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Séquence 1 Le roman et le récit du Moyen-Âge au 21e s.

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Lecture linéaire n°2 :


Les « principes » de la marquise de Merteuil
Pierre CHODERLOS DE LACLOS, Les liaisons dangereuses, Lettre 81

Introduction
• Situation : Les liaisons dangereuses sont un roman épistolaire1 du 18e s. Les personnages principaux, le vicomte de
Valmont et la marquise de Merteuil sont tous deux des libertins2, s’amusant à multiplier les conquêtes par défi. Cette
lettre de la marquise adressée au comte se trouve environ à la moitié du roman, alors que Valmont s’emploie à
séduire Mme de Tourvel, une jeune femme très pieuse.
• Définition : Cet extrait est un autoportrait moral de la marquise de Merteuil : aucun élément physique n’est
présenté. En revanche, elle revendique certains « principes » qu’elle affirme respecter scrupuleusement.
• Structure : Le premier paragraphe du texte (l. 1-4) évoque d’abord les règles qu’elle refuse, pour évoquer ensuite,
dans les trois paragraphes suivants, par un retour en arrière sur sa formation (l. 5-21), les principes qu’elle s’est fixée.
Car si elle rejette les règles de la société, elle s’est donnée elle-même sa propre ligne de conduite.
• Problématique : Comment, à travers cet autoportrait, la marquise de Merteuil revendique son indépendance et
son pouvoir ?
• Plan : Si cet autoportrait moral évoque d’abord, par la négative, les principes que refuse de suivre la marquise (§1,
l. 1-4), les trois paragraphes suivants détaillent la constitution progressive de ses propres principes (§2-4, l. 5-21).

Partie 1 : Le rejet des règles extérieures (l. 1-4)

4. Une interpellation et une digression

- Le texte s’ouvre sur une question rhétorique adressée au comte (« Quand m’avez-vous vue m’écarter des règles que
je me suis prescrites et manquer à mes principes ? », l. 1), visant à mettre en avant la fermeté de ses convictions, sur
lesquelles elle insiste au moyen d’un parallélisme.
- Le terme « principes » (l. 1) engendre tout le reste du texte : pour montrer que ce terme à la forte connotation morale
n’est pas, dans sa bouche, une provocation, mais bien une réelle revendication (« je dis mes principes, et je le dis à
dessein » [l. 1-2]), la marquise détaille ce que sont ses principes. Ce passage se construit donc comme une digression
par rapport au propos principal de la lettre.

5. Le refus des règles venues des autres

Ce passage vise donc à définir ces principes. La définition est d’abord négative (= la marquise décrit ce que ne sont pas
ses principes) : elle affirme, dans un rythme ternaire, que ses principes « ne sont pas… donnés au hasard, reçus sans
examen et suivis par habitude », ce qui insiste fortement sur le manque de réflexion des « autres femmes » (l. 2) et, par
conséquent, sur les « profondes réflexions » (l. 3) qui l’ont menée à ses propres principes.

1 Roman épistolaire (du latin epistula : la lettre) : roman dont l'action se développe dans une correspondance échangée par les personnages.
2 Le libertinage, au 17e et au 18e s., renvoie à un courant philosophique. Libertinus en latin veut dire « affranchi de l’esclavage ». Les
libertins revendiquent alors une liberté, notamment à l’égard de la religion et de ses règles. Parmi les figures de ce mouvement, on peut
citer le personnage fictif de Dom Juan, qui, en épousant des femmes puis en les abandonnant, brise le sacrement du mariage (cf. Dom
Juan de Molière [1665]). L’écrivain Savinien de Cyrano de Bergerac (1619-1655), à la grande liberté de tons dans ses écrits (Les États et
Empire de la Lune et du Soleil critiquent les positions de l’Église) est aussi un libertin célèbre. Il inspira le personnage de Cyrano de Bergerac
au théâtre (Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, 1898) précisément pour cette liberté de parole.
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6. L’affirmation de soi

- Ce rejet des « autres femmes » est au service d’une forte affirmation de soi. En effet, les marques de la première
personne sont omniprésentes : les « règles que je me suis prescrites », « mes principes » (l. 1), « mes profondes
réflexions », « je les ai créés » (l. 3), « je suis mon ouvrage » (l. 4).
- Cette dernière expression est une véritable revendication d’indépendance : la marquise affirme se définir comme un
être à part qui s’est construit toute seule.
- Les deux dernières propositions de la phrase (« …je les ai créées, et je puis dire que je suis mon ouvrage » (l. 3-4)
rassemblent deux moments : le moment de la création des principes (dans un temps antérieur) et le résultat de cette
création (dans le présent). C’est sur ce premier moment que la marquise va maintenant revenir pour détailler
positivement (= en disant ce que sont) ses principes.

