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Du même auteur aux Puf

La société de transparence, 2017.


Amusez-vous bien ! Du bon divertissement, 2019.
L’expulsion de l’autre, 2020.
Thanatocapitalisme. Essais et entretiens, 2021.
La société palliative. La douleur aujourd’hui, 2022.
Titre original :
Infokratie : Digitalisierung und die Krise der Demokratie
© MSB Matthes & Seitz Berlin Verlagsgesellschaft mbH, Berlin, 2021.
Tous droits réservés.

ISBN 978-2-13-083790-9

Dépôt légal – 1re édition : 2023, septembre


© Presses Universitaires de France / Humensis, 2023,
pour la traduction française
170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Régime de l’information

Nous donnons le nom de régime de l’information à cette forme de


pouvoir dans laquelle des informations et leur traitement par les algorithmes
et l’Intelligence artificielle déterminent de manière décisive des processus
sociaux, économiques et politiques. Contrairement au régime disciplinaire,
ce ne sont pas des corps et des énergies qu’on exploite, mais des
informations et des données. Ce qui est décisif, au regard du gain de
pouvoir, ce n’est plus désormais la détention de moyens de production,
mais l’accès à des informations utilisées pour la surveillance
psychopolitique, la manipulation des comportements et le pronostic sur ce
qu’ils pourront être. Le régime de l’information est couplé au capitalisme
de l’information, qui se développe pour devenir un capitalisme de la
surveillance et dégrade les personnes au rang de bétail à données et à
consommation.
Le régime disciplinaire est la forme de domination du capitalisme
industriel. Il prend lui-même une forme mécanique. Chacun est une petite
roue dans la machinerie disciplinaire du pouvoir. Le pouvoir disciplinaire
pénètre dans les circuits nerveux et les fibres musculaires et fait « d’une
pâte informe, d’un corps inapte », une « machine » 1. Il fabrique des corps
« dociles » : « Est docile un corps qui peut être soumis, qui peut être utilisé,
qui peut être transformé et perfectionné 2. » Dans la mesure où ils sont des
machines de production, les corps dociles ne sont pas des vecteurs de
données et d’informations, mais des vecteurs d’énergies. Dans le régime
disciplinaire, les gens sont transformés en bêtes de somme.
Le capitalisme d’information, qui mise sur la communication et la mise
en réseau, rend obsolètes des techniques disciplinaires comme l’isolement
topographique, la réglementation rigoureuse du travail ou le dressage
corporel. La docilité n’est pas l’idéal du régime d’information. Le sujet
soumis du régime d’information n’est ni docile ni obéissant. Il se croit au
contraire libre, authentique et créatif. Il se produit et se performe.
Le régime disciplinaire de Foucault utilise l’isolement comme moyen
de domination : « La solitude est la condition première de la soumission
totale 3. » Le panoptique, avec des cellules isolées les unes des autres, est
l’image sémantique et idéelle du régime disciplinaire. Cependant,
l’isolement ne peut plus être transféré vers le régime d’information qui
utilise précisément la communication. En régime d’information, la
surveillance passe par les données. Les détenus du panoptique disciplinaire,
qui sont isolés chacun pour soi, ne produisent pas de données, ne laissent
pas de traces de données, car ils ne communiquent pas.
La cible du pouvoir disciplinaire biopolitique, c’est le corps : « Pour la
société capitaliste, c’est le bio-politique qui importait avant tout, le
biologique, le sémantique, le corporel 4. » Dans le régime biopolitique, le
corps est intégré à une machine de production et de surveillance qui
l’optimise au moyen d’une orthopédie disciplinaire. Le régime
d’information, au contraire, dont Foucault n’a manifestement pas détecté la
montée, ne poursuit pas de biopolitique. Il ne s’intéresse pas au corps.
Il s’empare du psychisme au moyen de la psychopolitique. Le corps est
aujourd’hui avant tout un objet d’esthétique et de fitness. Il est, au moins
dans le capitalisme d’information occidental, largement libéré du pouvoir
disciplinaire qu’il exerce sur la machine de travail. Il est désormais
accaparé par l’industrie de la beauté.
Toute domination mène sa propre politique de mise en visibilité. Dans le
régime de souveraineté, ce sont de somptueuses mises en scène du pouvoir
qui sont essentielles à la domination. Le spectacle est leur média. La
domination se présente dans l’éclat théâtral. Mieux, c’est l’éclat qui la
légitime. Les cérémonies, les chorégraphies agissant efficacement sur le
public, les accessoires de la violence, la fête sombre et le cérémonial de la
punition, font partie de la domination comme théâtre et comme spectacle.
Le martyre physique est exposé et produit un effet sur le public : bourreaux
et condamnés agissent comme des comédiens. La vie publique est une
scène. Le pouvoir de souveraineté influe sur la visibilité théâtrale. C’est un
pouvoir qui se fait voir, qui fait connaître son arrivée, qui fanfaronne et
rayonne. Mais les soumis face auxquels il se déploie demeurent largement
invisibles.
Contrairement au régime de souveraineté prémoderne, le régime
disciplinaire moderne n’est pas une société du spectacle, mais une société
de la surveillance. Les célébrations somptueuses de la souveraineté et les
affichages spectaculaires du pouvoir cèdent la place à des bureaucraties
molles de la surveillance. Les gens ne sont « ni sur les gradins ni sur la
scène », mais « dans la machine panoptique […], nous en sommes un
rouage » 5. En régime disciplinaire, le rapport de visibilité se renverse
complètement. Ce que l’on rend visible, ce ne sont pas les dominants, mais
les dominés. Le pouvoir disciplinaire se rend invisible tandis qu’il impose
aux sujets une visibilité permanente. Pour que l’emprise du pouvoir
demeure assurée, les soumis sont exposés à la lumière des projecteurs. Le
fait de « pouvoir toujours être vu » maintient « l’individu disciplinaire dans
sa soumission » 6.
L’efficacité du panoptique disciplinaire tient au fait que ceux qui y sont
détenus se sentent constamment observés. Ils intériorisent la surveillance.
L’essentiel, pour le pouvoir disciplinaire, c’est de créer « un état conscient
et permanent de visibilité 7 ». Dans l’État de surveillance de George Orwell,
Big Brother assure une visibilité permanente : Big Brother is watching you.
Dans le régime disciplinaire, des mesures comme l’enfermement et
l’isolement assurent la visibilité des soumis. On attribue à ceux-ci des
places déterminées dans l’espace, places qu’ils ne sont pas autorisés à
quitter. Leur mobilité est massivement limitée pour qu’ils ne puissent se
dérober à l’emprise panoptique.
Dans la société de l’information, les milieux d’enfermement du régime
disciplinaire se dissolvent dans les réseaux ouverts. Les principes
topologiques suivants s’appliquent au régime d’information : les
discontinuités sont abolies au profit des continuités. Les ouvertures
prennent la place des fermetures. Les cellules d’isolement sont remplacées
par des réseaux de communication. La visibilité est désormais assurée d’une
tout autre manière, non pas par l’isolement, mais par la mise en réseau. La
technique d’information numérique fait basculer la communication dans la
surveillance. Plus nous générons de données, plus nous communiquons
intensément, plus la surveillance est efficace. Appareil de surveillance et de
soumission, le téléphone mobile pille la liberté et la communication. De
plus, dans le régime d’information, les gens ne se sentent pas surveillés,
mais libres. Paradoxalement, c’est précisément ce sentiment de liberté qui
garantit la domination. Le régime de l’information se distingue
fondamentalement, en cela, du régime disciplinaire. La domination se
parachève au moment où liberté et surveillance reviennent au même.
Le régime d’information fait l’économie de toute contrainte
disciplinaire, aucune visibilité panoptique n’est imposée aux hommes. Ils se
dénudent au contraire sans la moindre pression extérieure, mais en suivant
leur besoin intérieur. Ils se produisent, c’est-à-dire qu’ils se mettent en
scène. Le mot français se produire signifie se faire voir des autres. Dans le
régime d’information, les gens s’efforcent d’eux-mêmes d’avoir une
visibilité, tandis que le régime disciplinaire la leur impose. Ils se placent
volontairement sous la lumière des projecteurs, mieux, ils la désirent, tandis
que les détenus du panoptique disciplinaire cherchent à lui échapper.
Transparence est le nom de la politique de mise en visibilité du régime
d’information. Limiter la transparence à la politique ouverte d’information
d’une institution ou d’une personne, c’est méconnaître sa portée. La
transparence est la contrainte systémique du régime d’information.
L’impératif de transparence est le suivant : Tout doit être présent sous forme
d’information. Transparence et information ont alors le même sens. La
société de l’information, c’est la société de transparence. L’impératif de
transparence fait circuler librement les informations. Ce ne sont pas les
hommes qui sont réellement libres, mais les informations. Le paradoxe de la
société de l’information est le suivant : Les gens sont prisonniers des
informations. Ils se ligotent eux-mêmes en communiquant et en produisant
des informations. La prison digitale est transparente.
La boutique amirale d’Apple à New York est un cube vitré. C’est un
temple de la transparence. Pour ce qui concerne la politique de la mise en
visibilité, elle est le pendant architectonique de la Kaaba à La Mecque.
Kaaba signifie, littéralement, le cube. Un épais manteau noir la dérobe à la
visibilité. Seuls les prêtres ont accès à l’intérieur du bâtiment. L’arcane, qui
se dérobe à toute visibilité, est constitutif du pouvoir théopolitique.
L’espace le plus intérieur, celui qui échappe à la visibilité, porte dans le
temple grec le nom d’adyton (littéralement : l’inaccessible). Seuls les
prêtres ont accès à l’espace sacré. Ici, le pouvoir se fonde sur l’arcane.
L’Apple-Shop transparent, en revanche, est ouvert 24 heures sur 24. Une
boutique est disponible au sous-sol. Chacun a accès au bâtiment en tant que
client. La Kaaba, avec son manteau noir, et l’Apple-Shop vitré illustrent
deux formes différentes du pouvoir : l’arcane et la transparence.
Le cube vitré d’Apple suggère certes la liberté et une communication
illimitée ; mais il incarne en réalité le pouvoir impitoyable de l’information.
Le régime d’information rend les hommes entièrement transparents. Le
pouvoir lui-même ne l’est en revanche jamais. Il n’existe pas de pouvoir
transparent. La transparence est la façade d’un processus qui se dérobe à la
visibilité. La transparence elle-même n’est pas transparente. Elle a un
revers. La salle des machines de la transparence est obscure. Et c’est ainsi
que nous nous livrons à la puissance toujours plus grande de la blackbox
algorithmique.
La domination du régime d’information se dissimule en fusionnant
totalement avec le quotidien. Elle se cache derrière la complaisance des
médias sociaux, l’agrément qu’apportent les moteurs de recherche, les voix
lénifiantes des assistants vocaux ou la serviabilité prévenante des
applications smart. Le smartphone se révèle un informateur efficace qui
nous soumet à une surveillance durable. Le smart home transforme tout le
logement en une prison digitale qui dresse un protocole minutieux de notre
vie quotidienne. L’aspirateur robot smart, qui nous évite un nettoyage
fastidieux, cartographie tout notre appartement. Le smart bed, avec ses
capteurs connectés, prolonge la surveillance jusque dans le sommeil. La
surveillance s’insinue dans le quotidien sous la forme de la convenience.
Dans la prison numérique, présentée comme une zone de confort smart,
aucune résistance ne s’élève contre le régime dominant. Le like exclut toute
révolution.
Le capitalisme de l’information s’approprie les techniques néolibérales
du pouvoir. Contrairement aux techniques de pouvoir du régime
disciplinaire, elles ne travaillent pas avec des contraintes et des
interdictions, mais avec des incitations positives. Elles exploitent la liberté
au lieu de la réprimer. Elles pilotent notre volonté au niveau inconscient au
lieu de la briser par la violence. Le pouvoir disciplinaire répressif cède la
place à un pouvoir smart qui n’ordonne pas, mais chuchote, qui ne
commande pas, mais nudget, c’est-à-dire qu’il incite, par des moyens
subtils, à guider notre comportement. Surveiller et punir, les deux éléments
qui caractérisent le régime disciplinaire de Foucault, cèdent la place à
motiver et optimiser. Dans le régime d’information néolibéral, la
domination prend les habits de la liberté, communication et community.
Les influenceurs de YouTube et Instagram ont eux aussi intériorisé les
techniques de pouvoir néolibérales. Qu’il s’agisse d’influenceurs spécialisés
dans les voyages, les cosmétiques ou le fitness, ils ne cessent d’invoquer la
liberté, la créativité et l’authenticité. On ne ressent pas comme une gêne les
moments publicitaires où ils glissent habilement les produits dans la mise
en scène qu’ils donnent d’eux-mêmes. On recherche et l’on désire donc ces
produits de manière spécifique, alors que les annonces publicitaires
conventionnelles sur YouTube sont pour leur part éliminées par l’Ad-Block.
Les influenceurs sont considérés comme des modèles, on leur voue un
culte. L’ensemble prend donc une dimension religieuse. Parce qu’ils
stimulent la motivation, les influenceurs se font passer pour des sauveurs.
Leurs followers, qui sont leurs disciples, participent à leur vie en achetant
les produits qu’ils prétendent eux-mêmes consommer dans leur quotidien
mis en scène. Les followers prennent ainsi part à une eucharistie
numérique. Les médias sociaux sont semblables à une Église : le like est un
amen. Le téléchargement, c’est la communion. La consommation, c’est la
rédemption. En tant que dramaturgie des influenceurs, la répétition ne mène
pas à l’ennui ni à la routine. Elle donne au contraire à l’ensemble le
caractère d’une liturgie. Dans le même temps, les influenceurs font
apparaître des produits de consommation comme des ustensiles de
l’accomplissement de soi. Nous consommons ainsi à mort et nous nous
réalisons à mort. Consommation et identité ne font qu’un. L’identité elle-
même devient une marchandise.
Nous nous imaginons en liberté alors que notre vie est soumise à une
mise en protocole totale visant à la manipulation psychopolitique du
comportement. Dans le régime néolibéral de l’information, ce n’est pas la
conscience de la surveillance permanente, mais la liberté ressentie, qui
garantit le fonctionnement du pouvoir. Contrairement au télécran
intouchable de Big Brother, l’écran tactile smart rend tout disponible et
consommable. Il produit ainsi l’illusion d’une « liberté du bout des
8
doigts ». En régime d’information, être libre, ce n’est pas agir, mais
cliquer, liker et poster. Ce régime ne se heurte donc pas à une grande
résistance. Il n’a guère à craindre une révolution. Les doigts ne sont pas
capables d’agir, au sens empathique du terme. Ils ne sont qu’un organe de
choix de consommation. Consommation et révolution s’excluent
mutuellement.
Une caractéristique essentielle du totalitarisme classique, en tant que
religion politique séculaire, est l’idéologie qui élève une « prétention à
l’explication totale du monde ». L’idéologie, comme récit, promet
d’« expliquer tous les événements historiques, promet l’explication totale
du passé, la connaissance totale du présent et la prévision certaine de
l’avenir 9 ». L’idéologie, comme explication totale du monde, élimine toute
expérience de la contingence, toute incertitude.
Avec son dataïsme, le régime d’information présente des traits
totalitaires. Il s’efforce d’obtenir un savoir total. On n’atteint cependant pas
le savoir total dataïste par la narration idéologique, mais par l’opération
algorithmique. Le dataïsme veut calculer tout ce qui est et sera. Big Data ne
raconte pas. Les contes laissent la place aux comptes algorithmiques. Le
régime d’information remplace complètement le narratif par le numérique.
Aussi intelligents soient-ils, les algorithmes ne peuvent pas éliminer aussi
efficacement l’expérience de la contingence que les récits idéologiques.
Le totalitarisme prend congé de la réalité telle qu’elle nous est donnée
dans nos cinq sens. Il construit une réalité plus spécifique derrière ce qui est
donné, réalité qui rend un sixième sens nécessaire. Le dataïsme, en
revanche, s’en sort sans sixième sens. Il ne transcende pas l’immanence du
donné, c’est-à-dire les données. Le mot latin datum, qui vient du latin dare
(donner), signifie littéralement ce qui est donné. Le dataïsme ne dépeint pas
une autre réalité derrière ce qui est donné, derrière les données, car c’est un
totalitarisme sans idéologie.
Le totalitarisme façonne une masse obéissante qui se soumet à un chef.
L’idéologie anime la masse. Elle lui insuffle une âme. Gustave Le Bon parle
ainsi dans la Psychologie des foules de l’âme des masses qui homogénéise
l’action de la foule. Le régime d’information, en revanche, isole les
personnes. Même quand elles se rassemblent, elles ne forment pas une
foule, mais des essaims digitaux qui ne suivent pas un chef, mais leurs
influenceurs.
Les médias électroniques sont des masses-médias dans le sens où ils
produisent un homme des masses : « L’homme des masses est l’habitant
électronique de la Terre ; il est simultanément lié à tous les autres hommes,
comme un spectateur dans un stade global 10. » L’homme des masses n’a pas
d’identité. Il n’est « personne ». Les médias numériques referment l’ère de
l’homme de masse. L’habitant du globe numérisé n’est pas un nobody.
C’est plutôt un quelqu’un doté d’un profil, alors qu’à l’ère des masses, seuls
les criminels avaient un profil. Le régime d’information prend le pouvoir
sur les individus en produisant à partir d’eux des profils de comportement.
Selon Walter Benjamin, la caméra garantit l’accès à une forme
particulière de l’inconscient. Il lui donne le nom d’« inconscient visuel ».
Les gros plans ou le ralenti font selon lui apparaître des micromouvements
et des microactes qui échappent à l’œil nu et font émerger un espace
inconscient : « Pour la première fois, [la caméra] nous ouvre l’accès à
l’inconscient visuel, comme la psychanalyse nous ouvre l’accès à
l’inconscient pulsionnel 11. » Les réflexions de Benjamin sur l’inconscient
visuel peuvent être appliquées au régime d’information. Big Data et
l’Intelligence artificielle constituent une loupe digitale qui ouvre
l’inconscient dissimulé à l’agissant lui-même derrière l’espace d’action
conscient. Par analogie avec l’inconscient visuel, nous pouvons appeler cela
l’inconscient numérique. Big Data et l’Intelligence artificielle mettent le
régime d’information en mesure d’influencer notre comportement sur un
plan situé en dessous du seuil de conscience. Le régime d’information
s’empare de ces strates préréflexives, pulsionnelles, émotives du
comportement qui se situent en deçà des actes conscients. Sa
psychopolitique propulsée par les données intervient dans notre
comportement sans que nous prenions conscience de ces intrusions.
Tout changement décisif de médium produit un nouveau régime. Le
médium est le pouvoir. Face à la révolution électronique, Carl Schmitt s’est
vu contraint de redéfinir sa célèbre phrase sur la souveraineté : « Après la
Première Guerre mondiale, j’ai dit : “Est souverain, celui qui décide de
l’état d’exception.” Après la Seconde Guerre mondiale, face à ma mort, je
dis à présent : “Est souverain celui qui dispose des ondes de l’espace 12.” »
Les médias numériques font surgir le pouvoir de l’information. Les ondes,
les masses-médias électroniques, perdent de leur signification. L’essentiel,
pour le gain de pouvoir, c’est désormais la possession d’informations. Ce
n’est pas la propagande des masses-médias, mais les informations qui
sécurisent le pouvoir. Face à la révolution numérique, Schmitt voudrait de
nouveau réécrire son principe de la souveraineté : Est souverain celui qui
dispose des informations sur la Toile.
Infocratie

