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CHODERLOS DE LACLOS

LES LIAISONS DANGEREUSES


LETTRE LXXXI

Rien ne semblait destiner l'officier d'artillerie Choderlos de Laclos (1741-1803) à la littérature, ni


son roman, Les Liaisons dangereuses, paru en 1782, à un tel succès de scandale. Sa formation
lui assura une solide culture scientifique et technique ; son expérience, de garnison en garnison,
lui permit de côtoyer le libertinage aristocratique plus que de le pratiquer lui-même. Il offre
pourtant à l'Ancien Régime finissant l'image la plus cruelle de la crise des valeurs, et à la
tradition littéraire du roman libertin un chef-d'œuvre qui semble en épuiser la veine.

Le sous-titre complet du roman, Lettres recueillies dans une société et publiées pour
l'instruction de quelques autres, indique la forme adoptée : le roman épistolaire, illustré
par Richardson et Rousseau et devenu la forme romanesque dominante dans l'Europe des
Lumières. L'épigraphe, « J'ai vu les mœurs de mon temps, et j'ai publié ces lettres »,
est empruntée quant à elle à la Préface de La Nouvelle Héloïse (1761) de Rousseau. C'est
en disciple de Jean-Jacques Rousseau que Laclos entreprend de critiquer les mœurs
dépravées de la noblesse de cour pour laquelle la morale religieuse est devenue
conformisme et formalisme, tandis que quelques libertins, qui se proclament « roués », c'est-à-
dire dignes du supplice de la roue, bafouent l'amour et le mariage. Les « liaisons dangereuses »
désignent les mauvaises fréquentations qui menacent les jeunes gens, et les lettres imprudentes
qui tombent entre les mains de séducteurs et deviennent des armes contre leurs auteurs. Le
texte est si bien agencé en machine infernale qu'il finit par apparaître comme une peinture
complaisante des conduites de séduction. Les Liaisons dangereuses ont pu être lues comme une
apologie de cette maîtrise du mensonge qu'est le libertinage, qui mime le langage de l'amour et
tend à contrôler les aveux et les déclarations de chacun. Le romancier et son lecteur risquent
alors de devenir les complices objectifs des roués. Les Liaisons dangereuses peuvent donc
aussi apparaître comme l'exacte antithèse de La Nouvelle Héloïse.

Remarques générales

➤ Rappelons que la marquise de Merteuil est certes une libertine (qui se fait passer pourtant
pour une femme tout à fait respectable) mais une libertine blessée et orgueilleuse. C’est bien
avant tout une histoire de vengeance que nous content Les Liaisons dangereuses. Cécile
Volanges, qui vient de quitter son couvent pour être mariée au comte de Gercourt, raconte à son
amie ses premières expériences mondaines et amoureuses : elle s'éprend de son maître de
musique, Danceny. La marquise de Merteuil, entend se venger de Gercourt qui lui a été autrefois
infidèle, et convainc son complice en libertinage, le vicomte de Valmont, de séduire et de
déflorer la jeune Cécile pour ridiculiser son futur époux.

>>> Le roman Les Liaisons dangereuses se compose de 175 lettres regroupées en quatre
parties. La lettre LXXXI se situe donc à peu près au milieu de celui-ci (seconde partie: Valmont
est en pleine «campagne de séduction» auprès de Mme de Tourvel).
Notre extrait se compose de cinq paragraphes:
- Premier paragraphe: introduction à l’histoire (la sienne) de la marquise de Merteuil.
- Deuxième paragraphe: le travail sur les expressions du visage.
- Troisième paragraphe: cacher ses pensées et sentiments.
- Quatrième paragraphe: étude des différentes physionomies.
- Cinquième paragraphe: conclusion.
Ainsi, cet extrait forme un tout cohérent qui retrace « l’histoire d’une naissance », comme
en témoignent les premiers mots de la lettre: «Entrée dans le monde», celle d’une libertine.

Lecture analytique

➤ Très jeune, comme en témoigne l’expression «fille encore» (ici le terme «fille» signifie une
jeune fille nubile et vierge), la marquise de Merteuil comprend qu’elle vit dans une société
corrompue qui cherche à tout « cacher » (l. 4). Dès son plus jeune âge, elle semble d’ailleurs
douée pour feindre: « Tandis qu’on me croyait...» (l. 2)
Un premier champ lexical est ici à relever, celui de « la formation, de l’apprentissage »:
«observer, réfléchir (l. 2); curiosité, m’instruire, m’apprit» (l. 5); m’étudiais (l. 9); me suis
travaillée (l. 11); j’observais (l. 18) et «l’expérience» (l. 22). Nous pouvons noter dans un
premier temps, la forte présence du «je» qui nous apprend ainsi que cette lettre est un
autoportrait. Ce champ lexical nous montre aussi une Merteuil qui apparaît en quelque sorte
comme une ‘ d’autodidacte ’ de l’hypocrisie : seule, elle a étudié, observé, analysé, ... pour
comprendre et créer son personnage. Enfin, ce champ nous apprend que la marquise est une
femme particulièrement intelligente.

➤ Nous sommes en présence en effet ici d’une véritable hypocrite dans son sens étymologique
(du grec hupokritês qui signifie « jeu de l’acteur, faux-semblant, défaut qui consiste à
affecter des sentiments ou opinions que l’on n’a pas »), comme en témoigne le second
champ lexical qui domine cet extrait: «dissimuler, cacher, guider, prendre à volonté, régler,
prendre l’air, me suis travaillée, j’ai su prendre, armes, à me montrer, je réglais, mes fantaisies,
je ne montrai, travail, les talents, science». Ce champ lexical prouve bien que la marquise de
Merteuil est totalement dans la dissimulation, dans la ‘ peau de quelqu’un d’autre ’, dans la
‘ fabrication ’ d’une image, de sentiments.
Et ce travail de comédienne passe avant tout par un travail sur le jeu des regards, de
l’expression et de la gestuelle : « aux yeux », « ce regard », « mouvements de ma figure »,
« l’expression », « sur ma physionomie », « formes différentes », « sûre de mes gestes »,
« laisser voir », « sur l’expression des figures », « le caractère des physionomies », « ce coup
d’oeil ».

