Vous êtes sur la page 1sur 17

A L B E RT C A M U S

L’ÉTRANGER
Sur les révoltes fondatrices
d’Albert Camus contre le mensonge,
l’injustice et la violence

Albert CAMUS, « L’Étranger »[1942], in Œuvres


complètes, t. Ier, Paris, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 2006, pp. 139-213

MARC VERDUSSEN,
Professeur à l’Université de Louvain (U.C.L.)

Recht_en_literatuur_FR_cor2.indd 45 02-10-2007 12:44:54


Recht_en_literatuur_FR_cor2.indd 46 02-10-2007 12:44:54
À travers les révoltes de son héros, L’Étranger abor-
de des thèmes majeurs liés au droit et à l’ordre
juridique. Il dénonce les perversions de la justice. Il
47

interroge la légitimité de la répression légale. Et, en


définitive, il questionne les finalités du pouvoir étati-
que. Il y a plus. Le roman d’Albert Camus rappelle aux
juristes que, derrière la réalité des règles, il y a la vérité
des êtres. Les vérités. Dans leur singularité, ces vérités
méritent de la part de ceux qui manient le droit une
attention soucieuse, voire empathique. Car, le droit
n’est pas une fin en soi. Il ne prend sens que par son
aptitude à répondre, concrètement et effectivement,
aux exigences d’une société juste.

Recht_en_literatuur_FR_cor2.indd 47 02-10-2007 12:44:54


Recht_en_literatuur_FR_cor2.indd 48 02-10-2007 12:44:54
L’ÉTRANGER > ALBERT CAMUS

« Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas ».


Ces mots sont célèbres. Ils forment l’un des incipits les plus illustres de
la littérature française. Ils ouvrent un roman – L’Étranger – qu’Albert
Camus publia en 1942.

Le narrateur de l’histoire et son protagoniste principal se confondent


en la personne de Meursault. D’origine française, il vit à Alger, dans
une Algérie encore colonisée. Un jour, il reçoit un télégramme lui an-
nonçant le décès de sa mère. Il prend un bus jusqu’à l’asile de vieillards
où celle-ci séjournait. Il assiste aux funérailles. Sans verser de larmes, 49
ni manifester d’émotion particulière. On ne décèle chez lui « pas la
moindre bribe de souvenir se rattachant à des impressions d’enfance,
pas l’ombre la plus légère de ces sentiments de confection que sentent
glisser en eux ceux mêmes qui se croient le mieux gardés contre les
émotions conventionnelles »1. Le lendemain, de retour chez lui, il va
voir un film comique et passe la nuit avec Marie. « J’ai pensé, observe
Meursault, que c’était toujours un dimanche de tiré, que maman était
maintenant enterrée, que j’allais reprendre mon travail et que, somme
toute, il n’y avait rien de changé »2. Quelques jours plus tard, Ray-
mond, le voisin de palier de Meursault, l’invite à passer le dimanche
suivant au bord de la mer. Il s’y rend, accompagné de son amie Marie,
dont entre-temps il a accepté la proposition de mariage tout en lui
avouant qu’il ne l’aime « sans doute » pas3. Sur la plage, une alter-
cation éclate avec deux Arabes. Aveuglé par le soleil et assommé par
la chaleur, Meursault, par un enchaînement de circonstances et sans
vraiment le vouloir, tue l’un d’eux, de plusieurs balles de revolver. Que
la mort d’un Arabe causée par un Français d’Algérie « offre une fable à
l’histoire de la colonisation, l’idée s’imposera plus tard », car elle était
«sans doute étrangère aux desseins de Camus »4. Quoi qu’il en soit, ce
meurtre clôt la première partie du roman.

1 N. SARRAUTE, L’ère du soupçon, Paris, Gallimard, 1956, p. 25.


2 « L’Étranger », in Œuvres complètes, t. Ier, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2006, p. 154.
3 Ibid., p. 165.
4 P-L. REY, Camus – L’homme révolté, Paris, La Découverte, Gallimard, 2006, pp. 37-38. Pour une telle
lecture politique de l’ouvrage, voy. C.C. O’BRIEN, Camus, Paris, Seghers, 1970, pp. 18-38.

