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JANUA LINGUARUM

STUDIA MEMORIAE
NICOLAI VAN WIJK DEDICATA

edenda curat
C. H. V A N SCHOONEVELD
Indiana University

Series Maior 95
ÉTUDES
LINGUISTIQUES

par

A. ROSETTI

1973
MOUTON
THE HAGUE. PARIS
Cet ouvrage paraît par les soins de
Editura Academiei Republicii Socialiste România
et
Mouton & Co. B. V., Publishers

Les droits de reproduction du présent ouvrage appartiennent


à
EDITURA ACADEMIEI REPUBLICII SOCIALISTE ROMÂNIA
Bucureçti, str. Gutenberg, 3 bis

PRINTED IN ROMANIA
PRÉFACE

Le présent volume, qui réunit nos études parues dans des publications périodi-
ques entre 1965 et 1972 (sauf quelques exceptions), fait suite aux recueils Mélanges
de linguistique et de philologie et Lingüistica, parus chez Einar Munksgaard
(Copenhague) et Mouton et Co (La Haye) en 1947 et 1965.
Les études publiées en roumain qui paraissent ici ont été traduites par nos soins.
Les textes n'ont subi aucune retouche.
Le volume est pourvu d'une Liste d'abréviations et d'un Index, rédigé par
M. Aurel Nicolescu, du Centre de recherches phonétiques et dialectales de
l'Académie de la République Socialiste de Roumanie.
M. Aurel Nicolescu a également relu une épreuve du volume.
Je le prie de trouver ici l'expression de ma vive gratitude.

Bucarest, avril 1972

A. R.
ABRÉVIATIONS

ALB = Atlasul lingvistic roman, Editura Academiei, Bucureçti.


ar. = aroumain (parlers roumains du sud du Danube).
BL = Bulletin linguistique, p.p. A. Bosetti, Bucureçti—Paris, puis
Copenhague, 1933—1948.
DA = Dictionarul limbii romane, publié par Academia Romàna et
ensuite par Academia E. S. Eomânia, Bucureçti, 1904 et s.
dr. = dacoroumain (parlers roumains du nord du Danube).
DB = Dacoromania, buletinul Muzeului Limbii Bomâne, dirigé par Sextil
Puçcariu, Cluj, 1921 et s.
ILB = Al. Eosetti, Istoria limbii romàne, Bucureçti, 1968.
L = A. Eosetti, Linguistica, La Haye, 1965.
LB = Limba romàna, Bucureçti, 1952 et s.
ML — A. Eosetti, Mélanges de linguistique et de philologie, Copenhague—
Bucureçti, 1947.
BBL = Bevue (roumaine) de linguistique, 1956 et s.
Sadnik-Aitzetmüller = L. Sadnik — E. Aitzetmüller, Handwörterbuch zu
den altkircTienslavischen Texten, 's-Gravenhage, 1955.
SGL = Studii §i eercetäri lingvistice, Bucureçti, 1950 et s.
Tiktin, E D W = Bumänisch-äeutsches Wörterbuch, von Dr. H. Tiktin,
Bukarest, 1903—1925.
TILB = Istoria limbii romàne, II, Editura Academiei, Bucureçti, 1969.
TABLE DES MATIÈRES

Préface 5
Abréviations 6

Histoire de la linguistique

Bogdan Petriceicu Hasdeu (1963) 13


Ovide Densusianu (1938) 18
Kristian Sandfeld (1942) 21
Viggo Brôndal (1942) 23
Louis Hjelmslev (1965) 26

Linguistique générale

Le mot, I (1965) 31
II (1966) 32
Sur la grammaire générative transformationnelle, I (1969) 34
II (1971) 37
III (1971) 41
Nom et verbe en roumain (1950) 45
Sur les changements phonétiques, I (1965) 47
II (1968) 48
Sur la représentation par écrit des sons parlés (1972) 50
Graphème, son-type et phonème, I (1970) 52
II: dr. den et din (1970) 53
Etymologica. Notes critiques (1970) 55
Sur le neutre en roumain, I (1968) 59
II (1970) 68
III (1966-1967) 69
La contribution des linguistes r.oumains à la géographie linguistique (1969) 72
8 TABLE DES MATIÈRES

Rapports entre l'arabe et le roumain (en collaboration avec Marius Sala)


(1968-1970) 77
Sur la valeur expressive des sons parlés (1966) 84

Phonologie

Situation actuelle du phonème (1972) 89


Le problème de la réduction des phonèmes d'une langue donnée
I. Une ou deux solutions? (1967) 90
II. Toutes les deux (1968) 91

Phonétique

Remarques sur la dissimilation consonantique (1965) 97


Sur le problème des semi-voyelles (1966) 101
Remarques sur le degré de force des consonnes (1966) 104
À propos des consonnes palatales, palatalisées et mouillées et de leur statut
phonologique en roumain (1967) 108

Histoire du roumain et des langues balkaniques

Brèves considérations sur la formation de la langue roumaine (1968) . . . 115


Sur torna, torna, fratre (1960) 119
Sur l'appartenance du dalmate (1968) 121
Sur les éléments autochtones du roumain (1969) 125
Sur la reconstruction du dace (1967) 128
L'apport du latin balkanique et du roumain à la constitution de la commu-
nauté balkanique (1968) 130
Sur les frontières du latin balkanique (1970) 141
Le vocabulaire sud-est européen de quelques institutions.
I. (1972) 143
II. Les éléments latins (1972) 147
Sur le roumain commun (1969) 151
Sur la chronologie des éléments slaves méridionaux du roumain (1967) 158
Sur quelques emprunts anciens du roumain au slave méridional et au magyar
(1968) 160
Sur la langue slave des chartes valaques des XIVe—XVe siècles (1961) 164
Sur la configuration dialectale du dacoroumain (1968) 168
TABLE DES MATIÈRES 9

Considérations sur la phonétique et la phonologie du roumain au XVIe siècle


(1964) 171
Sur les bases du roumain littéraire (1964) 179
Mihail Eminescu et l'expression poétique roumaine (en collaboration avec
I. Ghetie) (1967) 182
Slavo-romanica. Dr., ar. arat et plug «charrue» (1971) 201
Roum. Crâciun «Noël» (1971) 204
Sur dr. doinâ, I (1969) 207
II (1970) 211
Dr., ar. pedestru (1969) 213
Dr. sat, alb. fshat «village» (1972) 217
Balcanica. Sur roum. â (1966) 218
Les diphtongues roumaines ea', oa' et l'influence slave (1965) 220
Sur la diphtongaison de Ve accentué en roumain (1966) 222
Sur la diphtongaison des voyelles e et o en roumain (1970) 224
Sur V-u (final) en roumain, I (1968) 228
II (1969) 231
Sur l'i final des parlers dacoroumains actuels (1970) 233
Sur la date du rhotacisme en roumain et en albanais (1965) 236
Sur le traitement des groupes ks, kt dans les langues balkaniques (1963) . . 238
Index des auteurs 241
Index des mots 245
HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
BOGDAN PETRICEICU HASDEU

(1836-1907)

Il est possible aujourd'hui de porter un jugement impartial sur l'œuvre


de Bogdan Petriceicu Hasdeu.
Hasdeu fait figure de géant parmi ses contemporains. Son œuvre de
savant et d'écrivain est vaste et variée. Il a été un grand savant et un
écrivain de talent. On peut s'en convaincre en parcourant ses pages de
stricte érudition, remplies d'un charme attachant.
Hasdeu a contribué d'une manière éminente à la fondation de la
recherche scientifique appliquée à la langue roumaine, à commencer
par les plus anciens textes. Ses éditions de textes sont prises comme mo-
dèle. Les recherches lexicographiques de Hasdeu forment la base du
dictionnaire de la langue roumaine. Linguiste, comparatiste, Hasdeu a
eu une vision claire des problèmes fondamentaux de l'origine et de l'évo-
lution du roumain.
Sur les origines et la structure du roumain, Hasdeu a émis des opinions
en général justes.
ÏJous nous proposons de montrer ici ce qui est encore valable dans son
œuvre, et constitue une valeur permanente de la linguistique roumaine.

Hasdeu a montré qu'avant la conquête romaine il y avait deux zones
dans la Péninsule Balkanique, la zone de langue thrace, au nord, et celle
de langue grecque, au sud. Le latin s'est imposé dans la Péninsule Balkani-
que comme un superstrat, recouvert plus tard par le slave. Les relations
étroites entre le roumain et l'albanais ont été déterminées correctement
par Hasdeu : le thrace se trouve à la base de l'albanais, tandis que le
roumain est issu du latin parlé par les Thraces.
Hasdeu affirme que les Albanais sont autochtones dans leur patrie
actuelle (les recherches ultérieures ont confirmé ce point de vue, mais
ont montré que, à une époque ancienne, les ancêtres des Albanais ne se
trouvaient pas sur le littoral maritime).
Les Istroroumains proviennent d'une branche dacoroumaine passée
dans la Péninsule Balkanique.
14 HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

Des groupes de population roumaine ont été poussés en Moravie par la


venue des Magyars.
Les Slaves arrivent dans la Péninsule Balkanique au VII e siècle.
Hasdeu signale la mention des Vlaques « voyageurs » (probablement,
caravaniers), en 976, par le chroniqueur byzantin Kedrenos (ce sont les
ancêtres des Aroumains de nos jours), et, au XI e siècle, la présence de la
même population aroumaine en Epire, Macédoine et Hellade, d'après les
informations du chroniqueur byzantin Kekaumenos. Hasdeu a fixé la
frontière entre la zone de civilisation grecque et romaine dans la Péninsule
Balkanique ; le tracé qu'il a établi a été confirmé par les recherches ulté-
rieurs (B. P. Hasdeu, Etymologicum Magnum Eomaniae, III, Bucureçti,
1893, l'introduction : Strat substrat, genealogia popoarelor balcamce).

En ce qui concerne la structure du roumain, les œuvres de Hasdeu
dépassent les connaissances de son époque et représentent une remarquable
contribution à la fondation d'une théorie générale du langage.
Hasdeu part de l'affirmation juste que la langue est un phénomène
social. Dans son exposé, tout en combattant la théorie de Cihac sur la
structure du roumain, il nous informe qu'il s'adressera à la langue parlée
et non à la langue littéraire, qui contient un grand nombre d'emprunts.
Une statistique du vocabulaire d'une langue quelconque, fondée sur
le critère de l'origine des mots, conduit à des résultats erronés. Oe qui
importe, dans ce problème, est d'établir la valeur de circulation des mots.
En s'adressant à l'économie politique, Hasdeu affirme avec raison
que, plus une monnaie circule, plus on peut obtenir en échange de biens.
Par conséquent, l'important n'est pas d'établir le nombre des mots selon
leur origine, mais d'établir leur valeur d'emploi. En anglais, par exemple,
les mots d'origine germanique sont très fréquents, ils ont un corps pho-
nétique plus réduit, étant usés par l'emploi, un grand nombre de sens et
de dérivés. Par conséquent, la statistique de Cihac, selon laquelle en rou-
main la majorité des mots du vocabulaire est d'origine slave, porte à faux.
Hasdeu passe ensuite à la démonstration de sa thèse, et il cite une
série d'exemples du folklore de la Dobroudja, province de la Roumanie
située sur le littoral de la mer Noire. Le choix de la Dobroudja est déter-
miné par la démonstration du caractère latin du roumain, étant donné
le caractère mélangé de la population de cette province.
Dans la doina (« poésie mélancolique ») recueillie dans la Dobroudja,
citée par Hasdeu et reproduite ici, tous les mots sont d'origine latine :
Vara vine, iarna trece
N-am eu cine mai petrece !
B O G D A N PETRICEICU HASDEU 15

Çi eu cine am avut,
Y a i de mine, 1-am pierdut !
L-a mîneat negrul pâmînt,
La bisericà-n mormînt !

traduction : L'été vient, l'hiver passe / Je n'ai pas avec qui passer mon
temps / E t avec qui j'ai eu / Hélas, je l'ai perdu / L a noire terre l'a mangé /
Dans le tombeau, à l'église /.

Dans la complainte qui suit, provenant toujours de la Dobroudja, il


n ' y a que quelques mots qui ne sont pas d'origine latine (drâgut « charmant »,
drum « route », zori « aube », pluguçor « charrue », hai « allons », brazdà
« sillon », ta « cri pour arrêter les bœufs », hais « cri pour faire partir les
bœufs ») :

Drâguful meu bar bâte],


Drâgutul meu sufle^el,
Cînd t-i-a veni dorul,
Sa iei drumuçorul,
Sa-mi stingi focuçorul !
Astâ primàvarâ
Cînd ieçeai afarâ,
î n revârsatul zorilor,
î n cîntatul pàsârilor,
î n çueratul vînturilor,
Plugusorul înjugai,
Neagrâ brazda ràsturnai,
Çi din gurâ tu ziceai :
Ta, Plâvan
Çi hais Joian,
Hai eu tata, nu v a da^-i,
la greu nu ma lâsaÇi,
Brazda toat'o rasturna^i !

traduction : Mon cher mari / Mon cher cœur / Quand le désir te pous-
sera / De suivre la route / Pour éteindre mon désir / Ce printemps / Lorsque
tu sortais / A l'aube / A u chant des oiseaux / Dans le sifflement du vent/
Tu attelais la charrue / Tu creusais le sillon noir / E t tu criais / Ta, Plâvan /
E t hais Joian / Venez avec votre père, aidez-moi / Ne me quittez pas
dans ce moment difficile / E t retournez le sillon.

Hasdeu demande ensuite à Cihac de composer un texte de pas plus de


cinq lignes, composé seulement de mots d'origine slave ou turque
16 HISTOIRE D E LA LINGUISTIQUE

(B. P. Hasdeu, Cuvente den bâtrîni, t. III, Istoria limbii romane, partea I,
Prineipii de lingvisticâ, Bucure§ti, 1881, p. 91 et s.).
Hasdeu exprime donc l'opinion juste — il ne le dit pas d'une manière
explicite, mais cela ressort de la théorie — que la morphologie du roumain
est d'origine latine. Car on ne peut former aucune phrase en roumain sans
faire appel à des outils (matériau morphologique) d'origine latine, mais
en échange il existe une série de mots d'origine slave (comme drag « cher »,
iubi « aimer », plâti « payer », prieten « ami », primi « recevoir », scump
« cher », etc.) qui sont fréquents et font partie du vocabulaire de base du
roumain.
Hasdeu exprime cette vérité de la manière suivante : « Les plus fré-
quents, cependant, c'est-à-dire les plus utiles éléments slaves du roumain,
pour ne rien dire des éléments turcs, possèdent néanmoins une valeur
beaucoup inférieure aux éléments latins. Un §i, un sa, un câ, un eu, etc.
sans lesquels il est impossible de former une seule phrase en roumain,
valent comme 100 par rapport à 1, même en ce qui concerne le mot drag»
(op. cit., p. 100).
Hasdeu a fait de justes observations sur la valeur d'emploi des sons et
a posé le problème de la fréquence des phonèmes et de leur distribution,
thèses fondamentales du structuralisme.
Suivons sa démonstration :
« Prenons par exemple » nous dit Hasdeu « l'emploi des deux nasales
en grec ancien et en latin. Sur 100 consonnes en grec, il y a 18 n et seule-
ment 4 m ; en latin 14 n et 12 m. En grec, par conséquent, un n vaut
4 fois et 1/2 un m. Sur 100 voyelles, il n'y a en grec que 7 i, en latin 27.
En latin, par conséquent, un i a une utilité approximativement 4 fois
plus grande qu'en grec. Un tel total de la circulation relative des sons
nous fournit une vue réelle sur le caractère phonétique d'une langue ;
un alphabet ne nous donne aucune information... En roumain, le son
r, que les Mexicains et les Chinois ne possèdent pas, est répété dans les
15 fois sur 100 consonnes. Pouvons-nous lui attribuer la même valeur
qu'à h, employé dans les 2 fois sur 150 consonnes ? Et même toutes les
gutturales et les palatales ensemble : h, le, g, c, g et j, quoique au nombre
de 6, circulent en roumain moins qu'un seul r.
Supposons, un moment, que la circulation de j serait en roumain égale
à celle de r, de sorte que l'on puisse dire 1 j = 1 r ; alors le type phonologi-
que du roumain serait totalement différent, sans aucune ressemblance
avec la langue actuelle. Ainsi, dans la circulation, et seulement dans la
circulation se reflète l'image phonique, grammaticale et lexicale d'une
langue » (ibid., p. 101—102).

BOGDAN PETRICEICU HASDEU 17

Hasdeu a posé les bases de l'édition scientifique des textes roumains an-
ciens. Les éditions de textes de la série intitulée Cuvente den bàtrîni con-
stituent un modèle ; chaque texte est suivi de notes et de considérations
savantes, pour informer le lecteur. Cet ouvrage constitue une véritable
bible pour ceux qui étudient le roumain ancien.
Dans la préface du tome I er de Cuvente den bàtrîni (Bucureçti, 1878,
p. 1), Hasdeu montre que son « intention a été de fonder une base analy-
tique pour la philologie et la diplomatique roumaines ». Les textes publiés
(documents, actes de propriété, testaments) sont écrits dans la langue
parlée, de sorte que la syntaxe est préservée de l'influence du slave, appa-
rente dans les textes traduits.
Le tome II de la collection ( Cârtile poporane aie Românilor în secolul
al XVI-lea, în legâturà eu literatura poporanà cea nescrisà, Bucureçti,
1879), consacré à la littérature populaire, contient des remarques pré-
cieuses de l'éditeur sur la filiation des textes et le folklore général et parti-
culier. Les remarques de Hasdeu sur les particularités de langue des textes
sont extrêmement précieuses et elles constituent une véritable mine d'in-
formations pour le chercheur.

Les mérites de Hasdeu dans la lexicographie roumaine sont tout aussi
importants que dans les domaines que nous venons d'énumérer.
A partir des glossaires du XVI e siècle publiés dans Cuvente den bàtrîni,
jusqu'au monumental Etymologicum Magnum, Romaniae, Hasdeu a entre-
pris une enquête par correspondance, à l'aide d'un questionnaire contenant
206 questions du domaine de la langue et des croyances populaires. Le
questionnaire a été envoyé dans tout le pays, aux réviseurs scolaires et
aux prêtres. Les Réponses forment 20 volumes in folio, conservés dans la
Bibliothèque de l'Académie de la Eépublique Socialiste de Koumanie ;
ils constituent une riche source d'information, que Hasdeu, en premier,
a mis en valeur lors de la rédaction du dictionnaire.

L'œuvre vaste et variée de Bogdan Petriceicu Hasdeu a ouvert des voies
nouvelles et constitue un point de départ pour les recherches ultérieures.
Son érudition multilatérale, unie à son talent d'écrivain, le caractère par-
fois sarcastique de ses écrits complètent le portrait de Bogdan Petriceicu
Hasdeu, savant de grand prestige parmi les linguistes roumains.

(Version roumaine : « B o g d a n Petriceicu H a s d e u çi studiul limbil romàne », Analele Academiei


R. P. Romàne, X I I I , Bucureçti, 1963).

2 - c. 679
OVIDE DENSUSIANU

(1873-1938)

Ovide Densusianu est mort le 8 juin 1938, à l'âge de 65 ans, des suites
d'une intervention chirurgicale, alors que, entré en convalescence, on
espérait le voir reprendre ses occupations. Il était né le 30 décembre
1873 à Fâgâraç, en Transylvanie. Fils d'Aron Densusianu, philologue et
écrivain, professeur à l'Université de Jassy, Densusianu s'est formé dans
un milieu austère, où le labeur quotidien était regardé comme une fin
en soi.
Licencié ès lettres dès 1892, Densusianu entre tout d'abord dans l'en-
seignement secondaire, comme professeur de roumain aux lycées de
Botoçani et de Foc§ani (1892—1893). En 1893 il se rend à Berlin et y
suit les cours d'Adolphe Tobler. L'année suivante, il s'installe à Paris et
décide de poursuivre ses études en France. A l'Ecole pratique des Hautes
Etudes, Densusianu devient bientôt l'un des élèves favoris de Gaston
Paris ; en 1896 il obtient le titre d'élève diplômé de l'Ecole pratique des
Hautes Etudes, avec une thèse de français médiéval (La prise de Cordres
et de Sébille, chanson de geste du XIIIe siècle). Rentré en Roumanie, il est
nommé en 1897 professeur-suppléant à la Faculté des lettres de Bucarest
(chaire de langue et de littérature roumaines ; v. la leçon d'ouverture
de ce cours : Obiectul §i metoda filologiei, Bucarest, 1897). En 1901,
Densusianu est appelé à la chaire de philologie romane nouvellement
créée, qu'il devait illustrer jusqu'à sa mort (v. la leçon d'ouverture de ce
cours : Filologia romamcâ în Universitatea noastrâ, Bucarest, 1902).
Ovide Densusianu est toujours resté fidèle aux méthodes apprises à
l'école de ses maîtres, et il y a mis une obstination qui l'a éloigné des re-
cherches et des théories nouvelles, qui ont bouleversé depuis le romanisme.
Il avait acquis, dans les années de sa jeunesse laborieuse, une rare maîtrise
des faits romans et notamment italiens. Densusianu ne s'est jamais can-
tonné dans un seul domaine, et il a été toujours préoccupé de voir large
et de considérer les faits roumains dans leurs rapports avec ceux d'autres
domaines. Son ouvrage capital, 1 ''Histoire de la langue roumaine (tome I,
Les origines, Paris, Leroux, 1902 ; tome II, Le seizième siècle, fasc. I,
OVIDE DENSUSIANU 19

Paris, Leroux, 1914 ; fasc. II, 1932 ; fasc. III, 1938) s'arrête au XVII e
siècle. La guerre mondiale, ses préoccupations littéraires, qui l'ont beau-
coup absorbé (poète, il a publié plusieurs recueils de poésies ; chef d'école
et introducteur du symbolisme en Eoumanie, critique militant sans cesse
sur la brèche, Densusianu a fait paraître, entre 1905 et 1925 une revue
littéraire, Vieata nouä, autour de laquelle il a groupé une partie de la
jeunesse roumaine), ont empêché Densusianu de pousser plus loin cette
œuvre, qui lui vaudra pourtant la reconnaissance de la postérité et dont la
parution s'achève peu avant sa mort. Parmi les ouvrages les plus remar-
quables de Densusianu, il convient de citer encore le dictionnaire étymolo-
gique du roumain, écrit en collaboration avec J.-A. Candrea (Bictionarul
etimologic al limbei romane; a — putea, Bucarest, Socec, 1907—1914),
qui est resté, lui aussi, inachevé.
Densusianu a inauguré à Bucarest l'étude scientifique des parlers rou-
mains, à laquelle il a joint l'étude concomitante du folklore. Il avait
fondé, en 1905, une société philologique qui n'a malheureusement pas eu
de lendemain (Buletinul Societätii filologice, Bucarest, Socec, 1905—1907,
5 fascicules parus). Densusianu créa, par la suite, auprès de sa chaire de
philologie romane, un Institut de philologie et de folklore dont l'organe,
Gtrai §i süßet, a été consacré à la linguistique roumaine et au folklore
(Bucarest, Socec, 1923—1937, 7 volumes parus). Une série d'enquêtes
dialectales ont été faites dans l'esprit de l'école de Densusianu (ouvrages
de Y. Vîrcol, J.-A. Candrea, T. Papahagi, etc.). Densusianu lui-même
a publié, dans la collection de son Institut, un beau volume consacré
aux parlers et au folklore de son pays natal (Oraiul din far a Eategului,
Bucarest, Socec, 1915). Enfin, il convient de mentionner ici l'étude con-
sacrée par Densusianu à la poésie populaire roumaine (Vieafa pästoreascä
în poesia noasträ popularä, 2 vol., Bucarest, 1922—1923).
Densusianu a attribué une grande importance aux migrations pastorales
dans l'histoire des langues romanes. Il croyait pouvoir expliquer par ce
critère non seulement la présence d'un certain nombre de termes du
roumain et du roman à étymologie obscure, mais aussi l'origine de traits
phonétiques, comme par exemple le rhotacisme de -n- dans certains par-
lers roumains (Din istoria migratiunilor pâstoreçti la popoarele romanice,
Bulet. Soc. filologice, III, 18 s. ; Pâstoritul la popoarele romanice, Bucarest,
1913 ; v. la critique judicieuse de P. Oancel, Convorbiri literare, XLVII,
851 s. ; Irano-romanica, Gr ai §i süßet, I, 39 et 235 s.).
20 HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

Densusianu avait tout du maître et du chef d'école. L'expression tout


à la fois grave et pensive de son visage, la fatigue que l'on y lisait parfois,
lui attiraient le respect de tous ceux qui l'ont approché. Il y avait en lui
un fonds de tristesse et de froideur qui lui venaient de sa petite santé
et de sa timidité. A tous ceux qui l'ont connu, il laisse le souvenir d'une
personnalité complexe, dont les aspirations dépassaient les réalisations
immédiates.