Partie 2 : La constitution de ses propres principes (l. 5-21)

1. Premier moment : un temps d’observation et de réflexion (§2, l. 5-7)

- Mention d’un retour en arrière, à un moment où elle était « fille encore » et qu’elle est « entrée dans le monde »
(comprendre : le monde adulte, le monde des relations sociales, après l’enfance).
- La marquise retourne à son avantage sa jeunesse : les contraintes de son âge et de sa condition, « le silence » et
« l’inaction », sont contrebalancées par l’idée d’« observer » et de « réfléchir ». On passe d’ailleurs d’un nom à un
verbe, montrant la mise en action du personnage.
- Opposition entre l’image qu’elle renvoie aux autres et la réalité, soulignée par la proposition subordonnée
circonstancielle d’opposition (« tandis qu’on me croyait étourdie et distraite… » [l. 6]). Ces deux adjectifs, d’ailleurs
antithétiques des verbes « observer » et « réfléchir », créent un contraste renforçant cette opposition.
- Grâce à cette observation, la marquise devient habile à discerner les faux-semblants : elle parvient « avec soin » à
accéder à ce qu’on cherche à lui « cacher » (l. 7).

2. Deuxième moment : le temps de la dissimulation (§3, l. 8-15)

- Le terme « cacher » (l. 7) fait transition avec le paragraphe suivant, donc l’idée principale est « dissimuler » (l. 8). Or,
au contraire de « cacher » qui est neutre, « dissimuler » est connoté péjorativement1. Pourtant, la marquise le
revendique : c’est une manière d’affirmer sa liberté de ton, car elle n’hésite pas à faire sien un terme qui serait
facilement rejeté par d’autres.
- La marquise met au point une véritable stratégie de duplicité afin de cacher ses propres sentiments aux autres. Cette
duplicité est mise en valeur par le jeu des antithèses (« chagrin » / « joie », « douleurs » / « plaisir », l. 11-13).
- Cette stratégie nécessite de nombreux efforts, visibles au travers des expressions « je tâchais de… » (l. 10-11), « je
m’étudiais à… » (l. 11-12), « j’ai porté le zèle à… » et « je me suis travaillée2 à… » (l. 12).
- Mais cette stratégie amène un « premier succès » (l. 10) et lui donne la capacité à discerner ce qui est caché chez les
autres et à cacher aux autres ce qu’elle pense. Cela lui donne un véritable pouvoir, qu’elle qualifie de
« puissance » (l. 14), terme très fort et qui met en valeur sa réussite, qui est d’ailleurs soulignée dans le fait que cette
puissance peut « [étonner] » (l. 15).

1 Dans les textes historiques de l’Antiquité, la dissimulatio (en latin) est associée aux mauvais empereurs et aux tyrans, dont on ne sait
jamais ce qu’ils pensent ou ce qu’ils préparent. Le terme de « dissimulation » apparaît aussi dans La Princesse de Clèves, associé à la reine
(p. 14 : « il semblait qu’elle souffrît sans peine l’attachement du roi pour la duchesse de Valentinois, et elle n’en témoignait aucune
jalousie ; mais elle avait une si profonde dissimulation qu’il était difficile de juger de ses sentiments ; et la politique l’obligeait d’approcher
cette duchesse de sa personne, afin d’en approcher aussi le roi. »).
2 Le terme français « travail » provient du terme latin tripallium qui désignait un instrument de torture (on parle d’ailleurs du « travail »

pour parler de l’accouchement d’une femme). Ce terme met considérablement l’accent sur l’idée d’effort et de souffrance.
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3. Troisième moment : la pleine maîtrise de son pouvoir (§4, l. 16-21)

- La réussite de la marquise est mise en relief aussi au travers de l’idée de la rapidité de cet apprentissage autodidacte,
car l’expression « j’étais bien jeune encore » (l. 16) répond à l’expression « fille encore » (l. 5).
- Sa capacité à dissimuler et à feindre, qualifiée tout à l’heure de « puissance » (l. 15) est maintenant vue au travers
d’une métaphore comme des « armes » (l. 17) : les termes, de plus en plus agressifs, traduit la conception de la
marquise, qui décrit son parcours comme le récit d’un combat pour l’indépendance.
- Cette capacité s’affine : la marquise se montre désormais « sûre de [ses] gestes » et ne se contente plus de s’adapter
« suivant les circonstances » (l. 19), car elle affirme « [s’amuser] » (l. 18) et agir « selon [ses] fantaisies » (l. 19).
- Lorsqu’elle dit : « …je ne montrai plus que celle [ma façon de penser] qu’il m’était utile de laisser voir » (l. 20-21), la
marquise met en scène la maîtrise de son pouvoir, car elle se montre ici parfaitement maîtresse du jeu et en totale
supériorité par rapport aux autres.

Conclusion
Dans cet autoportrait moral, la marquise de Merteuil définit avec minutie les principes qu’elle rejette et la manière avec
laquelle elle a progressivement constitué par elle-même ses propres principes. En insistant sur ses efforts et en mettant en
valeur la réussite de son apprentissage autodidacte, elle met en scène l’étendue de son pouvoir sur les autres et se met en
scène elle-même. Cet autoportrait, en définitive, vise à impressionner son correspondant et s’inscrit en pleine adéquation
avec la nature libre et manipulatrice du personnage.

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