Droit & Littérature

Recht_en_literatuur_FR_cor2.indd 49 02-10-2007 12:44:54


Meursault est emprisonné. Débute alors la seconde partie. « Chro-
nique d’une mort annoncée »5, elle est construite autour du procès.
Non pas un procès imaginaire et mythique à la Kafka, mais un procès
réel, ancré dans la quotidienneté de la justice. L’accusation repose, pour
l’essentiel, sur l’attitude anticonformiste de Meursault face et suite au
décès de sa mère, créant par là une « dissymétrie entre le crime com-
mis et le crime pour lequel il est condamné »6. Lui sont reprochés une
indifférence émotionnelle et un détachement moral qui, bien qu’appa-
rents, suffisent à le considérer comme dépourvu d’âme humaine. D’où
50 sa dangerosité sociale. « Le vide du cœur tel qu’on le découvre chez cet
homme devient un gouffre où la société peut succomber », dénonce le
procureur7. Meursault n’exprime, par ailleurs, aucun repentir face au
meurtre commis, ni devant ses juges ni devant l’aumônier de la prison.
« Plutôt que du regret véritable, j’éprouvais un certain ennui », con-
fesse-t-il même. Avec une distance qui n’est pas sans rappeler l’attitude
d’un Julien Sorel au moment de son procès9. Meursault n’invoque pas
non plus la légitime défense. Il se tait. Plus exactement, il parle pour
se taire, « pour n’avoir plus à parler »10. En effet, «parler pour se taire,
c’est l’aboutissement, la tactique pour ne pas dévaluer la parole», tandis
que « parler pour parler, c’est se retrancher des choses, c’est accroître
le bruit, entrer dans le monde du paraître, de la perversité et du men-
songe »11. Un homme n’est-il pas «plus un homme par les choses qu’il
tait que par celles qu’il dit», s’interroge Camus12. Meursault se fait ainsi
étranger à la société où il vit et aux êtres qui l’entourent. Il est con-
damné à la peine capitale. Il meurt. Plus exactement, il « naît à la vie
en découvrant la mort »13.

5 F. BAGOT, Albert Camus – L’Étranger, Paris, P.U.F., 1993, p. 16. Sur l’image de la fatalité offerte par
L’Étranger, voy. M. BLANCHOT, Faux pas, Paris, Gallimard, 1975, pp. 248-253.
6 A. VERDE, « Délit, procès et peine dans L’Étranger d’Albert Camus », Déviance et Société, 1995, vol.
19, p. 30.
7 « L’Étranger », op. cit., p. 200.
8 Ibid., p. 181.
9 STENDHAL, Le Rouge et le Noir [1830], Paris, Folio, Gallimard, 2000, p. 599.
10 « L’Étranger », op. cit., p. 142.
11 A. ABBOU, « Le quotidien et le sacré: introduction à une nouvelle lecture de L’Étranger », in Albert
Camus: œuvre fermée, œuvre ouverte ?, Paris, Gallimard, 1985, p. 244.
12 A. CAMUS, « Le Mythe de Sisyphe », in Œuvres complètes, t. Ier, Paris, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 2006, p. 277.
13 R. QUILLIOT, La Mer et les Prisons – Essai sur Albert Camus, Paris, Gallimard, 1970, p. 93.

Recht_en_literatuur_FR_cor2.indd 50 02-10-2007 12:44:54


L’ÉTRANGER > ALBERT CAMUS

Pour reprendre les termes des concepteurs de cet ouvrage collectif


sur le droit et la littérature, y a-t-il un livre que « tout juriste devrait
avoir lu » ? En réalité, cette question en renvoie à une autre : un ju-
riste doit-il lire des livres ? La réponse ne fait aucun doute. Si « par la
littérature, le monde réel se voit doublé d’un monde imaginé, ce n’est
pas seulement aux fins du rêve, ou de l’évasion, ou de la distraction,
mais de la compréhension : le passage par les livres est nécessaire pour
comprendre le monde, soi-même, l’autre, et l’existence »14. Par leurs
livres, les écrivains « nomment le monde en ses états les plus divers afin
de nous permettre d’en comprendre la nature et la substance »15. Or, on 51
attend de tout juriste qu’il situe le droit dans le contexte de la société
dont celui-ci est le produit. Qu’il crée, applique ou étudie le droit, le
juriste est confronté à une exigence de contextualisation qui suppose
une compréhension aussi précise que possible du cadre social de la pro-
duction juridique. C’est là, pour lui, une raison suffisante – quoique
non exclusive – de lire des livres.