(Bulletin linguistique. VI, Paris - Bucureçti, 1938, p. 263-265).


KRISTIAN SANDFELD

(1873-1942)

Kristian Sandfeld, professeur de philologie romane à l'Université de


Copenhague (chargé de cours en 1905, promu titulaire en 1914), est
mort le 22 octobre 1942, des suites d'une opération chirurgicale, alors que,
rentré à Holte, près Copenhague, dans sa villa Vatra, à nom roumain
(mot du vieux fonds balkanique, au sens de « foyer », que l'on retrouve
aussi en albanais et en slave), on espérait qu'il pourrait reprendre son
travail. Il devait accomplir soixante-dix ans le 17 janvier 1943, et ses
anciens élèves et amis Scandinaves avaient projeté de lui offrir, à cette
occasion, un volume de mélanges.
Né en 1873 à Yejle, petite ville du Jutland, élève, à Copenhague,
de W. Thomsen, Kr. Nyrop et O. Jespersen, Sandfeld était venu de
bonne heure au roumain, qu'il parlait et écrivait couramment, quoique
n'ayant fait qu'un bref séjour, il y a une quarantaine d'années, en Bou-
manie. Le contact direct avec la langue parlée lui manquait, et un second
voyage en Eoumanie, projeté depuis longtemps et sans cesse différé, a
été finalement empêché par les événements.
Sa thèse en danois, publiée à Copenhague en 1900, porte sur un sujet
fondamental de la syntaxe du roumain : la disparition de l'i n f i n i t i f
et son remplacement par des propositions subordonnées. Par la manière
de traiter ce sujet, qui intéressait plusieurs langues balkaniques à la fois,
Sandfeld se rangeait du coup parmi les promoteurs de la linguistique
balkanique. (L'ouvrage a paru en une version allemande abrégée en
1902, à Leipzig, dans le Jahresbericht des Instituts für rumänische Sprache,
t. IX, de G.Weigand, sous le titre : Der Schwund des Infinitivs im Rumä-
nischen und den Balkansprachen).
L'intérêt pour le roumain et ses traits non romans, que l'on retrouve
aussi dans les autres langues balkaniques, non apparentées généalogi-
quement, n'a pas faibli, chez Sandfeld, depuis la date de ses débuts et
jusqu'à sa mort. On doit à Sandfeld l'article plein de faits et d'une doc-
trine sûre, publié au tome I er (deuxième édition) du Orundriss der roma-
nischen Philologie de Gustav Gröber (Strasbourg, 1904—1906, p. 524 s. :
Die nichtlateinischen Bestandteile im Rumänischen). Enfin, en 1926, parais-
22 HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

sait à Copenhague l'ouvrage que Sandfeld était le plus appelé à rédiger,


sur les éléments communs des langues balkaniques qui sont dus à l'em-
prunt réciproque ou à l'influence de la même civilisation matérielle et
spirituelle sur les peuples de la Péninsule Balkanique, de sorte que ces
langues forment une «union linguistique» (Ballcanfiblogien, Bianco
Lunos Bogtrykkeri ; éd. française : Linguistique balkanique, Problèmes et
résultats, Paris, Champion, 1930). Cet ouvrage, qui est dû à un esprit sûr
et pondéré, constitue une mine de renseignements utiles ; il constituera,
de longtemps, la somme de connaissances nécessaires à ceux qui voudront
entreprendre des recherches dans le domaine des langues balkaniques.
En 1936, Sandfeld a publié à Paris, chez B. Droz, en collaboration
avec Mlle Olsen, le tome I er d'une Syntaxe roumaine (emploi des mots
à flexion) ; il est à espérer que le tome II de cet ouvrage, qui est consacré
aux groupes de mots et à la structure de la phrase, ne tardera pas à paraître.
L'ouvrage est fondé sur un dépouillement minutieux des écrivains rou-
mains modernes et contemporains, mais on pourra regretter que les témoi-
gnages d'écrivains sans aucune autorité littéraire y soient mis sur le
même plan que ceux des écrivains dont l'autorité en matière de langue est
reconue. C'est là un défaut de perspective inhérent au fait que l'auteur a
travaillé à une grande distance de la Boumanie. Ceci n'entame
d'ailleurs pas la valeur de l'ouvrage, qui rendra de grands services à
ceux qui le consulteront.
La science du roumain perd en Kr. Sandfeld un de ses représentants les
plus éclairés. On ne cessera d'admirer l'effort désintéressé d'un savant
si éloigné des frontières du roumain, qui a contribué d'une manière émi-
nente aux progrès de nos connaissances dans un domaine hérissé de diffi-
cultés. La science du roumain lui gardera une reconnaissance émue ; son
nom sera conservé pieusement parmi ceux des pionniers de la balkanologie.

(Bulletin linguistique, X , Copenhague — Bucureçti, 1942, p. 126 — 128)


VIGGO BRÔNDAL

(1887-1942)

Viggo Brôndal, professeur de langues romanes à l'Université de Copen-


hague, où il avait succédé en 1928 à feu Kr. Hyrop, s'est éteint dans la
nuit du 13 au 14 décembre 1942, à Copenhague, à l'âge de 55 ans. Le mal
qui devait l'emporter s'était déclaré brusquement en 1938 ; une suite
d'opérations chirurgicales, qu'il a supportées stoïquement, lui ont prolongé
l'existence jusqu'à l'issue fatale que l'on devait redouter, mais son travail
en a été empêché de toute manière.
Elève, à Copenhague, de Thomsen, ïfyrop, Sandfeld, O. Jespersen et,
pour la philosophie, de H. Hôffding, il suivit ensuite, à Paris, les cours
de Gilliéron, Meillet, Bédier, Eoques et Vendryes. Privat-docent à l'Uni-
versité de Copenhague en 1925, il fut de 1925 à 1928 lecteur de danois
à la Sorbonne.
Brôndal était un des maîtres de la linguistique contemporaine. Sa
perte est irréparable et d'autant plus douloureuse que l'on était en droit
d'attendre l'éclosion de son œuvre maîtresse, préparée de longue date et
qui est à peine esquissée au cours de son œuvre publiée. D'autre part,
pour autant qu'elle a été exprimée, dans les ouvrages écrits en danois,
qui sont parmi les plus importants qu'il ait donnés, la pensée de Brôndal
n'est connue que d'un cercle restreint de lecteurs. Aussi est-il à désirer
que cette partie de son œuvre soit traduite dans une langue accessible
à un plus grand nombre de lecteurs.
Esprit encyclopédique, armé d'une forte préparation philosophique, il
avait un goût prononcé pour l'abstraction et l'élaboration de grands
systèmes. Aussi bien, la partie principale de son œuvre est toute théorique :
problème du substrat (Substrater og Laan. I romansTt og germansh. Studier
y lyd- og ordhistorie, Copenhague, G.E.C. Gad, 1917), matériel sonore du
langage (« The variable Nature of "Umlaut" », Proceedings of the Third
international Congress of Phonetic Sciences, Gand, 1939), système de la
morphologie et de la syntaxe (Morfologi og Sywlax. Nye bidrag til sprogest
theori, Copenhague, G.E.C. Gad, 1932 ; « L'autonomie de la syntaxe »,
Journal de psychologie normale et pathologique, janvier—avril 1933 ; « Le
système de la grammaire », extrait de Miscéllany offered to Otto Jespersen,
24 HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

Copenhague, 1930 ; « Structure et variabilité des systèmes morphologi-


ques », extrait de Scientia, août 1935 ; Le problème de Vhypotaxe. Réflexions
sur la théorie des propositions, Zbornik... A. Belié, Beograd, 1937, p. 241 s.),
parties du discours (Ordklasserne ; résumé fr. : Les parties du discours.
Partes orationis. Etudes sur les catégories du langage, Copenhague, 1928),
rapports de la grammaire et de la logique (Langage et logique, dans le t.
Ier de l'Encyclopédie française, Paris, 1937). Toutes ces études constituent
l'une des contributions les plus importantes à l'élaboration de la doctrine
de la linguistique générale qui aient paru au cours des dernières années.
Brôndal avait adhéré dès le début à la phonologie, et il a contribué
puissamment aux progrès de cette discipline nouvelle (« Sound and Pho-
neme », Proceedings of the Second international Congress of Phonetic Sciences,
Cambridge, 1936 ; « La structure des systèmes vocaliques », Travaux du
Cercle linguistique de Prague, VI, Prague, 1936 ; « Les oppositions linguisti-
ques », Rapport présenté au XIe Congrès de psychologie normale et patho-
logique, 27 juillet 1937 ; Journal de psychologie normale et pathologique,
avril—juin 1938).
Sa compétence s'étendait sur plusieurs domaines, car il était tout à
la fois comparatiste, germaniste et romaniste. Ses études sur le vocabu-
laire des langues germaniques ou romanes comptent parmi les plus savou-
reuses qui aient été écrites sur ces sujets (« Mots „scythes" en nordique
primitif», Copenhague, Levin & Munksgaard, 1928, extrait de Actaphilo-
logiea scandinavica ; Et ridderord i oldnordisk, Copenhague, Levin & Munks-
gaard, 1928 ; « „Omnis" et „totus" : analyse et étymologie », extrait de
Mélanges Pedersen, Copenhague, 1937).
Sa curiosité universelle et sa connaissance pratique des principales
langues de civilisation lui avaient ouvert les portes de la littérature mon-
diale ; son goût prononcé pour les lettres françaises transparaît dans sa
conférence sur Le français, langue abstraite (version roumaine dans la
Revista Fundafiilor Regale, juillet 1936).
Les talents d'organisateur de Brôndal ont été mis plusieurs fois à
l'épreuve et il a toujours réussi à vaincre toutes les difficultés et à créer
quelque chose de nouveau ; il a pris une part active à la constitution,
puis au développement du « Cercle linguistique de Copenhague » (1934
et suiv.) et, avec Louis Hjelmslev, a fondé la revue Acta lingüistica (1939
et suiv.), qui compte parmi les publications périodiques les plus impor-
tantes consacrées à la linguistique générale. Enfin, comme secrétaire du
Congrès international des linguistes, tenu à Copenhague du 27 août au
1er septembre 1936, il a déployé une activité infatigable et a beaucoup
contribué à la réussite de cette réunion internationale.
VIGOO BRÜNDAL 25

Ceux qui l'ont connu n'oublieront jamais le charme de sa personnalité-


son goût littéraire exquis, sa générosité et sa large hospitalité, dont plu-
sieurs de nos confrères ont pu profiter à des heures décisives de leur vie.
Le Danemark perd en Brôndal l'un des meilleurs représentants de l'école
linguistique danoise qui a donné à la science du langage des savants
illustres, qui l'ont fait progresser d'une manière décisive. C'est pourquoi
l'on ne saurait assez regretter la disparition d'un savant qui n'avait pas
encore dit son dernier mot et dont l'œuvre restera à jamais interrompue.

(Bulletin linguistique, X , Copenhague —Bucureçti, 1942, p. 128 — 130).


LOUIS HJELMSLEV

(1899-1965)

Louis Hjelmslev disparaît à l'âge de 66 ans, à la suite d'une longue maladie


qui l'a empêché de poursuivre son travail pendant ces dernières années.
Sa méthode d'analyse du langage est aujourd'hui universellement connue
et hautement appréciée dans le monde savant, même par ceux qui ne
l'appliquent pas ; car elle a ouvert des voies nouvelles à la linguistique
théorique et appliquée.
Hjelmslev a poussé la connaissance des faits de langage au-delà des
limites connues. C'est là le mérite essentiel de son activité, qui lui sera
reconnu par la postérité.
Ses vues géniales sur l'objet de la linguistique sont exposées à partir
de 1935 dans de brèves études, mais ce n'est qu'à partir de 1953, lorsque
l'exposé complet de sa doctrine (Prolegomena to a Theory of Language)
a paru en anglais, aux Etats-Unis d'Amérique, dans les publications de
l'Université d'Indiana, comme supplément de Y International Journal of
American Linguistics1, que le monde savant a pu en prendre connaissance
d'une manière utile. (Par un scrupule sans doute exagéré, Hjelmslev n'a
pas autorisé la publication de la version en langue française de cet ouvrage,
qu'il ne considérait pas suffisamment fidèle.) Mais dès le début de sa
carrière scientifique, Hjelmslev se révèle un maître, muni de toutes les
ressources de la méthode, dans ses Principes de grammaire générale (1929),
ouvrage d'une doctrine sûre, rempli de vues originales.
De quelque côté que se soit dirigé son esprit, sa méthode si personnelle
d'aborder les faits lui a permis de donner des explications profondément
originales, que ce soit en matière de phonologie, de morphologie ou de
syntaxe structurale. Rappelons ici son mémoire sur la catégorie des cas
(1935, 1937), la théorie des morphèmes (1936), la phonématique (1937)
ou la rection (1939). Un examen attentif de son œuvre sera nécessaire
pour en extraire les principes qui devront contribuer à parfaire la cons-

1
La rédaction originale, en danois, date de 1943. Une deuxième édition, révisée, de la tra-
duction anglaise, a paru à Madison (U.S.A.), en 1961.
LOUIS HJELMSLEV 27

truction de la glossématique, fruit de ses vues géniales en matière d'analyse


du langage 2.
A Copenhague, autour de la chaire de linguistique et de phonétique,
qu'il occupait, et au Cercle linguistique, fondé en 1931, Louis Hjelmslev
avait groupé un nombre de jeunes savants qui ont assuré la parution
d u Bulletin et ensuite des Travaux du Cercle linguistique de Copenhague
(à partir de 1934) et de la revue Acta lingüistica (à partir de 1939), publi-
cations d'un haut prestige scientifique.
La disparition prématurée de Louis Hjelmslev prive la science du
langage de l'un de ses plus illustres représentants. Sa mort sera douloureu-
sement ressentie dans le monde savant. Ceux qui ont eu la chance de le
connaître, garderont le souvenir ineffaçable de l'homme d'une grande
distinction personnelle et de l'hôte accueillant, d'une politesse et d'une
prévenance exquises.

(Revue roumaine de linguistique, X , 1965, p. 547 — 548)

2
La bibliographie complète des œ u v r e s de Louis H j e l m s l e v , jusqu'en 1959, c o m p t e 162 articles
et ouvrages scientifiques et 26 articles destinés à un public plus large. Elle est publiée en a n n e x e
au choix de ses articles : Louis Hjelmslev, Essais linguistiques, Copenhague, 1959, a u x pages
251-271.
LINGUISTIQUE GÉNÉRALE
LE MOT

Les définitions du mot sont nombreuses et différentes. La définition


qu'en avait donnée A. Meillet, en 1921, « un mot est défini par l'association
d'un sens donné à un ensemble donné de sons susceptible d'un emploi
grammatical donné » a été révisée à plusieurs reprises. Nous avons donné
naguère un aperçu des objections qui ont été formulées à son égard, du
point de vue de la phonologie et de la logique 1. Entre-temps, ont été
formulées de nombreuses autres définitions. En général, chacune
d'entr'elles satisfait un aspect particulier du problème. Oar il est impos-
sible d'établir un accord entre toutes les définitions : chaque définition
vaut pour son propre secteur 2.
En voici quelques exemples récents (1962 et suiv.) :
« Le mot peut . . . se définir comme la plus petite unité signifiante
libre susceptible d'effectuer une phrase, et d'être elle-même effectuée
par des phonèmes » (E. Benveniste). E. Coseriu s'en tient à la définition
d'Aristote, fondée sur l'indivisibilité du mot en tant que signe (signifiant +
signifié) 3.
Le mot est une unité de contenu, et non une unité phonétique ; mais
il existe la tendance à faire coïncider les unités du contenu avec des seg-
ments phonétiquement délimités de l'expression (B. Malmberg) ; symbole
écrit ou parlé d'une idée (Mario Pei) ; unité de comportement (B. Pottier) ;
unité sémantique indécomposable en unités plus petites dotées de signi-
fications autonomes ( J. Perriault) ; segment minimum compris entre 2
pauses, extrait d'une chaîne parlée ayant une existence réelle dans la

1
V. « Sur la définition du mot », dans ML, p. 17 — 19, et notre mémoire sur Le moi2, Copen-
hague — Bucarest, 1947, p. 23 — 26.
2
V. là-dessus Kn. Togeby, Qu'est-ce qu'un mot?, dans Travaux du Cercle linguistique de
Copenhague, V, 1949, p. 98. Cf. J. Greimas, dans A.T.A.L.A., cité ci-dessous : « U n e définition
acceptable par la majorité est difficile à donner; par ailleurs, elle serait peu rentable pour les
besoins de la linguistique appliquée ». B. Malmberg, dans Miscelánea Homenaje a André
Martinet, III, La Laguna, Canarias, 1962, p. 80 et s.
3
E. Benveniste, dans Proceedings of the Ninth International Congress of Linguists, 1964,
p. 269. E. Coseriu, dans Travaux de linguistique et de littérature, p.p. le Centre de philologie et
de littérature romanes de l'Université de Strasbourg, II, 1, 1964, p. 142.
32 LINGUISTIQUE GÉNÉRALE

langue donnée. Séquence de lettres, délimitée par 2 blancs 4 (A. Deweze ;


Y. Gentilhomme ; Cl. Dubois).
Cette dernière définition est du domaine de la traduction mécanique,
dans laquelle le mot est délimité par deux blancs typographiques.
Dans un mémoire publié précédemment 5 , nous ayons examiné les
différents problèmes liés à la définition du mot.
Les nouvelles définitions qui en ont été données, et dont nous avons
examiné ici quelques-unes, satisfont, comme on l'a vu, des points de vue
différents. Elles sont toutes partiellement justes et se complètent réci-
proquement.

(Cahiers de linguistique théorique et appliquée, II, Bucarest, 1965, p. 2 6 1 — 2 6 2 )

II

Le problème du mot et de sa définition a beaucoup préoccupé les philo-


sophes et les linguistes, depuis l'antiquité. Dernièrement, M. André
Martinet a donné un aperçu de l'état actuel du problème 6.
Il est possible, croyons-nous, de choisir, parmi toutes les définitions
données, une série de traits caractéristiques qui, mis ensemble, forment
une définition acceptable du mot.
Le mot n'est pas une unité phonétique. C'est une unité de contenu
(domaine de la psychologie)7. Le sens est donc essentiel pour la délimi-
tation du mot, dans la chaîne sonore. Le mot est la plus petite unité
sémantique de l'énonciation, capable d'être employée indépendamment.
La non-séparabilité (ou l'indivisibilité) du mot constitue l'un des éléments
essentiels de sa définition 8.

4
Matériaux publiés dans A. T.A.L.A. Colloque sur le mot (samedi 8 décembre 1962). Les maté-
riaux publiés dans Voprosy jazykoznanija, 2, 1955 concernent le sens du mot.
6
Le mot, cité ci-dessus.
6
André Martinet, Le mot, Diogène, 51, 1965, p. 39—53. V . notre note Sur la définition du
mot, Cahiers de linguistique théorique et appliquée, II, Bucarest, 1965, p. 261 — 262.
7 3
Cf. R. L. Wagner, Introduction à la linguistique française , Genève, 1965, p. 44.
8
Critère de la non-séparabilité du m o t : A. Martinet, Word, 5, 1949, p. 89. La plus petite
unité libre, selon L. Bloomfield (Language, N e w York, 1946, p. 178) ; V. Finngeir Hiorth,
On defining « Word», Siudia linguistiea, X I I , 1958, p. 1 — 26. Chaque m o t a son spectre
sémantique : D. L. Bolinger, The Uniqueness of the Word, Lingua, 12, 1963, p. 135. U n i t é
de contenu : B. Malmberg, Voyelle, consonne, syllabe, mot, Miscelldnea Homenaje a André
Martinet, La Laguna, Canarias, III, 1963, p. 85 — 86 et id., Structural Linguistics and Human
Communication, Berlin-Gôttingen-Heidelberg, 1963, p. 137—138. « L e m o t est la plus petite
LE MOT 33

Dans les discussions autour de la définition du mot, il convient de


différencier le signe du mot 9 . Le signe dit quelque chose sur quelque
chose (aliquid statpro aliquo)10, mais le signe est indépendant de la matière.
Le signe signifie autre chose que lui-même. C'est un substitut qui
renvoie à un contenu. Le signe est matériel, mais la signification est idéelle.
Ainsi, les signes qui marquent un sentier, dans la montagne, par exemple
un triangle. Cette marque est par elle-même « un triangle sur une plaque
de métal », mais qui ici signifie : « voici le droit chemin ». Tandis que le
mot français cheval, par exemple, signifie l'animal respectif, et rien d'autre.
Le problème de l'arbitraire du signe est, à notre sens, résolu : le lien
entre le support cheval, en français, et le sens du mot est arbitraire, mais
non pour le sujet parlant français, pour qui ce lien est nécessaire u .
Quant au symbole, si l'on adopte la définition : « objet matériel, figure
ou son, tenant lieu d'une chose absente », alors il est licite de considérer
les onomatopées comme des « mots-symbole »12.

