvir leurs désirs et leur soif de
vengeance. Dans la lettre 81, adressée au vicomte et dont est tiré le texte proposé à notre étude,
Madame de Merteuil revient sur son passé, livre le secret de sa méthode en matière de
libertinage, et dévoile les fondements de sa toute-puissance. A travers cet extrait nous nous
demanderons donc dans quelle mesure la marquise de Merteuil manifeste un absolu besoin de
maîtrise. Après avoir étudié la manière dont elle expose le secret de la méthode qu’elle a
développée au gré de sa fréquentation du monde, nous analyserons le portrait qu’elle dresse
d’elle-même en libertine autodidacte et aguerrie, pour souligner dans un dernier temps les
écueils où a pu la conduire sa volonté de puissance.

Répondant à son ami Valmont, la marquise de Merteuil se défend d’avoir besoin de tout
conseil pour mener sa vie. Tout d’abord, cette force de caractère se justifie selon elle par
une aptitude remarquable à observer ce qui se passe autour d’elle, notamment à partir
du moment où elle fait son entrée « dans le monde », c’est-à-dire où elle quitte le cercle
familial pour paraitre en société. A plusieurs reprises elle souligne ce talent qu’elle s’attribue
d’avoir su « observer et réfléchir » (l.7), et qu’elle explique par une « utile curiosité » (l. 10).
Elle en vint alors à s’étudier elle-même : « j’observais mes discours » raconte-t-elle à la ligne
25, avant de conclure sur le pli particulier que ce « travail » d’observation lui a fait prendre
quand elle confesse qu’il « avait fixé mon attention sur l’expression des figures et le caractère
des physionomies ». (l.30) Il s’agit donc bien de mettre en lumière tout un cheminement
intellectuel qui, comme l’explicite l’expression déjà citée « observer et réfléchir », doit amener
à tirer des leçons de ce qui se passe ou se joue autour de soi.

Ainsi s’agit-il pour elle de lever le voile sur la perception aiguë qu’elle a acquise des
usages de la bonne société, connaissances dont elle prétend avoir tiré avec méthode une
science utile et profitable. En effet la marquise de Merteuil, comprend très vite que chacun
étant en représentation il ne peut être question de se fier aux apparences, comme le souligne la
double antithèse des lignes 9 et 10 où « écoutant peu » s’oppose à « je recueillais avec soin » et
« les discours qu’on s’empressait de me tenir à « ceux qu’on cherchait à me cacher ». On lit
d’ailleurs plus loin, aux lignes 16 et 17 « je me suis travaillée avec le même soin » : cette reprise
du terme « soin », avec le verbe travailler auquel fait écho plus loin le nom « travail » (l. 30)
dit bien l’idée d’une discipline ardue, d’une ascèse qui demande une longue pratique. Aussi la
marquise file-t-elle tout au long de cet extrait la métaphore d’une science qu’elle s’est efforcée
d’acquérir en suivant une démarche rigoureuse et méthodique, comme le laissent entendre des
expressions telles que « je tâchai de régler » (.14), « je m’étudiai à » (l.15), ou encore « je
réglais les uns et les autres » (l.25). L’objectif, comme elle l’avoue à la fin de l’extrait étant de
maîtriser un savoir qui puisse se traduire en « règles » et en « principes ». Le terme,
« principes », omniprésent dans le premier paragraphe, est d’ailleurs repris à la fin de l’extrait
sous la forme d’une expression qui en explicite le sens, « aux premiers éléments » (l.37),
complétée par le nom « science » : il s’agit bien dans son esprit d’une science du monde qu’elle
a su établir en se fiant à sa seule raison, et qui est le « fruit de ses profondes réflexions » (l.4).

Nous voyons donc que dans cette lettre Madame de Merteuil s’efforce de défendre la
solidité de sa conception des rapports sociaux en la présentant comme le résultat d’une science
méthodique qu’elle a travaillé à établir dès son entrée dans le monde. Il faut maintenant nous
intéresser aux conséquences qu’elle a tirées de cette science.