Pourquoi Albert Camus ? Tout à la fois romancier, dramaturge, es-


sayiste et journaliste, il fait partie de ces rares écrivains qui ont su con-
juguer avec talent l’art littéraire et l’engagement intellectuel, entendu
au sens d’une capacité éprouvée à « résister à l’air du temps », selon la
définition bien connue que donne Camus de l’intellectuel et que Jean
Daniel a reprise comme sous-titre dans un essai récent sur l’écrivain16.
De toute évidence, nous devons, en ce début de XXIe siècle marqué
par le conformisme, en revenir à cet « écrivain de la modernité »17.

Mais pourquoi L’Étranger ? Contrairement aux apparences – celles


d’«une indifférence fondamentale aux raisons du monde», selon l’ex-
pression de Roland Barthes18 –, Meursault est, dans son innocence et sa
naïveté, un révolté19. Il se révolte contre le mensonge. Il se révolte aussi

14 D. SALLENAVE, Le don des morts – Sur la littérature, Paris, Gallimard, 1991, p. 119.
15 H. NYSSEN, Lira bien qui lira le dernier – Lettre libertine sur la lecture, Bruxelles, Labor, 2004,
p. 86.
16 J. DANIEL, Avec Camus – Comment résister à l’air du temps, Paris, Gallimard, 2006.
17 P. FOREST, « Albert Camus, toujours moderne », Le Monde des Livres, 5 mai 2006, p. 6.
18 R. BARTHES, Œuvres complètes, vol. 1er, Paris, Seuil, 2002, p. 478.
19 Sur l’assimilation entre Meursault et Camus, voy. E.J. HUGHES, The Cambridge Companion to
Camus, Cambridge University Press, 2006, p. 4.

Droit & Littérature

Recht_en_literatuur_FR_cor2.indd 51 02-10-2007 12:44:54


contre l’injustice et la violence. C’est un homme qui dit non. Mais,
en disant non, il « affirme l’existence d’une frontière »20. N’y a-t-il pas
dans toute révolte à la fois un refus et une affirmation ? Les révoltes de
Meursault lui permettent de « s’accrocher à sa propre vie »21. Elles lui
permettent également de donner un sens à celle-ci. Ce sont des révoltes
fondatrices.

De telles révoltes, qui ne ressemblent à aucune autre, devraient inter-


peller tout juriste. Telle est notre conviction, avec la conscience qu’« un
52 grand roman réussi sollicite tous les sens, faux sens, contresens, inter-
prétations » et que « souvent, il échappe même à son créateur »22.

La lecture de L’Étranger doit être mise en perspective avec celle


d’autres écrits d’Albert Camus et, tout spécialement, d’un essai publié
la même année – Le Mythe de Sisyphe –, qui est à maints égards le ver-
sant philosophique du roman. « On ne pense que par images », de telle
sorte que « si tu veux être philosophe, écris des romans », affirmait Ca-
mus en 193623. Car « un roman n’est jamais qu’une philosophie mise
en image », précisait-t-il deux ans plus tard24. Rarement, en effet, un
artiste aura assorti ses essais à ses romans avec autant d’élégance25.

LA RÉVOLTE CONTRE LE MENSONGE

Dans la préface à une édition américaine de L’Étranger26, Albert Ca-


mus résume le roman par cette phrase : « Dans notre société, tout
homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être con-
damné à mort ». Et d’expliquer que Meursault « est condamné parce

20 A. CAMUS, L’Homme révolté, Paris, Collection blanche, Gallimard, 1951, p. 25.


21 R. QUILLIOT, op. cit., p. 109.
22 O. TODD, Albert Camus, une vie, Paris, Gallimard, 1996, p. 411.
23 A. CAMUS, « Carnets 1935-1948 », in Œuvres complètes, t. II, Paris, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 2006, p. 800.
24 A. CAMUS, « La Nausée, par Jean-Paul Sartre », in Œuvres complètes, t. Ier, Paris, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 2006, p. 794.
25 D. STERN, « The Fellowship of Men that Die : the Legacy of Albert Camus », Studies in Law and
Literature, 1998, vol. 10, p. 184.
26 «Préface à l’édition universitaire américaine», in Œuvres complètes, t. Ier, Paris, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 2006, pp. 215-216.