(Mélanges de linguistique et de philologie romanes offerts à Mgr. Pierre Gardette, Strasbourg, 1966,
p. 4 2 7 - 4 2 8 )

partie sémantique de l'énonciation, capable d'être employée indépendamment » (V. Mathesius) :


D. Duchacek, Le mot et le concept, Sbornlk Praci filosofické Fakulty Brnènské University,
RoÈn. X I , Brno, 1962, p. 149. Indivisibilité du mot (Aristote) : E . Coseriu, Pour une sémanti-
que diachronique structurale, Travaux de linguistique et de littérature p. p. le Centre de philologie
et de littér. romanes de l'Univ. de Strasbourg, I I , 1, 1964, p. 142. « Le mot peut donc se définir
comme la plus petite unité signifiante libre susceptible d'effectuer une phrase et d'être elle-même
effectuée par des phonèmes » (E. Benveniste, Les niveaux de l'analyse linguistique, Proceedings
of the IXth International Congress of Linguists. The Hague, 1964, p. 269).
9 Définition du signe : « objet matériel, figure ou son, tenant lieu d'une chose absente ou
impossible à p e r c e v o i r . . . » (A. Lalande, Vocabulaire... de la philosophie, II, Paris, 1932,
p. 768 s. v.).
10 Roman Jakobson, dans son Rapport sur l'interdépendance entre la structure phonétique et
la structure grammaticale d'une langue, Actes du VIe Congrès international des linguistes, Paris,
1949, p. 6.
11 Sur l'arbitraire du signe linguistique, en plus des indications données dans notre mémoire
sur Le mot2, Bucarest —Copenhague, 1947, p. 13 — 16, v. L. Hjelmslev, Essai d'une théorie des
morphèmes, Actes du IVe Congrès international de linguistes, Copenhague, 1938, p. 148 : «entre
forme et substance il n'y a aucun lien nécessaire, le signe linguistique restant en principe arbi-
traire ; cela n'empêche pas, d'autre part, qu'il puisse y avoir un lien possible. » Réciprocité
indissoluble entre forme et substance : Cuatro artículos de lingüística estructural, Universidad
de Buenos Aires, 1962, F. Hintze, De la relación de la « forma » y la « sustancia » lingüística,
p. 5 4 - 5 5 , 58.
12 Alfons Nehring, Sprachzeichen und Sprechakte, Heidelberg, 1963, p. 80 — 81. Pour Nehring,
le symbole est immatériel. Les onomatopées sont des « expressions symboliques ».

3 - c. 579
SUR LA GRAMMAIRE GENERATIVE
TRANSFORMATION NELLE
I

Ces derniers temps la « Grammaire » de Port-Eoyal a été remise en honneur.


Une nouvelle édition critique vient d'en être publiée 1, et quelques études
lui ont été consacrées. Noam Chomsky, créateur de la grammaire transfor-
mationnelle générative, s'est exprimé d'une manière élogieuse à l'adresse
des solitaires de Port-Eoyal, en montrant qu'il avait utilisé, d'une manière
indépendante, la doctrine de leur « Grammaire » ; dans un ouvrage spécial,
Chomsky a exposé sa propre théorie, parallèlement à celle de Port-Eoyal. 2
La linguistique contemporaine est caractérisée, de nos jours, par une
grande diversité de doctrines. Ces doctrines ont fait l'objet d'exposés
suffisamment clairs, de sorte que l'on peut s'orienter aisément en la matière.
L'école « transformationnelle » américaine, représentée par quelques
linguistes éminents, tels Zellig S. Harris et Noam Chomsky, a un pré-
curseur en la personne de W. von Humboldt, l'illustre linguiste allemand
de la première moitié du siècle dernier, qui a montré que le langage était
le produit d'un procès génératif : le linguiste doit tenir compte de la com-
pétence du sujet parlant, qui est en même temps émetteur et récepteur
du message articulé.
Le sujet parlant possède des phrases apprises et des phrases qu'il forme
au moment de l'émission : le langage créé des usages illimités avec des
pensées limitées (W. von Humboldt). 3
L'aspect le plus intéressant du langage consiste dans la faculté du sujet
parlant de produire du langage.4
Selon cette théorie, l'analyse du message parlé a, par conséquent, son
point de départ dans la conception que le procès linguistique et le procès

Grammaire générale et raisonnée ou La Grammaire de Port-Royal, édition critique présentée


par Herbert E. Brekle, nouvelle impression en facsimilé de la troisième édition de 1676,
Stuttgart-Bad Cannstatt, 1966 : 2 vol. ; le deuxième volume, une mince brochure contenant les
variantes des éditions précédentes, est annexé au vol. I.
2
Noam Chomsky, Cartesian Linguistics. New York-London 1966.
3
V. Noam Chomsky, Current Issues in Linguistic Theory. The Hague, 1964, p. 7 et s. ; Id.,
Aspects ot the Theory of Syntax. Cambridge, Mass., 1965, p. 8.
4
Noam Chomsky, Topics in the Theory of Generative Grammar. The Hague, 1966, p. 12.
SUR LA GRAMMAIRE GÉNÉRATIVE TRANSFORMATIONNELLE 35

mental seraient identiques (Chomsky repousse avec raison « this naïve


view of language structure). 6
Cette conception du langage coïncide avec la doctrine de la « Grammaire »
de Port-Royal, qui distingue trois opérations de l'esprit : 1. concevoir, soit le
regard de notre esprit sur les choses, 2. juger, c'est-à-dire affirmer qu'une
chose que nous concevons est telle, 3. raisonner: faire usage de notre juge-
ment, de manière que de deux jugements nous en obtenions un troisième.
En soumettant à une analyse la phrase : Bien invisible a créé le monde
visible, nous obtenons trois phrases : 1. Dieu est invisible, 2 .il a créé le monde,
3. ce monde est visible. De même Pierre vit équivaut à Pierre est vivant.6
Nous reconnaissons dans cette analyse l'application des règles de la
logique, l'inspirateur de la « Grammaire » de Port-Eoyal ayant été Antoine
Arnauld, qui a publié sa « Logique » en 1662.
Mais il a été montré qu'il n'existe pas de corrélation entre l'ordre logique
et l'ordre grammatical, donc qu'il n'existe pas de parallélisme logico-
grammatical. 7
En effet, dans des phrases telles que : X est homme, les hommes sont
mortels, donc X est mortel, les relations d'inférence logique entre les énoncés
ne sont pas fondées sur le langage, c'est pourquoi l'inférence, comme telle,
ne peut pas figurer dans la description linguistique. Elle appartient de
droit à la logique. 8
Ce qui est cependant valable dans la « Grammaire » de Port-Eoyal,
c'est la conception ayant trait à la compétence du sujet parlant émetteur-
récepteur en matière de message parlé. 9 Le but de la « Grammaire » de
Port-Eoyal est de dégager ce qui est particulièrement humain et commun
à toutes les langues, à savoir la structure profonde du langage.

* Noam Chomsky, Aspects of the Theory of Syntax. Cambridge, Mass., 1965, p. 7 — 8.; Id.
Cartesian Linguistics, p. 64.
8
Gr. de Port-Royal, p. 68 — 69; Roland Donzé, La grammaire générale et raisonnée de
Port-Royal. Berne, 1967 ; Herbert E. Brekle, Semiotik und linguistische Semantik in Port-Royal.
Indogermanische Forschungen, 69, (1964), p. 103 — 121 ; Id., Die Bedeutung der Grammaire
générale et raisonnée — bekannt als Grammatik von Port-Royal — für die heutige Sprach-
wissenschaft. op. cit., 72, 1967, p. 1 — 21.
7
Lazär Çâineanu, Raporturile între gramaticä çi lógica. Bucureçti, 1891. p. 21 et s. ;
J. Chauvineau, La logique moderne. Paris 1962, p. 5 ; Ch. Serrus, Le parallélisme logico-gramma-
tical. Paris 1933 ; Id., La langue, le sens, la pensée. Paris, 1941 ; Eugenio Coseriu, Teoria del
lenguaje y lingüística general. Madrid, 1962, p. 235 et s. (Logicismo y antilogicismo en la gra-
mática). Coseriu a montré (p. 237 — 238) qu'Aristote est considéré à tort d'avoir identifié le
langage et la pensée, car selon Aristote le langage est un logos sémantique.
8
O. Ducrot, Logique et linguistique, dans Langages, 2, juin 1966, p. 3 et s.
9
N. Chomsky, Cartesian Linguistics. p. 75, n. 2.
36 LINGUISTIQUE GÉNÉRALE

Cette idée a été reprise, ces dernières années, par l'école américaine,
qui a obtenu quelques résultats intéressants.
Ainsi, un examen appliqué à 30 langues de familles différentes a établi
45 traits universaux, dans le domaine de la phonématique, de l'intonation
et de la syntaxe. 10
Chomsky a fondé sa théorie génératiye sur l'analyse de la contribution
du sujet parlant pour comprendre le message parlé.
L'analyse en profondeur de la phrase révèle sa structure profonde et
son noyau, ou la phrase de base.11
Les objections qui ont été formulées au sujet de cette conception se
réfèrent au fait qu'elle est fondée sur l'intuition du sujet parlant, ce qui
n'offre aucune garantie de nature linguistique.12
En partant du noyau de base, on construit une figure qui a la forme d'un
arbre, les relations entre les membres de la phrase étant déjà connues et
l'ordre d'apparition des membres de la phrase étant celui de leur succession
dans la chaîne parlée. 13
Le modelage de la langue, indifféremment du procédé employé, est
fondé pareillement sur l'intuition, comme le démontre, par exemple, la
phrase la course du cheval, qui serait une transformation de la phrase :
le cheval court, ou la lecture du livre, transformation de : il lit (le livre).14
Comme on vient de le voir, l'appel à l'intuition est condamné par les
uns, et pratiqué par les autres. Le refus de tenir compte de l'intuition
équivaudrait, nous dit-on, à « détruire l'objet même de la linguistique ».1S
L'apport positif de la grammaire transformationnelle est d'avoir mis
en lumière certaines relations systématiques entre les phrases, fondées
sur la règle x->y, où x représente, par ex., un syntagme nominal ou verbal
(SN ou SY), et = « sera récrit comme... »

10
Noam Chomsky, Cartesian Linguistics, p. 29 et s. ; Roman Jakobson, Implications of
Language Universals for Linguistics, dans Universals of Language, ed. b y J. Greenberg,
Cambridge, Mass., 1966, p. 265; J. Greenberg, Some Universals of Grammar with Particular
Reference of the Order of Meaningful Elements, dans op. cit., p. 74 et s. ; J. J. Katz — P. M.
Postal, An Integrated Theory of Linguistic Descriptions. Cambridge, Mass., 1965, p. 160 — 166.
11
Noam Chomsky, Current Issues in Linguistic Theory. The Hague, 1964, p. 15 — 1 6 ; Id.,
Topics in the Theory of Generative Grammar. The Hague, 1966, p. 12, 27, 75.
12
Blanche Grunig, Les théories transformationnelles, La linguistique, I, Paris, 1966, p. 1 — 101 ;
B. Pottier, Le rapport : linguistique générale actuelle et linguistique romane. Éléments pour une
discussion, présenté au X l l e Congrès international de linguistique et philologie romanes, Bucarest,
15 — 20 avril 1968, Rapports et communications. Résumés, p. 14.
13
Noam Chomsky, Aspects of the Theory of Syntax. Cambridge, 1965, p. 3 et s.
14
E. Vasiliu, Gramaticile generative. Limba românà, X I I , no. 3, 1963, p. 230 ; B. Pottier, 1. c.
15
« data of this sort are simply what constitute the subject matter of linguistic theory. We neglect
such data at the cost of destroying the subject » : Noam Chomsky, Current Issues in Linguistic
Theory, p. 79, in J. A. Fodor — J. I. Katz, The Structure of Language. New Jersey, 1964.
SUR LA G R A M M A I R E GÉNÉRATIVE T R A N S F O R M A T I O N N E L L E 37

L'objet de la grammaire générative est de construire une grammaire


qui puisse contenir toutes les phrases grammaticales d'une langue donnée,
et de leur donner une description structurale. 16
Le sujet parlant possède la compétence nécessaire pour former un
nombre infini de phrases. Dans la formulation de cet aspect créateur de la
compétence grammaticale, réside l'originalité de la grammaire générative.
Les petites modifications, dans l'ordonnance des phrases, qui caracté-
risent la parole, peuvent modifier le système de la langue.
Mais la langue exerce, à son tour, son influence sur la parole, en lui
imposant des règles fixes.
De cette manière, l'aspect créateur du langage humain est mis en évidence.
A la lumière de ces constatations, la partie valable de la « Grammaire »
de Port-Eoyal est constituée par la doctrine concernant l'action du sujet
parlant émetteur-récepteur sur le message parlé, et l'intention de cette
« Grammaire » de dégager ce qui est universel dans la structure des langues.
(Actualité de la « Grammaire de Port-Royal », Wissenschaftliche Zeitschrift der Humboldt-Uni-
versitât zu Berlin, Ges.-Sprachw. R. X V I I I (1969) 4, p. 5 8 7 - 5 8 8 )

II
1. La grammaire générative recourt à la compétence du sujet parlant
pour décider de la justesse des phrases de la langue. Mais L ' I N T U I T I O N ne
présente aucune garantie d'infaillibilité, et il est recommandé d'en éviter
l'emploi (Lalande, 537 et s. ; Grunig). Car lors de la vision immédiate d'un
objet, ce sont les sensations et les appétitions qui apparaissent, et non
l'intuition (Fouillée, 542—543). L'intuition, pensée implicite ou inexpri-
mée, est le résultat d'un travail intellectuel inexprimé, inconscient et
confus. C'est « notre première pensée indébrouillée. Son vrai nom n'est
donc pas intuition, mais divination. Il faut lui dénier les prérogatives
d'infaillibilité » (Baudin, 339).
On ne saurait, donc, fonder la théorie sur une base aussi fragile. 17
Chomsky fonde la grammaire transformationnelle sur l'intuition ( Current
Issues, 16), mais il reconnaît plus tard que l'aspect créatif du langage reste
inaccessible (Chomsky, Language and Mind, 84).

ls
Noam Chomsky, On the Notion « Rule of Grammar » in op. cit. p. 119 — 136.
17
Cependant, il faut bien recourir aux informations données par l'intuition pour refuser les
phrases inacceptables (par ex. le boulanger cuit la nuit /).
Sur l'appel au locuteur, source de préjugés et d'erreurs, v. O. Ducrot, dans Qu'est-ce que le
structuralisme (Paris, 1968), p. 9 0 - 9 6 .
38 LINGUISTIQUE GÉNÉRALE

2. La grammaire générative fait état de l'aptitude de l'esprit de transformer


la structure profonde d'une phrase en structure superficielle.
Dans l'exemple qui figure dans la « Grammaire de Port-Eoyal » :
(1) Dieu est invisible, (2) Il a créé le monde, (3) Le monde est visible, ces trois élé-
ments sont considérés comme appartenant à la structure profonde de la lan-
gue, que l'on peut transformer en structure superficielle : Dieu invisible a créé
le monde visible (Chomsky, Cartesian ; Id., 1968 : 63 et s. ; ci-dessus, p. 35). 18
La première objection à cette conception est que l'analyse de la phrase
'superficielle', en trois éléments, appartient à la logique (Bosetti, l.c.,
Sumpf et Dubois) 19 ; mais l'inférence logique ne saurait figurer dans la
description linguistique 20 .

18
Pourquoi faut-il que la phrase Pierre a conseillé à Jean de consulter un spécialiste doit avoir
comme proposition soujacente : Jean consulte un spécialiste (Nicolas Ruwet, Introduction
à la grammaire générative [Paris, 1967], p. 325)?
Une phrase en chinois, ou dans n'importe quelle autre langue non-romane a une toute
autre structure superficielle que la même phrase en français. Prenons un exemple de phrase
chinoise : Zu jedem Fest dass kommt, zu Neujahr, hat dein Vater mir immer das übliche Fest-
geschenk geschickt = (mot à mot) : jedes kommen vollenden Fesl(es), unteres Jahr (es), unteres
dein (du, dich, dir) Vater vervandt(er) immer senden Festgeschenk geben mir (ich, mich, mein)
(F. N. Finck, Die Haupttypen des Sprachbaus [Leipzig-Berlin, 1923], p. 28). '
19
O. Ducrot, « Logique et linguistique », Langages 2 (1966), 12 : l'inférence, en t a n t que telle,
n'a aucun droit particulier à figurer dans la description linguistique.
L'analyse en constituants immédiats de la phrase et la recherche de sa structure profonde
se font par abandon de l'objectivité et par appel à l'intuition et à l'expérience du sujet parlant
(A. Vàrvaro, Storia, problemi e metodi della linguistica romanza [Napoli, 1968], p. 388 et s.).
En suivant ce procédé, la phrase roumaine Ioana se piaptänä 'Jeanne se peigne' (structure
superficielle) correspondrait, en structure profonde, à Ioana (o) piaptänä pe Ioana 'Jeanne peigne
Jeanne' (S. Golopen^ia-Eretescu), « Structura de suprafaÇâ çi structura de adlncime în analiza
sintacticä », Probleme de lingvisticä generali V (Bucureçti, 1967, 153 — 154). L'expérience
démontre qu'il n'existe pas de structure profonde de la phrase, unique, abstraite et ordonnée
d'une manière linéaire (Thban). E. Coseriu (« Coordinación latina y coordinación
romànica », Aclas del III Congreso Espanol de Estudios Cldssicos [Madrid, 1968], 38)
repousse l'identification de la forme intérieure avec la structure profonde. Cf. B. Pottier (Rap-
port au Xlle Congrès intern, de linguistique et philologie romanes, Bucarest, 15 — 20 août 1968,
Rapports et communications, p. 1 2 : «les transformationnalistes disent que le tour le livre de
Pierre renvoie à Pierre a un livre, que la gentillesse de Pierre provient de Pierre est gentil ou que
le travail de Pierre est issu de Pierre travaille. Là encore. . . l'équivalence n'est vraie qu'au niveau
d'une information globale. Mais de quel droit, si ce n'est que pour la simplicité de la program-
mation, décide-t-on que l'une des deux tournures est issue de l'autre ? » V. aussi O. Ducrot,
« Logique et linguistique » (dans Rev. de l'enseignement supérieur 1—2, [1967], 106) : « on a été
amené à penser que le chien court doit être compris comme, ou même est mis pour le chein est
courant! »
20
A propos de l'erreur de considérer le langage comme produit de la pensée logique, E. Coseriu
(dans Teoria del lenguaje y linguistica general [Madrid, 1962], p. 235 et s.) a montré qu'Aristote
a établi la priorité du langage sur la pensée logique.
SUR LA GRAMMAIRE GÉNÉRATIVE TRANSFORMATIONNELLE 39

En deuxième lieu, si l'analyse citée était d'ordre linguistique, il faudrait


pouvoir l'appliquer aussi à des langues appartenant à d'autres familles
que le français. Or, l'expérience démontre que la chose est impossible, car
l'ensemble des structures romanes de surface ne peut être appliqué à des
langues d'une famille différente (Theban). Quant à la structure profonde,
l'on constate que les démarches de la pensée, chez le sujet parlant, diffèrent
selon les langues (Panfilov, 19 et s. ; Miller, 119). Il y a, d'ailleurs, des
niveaux phonologiques et morphématiques de la langue qui n'ont pas
d'équivalents dans la pensée (Aaron, 238 et s.).
Les universaux linguistiques existent, mais ils sont d'un autre ordre, et
il faut tenir compte de ceci, que l'on ne peut fonder une grammaire géné-
rale que sur des fonctions : parties du discours en commun (sujet, prédicat ;
11 y a des langues qui ne connaissent ni le nom, ni le verbe), place du sujet,
de l'objet et du verbe dans la phrase, oppositions phonologiques, caractère
extensible de la classe des mots, etc. (Greenberg, 74 et s. ; ci-dessus, p. 36).
L'enfant possède la connaissance innée de certains principes universaux.
Ainsi, le concept de phrase apparaît de bonne heure chez l'enfant avant
d'avoir appris la grammaire, par prédisposition innée. Mais ces univer-
saux, qui apparaissent avant la connaissance, ne dépassent pas le sujet
et le prédicat. 21
3. Si le langage n'est pas inné, chez l'enfant, et que l'enfant est né avec
la faculté de langage (mais non d'une langue quelconque déterminée) et
avec la possibilité d'inventer et de créer le langage (Ohauchard, 37 ; Dik,
10), fruit de son apprentissage, dans le milieu social, il convient de tenir
compte du développement des opérations logiques, qui permettent à l'en-
fant de faire usage de l'analogie, qui joue un grand rôle dans la morpho-
logie des langues.22

21 V. les exposés de McNeill, « Some Thoughts and Second Language Acquisition » (1965) ;
« Empiricist and Nativist Theories of Language », au Symposium on New Perspectives in the
Science of M an (Alpach, Austria, June 1968) ; « Explaining Linguistic Universals », au XIXth
International Congress of Psychologists (1969). La rapidité avec laquelle un petit enfant apprend
et emploie une langue « est un défi lancé aux théoriciens de l'apprentissage » (Noam Chomsky
et George A. Miller, L'analyse formelle des langues naturelles [Paris, 1968], p. 6 — 7). Cette
affirmation ne tient pas compte du fait que l'apprentissage du langage dure plusieurs années I
V. Là-dessus R. Husson, Mécanismes cérébraux du langage (Paris, 1968), p. 53. E t encore :
« le premier mot énoncé [par l'enfant] ne procède nullement d'un déterminisme physiologique,
mais il est déjà commandé par la langue du groupe » (Husson, op. cit., p. 45 ; v. aussi p. 8).
12 Pour Chomsky (Aspects, 37), l'acquisition du langage par l'enfant ne serait pas possible
si l'on n'admettait pas la connaissance antérieure du langage : le nouveau-né possède la faculté
de langage. Pour apprendre à parler, il faut la société humaine (H. Delacroix, « Au seuil du
40 LINGUISTIQUE GÉNÉRALE

4. La mise en valeur de la compétence du sujet parlant, en matière de


langage, et de l'aptitude génératrice du langage, chez l'homme (qui man-
que à l'animal, Chomsky, Topics, 11 et s. ; Id., 1968 : 52 et s.)23, constituent
l'apport le plus remarquable que la grammaire générative ait apporté
à la linguistique.