➤ Cet autoportrait est aussi l’histoire d’une femme vouée à la soumission, de par sa condition,
qui va pourtant se «révolter» pour devenir une femme indépendante. Notons à cet effet,
l’opposition du premier paragraphe avec le troisième: « vouée par un état au silence »,
« inaction » (l. 1,2) ≠ « je n’avais à moi que ma pensée ; m’indignais ; me la ravir; me la
surprendre contre ma volonté (l. 15,16); « ma façon de penser fut pour moi seule » (l. 20). La
marquise entend non seulement être une femme qui se maîtrise mais surtout une femme
qui maîtrise. Elle refuse que l’on connaisse ses pensées, son coeur est inaccessible, telle une
forteresse, comme en témoigne l’expression « de ne plus me laisser pénétrer » (l. 18).
Cette inaccessibilité à ses sentiments est très bien rendue aussi par une autre opposition que
l’on trouve au deuxième paragraphe: « chagrin » ≠ « joie »; « douleurs » ≠ « plaisir ».
Oppositions qui montrent que toutes ses expressions sont fausses et totalement fabriquées.
Dévoiler ses sentiments est un signe de faiblesse que la marquise exècre au plus haut point.

➤ Mais, la marquise est une femme qui a pourtant une faiblesse, sa vanité et son
égocentrisme (ce qui la perdra !). La profusion de marques de première personne
(environ 50 occurrences : pronoms personnels sujets, objets, réfléchis, adjectifs possessifs,
pronom possessif, forme pronominale réfléchie), est à ce titre plus que révélatrice: cette femme
est douée et elle le sait ! Elle n’hésite pas d’ailleurs à le dire à Valmont et elle use de termes
plus que mélioratifs (renforcés par l’emploi de l’adverbe d’intensité «si») pour décrire ses
qualités de dissimulatrice: «…que depuis vous avez loué si souvent » (l. 8); « succès » (l. 8);
« cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné » (l. 14); « sûre de mes gestes » (l.
18); « m’a rarement trompée » (l.24); « talents » (l. 26). À noter que cette ‘ autocélébration ’
est des plus curieuses puisque Merteuil se vante non pas de qualités mais de défauts (pour
le commun des mortels). Pour la marquise, il est donc vital que le paraître l’emporte sur
l’être. Elle n’hésite pas non plus, dans le dernier paragraphe, à comparer sa duplicité avec celle
des hommes politiques (à noter ici l’ironie de Laclos). Mais, cette comparaison lui en permet
une autre, celle du pouvoir : celui qu’elle a sur elle-même (prendre n’importe quel
« visage ») et par le fait celui qu’elle a sur les autres !

➤ En conclusion, nous pouvons dire que ce n’est pas tant l’amour du libertinage qui a poussé
Merteuil à prendre un masque mais bien plus celui d’une révolte contre le sexe fort qui veut
en faire une femme soumise.
Choderlos de Laclos critique ici la société aristocratique, société de dissimulation, qui
oblige l’individu à dissocier «être» et «paraître». La société aristocratique semble
irréversiblement corrompue et fausse, la perspective d'un sentiment authentique reste
hypothétique et floue.
>>> Roger Vailland voit dans Les Liaisons dangereuses « une bombe destinée à servir d’arme à
la bourgeoisie, classe montante, contre l’aristocratie, classe privilégiée ». La correspondance de
Laclos montre sans doute que l’écrivain, issu de la petite noblesse, pauvre et vertueux,
méprisait l’aristocratie, obstacle à son avancement dans l’armée et symbole d’un amoralisme
contraire à son idéal.
>>> La Préface traduit la conviction d’un auteur convaincu de l’utilité morale de son œuvre :
« C’est rendre un service aux mœurs, que de dévoiler les moyens qu’emploient ceux
qui en ont de mauvaises pour corrompre ceux qui en ont de bonnes, et je crois que ces
Lettres pourront concourir efficacement à ce but. »
>>> Cette perspective aboutit à voir dans le roman une authentique tragédie et à considérer
Laclos comme le plus pur continuateur de Racine. Giraudoux la fait sienne et insiste sur le
couple des héros du mal : « Du fait qu’ils sont deux, du fait qu’il y a deux Néron dans ce
Britannicus, deux Don Juan dans ce Don Juan, ils mènent à leur déchaînement fatal et à leur
vrai et véritable aboutissement toutes les passions auxquelles les plus grands drames n’ont
donné que des conclusions unilatérales et bourgeoises. » Et Malraux, analysant chez les deux
héros l’union entre la volonté de puissance et le désir sensuel, insiste sur leur désir constant
d’affirmer leur liberté en imposant leur loi aux autres.

PROBLÉMATIQUE

☛ DANS QUELLE MESURE, PEUT-ON DIRE QUE CET AUTOPORTRAIT EST UNE CRITIQUE ACERBE DE LA
SOCIÉTÉ ARISTOCRATIQUE DU XVIIIe SIÈCLE?

☛ DANS QUELLE MESURE, PEUT-ON DIRE QUE LE LIBERTIN JOUE UN RÔLE SUR LA SCÈNE QU’EST LA
SOCIÉTÉ ARISTOCRATIQUE DU XVIIIe SIÈCLE?

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