Recht_en_literatuur_FR_cor2.indd 52 02-10-2007 12:44:55


L’ÉTRANGER > ALBERT CAMUS

qu’il ne joue pas le jeu » et « refuse de mentir ». Selon Camus, « mentir


ce n’est pas seulement dire ce qui n’est pas. C’est aussi, c’est surtout
dire plus que ce qui est et, en ce qui concerne le cœur humain, dire
plus qu’on ne sent. C’est ce que nous faisons tous, tous les jours, pour
simplifier la vie. Meursault, contrairement aux apparences, ne veut
pas simplifier la vie. Il dit ce qu’il est, il refuse de masquer ses senti-
ments et aussitôt la société se sent menacée ». En somme, L’Étranger est
« l’histoire d’un homme qui, sans aucune attitude héroïque, accepte de
mourir pour la vérité ». Il se fait « martyr de la vérité »27.
53
Mais de quelle vérité s’agit-il ? L’exigence de vérité qui anime Meur-
sault est une exigence d’authenticité davantage que de réalité. L’idéal
qui l’anime est de sincérité plutôt que d’exactitude : « Au lieu d’essayer
de parvenir à une représentation exacte du monde, l’individu s’efforce
de donner une représentation honnête de lui-même »28. Il refuse le
mensonge parce qu’il entend agir en conformité avec sa vérité pro-
fonde d’être singulier. Dans les Carnets, il est un passage qui préfigure
L’Étranger, où Albert Camus écrit que « l’homme qui ne veut pas se
justifier (...) meurt, seul à garder conscience de sa vérité »29. On y verra
la trace d’une éthique personnelle de l’écrivain qui, dans la lutte contre
le mensonge, privilégie le désir de sincérité à la recherche de l’inacces-
sible vrai. Toute l’œuvre de Camus est une exaltation de la conscience
et de l’acceptation de soi, dont Meursault est l’incarnation romanesque
la plus aboutie.

Ce dernier est confronté à une comédie sociale dans laquelle il refuse


d’entrer. « L’étranger, c’est l’homme en face du monde », a écrit Jean-
Paul Sartre30. Le roman de Camus est, en effet, traversé par une tension
entre le discours existentiel de Meursault et le discours juridique de la
société : « The reason that The Stranger has affected so many readers
throughout the world is that it strikes to the heart of the profound dis-
cord between the existential reality of living, changing individuals and
the constructions which legal and social discourse necessarily make of

27 P-G. CASTEX, Albert Camus et L’Étranger, Paris, Libr. José Corti, 1965, p. 98.
28 H.G. FRANKFURT, De l’art de dire des conneries, Paris, 10/18, 2006, pp. 73-74.
29 A. CAMUS, « Carnets 1935-1948 », op. cit., p. 814.
30 J-P. SARTRE, « Explication de L’Étranger », in Situations I, 5e éd., Paris, Gallimard, 1947, p. 103.

Droit & Littérature

Recht_en_literatuur_FR_cor2.indd 53 02-10-2007 12:44:55


that reality »31. « J’ai eu l’impression qu’il ne me comprenait pas »,
constate Meursault au terme du premier interrogatoire avec le juge
d’instruction32.

Cette tension – que reflète bien la division de l’ouvrage en deux


parties parallèles33 – est au cœur de la dénonciation que fait l’auteur de
l’absurdité du monde. Celle-ci pose le problème du sens de l’existence
humaine. L’absurde naît de la « confrontation entre l’appel humain et
le silence déraisonnable du monde »34. Le monde est absurde parce que
54 la société laisse sans réponse de profondes angoisses existentielles et
génère, par son implacable indifférence, des sentiments de frustration.
Ce faisant, elle contribue à creuser davantage le fossé entre, d’une part,
les aspirations de ses membres vers une existence libre et une destinée
heureuse et, d’autre part, la réalité de leur condition humaine. Com-
ment les êtres humains pourraient-ils ne pas se sentir étrangers dans un
monde aussi détaché de leur désir d’absolu? Un monde où, par ailleurs,
règnent l’injustice et la violence.

LA RÉVOLTE CONTRE L’INJUSTICE

Albert Camus entretient avec la justice un rapport ambivalent, qui


reflète la dualité sémantique du concept. Inlassablement, il entend, se-
lon l’expression de Denis Salas, « penser la justice contre elle-même »,
afin de « la mettre à distance des manipulations et lui rappeler sa vo-
cation »35. La vocation de la justice n’est « point de juger mais d’être
juste »36.