RÉFÉRENCES

Aaron, Richard A.
1967 The Theory of Universals (Oxford).
Baudin, E.
1927 Cours de psychologie (Paris).
Chauchard, Paul
1968 Le langage et la pensée (Paris).
Chomsky, Noam
1964 Current Issues in Linguistic Theory (The Hague).
1965 Aspects of the Theory of Syntax (Cambridge, Mass.).
1966a Topics in the Theory of Generative Grammar (The Hague).
1966b Cartesian Linguistics (New York-London).
1968a "Contributions de la linguistique à l'étude de la pensée", dans Change: Le Montage
(Paris, Seuil), 4 5 - 7 1 .
1968b Language and Mind (New York).
Dik, Simon C.
1968 Coordination (Amsterdam).
Fouillée, A.
1956 article dans Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 542 — 543.
Greenberg, J . (ed.)
1966 Universals of Language (Cambridge, Mass.).
Grunig, Blanche
1965 "Les théories transformationnelles", La linguistique 2 (Paris), 1—24.
1966 La linguistique 1, 3 1 - 1 0 1 .
Lalande
1956 Vocabulaire technique et critique de la philosophie (Paris).
Miller, R. L.
1968 The Linguistic Relativity Principle and Humboldtian Ethnolinguistics (The Hague).
Panfilov, V. Z.
1968 Grammar and Logic (The Hague).
Sumpf, J., et J . Dubois
1969 "Problèmes de l'analyse du discours", Langages 13, 3 — 7.
Theban, L.
1968 "Perspectiva liniarä a propozifiilor trimembre", Studii fi cercetäri lingvistice X I X ,
307 ss.
Theban, L., et M. Theban
1969 "Propozitia romanicä çi universaliile sintactice", Studii fi cercetäri lingvistice X X , 55 ss.

(Linguistics, 66, 1971, p. 1 1 5 - 1 1 8 )


SUR LA G R A M M A I R E GÉNÉRATIVE T R A N S F O R M A T I O N N E L L E 41

III

La grammaire générative transformationnelle met en lumière l'aspect


créatif du langage, la capacité du sujet parlant d'émettre des énoncés
dans une langue donnée (M. Halle, 1967, p. 26, O. Ducrot, 1968, p. 90—96,
Chomsky, 1969, p. 20, 112—113), en d'autres termes, elle met en évidence
« la compétence » du sujet parlant. (L'animal n'a pas cette aptitude géné-
ratrice, Chomsky, 1968, p. 52). « Une grammaire doit faire un usage infini,
de moyens finis » (W. v. Humboldt, cité par Chomsky, 1968, p. 64).
Le problème de l'acquisition du langage par l'enfant a été repris par
N. Chomsky et ses collaborateurs : la rapidité avec laquelle un petit
enfant apprend et emploie une langue, serait, selon eux « un défi lancé
aux théoriciens de l'apprentissage» (Chomsky-Miller, 1968, p. 6 — 7).
Car l'enfant posséderait la connaissance innée de certains principes univer-
saux (Chomsky, 1965, p. 4 7 - 5 9 , David MaNeill, 1968. Chomsky, 1969,
p. 99, cite à ce propos la phrase suivante de Leibniz : « rien ne peut nous
être enseigné dont nous n'ayons déjà l'idée dans l'esprit ». Ce qui vient à
l'encontre de la thèse du langage inné, et veut dire, seulement, que l'en-
fant en naissant possède la faculté du langage, mais non la langue, car
selon de nombreuses observations bien fondées, l'apprentissage du langage
par l'enfant se poursuit pendant plusieurs années, Husson, 1968, p. 53).
Le premier mot prononcé par l'enfant lui est fourni par son entourage
(Husson, 1968, p. 45). Il n'y a donc pas à envisager un « langage enfantin »,
mais le langage de chaque enfant, et sa langue propre (Cassirer, 1933,
p. 34 ; cf. Grégoire, 1933, p. 376).
Le problème est par conséquent de savoir s'il existe une capacité de
langage inné chez l'enfant, ou une capacité de langage naturel? Les re-
cherches récentes sur ce sujet montrent qu'il n'existe pas de preuves
que les universaux linguistiques constituent une propriété de l'organisme

langage », Psychologie du langage [Paris, 1933], 14). « Le langage humain n'est jamais acquis par
simple imitation, mais il doit, dans chaque cas individuel, être conquis à nouveau et formé à
nouveau. Il n'y a pas de langage enfantin en général, mais chaque enfant parle sa propre
langue » (E. Cassirer, « Le langage et le monde des objets », Psychologie du langage [Paris,
1933], 34). « Le langage crée des usages infinis avec des pensées finies » (Humboldt, cité par
Chomsky, Aspects, 8).
23
Cf. la discussion sur la grammaire transformationnelle, dans Report of the Thirleenth Annual
Round Table Meeting on Linguistics and Language Studies (Washington, 1963), p. 3 et s.
V. aussi O. Ducrot, «Logique et linguistique», 111 — 112.
42 LINGUISTIQUE GÉNÉRALE

humain. L'enfant est donc né avec la possibilité d'invention pour recréer


le langage de son entourage : acquérir le langage pour l'enfant, veut donc
dire créer le langage, par une participation créatrice de celui qui apprend
(Dik, 1968, p. 10).
+
La grammaire générative transformationnelle se propose de fournir les
bases d'une explication de la production des sentences (cf. Beport, 1963,
p. 3). C'est là un apport positif de cette nouvelle discipline.
Les théoriciens de la grammaire générative fondent leur théorie sur
l'intuition. Mais l'intuition est une pensée confuse, résultat d'un travail
intellectuel inconscient. On ne peut donc lui faire confiance (Baudin,
1927, p. 338—339), et il ne faut pas avoir recours à elle. Ainsi, l'appel
à l'intuition porte à faux, lorsqu'il nous est dit que la phrase la guerre est
commencée par Vagresseur dérive d'un noyau : Vagresseur a commencé la
guerre, car rien ne justifie cette conclusion (Joyaux, 1969, p. 250). L'infé-
rence ne doit donc pas figurer dans la description linguistique (Ducrot,
1966, p. 12, ci-dessus, p. 36).

La théorie des universaux (cf. par exemple David McNeill, 1965, p. 11
et s. : la structure profonde de la phrase de l'enfant est universelle, indé-
pendamment de la langue des parents) est battue en brèche par ceci
que la structure profonde établie par Chomsky pour l'anglais :

ne correspond pas à celle de l'indo-iranien, par exemple (Theban, 1968,


p. 308, Panfilov, 1968, p. 7 et s.). La phrase tirée par Chomsky (1968,
p. 59) de la Grammaire de Port-Royal: «Dieu invisible a créé le monde
visible » est bien plutôt une analyse logique qu'une structure profonde
(ci-dessus, p. 35). Et d'autre part, il n'existe pas une seule construction
romane de surface qui puisse figurer dans toutes les langues, en tant qu'uni-
verselle (Theban, 1969, p. 62). Les procès de la pensée, chez le sujet par-
lant, sont donc différents, selon les langues (Miller, 1968, p. 119).

SUR LA GRAMMAIRE GENERATIVE TRANSFORMATIONNELLE 43

L'analyse de la phrase en structure profonde et en structure superficielle


fait appel, comme nous l'avons vu, à l'intuition et à l'expérience du sujet
parlant, ce qui ne correspond pas à une démarche scientifique. Le sens
d'une forme linguistique se définit par la situation de l'émetteur et de
l'auditeur : Pierre voit Paul, Paul voit Pierre, c'est-à-dire en termes non
linguistiques (Yàrvaro, 1968, p. 385 et s.).
La phrase : Pierre a conseillé à Jean de consulter un spécialiste devient,
en structure superficielle : Jean consulte un spécialiste.
Mais si, cependant, c'est la deuxième phrase qui me vient en premier
lieu à l'esprit (Buwet, 1968, p. 325) ? Comme nous l'avons montré précé-
demment, un examen sommaire du chinois, par exemple, montre le non-
fondé de la théorie générative transformationnelle de l'universalité de la
structure profonde (cf. Collinder, 1970). Selon Ooseriu (1968, p. 38 et n. 9),
l'identification de la forme « intérieure » avec la « structure (syntagmati-
que) profonde » est totalement non fondée. Et de même, il n'y a aucun
argument de nature linguistique qui permette de considérer les construc-
tions passives issues de la transformation des propositions actives (Ooseriu,
1968, p. 37, n. 6).


En somme, l'apport positif de la grammaire générative transformationnelle
c'est d'avoir mis en lumière la « compétence » du sujet parlant d'associer
son et sens, et sa « performance », c'est-à-dire la manière de les employer
dans la phrase.
Nos remarques, qui viennent rejoindre celles présentées antérieure-
ment, nous ont permis d'éliminer les parties controversées de la théorie
de la grammaire générative transformationnelle.

INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES ET ABRÉVIATIONS

Baudin, 1927 = E. Baudin, Cours de psychologie, Paris, 1927.


Cassirer, 1933 = E . Cassirer, « L e langage et la construction du monde des objets », Psychologie
du langage, 1933, p. 1 8 - 4 4 .
Chomsky, 1965 = N . Chomsky, Aspects of the Theory of Syntax, Cambridge, Massachusetts,
1965.
Chomsky, 1968 = N. Chomsky, «Contributions de la linguistique à l'étude de la pensée»,
Change. Le montage, Paris, 1968, p. 45 — 71.
Chomsky, 1969 = N . Chomsky, La linguistique cartésienne, tr. fr., Paris, 1969.
Chomsky — Miller, 1968 = N o a m Chomsky et George A . Miller, L'analyse formelle des langues
naturelles, Paris, 1968.
Collinder, 1970 = B j ö r n Collinder, Noam Chomsky und die generative Grammatik, Uppsala,
1970.
Coseriu, 1968 = E. Coseriu, « Coordinación latina y coordinación románica », Actas del III
Congreso Español de Estudios Clássicos, Madrid, 1968, p. 35 — 57.
44 LINGUISTIQUE GÉNÉRALE

Dik, 1968 = Simon C. Dik, Coordination, Amsterdam, 1968.


Ducrot, 1966 = O. Ducrot, « Logique et linguistique », Langages, 2, 1966, p. 3 — 41.
Ducrot, 1968 = O. Ducrot, « Note sur la „linguistique structurale" et le „transformationa-
lisme" », dans Qu'est-ce que le structuralisme, Paris, 1968.
Grégoire, 1933 = A. Grégoire, « L'apprentissage de la parole pendant les deux premières
années de l'enfance », Psychologie du langage, Paris, 1933, p. 375 — 389.
M. Halle, 1967 = Morris Halle, « Place de la phonologie dans la grammaire générative »,
Langages, 8 déc. 1967, p. 13 — 36.
Husson, 1968 = Raoul Husson, Mécanismes cérébraux du langage, Paris, 1968.
Joyaux, 1969 = Julia Joyaux, Le langage, cet inconnu, Paris, 1969.
Miller, 1968 = R. L. Miller, The Linguistic Relativity Principle and Humboldtion Ethnolin-
guistics, The Hague, 1968.
David McNeill, 1965 = David McNeill, « Some Thoughts on Second Language Acquisition ».
David McNeill, 1968 = David McNeill, « Empiricist and Nativist Theories of Language »,
exposé présenté au Symposium of New Perspectives in the Science of Man, Alpach, Austria
June, 1968.
Panfilov, 1968 = V. Z. Panfilov, Grammar and Logic, The Hague, 1968.
Report 1963 = Report of the Thirteenth Annual Round Table Meeting on Linguistics and Lan-
guage Studies, Washington, 1963.
Ruwet, 1968 = N. Ruwet, Introduction à la grammaire générative, Paris, 1968.
Theban, 1968 = L. Theban, « Perspectiva liniarâ a propoztyiilor trimembre », Studii ji cercetâri
lingvistice, X I X , 1968, p. 3 0 7 - 3 1 5 .
Theban, 1969 = M. et L. Theban, « Propozìjia romanica çi universaliile sintactice », Studii
yf cercetâri lingvistice, X X , 1969, p. 55 — 52.
Vàrvaro, 1968 = Alberto Vàrvaro, Storia, problemi e metodi della linguistica romanza, Napoli,
1968.

(Revue roumaine de linguistique, XVI, 1971, p. 3 — 6)


NOM ET VERBE EN ROUMAIN

Dans les langues romanes, le nom et le verbe forment deux catégories


grammaticales nettement séparées.
Il y a, cependant, en roumain, des cas où le verbe est traité comme nom :
il admet, alors, les désinences du nom (article, suffixe diminutif).
Voyons les faits.
Dans un texte roumain de 1600, provenant du nord de la Transylvanie,
le verbe être, à la l re personne du singulier de l'indicatif présent, reçoit
l'article du nom masculin (le sujet de la phrase est un homme) : va dau
stire eâ simtul viu « je vous fais savoir que je suis vivant » (simt = sînt
de la langue commune, du lat. sint).
A. Graur nous communique des exemples de verbes qui, dans la langue
parlée, emploient des suffixes diminutifs :
"Il y a des langues qui connaissent des verbes « diminutifs » par exemple
les verbes latins en -illo (occilo, etc.), les verbes français en -oter (vivoter,
pleuvoter, etc.). J'ai été pendant longtemps sceptique à l'égard de ces
formations, car je ne pouvais comprendre la manière dont la notion de
diminutif a été transférée au verbe. Un hasard m'a prouvé que l'explica-
tion était juste. Je connais une famille où l'on dit à un enfant en bas âge
papicâ « mange », dormicâ « dors », etc., et de même tu trebuie sâ papici,
sa dormici « il faut que tu manges, que tu dormes », a papicat « il a mangé »,
etc. La création est transparente, et du reste j'ai assisté à sa naissance.
L'impératif papa « mange » se confond avec le substantif papa « nourri-
ture » (dont le diminutif est papicâ), cë qui a permis le passage d'une caté-
gorie à l'autre".
B. Cazacu a recueilli des faits analogues dans la langue parlée dans
l'est de la Moldavie. Le verbe ruga « prier », à la 1™ personne du singulier
de l'indicatif présent, est souvent employé avec le suffixe diminutif -el :
ma rojel (ma rog + suff. -el) « je te prie ».

1
Les faits réunis par A. Procopovici (Donum natàlicium Schrijnen, p. 437 s.), qui devraient
rentrer dans la catégorie de ceux que nous venons d'examiner, sont douteux et ne peuvent
pas fournir une base à la théorie.
46 LINGUISTIQUE GÉNÉRALE

Ces faits ne sont pas isolés Car le roumain emploie à l'impératif des
verbes aduce « apporter » et veni « venir », avec la désinence o du vocatif
des noms féminins : ado « apporte », vino « viens » (cf. sorâ « sœur », au vo-
catif, soro)2.
L'interférence des catégories du nom et du verbe, que nous venons de
voir, s'explique par ceci que le vocatif, qui est un interpellatif, a emprunté
sa désinence à l'impératif, qui exprime un appel (ordre ou demande)3.
Ce phénomène, qui est général en roumain, rend compte des faits que
nous avons analysés ci-dessus. Mais dans les exemples recueillis par nous,
ce sont des verbes aux modes personnels qui ont subi l'innovation ; ces
faits doivent donc comporter une explication différente, puisque l'inter-
férence entre les appellatifs nominaux et verbaux ne peut pas rendre
compte de l'innovation.
Il convient, dans ce cas, de faire appel à la théorie générale.
Il y a des langues indo-européennes qui ne font pas la distinction entre
nom et verbe. En anglais, par exemple, un mot est nom ou verbe selon
qu'il est précédé de a, the ou de to (a, thefire, tofire). Le chinois, un grand
nombre de langues de l'Afrique, de l'Amérique et de l'Australie ne distin-
guent pas non plus le nom du verbe.
Ceci résulte du fait que le nom et le verbe ne constituent pas des parties
du discours nettement séparées. Ils rentrent tous deux, il est vrai, dans
des catégories différentes (qui expriment la substance et la relation), mais
restent en rapports étroits (ils expriment tous les deux aussi la qualité).
Comme l'a montré Viggo Brôndal 4 , chacune des catégories du discours
est solidaire avec les autres catégories. Si l'on distingue quatre catégories,
et parmi elles le nom, le nom est solidaire avec toutes les trois autres caté-
gories, et non avec une seule d'entre elles. Il résulte de là que, si le nom
manque, le verbe manque aussi, et tout pareillement le pronom et la
conjonction.
La réunion du nom et du verbe dans la même catégorie du discours n'a
donc rien pour nous étonner (il y a en effet des langues qui connr sent
une sorte de nom-verbe).
Les faits roumains que nous venons d'examiner ne sont donc pas inat-
tendus. Ils manifestent une tendance, qui s'est réalisée pleinement dans
certaines langues, comme nous l'avons vu ci-dessus.
(Journal de psychologie normale et pathologique, 43, 1950, p. 139 — 141)

2 DA, I, p. 49, s.v. aduce; Puçcariu, Limba românû, I, Bucarest, 1940, p. 115. Vino est
attesté dès le X V I e siècle (date des plus anciens textes roumains); mais, à cette époque, on
trouve seulement adu, qui est la forme normale (Densusianu, Ifisl. de la Ig. roum., II, p. 233).
3 Cf. F. Brunot, La pensée et la langue 3 , Paris, 1936, p. 260 et 561.
4 Les parties du discours, Partes orationis, Copenhague, 1948, p. 120 s.
SUR LES CHANGEMENTS PHONÉTIQUES

M. Eric Buyssens consacre un chapitre de son livre « Linguistique his-


torique i)1 au problème des « changements phonétiques ». Les thèses qu'il
défend confirment le bien fondé de nos vues concernant le même problème,
exposées dans une communication au Cercle Linguistique de Copenhague
(novembre 1947). 2
"Voici les faits :
M. Buyssens combat la théorie selon laquelle les changements pho-
nétiques auraient des causes physiologiques. Cette explication ne se laisse
en effet pas démontrer.3
Selon M. Buyssens, « tous les changements phonétiques conduisent à
la même constatation : on en découvre parfois les conditions, jamais les
causes » (p. 148).
A notre avis, les causes des changements phonétiques résident dans la
nature du son parlé, à savoir dans le mode de production des sons.4
M. Buyssens affirme avec raison que le changement phonétique a une
origine individuelle, mais que sa propagation est un fait social.
Les variations du son parlé dans la parole, qui peuvent être enregistrées
par les phonéticiens et les dialectologues, sont à l'origine des change-
ments phonétiques. « C'est dans la parole que résident les forces qui font

1 Eric Buyssens, Linguistique historique. Homonymie. Stylistique. Sémantique. Changements


phonétiques (Bruxelles-Paris, 1965), p. 1 3 1 - 1 5 3 .
2 A. Rosetti, Les changements phonétiques. Aperçu général (Copenhague-Bucureçti, 1948).
Nous sommes revenu sur ce sujet, à l'occasion de l'étude de M. J . Fourquet, « Pourquoi les lois
phonétiques sont sans exception », dans Preprints of Papers for the Ninth International Congress
of Linguists (August 21 — 31, 1962, Cambridge, Massachusetts), p. 277 et s. et dans notre note
« Remarques sur les chângements phonétiques », dans Mélanges de linguistique romane. . . offerts
à M. Maurice Delbouille (Gembloux, 1964), p. 573 — 574.
3 V. notre mémoire précité, p. 23.
* Nous avons insisté plus longuement là-dessus ibid., p. 10 et s.
48 LINGUISTIQUE GÉNÉRALE

la langue », disions-nous dans notre mémoire précité (p. 7). Dans la parole,
il n'y a pas de limite à la variété des sons. Dans la langue, les changements
sont achevés, mais ils ne peuvent s'imposer que s'ils sont reconnus comme
« norme » par la société et, par la suite, généralisés. La langue opère avec
des phonèmes, qui constituent un système. Lorsqu'il se produit un chan-
gement dans la langue, c'est donc le phonème qui change. C'est pourquoi
le changement se produit sans exception 5 .
M. Buyssens affirme justement que les changements phonétiques
primaires sont individuels, et que les changements secondaires sont adoptés.
La propagation des changements phonétiques est, en effet, un fait social.
La géographie linguistique a éclairé d'un jour nouveau la complexité
des faits dans les parlers d'une langue donnée (emprunts, mots voya-
geurs, homonymie)6.
Les vues de M. Buyssens confirment le bien fondé de la doctrine des
lois phonétiques que nous venons d'exposer brièvement.
(Acta Lingüistica Hafnensia, IX, 1965, p. 6 9 - 7 0 )

II

Les changements phonétiques doivent être envisagés, comme nous l'avons


montré naguère 7, sous un double aspect : phonématique et phonétique.
Oe sont deux plans différents, l'un abstrait, l'autre concret. Dans le
premier cas, on opère avec des phonèmes ; dans le second, avec des sons
parlés.
La diffusion des changements phonétiques est un problème d'ordre
social.
Essayons d'éclairer notre dessein, en donnant un exemple concret
d'application de nos vues théoriques.
Le roumain, à l'encontre des autres langues romanes, connaît la diph-
tongaison sous condition des voyelles accentuées e et o, suivies dans
la syllabe immédiatement suivante de a (â) ou e. On a, par conséquent :

5
Loc. cit., p. 8 : «Le changement phonétique, dans la langue, i n t é r e s s e . . . le phonème.
C'est le phonème qui change, et ce changement se produit sans exception ».
6
V. là-dessus l.c., p. 2 2 - 2 3 .
7
V. notre mémoire Les changements phonétiques, communication présentée le 10 novembre
1947 au Cercle linguistique de Copenhague, sous la présidence de L. Hjelmslev, Copenhague-
Bucarest, 1948 (reproduit dans notre L, p. 47 — 64). Les considérations de Morris Halle et Samuel
Jay Keyser (Les changements phonétiques conçus comme changements de règles, « Langages »
8 décembre 1967, p. 94 — 111) confirment notre manière de concevoir le problème.
SUR LES C H A N G E M E N T S PHONÉTIQUES 49

e' — a(â) : dr. cearâ < lat. cera,


e' —e : dr. lege (leage, X V I e s.) < lat. legem,
o' — a(â) : dr. coadâ < lat. coda,
o' —e : dr. floare < lat. florem 8.
Sur le plan phonétique (parole), les voyelles intermédiaires 9 (ouvertes)
e et o ont été réalisées comme des semi-voyelles (glides) dans les diphton-
gues ea', ça', par la métaphonie de l'a (â) ou de Ve contenus dans la syllabe
immédiatement suivante (pour e — e ou o — e : ee > eè > è > ea',
oe > oè > ça').
Sur le plan phonématique de la langue, une nouvelle règle s'est donc
ajoutée aux règles existantes : e' et o', dans certaines conditions, sont
remplacées par les diphtongues ea' et ça'.
Comme on le voit, le changement ne comporte pas d'étapes progressives10.
C'est à l'intérieur d'une cellule sociale que le changement se propage
par étapes successives11. Le fait est bien connu, et nous en avons donné
des exemples, dans notre mémoire précité12.
Il convient donc, dans la manière d'envisager les changements phoné-
tiques, de séparer avec soin le plan concret phonétique, appartenant à
a parole, du plan abstrait, phonématique, qui est le domaine de la langue13.