La numérisation du monde vécu progresse irrésistiblement. Elle soumet


notre perception, notre relation au monde et notre coexistence à un
changement radical. Nous sommes abasourdis par l’ivresse de la
communication et de l’information. Le tsunami de l’information déchaîne
des forces destructrices. Il s’empare aussi, à présent, du domaine politique,
et débouche sur des dévoiements et des disruptions massifs au sein du
processus démocratique. La démocratie dégénère en infocratie.
Aux commencements de la démocratie, c’est le livre qui est le média
déterminant. Le livre installe le discours rationaliste des Lumières. C’est le
public raisonnant qui produit l’opinion publique discursive, essentielle pour
la démocratie. Dans L’Espace public, Jürgen Habermas souligne l’existence
d’un rapport étroit entre le livre et l’espace public démocratique : « Avec un
public général de lecteurs, composé surtout de citadins et de bourgeois, qui
a dépassé le cercle des érudits […] se forme quasiment au sein de la sphère
privée un réseau relativement dense de communication publique 1. » Sans
l’imprimerie, il n’y aurait pas pu y avoir non plus de Lumières faisant usage
de la raison et du raisonnement. Dans la culture du livre, le discours
présente une cohérence logique : « Dans une civilisation dominée par le
livre, le discours public est plutôt caractérisé par un agencement ordonné et
cohérent des faits et des idées 2. »
Le discours politique du XIXe siècle, marqué par la culture du livre, avait
une tout autre durée et une tout autre complexité. Les fameux débats publics
entre le républicain Abraham Lincoln et le démocrate Stephen A. Douglas
en fournissent un exemple éloquent. Dans un duel oratoire, en 1854,
Douglas commença par parler pendant trois heures. Lincoln disposa lui
aussi de trois heures pour lui répondre. Après sa réplique, Douglas reprit la
parole pour une heure. Les deux orateurs commentèrent des situations
politiques complexes en employant des formulations parfois très
compliquées. La capacité de concentration du public était elle aussi
particulièrement élevée. Par ailleurs, la participation au discours public
constituait pour les gens de cette époque une partie intégrante de leur vie
sociale.
Les masses-médias électroniques détruisent le discours rationnel forgé
par la culture du livre. Ils produisent une médiocratie. Ils ont une
architectonique particulière. Compte tenu de leur structure amphithéâtrale,
les récepteurs sont condamnés à la passivité. Habermas rend les masses-
médias responsables de la déchéance de l’espace public démocratique.
Contrairement au public des lecteurs, celui de la télévision est exposé au
risque d’une mise sous tutelle : « Les émissions, telles qu’elles sont
diffusées par les nouveaux médias, réduisent singulièrement la possibilité
qu’ont leurs destinataires de réagir […]. Les nouveaux médias captivent le
public des spectateurs et des auditeurs, mais en leur retirant par la même
occasion toute “distance émancipatoire” [Mündigkeit], c’est-à-dire la
possibilité de prendre la parole et de contredire. L’usage que le public des
lecteurs faisait de sa raison tend à s’effacer au profit des simples “opinions
sur le goût et l’attirance” qu’échangent des consommateurs […]. Cet
univers produit par les masses-médias n’a que l’apparence d’une sphère
3
publique . »
Dans la médiocratie, la politique se soumet elle aussi à la logique des
masses-médias. L’amusement détermine la transmission des contenus
politiques et sape la rationalité. Dans son livre Se distraire à en mourir, le
théoricien américain des médias Neil Postman montre comment
l’infotainment mène à la dégradation de la faculté de jugement humaine et
précipite dans la crise une démocratie qui se transforme alors en une
télécratie. Le divertissement est le commandement suprême, celui auquel la
politique se soumet aussi : « L’effort de connaissance et de perception cède
la place à la société du divertissement. Il en résulte une chute rapide de la
faculté humaine de juger, et celle-ci recèle une menace sans ambiguïté : elle
rend immature, ou maintient dans l’immaturité. Et elle attente à la base
4
sociale de la démocratie. Nous nous amusons à mort . » Les informations
sont mises au même niveau qu’un récit. La distinction entre fiction et réalité
s’estompe. Habermas, lui aussi, fait référence à l’infotainment et à ses effets
destructeurs sur le discours : « Les informations, les reportages et même les
prises de position sont présentés selon des méthodes identiques à celles
employées dans la publication de la littérature récréative 5. »
La médiocratie est, en même temps, une théâtrocratie. La politique
s’épuise dans des mises en scène médiatiques. Dans la phase haute de la
médiocratie, l’acteur Ronald Reagan est élu président des États-Unis. Dans
les débats télévisés entre contradicteurs, il n’est désormais pas question
d’arguments, mais de performance. Le temps de parole des candidats à la
présidence se réduit lui aussi de manière radicale. Le style oratoire se
transforme. Celui qui se met le mieux en scène remporte l’élection. Le
discours descend au niveau du show et de la publicité. Les contenus
politiques jouent un rôle toujours moins important. La politique perd ainsi
toute substance, elle est vidée pour devenir une politique télécratique de
l’image.
La télévision fragmente le discours. Même les médias imprimés
s’adaptent à la télévision : « À l’âge de la télévision, le paragraphe est en
train de devenir l’unité de base des journaux d’information […] ; le temps
n’est pas loin où l’on décernera un prix pour le meilleur article d’une seule
6
phrase . » La radio, qui se prête en réalité à la transmission de la langue
rationnelle et complexe, n’est pas épargnée par ce processus de déchéance.
Sa langue devient elle aussi plus fragmentaire et plus discontinue. La radio
est en outre confisquée par l’industrie musicale. Son langage vise à
« provoquer une réaction viscérale 7 ». Elle se développe pour devenir le
pendant linguistique de la musique rock.
L’histoire de la domination peut être décrite comme celle de la
domination des différents écrans. Dans sa métaphore de la caverne, Platon
présente un écran archaïque. L’écran est construit comme un théâtre. Les
bateleurs présentent leurs « tours » en portant dans le dos des prisonniers
des objets et des silhouettes dont le feu projette les ombres sur la paroi de la
caverne. Les prisonniers qui, depuis l’enfance, accrochés par le cou et les
jambes, regardent constamment les images créées par les ombres,
considèrent celles-ci comme l’unique réalité. L’écran archaïque de Platon
illustre le pouvoir des mythes.
Dans l’État totalitaire de surveillance d’Orwell, un écran dénommé
« telescreen », « télécran », joue un rôle central. Des émissions de
propagande y sont diffusées en permanence. Devant lui, les masses, vibrant
d’excitation collective, accomplissent des rituels de soumission avec des
porte-voix. Dans les appartements privés, le télécran fonctionne aussi
comme caméra de surveillance avec un micro ultrasensible qui enregistre le
moindre bruit. Les gens vivent dans la supposition qu’ils sont en
permanence surveillés par la police de la Pensée. Il n’est pas possible
d’éteindre le télécran. C’est aussi un appareil destiné à imposer la discipline
biopolitique. Chaque jour il organise une séance de gymnastique matinale
qui sert à produire des corps dociles.
En télécratie, l’écran de surveillance de Big Brother est remplacé par
l’écran de télévision. Les hommes ne sont pas surveillés, mais divertis. Ils
ne sont pas opprimés, mais rendus addicts. La police de la Pensée et le
ministère de la Vérité deviennent superflus. Ce ne sont pas la douleur et la
torture, mais le divertissement et le plaisir qui sont utilisés comme moyens
de domination : « Dans 1984, ajoutait Huxley, le contrôle sur les gens
s’exerce en leur infligeant des punitions. Dans Le Meilleur des mondes, il
s’exerce en leur infligeant du plaisir. En bref, Orwell redoutait que cette
destruction ne nous vienne plutôt de ce que nous aimons 8. »
Le Meilleur des mondes d’Huxley est à maints égards plus proche de
notre époque que l’État de surveillance d’Orwell. Il s’agit d’une société
palliative, d’où la douleur est proscrite. On y réprime aussi les sentiments
intenses. Chaque vœu, chaque besoin doit y être aussitôt satisfait.
L’amusement, la consommation, le plaisir plongent les gens dans le
brouillard. L’obligation d’être heureux domine l’existence. L’État distribue
une drogue qui porte le nom de « Soma » afin d’augmenter le sentiment de
bonheur. Dans Le Meilleur des mondes d’Huxley, il n’y a pas de télécran,
mais un « cinéma à sensations ». Producteur d’une expérience corporelle
intégrale, et doté d’un « orgue à parfums », il anesthésie les gens. On
l’utilise, avec la drogue, comme instrument de pouvoir.
Le télécran et l’écran de télévision sont aujourd’hui remplacés pas
l’écran tactile. Le nouveau média de soumission, c’est le smartphone. En
régime d’information, les gens ne sont plus des spectateurs passifs qui
s’adonnent à l’amusement : ce sont tous des émetteurs actifs. Ils produisent
et consomment des informations en permanence. L’ivresse de la
communication, qui prend à présent des formes toxicomaniaques et
compulsives, maintient les gens dans une nouvelle immaturité. La formule
de soumission du régime de l’information est la suivante : Nous
communiquons à en mourir.
Compte tenu de l’époque à laquelle il est rédigé, L’Espace public
d’Habermas (1962) ne connaît que des médias de masse électroniques.
Aujourd’hui, les médias numériques soumettent l’espace public à un
changement radical de structure. Le texte d’Habermas requiert donc une
révision fondamentale. À l’ère des médias digitaux, la vie publique
discursive n’est pas menacée par les formats de divertissement des masses-
médias, par l’infotainment, mais avant tout par la diffusion et la propagation
9
virale de l’information, c’est-à-dire par l’infodémie . Les médias
numériques sont en outre porteurs de forces centrifuges qui fragmentent
l’espace public. La structure amphithéâtrale des masses-médias cède la
place à la structure rhizomatique des médias digitaux, qui ne possède pas de
centre. L’espace public se décompose en espaces privés. Dès lors, notre
attention n’est pas dirigée vers des thèmes pertinents pour la société dans
son ensemble.
Une phénoménologie de l’information est nécessaire pour obtenir une
information plus profonde sur l’infocratie, sur la crise de la démocratie en
régime d’information. Cette crise commence déjà au niveau cognitif. Les
informations ont une bande d’actualité très étroite. Il leur manque la
stabilité temporelle, car elles vivent de « l’attrait de la surprise 10 ». C’est en
raison de leur instabilité temporelle qu’elles fragmentent la perception.
Elles entraînent la réalité dans un « vertige permanent de l’actualité 11 ». Il
n’est pas possible de séjourner auprès d’informations. Elles plongent donc
le système cognitif dans l’inquiétude. La compulsion de l’accélération
propre aux informations refoule des pratiques cognitives temporellement
intenses comme le savoir, l’expérience et la connaissance.
Compte tenu de leur bande d’actualité étroite, les informations
atomisent le temps. Celui-ci se désagrège en une simple succession de
présents ponctuels. Les informations ne s’y distinguent pas des narrations,
qui génèrent une continuité temporelle. Le temps est aujourd’hui fragmenté
à tous les niveaux. Les architectures temporelles porteuses qui stabilisent
aussi bien la vie que la perception s’érodent à vue d’œil. La démocratie
n’est pas compatible avec le court-termisme général de la société de