31 M.A. FRESE WITT et E. WITT, « The Stranger Again », in Literature and Law (ed. M.J. MEYER),
Amsterdam/New York, Rodopi, 2004, p. 1.
32 « L’Étranger », op. cit., p. 181.
33 Sur cette symétrie, voy. B.T. FITCH, L’Étranger d’Albert Camus, Paris, Larousse, 1972, pp. 134-135;
J. MACHABEIS, « L’énigme du destin dans L’Étranger de Camus », French Studies in Southern Africa,
2002, vol. 31, pp. 63-64.
34 A. CAMUS, « Le Mythe de Sisyphe », op. cit., p. 238.
35 D. SALAS, Albert Camus – La juste révolte, Paris, Michalon, 2002, p. 10.
36 O. SALAZAR-FERRER, « La fragilité du juste. Droit et révolte chez Albert Camus », Europe, 2002,
n° 876, p. 144.

Recht_en_literatuur_FR_cor2.indd 54 02-10-2007 12:44:55


L’ÉTRANGER > ALBERT CAMUS

Comme incarnation humaine, la justice est une institution en proie


aux passions et aux idéologies37. « On commence par vouloir la justice
et on finit par organiser une police », dit Skouratov dans Les Justes38.
C’est parce que et dans la mesure où un usage perverti de cet instru-
ment de pouvoir conduit à l’oppression que Camus a voulu combattre
l’institution de justice. « La noblesse du métier d’écrivain » n’est-elle
pas « dans la résistance à l’oppression »39 ?

Ainsi, L’Étranger est traversé par une dénonciation de l’iniquité des


juges. Cette dénonciation fait écho à celles que Camus réalisa dans ses 55
chroniques judiciaires. « Un homme est jeté en prison pour un crime
qui n’en serait pas un s’il l’avait commis, ce que, par surcroît, il n’a
pas fait », écrit-il dans l’affaire Hodent40. Par de telles dénonciations,
l’écrivain se révolte contre les innocences bafouées. Il s’insurge contre
les errements de la justice à des fins de stigmatisation, d’exclusion ou
de purification. Il s’élève contre toutes les formes de dévoiement de la
légalité pénale, spécialement lorsqu’elles ont pour but ou pour effet de
criminaliser les récalcitrants, les opposants et les déviants. Si les juges
condamnent Meursault, c’est pour ne pas s’être plié, dans la relation
avec sa mère, à un « axiome affectif fondant une normalité humaine
présumée intransgressible »41. Il a certes perpétré un meurtre, mais ce
passage à l’acte n’est qu’une marque supplémentaire d’un penchant cri-
minel bien plus inquiétant. Il fait ainsi figure de bouc émissaire, dont
le sacrifice va débarrasser la société de ses maux et restaurer l’ordre dans
la communauté42.

La tragédie de Meursault nous autorise-t-elle pour autant – René


Girard en doute – « à mépriser les vrais juges qui officient dans les vrais

37 D. SALAS, op. cit., p. 11.


38 A. CAMUS, Les Justes, Paris, Folio, Gallimard, 1973, p. 107.
39 A. CAMUS, Le Premier homme, Paris, Gallimard, 1994, p. 322.
40 A. CAMUS, « L’affaire Hodent ou les caprices de la justice », in Œuvres complètes, t. Ier, Paris, Biblio-
thèque de la Pléiade, Gallimard, 2006, p. 614.
41 R. DRAI, « Étranger à la justice », in Albert Camus – 16. L’Étranger cinquante après, Paris, Lettres
modernes, 1995, p. 38.
42 M. ARISTODEMOU, Law and Literature – Journeys from Her to Eternity, Oxford University Press,
2000, p. 143.

Droit & Littérature

Recht_en_literatuur_FR_cor2.indd 55 02-10-2007 12:44:55


tribunaux »43 ? Il paraît clair, en tout cas, que Camus n’a pas cherché à
délégitimer les tribunaux et les juges par la mise en œuvre d’une straté-
gie radicale de rupture. Le refus qu’il oppose à l’injustice ne le conduit
pas à priver l’institution judiciaire de tout « capital de confiance »44.

À dire vrai, Camus ne dénonce pas tant « l’arbitraire de la mécani-


que judiciaire » que « la prétention de juger »45. Cette prétention – ce
« droit de juger les autres »46 – n’est pas le propre des juges. Elle est
inhérente à une société qui guette, blâme et condamne. Dans une telle
56 société, « on est toujours un peu fautif », dit Meursault47.