En effet, dans cette lettre, revenant sur son histoire personnelle elle lève le voile sur
l’originalité de son caractère et se propose d’expliquer comment elle a pu devenir une
femme différente des autres. Elle affirme de fait être « [s]on propre ouvrage », opposant
clairement le parcours qui fut le sien à celui des « autres femmes ». Si elle a su, par elle-même,
c’est-à-dire en autodidacte, se faire une science de ce qu’elle a compris des relations sociales,
elle souligne clairement que ce n’est pas le sort commun des autres personnes du beau sexe.
Notamment par l’opposition entre les « profondes réflexions » de son côté, et du leur cette
gradation ternaire et sans appel « donnés au hasard, reçus sans examen, et suivis par habitude »
(l. 3 et 4) symbolisant le destin ordinaire de la femme : l’absence d’autodétermination, l’absence
de réflexion, l’absence d’autonomie. Notons encore l’antithèse par laquelle elle refuse « le
silence et l’inaction », de l’« étourdie ou [de la] distraite » à quoi elle aurait dû être cantonnée,
pour mieux vanter l’attitude réflexive et active qui sera la sienne. Jeune fille, Madame de
Merteuil a donc frayé son chemin hors des conventions et du rôle tout tracé qui l’attendait. Elle
fait à Valmont, son complice en libertinage, le récit de son émancipation et de la défense de sa
liberté intime de vivre et d’aimer selon sa fantaisie. Le terme est d’ailleurs significativement
présent dans le texte à la ligne 26 : « suivant mes fantaisies ». ll s’agit donc bien d’un récit
initiatique, celui d’une libertine, devenue capable d’avancer masquer, préservant sa « façon de
penser (…) pour [elle] seule » (l. 27), et d’évoluer dans le monde comme un oiseau de proie au
« coup d’œil pénétrant » (l. 31)

Si le parcours de la libertine commence bien par la mise à profit d’une curiosité naturelle et
d’un talent pour l’observation, la marquise de Merteuil développe surtout deux autres
aptitudes qu’elle présente comme fondamentales : « dissimuler » (l. 11) d’abord, puis
« [se] montrer sous des formes différentes » (l. 24). Ce qu’elle met ainsi en avant c’est la
capacité à jouer la comédie que ses observations l’ont mené à acquérir. Paradoxalement,
comprendre que la vie en société est un spectacle où chacun joue un rôle lui a appris qu’il fallait
jouer à jouer un rôle pour préserver sa « pensée » (l.22) et sauvegarder sa « volonté » (l.23).
Ainsi a-t-elle décidé de tromper son monde et de donner à voir d’elle un masque qui ne dise
rien de ce qu’elle est et pense intimement. La société est ainsi devenue un théâtre où il s’agit
surtout d’être le meilleur comédien, c’est-à-dire le plus hypocrite possible, si l’on se souvient
que l’étymologie du terme hypocrite renvoie au terme grec hypokritès, qui désignait dans
l’Antiquité un acteur. Théâtre où elle fait « son entrée », où elle connaît son « premier succès »,
où elle s’exerce à maîtriser parfaitement sa « physionomie ». Conformément aux théories de
Diderot exposé dans le Paradoxe sur le comédien, elle laisse entendre que moins l’on ressent
les émotions supposées être celle du personnage mieux on sera à même de les faire paraître.
C’est ce qu’elle fait comprendre à Valmont en lui racontant comment elle allait jusqu’à se
« causer des douleurs volontaires » (l.14) pour travailler à laisser paraitre parfaitement
« l’expression du plaisir » (l. 17). L’art de la marquise est donc celui de se déguiser aux yeux
du monde pour mieux vivre sa vie.

Cependant cette méthode qui s’avère être celle d’une comédienne experte en l’art de
tromper à force de se dissimuler et de donner le change par une apparence vaine et futile, en
dépit de son utilité sur quoi insiste Madame de Merteuil, trahit également dans son discours une
ambition qui va au-delà de la simple préservation de sa liberté de penser et d’aimer, comme
nous allons le voir maintenant.

Madame de Merteuil justifie certes son parcours comme une revanche prise sur le sort
réservé aux femmes dans la société de son temps. Quand elle écrit, « je n’avais à moi que ma
pensée, et je m’indignais qu’on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté » (l. 21,
22), elle revendique l’autonomie de la volonté et la liberté de pensée chers au courant des
Lumières. Toutefois il apparaît que cette révolte contre un état de soumission et de
renoncement prend chez notre épistolière la forme d’une affirmation de soi exacerbée. En
effet elle affiche la précocité dont elle a fait preuve à travers trois compléments de temps, « fille
encore » (l. 6) « j’étais bien jeune » (l.21) et « je n’avais pas quinze ans » (l.35), compléments
placés à chaque fois en début de paragraphe et qui comportent, pour les deux premiers, un
adverbe à valeur superlative qui, tout comme la construction de forme négative du troisième,
vise à accentuer le caractère exceptionnel de la manifestation des « talents » (l.35) qui furent
les siens. On remarque d’autre part que son argumentation a pour objet principal de dresser de
sa personne le portrait le plus flatteur. Aussi cette lettre trahit-elle une forme d’égocentrisme,
voire de narcissisme, puisqu’absolument toutes les phrases sont rythmées par l’omniprésence
des pronoms je, me, moi, parfois renforcés quand on trouve les formes « moi seule » (l.27), ou
« moi-même » (l.30). Avec une expression comme « j’ai porté le zèle jusqu’à…» (l.16) la
marquise de Merteuil laisse entendre combien, dans son ambition, elle fut animée par un souci
de perfection. Ce qu’elle veut, donc, c’est se peindre en femme puissante.