(Revue roumaine de linguistique, X I I I , 1968, p. 6 2 3 - 6 2 4 )

8
V. notre exposé dans L, p. 169 — 171.
8
V. notre tableau, op. cit., p. 142.
10
V. nos Changements phonétiques, déjà cités, p. 51 : « le changement phonétique est un
saut d'une articulation à une autre », et il se produit sans étapes intermédiaires.
11
Ibid., p. 52 : « le changement commence dans certains mots et se propage ensuite aux
mots qui se trouvent dans des conditions phonétiques analogues ».
12
Ibid., p. 51 — 54. On lira avec intérêt les remarques de W. Labov (The social motivation
of a sound change, « Word », 19, 1963, p. 273 — 309) sur la manière dont s'opère un changement
phonétique dans une communauté, de nos jours (Martha's Vineyard, Massachusetts, U.S.A.).
L'observation a porté sur le traitement de l'élément initial des diphtongues ai et au : adoption
de l'innovation, née dans un groupe, par un autre groupe, et sa généralisation.
13
Cf. Halle-Keyser, op. cit., p. 101 : « il est nécessaire d'établir une distinction entre la re-
présentation abstraite sous-jacente des entités linguistiques, et leur réalisation c o n c r è t e . . .
Ainsi on peut s'attendre qu'un changement linguistique d o n n é . . . soit attribuable à l'addition
d'une règle à la grammaire ».

4 - 0 . 679
SUR LA REPRÉSENTATION PAR ÉCRIT
DES SONS PARLÉS

Nous nous proposons d'apporter ici quelques éclaircissements sur le pro-


blème de la représentation par écrit des sons parlés.
L'écriture est, comme on le sait, une approximation : les signes à l'aide
desquels nous notons les sons parlés nous sont imposés par l'orthographe
de chaque langue.1 Ils s'appliquent à des types phoniques déterminés,
les SONS-TYPES.
Le son-type que nous notons par écrit à l'aide d'une lettre ou d'un signe
donné représente le son en général, tel que le conçoit chaque sujet parlant
(Eosetti, 1965 : 144). Ainsi, dans l'alphabet latin, e, par exemple, note
les diverses variantes de cette voyelle existantes dans la langue parlée,
qui diffèrent l'une de l'autre d'une manière quelconque : è (ouvert), é
(fermé), accentué, non accentué, etc. (Janakjev, 1964). L'écriture retient
donc, pour les noter, seulement les caractères distinctifs de chaque son-type,
la communication par le langage étant fondée sur les différences phoniques
à valeur sémantique entre les mots.
Le mécanisme de la représentation par écrit des sons parlés a été décrit
par Troubetzkoy de la manière suivante :
man schreibt nicht das, was man wirklich auspricht, sondern das, was man zu sprechen
meint oder zu sprechen beabsichtigt. . . Man muss sich immer daran erinnern, dass die
Schrift nicht das phonetische, sondern immer nur das phonologische System der Sprache
wiedergibt, und dass das phonologische System sich nicht mit dem phonetischen deckt
(1933: 111).

Par rapport au son-type, ou au phonème, le graphème est indivisible :


la lettre a, par exemple. Le graphème n'est autre chose que la représen-
tation par écrit du son-type, qui réunit dans une seule unité, comme nous
l'avons indiqué ci-dessus, les diverses variantes du son parlé. A la différence

1
Voir notre exposé (Rosetti, 1947 : 10 — 11) ainsi que Janakjev, 1964 : 61 — 62, et Benveniste,
1966 : 22. Ce dernier déclare (1966) : « [le locuteur] en entendant des s o n s . . . identifie des pho-
nèmes ( 2 2 ) . . . [Dans l'alphabet latin] chaque lettre correspond toujours et seulement à un
phonème (24). » V. aussi Göran Hammarström, Graphème, son, phonème..., Studia neophil.,
X X X I , 1959, p. 5 — 18 (dans 90% des cas, les lettres correspondent aux phonèmes).
SUR LA REPRÉSENTATION PAR ÉCRIT DES SONS PARLÉS 51

du son-type, le phonème ne fait pas état du psychologisme : c'est un in-


variant placé à un autre échelon des faits de langage (Eosetti, 1965 ; Avram,
1962 : 11).
Dans le procès de la notation par écrit des sons du langage humain, il
arrive que celui qui rédige le message épelle, tout en écrivant, les sons qui
forment le mot, et qu'il accompagne l'épellation de l'émission vocale du
son, à voix chuchotée ou même à haute voix (Eosetti, 1965 : 94).
Cette constatation nous aide à interpréter certaines graphies qui, au pre-
mier abord, peuvent sembler bizarres : les sons superflus, notés dans ces
cas, sont provoqués par l'épellation et n'appartiennent pas à tel ou
tel mot. Si le scripteur note, en roumain, sikeris pour scris 'écrit', c'est
que cette notation est due à l'épellation du mot : sî-kî-ris.
La phonologie apporte donc une contribution essentielle à l'interpré-
tation des sons représentés par écrit.

RÉFÉRENCES

Avram, A.,
1962 « Sur quelques particularités des systèmes graphématiques », Cahiers de linguistique
théorique et appliquée 1.
Benveniste, E.,
1966 Problèmes de linguistique générale (Paris).
Janakjev, M.,
1964 « Teorija orfografii i reÈi », Voprosy jazykoznanija 13.
Rosetti, A.,
1947 Mélanges de linguistique et de philologie (Copenhague —Bucarest).
1965 Lingüistica (La Haye).
Troubetzkoy, N. S.,
1933 « Les systèmes phonologiques considérés en eux-mêmes et dans leurs rapports avec la
structure générale de la langue », Deuxième Congrès international des linguistes (Paris)
p. 1 2 0 - 1 2 5 .

(Studies for the memory of Pierre Delattre, à paraître)


GRAPHEME, SON-TYPE ET PHONÈME

H . Liidtke examine à nouveau le problème de la constitution d u phonème 1 .


« I l est légitime de supposer, nous dit-il, dans le résumé de son étude,
que l'invention de l'alphabet résulte de contingences historiques, et que
la théorie phonématique soit une conséquence de l'alphabet. E n t r a ç a n t
l'histoire de l'écriture, on arrive effectivement à cette conclusion » (p. 173).
L'analyse du courant d'air phonateur, on le sait, ne donne pas des pho-
nèmes 2 . Grâce au spectographe, on p e u t déterminer les f o r m a n t s qui
accomplissent la fonction de distinction et de reconnaissance des mots 3 .
Les signes de l'alphabet n o t e n t les sons-types. Le graphème e, p a r
exemple, recouvre toutes les variétés de ce son parlé. C'est donc u n pro-
totype. Le phonème se trouve placé à u n autre échelon de la classification
des éléments du langage, sa valeur é t a n t p u r e m e n t fonctionnelle.
Le graphème et le son-type sont donc placés au même degré de l'échelle
des faits du langage, tandis que le phonème forme une classe à p a r t .

(Cahiers de linguistique théorique et appliquée, VII, 1970, p. 55)

1
H. Lüdtke, « Die Alphabetschrift und das Problem der Lautsegmentierung », Phonetica,
20, 1969, p. 1 4 7 - 1 7 0 .
s
D. Jones ( The Phoneme, its nature and use 3, Cambridge, 1967, p. 7 et s., 253 et s.) avait
déjà discerné, en 1916, la véritable nature du phonème.
3
H. Truby, « A note on visible and indivisible Speech », Proceedings of the VIII. international
Congress of linguists, Oslo, 1958, p. 393 — 400 ; nos exposés « Points de vue sur la structure de la
syllabe», Zs. f , Phonetik, Sprachwissenschaft und Kommunikationsforschung, 16, 1963, p. 199 —
200, « Valeur de l'analyse spectographique en phonologie », « Son-type et phonème » et « A
propos du son-type et du phonème », dans notre recueil Lingüistica, La Haye, 1965, p. 138 — 140
et 144 — 147, et notre note « Son-type et phonème », dans Wiener Slaoistisches Jahrbuch, X I ,
1964, p. 1 3 0 - 1 3 3 ; N. I. Zinkin, Mechanisms of Speech, The Hague, 1968, p. 1 5 4 - 1 5 5 ;
Gunnar Fant, « Analysis and Synthesis of Speech Process », dans Manual of phonetics, ed. b y
B. Malmberg, Amsterdam, 1968, p. 235; H. Pilch, Phonemtheorie, I, Basel-New York, 1968,
GRAPHÈME, SON-TYPE ET PHONÈME 53

II

dr. den et din

Dans le chapitre « la préposition » du volume « Formarea cuvintelor în


limba românà » [« Formation des mots en roumain »], les auteurs 4 ensei-
gnent ce qui suit, à propos des prépositions composées avec de et pre :
« il est difficile de préciser quand ces prépositions... sont devenues non
analysables. Selon A. Eosetti, les prépositions din, prin (et d'autres pré-
positions composées avec de et pre) étaient encore analysables au XVI e
siècle (les graphies de 4(11), prede^tru et même den, pren prouvent le
sentiment de la composition) ». Andrei Avram a soutenu le point de vue
contraire, avec des arguments convaincants, parmi lesquels le plus im-
portant est le suivant : « e (des prépositions en discussion) n'aurait pas pu
devenir i s'il avait été séparé de la nasale par la limite syllabique ».
De fait, les arguments de Avram ne sont pas convaincants, comme nous
l'avons montré naguère s .
La situation est la suivante : au XVI e siècle e (+n) avait passé à i,
comme le prouvent les graphies avec i de la Lettre de ÏJeacçu (1521),
par exemple : cuvinte, Une, bine.
Mais la graphie avec e coexiste avec celle avec i: den (2 fois), genere,
pren (même texte).
Avram ne fait pas la différence, dans son jugement, entre son et
graphème.
Les choses se présentent de la manière suivante :
e(+n) était passé, par évolution phonétique, à i, et il est noté comme
tel au XVI e siècle. L'écriture avec e, contemporaine, appartient cepen-
dant à une autre catégorie de faits : e provient, dans les prépositions
composées avec de et pre, de l'analyse faite par le sujet parlant, et elle est
rendue, dans le texte écrit, par le graphème e.

p. 90. «The concept of the distinctive feature appears to be a reality in perception »(G. Fant,
«The nature of distinctive features », Speech Transmission Laboratory. Quarterly Progress and
Status Report, 4, 1966, p. 13).
4 Formarea cuvintelor In limba romana. Volumul I. Compunerea, de Fulvia Ciobanu $i Finu^a
Hasan, Bucure$ti, 1970, p. 225.
5 V. ci-dessous, p. 174 et s.
54 LINGUISTIQUE GÉNÉRALE

Ainsi, d'un côté il existe le son i, qui provient de l'évolution phoné-


tique, et d'un autre côté le graphème e, provenu de l'analyse que le sujet
parlant a fait des prépositions composées avec de et pre.
En d'autres termes, nous nous trouvons devant deux catégories de faits
entièrement différents.
Ultérieurement, la graphie avec e a été appliquée à une série de mots
non composés, comme : genere, etc.
Ainsi, l'argument de Avram que de în ne pouvait pas passer à din est
sans objet, du moment que les faits invoqués s'inscrivent sur un autre
plan et ne s'expliquent pas par l'évolution physiologique des sons parlés.
La preuve que cette interprétation est juste nous l'avons dans les gra-
phies avec e au XIX e siècle, lorsque, évidemment, il ne peut plus être ques-
tion du maintien de la prononciation avec e !
Nous avons énumméré plusieurs fois des exemples de ces graphies 6 :
dentîi (M. Kogàlniceanu), de^n (Eminescu), denainte (B. P. Hasdeu),
de'nainte (N. Iorga), etc.
Le maintien d'une graphie archaïsante est un phénomène bien connu
dans l'histoire d'une langue. Il a été souvent relevé 7.
Avec la condition de faire la distinction entre son et graphème, le pro-
blème évoqué ci-dessus trouve sa juste explication.

(Version roumaine dans Studii fi cercetàri lingvistice, X X I , 1970, p. 693 — 6 9 4 . )

6
ILR, p. 4 9 3 - 4 9 4 .
' V. les matériaux réunis par nous dès 1937, dans ML, p. 9 — 16 et Ch. Th. Gossen, L'inter-
prétation des graphbm.es et la phonétique historique de la langue française, dans Travaux
de linguistique et de littérature..., V I , Strasbourg, 1968, p. 149—168.
ETYMOLOGICA.
NOTES CRITIQUES1

Le problème de l'élément non latin du roumain, hérité des populations


qui ont vécu dans la Eoumanie actuelle et dans la péninsule des Balkans
avant la conquête romaine, et qui a fait couler beaucoup d'encre, a reçu,
dans ces dernières années, une solution partielle : on a identifié approxi-
mativement 84 mots qui proviennent de ce substrat.
Quel est le critère qui a permis cette identification ?
Le fait que le terme est attesté dans deux langues : en roumain et en
albanais, et que les particularités phonétiques de chacune de ces langues
excluent la possibilité d'expliquer la présence du terme albanais par le
roumain, et vice versa.
Ce critère d'explication donne des résultats valables.
Cependant, on a émis l'opinion que l'existence du deuxième terme de la
comparaison n'est pas nécessaire pour établir l'étymologie d'un mot
supposé «autochtone» en roumain (Eussu, 1967, p. 204—210).
Nous nous proposons de démontrer le non-fondé de ce critère d'expli-
cation.

Ce qui frappe tout d'abord, dans les travaux des linguistes qui ont adopté
le critère d'explication que nous venons d'évoquer (I. I. Eussu, G.
Eeichenkron, 0. Poghirc, A. Yraciu), c'est le fait de présenter une liste
d'éléments prétendus « autochtones », sans avoir contrôlé au préalable si
certains de ces termes n'ont pas été expliqués d'une manière différente,
et, par conséquent, sans avoir combattu ces explications.
Ainsi, nous trouvons dans les listes données par I. I. Eussu (1967,
p. 215—216 ; 1970, p. 101) une série de mots qui ont été expliqués d'une

1
Abréviations: Poghirc = C. Poghirc, dans ILR, II, 1969, p. 355 — 3 5 6 ; Reichenkron =
Günter Reichenkron, Das Dakische (rekonstruiert aus dem Rumänischen), Heidelberg, 1966;
Russu, 1967 = I. I. Russu, Limba traco-dacilor s , Bucureçti, 1967 ; Russu, 1970 = I. I. Russu,
Elemente aulohtone In limba romänä, Bucureçti, 1970 ; Vraciu = A. Vraciu, Precizäri tn legäturä
cu elementul autohton din limba romänä, dans LR X I X , 1970, p. 101 — 116.
56 LINGUISTIQUE GÉNÉRALE

manière satisfaisante par le latin ou par d'autres langues, par ex. arunca
(<latin, ILR, 187), bâiat ( <latin, l.c.), buiestru (<latin, l.c., 188), dop
(<parlers allemands de Transylvanie, l.c., 242), etc. Pareillement, dans
les listes données par Vracra (p. 110), par ex. codTu (<latin, ILR, 108),
doinâ (<slovaque, v. ci-dessous p. 207 et s.), a feri (Clatin, ILR, 189),
mic (<grec, ILR, 231), naibâ ( < d r . nu aibâ)2, pat (<grec) 3 , rînâ (<latin,
S. Puçcariu, DR, I I I , 7 7 8 - 7 7 9 , ML, 484), sat (<latin ML., 3 5 4 - 3 5 6 ) ,
stînâ ( < slave, ML, 408—411), etc.
En second lieu, nous constatons, non sans surprise, que le critère pour
désigner les éléments « autochtones » n'est fondé que sur l'impression que
le terme est ancien, sans fournir aucun argument pour confirmer cette
affirmation. Il est évident qu'une telle explication, non fondée sur des
arguments scientifiques, est dénuée de toute valeur.

Les choses en étant là, il est nécessaire de formuler les opérations qui
doivent être effectuées pour établir l'ancienneté d'un terme, à savoir :
1. Recueillir les matériaux qui figurent dans les dictionnaires existants
et les matériaux inédits de la Condicâ (dictionnaire) de Iordache Golescu,
et les Réponses aux questionnaires de N. Densusianu et B. P. Hasdeu.
2. Scruter le vocabulaire des textes roumains anciens,
3. et les matériaux de VALR et du nouveau ALR, les glossaires des
textes dialectaux,
4. effectuer des enquêtes supplémentaires sur les patois, au nord et au
sud du Danube.
En se fondant sur les résultats acquis, après examen des matériaux
que nous venons d'indiquer, on pourra déterminer quels mots sont anciens
et peuvent figurer dans la liste des mots supposés « autochtones », à côté
des mots existants.

Certains linguistes affirment que sont « autochtones les mots qui, sans
avoir un correspondant en albanais, peuvent être reconstruits au niveau
de l'indo-européen » (Yraciu, 111 ; v. ci-dessus, Russu).
Il se pose ici un problème de chronologie qui doit être précisé, afin de
démontrer le non-fondé de ce critère d'explication.

2 Lazâr Sâineanu, încercare asupra semasiologiei limbii romane, Bucureçti, 1887, p. 254.
3 I.-A. Candrea, Dicfionarul limbii romane din trecut si de astàzi, Bucureçti, 1931, p. 912 s.v.
ETYMOLOGICA. NOTES CRITIQUES 57

Nous proposons les exemples suivants :


dr. mînâ, au XVI e siècle encore mînu, s'explique par lat. manus
(ILB, 139).
Le terme latin provient de i.-e. *man, dérivé du thème consonantique
*mnA.
Eoum. mînâ ne peut pas être dérivé directement de l'indo-européen,
parce que les possibilités d'expliquer sa formation font défaut. Par consé-
quent, il est nécessaire de nous adresser à une étape intermédiaire, au
latin, responsable de l'équipement phonétique et morphologique du
terme.
Dire que dr. râbda, par exemple, reproduit un i.-e. *orbho-, *robh-
(Eussu, 1967, p. 209; Id., 1970, p. 96) ne comporte aucune conséquence
concernant l'appartenance réelle du mot au fonds lexical du roumain. Car
le rapprochement fait abstraction des considérations historiques qui
seules sont en état de placer les faits dans leur cadre naturel et d'expliquer
par quels procédés on est arrivé à la forme du mot roumain.
Etablir l'étymologie indo-européenne de 1 000 mots roumains, ou plus
encore, constitue un jeu gratuit, qui manque de toute force démonstrative.
De cette manière, nos connaissances concernant les éléments « autochto-
nes » du roumain ne réaliseraient aucun progrès !
La «manie» de la reconstruction a poussé G. Reichenkron (41—42,
142—143) à reconstruire des formes indo-européennes pour des mots
roumains à étymologie bien établie, comme par exemple *visdto pour dr.
sat ( < l a t . fossatum, v. ci-dessus), ou *noi-bh-o- pour dr. naibâ ( < d r . nu
aibâ, v. ci-dessus). De telles énormités atteignent les limites du ridicule !

Comme nous l'avons indiqué ci-dessus, la prise en considération du cri-
tère chronologique nous éclaire sur l'explication historique du terme
roumain.
Expliquer un mot roumain directement par l'indo-européen constitue,
par conséquent, une erreur de méthode : les recherches de ce genre de
I. I. Eussu et de G. Eeichenkron sont des exercices étymologiques gra-
tuits, qui manquent de toute valeur démonstrative, par le fait qu'ils
opèrent avec des racines, et non avec des mots réels.

4
A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, 1939, p. 591 —
592.
58 LINGUISTIQUE GÉNÉRALE

Le progrès de nos connaissances dans le domaine de l'influence de la langue


des populations « autochtones » sur le roumain sera par conséquent réalisé
non par des recherches du genre de celles que nous venons d'examiner,
mais par la publication de matériaux linguistiques nouveaux, fournis
par des sources dignes de confiance (v. ci-dessus) 5 .
En ce qui concerne l'attitude du chercheur, dans l'état actuel des choses,
nous renvoyons le lecteur aux recommandations de A. Meillet, qui sont
d'une réelle actualité : « En l'état actuel du travail, il importe avant tout
de déblayer la recherche des hypothèses vaines qui l'encombrent . . . un
rapprochement qui n'est que possible ne saurait servir à faire l'histoire
d'un mot »9.

(Version r o u m a i n e dans Sludii fi cercelàri linguistice, X X I , 1970, p. 513 — 515).

5
U n e application de ce programme de recherche, a y a n t donné des résultats intéressants, dans
Gr. Brâncuç, « Les éléments l e x i c a u x autochtones dans le dialecte aroumain », RRL, X I , 1966,
p. 549 — 565, qui a montré, en se fondant sur une enquête sur place, que certains m o t s de l'an-
cien fonds ont disparu du parler des Aroumains d'Albanie.
6
A. Meillet, Avertissement, dans Ernout — Meillet, op. cit., p. VI.
SUR LE NEUTRE EN ROUMAIN 1

Dans les langues qui possèdent le neutre, la constitution de cette catégorie


grammaticale, opposée au masculin et au féminin, est fondée sur la ten-
dance générale des langues d'établir un lien entre forme et substance.
Le genre grammatical exprime la forme pure. Mais la catégorie du
genre est liée à la substance sémantique des morphèmes et les faits séman-
tiques sont des faits d'appréciation, donc subjectifs. L'évolution du genre
s'explique donc par développement de l'appréciation subjective des
faits 2.
En russe, le genre animé comprend deux catégories corrélatives : le
féminin, membre marqué, et le masculin, membre non marqué, opposés
tous les deux à l'inanimé (ou non-animé), qui comprend le neutre 3.
Il semble donc que c'est par une tendance propre qu'il convient d'expli-
quer la constitution du neutre roumain, comme un effet de la « tendance
à la motivation » ou à la « manifestation optimum », qui apparaît, reparaît
et disparaît, au cours de l'histoire de l'indo-européen, comme l'a enseigné
Hjelmslev 4 .
Cette tendance explique, entre autres, la réintroduction de la distinction
entre animé et inanimé dans les langues slaves, en espagnol et en roumain.
Le principe de la « motivation », invoqué par L. Hjelmslev, concerne
le rapport entre la forme et la substance du mot. Oe rapport peut être
plus ou moins « motivé » : une catégorie formelle du contenu peut corres-

1
Le texte qui suit est une refonte de celui qui figure dans L, p. 83 — 92, complété p a r l a pré-
sente étude.
2
Louis Hjelmslev, Animé et inanimé, personnel et non-personnel, dans Travaux de l'Institut
de linguistique, I (Paris, 1956), p. 157 et. s.
3
R. Jakobson, Zur Struktur des russischen Verbums, dans Charisteria G. Mathesio... oblata
(Prague, 1932), p. 79.
4
L. Hjelmslev, l.c. ; G. L. Hall and J. St. Clair-Sobell, Animate gender in Slavonic and Ro-
mance Languages, Lingua, IV (1954), p. 194 et s.
60 LINGUISTIQUE GÉNÉRALE

pondre, dans une mesure plus ou moins grande, à un contenu logique.