Par ailleurs, au-delà des juges, c’est le droit tout entier, et partant,
l’État, que Camus met en accusation. Car lorsque les juges réalisent le
mal, c’est souvent parce que la loi les y autorise. Alors que Meursault
a enfreint une norme pénale, il est condamné pour avoir méconnu des
normes morales, ce dont témoignent à la fois le déroulement du rituel
judiciaire, le comportement des acteurs du procès et la gravité de la
peine infligée. Camus dénonce cette contamination du droit par la
morale, cette « confusion entre les ordres normatifs »48. Ce qui intéresse
l’écrivain, ce n’est donc pas tant le droit comme tel que l’idée que, dans
son énonciation ou son application, le droit « symbolise l’ensemble des
valeurs conventionnelles du monde civilisé »49.

LA RÉVOLTE CONTRE LA VIOLENCE

Albert Camus a vécu suffisamment de près les exactions commises


sous le régime de Vichy et la répression qui a suivi à la Libération pour
se rendre compte que l’oppression de la justice est d’autant plus insup-

43 R. GIRARD, « Pour un nouveau procès de L’Étranger », in Albert Camus – 1. Autour de L’Étranger,


Paris, Lettres modernes, 1968, p. 23.
44 D. SALAS, op. cit., p. 20.
45 R. QUILLIOT, op. cit., p. 101.
46 A. CAMUS, La Chute, Paris, Collection blanche, Gallimard, 1956, p. 149.
47 « L’Étranger », op. cit., p. 152.
48 A. RUBINLICHT-PROUX, « L’Étranger et le positivisme juridique », in Albert Camus – 17. Toujours
autour de L’Étranger, Paris, Lettres modernes, 1996, p. 50.
49 R.A. POSNER, Droit et littérature, Paris, P.U.F., 1996, p. 106.

Recht_en_literatuur_FR_cor2.indd 56 02-10-2007 12:44:55


L’ÉTRANGER > ALBERT CAMUS

portable lorsqu’elle est conjuguée à une violence légale. Cette violence,


Camus la combat. Il « la rend vide », écrit Italo Calvino50, ce qui est
une manière de dire qu’il « dénonce moins la violence que sa justifica-
tion théorique »51.

La révolte de Camus contre la violence le conduit immanquable-


ment à une hostilité intransigeante envers la peine de mort, archétype
du mal absolu. Dans L’Étranger, Meursault, du fond de sa cellule, se
souvient d’une histoire que lui racontait sa mère à propos de son père.
Ce dernier avait assisté à l’exécution d’un assassin et il en était revenu 57
dégoûté52. En réalité, ce souvenir renvoie à une anecdote similaire
vécue par le père de Camus lui-même53. Denis Salas voit dans cette
anecdote l’expérience fondatrice du combat abolitionniste de l’écri-
vain, « point géométrique où l’homme et l’œuvre se rejoignent, tant la
conviction de Camus est marquée au sceau d’une certitude originaire,
inébranlable »54.

Ce combat trouve son aboutissement théorique dans les Réflexions


sur la guillotine, publiées en 1957. Les arguments qui y sont dévelop-
pés sont en étroite liaison avec les idées d’autres abolitionnistes, tels
Arthur Koestler, bien sûr, mais aussi Victor Hugo, dont Le Dernier
jour d’un condamné a manifestement inspiré Camus55. Tout d’abord,
il n’est pas démontré, ni démontrable, que la peine de mort est un
châtiment exemplaire. D’ailleurs, note Camus, « la société ne croit pas
elle-même à l’exemplarité dont elle parle »56. Ensuite, par la peine de
mort, la société ne punit pas, mais se venge. Or, « le talion est de l’ordre
de la nature et de l’instinct » et non « de l’ordre de la loi »57. Enfin, la
peine de mort élimine irrémédiablement. L’on sait pourtant que, par-

50 I. CALVINO, Défis aux labyrinthes: textes et lectures critiques, t. II, Paris, Seuil, 2003, p. 322.
51 D. SALAS, op. cit., p. 50.
52 « L’Étranger », op. cit., p. 205.
53 A. CAMUS, Le Premier homme, op. cit., pp. 79-81.
54 D. SALAS, op. cit., p. 33.
55 P-F. SMETS, Le combat pour l’abolition de la peine de mort – Hugo, Koestler, Camus et d’autres, Bruxel-
les, Académie royale de Belgique, Classe des Lettres, 2003, pp. 60-61.
56 A. CAMUS, « Réflexions sur la guillotine », in Réflexions sur la peine capitale (avec A. KOESTLER),
Paris, Folio, Gallimard, 2002, p. 147.
57 Ibid., p. 165.