l’information. Le discours est porteur d’une temporalité inconciliable avec
la communication accélérée et fragmentée. Il est une pratique du temps
intense.
Ce temps intense est aussi celui de la rationalité. Les décisions
rationnelles sont prises à long terme. Elles sont précédées par une réflexion
qui, au-delà de l’instant, s’étend au passé et au futur. Cette extension
temporelle distingue la rationalité. Dans la société de l’information, nous
n’avons tout simplement pas de temps pour l’action rationnelle. La
compulsion de communication accélérée nous ravit la rationalité. Sous la
pression temporelle, nous dévions en direction de l’intelligence.
L’intelligence a une tout autre temporalité. L’action intelligente prend pour
point de repère des solutions et des succès à court terme. Luhmann note
donc à juste titre : « Dans une société d’information, on ne peut plus parler
de comportement rationnel, mais tout au plus, encore, de comportement
12
intelligent . »
La rationalité discursive est elle aussi menacée aujourd’hui par la
communication de l’affect. Nous nous laissons trop affecter par des
informations qui se succèdent rapidement. Les affects sont plus rapides que
la rationalité. Dans une communication de l’affect, ce ne sont pas les
meilleurs arguments qui s’imposent, mais les informations ayant un
potentiel d’excitation supérieur. C’est ainsi que les fake news génèrent plus
d’attention que les faits. Un seul tweet contenant une fake news ou un
fragment d’information décontextualisé peut être plus efficace qu’un
argument fondé.
Trump, le premier président Twitter, fragmente sa politique pour en
faire des tweets. Ce qui les définit, ce ne sont pas des visions, mais des
informations virales. L’infocratie encourage l’action instrumentalisée et
orientée vers le succès. L’opportunisme se répand. La mathématicienne
américaine Cathy O’Neil souligne à juste titre que Trump lui-même
fonctionne comme un algorithme parfaitement opportuniste qui se règle
exclusivement sur les réactions du public. Les convictions ou les principes
stables dans le temps sont sacrifiés à des effets de pouvoir à court terme.
La psychométrie, également appelée psychographie, est un procédé
fondé sur les données et destiné à produire un profil de personnalité. Le
profiling psychométrique permet de mieux prédire le comportement d’une
personne que ne pourrait le faire un ami ou un partenaire. Avec un nombre
suffisant de données, on peut même générer des informations qui dépassent
ce que nous croyons savoir de nous-mêmes. Le smartphone est un appareil
d’enregistrement psychométrique que nous alimentons en données chaque
jour, et même chaque heure. Il permet de calculer exactement la
personnalité de son utilisateur. Le régime disciplinaire ne disposait que
d’informations démographiques qui l’autorisaient à mener une biopolitique.
Le régime d’information, en revanche, a accès à des informations
psychographiques qu’il utilise pour mener une psychopolitique.
La psychométrie est un outil idéal pour le marketing psychopolitique.
Ce que l’on appelle le microciblage utilise le profilage psychométrique. Ces
publicités personnalisées selon les psychogrammes des électeurs sont
diffusées sur les médias sociaux. Le comportement électoral est, comme le
comportement de consommation, influencé au niveau inconscient.
L’infocratie propulsée par les données sape le processus démocratique, qui
suppose autonomie et liberté de la volonté. L’entreprise de data Cambridge
Analytica se targue de détenir les psychogrammes de tous les citoyens
adultes des États-Unis. Après la victoire électorale de Donald Trump en
2016, elle annonce d’un ton triomphal : « Nous constatons avec
enthousiasme que notre approche révolutionnaire de la communication
fondée sur les données a joué un rôle aussi décisif dans l’extraordinaire
victoire électorale du président élu Donald Trump. »
Avec le microciblage, les électeurs ne sont pas informés du programme
politique d’un parti. On leur diffuse au contraire, dans une intention
manipulatrice, des messages publicitaires taillés sur mesure pour leur
psychogramme, et ce sont fréquemment des fake news. Des dizaines de
milliers de variantes d’un message publicitaire électoral sont testées sous
l’angle de leur efficacité. Ces dark ads optimisées par la psychométrie
représentent un danger pour la démocratie. Chacun reçoit un message
différent, ce qui fragmente l’espace public. Des groupes spécifiques
reçoivent des informations spécifiques et qui se contredisent souvent les
unes les autres. Les citoyens cessent d’être sensibilisés aux sujets de société
importants. Ils sont au contraire dégradés au rang de bétail électoral
manipulable et destiné à sécuriser le pouvoir des hommes politiques. Les
dark ads contribuent à la scission et à la polarisation de la société, elles
empoisonnent le climat discursif. Elles sont en outre invisibles pour le
public. Elles sapent ainsi un principe fondamental de la démocratie : l’auto-
observation de la société.
Aujourd’hui, toute personne disposant d’un accès à Internet peut
construire ses propres canaux d’information. La technologie numérique de
l’information réduit pratiquement à zéro ses coûts de production. Quelques
clics suffisent pour ouvrir rapidement et gratuitement un compte Twitter ou
une chaîne YouTube. À l’ère des masses-médias, en revanche, les coûts de
l’information sont incomparablement élevés. Et la mise en place d’une
chaîne d’information est très onéreuse. Il n’existe donc pas, dans la société
des masses-médias, d’infrastructure permettant une production massive de
fake news. La télévision peut certes être un royaume de l’apparence, mais
cela n’en fait pas encore une fabrique de fake news. En tant que télécratie,
la médiocratie repose sur le show et le divertissement, pas sur les fausses
nouvelles et la désinformation. Seule la connexion numérique crée la
condition structurelle des dévoiements infocratiques de la démocratie.
La médiocratie rabaisse la campagne électorale au rang d’une guerre de
mise en scène médiatique. Le discours est remplacé par un show qui agit sur
le public. Média central de la médiocratie, la télévision fait office de scène
politique. Dans l’infocratie, au contraire, la campagne électorale se
transforme en une guerre d’information. Twitter n’est pas une scène
médiocratique, mais une arène infocratique. Le but de Trump n’est pas de
fournir une bonne performance. Il mène en revanche une implacable guerre
de l’information.
Les guerres de l’information se livrent aujourd’hui grâce à tous les
moyens techniques et psychologiques imaginables. Aux États-Unis et au
Canada, des robots passent des coups de téléphone aux électeurs pour les
inonder de fausses informations. Des armées de trolls interviennent dans les
campagnes électorales en diffusant de manière ciblée fake news et théories
du complot. Les social bots, ces comptes fake automatisés sur les médias
sociaux, se font passer pour d’authentiques êtres humains ; ils postent, ils
twittent, ils likent et ils partagent. Ils propagent des fake news, ils harcèlent
et diffusent des commentaires haineux. Les citoyens sont donc remplacés
par des robots. Ils fabriquent, à coûts marginaux nuls, des masses de voix
qui font l’opinion. Ils déforment ainsi massivement les débats politiques. Ils
gonflent aussi artificiellement les nombres d’abonnés et font ainsi croire à
une puissance d’opinion illusoire. Leurs tweets et leurs commentaires
permettent de transformer dans la direction souhaitée le climat de l’opinion
sur les médias sociaux. Des études montrent que quelques pour cent de bots
suffisent à retourner une opinion. Ils n’influencent certes pas directement la
décision électorale, mais ils manipulent les milieux dans lesquels elle
s’exerce. Les électeurs sont soumis inconsciemment à leur influence. Si des
politiciens prennent les ambiances sur le réseau comme points de repère, les
social bots influencent indirectement les décisions politiques. Lorsque des
citoyens interagissent avec des robots d’opinion et se laissent manipuler par
eux, lorsque des acteurs aux origines et aux motivations parfaitement
obscures se mêlent aux débats politiques, la démocratie est en danger. Dans
le combat électoral considéré comme une guerre de l’information, ils
n’imposent pas de meilleurs arguments, mais des algorithmes plus
intelligents. Dans cette infocratie, dans cette guerre de l’information, il n’y
a pas de place pour le discours.
Dans l’infocratie, les informations sont utilisées comme une arme. Le
site internet du fameux extrémiste de droite et complotiste américain Alex
Jones porte le nom caractéristique d’Infowars. C’est un représentant
prééminent de l’infocratie. Avec ses grossières théories du complot et ses
fake news, il touche un public de plusieurs millions de personnes qui lui
prête foi. Il tient un rôle d’infowarrior en lutte contre l’establishment
politique. Donald Trump le compte explicitement au nombre des personnes
auxquelles il doit sa victoire électorale de 2016. Les infowars menées à
l’aide de fake news et de théories conspirationnistes montrent l’état actuel
de la démocratie, dans laquelle vérité et véracité n’ont plus d’importance.
La démocratie s’enfonce dans une jungle impénétrable de l’information.
Dans la campagne électorale, considérée comme une guerre de
l’information, un rôle central revient à ce qu’on appelle les « mèmes ». Les
mèmes sont des dessins de BD, des photomontages ou de vidéos courtes,
pourvus d’un texte bref et qui se répandent de manière virale sur les médias
sociaux. Après la victoire électorale de Donald Trump, le Chicago Tribune
13
cite un utilisateur de 4chan : « We actually elected a meme as president . »
CNN qualifie les élections américaines de 2020 d’« élection-mème » (the
meme election). La campagne électorale est menée sous la forme d’une
« grande guerre des mèmes » (the great meme war). On parle aussi de
« belligérance mèmétique » (memetic warfare).
Les mèmes sont des virus médiatiques qui se propagent, se reproduisent
et mutent à une vitesse extrême sur le réseau. Une information-noyau, en
quelque sorte l’ARN du mème, est implantée dans une enveloppe visuelle
infectieuse. La communication fondée sur le mème, en tant que
contamination virale, complique le discours rationnel dans la mesure où il
mobilise en premier lieu des affects. La guerre du mème rend le discours
rationnel difficile en ce qu’elle mobilise avant tout des affects. La guerre du
mème renvoie au fait que la communication numérique préfère de plus en
plus le visuel au textuel. Les images sont en effet plus rapides que les
textes. Ni le discours ni la vérité ne sont viraux. La visualisation croissante
de la communication handicape en outre le discours démocratique, car les
images n’argumentent pas et ne justifient pas.
La démocratie est lente, elle a le souffle lent, elle va sur le temps long.
Ainsi la propagation virale d’informations, l’infodémie, nuit-elle
massivement au processus démocratique. Les arguments et les justifications
ne sont pas logeables dans des tweets ou des mèmes qui se propagent et se
multiplient à vitesse virale. La cohérence logique qui distingue le discours
est étrangère aux médias viraux. Les informations ont leur propre logique,
leur propre temporalité, leur propre dignité au-delà de la vérité et du
mensonge. Les fake news, elles aussi, sont d’abord des informations. Avant
que commence un processus de vérification, elles ont déjà déployé leur effet
complet. Les informations passent à grande vitesse devant la vérité, celle-ci
ne peut pas les rattraper. La tentative de combattre l’infodémie par la vérité
est donc condamnée à l’échec. Elle est résistante à la vérité.
La fin de l’agir communicationnel