Mais, au cours de l'évolution des langues, ce rapport peut s'affaiblir ou
même disparaître entièrement : ainsi, pour un sujet parlant de nos jours
le français, la distinction d'après le genre de divers objets domestiques,
tels que la chaise (f.) ou le couteau (m.), par exemple, n'est pas motivée;
elle ne correspond plus à un contenu logique. Mais au cours de l'évolution
des langues, en réaction contre cette tendance à l'effacement, il arrive
que la langue cherche à « motiver » ce qui est devenu « immotivé » : ainsi
les langues slaves ont créé la distinction entre animé — inanimé (personnel
— non-personnel), distinction « motivée » par rapport à la distinction
masculin — féminin, qui avait perdu sa motivation logique. Et de même
le roumain, qui s'est constitué un inanimé (neutre), opposé au genre per-
sonnel, constitué à l'intérieur de l'animé, et qui est réservé aux noms de
personnes et d'animaux personnifiés.
On le voit, le phénomène que nous venons d'examiner peut s'expli-
quer par le jeu de tendances propres à une seule langue, sans avoir recours
à l'interférence avec une langue étrangère.
Contrairement aux autres langues romanes, le roumain possède trois
genres grammaticaux : le masculin, le féminin et le neutre. Si l'on ne tient
pas compte de la différenciation selon le sexe, le nombre de genres du
roumain se réduit à deux, à savoir le genre animé, composé du masculin
et du féminin, et le genre inanimé, représenté par le neutre (inanimés,
collectifs, abstraits).
Pourquoi le roumain possède-t-il un neutre ?
L'histoire du roumain nous apprend que le roumain n'a pas hérité
le neutre du latin, car le neutre roumain ne correspond d'aucune manière
au neutre latin. La perspective historique nous laisse voir que le neutre
s'est constitué à un moment donné de l'évolution du roumain, avec des
éléments existant dans la langue : désinence du masculin, au singulier :
scaun « chaise », et du féminin, au pluriel : scaune « chaises », et désinence
-uri ( < lat. -ora), caractéristique du neutre : ochi « œil » sg. masc., ochiuri
« œufs sur le plat », neutre pl. (tandis que le masc. pl. ochi est réservé
pour désigner « (les) yeux »).
Ce qui est donc essentiel, pour le neutre roumain, c'est l'idée d'inanimé :
il n'y a pas d'animés, en roumain, qui soient du neutre.
Sans entrer plus avant dans les détails, ces quelques précisions nous
permettent d'aborder la question de l'origine du neutre roumain.
Peut-on l'expliquer par une interférence avec le bulgare ? (On a expliqué
certains traits de la structure du roumain par l'adstrat slave méridional :
les Slaves ayant appris le roman, y ont introduit les particularités propres
SUR LE NEUTRE EN ROUMAIN 61

à leur langue). Mais, comme pour la comparaison avec le neutre latin, la


réponse est négative : les faits ne coïncident pas.
La tendance à la motivation apparaît et disparaît, au cours de l'évo-
lution des langues : on lui doit la réintroduction d'anciennes distinctions
disparues. C'est à son action qu'est due la création de la catégorie du
neutre dans diverses langues indo-européennes.
Nous prendrons comme exemple les faits du tokharien 5 et du roumain,
deux langues nettement séparées, attestées à des dates différentes de
l'évolution de l'indo-européen et dont l'influence réciproque est exclue.
Dans ces deux langues, le neutre s'est perdu.
Originairement, en indo-européen, les noms étaient répartis en ani-
més et inanimés. Le neutre (inanimé) était caractérisé par une flexion
des désinences propres et le vocalisme de la tranche prédésinentielle.
Ensuite, cette distinction s'est perdue et on est passé à une opposition
sexuelle, masculin et féminin. La nouvelle situation a eu pour effet l'éli-
mination du neutre 8.
Le vieux système du genre, de l'indo-européen, a été remplacé, en
tokharien, par une autre classification, avec opposition du masculin et du
féminin et un genre « commun » (ou neutre).
Le tokharien s'est donc créé un nouveau neutre, pour désigner les
inanimés. Pour marquer cette catégorie, la langue a recouru au procédé
le plus simple, en employant les désinences existantes du masculin et du
féminin. Le tokharien a donc donné au singulier du neutre la désinence du
masculin, et au pluriel du neutre la désinence du féminin 7.
Le roumain a procédé d'une manière analogue. Les études consacrées
au genre du roumain sont fondées sur la conception traditionnelle, selon
laquelle le genre exprime le sexe (masculin ou féminin). D'après cette
conception, le neutre n'est donc aucun des deux : ni masculin, ni féminin.
La plupart des grammairiens ayant adopté ce critère ont été amenés à
refuser de reconnaître l'existence du neutre en roumain. Selon cette ma-
nière de voir, le roumain possède le genre « ambigène » (ou « hétérogène »),
à côté du masculin et du féminin.

5
L e r a p p r o c h e m e n t e s t i n d i q u é aussi p a r A . Graur, Studii de lingvisticâ generalâ, p. 348.
6
J . L o h m a n n , Genus und Sexus (Gòttingen, 1 9 3 0 ) , p . 8 0 - 8 1 ; A . Meillet, Introduction à
l'étude comparative des langues indo-europ. ( P a r i s , 1934), p. 1 8 9 — 1 9 1 ; L. H j e l m s l e v , op. cit.,
p. 1 5 5 — 1 9 9 ; V . I v a n o v , d a n s Actes du VIIIe Congrès international des linguistes (Oslo, 1 9 5 8 ) ,
p. 611.
7
W. Schultze, E . Sieg, W . Siegling, Tocharische Grommatile (Gottingen, 1 9 3 1 ) , p. 32-33.
62 LINGUISTIQUE G É N É R A L E

Cette classification est fondée sur ceci que le roumain, comme le tokha-
rien (T. ci-dessus), emploie pour désigner le neutre la désinence des
noms masculins, au singulier, et des noms féminins, au pluriel (sg. m.
scaun « chaise », pl. f. scaune).
C'est en évoquant la tendance commune à plusieurs langues indo-euro-
péennes, de marquer la distinction entre « animé » et « inanimé », que
les faits du roumain peuvent être expliqués.
Le neutre a été créé, en roumain, pour exprimer l'inanimé car il n'y
a pas d'animés, en roumain, qui soient du neutre 8.
Quant aux désinences, le roumain a recouru, comme le tokharien,
aux outils grammaticaux qu'il avait sous la main, à savoir les désinences
du masculin, pour le singulier, et du féminin, pour le pluriel.
Par la création du neutre, le roumain s'est montré sensible à la classi-
fication des noms en animés et inanimés (en slave aussi, le neutre exclut
l'animé, et notamment le « sexué »)9. Il est allé d'ailleurs encore plus
loin, dans cette direction, car il a créé, à l'intérieur de l'animé, un genre

8
Souvent, les raisons pour lesquelles certains noms font partie du genre animé nous échap-
pent, ce qui ne veut pas dire que ces raisons n'existent pas (sans doute des noms qui ont
désigné des forces agissantes, comme en latin uentus, qui est du masculin, etc.) ; L. Bloomfield,
Language (New York, 1946), p. 271 — 272 ; en algonquin, les noms de la « framboise », du « chau-
dron » et du « genou » sont du genre animé.
• Il y a des cas d'« extension » de l'animation ; cf. en russe, vot vino, ja ego kuplju, ou en
roumain : am cumpàrat cartea pe care m-ai rugat (G. L. Hall — J. St. Clair-Sobell, op. cit.,
p. 194 et. s.). J. Kuryiowicz, Personal and Animate Genders in Slavic, dans Lingua, X I (1962),
p. 249 — 255 : le remplacement de l'accusatif par le génitif, au singulier des noms masculins
animés, attesté dans les langues slaves à une époque préhistorique, n'est pas causé par la ten-
dance de distinguer l'animé de l'inanimé, mais de distinguer l'accusatif du nominatif, l'objet du
sujet, à l'intérieur du genre personnel (ou animé) et d'éviter la confusion. Cette explication
a été donnée pour les faits du roumain, où l'objet direct des substantifs animés est formé à
l'aide de la prép. pre (L. Onu, dans Recueil d'études romanes. . ., Bucureçti, 1959, p. 187 et s.),
mais on omet le fait que pre n'est pas employé avec le genre inanimé. Pourquoi, pour l'inanimé,
n'a-t-on pas ressenti la nécessité de créer un moyen pour éviter une telle confusion? L'expli-
cation de l'emploi de pre avec le genre animé (donc, non seulement avec les noms de personne,
mais aussi avec les noms d'animaux, dans des exemples comme : oaia nu-l lasà pe miel sâ sugà
« la brebis ne laisse pas têter l'agneau », ou bout l-a lovit pe cal « le bœuf a cogné le cheval »,
I. Chifimia, dans « Romanoslavica », III, 1958, p. 31 et s.) réside dans le fait que, par l'emploi
de pre le nom reçoit une individualité plus marquée et que le nom propre est lui-même caractérisé
par son unicité (A. Niculescu, dans Recueil cité, p. 171 et s.). C'est pourquoi pre peut manquer,
lorsque le nom est suivi d'un déterminatif qui individualise la notion : publicul a tncurajat spor-
tivii români t le public a encouragé les sportifs roumains » (A. Niculescu, op. cit., p. 174). L'an-
glais de nos jours a créé l'opposition grammaticale personnel — non-personnel ; on y fait la
distinction dans l'emploi du pronom relatif : who (personnel) et which (non-personnel) : A. Isa-
éenko, dans Cahiers F. de Saussure, 7 (1948), p. 22.
SUR LE NEUTRE EN ROUMAIN 63

personnel (nom de personnes et d'animaux personnifiés), comme en vieux


slave, en russe et en polonais. Dans ces langues, l'animé s'oppose à l'inani-
mé (non-animé) et le personnel au non-personnel.
Examinons, maintenant, quelques détails concernant le neutre en
roumain.
Le neutre est une catégorie grammaticale vivante, en roumain 10.
Le roumain a hérité seulement la désinence du pluriel -ora ( >-uri)
du neutre latin. De ce point de vue, le roumain se sépare de l'espagnol
et du français, qui n'ont pas recréé la catégorie du neutre, mais qui ont
conservé seulement quelques outils grammaticaux qui exprimaient le
neutre, en latin. Ainsi, en espagnol, les pronoms neutres algo, eso, elio et
l'article lo, et en français les pronoms démonstratifs, indéfinis ou relatifs
ceci, cela, ça, quoi. Mais le neutre est conservé en italien, et il sert à
dénommer des collectifs (inanimés). Ainsi la désinence -a des neutres
latins de la 2e déclinaison : it. le braccia, le ossa, etc. et l'article neutre
lo, différent de l'article masc. lu : it. lo male, mais lu pâtre.
Enfin, l'italien, comme le roumain et d'autres langues indo-européennes,
emploie, pour exprimer le neutre, la désinence des substantifs masculins,
au singulier, et féminins, au pluriel : sg. il frutto — pl. le frutta u.
Après la disparition du neutre dans le latin danubien 1 2 , nous assistons,
à un moment donné, à sa renaissance, probablement à l'époque de com-
munauté du roumain, car l'aroumain procède comme le dacoroumain 13,
et il emploie les désinences du masculin, au singulier, et du féminin, au
pluriel, pour exprimer le neutre, ainsi que la vieille désinence -ora du neutre

10
A l . R o s e t t i , Despre genul neutru si genul personal in limba românâ, d a n s SCL, V I I I ( 1 9 5 7 ) ,
B u c u r e ç t i , p. 4 0 7 — 4 1 3 ; o n y t r o u v e r a u n e série d e r e n v o i s b i b l i o g r a p h i q u e s . Signalons la
p a r u t i o n , e n t r e t e m p s , d ' u n e é t u d e d e I. P à t r u t , Sur le genre « neutre » en roumain, dans Mélanges
linguistiques publiés à l'occasion du VIIIe Congrès international des linguistes à Oslo, du 5 au 9
août 1957, B u c u r e s t i , 1957, p. 2 9 1 — 301 ( l ' a u t e u r nie l ' e x i s t e n c e d u n e u t r e en r o u m a i n et la
p a r t i c i p a t i o n d u s l a v e à la c r é a t i o n d e c e t t e c a t é g o r i e g r a m m a t i c a l e ) .
11
G i u l i a n o B o n f a n t e , Esiste il neutro in italiano?, d a n s Quaderni dell' Istituto di glottologia,
V I ( 1 9 6 1 ) ( B o l o g n a , 1962), p. 1 0 3 — 109. P o u r l e s e x e m p l e s d e n e u t r e en i t a l i e n , v . G. R o h l f s ,
historische Grommatile der italienischen Sprache ( B e r n e , 1949), II, p. 56, 81, 134, 172, 1 8 3 .
12
G. I v à n e s c u , S C L , V i l i ( 1 9 5 7 ) , p. 2 9 9 et s. a f f i r m e q u e le n e u t r e s ' e s t c o n s e r v é d a n s l a
R o m a n i a o c c i d e n t a l e , et q u ' e n r o u m a i n il c o n t i n u e le n e u t r e l a t i n . L e s v u e s d e VI. H o f e j S i
( S C L , V i l i ( 1 9 5 7 ) p . 4 1 5 e t s.), s e l o n l e q u e l le r o u m a i n n ' a u r a i t q u e 2 g e n r e s (le m a s c u l i n e t le
f é m i n i n ) s o n t c o m b a t t u e s p a r A . Graur, Studii de lingvisticâ generali ( B u c u r e ç t i , 1960), p. 3 5 2 .
13
A. Graur, Les substantifs neutres en roumain, d a n s Mélanges linguistiques (Paris — B u c u r e ç t i ,
1 9 3 6 ) , p. 31 — 42 : ni p o u r la f o r m e , ni p o u r le s e n s le n e u t r e l a t i n n e c o n c o r d e a v e c le n e u t r e
r o u m a i n . « Il ne s ' a g i t d o n c p a s d ' u n e s u r v i v a n c e l a t i n e , q u i a u r a i t é t é g a r d é e en r o u m a i n p a r
simple conservatisme, mais bien du développement d'une catégorie grammaticale qu'on sentait
n é c e s s a i r e » (p. 4 2 ) ; T h . C a p i d a n , Aromânii. Dialectul aromân ( B u c u r e ç t i , 1 9 3 2 ) , p. 3 8 1 — 3 8 3 .
64 LINGUISTIQUE G É N É R A L E

latin, pour le pluriel des noms collectifs : dr. (masc.) sg. seaun « chaise »
— (fém.) pl. scaune, (n.), sg. (ochi « œil ») — pl. ocMuri « œufs sur le plat »,
aroum. (m.) sg. brat « bras » — (f.) pl. brate, (n.), (m.) sg. arniu « quartier
d'hiver, hivernage » — pl. (n.) arniuri.
Le neutre, en roumain, est une catégorie grammaticale signalée par
des marques certaines, à savoir la désinence du masculin, au singulier,
et celle du féminin, au pluriel. Vidée essentielle du neutre est la conception
d'inanimé. Il n'existe pas d'animés qui soient du neutre (sauf quelques
exceptions négligeables : mots empruntés au cours du XIX e siècle) M .
Le neutre roumain ne correspond ni pour la forme, ni pour les détails du
sens, au neutre latin. Il provient d'un réaménagement des matériaux de la
langue, qui est du fait du roumain et sera expliqué par le développement
en commun du roumain, au sein de la communauté balkanique, avec les
parlers bulgares, macédoniens et albanais. Le fait que certains emprunts
aux langues slaves ou au français ont changé de genre, en roumain, s'expli-
que par des considérations spéciales dans chaque cas.
Le genre personnel en roumain s'est constitué à l'intérieur du genre
animé : il est réservé aux noms de personnes et d'animaux personnifiés.
Le genre personnel est marqué par des morphèmes spéciaux. La compa-
raison avec les langues slaves (vieux slave, russe et polonais), qui se sont
constitué, de leur côté, un genre personnel, est intéressante, mais les détails
ne coïncident pas. Le roumain a un sens aigu de l'animé et de l'inanimé.
Comme il a été déjà montré, le roumain tend à se créer un genre per-
sonnel.
On a énuméré les marques du genre personnel du roumain, qui sont
nombreuses.
Voici quelques remarques en marge des études récentes qui ont été
consacrées à l'emploi de la prép. pre en roumain, une des marques du
genre personnel 15 .
Au fait que la prép. pre est un signe du genre personnel, on a objecté
ceci que pre s'emploie aussi devant des noms d'animaux. Un exemple
tel que oaia nu-l lasâ pe miel « le brebis ne laisse pas l'agneau » est en effet
très clair 16 .

11
Ce fait caractéristique est relevé par Roman Jakobson, dans son étude On the Rumanian
Neuter, dans Cercetâri de lingvisticâ, III, Supliment, 1958, p. 237 — 238.
15
Al. Niculescu, Sur l'objet prépositionnel dans les langues romanes, dans Recueil d'études
romanes publié à l'occasion du IXe Congrès international de linguistique romane, à Lisbonne, du
31 mars au 3 avril 1959 (Bucureçti, 1959), p. 167 — 185, et Liviu Onu, L'origine de l'accusatif
roumain avec pre, op. cit., p. 187 — 209.
19
I. C. Chitimia, Genul personal tn limbile polonâ si românâ, dans « Romanoslavica » (Bucu-
reçti, 1958), III, p. 39.
SUR LE N E U T R E EN R O U M A I N 65

La prép. pre est donc un indice du genre animé et, eo ipso, du genre
personnel, qui est un sous-genre du genre animé.
La construction arec pre a des parallèles dans d'autres langues romanes :
là aussi, le complément direct est introduit par une préposition, quand
c'est un être humain ; ces constructions ont leurs raisons grammaticales.
Mais c'est une erreur d'expliquer l'emploi de pre, dans ces cas, exclusive-
ment par des causes grammaticales (nécessité de distinguer le cas régime
direct du cas sujet). Car le problème est bien plus complexe, et il intéresse
la catégorie du genre. Ainsi, pe est employé pour compléter une déter-
mination : v&zînd împâratul fata « l'empereur voyant cette fille » (forme
déterminée, avec article -a du féminin, donc pe est inutile), mais vâzînd
împâratul pefatâ « l'empereur voyant la fille » (fata, forme non déterminée,
donc nécessité de la préposition pe).
Comme on le voit, l'article est un déterminant puissant.
Les noms propres sont toujours construits avec pre. Car le nom propre
exige une détermination majeure, puisqu'il désigne un être unique. C'est
donc une nécessité de cet ordre qui a fait de pre un des signes du genre
personnel. Car le nom propre, en roumain, ne peut pas être construit sans
la préposition pre : l-am vâzut pe Gheorghe « j'ai vu Georges », am vâzut-o
pe Maria «j'ai vu Marie ».
Comme on le voit, la création du genre personnel répond bien à la
tendance à la motivation, que nous avons déjà signalée 17. Cette tendance
apparaît, disparaît et reparaît, au cours de l'évolution de l'indo-européen,
et notamment au cours de l'évolution des langues slaves 18. Ceci explique
pourquoi le neutre, qui est placé à l'opposé du genre personnel, ne possède
pas de désinences propres, fait invoqué par ceux qui nient l'existence du
neutre en roumain. Car le neutre, en roumain, ne continue formellement
ni le neutre latin, ni le neutre slave, mais s'est reconstitué, à une date his-
torique, en tant que genre grammatical, en faisant état des matériaux exis-
tants dans la langue.
Examinons maintenant, dans le même ordre d'idées, les rapports entre
les notions d'animé — inanimé et de déterminé — non-déterminé.
Dans les langues qui possèdent l'article, la marque zéro est employée
pour la présentation objective des idées, tandis que leur présentation
subjective se fait à l'aide de l'article : fr. homme — Vhomme19.