Droit & Littérature

Recht_en_literatuur_FR_cor2.indd 57 02-10-2007 12:44:55


fois, « un jour vient où le coupable, trop vite exécuté, n’apparaît plus si
noir »58. Et puis, « arrêter qu’un homme doit être frappé du châtiment
définitif revient à décider que cet homme n’a plus aucune chance de
réparer »59. Cependant, ce qui domine par-dessus tout dans la détermi-
nation de Camus, c’est – à l’instar d’un Leonardo Sciascia, par exem-
ple60 – son obsession pour le respect de la personne humaine et de sa
dignité. L’impérativité de ce respect rend inéluctable l’éradication de la
peine capitale. En la supprimant, l’on proclame sans équivoque « que
la société et l’État ne sont pas des valeurs absolues »61. Car, au-dessus,
58 il y a la personne humaine.

DES RÉVOLTES FONDATRICES

Albert Camus n’est pas un philosophe nihiliste. S’il s’élève contre les
préjugés de la société dominante, c’est en se gardant de sombrer dans
un nihilisme moral qu’il veut dépasser62. N’a-t-il pas choisi « les voies
de la raison raisonnable contre la raison raisonnante » et préféré « une
politique de l’entendement à une fuite en avant dans l’utopie »63 ?

En réalité, le dévoilement de l’absurde est l’étape obligée d’une prise


de conscience individuelle et d’un engagement créateur. Le révolté
n’est pas un désespéré. Sa révolte est fondatrice. C’est la révolte de
Meursault contre le mensonge qui permet à ce dernier de « transfor-
mer sa vie en destin, et en destin accepté »64. C’est la révolte de Camus
contre l’injustice et la violence qui lui permet de revendiquer un droit
respectueux de l’individu et une société plus juste et plus solidaire.
« Je me révolte, donc nous sommes »65. Et Camus d’évoquer, au terme
de son Discours de Suède, les actions et les œuvres de ces millions de

58 Ibid., pp. 181-182.


59 Ibid., p. 186.
60 M. VERDUSSEN, « Leonardo Sciascia, la pena di morte e la Costituzione », in La morte come pena
in Leonardo Sciascia, Milan, La Vita Felice, 1997, p. 119.
61 A. CAMUS, « Réflexions sur la guillotine », op. cit., p. 193.
62 O. SALAZAR-FERRER, op. cit., p. 135.
63 M. WINOCK, Le siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1997, p. 409.
64 J. LEVY-VALENSI, « Unité et diversité du roman camusien », in Albert Camus (dir. P-F. SMETS),
Bruxelles, Bruylant, 1985, p. 108.
65 A. CAMUS, L’Homme révolté, op. cit., p. 36.

Recht_en_literatuur_FR_cor2.indd 58 02-10-2007 12:44:56


L’ÉTRANGER > ALBERT CAMUS

solitaires qui, chaque jour, s’attachent à « faire resplendir fugitivement


la vérité toujours menacée que chacun, sur ses souffrances et sur ses
joies, élève pour tous »66.


Dans un brillant essai sur le droit et la littérature, François Ost opère
une distinction entre trois formes d’articulation entre l’un et l’autre : le 59
droit de la littérature (qui étudie la manière dont le droit règle l’écriture
littéraire), le droit comme littérature (qui applique au droit les métho-
des de l’analyse littéraire) et le droit dans la littérature (qui se penche
sur le traitement par la littérature de questions relatives au droit)67.

À bien des égards, L’Étranger d’Albert Camus se rattache à cette troi-


sième combinaison. Il aborde, en effet, des thèmes majeurs liés au droit
et à l’ordre juridique. Il dénonce les perversions de la justice. Il inter-
roge la légitimité de la répression légale. Et, en définitive, il questionne
les finalités du pouvoir étatique.

Cependant, L’Étranger recèle aussi d’autres richesses pour les juristes.