Dans son essai L’Intelligence collective, le théoricien des médias Pierre


Lévy imagine une démocratie digitale plus directe que la démocratie
directe. Elle doit fluidifier la démocratie représentative figée en lui
apportant un surcroît de communication, un feed-back permanent. Elle est
proche du concept du LiquidFeedback, un logiciel qui a été utilisé dans
l’environnement du Parti pirate, un mouvement qui a perdu aujourd’hui
toute signification, pour la formation d’opinion et la prise de décision : « La
démocratie en temps réel instaure […] un temps de la décision et de
l’évaluation continue, où un collectif responsable sait qu’il sera confronté
dans l’avenir aux résultats de ses décisions actuelles 1. » La représentation
qui crée de la distance laisse place à la présence d’une participation
immédiate. La démocratie numérique en temps réel est une démocratie de la
présence. Elle fait du smartphone un parlement mobile qui débat partout et
24 heures sur 24.
La démocratie en temps réel dont on rêva au commencement de la
numérisation en y voyant une démocratie du futur s’avère une illusion
totale. Les essaims numériques ne forment pas un collectif responsable
menant une action politique. Les followers, nouveaux sujets des réseaux
sociaux, laissent leurs influenceurs smart les dresser à agir en bétail de
consommation. On les dépolitise. La communication pilotée par algorithme
sur les réseaux sociaux n’est ni libre ni démocratique. Elle débouche sur
une nouvelle infantilisation. Le smartphone, en tant qu’appareil de
soumission, n’a rien à voir avec un parlement mobile. Il accélère la
désagrégation de l’espace public en publiant constamment des éléments
privés, à la manière d’une vitrine mobile. Il produit plutôt des zombies de la
consommation et de la communication que des citoyens majeurs.
La communication digitale provoque une réorientation du flux
d’information, et celle-ci induit des effets destructeurs sur le processus
démocratique. On diffuse des informations sans qu’elles franchissent les
frontières de l’espace public. Elles sont produites dans des espaces privés et
envoyées dans des espaces privés. Le Net ne constitue donc pas un espace
public. Les médias sociaux renforcent cette communication sans
communauté. On ne peut pas former un espace public à partir
d’influenceurs et de followers. Les communautés numériques sont une
forme marchandise de la communauté. En réalité, elles sont des
commodities. Elles n’ont pas la capacité de produire de l’acte politique.
Il manque au réseau numérique la structure amphithéâtrique des
masses-médias conventionnels, qui associent des thèmes pertinents pour
l’ensemble de la société et attirent sur eux l’attention de toute la population.
Les forces centrifuges qui l’habitent transforment l’opinion publique en
essaims fugaces, guidés par les intérêts. Cela complique l’agir
communicationnel, qui a besoin d’espaces publics vastes et stables.
Outre les problèmes qu’entraîne le changement structurel numérique de
l’espace public, il existe des processus sociaux responsables de la crise de
l’agir communicationnel. Selon Hannah Arendt, la pensée politique est
représentative dans la mesure où « la pensée des autres est toujours présente
elle aussi ». La représentation, comme présence de l’autre dans la
formation de notre propre opinion, est constitutive de la démocratie comme
pratique discursive : « Je me fais une opinion en considérant une chose
donnée sous différents points de vue, en me représentant les points de vue
des personnes présentes et, ainsi, en me les représentant en même temps 2. »
Est indispensable, pour le discours démocratique, l’imagination qui me met
en situation, « sans abandonner ma propre identité, de prendre dans le
monde une perspective qui n’est pas la mienne puis, depuis cette
perspective, de former ma propre opinion 3 ». La réflexion qui mène à la
4
formation de l’opinion est, selon Arendt, « authentiquement discursive »
dans la mesure où elle se représente en même temps la position de l’autre.
Sans la présence de l’autre, mon opinion n’est pas discursive, pas
représentative, mais autiste, doctrinaire et dogmatique.
La présence de l’autre est aussi constitutive de l’agir
communicationnel, au sens où l’entend Habermas : « La notion d’agir
communicationnel force à considérer les acteurs également comme des
orateurs et des auditeurs qui se réfèrent à quelque chose dans le monde
objectif, social ou subjectif et émettent ce faisant les uns envers les autres
des prétentions à la légitimité qui peuvent être acceptées et contestées. Les
acteurs ne se réfèrent plus en mouvement direct à quelque chose dans le
monde objectif, social ou subjectif, mais relativisent leur propos sur
quelque chose dans le monde à l’aune de la possibilité qu’il soit contesté
par d’autres acteurs 5. » Droit devant, ou devant soi, n’est pas un
mouvement discursif. Il est aveugle au discours. Le discours est un
mouvement d’aller et de retour. Le mot latin discursus signifie « course en
tous sens ». Dans le discours, l’autre nous divertit, au sens positif, de notre
propre conviction. Seule la voix de l’autre confère à mon expression, à mon
opinion, une qualité discursive. Dans l’agir communicationnel, je dois me
représenter la possibilité que mon expression soit remise en question par
l’autre. Une expression sans aucun point d’interrogation n’a pas le caractère
d’un discours.
La crise actuelle de l’agir communicationnel peut être ramenée, au
métaniveau, au fait que l’autre est en train de disparaître. La disparition de
l’autre signifie la fin du discours. Elle ôte à l’opinion sa rationalité
communicationnelle. L’expulsion de l’autre renforce la tendance
compulsive à l’autopropagande, au fait de s’endoctriner soi-même avec ses
propres représentations. Cet auto-endoctrinement produit des bulles
d’informations autistiques qui compliquent l’agir communicationnel. Si la
compulsion de l’autopropagande augmente, les espaces discursifs sont de
plus en plus refoulés pas des chambres d’écho dans lesquelles je m’entends
surtout parler moi-même.
Le discours suppose que l’on sépare sa propre opinion de sa propre
identité. Les gens qui ne détiennent pas cette capacité discursive s’en
tiennent convulsivement à leur opinion par crainte de voir leur identité
menacée. Pour cette raison, toute tentative de les éloigner de leur conviction
est vouée à l’échec. Ils n’écoutent pas l’autre, ils n’écoutent pas tout court.
Or le discours est une pratique de l’écoute. La crise de la démocratie est en
premier lieu une crise de l’écoute.
Selon Eli Pariser, c’est la personnalisation algorithmique du réseau
internet qui perturbe l’espace public : « La nouvelle génération des filtres
internet observe ce que vous paraissez apprécier – quelle a été votre activité
sur le Net, ou bien quelles sont les choses ou les personnes qui vous
plaisent – et en tire des conclusions rétroactives. Les machines à pronostics
esquissent et affinent sans cesse une théorie sur votre personnalité et
prédisent ce que sera votre prochaine action ou votre prochaine volonté.
Ensemble, ces machines créent pour chacun de nous un univers
d’information tout à fait particulier – ce que j’appelle la bulle de filtre – et
transforment ainsi de manière fondamentale la manière dont nous accédons
aux idées et aux informations 6. » Plus je passe de temps sur Internet, plus
ma bulle de filtre se charge d’informations qui me plaisent et renforcent
mes convictions. On ne me montre que les visions du monde conformes aux
miennes. Les autres informations en sont tenues à l’écart. La bulle de filtre
me transforme ainsi en une « boucle du moi » permanente.
Eli Pariser considère que la personnalisation d’Internet met en péril la
démocratie elle-même. Les thèmes importants pour la société, mais qui se
situent en dehors de l’intérêt personnel immédiat, sont selon Pariser la base
et la raison d’exister de la démocratie. La personnalisation d’Internet fait
que notre univers existentiel et notre horizon d’expérience ont été
constamment restreints et réduits. Elle mène ainsi à la désintégration de
l’espace public démocratique : « Dans la bulle de filtre, l’espace public – le
domaine dans lequel les problèmes communs sont reconnus et élaborés – a
tout simplement moins d’importance 7. »
La faiblesse décisive de la théorie de la bulle de filtre tient au fait
qu’elle ramène le resserrement de l’horizon d’expérience dans la société
d’information à la seule personnalisation algorithmique d’Internet.
Contrairement aux hypothèses de Pariser, la désagrégation de l’espace
public n’est pas un problème purement technique. La personnalisation des
résultats de recherches et du fil d’actualité ne joue qu’un faible rôle dans ce
processus de dégradation. L’auto-endoctrinement ou l’autopropagande a
déjà lieu hors ligne.
L’atomisation et la narcissisation croissantes de la société nous rendent
sourds à la voix de l’autre. Elles mènent également à la perte de l’empathie.
Aujourd’hui, chacun pratique le culte de soi. Chacun performe et se produit.
Ce n’est pas la personnalisation algorithmique d’Internet, mais la
disparition de l’autre, l’incapacité d’écouter qui sont responsables de la
crise de la démocratie.
La situation discursive dans laquelle on s’efforce d’obtenir une entente
n’est pas dénuée de présupposés ni de contexte. Elle est au contraire
entourée par un horizon d’évidences culturelles ou de pratiques sociales
rodées qui définit sous l’angle préreflexif l’agir communicationnel.
Habermas donne le nom de « monde vécu » à l’horizon des modèles
d’interprétation concordants. Il forme un consensus d’arrière-plan qui
stabilise l’agir communicationnel : « En faisant front pour s’entendre
communément sur quelque chose existant dans une des dimensions du
monde, le locuteur et l’auditeur évoluent sur le fond de ce qui constitue leur
monde vécu commun ; cela se passe à l’insu des participants qui,
intuitivement, ne voient là qu’un arrière-plan connu, non problématique et
indivisible, qui forme totalité. La situation de parole est un segment,
délimité en fonction du thème particulier discuté, extrait d’un monde vécu
qui, tout à la fois, forme le contexte sur lequel s’appuient les processus
d’intercompréhension et les pourvoit en ressources. Le monde vécu
constitue un horizon, et il offre en même temps une provision d’interfaces
culturelles 8. »
Un monde vécu intact n’est possible que dans une société relativement
homogène qui partage des valeurs et des traditions culturelles identiques. La
mondialisation et l’hyperculturalisation de la société 9 qu’elle induit
dissolvent déjà à elles seules des contextes culturels et des liens créés par la
tradition, qui nous ancrent, les uns comme les autres, dans un monde vécu
commun. Les offres conventionnelles d’identité, chargées d’une validité
préréflexive, n’existent plus aujourd’hui. Nous ne sommes plus jetés dans
un monde vécu, que nous percevons comme allant de soi et ne posant aucun
problème. Ce monde est à présent une question de projet. L’horizon global,
perçu comme indissociable, est soumis à un processus de fragmentation
radical. Outre la mondialisation, la numérisation et la mise en réseau
accélèrent la dégradation du monde de la vie. La défactualisation et la
décontextualisation croissantes du monde vécu détruisent cet « arrière-plan
holistique » (sic) de l’agir communicationnel. La disparition d’une facticité
du monde vécu complique massivement la communication orientée vers
l’entente.
Compte tenu de la défactualisation du monde vécu apparaissent des
besoins et des menées visant à établir sur le réseau des espaces dans
lesquels des expériences d’identité et de communauté sont de nouveau
possibles, c’est-à-dire à édifier un monde vécu fondé sur le réseau, que l’on
perçoit comme allant de soi et ne soulevant pas de problèmes. Le réseau est
ainsi tribalisé. La tribalisation du réseau comme refactualisation du monde
vécu est avant tout répandue dans le camp de la droite, le besoin d’identité
dans le monde vécu est accru. Le camp libéral, composé de cosmopolites,
fait apparemment l’économie de la tribalisation du monde vécu. Dans le
camp de droite, même les théories du complot sont comprises comme des
offres d’identité. Les tribus digitales rendent possible une forte expérience
de l’identité et de l’appartenance. Pour eux, les informations ne représentent
pas une source de savoir, mais d’identité 10. Les théories du complot se
prêtent particulièrement bien à la formation de biotopes tribalistes sur le
réseau, parce qu’elles permettent des démarcations et des exclusions qui
sont constitutives du tribalisme et de sa politique d’identité.
La démarcation et l’endiguement tribalistes sur le réseau ne sont pas un
résultat de la personnalisation algorithmique du réseau. On ne peut pas les
expliquer par des effets de bulle de filtre. Les tribus digitales s’endiguent
dans la mesure où elles sélectionnent par elles-mêmes les informations et
les engagent au profit de leur politique d’identité. Contrairement à ce
qu’affirme la thèse de la bulle de filtre, elles sont, dans leurs bulles
d’information, bel et bien confrontées à des faits et à des factualités qui
contredisent leur conviction. Mais ceux-ci sont tout simplement ignorés
parce qu’ils ne s’adaptent pas au narratif créateur d’identité, parce que
l’abandon des convictions équivaut à la perte d’identité et qu’il faut à tout
prix éviter cette dernière. Les collectifs d’identité tribalistes refusent donc
tout discours et tout dialogue. L’entente n’est plus possible. L’opinion qu’ils
expriment n’est pas discursive, mais sacrée, parce qu’elle coïncide
totalement avec leur identité et qu’il leur est impossible de s’en départir.
Dans l’agir communicationnel, chaque participant émet une prétention à
la validité. Si celui-ci n’est pas accepté, on mène un discours. Le discours
est un acte communicationnel qui tente d’obtenir une entente sur la base de
prétentions divergentes à la validité. Il passe par des arguments au moyen
desquels les prétentions à la validité sont justifiées ou récusées. La
rationalité inhérente au discours a pour nom rationalité
communicationnelle.
La prétention à la validité des tribus digitales, considérées comme des
collectifs d’identité, n’est pas discursive, mais absolue, car il lui manque la
rationalité communicationnelle. Celle-ci est associée à certaines règles.
Pour ce qui concerne l’opinion exprimée, elle suppose aussi bien la
possibilité d’être critiquée que la faculté d’être justifiée : « Ce qui est
présupposé pour la rationalité d’une expression se trouve rempli si et dans
la mesure où cette expression incorpore un savoir faillible, et instaure par là
un rapport au monde objectif, c.-à-d. un rapport aux faits qui est lui-même
11
accessible à une appréciation objective . » Dans l’univers post-factuel des
tribus digitales, l’expression n’a strictement plus aucun lien au fait même.
Elle perd ainsi toute rationalité. Elle n’est pas accessible à la critique et n’a
pas besoin de justification. Mais qui professe sa foi en elle obtient un
sentiment d’appartenance. Le discours est donc remplacé par la foi et la
profession de foi. En dehors du secteur de la tribu à laquelle on appartient, il
n’y a alors que des ennemis, mieux, des autres qu’il s’agit de combattre. Le
tribalisme actuel, que l’on peut observer dans la politique d’identité non
seulement de droite, mais aussi de gauche, scinde et polarise la société. Il
transforme l’identité en un bouclier ou en une forteresse qui rejette toute
altérité. La tribalisation en marche de la société met la démocratie en péril.
Elle mène à une dictature tribaliste de l’opinion et de l’identité dépourvue
de toute rationalité communicationnelle.
La communication se fait aujourd’hui de moins en moins discursive
dans la mesure où elle perd de plus en plus la dimension de l’autre. La
société se désagrège en identités inconciliables sans altérité. Le discours
laisse place à une guerre d’identité. La société perd ainsi son élément
commun, mieux : son sens commun. Nous ne nous écoutons plus les uns les
autres. L’écoute est un acte politique dans la mesure où elle commence par
souder les hommes en une communauté et leur donne la capacité du
discours. Elle crée un nous. La démocratie est une communauté d’auditeurs.
Parce qu’elle est une communication sans communauté, la communication
numérique détruit la politique de l’écoute. Nous ne faisons plus ensuite que
nous écouter parler. Ce serait la fin de l’agir communicationnel.
Rationalité numérique