17
Louis Hjemslev, op. cit., p. 164.
18
Louis Hjelmslev, Sur l'indépendance de l'épithète (Copenhague, 1956), p. 12 et Id., op.
cit., p. 176.
18
G. Guillaume, Le problème de l'article et sa solution dans la langue française, Paris, 1919 ;
(le grec ancien) « se sert de zéro (absence d'article) pour la présentation objective des idées,
et des articles ô, rj, t 6 pour leur présentation subjective ».

a - c. 679
66 LINGUISTIQUE GÉNÉRALE

L e pronom démonstratif et l'article (qui, dans les langues romanes a


pour origine le pronom démonstratif du latin) sont employés pour la
détermination.
Selon l'expression de G. Guillaume, « l'article est quelque chose qui
emploie le nom » 20 .
Comme nous l'ayons vu, le roumain connaît trois genres : le masculin,
le féminin et le neutre, dont le troisième est consacré aux inanimés. A
l'intérieur de l'animé, la langue a créé le genre personnel.
L e roumain emploie comme déterminations l'article et la préposition
p(r)e. L'emploi de l'un de ces déterminants exclut l'autre : am vâzut omul
ou pe om « j'ai vu l'homme » ou « cet homme », à moins que le nom à article
ne soit suivi d'un nouveau déterminant : am vâzut pe omul acela « j'ai vu
cet homme-là ».
Par l'emploi de p(r)e, le nom reçoit une individualité plus marquée;
le nom propre est caractérisé lui-même par son unicité.
Dans l'emploi des catégories animé — inanimé, la langue fait usage
des notions concrètes (indication du sexe). Les notions de déterminé —
non-déterminé sont des notions abstraites. Un nom animé peut être déter-
miné (omul), ou non déterminé {om « h o m m e » ) .
L e genre personnel s'intègre dans les deux sphères indiquées ci-dessus :
il est plus-animé et plus-déterminé, car il individualise encore plus la
notion 2 1 . A i n s i : am vâzut pe Gheorghe « j ' a i vu Georges», et am vâzut
pe fata aeeasta « j'ai v u cette jeune fille-là » 22.
D'autre part, il faut dire encore que la sphère animé — inanimé a
deux faces : animation ou non-animation et plus-détermination (genre
personnel) ou non-détermination. En effet, l'animation restreint la sphère
de l'inanimé, et la détermination restreint la sphère du non-déterminé.
Ce qui est nouveau, dans le neutre roumain, c'est, comme nous l'avons
déjà montré, d'avoir donné, aux noms qui sont du neutre, comme en
tokharien et en italien, la désinence du masculin, au singulier, et du fé-
minin, au pluriel : sg. seaun (m.) — pl. scaune (fém.).
L e procédé d'attribuer une désinence spéciale aux collectifs (en roum.,
at. -ora) se retrouve en italien et en danois.
La désinence -uri des pluriels neutres en roumain est d'origine latine,
comme nous l'avons signalé ( < l a t . -ora). Mais la manière d'employer

20 Guillaume, op. cit., p. 25.


21 a, en espagnol, est employé devant un objet « quand celui-ci désigne une personne ou en
général une individualité tout à fait déterminée » ( V . Brôndal, Théorie des prépositions, Copen-
hague, 1950, p. 89).
82 Al. Niculescu, Individualitatea limbii române tntre limbile romanice, Bucureçti, 1965, p. 18.
S U R LE N E U T R E EN R O U M A I N 67

cette désinence appartient au roumain. Il existe, en effet, en roumain


460 exemples de pluriels neutres en -uri (sg. bun « bien (avoir, fortune)»
— pl. bunuri), qui sont du fait du roumain, en regard de seulement 31
exemples de pluriels neutres en -e (sg. ac « aiguille » — pl. ace, etc.) 2 3 .
En italien, le neutre est employé pour dénommer des collectifs (inani-
més), à l'aide de la désinence -a des neutres latins de la 2e déclinaison :
it. le braccia, le ossa.
En danois, un certain nombre de substantifs ont deux pluriels, dont
le second désigne des collectifs, par exemple sg. gift « poison, ration ali-
mentaire » — pl. gifles « rations alimentaires » et gifle « poisons ». Le
collectif constitue le terme marqué, par rapport au singulier et au plu-
riel, mais d'autre part, il pourrait être considéré aussi comme neutre,
ou non marqué 24.
Cette particularité ne remonte pas très haut. On la retrouve en norvé-
gien : sg. voit « gant » — pl. votta « gants », votte « (des gants aux mains) »,
sg. kar « homme » — pl. liana « hommes » et kare « (quelques) hommes »25.
En somme, comme on vient de le voir, on retrouve des procédés pareils
dans plusieurs langues — dont les unes non apparentées — pour exprimer
le neutre (l'inanimé). L'emploi de ces procédés est plus ou moins récent.
Dans le cas du roumain et de l'italien, on peut dire que, formellement,
ces deux langues ont conservé la désinence latine du neutre, pour désigner
les collectifs. Mais l'emploi des désinences du masculin et du féminin,
pour désigner cette catégorie du genre, est une innovation propre de ces
langues. En roumain, on l'a vu, on se trouve devant un réaménagement
du neutre, qui est réservé à l'inanimé : les noms des êtres vivants ne peu-
vent pas être du neutre (mais les noms masculins ou féminins peuvent
faire partie du genre inanimé). La distinction animé — inanimé interfère
donc avec la distinction formelle selon le sexe (masculin — féminin).
Le roumain a gardé un sentiment très vif de l'animé et de l'inanimé,
et il a donné une extension propre à la catégorie du neutre 26.
(Revue roumaine de linguistique, X I I I , 1968, p. 3 — 10)

23
I. Coteanu, Despre pluralul substantivelor neutre in románente. Limbâ ?i literaturà, I, Bucu-
reçti, 1955, p. 1 1 - 1 4 .
24
Paul Diderichsen, La catégorie morphématique du nombre dans le substantif danois, Helhed
og struktur, Kobenhavn, 1966, p. 64 — 79. Selon E. Vasiliu, Observafii asupra categorici neutrului
In limba românâ, dans SCL, X I (1960), p. 770, le féminin constitue, en roumain, le membre
marqué, le masculin, non marqué, et le neutre, zéro. Cf. R. Jakobson, The Gender Pattern of
Russian, ibid., p. 541 — 543; en russe, le féminin constitue le membre marqué.
26
Communication du professeur Leiv Flydal (Oslo).
26
A. Graur, Les substantifs neutres en roumain, dans Mélanges linguistiques, Paris —Bucureçti,
1936 p. 31.
68 LINGUISTIQUE GÉNÉRALE

II

Le problème du neutre, dans diverses langues, a suscité de vifs débats27.


Si l'on considère que le genre exprime le sexe, masculin ou féminin,
alors le neutre se place entre les deux : ni masculin, ni féminin, c'est-à-dire
ambigène (désinence du masculin, au singulier, et du féminin, au pluriel),
ou hétérogène.
Mais si l'on considère la répartition des noms en animés et inanimés,
alors le neutre constitue un genre à part : le roumain a gardé un sentiment
très vif de l'animé et de l'inanimé ; en roumain, il n'y a pas d'animés qui
soient du neutre.
On a objecté à cette conception du neutre le fait que le féminin contient
aussi un grand nombre d'inanimés 28 , mais l'objection n'est pas valable,
puisque le neutre se place à part, et n'admet pas, comme le féminin,
l'animé.
Il faut dire encore que l'on a montré avec raison que, après la perte du
neutre, en latin, le roumain s'est reconstitué un neutre, comme le to-
kharien, les langues slaves, l'espagnol et l'italien (où le neutre cependant
s'est conservé et il sert à dénommer les collectifs (inanimés)29. Cette ré-
introduction est expliquée par la tendance à la motivation, mise en relief
par L. Hjelmslev 30 .
Le roumain emploie la désinence des substantifs masculins au singulier,
et des substantifs féminins, au pluriel, comme le tokharien et l'italien : dr.
scaun « chaise » (masc. sing.) — scaune (fém. pl.).
La chose s'explique par ceci, qu'au moment où le roumain a recréé le
neutre, il a fait appel aux outils grammaticaux qu'il avait sous la main.
La désinence -uri est devenue une désinence caractéristique des pluriels
neutres, en roumain (ochi « œil », masc. sing. — ochi « yeux », masc. pl.,
mais ochiuri « œufs sur le plat », n. pl.) ; le fait que -uri est employé aussi
avec les noms féminins ne constitue pas une objection à cette manière
de voir31.

27
V o i r c i - d e s s u s , p. 5 9 e t s.
28
V o i r C. MANECA, d a n s s o n é t u d e r é c e n t e s u r « la r é o r g a n i s a t i o n d u genre des s u b s t a n t i f s e n
roumain et en espagnol, à l a l u m i è r e d e l a f r é q u e n c e des m o t s », d a n s RRL, X I I I , 1968, n°5.
29
V o i r G i u l i a n o BONFANTE, « E s i s t e il n e u t r o in i t a l i a n o ? », Quaderni dell'Istituto di glottolo-
gia, V I , 1 9 6 1 , B o l o g n a , 1 9 6 2 , pp. 1 0 3 — 1 0 9 e t Id., « I l n e u t r o i t a l i a n o , r o m e n o e albanese»,
Ada philologica (Societas academica romena), I I I , R o m a , 1 9 6 4 , p p . 2 9 — 37.
30
V o i r n o t r e e x p o s é p r é c i t é , p. 5 9 e t s.
81
L a s t a t i s t i q u e e s t d'ailleurs c o n v a i n c a n t e : o n a c o m p t é 4 6 0 e x e m p l e s d e pluriels n e u t r e s
e n -uri, f a c e à 31 e n -e : v o i r ibid., p. 9. C. MANECA (l.c.) e x p l i q u e l a d é s i n e n c e d u m a s c u l i n a u
SUR LE N E U T R E EN ROUMAIN 69

Les statistiques consacrées à l'expression (ou signifiant) : noms mas-


culins, féminins et neutres, n'ont aucune valeur démonstrative, car le
problème du neutre concerne le contenu (signifié), et ce n'est que par des
considérations consacrées à la structure du contenu que le problème peut
être résolu.
A la lumière de ces considérations, il est facile d'expliquer pourquoi,
au moment de la création du neutre, la langue a recouru aux désinences
existantes, du masculin et du féminin, comme nous l'avons indiqué ci-des-
sus, puisque la langue n'avait pas à sa disposition des désinences du neutre,
genre qui avait disparu du latin balkanique.
En somme, nous dirons, pour conclure qu'en roumain, comme dans
d'autres langues, le neutre constitue une catégorie bien vivante, opposée
à l'animé, à l'intérieur duquel s'est constitué un genre personnel, destiné
aux noms de personnes et d'animaux personnifiés 32 .

(Linguistique contemporaine. Hommage à Eric Buyssens, Bruxelles, 1970, p. 197 — 198)

III

Au cours de l'évolution de l'indo-européen, on constate, dans plusieurs


langues de la famille, la reconstitution de la catégorie du neutre, qui s'était
perdue 33 .
Ainsi, par exemple, le tokharien et, à une date beaucoup plus récente,
le roumain, ont adopté une classification sexuelle, dans laquelle le masculin
et le féminin sont opposés au neutre.
En latin vulgaire, le neutre s'est perdu, du fait de la disparition de la
flexion 34 .
Le roumain a réaménagé le neutre latin, en conservant la désinence -ora
(roum. -uri, dr. anc. -ure) pour les pluriels du neutre.
Les neutres latins caput, fenum, granum, ovum, etc. ont conservé leur
genre, en roumain.

singulier des substantifs neutres par le fait que le roumain ne connaît pas, en général, de noms
féminins à finale consonantique, ce qui équivaut à voir les choses du dehors, et non du dedans.
Car le problème est autrement vaste et complexe, comme nous avons essayé de le montrer.
32
Voir notre exposé, précité, p. 59 et s.
33
V. nos exposés réunis dans notre recueil Linguistica, La Haye, 1965, pp. 83 — 92, où l'on
trouvera les indications bibliographiques nécessaires.
34 M E I L L E T - V E N D R Y E S , Traité de grammaire comparée des langues classiques, Paris, 1 9 2 4 , p. 4 8 8 :
en latin « c'est uniquement par la flexion que le neutre est caractérisé ».
70 LINGUISTIQUE GÉNÉRALE

Mais des mots comme ventus, etc., qui désignaient en latin des forces
agissantes et, de ce fait, appartenaient au genre animé, sont du neutre
(inanimé) en roumain.
L'italien a conservé, lui aussi, la désinence -a des neutres latins et
l'article lo du neutre (masc. lu) : sg. (masc.) il frutto — pl. (fém.) le frutta.
La différence entre le neutre roumain et le neutre latin consiste dans
ceci, qu'en latin seulement les inanimés sont du neutre, tandis qu'en
roumain les noms d'objets peuvent être du masculin ( fagure « rayon de
miel ») ou du féminin (masâ « table »). Mais les êtres vivants ne peuvent
pas être du neutre.
Oe qui est donc nouveau, dans le neutre roumain, c'est d'avoir donné,
aux noms qui sont du neutre, comme en tokharien et en italien, la désinence
du masculin, au singulier, et du féminin, au pluriel : sg. scaun (m.) — pl.
scaune (fém.).
Le procédé d'attribuer une désinence spéciale aux collectifs (en roum.,
lat. -ora) se retrouve en italien et en danois.
La désinence -uri des pluriels neutres en roumain est d'origine latine,
comme nous l'avons signalé ( < lat. -ora). Mais la manière d'employer
cette désinence appartient au roumain. Il existe, en effet, en roumain, 460
exemples de pluriels neutres en -uri (sg. bun « bien (avoir, fortune) » —
pl. bunuri), qui sont du fait du roumain, en regard de seulement 31 exem-
ples de pluriels neutres en -e (sg. ac « aiguille » — pl. ace, etc.) 35 .
En italien, le neutre est employé pour dénommer des collectifs (inani-
més), à l'aide de la désinence -a des neutres latins de la 2e déclinaison :
it. le braccia, le ossa.
En danois, un certain nombre de substantifs ont deux pluriels, dont le
second désigne des collectifs, par exemple sg. gift « poison, ration alimen-
taire », pl. giftes « rations alimentaires » et gifte « poisons ». Le collectif
constitue le terme marqué, par rapport au singulier et au pluriel, mais
d'autre part, il pourrait être considéré aussi comme neutre, ou non-mar-
qué36.
Cette particularité ne remonte pas très haut. On la retrouve en norvé-
gien : sg. vott « gant », pl. votta « gants », votte « (des gants aux mains) »,

35
I. COTEANU, Despre pluralul subslanlivelor neutre in romàneçte, Limbà çi literaturâ, I, Bucureçti,
1955, pp. 1 1 - 1 4 .
36
Paul DIDERICHSEN, La catégorie morphématique du nombre dans le substantif danois, Helhed
og struktur, Kebenhavn, 1966, pp. 64 — 79. Selon E. VASILIU, Observafii asupra categorici neutrului
in limba românâ, Studii 5/ cercetàri lingvistice, X I , 1960, p. 770 : le féminin constitue, en roumain,
le membre marqué, le masculin, non-marqué, et le neutre, zéro. Cf. R. JAKOBSON, The Gender
Pattern of ftussian, ibid., pp. 541 — 543: en russe, le féminin constitue le membre marqué.
SUR LE NEUTRE EN ROUMAIN 71

sg. ~kar « homme », pl. Icarra « hommes » et Icare « (quelques) hom-


mes »37.
En somme, comme on vient de le voir, on retrouve des procédés pareils
dans plusieurs langues — dont les unes non-aparantées — pour exprimer
le neutre (l'inanimé). L'emploi de ces procédés est plus ou moins récent.
Dans le cas du roumain et de l'italien, on peut dire que, formellement, ces
deux langues ont conservé la désinence latine du neutre, pour désigner les
collectifs. Mais l'emploi des désinences du masculin et du féminin pour
désigner cette catégorie du genre est une innovation propre de ces langues..
En roumain on l'a vu, on se trouve devant un réamenagement du neutre,
qui est réservé à l'inanimé : les noms des êtres vivants ne peuvent pas être
du neutre (mais les noms masculins ou féminins peuvent faire partie du
genre inanimé). La distinction animé-inanimé interfère donc avec la distinc-
tion formelle selon le sexe (masculin-féminin).
Le roumain a gardé un sentiment très vif de l'animé et de l'inanimé,
et il a donné une extension propre à la catégorie du neutre 38 .

(Annuaire de l'Institut de Philologie et d'Histoire Orientales et Slaves, Tome X V I I I , 1966 — 1967,


p. 3 3 1 - 3 3 3 )

37 Communication du prof. Leiv Flydal (Oslo).


38
A. G r a u r , Les substantifs neutres en roumain, Mélanges linguistiques, Paris — Bucurcçti,
1936, p. 31.
LA CONTRIBUTION DES LINGUISTES ROUMAINS
À LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE

Le romaniste qui veut étudier le domaine de la langue roumaine possède


l'avantage d'avoir à sa disposition, pour sa documentation, trois Atlas
linguistiques, élaborés dans un espace de 60 ans.
Le premier en date est Y Atlas dressé par Gustav Weigand, à la suite
de ses enquêtes sur le territoire de langue roumaine, du nord et du sud du
Danube, à partir de 1895. Les enquêtes de Weigand, au nord du Danube,
se sont poursuivies, au cours des années, de la manière suivante : 1895 :
Banat ; 1896, régions du Cri§ et du Mureç ; 1897 : régions du Someç et
de la Theiss ; 1898 : Olténie ; 1899 : Valachie ; 1900 : Moldavie et Dobro-
gea ; 1901 : Bucovine et Bessarabie ; au sud du Danube, 1905 : Bulgarie.
L'enquête, à l'aide d'un questionnaire de 114 mots, a porté sur le parler
de 752 localités.
UAtlas de Weigand est un Atlas phonétique, car les autres comparti-
ments de la langue n'y ont pas leur part. Il est licite de comparer à l'Atlas
de Weigand, VAtlas linguistique de la France, élaboré par J. Gilliéron,
vers la même époque. Gilliéron avait conçu de longue date son enquête,
au cours de ses pérégrinations à travers la France (sa première publication,
sur le patois de Vionnaz, dans le Bas-Valais, date de 1880). L'enquête
pour VALF a porté sur le parler de 639 localités, à l'aide d'un question-
naire de plus de 2.000 questions. Les points d'enquête on été établis de
longue date par Gilliéron, en toute connaissance de cause. Au contraire,
les localités ont été choisies par Weigand au hasard. Edmont a donné des
informations précises sur les personnes interrogées. Weigand, en dehors
du sexe et de l'âge du sujet interrogé, ne donne aucune autre précision.
Les buts de VAtlas de Weigand sont limités : 1) fournir des informations
sur la prononciation des sons, non influencées par la langue littéraire ;
2) enregistrer des formes dialectales.
Les résultats de l'enquête de G. Weigand sont enregistrés dans 48 cartes
de son Atlas, paru en 1909.
Malgré les défauts de VAtlas de G. Weigand, qui n'ont pas manqué
d'être signalés par des critiques compétents, il n'en est pas moins vrai que
son ouvrage est le premier du genre, et que les matériaux publiés ont
LES LINGUISTES R O U M A I N S ET LA G É O G R A P H I E LINGUISTIQUE 73

contribué à l'avancement de nos connaissances concernant les parlers


roumains.
Le second Atlas roumain (ALR) a été conçu par Sextil Pufjcariu (1877 —
1948), et il a commencé a paraître en 1938 ; le troisième Atlas, qui est un
Atlas par régions (NALR), est en cours d'élaboration : le premier volume,
consacré à l'Olténie, vient de paraître (1967).
Voyons quelles sont les caractéristiques de ces ouvrages.
L ' A L R a profité de l'expérience acquise lors de l'élaboration de VALF
et de VAIS. L'enquête pour VAIS, conduite par Karl Jaberg et Jakob
Jud, et les directives de M. G. Bartoli, pour VAtlas linguistique de l'Italie,
ont constitué des modèles précieux pour Sextil Puçcariu et les enquêteurs,
Sever Pop et Emile Petrovici.
h?ALR, comme VAIS, comporte aussi des matériaux concernant l'ethno-
graphie des régions enquêtées. La présentation des matériaux recueillis
sur les cartes de VALR est pareille à celle de l'J.Z$ : la colonne de gauche
de chaque carte contient des remarques sur la manière dont l'enquête
a été faite et sur la réaction des sujets interrogés. Les cartes sont groupées
par catégories, à savoir : 1) le corps humain, 2) la famille, 3) la maison,
4) la cour (de l'habitation), 5) l'agriculture, 6) la culture des arbres
fruitiers, 7) le chanvre, 8) la forêt, 9) la nourriture, 10) le temps, 11) le
terrain, 12) l'école, 13) les métiers, 14) divers.
S. Puçcariu a eu l'heureuse idée de confier aux enquêteurs le soin de
rédiger les cartes de VAtlas. De cette manière, les cartes ont bénéficié de
l'expérience de l'auteur de l'enquête, et de la possibilité de contrôler, en
toute connaissance de cause, les faits enregistrés.
VALR est le fruit de deux enquêtes différentes, à l'aide de questionnai-
res qui se complètent, exécutées en même temps par deux enquêteurs, dans
des localités différentes. Le but de l'enquête est de compléter les informa-
tions sur les parlers locaux, et de fournir un moyen de comparer les maté-
riaux recueillis sur tout le territoire où l'on parle roumain.
Les enquêteurs pour le territoire nord-danubien ont été Sever Pop et
Emile Petrovici, formés à l'école de Sextil Puçcariu, à Cluj. L'enquête
pour les parlers sud-danubiens a été effectuée par Th. Capidan et Çt.
Paçca, tous deux professeurs à l'Université de Oluj.
Le questionnaire de Sever Pop contient 2.200 questions ; il a été posé
dans 301 localités ; celui d'Emile Petrovici compte 4.800 questions, posées
dans 80 localités. Les questionnaires contiennent surtout des questions
indirectes, parce que les différences entre les parlers et la langue littéraire
sont minimes. Les questions directes ont été réservées pour contrôler si un
mot existe ou non dans le parler respectif. Les sujets interrogés, entre 30
74 LINGUISTIQUE G É N É R A L E

et 60 ans, ont été surtout des paysans, pour les questions concernant l'agri-
culture et l'élevage. h ' A L R contient aussi des matériaux recueillis dans 3
localités situées dans les régions de langue hongroise, 2 localités où l'on
parle ukrainien et par 2 localités de langue allemande, de langue bulgare et
serbe ; un point d'enquête a été consacré à la langue tsigane. On a recueilli
aussi les réponses données par trois écrivains représentatifs des provinces
de Moldavie, de Valachie et de Transylvanie.
De cette manière, l'enquête pour VALB a fourni en même temps des
matériaux précieux pour l'étude des langues slaves, germaniques et
magyare. D'autre part, la linguistique générale trouvera dans VALB des
matériaux pour l'influence des langues de populations qui ont longtemps
vécu en symbiose : emprunts, calques linguistiques, métaphores, etc.,
phénomènes dûs à l'interférence des langues.
D'autre part, on peut suivre sur les cartes de VALB le rôle de la langue
des émigrants de Transylvanie et des pâtres venus avec leurs troupeaux
dans les pays roumains d'au-delà des Carpathes, sur la langue de la popu-
lation locale.
Les deux enquêtes ont été effectuées simultanément, de 1930 à 1937.
L'enquête de Sever Pop, à l'aide d'un questionnaire réduit, été faite dans
un plus grand nombre de localités que l'enquête de E. Petrovici, qui dis-
posait d'un questionnaire plus étendu. Pop a interrogé un seul sujet, dans
chaque localité, tandis que Petrovici plusieurs, ce qui fait que, d'un côté,
VALB nous informe sur le parler d'un seul individu, tandis que la seconde
enquête donne le parler collectif de la localité respective.
La liaison entre les deux enquêtes a été maintenue. Il y a des questions
communes aux deux questionnaires (par exemple le terme cârunt « grison-
nant », et des questions formulées d'une manière différente, mais qui com-
portent la même réponse (questions sînge « sang », inimâ « cœur », gît
« cou », vintre « bas-ventre »). D'autres fois, le questionnaire de Pop com-
porte des questions pour certaines notions (par exemple deget « doigt »,
barba « barbe »), tandis que le questionnaire de Petrovici contient des
questions concernant les doigts de la main ou des pieds, ou les différents
genres de barbe. Dans ALB, I I (Petrovici), il existe des questions con-
sacrées à la sémantique, qui ont droit de cité dans la linguistique moderne.
Ainsi, l'opposition entre les termes aspru « rude » et neted « poli (en parlant
de la surface d'un objet) », ou entre la terminologie humaine et animale
(burtâ).
Les deux questionnaires de VALB contiennent des questions qui se
retrouvent aussi dans les autres Atlas romans, afin de permettre la com-
paraison entre les systèmes des langues romanes et l'établissement de la
place du roumain parmi les langues romanes.
LES LINGUISTES ROUMAINS ET LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE 75

L'enquête pour VALR a fourni des matériaux sur les noms de personne
et de lieu, en transcription phonétique.
Le caractère particulier et nouveau de l'enquête pour VALR ressort
donc des considérations que l'on vient de faire.