En effet ce que ce texte nous donne à lire c’est peut-être aussi l’orgueil démesuré d’une
femme qui revendique une maîtrise absolue de soi et un pouvoir despotique sur les autres.
Son propos n’a rien de la confidence décousue et émue à quoi l’on pourrait s’attendre dans une
lettre à un proche. La structure rigoureuse du texte, qui se compose de paragraphes serrés
exposant avec un grand souci de clarté et de rationalité les étapes d’un contrôle pris dès le plus
jeune âge sur soi et les autres dit, bien la prétention à avoir fait de son art de vivre une science
admirable. Cette vanité, d’ailleurs, ne va-t-elle pas se cacher jusque dans l’apparente modestie
qui lui fait nuancer l’affirmation de son pouvoir à la fin de l’avant-dernier paragraphe avec deux
adverbes modalisateurs dans les expressions « à ne pas me fier entièrement » (l.33) et « m’a
rarement trompée » (l.34) ? On remarquera également qu’un autre aspect qui donne au passage
son caractère impérieux et scientifique et au propos son allure rationnelle et incontestable est
l’absence d’adjectifs qui auraient traduit la subjectivité d’un regard, d’un imaginaire. Les rares
exceptions sont éloquentes : les réflexions sont « profondes », les douleurs « volontaires », le
coup d’œil « pénétrant » : si elle se veut objective la marquise semble cependant bien faire
l’éloge de ses « talents » et de la supériorité de son savoir-faire. Car son histoire est celle d’une
conquête, d’un désir de domination qu’il lui faut assouvir : elle entre en société comme on part
à la guerre, comme le laisse entendre l’expression « munie de ces premières armes » (l.23).
Cette guerre elle la mène une fois « sûre de [ses]gestes » (l.25) : la maîtrise de soi doit conduire
chez elle à la manipulation des autres. Ces autres qui d’ailleurs finissent par ne plus avoir
vraiment d’existence ou d’importance ; toute occupée d’elle-même elle parait réduire ses
congénères à un vague et indéfini « on » pronom récurrent dans le texte pour évoquer la société
où elle évolue. Échappent toutefois à cette déshumanisation les hommes de pouvoir, « les
politiques » (l.36) qu’elle prétend néanmoins surpasser dès ses « quinze ans » dans une vision
hyperbolique du personnage machiavélique qu’elle affirme être devenu. Y échappe également
le destinataire de sa lettre, le vicomte de Valmont à qui elle cherche à donner une leçon : elle
veut lui prouver sa supériorité et ne manque pas de lui rappeler qu’il a su l’admirer, quand elle
évoque « ce regard distrait que depuis vous avez loué si souvent » (l. 13), ou « cette puissance
dont je vous au vu quelquefois si étonné ». « Étonné » ayant ici le sens fort que l’adjectif a en
français classique, à savoir « frappé de stupeur, comme par la foudre ». Madame de Merteuil
semble en effet se croire ce pouvoir-là, celui d’un être supérieur capable d’écraser et d’éblouir
les humains de sa toute-puissance.

Cet extrait de la longue lettre 81 des Liaisons dangereuses révèle au lecteur un personnage
ambigu, à la fois fascinant par la sincérité de sa confession, l’énergie et la volonté ferme qui s’y
expriment mais en même temps inquiétant par la soif de pouvoir et l’orgueil immodéré qu’on
y découvre. Si la marquise de Merteuil avoue quelle force de caractère il fallait à une femme
pour faire voler en éclats le corset que la bonne société et le mariage risquaient trop sûrement
de lui imposer, la comédienne impeccable qu’elle a su devenir pour préserver sa liberté ne s’est-
elle pas laissé griser par le pourvoir qu’elle a acquis ? Tout semble indiquer que le personnage
n’agit plus qu’en despote absolu, uniquement occupé de lui-même et de l’implacable avènement
de sa volonté. De quelle solitude cet aveuglement est-il le symptôme morbide ? Madame de
Merteuil dans son rêve de maîtrise cherche l’admiration et les applaudissements que le secret
de ses dissimulations lui a toujours interdits. S’illusionnant sur le respect et la gloire que son
libertinage devrait lui valoir, elle en oublie la prudence qui devrait l’avertir qu’une telle relation,
cette liaison épistolière qu’elle entretient avec Valmont, n’est pas sans danger. Si la fin du
roman ne la voit pas mourir, à l’instar de son complice, elle sera néanmoins contrainte à l’exil,
déshonorée, ruinée, défigurée. En effet son honneur ne survivra pas au dévoilement de sa
correspondance, et principalement de cette lettre 81.

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