Les dataïstes considèrent que non seulement la désagrégation de


l’espace public, mais aussi la pure masse d’informations et la croissance
rapide de la complexité de la société de l’information rendent obsolète
l’idée de l’agir communicationnel : « La société du XXIe siècle est trop
complexe, et grâce à la technologie de l’information cette complexité ne
devient que trop clairement visible en tant que telle. […] L’information à
traiter est devenue si vaste qu’elle dépasse la “rationalité limitée” des
individus. Cela paralyse tellement la communication interhumaine dans la
vie quotidienne que les conditions postulées par Arendt et Habermas ne se
rencontrent que difficilement dans la réalité. […] Dans la société actuelle,
les citoyens ne sont plus en mesure de croire à un fond de débat commun
qui permettrait d’entamer une discussion. Ils ne peuvent même plus partir
du principe qu’ils participent à cette discussion en tant que membres de la
même communauté. L’espace public qu’Arendt et Habermas brandissent
comme un idéal ne se constitue même pas 1. »
Face à l’érosion de l’agir communicationnel, Habermas exprime
ouvertement son désarroi : « Je ne sais tout simplement pas à quoi pourrait
ressembler, dans le monde numérique, un équivalent fonctionnel à la
structure de communication des grands espaces publics de la politique qui
sont nés à partir du XVIIIe siècle, mais sont aujourd’hui en cours de
désagrégation. […] Comment, dans le monde virtuel du réseau décentré
[…], maintenir un espace public avec des cycles de communication qui
saisissent la population de manière inclusive 2 ? » Les dataïstes
s’engageraient selon lui dans la fuite en avant et se figureraient une
rationalité qui fait totalement l’économie de l’agir communicationnel. Ils
voient justement dans Big Data et dans l’Intelligence artificielle un
équivalent fonctionnel à l’espace public discursif en cours de désagrégation
qui rend cependant obsolète la théorie de l’agir communicationnel formulée
par Habermas. Le discours est remplacé par les données. Le traitement
algorithmique de Big Data doit appréhender la population de manière
inclusive. Les dataïstes affirmeraient même que l’Intelligence artificielle
écoute mieux que les humains.
Nous pouvons donner le nom de rationalité numérique à la forme de
rationalité qui fait l’économie de la communication et du discours. Elle est
opposée à la rationalité communicationnelle qui guide le discours. Ce qui
est constitutif de la rationalité communicationnelle, outre sa capacité de
justifier, c’est sa disposition à apprendre. Habermas écrit ainsi : « En raison
de leur caractère critiquable, les expressions traditionnelles sont également
susceptibles d’amélioration : nous pouvons corriger des tentatives ratées, si
nous réussissons à identifier les fautes qui nous ont échappé. Le concept de
justification est étroitement uni à celui d’apprentissage. Pour les processus
d’apprentissage aussi, l’argumentation joue un rôle important. Ainsi
nommons-nous rationnelle une personne qui, dans le domaine cognitif-
instrumental, exprime des opinions fondées et agit avec efficacité. Mais
cette rationalité reste contingente si elle n’est pas rattachée à l’aptitude à
apprendre en tirant parti des fautes commises, du démenti des hypothèses et
de l’échec de certaines interventions 3. » L’Intelligence artificielle ne justifie
pas, elle calcule. Les arguments cèdent la place aux algorithmes. Les
arguments peuvent être améliorés dans le processus discursif. Les
algorithmes, en revanche, sont optimisés en permanence dans le processus
mécanique. Cela leur permet de corriger leurs erreurs de manière
indépendante. La rationalité digitale remplace l’apprentissage discursif par
le machine learning. Les algorithmes imitent donc les arguments.
Dans la perspective dataïste, le discours n’est qu’une forme lente et
inefficace du traitement de l’information. Les prétentions à la légitimité
émises par des participants au discours sont elles aussi fondées sur un
traitement insuffisant de l’information. L’agir communicationnel, c’est ce
qu’affirmeraient les dataïstes, n’est possible que dans le cadre d’une masse
d’informations susceptibles d’être appréhendées, car la raison humaine, qui
est finie, n’est pas en mesure de traiter une grande quantité d’informations.
Or la numérisation débouche sur une prolifération de l’information, qui fait
éclater le cadre discursif.
Les dataïstes croient que Big Data et l’Intelligence artificielle donnent
la capacité d’avoir un regard divin et englobant toute chose, saisissant avec
précision tous les processus sociaux et les optimisant pour le bien de tous.
Alex Pentland, directeur de l’Human Dynamics Lab au MIT, un dataïste
convaincu, écrit dans son livre Social Physics : How Social Networks Can
Make Us Smarter : « Avec le Big Data, nous avons la possibilité de
considérer la société dans toute sa complexité, à travers les millions de
connexions de l’échange interhumain. Si nous avions un “œil divin”, un
regard englobant toute chose, nous pourrions développer une véritable
compréhension de la manière dont la société fonctionne, afin d’entreprendre
4
des démarches pour résoudre nos problèmes . »
Le discours piloté par la raison humaine est bien pâle face à ce regard
divin de Big Data. Le savoir digital total rend le discours superflu. Les
dataïstes opposent à la théorie habermassienne de l’agir communicationnel
une théorie béhavioriste de l’information qui fait l’économie du discours.
L’individu agissant rationnellement, exprimant une prétention à la légitimité
et la défendant avec des arguments, n’existe pas dans l’image dataïste du
monde.
Le data-mining au moyen de Big Data et de l’Intelligence artificielle
trouverait des solutions optimales aux problèmes et conflits d’une société
considérée comme un système social calculable, solutions qui apporteraient
à tous les participants des avantages auxquels ils n’accéderaient cependant
pas d’eux-mêmes en raison de leur capacité limitée à traiter des
informations. Big Data et Intelligence artificielle prendraient donc des
décisions plus intelligentes, mieux, plus rationnelles que des individus
humains, avec leur capacité limitée à traiter de grandes quantités
d’informations. Du point de vue dataïste, la rationalité digitale de la
rationalité communicative est bien supérieure.
Les dataïstes sont persuadés que l’humanité, pour la première fois de
son histoire, dispose des données qui leur procurent un savoir total sur la
société. Ils nous promettent un monde sans guerre ni crises financières, un
monde où les maladies infectieuses pourront aussi être rapidement détectées
et stoppées. En 2014, Pentland écrivait que seules les données peuvent
éviter un nombre de décès massif en cas de pandémie de grippe. Mais c’est
l’inquiétude pour la sphère privée qui entrave selon lui le progrès décisif de
la civilisation : « Les principales entraves à l’atteinte de ces buts sont des
objections concernant la sphère privée et le fait que nous n’avons pas
encore de consensus sur la pondération entre les valeurs personnelles et les
valeurs de la société. Nous ne pouvons pas ignorer les biens publics qu’un
tel système de capteurs aurait la capacité de mettre à disposition. Des
centaines de millions de personnes seraient susceptibles de mourir lors de la
prochaine pandémie grippale et nous disposons manifestement aujourd’hui
des moyens d’éviter de telles catastrophes. Nous sommes par conséquent
aussi en mesure non seulement de réduire drastiquement la consommation
d’énergie dans les villes, mais aussi […] de façonner villes et communes de
telle sorte que leurs taux de criminalité diminuent et que, dans le même
temps, la productivité et la créativité augmentent 5. »
Les dataïstes ont à l’esprit une société qui se passe entièrement de la
politique. Quand un système social, argumentent-ils, possède une stabilité
suffisante, c’est-à-dire quand règne, dans toutes les strates de la société, un
large accord avec le système, on peut se passer de l’action politique, au sens
emphatique, qui aurait à produire une nouvelle situation sociale. Là où les
conflits de classes et d’intérêts se réduisent, les partis perdent aussi de leur
signification et se ressemblent de plus en plus. Les dataïstes argueraient que
les partis et les idéologies n’ont de sens que dans une société où dominent
des inégalités systémiques, comme l’injustice massive dans la redistribution
des richesses ou des différences massives entre les classes. Dans la
perspective dataïste, la démocratie des partis n’existera plus dans un proche
avenir. Elle cède le pas à l’infocratie comme post-démocratie numérique.
Les hommes politiques seront alors remplacés par des experts et des
informaticiens qui administreront la société au-delà des hypothèses
idéologiques et indépendamment des intérêts liés au pouvoir. La politique
sera remplacée par un management des systèmes animé par les données.
Les décisions concernant la société seront prises au moyen du Big Data et
de l’Intelligence artificielle. Il continuera à y avoir des discours politiques.
Mais ils passeront au second plan. L’optimisation du système social promet
non pas un surcroît de discours et de communication, mais un surcroît de
données et d’algorithmes intelligents, mieux, le bonheur de tous.
Enthousiasmé par la méthode statistique du XVIIIe siècle, Rousseau met
en œuvre une rationalité arithmétique qui fonctionne sans « aucune
communication ». Elle est opposée à la rationalité communicationnelle.
Rousseau conçoit la volonté générale comme une entité purement
mathématique et numérique que l’on trouve objectivée au-delà de l’agir
communicationnel. Ce n’est pas la communication, mais une opération
arithmétique, c’est-à-dire un algorithme, qui étudie la volonté générale : « Il
y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous & la volonté
générale : celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à
l’intérêt privé, & n’est qu’une somme de volontés particulières : mais ôtez
de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s’entredétruisent 6. »
Rousseau souligne explicitement le fait que la constatation de la volonté
générale doit avoir lieu sans « aucune communication 7 », mieux, qu’elle
doit l’exclure. Que les citoyens ne communiquent pas les uns avec les
autres, qu’il n’y ait aucun discours, voilà la condition de possibilité pour
que soit constatée la volonté générale, dont toute communication
déformerait l’image. Rousseau interdit donc même la formation de partis et
d’associations politiques parce qu’ils éliminent les « différences » en leur
faveur. Chacun doit s’en tenir à sa propre conviction, à son opinion
individuelle, plutôt que de participer à un discours : « Les différences
deviennent moins nombreuses & donnent un résultat moins général. Enfin,
quand une de ces associations est si grande qu’elle l’emporte sur toutes les
autres, vous n’avez plus pour résultat une somme de petites différences,
mais une différence unique ; alors il n’y a plus de volonté générale, & l’avis
qui l’emporte n’est qu’un avis particulier. Il importe donc, pour avoir bien
l’énoncé de la volonté générale qu’il n’y ait pas de société partielle dans
8
l’État, & que chaque citoyen n’opine que d’après lui . »
Traduite dans la langue des dataïstes, la thèse de Rousseau est la
suivante : plus il existe de données différentes, plus la volonté générale
transmise est authentique. Les discours, en revanche, déforment le résultat.
Rousseau est ainsi le premier dataïste. Sa rationalité arithmétique, qui
renonce entièrement au discours et à la communication, s’approche de la
rationalité numérique. En régime d’information, les statisticiens de
Rousseau sont remplacés par des informaticiens. C’est à l’Intelligence
artificielle que revient le soin, en faisant appel à Big Data, de calculer la
volonté générale, à savoir le « meilleur général » d’une société.
La rationalité communicationnelle repose sur l’autonomie et la liberté
de l’individu. Les dataïstes, en revanche, défendent un béhaviorisme
numérique qui rejette l’idée d’un individu libre, et agissant de manière
autonome. En tant que béhavioristes, ils sont convaincus que le
comportement d’un individu peut se pronostiquer et se manipuler avec
exactitude. Le savoir total rend la liberté de l’individu obsolète : « Son
abolition est en souffrance depuis longtemps. L’“homme autonome” est un
moyen dont nous nous servons pour expliquer ces choses que nous ne
pouvons pas expliquer autrement. C’est un produit de notre ignorance, et
plus notre savoir augmente, plus la substance dont il est fait se dissout. […]
Nous pouvons être heureux quand nous nous sommes libérés de cet homme
dans l’homme. C’est seulement lorsque nous l’aurons dépossédé de ses
droits que nous pourrons nous consacrer aux véritables causes du
comportement humain. Alors seulement, nous pourrons passer du déduit à
9
l’observer, du merveilleux au naturel, de l’insuffisant à l’influençable . »
Au contraire de la rationalité communicationnelle, la rationalité digitale
n’a pas son point de vue dans l’individu, mais dans le collectif. Du point de
vue dataïste, l’individu agissant de manière autonome est une fiction : « Il
est temps de laisser tomber la fiction de l’individu comme unité
fondamentale de la rationalité et de reconnaître que notre rationalité est
10
largement déterminée par la structure sociale . » Notre comportement est
soumis aux lois de la physique sociale. Les dataïstes considèrent que les
humains ne se distinguent pas fondamentalement des abeilles et des singes :
« La force de la physique sociale tient au fait que nos actes quotidiens sont
presque en permanence habituels et se fondent en grande partie sur ce que
nous avons appris en observant le comportement d’autres que nous. […]
Cela signifie que nous pouvons aussi bien observer des humains que des
singes ou des abeilles et que nous pouvons en déduire des règles de
comportement, de réaction et d’apprentissage 11. »
Alex Pentland augmente le data-mining en y ajoutant le « reality-
mining ». Les gens sont pourvus de ce que l’on appelle des sociomètres, qui
rendent minutieusement compte de leur comportement, jusqu’à leur langage
corporel, et en tirent des quantités gigantesques de données
comportementales. Le reality-mining, avec tous ses capteurs digitaux, rend
toute la société calculable et dirigeable. « D’ici quelques années, nous
disposerons sans doute déjà de données globales concernant le
comportement de pratiquement toute l’humanité – et ce de manière
ininterrompue. […] Une fois que nous aurons mis au point une visualisation
précise des modèles de la vie humaine, nous pouvons espérer comprendre
notre société moderne d’une manière qui tiendra mieux compte de notre
réseau complexe d’humain et de technologie 12. »
Les dataïstes conçoivent la société comme un organisme fonctionnel.
Seul un niveau supérieur de complexité les distingue des autres organismes.
Au sein de la société comme organisme, il n’y a pas de prétentions à la
légitimité. On ne mène pas de discours entre les organes. La seule chose qui
compte, c’est un échange efficace d’informations entre des unités
fonctionnelles, échange qui garantit une meilleure performance. La
politique et le gouvernement sont remplacés par la planification, la
manipulation et le conditionnement.
Les visions béhavioristes sur l’être humain ne sont pas compatibles sans
autre forme de procès avec des principes démocratiques. Dans l’univers
dataïste, la démocratie cède la place à une infocratie animée par des
données et qui se soucie d’optimiser l’échange d’informations. Les analyses
de données menées au moyen de l’Intelligence artificielle remplacent
l’opinion publique discursive, ce qui signifierait la fin de la démocratie.
Shoshana Zuboff se dresse en termes empathiques contre l’image dataïste
de l’homme : « Si la démocratie doit relever la tête dans les années qui
viennent, c’est à nous de réveiller la colère et le deuil que nous devrions
éprouver d’avoir été ainsi dépouillés. […] Ce qui est en jeu, c’est
l’expérience intérieure à partir de laquelle se forment la volonté de vouloir
et les espaces publics dans lesquels nous pourrons agir en vertu de cette
volonté 13. »
Pour les dataïstes, cette profession de foi passionnée dans la liberté et la
démocratie sonnera comme une voix lugubre en provenance d’une époque
déjà révolue. L’idée de l’homme qui fonde celui-ci sur l’autonomie
individuelle et sur la liberté, sur la « volonté de vouloir », n’aura eu dans la
perspective dataïste qu’une brève durée d’existence. Les dataïstes
approuveraient cette mort de l’être humain que Foucault invoquait déjà
dans Les Mots et les Choses : « L’homme est une invention dont
l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être
la fin prochaine. […] – alors on peut très bien parier que l’homme
s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage dans le sable 14. » Cette
mer dont les vagues effacent le visage dans le sable est désormais une mer
de données infinie. L’homme s’y dissout en un pitoyable champ de
données.
La crise de la vérité