Il leur rappelle que, derrière la réalité des règles, il y a la vérité des êtres.
Les vérités. Dans leur singularité, ces vérités méritent de la part de ceux
qui « font » le droit – le créent, l’appliquent ou l’étudient – une atten-
tion soucieuse, voire empathique. Une « éthique de la sollicitude »,
selon l’expression de Paul Martens68. Car le droit n’est pas une fin en
soi. Il ne prend sens que par son aptitude à répondre, concrètement et
effectivement, aux exigences d’une société juste.

Camus ne se contente pas, en effet, de révéler les perversions de la


justice. Il s’attache aussi à en dévoiler les ambitions. Ainsi, « après le
refus des abus de l’institution vient le consentement à ses médiations
imparfaites »69. Comme vertu morale, la justice est un idéal « qui doit

66 A. CAMUS, Discours de Suède, Paris, Folio, Gallimard, 1997, p. 67.


67 F. OST, Raconter la loi – Aux sources de l’imaginaire juridique, Paris, Odile Jacob, 2004, pp. 40-47.
68 P. MARTENS, Le droit peut-il se passer de Dieu?, Presses universitaires de Namur, 2007, p. 151.
69 D. SALAS, op. cit., p. 118.

Droit & Littérature

Recht_en_literatuur_FR_cor2.indd 59 02-10-2007 12:44:56


guider l’action politique et bâtir une cité juste »70. Camus a voulu dé-
fendre l’idéal de justice, conscient qu’il était de sa capacité à fonder
– ou refonder – la société sur des rapports équitables et harmonieux
entre ses membres. Voilà pourquoi L’Étranger ne saurait suffire à com-
prendre – dans tous les sens du terme – la vision de son auteur sur la
justice. La disqualification de la justice que ce roman opère trouve tout
son sens dans la requalification entreprise dans d’autres écrits.

En conclusion, les rapports entre le droit et la littérature peuvent être


60 envisagés sous une quatrième perspective : le droit par la littérature.
Les œuvres littéraires contribuent « à la formulation et à l’élucidation
des principales questions relatives à la justice, à la loi et au pouvoir »71
– c’est le propre de la troisième perspective évoquée ci-dessus –, mais,
plus globalement, elles permettent de mieux comprendre le cadre so-
cial de la production juridique et, plus particulièrement encore, les
représentations de la nature humaine et les configurations des rapports
entre les êtres humains, dont l’intelligence est indispensable à la pensée
juridique et à la production du droit. C’est l’idée, si bien défendue par
Tzvetan Todorov, qu’il n’est pas de « meilleure introduction à la com-
préhension des conduites et des passions humaines qu’une immersion
dans l’œuvre des grands écrivains qui s’emploient à cette tâche depuis
des millénaires »72.

70 Ibid., p. 11.
71 Ibid., p. 45.
72 T. TODOROV, La littérature en péril, Paris, Flammarion, 2007, p. 89.

Recht_en_literatuur_FR_cor2.indd 60 02-10-2007 12:44:56


L’ÉTRANGER > ALBERT CAMUS

ÉCRITS D’ALBERT CAMUS CITÉS DANS L’ÉTUDE

• « La Nausée, par Jean-Paul Sartre » [1938], in Œuvres complètes, t. Ier,


Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2006, pp. 794-796.
• « L’affaire Hodent ou les caprices de la justice » [1939], in Ibid., pp.
611-614.
• « L’Étranger » [1942], in Ibid., pp. 139-213 ; « Préface à l’édition
universitaire américaine » [1962], in Ibid., pp. 215-216.
• « Le Mythe de Sisyphe » [1942], in Ibid., pp. 217-304.
• « Carnets 1935-1948 » [1962, posthume], in Œuvres complètes, t. II, 61
Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2006, pp. 793-1125.
• Les Justes [1950], Paris, Folio, Gallimard, 1973, 152 pp.
• L’Homme révolté [1951], Paris, Collection blanche, Gallimard, 1951,
382 pp.
• La Chute [1956], Paris, Collection blanche, Gallimard, 1956, 160
pp.
• « Réflexions sur la guillotine » [1957], in Réflexions sur la peine capitale
(avec A. KOESTLER), Paris, Folio, Gallimard, 2002, pp. 141-198.
• Discours de Suède [1957], Paris, Folio, Gallimard, 1997, 87 pp.
• Le Premier homme [1994, posthume], Paris, Gallimard, 1994, 334 pp.

Droit & Littérature

Recht_en_literatuur_FR_cor2.indd 61 02-10-2007 12:44:56

Vous aimerez peut-être aussi