Un nouveau nihilisme se répand actuellement. Il n’est pas dû au fait que


les dogmes religieux ou les valeurs traditionnelles perdent leur validité. Ce
nihilisme des valeurs que Nietzsche a exprimé par les expressions « Dieu
est mort » ou « réévaluation de toutes les valeurs » relève déjà du passé. Le
nouveau nihilisme est un phénomène du XXIe siècle. Il fait partie des failles
pathologiques de la société d’information. Il apparaît là où nous perdons la
foi dans la vérité même. À l’heure des fake news, de la désinformation et de
la théorie du complot, nous perdons la réalité et ses vérités factuelles. Les
informations circulent désormais dans un espace hyperréel, totalement
découplé de la réalité. La foi dans la facticité se perd. Nous vivons ainsi
dans un univers défactivé. Au bout du compte, disparaît en même temps que
les vérités factuelles le monde commun auquel nous pourrions nous référer
dans notre action.
Quelle que soit sa radicalité, la critique nietzschéenne de la vérité n’a
pas sa destruction pour but, car elle ne nie pas la vérité elle-même. Elle ne
dévoile que son origine morale. La vérité est dé-construite, c’est-à-dire, du
point de vue généalogique, reconstruite. Selon Nietzsche, la vérité est une
construction sociale qui sert à rendre possible la coexistence humaine. Elle
lui donne une base existentielle : « La pulsion vers la vérité commence par
la forte observation de l’opposition entre le monde réel et le mensonge, et
de l’incertitude qui pèse sur toute vie humaine quand la vérité de
convention n’a pas une validité absolue : c’est une conviction morale qu’il
faut nécessairement une convention fixe si l’on veut qu’une société
humaine existe. Si l’état de guerre doit prendre fin, il doit commencer par
la détermination de la vérité, c’est-à-dire par une désignation valable et
obligatoire des choses. Le menteur utilise les mots pour faire apparaître
l’irréel comme réel, c’est-à-dire qu’il abuse de la base fixe 1. » La vérité
empêche de faire des différentes prétentions à la validité un bellum omnium
contra omnes 2, de déboucher sur une scission totale de la société. En tant
que convention nécessaire, elle maintient la cohésion de la société.
La critique nietzschéenne de la société serait plus radicale aujourd’hui.
Elle attesterait que nous avons aujourd’hui totalement perdu la pulsion de
vérité, la volonté de vérité. Seule une société intacte développe la pulsion de
la vérité. La baisse de la pulsion de vérité et la désagrégation de la société
se conditionnent l’une l’autre. La crise de la vérité se répand là où la société
se décompose en groupements ou en tribus entre lesquels aucune entente,
aucune désignation de rigueur n’est plus possible. Dans la crise de la vérité,
le monde commun, mieux, la langue commune se perdent. La vérité est un
régulateur social, une idée régulatrice de la société.
Le nouveau nihilisme est un symptôme de la société de l’information.
La vérité détient une force centripète qui assure la cohésion d’une société.
La force centrifuge propre à la vérité a un effet dévastateur sur la cohésion
sociale. Le nouveau nihilisme se déroule au sein de ce procédé destructeur
dans lequel le discours se décompose lui aussi en informations, ce qui mène
à la crise de la démocratie.
Le nouveau nihilisme ne dit pas que l’on fait passer le mensonge pour la
vérité ou la vérité pour le mensonge. La distinction entre la vérité et le
mensonge elle-même est désactivée. Qui ment volontairement et s’oppose à
la vérité la reconnaît paradoxalement. Le mensonge ne nous est possible
que là où la distinction entre la vérité et le mensonge est intacte. Le menteur
ne perd pas le lien avec la vérité. Sa foi dans la réalité n’est pas ébranlée. Le
menteur n’est pas un nihiliste. Il ne remet pas en question la vérité elle-
même. Plus il ment avec détermination, plus la vérité se confirme.
Les fake news ne sont pas des mensonges. Elles s’en prennent à la
facticité elle-même. Elles défactualisent la réalité. Quand Donald Trump
affirme sans la moindre gêne tout ce qui lui passe par la tête et l’arrange, ce
n’est pas un menteur classique qui tord consciemment les choses. La vérité
des faits lui est au contraire indifférente. Quand on est aveugle aux faits et à
la réalité, on représente pour la vérité un plus grand danger que le menteur.
Le philosophe américain Harry Frankfurt qualifierait aujourd’hui Trump
de « bullshitter ». Le bullshitter ne s’oppose pas à la vérité. Il est au
contraire totalement indifférent à son égard. Mais l’explication que donne
Frankfurt au fait qu’il y a tant de bullshitters aujourd’hui est insuffisante :
« Le bullshit est toujours inévitable quand les circonstances forcent les
hommes à parler de choses auxquelles ils ne comprennent rien. La
production de bullshit est donc stimulée quand un homme se retrouve dans
la situation, voire dans l’obligation de parler d’un sujet qui dépasse l’état de
son savoir sur les faits concernant le sujet. […] Agissant dans la même
direction, une conviction largement répandue veut que dans une démocratie,
le citoyen est tenu de développer des opinions sur tous les sujets possibles,
ou du moins sur toutes les questions jouant un rôle pour les affaires
publiques 3. » Si le bullshit est dû à la connaissance insuffisante des faits,
alors Trump n’est pas un bullshitter. Harry Frankfurt ne discerne
manifestement pas la crise actuelle de la vérité. On ne peut pas la ramener à
la disparité entre le savoir et les faits, ou au manque de connaissance de la
réalité. La crise de la vérité ébranle la foi dans les faits eux-mêmes. Les
opinions peuvent fortement diverger les unes des autres. Mais elles sont
légitimes tant qu’elles « respectent l’intégrité des états de fait auxquels elles
4
se rapportent ». La liberté d’expression est en revanche reléguée à l’état de
farce quand elle perd toute relation avec les états de fait et les vérités
factuelles.
L’érosion de la vérité a commencé bien avant la politique des fake news
menée par Trump. En 2005, le New York Times a élu le néologisme
truthiness parmi les mots qui reflètent l’esprit du temps. La truthiness
reflète la crise de la vérité. Il s’agit en l’espèce de la vérité ressentie, à
laquelle manque toute objectivité, toute solidité du factuel. L’arbitraire
subjectif qui la constitue abolit la vérité. L’attitude nihiliste à l’égard de la
réalité s’exprime en lui. Il est un phénomène pathologique de la
numérisation. Il ne fait pas partie de la culture du livre. C’est précisément le
caractère numérique qui provoque l’érosion du factuel. L’animateur de
télévision Stephen Colbert, qui a mis en circulation le mot truthiness, a fait
un jour cette remarque : « I don’t trust books. They’re all fact, no heart 5. »
Trump serait par conséquent un président du cœur qui ne fait guère usage
de l’entendement. Le cœur n’est pas un organe de la démocratie. Là où
émotions et affects dominent le discours politique, la démocratie elle-même
se retrouve en danger.
Dans Le Système totalitaire, Hanna Arendt note à propos d’Hitler :
« Hitler a diffusé à plusieurs millions d’exemplaires un livre dans lequel il
déclarait que les mensonges ne peuvent réussir que s’ils sont énormes,
c’est-à-dire s’ils ne se contentent pas de nier des faits isolés au sein d’un
contexte de factualité resté intact, cas dans lequel la factualité intacte fait
toujours apparaître les mensonges au grand jour, mais quand ils contournent
par le mensonge la totalité de la factualité, de telle sorte que tous les faits
mensongers placent, dans un contexte en soi concordant, un monde fictif à
6
la place du monde réel . » Selon Arendt, Hitler n’est pas un menteur
ordinaire. Il est capable de commettre ce type de mensonges qui, dans leur
énormité et dans leur totalité, produisent une nouvelle réalité. Qui invente
une nouvelle réalité ne ment pas au sens ordinaire du terme.
Le rapport entre idéologie et vérité est cependant beaucoup plus
complexe qu’Arendt ne le pense. L’idéologie s’habille de vérité. Hitler
proclame ainsi avec détermination sa foi dans la vérité. La vérité, comme
instance, n’est pas mise de côté. C’est bien en son nom qu’Hitler diffuse
son idéologie raciste et c’est à sa lumière qu’il fait toujours apparaître sa
propagande. Il y a des vérités, écrit Hitler, qui sont tellement naturelles et
évidentes que le monde ordinaire ne les voit pas ou, du moins, ne les
reconnaît pas. Il passe aveuglément à côté et il est extrêmement étonné
quand, tout à coup, quelqu’un découvre ce que tous devraient en principe
savoir. « Vérité » est l’un des termes qu’Hitler utilise très souvent dans
Mein Kampf. Il parle de « gardiens d’une vérité supérieure 7 » ou de « vérité
éternellement valide 8 ». Il prend ses distances avec les « délégués du
mensonge et de la calomnie 9 ». Il diffame précisément les Juifs en disant
qu’ils ont un « art du mensonge » éhonté 10. Il les accuse de pratiquer le
mensonge total, et prétend que leur existence est construite sur un « unique
et vaste mensonge 11 ».
Dans l’État de surveillance totalitaire d’Orwell aussi, la vérité perdure
en tant qu’instance. Cet État est construit sur un immense mensonge qui se
fait passer pour une vérité. Le protagoniste Winston Smith dit : « Si tous les
autres acceptaient le mensonge imposé par le Parti – si tous les rapports
racontaient la même chose –, le mensonge passerait dans l’histoire et
deviendrait vérité 12. » Le parti ment, sans doute, mais l’énormité du
mensonge fait basculer le mensonge vers le statut de vérité. Il continue à
faire usage de l’instance de la vérité. Le « ministère de la Vérité » joue ainsi
un rôle central dans la dystopie d’Orwell. C’est un gigantesque bâtiment en
béton pyramidal, au scintillement blanc, qui se dresse vers le ciel, en forme
de terrasse, à trois cents mètres de hauteur. L’édifice domine la ville et
comprend trois mille salles. Le ministère de la Vérité traite de
l’information, des loisirs, de l’éducation et de l’art. Il approvisionne la
population en journaux, en films, en musique, en théâtre et en livres. On y
produit des journaux de piètre valeur qui ne contiennent presque que des
feuilletons policiers et du sport, des romans à quatre sous et des rengaines
sentimentales. Il s’agit de bloquer la pensée autonome de la population. Le
ministère de la Vérité entretient même un service entier qui produit
massivement de la pornographie. Le porno est utilisé comme un moyen de
pouvoir. Quand on est addict au porno ou au jeu, on ne s’insurge pas contre
le pouvoir dominant.
La fonction centrale du ministère de la Vérité consiste à détruire des
vérités factuelles. La facticité fondée sur des faits est annulée. Le passé est
effacé par harmonisation permanente avec le temps présent. Tous les
documents des archives sont révisés en permanence et adaptés à la ligne
actuelle du parti, auquel tous les documents écrits existants donnent ainsi
raison. Le ministère de la Vérité pratique le mensonge total sous une forme
parachevée. Il ne se contente pas de diffuser des fake news isolées. On
maintient au contraire à tout prix une réalité fictive. Les faits sont courbés
et truqués jusqu’à ce qu’ils soient adaptés au narratif du parti, qui fonde une
réalité.
Au ministère de la Vérité, Winston est chargé des falsifications. Il
remplace par des faits inventés les faits du passé défavorables au parti.
Après avoir créé de toutes pièces, en réécrivant un article de journal, une
personne fictive nommée Ogilvy, il se dit : « Le camarade Ogilvy, qui
n’avait jamais existé dans le présent, existait maintenant dans le passé, et
quand la falsification serait oubliée, son existence aurait autant
d’authenticité, autant d’évidence que celle de Charlemagne ou de Jules
César 13. »
La tromperie universelle, le mensonge total, intervient aussi dans le
langage. On invente ainsi une nouvelle langue, une « novlangue »
(Newspeak), qui consolide le mensonge total. Le vocabulaire est
radicalement réduit, les nuances linguistiques, anéanties, le tout pour
empêcher une pensée différenciée. On ôte à l’homme la capacité de saisir
une autre réalité, un autre monde que celui du parti. Dans le mensonge total,
c’est la langue elle-même que l’on courbe pour qu’elle devienne
mensongère. Les distinctions conceptuelles claires deviennent impossibles.
Les trois slogans du parti sont ainsi : « La guerre, c’est la paix. La liberté,
c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force 14. »
Les fake news de Trump sont très éloignées de ces énormes mensonges
qui produisent une nouvelle réalité. Trump ne prononce pratiquement
jamais le mot « vérité ». Il ne ment pas au nom de la vérité. Ses faits
alternatifs ne se condensent pas pour former un récit, une narration
idéologique. Il leur manque la continuité et la cohérence narratives. La
politique des fake news pratiquée par Trump n’est possible que dans un
régime d’information désidéologisée.
Hannah Arendt était encore persuadée que les vérités de fait, si
vulnérables soient-elles, sont « obstinées », qu’elles disposent d’une
« étrange coriacité » qui « tient au fait qu’à l’instar de tous les produits de
l’activité humaine – et à la différence des produits de la fabrication
humaine –, on ne peut pas revenir dessus » 15. L’obstination et la coriacité
des faits relèvent désormais du passé.
L’ordre numérique abolit en général la solidité du factuel, et même la
solidité de l’Être dans la mesure où il totalise la fabricabilité. Dans la
fabricabilité totale, il n’existe rien sur quoi l’on ne puisse revenir. Le monde
numérisé, c’est-à-dire informatisé, est tout, sauf obstiné et coriace. Il est au
contraire modelable et manipulable à l’envi. La numéralité est
diamétralement opposée à la facticité. La numérisation affaiblit la
conscience des faits et du réel, pire, la conscience de la réalité elle-même.
La fabricabilité totale est aussi l’essence de la photographie numérique. La
photographie analogique certifie, pour l’observateur, l’être de ce qui existe.
16
Elle témoigne de la facilité du « ça a été ». Elle nous montre ce qui existe
effectivement. Le « ça a été » ou le « ça existe donc » est la vérité de la
photographie. La photographie digitale détruit la facticité comme vérité.
Elle fabrique une nouvelle réalité qui n’existe pas en éliminant la réalité
comme référent.
Les informations à elles seules n’expliquent pas le monde. À partir d’un
point critique, elles l’assombrissent même. Par principe, nous accueillons
l’information avec le soupçon que ce pourrait aussi être autrement. Elle va
de pair avec une méfiance fondamentale. Plus nous sommes confrontés à
des informations différentes, plus la méfiance augmente. Dans la société de
l’information, nous perdons la confiance fondamentale. Il s’agit d’une
société de la méfiance.
La société de l’information amplifie l’expérience de la contingence. Il
manque à l’information la solidité de l’être : « Sa cosmologie n’est pas une
17
cosmologie de l’être, mais de la contingence . » L’information est un
concept à deux visages, elle a une tête de Janus. Comme, jadis, le sacré, elle
a « une face bénéfique et une face effrayante ». Elle débouche sur une
« communication paradoxale », car elle « reproduit la sécurité et
l’insécurité ». L’information produit une ambivalence structurelle
fondamentale. Luhmann note ainsi : « Le schéma fondamental de
l’ambivalence prend de nouvelles formes à chaque moment, mais
l’ambivalence reste la même. C’est peut-être de cela qu’on parle lorsqu’on
18
emploie l’expression “société de l’information” » ?
L’information est additive et cumulative. La vérité, en revanche, est
narrative et exclusive. Il existe des amoncellements d’informations ou des
décharges d’informations. La vérité, en revanche, ne forme pas
d’amoncellements. Elle n’a pas une fréquence qui lui permette de s’empiler.
À maints égards, elle s’oppose à l’information. Elle élimine contingence et
ambivalence. Élevée au rang de narratif, elle crée du sens et de
l’orientation. La société de l’information est en revanche vidée de son sens.
Seul ce vide est transparent. Nous sommes certes aujourd’hui bien
informés, mais désorientés. Les informations n’ont pas le sens de
l’orientation. Même un fact-checking très poussé ne peut pas produire la
vérité, car elle est plus que la justesse ou la correction d’une information.
La vérité est au bout du compte une promesse, telle qu’elle s’exprime dans
19
la parole de la Bible : « Je suis le chemin, la vérité et la vie . »
Même la vérité discursive, au sens où l’entend Habermas, a une
dimension téléologique. Elle est la « promesse d’atteindre un consensus
20
rationnel sur ce qui a été dit ». En tant que « marche de
21
l’argumentation », le discours décide de la teneur en vérité qui s’attache
aux affirmations. L’idée de vérité se mesure à la possibilité de satisfaire par
le discours la prétention des affirmations à la légitimité. Cela signifie que
les affirmations doivent résister aux contre-arguments éventuels et susciter
une approbation de tous les participants potentiels au discours. La vérité
discursive, comme entente et consensus, assure une cohésion sociale. Elle
stabilise la société en éliminant contingence et ambivalence.
La crise de la vérité est toujours une crise de la société. Sans vérité, la
société se désagrège intérieurement. Elle n’est plus alors maintenue par les
seules relations extérieures, instrumentales, économiques. Les évaluations
mutuelles, par exemple, que l’on pratique aujourd’hui partout, détruisent la
relation humaine en la soumettant à une commercialisation totale. Toutes
les valeurs humaines sont économisées et commercialisées. La société et la
culture prennent elles-mêmes la forme de marchandise. La marchandise
22
remplace le vrai .
À elles seules, les informations ou les données n’éclairent pas le monde.
Leur essence, c’est la transparence. Lumière et obscurité ne sont pas des
qualités de l’information. Elles naissent, comme le bien et le mal ou la
vérité et le mensonge, dans l’espace narratif. La vérité, au sens emphatique,
a un caractère narratif. Dans la société d’information dénarrativisée, elle
perd donc radicalement de sa signification.
La fin des Grands Récits induite par le postmoderne se parachève dans
la société d’information. Les récits se décomposent et deviennent
information. L’information est la contre-figure du récit. Big Data est opposé
aux Grands Récits. Big Data ne raconte rien. Le numérique et le narratif, ce
qui peut se compter et ce qui peut se raconter, relèvent de deux ordres
radicalement différents. Les théories du complot prospèrent tout
particulièrement en situation de crise. Nous ne nous trouvons pas seulement
aujourd’hui en crise économique ou pandémique, mais aussi en crise
narrative. Les récits créent du sens et de l’identité. La crise narrative mène
ainsi au vide du sens, à la crise de l’identité et à la désorientation. Sur ce
plan, les théories du complot apportent une aide en tant que microrécits.
Elles sont conçues comme des ressources d’identité et de sens. C’est la
raison pour laquelle elles se propagent avant tout dans le camp de l’extrême
droite, où le besoin d’identité est particulièrement affirmé.
Les théories du complot sont résistantes au fact-checking parce que ce
sont des récits qui, en dépit de leur caractère fictif, fondent la perception de
la réalité. Elles constituent donc un récit factuel. En elles, la fictivité se mue
en factualité. Le point décisif n’est pas l’état de fait, la facticité de la vérité
des faits, mais la cohérence narrative qui la rend crédible. Au sein de la
théorie du complot, en tant que récit, on fait disparaître la contingence. Les
théories du complot évacuent par la narration la contingence et la
complexité, qui sont notamment pesantes en situation de crise. En crise
pandémique, des chiffres purs, comme le « nombre de cas » ou le « taux
d’incidence » augmentent l’incertitude fondamentale, car ils n’expliquent
rien. Le simple décompte éveille un besoin de contes. C’est la raison pour
laquelle la crise pandémique est un bon humus pour les théories du
complot. Avec leur explication totale ou leur mensonge total, elles éliminent
l’insécurité et l’incertitude pesantes.
La démocratie n’est pas compatible avec le nouveau nihilisme : elle
suppose une parole vraie. Seule l’infocratie fait l’économie de la vérité.
Dans ses leçons du début 1983, Foucault se consacre au « courage de la
vérité » (parrêsia), comme s’il pressentait la crise imminente de la vérité
dans laquelle nous perdons la volonté de vérité. La « vraie démocratie »
(Foucault se réfère à l’historiographe grec Polybe) est guidée par deux
principes, isêgoria et parrêsia. L’isêgoria désigne le droit accordé à tout
citoyen de s’exprimer librement. La parrêsia, le parler-vrai, suppose certes
l’isêgoria, mais elle dépasse le droit constitutionnel de prendre la parole.
Elle permet à certains individus de trouver le courage de « dire ce qu’on
pense, […] ce qu’on pense être vraiment vrai 23 ». La parrêsia engage donc
les gens qui ont une action politique à dire le vrai, à se soucier de la
24
communauté en usant du « discours raisonnable, du discours de vérité ».
Quiconque prend la parole en dépit de tous les risques que cela fait courir
exerce la parrêsia. La parrêsia fonde la communauté. Elle est essentielle
pour la démocratie. Le parler-vrai est un acte intrinsèquement politique. La
démocratie est vivante tant que l’on exerce la parrêsia : « Premièrement, je
crois que cette parrêsia […] est d’abord profondément liée à la démocratie.
Et on peut dire qu’il y a une sorte de circularité entre démocratie et parrêsia
[…]. Pour qu’il y ait démocratie, il faut qu’il y ait parrêsia. Mais
inversement […] la parrêsia est un des traits caractéristiques de la
25
démocratie. C’est une des dimensions internes de la démocratie . » La
parrêsia, comme courage de la vérité, la « parrêsia courageuse » est
l’action politique par excellence. La démocratie vraie a donc
intrinsèquement quelque chose d’héroïque. Elle a besoin de personnes qui
osent exprimer le vrai en dépit du risque. Ce que l’on appelle la liberté
d’opinion ne concerne en revanche que l’isêgoria. Seule la liberté de vérité
produit la démocratie réelle. Sans elle, la démocratie se rapproche de
l’infocratie.
La politique est aussi un jeu de pouvoir. Le mot dynasteia désigne
l’exercice du pouvoir, le « jeu politique [… par lequel] ce pouvoir
26
s’exerce ». En démocratie, la dynasteia n’est cependant pas aveugle. Elle
n’est pas une fin en soi. Le jeu du pouvoir doit avoir lieu dans le cadre de la
parrêsia. La parrêsia la limite et l’enclot. Là où le jeu du pouvoir devient
autonome, la démocratie est en danger. Donald Trump incarne par exemple
le pouvoir politique qui a perdu tout lien avec la parrêsia. Parce qu’il est un
opportuniste, sa seule visée est le gain de pouvoir. Les fake news sont
utilisées comme un moyen à cette fin.
La parrêsia dégénère aujourd’hui et devient une liberté reconnue à
quiconque de dire ce qu’il veut, mieux, tout ce qui lui plaît ou lui apporte un
avantage. On affirme, sans la moindre retenue, des choses qui n’ont pas
même pas un lien avec des faits. La critique platonicienne de la démocratie
vise précisément cette forme de parrêsia. Selon Platon, la démocratie
produit au bout du compte une « cité pleine de liberté et de franc-parler
[eleutheria et parrêsia], la cité bariolée et bigarrée, la cité sans unité dans
laquelle chacun donne son opinion, suit ses propres décisions et se
gouverne comme il veut 27. » C’est dans cet état que se trouve aujourd’hui la
démocratie. On peut tout affirmer à son gré. Cela met en péril l’unité de la
société elle-même.
À la parrêsia comme arbitraire de l’opinion, Platon oppose la bonne
parrêsia, la courageuse. Le parrésiaste se distingue de tous ces orateurs et
politiciens qui, dans leur rôle de populistes, cherchent à flatter le peuple. Le
parler-vrai n’est pas sans danger. C’est précisément Socrate qui incarne la
parrêsia courageuse. Son discours n’a d’autre visée que le souci de vérité.
Le parler-vrai est sa mission, et il n’y renoncera pas jusqu’à la mort. Ce
parler-vrai coïncide avec son existence de philosophe. Socrate prend ainsi le
risque de mourir. De manière emphatique, Foucault souligne le rôle de
parrésiaste tenu par Socrate : « On a là un exemple qui prouve bien que, en
démocratie, on risque la mort à vouloir dire la vérité en faveur de la justice
et de la loi. […] Il est vrai que la parrêsia est dangereuse, mais il est vrai
aussi que Socrate a eu le courage d’affronter les risques de cette
parrêsia 28. »
La philosophie fait aujourd’hui ses adieux au parler-vrai, au souci de la
vérité. Lorsque Foucault qualifie la philosophie d’« espèce de journalisme
radical 29 » et se conçoit lui-même comme un « journaliste », il engage la
philosophie et s’engage lui-même à parler vrai. La philosophie est un
parler-vrai. Les philosophes doivent selon Foucault traiter de
l’« aujourd’hui » sans prendre de gants. Ils exercent la parrêsia à propos de
ce qui se passe aujourd’hui. Quand Hegel considère que la mission de la
philosophie est d’appréhender le temps sous forme de pensée, il se conçoit
lui-même comme un journaliste. Le souci de l’aujourd’hui, en tant que
souci de la vérité, vise en dernier ressort l’avenir : « Je pense que le futur,
c’est nous qui le faisons. Le futur est la manière dont nous transformons en
30
vérité un mouvement, un doute . » La philosophie actuelle est totalement
dépourvue de lien à la vérité. Elle se détourne de l’aujourd’hui. Elle est par
conséquent aussi dépourvue d’avenir.
Platon incarne le régime de vérité. Dans son allégorie de la caverne, on
fait sortir l’un des prisonniers de la grotte. L’homme ainsi libéré découvre, à
l’extérieur, la lumière de la vérité et retourne à l’intérieur pour convaincre
les prisonniers de ce qu’est la vraie réalité. Il se conduit ainsi en parrésiaste,
en philosophe. Mais les prisonniers ne lui prêtent aucun crédit et tentent de
le tuer. La métaphore de la caverne s’achève sur cette parole : « Et si
quelqu’un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu’ils le puissent
31
tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas ? »
Nous sommes aujourd’hui prisonniers d’une caverne numérique tout en
nous croyant en liberté. Nous sommes ligotés à l’écran digital. Les
prisonniers de la caverne platonicienne sont enivrés par les images
mystiques et narratives. La caverne numérique, elle, nous maintient sous le
joug des informations. La lumière de la vérité s’est entièrement éteinte. Il
n’y a aucun extérieur à la caverne de l’information. Un mugissement de
l’information dissout les contours de l’être. La vérité ne mugit pas.
La vérité a une tout autre temporalité que l’information. Alors que celle-
ci a une bande d’actualité très étroite, c’est la durée qui distingue la vérité.
Elle stabilise ainsi la vie. Hannah Arendt souligne explicitement la
signification existentielle de la vérité. La vérité nous donne un appui. Elle
est « le sol sur lequel nous nous tenons et le ciel qui s’étend au-dessus de
nous 32 ». La terre et le ciel relèvent de l’ordre terrien, aujourd’hui remplacé
par l’ordre numérique. Hannah Arendt habite encore l’ordre terrien. La
vérité détient aux yeux d’Arendt la solidité de l’être. Dans l’ordre
numérique, cette solidité cède la place à la fugacité de l’information. Nous
allons sans doute devoir aujourd’hui nous contenter des informations.
L’époque de la vérité est manifestement révolue. Le régime d’information
refoule le régime de vérité.
Dans l’État totalitaire, qui est construit sur un mensonge total, le parler-
vrai est un acte révolutionnaire. Le courage de la vérité est ce qui distingue
le parrésiaste. Dans la société postfactuelle de l’information, en revanche, le
pathos de la vérité se perd entièrement dans le vide. Il se perd dans le
mugissement de l’information. La vérité se désagrège pour devenir une
poussière d’information emportée par le vent numérique. Elle aura été un
bref épisode.
TABLE DES MATIÈRES
Régime de l'information

Infocratie

La fin de l'agir communicationnel

Rationalité numérique

La crise de la vérité
www.puf.com
1. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, « Tel », 1975,
p. 159.
2. Ibid., p. 160.
3. Ibid., p. 275.
4. Michel Foucault, « La naissance de la médecine sociale », in Dits et écrits, t. III, 1976-1979,
Paris, Gallimard, « Quarto », 1994, p. 310.
5. Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 253.
6. Ibid., p. 241.
7. Ibid., p. 258.
8. Vilém Flusser, Dinge und Undinge. Phänomenologische Skizzen, Munich, Hanser, 1993,
p. 87.
9. Hannah Arendt, Le Système totalitaire, trad. Jean-Loup Bourguet, Robert Davreu et Patrick
Kévy, revue par Hélène Frappat, Paris, Gallimard, 2012, p. 298.
10. Voir Marshall McLuhan, cité d’après le recueil en allemand Wohin steuert die Welt ?
Massenmedien und Gesellschaftstruktur, 1978, p. 174.
11. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », in
Œuvres III, trad. Maurice de Gandillac, Pierre Rusch et Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard,
« Folio », p. 306.
12. Christian Linder, Der Bahnhof von Finnentrop. Eine Reise ins Carl Schmitt Land, Berlin,
Matthes & Seitz, 2008, p. 423.
1. Jürgen Habermas, L’Espace public, trad. Marc B. de Launay, Paris, Payot, 1993, p. III.
2. Neil Postman, Se distraire à en mourir, trad. Thérèsa de Chérisey, Paris, Fayard, « Pluriel »,
2011, p. 85.
3. Jürgen Habermas, L’Espace public, op. cit., p. 178-179.
4. Neil Postman, Wir amusieren uns zu Tode, Francfort, Fischer, 1985, texte de quatrième de
couverture. (La traduction française, Se distraire à en mourir, op. cit., ne reprend pas ce texte.
[N.d.T.])
5. Jürgen Habermas, L’Espace public, op. cit., p. 178.
6. Neil Postman, Se distraire à en mourir, op. cit., p. 169.
7. Ibid., p. 170.
8. Ibid., p. 14.
9. Dès le mois de février 2020, le directeur de l’Organisation mondiale de la santé (OMS),
Tedros Adhanom Ghebreyesus, relevait : « Nous ne combattons pas seulement une pandémie ;
nous combattons une infodémie. »
10. Niklas Luhmann, « Entscheidungen in der “Informationsgesellschaft” »,
www.fen.ch/texte/gast_luhmann_informationsgesellschaft.htm.
11. Robert Feustel, Am Anfang war die Information. Digitalisierung als Religion, Berlin,
Verbrecher Verlag, 2018, p. 150.
12. Niklas Luhmann, « Entscheidungen in der “Informationsgesellschaft” », op. cit.
13. « Nous avons élu un mème à la présidence. » (N.d.T.)
1. Pierre Lévy, L’Intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberspace, Paris, La
Découverte, 1984, p. 87.
2. Hannah Arendt, « Wahrheit und Politik », in Zwischen Vergangenheit und Zukunft. Übungen
im politischen Denken, t. I, Munich, Piper, 2000, p. 327-370, ici p. 342.
3. Id.
4. Ibid., p. 343.
5. Jürgen Habermas, Vorstudien und Ergänzungen zur Theorie des kommunikativen Handelns,
Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1984, p. 588, souligné par B.-C. Han.
6. Eli Pariser, Filter Bubble, Wie wir im Internet entmündigt werden, Munich, Carl Hanser
Verlag, 2012, p. 17. [Traduction allemande de id., What The Internet Is Hiding From You,
Londres, Penguin, 2011. (N.d.T.)]
7. Ibid., p. 156.
8. Jürgen Habermas, Le Discours philosophique de la modernité. Douze conférences, trad.
Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, p. 353.
9. Voir Byung-Chul Han, Hyperkulturalität, Kultur und Globalisierung, Berlin, Marve Verlag,
2005.
10. Michael Seemann, « Digitaler Tribalismus und Fake News », https://ctrl-
verlust.net/DigitalerTribalismusUndFakeNews.pdf.
11. Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, t. I, trad. Jean-Marc Ferry, Paris,
Fayard, 1987, p. 25.
1. Hiroki Azuma, General Will 2.0. Rousseau, Freud, Google, New York, Vertical, 2014, p. 68-
69.
2. Jürgen Habermas, « Moralischer Universalismus in Zeiten politischer Regression. Jürgen
Habermas im Gespräch über die Gegenwart und sein Lebenswerk », Leviathan, 48/1, 2020, p. 7-
28, ici p. 27.
3. Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, op. cit., p. 35.
4. Alex Pentland, Social Physics : How Good Ideas Spread – The Lessons from a New Science,
New York, The Penguin Press, 2014, p. 11.
5. Ibid., p. 153.
6. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, II, 2, Paris, Garnier, 1975, p. 252.
7. Id.
8. Ibid., p. 253.
9. Burrhus F. Skinner, Jenseits von Freiheit und Würde, Hambourg, Reinbek, 1973, p. 205-206.
10. Alex Pentland, « The Death of Individuality : What Really Governs Your Actions ? », New
Scientist, 222, 2014, p. 30-31, ici p. 31.
11. Alex Pentland, Social Physics, op. cit., p. 190.
12. Ibid., p. 12.
13. Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, trad. Bee Formentelli et Anne-
Sylvie Homassel, Paris, Zulma, 2020, p. 690.
14. Michel Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris,
Gallimard, 1966, p. 398.
1. Friedrich Nietzsche, Nachgelassene Fragmente 1869-1874, Kritische Studienausgabe, éd.
G. Colli et M. Montinari, Berlin/New York, De Gruyter, 1980, vol. 7, p. 492.
2. Latin : une guerre de tous contre tous. (N.d.T.)
3. Harry G. Frankfurt, Bullshit, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2006, p. 70-71. [Traduction
allemande de On Bullshit, Princeton, Princeton University Press, 2005.]
4. Hannah Arendt, « Wahrheit und Politik », op. cit., p. 339.
5. « Je n’ai pas confiance dans les livres, ce ne sont tous que des faits, pas du cœur. » (N.d.T.)
6. Hannah Arendt, Elemente und Ursprünge totaler Herrschaft, Munich, Piper, 2006, p. 909-
910. [La traduction française, Le Système totalitaire, op. cit., réalisée d’après la version anglaise
du texte qui présente des différences substantielles avec la version allemande, ne donne, p. 245,
que le début de cette citation. (N.d.T.)]
7. Adolf Hitler, Mein Kampf, trad. Olivier Mannoni, in Andreas Wirsching et Florent Brayard
(dir.), Historiciser le mal, Paris, Fayard, 2021, p. 134.
8. Ibid., p. 176.
9. Ibid., p. 365.
10. Ibid., p. 96.
11. Ibid., p. 274.
12. George Orwell, 1984, trad. Amélie Audiberti, Paris, Gallimard, « Folio », 1950, p. 51.
[Traduction modifiée (N.d.T.)]
13. Ibid., p. 68.
14. Ibid., p. 14.
15. Hannah Arendt, « Wahrheit und Politik », op. cit., p. 363.
16. Roland Barthes, La Chambre claire, Paris, Cahiers du Cinéma/Gallimard/Seuil, 1980,
p. 126.
17. Niklas Luhmann, « Entscheidungen in der “Informationsgesellschaft” », op. cit.
18. Id.
19. Jean 14, 16.
20. Jürgen Habermas, « Wahrheitstheorien », in Vorstudien und Ergänzungen zur Theorie des
kommunikativen Handelns, op. cit., p. 127-182, ici p. 137.
21. Ibid., p. 136.
22. Die Ware ersetzt das Wahre. (N.d.T.)
23. Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, t. I,
1982-1983, Paris, Gallimard/Seuil, 2008 p. 145.
24. Ibid., p. 144-145.
25. Ibid., p. 142-143.
26. Ibid., p. 146.
27. Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, t. II,
1984, Paris, Gallimard/Seuil, « Quarto », 1989, p. 35.
28. Ibid., p. 72-73.
29. Michel Foucault, Dits et écrits, t. I, Paris, Gallimard, « Quarto », 1988, p. 1302 (texte 126).
30. Id.
31. Platon, La République, 517a.
32. Hannah Arendt, « Wahrheit und Politik », op. cit., p. 370.

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