Une innovation importante apportée par les linguistes roumains à la
méthode de la géographie linguistique est l'élaboration de cartes colorées,
dans les deux séries de VALRM, I et II. La chose a été possible étant
donné le caractère unitaire des parlers dacoroumains.
Ainsi, en se fondant sur les cartes de VALR, I et II, S. Pop et E. Petro-
vici ont pu dresser une série de cartes, d'un format réduit, dont chacune
est consacrée à des phénomènes groupés, et dont la matière est empruntée
à plusieurs cartes de VALR. Ces cartes représentent par conséquent des
synthèses personnelles fondées sur une connaissance intime de la matière,
et dont la valeur d'information n'échappera à personne.
Enfin, signalons une autre importante innovation : le recueil de textes
oraux, notés en transcription phonétique, par E. Petrovici, recueillis
pendant l'enquête pour VALR, II, qui fournit de précieuses indications sur
la syntaxe et le vocabulaire des parlers populaires qui ont fait l'objet de
l'enquête pour VALR.

Mais une nouvelle enquête sur les parlers roumains à l'époque actuelle
a été jugée nécessaire, après les grands changements et les mouvements de
population qui se sont produits pendant et après la dernière guerre mon-
diale.
A la suite de la conférence qui a réuni les principaux dialectologues
roumains, à Bucarest, en avril 1958, il a été décidé d'élaborer, dans les
années à venir, un Nouvel Atlas linguistique roumain, par régions. Il y
aura 8 Atlas régionaux, avec environ 2.200 points d'enquête.
Le nombre de localités qui seront enquêtées, dans chaque région, se
dénombre comme suit : Valachie et Dobrogea : 250, Olténie : 98, Moldavie
et Bucovine : 225, Transylvanie : 250, Oriçana : 120, Maramureç : 20,
Banat : 100, Péninsule Balkanique : 80.
L'enquête sera faite à l'aide de 2 questionnaires : un questionnaire général
de 2.543 questions, qui sera posé dans 2.000 localités, et un questionnaire
spécial de 1.500 questions, qui sera employé selon les particularités
spécifiques de chaque région (forêts, montagne, etc.). Les questions sont
indirectes ; le questionnaire contiendra aussi des illustrations.
Il ne peut pas être question, pour le domaine roumain, de dresser un
Atlas phonologique. Mais il existe des questions qui se rapportent aux
76 LINGUISTIQUE GÉNÉRALE

phonèmes de la langue. (Pour élaborer un Atlas structural il faudrait con-


naître d'avance tous les faits de structure, pour composer utilement le
questionnaire.) Une notation impressionniste permettra de dresser, ensuite,
le système phonologique des parlers étudiés.
Le NALR complète VALU, et il approfondit la connaissance des parlers
roumains. A part les questions contenues dans les questionnaires, il sera
possible de poser de nouvelles questions, toutes les fois que l'enquêteur
jugera la chose nécessaire.
Beaucoup de localités, dont le parler a été enregistré par Weigand, sont
incluses dans l'enquête du NALB. Il y aura plusieurs enquêteurs. Dans
chaque localité, un seul sujet, âgé de 40 à 65 ans, sera interrogé. Les infor-
mations biographiques concernant chaque sujet interrogé seront recueillies
avec soin.

Nous avons essayé de dresser un tableau aussi ressemblant que possible
de l'activité des linguistes roumains qui, à la suite de Gustav Weigand,
ont élaboré YALR. Leurs efforts ont abouti à la réalisation d'une œuvre
importante, tant pour la connaissance des parlers roumains, que pour les
données qui intéressent la linguistique générale, concernant l'interférence
des langues en contact et les changements de toutes sortes causés par les
grands mouvements de population, etc.
Rappelons, pour finir, les traits originaux de YALR : deux enquêtes
parallèles et simultanées, les enquêteurs ont rédigé eux-mêmes les cartes de
Y Atlas, l'enquête a porté aussi sur le parler des populations dont la langue
maternelle n'est pas le roumain, le questionnaire contient un grand nombre
de questions indirectes.

INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

SEVER POP, Buts et méthodes des enquêtes dialectales, Paris, 1927, pp. 83 —102 et 169 — 175.
SEVER POP, Problèmes de géographie linguistique, Revue des études indo-européennes, I, 1938.
SEVER POP, Micul Atlas linguistic roman, Partea I, Cluj, 1938, Introducere.
KARL JABERG, Der rumänische Sprachatlas und die Struktur des dakorumänischen Sprachgebietes,
Vox Romanica, V, 1940, pp. 48 et s.
A. ROSETTI, Sur la méthode de la géographie linguistique, d a n s nos ML, pp. 417 — 423 (Notes
critiques sur les ouvrages de Sextil Puçcariu et E . Gamillscheg).
MANUEL ALVAR, A proposito del Atlas de Rumania, Salamanca, 1951 ; Idem, Les nouveaux Atlas
linguistiques de la Romania, dans Actes du Colloque international de civilisations, littératures et
langues romanes, Bucarest, 1959, pp. 152 — 182.
EMILE PETROVICI, Les nouveaux Atlas linguistiques delà Romania orientale, dans ibid., 183 — 190.
Noul Atlas lingvistic roman pe regiuni. Oltenia, I, Bucureçti, E d . Academiei Republicii Socialiste
R o m a n i a , 1967.

(Accademia nazionale dei Lincei. Gli Atlanti linguistici. Problemi e risultati, R o m a , 1969, p. 93—97)
En collaboration avec Marius Sala

RAPPORTS ENTRE L'ARABE ET LE ROUMAIN

Nous nous proposons d'examiner ici un sujet qui appartient au thème


qui nous a été proposé, «courants et contacts linguistiques entre l'Oc-
cident et l'Orient de la Méditerranée », à savoir les rapports entre l'arabe
et le roumain, à travers la mer Noire et la péninsule Balkanique. Notre
sujet présente un intérêt particulier : la mer Noire a une situation à part,
déterminée par les conditions dans lesquelles s'est développée la vie sociale
sur son littoral.
Le trait caractéristique des rapports entre l'arabe et le roumain réside
dans ceci, que ce contact n'a pas été direct, comme pour plusieurs langues
et dialectes du bassin de la Méditerranée. On sait que les Aralas n'ont
pas poussé leurs conquêtes jusqu'à la mer Noire et que, d'autre part, le
monde arabe a été séparé de la région de la mer Noire, à partir du XV e
siècle, par l'empire ottoman, qui a empêché le contact entre ces deux
mondes. C'est pourquoi le contact entre l'arabe et le roumain s'est exercé
d'une manière indirecte, à savoir :
a) par le turc ;
b) par les langues romanes occidentales (surtout le français et l'italien).
Le contact avec le turc a donné les résultats les plus riches. Le turc
a emprunté, à un moment donné de son histoire, un grand nombre d'élé-
ments arabes (mais il existe de nos jours la tendance d'éliminer les élé-
ments arabes de la langue). Après l'installation des tribus nomades tur-
ques en Europe, il a été fait appel à l'arabe pour créer en turc une ter-
minologie absolument nécessaire, car l'arabe jouissait d'un double pres-
tige : d'être la langue d'une civilisation qui embrassait toute la partie
orientale du bassin méditerranéen, où s'est développé l'empire ottoman,
et d'autre part, d'être la langue de l'islamisme, religion adoptée par les
Turcs. Ces deux faits ont déterminé une puissante influence de la langue
et de la culture arabes sur la langue et la culture turques. 1

1
Pour l'influence arabe sur le turc, voir, notamment : L. Bouvat, Les emprunts arabes et
persans en tur¿ osmanli, in « Keleti Szemle », IV, 1903 ; M. Bittner, Der Einfluss des Arabischen
78 LINGUISTIQUE G É N É R A L E

Par l'intermédiaire du turc les mots arabes ont pénétré dans le bassin
de la Mer Noire. Un grand nombre de mots d'origine arabe, venus du
turc, appartenant à des terminologies diverses, ont été conservés jusqu'à
nos jours dans les langues balkaniques.
Voici une liste des mots arabes (abréviation: ar.) qui ont pénétré en
roumain par l'intermédiaire du turc, groupés par catégories. Leur
nombre est très grand, comme nous le montrerons dans la partie finale
de notre communication, lorsque nous examinerons leur situation dans
l'ensemble du lexique roumain.
Voici quelques exemples (un certain nombre des mots cités ci-après,
marqués d'un astérisque, sont archaïques et ont disparu de la langue
actuelle) 2 .

1. Termes abstraits

*adet 'habitude ; usage ancien ; taxe douanière ; impôt' < te. âdet <
ar. 'âdat; ageamiu 'inexpérimenté' < te. acemi < a r . a garni ; belea 'cala-
mité' < te. belâ < ar. balâ' ; berechet 'abondance' < te. bereket < ar.
barakat; *calp 'faux' < te. Icalp < ar. qalb; chef 'bonne disposition;
envie, caprice ; (faire la) noce' < te. keyif < ar. kayf; cherern 'faveur,
grâce; c a p r i c e ' < te. kerern < ar. Tcaram; cusur 'défaut' < te. kusur
< ar. qusûr; habar 'souci, cure' < te. haber < ar. habar; hac 'salaire';
(a veni cuiva de) hac 'venir à bout de quelqu'un' < te. hak < ar. haqq;
hain 'rebelle, traître; méchant' < te. hain < ar. ha*in; hal 'état, situa-
tion' < te. hal < ar. hal; halal '(iron.) joli'; halal (sa-i fie) 'grand bien
lui fasse' < te. helâl < ar. halal; *haram 'sans profit; propre à rien';
haram (de capul vostru) 'malheur à vous' < te. hararn < ar. harâm;
hatîr 'faveur, concession' < te. hatïr < ar. hatir; haz 'attrait, agrément'
< te. haz < ar. hazz; huzur 'repos, commodité' < te. huzur < ar. hudûr;
mahmur 'étourdi, grisé' < te. mahmur < ar. mahmûr ; marafet 'artifice;
t r u c ; (pl.) petites façons, mignardises' < te. marifet < ar. ma'rifa';
mofluz 'banqueroutier, failli' < te. miïflis < ar. muflis; mucalit 'plaisant,

undPersischen auf das Türkische, in « Sitzungsberichte der Wiener Akademie der Wissenschaf-
ten »,CXLII, 1910; K. Lokotsch, Etymologisches Wörterbuch der europäischen Wörter orien-
talischen Ursprungs, 1927 ; Andreas Tietze, Direkte arabische Entlehnungen im anatolischen
Türkisch, in Jean Deny, Armagal, Ankara 1958 ; Hasan Eren, Anadolu agizlarinda Rumca,
Islâvca ve Arapça kelimeler, in « Türk Dili Araçtlrmalarï Yllllgt », 1960.
2
Une liste beaucoup plus riche dans L. Çâineanu, Influen(a orientalä asupra limbii culturii
romane, Bucureçti, 1900. L'étude récente de V. Buescu (Etymologies roumano-turques, dans
« Orbis », X I , 1962, p. 290 — 341) est consacrée à des mots moins connus.
RAPPORTS ENTRE L ' A R A B E ET LE ROUMAIN 79

spirituel, drôle' < te. mukallit < ar. muqallid; *nafaca 'moyens de sub-
sistance' < te. nafalca < ar. nafaqa' ; nuri (pl.) 'grace, charme, appat'
< te. nur < ar. nûr ; *§art 'ordre ; sens' < te. §art < ar. § art; çiret 'rusé,
fin, malin' < te. sirret < ar. sirra1 ; tablet 'habitude ; manière' < te.
tabiat < ar. tabi'at; tertip 'moyen (malhonnête), artifice, t r u c ; (pl.) sub-
terfuges, faux fuyants' < te. tertip < ar. tartïb; tevaturà 'tapage, esclan-
dre, bruit' < te. tevatur < ar. tavâtur.

2. Habitation

culâ 'tour' < te. kule < ar. quia1; havuz 'bassin; jeu d'eau' < te. havuz
< ar. havd ; sofa ' s o p h a ' < te. sofa < ar. suffah; sofra 'table ronde,
basse' < te. sofra < ar. sofra1.

3. Vêtements

aba 'bure, grosse étoffe de laine' < te. aba < ar. 'abâ? ; atlaz 'étoffe de
soie fine et brillante' < te. < ar. atlas; catifea 'velours' < te. kadife
< ar. qatlfa' ; *cumas 'étoffe de soie ; gros bonnet' < te. humas < ar.
qumâs ; *giubea 'large vêtement de dessus ; manteau de fête des paysans,
doublé de fourrure' < te. cubbe < ar. gubba1 ; giuvaer 'joyau ; bijou'
< te. cevahir < ar. gavâhir; maeat 'courtepointe, housse (du lit)' < te.
maTcat < ar. maqâd; sidef 'nacre' < te. sedef < ar. sadaf ; taclit 'bande
d'étoffe vergée employée comme ceinture ou pour entourer la tête' < te.
taklid < ar. taqlld.

4. Aliments

acadea 'caramel' < te. aMde < ar. 'âqida' ; chebap 'rôti de mouton' < te.
Icebap < ar. Icabâb; ciorbâ 'soupe, potage' < te. çorba < ar. êurba; halva
'gâteau turc fait de farine, sésame et de miel' < te. helva < ar. halva;
Hocma 'pâtisserie orientale ; (fig.) forte somme' < te. lokma < ar. luqma1 ;
magiun 'marmelade de prunes' < te. macun < ar. ma'gûn; musaca
'viande hachée, aux aubergines ou aux pommes de terre' < te. musakka
< ar. musaqqâ; rahat 'pâte sucrée faite de farine, d'amande et du jus de
certains fruits' < te. rdhatlokum < ar. rahat-i halqûm ; *simit 'galette
(faite de pâte non levée) < te. simit < ar. samîd; serbet 'sorbet' < te.
§erbet < ar. ëarba1 ; *tahîn 'farine de sésame' < te. tahin < ar. tahin.
80 LINGUISTIQUE G É N É R A L E

5. Métiers
calfà 'apprenti (ouvrier)' < te. kalfa < ar. halîfa' ; casap 'boucher' < te.
Icasap < ar. qassâb ; cavaf 'cordonnier' < te. kavaf < ar. haffâf; *gelep
'marchand acheteur de moutons, pour les revendre à Constantinople' <
te. célep < ar. galab; hamal 'portefaix' < te. hamal < ar. hammal;
*isnaf 'corporation' < te. esnaf < ar. asnâf; tâbàcar 'tanneur, corroyeur' <
te. tabak ( +ar) < ar. dabbâg ; telai 'fripier, marchand de vieux habits' <
te. tellâl < ar. dallai; zaraf 'changeur' < te. sarraf < ar. sarrâf.

6. Commerce

*aiar 'contrôle et détermination officielle des poids et mesures' < te.


ayar < ar. 'iyâr; amanet 'gage' < te. emanet < ar. amânat; bâcan 'épi-
cier' < te. bakkal < ar. baqqâl; cintar 'balance romaine' < te. Jcantar
< ar. qintâr; chilâ 'mesure de capacité pour céréales' < te. Mie < ar.
Mia1 ; dever 'débit, vente' < te. devir < ar. davr ; dugheanà 'boutique,
magasin' < te. duhhân < ar. dukMn; muçteriu 'client' < te. muçteri
< ar. muStarî; *naht 'argent comptant, en espèces' < te. naht < ar.
naqd; saftea 'première v e n t e ' < te. sefte, siftah < ar. istiftâh; *vadea
'terme, échéance' < te. vâde < ar. va'da1.

7. Vie citadine

mahala 'faubourg, quartier' < te. mahalle < ar. mahalla1 ; *meremet
'réparation' < te. meramet < ar. maramma1 ; saca 'tonneau pour porter
l'eau' < te. saka < ar. saqqâi.

8. Administration
*haraci 'tribut payé à la Porte' < te. haraç < ar. harâg ; hazna 'trésorerie
de l'État; fosse à ordures' < t c . hazine < ar. haztna; leafà 'salaire' < te.
ulûfe < ar. 'ulûfa' ; *nazir 'commandant d'une cité turque du Danube'
< te. nazir < ar. nâzir;1 *sinet 'lettre de charge, quittance' < te. senet
< ar. sanad; vecMl 'fondé de pouvoir, mandataire, administrateur d'une
propriété terrienne' < te. vekil < ar. vakïl; vizir 'vizir' < te. vezir < ar.
vazlr; *berat 'diplôme d'investiture' < te. berat < ar. barâH ; cadiu 'juge'
< te. kadi < ar. qâdî; *dava 'chiffre d'affaires' < te. dava < ar. da'va;

1
Per mancanza dell'apposito segno tipografico la z col punto sottoscritto (enfatica) è trascritta
con [z].
RAPPORTS ENTRE L ' A R A B E ET LE ROUMAIN 81

*hati§erif 'édit impérial' < te. hattiçerif < ar. hatt Sarïf ; *menzil 'poste
(ensemble du service postal)' < te. menzil < ar. manzil; raia 'eité occupée
par les Turcs, sujet chrétien du Sultan' < te. raya < ar. ra'iya1.

9. Armée

*ascher 'soldat turc' < te. asker < ar. 'aslcar ; *cavaz 'agent de police
turc' < te. Tcavas < ar. qavvâs; *nefer 'soldat' < te. nefer < ar. nafar;
*sileaf 'large ceinture de cuir' < te. silâh < ar. silah; tain 'ration, por-
tion' < te. tayin < ar. ta'yin ; *zaharea 'provision, approvisionnement' <
te. zahire < ar. zahlra1.

10. Religion

geamie 'mosquée' < te. cami < ar. garni' ; coran 'le Coran' < te. Tcuran
< ar. qur'ân-, hagiu 'pèlerin' < te. hacï < ar. hâg ; *mecet 'petite mosquée'
< te. mescit < ar. masgid; *alem 'la sémi-lune placée sur la coupole des
mosquées' < te. âlern < ar. 'alem; imam 'prêtre mahométan' < te. imam
< ar. imâm; minarea 'minaret' < te. minare < ar. menâra1 ; muftiu
'chef de la religion mahométane, représentant religieux du Prophète'
< te. muftii < ar. mufti; ramadan, ramazan 'neuvième mois de l'année
musulmane, pendant lequel il est prescrit de jeûner pendant toute la jour-
née' < te. ramazan < ar. ramazan ; *ulema 'homme de loi musulman et
théologue' < te. ulema < ar. 'ulamâ'.

11. Termes nautiques

catran 'goudron' < te. lcatran < ar. qatrân ; macara 'treuil' < te. maltara
< ar. baiera, bakara (Kahane-Tietze, l.c.) ; *reiz 'capitaine d'un vaisseau'
< te. reis < ar. ra'is.
Les termes que nous venons d'énumérer sont peu nombreux. Parmi
eux, certains font partie de la terminologie nautique en arabe et en turc
(ainsi : macara, reiz).

12. Plantes

cîrmîz 'cochenille' < te. Mrmïz < ar. qirmiz; liliac 'lilas' < te. ley-
lâh < ar. laylâq; tarhon 'estragon' < te. tarhun, tarhon < ar. tarhûn.

13. Faune
fil 'éléphant' < te. fil < ar. fil.

6 - C. 6 7 9
82 LINGUISTIQUE GÉNÉRALE

14. Adverbes
get-beget 'de père en fils, pur-sang' < te. cetbecet < ar. gadd bigadd; taman
'justement, précisément' < te. tamam < ar. tamâm; tiptil 'déguisé,
incognito ; en tapinois, furtivement' < te. tebdil < ar. tabdll.

15. Interjections
*ama 'ma foi, en vérité' < te. ama, amma (conj.) < ar. ammâ; aman
'grâce, pardon' < te. aman < ar. aman; *hélbet 'certes, certainement' <
te. elbet < ar. albat.

16. Divers
ziafet 'bombance, ripaille' < te. ziyafet < ar. ziyâfa1 ; taraf 'orchestre
de musiciens' < te., ar. taraf ; musafir 'hôte ; convive, invité' < te. mi-
safir < ar. musâfir; *mascara 'bouffon' < te. maslcara < ar. masfoara1 ;
mârgean 'corail' < te. mercan < ar. margân; mu§ama 'toile cirée'; a
face muçama 'étouffer une affaire' < te. musamba, muçamma < ar. mu-
ëamma' ; chibrit 'allumette' < te. kibrit < ar. Ttibrit; fitil 'mèche' < te.
fitil < ar. fatil ; ibric 'aiguière' < te. ibrik < ar. ibrik ; temenea 'révérence,
courbette' < te. temenna < ar. tamannâ.
Les termes d'origine arabe qui ont pénétré en roumain par l'inter-
médiaire des langues romanes (français, italien) sont moins nombreux ;
ils ont été empruntés en même temps que d'autres termes de civilisation
moderne. Nous nous limiterons, ici, à la présentation de quelques exem-
ples, à savoir aux mots qui ont été empruntés au turc et aux langues ro-
manes occidentales.
En voici l'énumération : bidiviu 'cheval de selle à allure rapide ; vif
(en parlant d'un cheval)' ( < te.) et beduin 'bédouin' ( < it., fr.) ; *cahvé,
( < te.) et cafea ( < fr.), catran ( < te.) et gudron ( < fr.), *chervana 'grande
voiture de transport' ( < te.) mais caravanâ ( < f r . ) , cîntar 'balance ro-
maine' ( < te.) et chintal ( < f r . , it.), *cubea 'coupole' et alcov ( < f r . ) ,
*giubea 'large vêtement de dessus' ( e t c . ) , mais jupâ ( < f r . ) , *mecet
'petite mosquée' ( < te.) et moscheie ( < fr.), minarea ( < te.) et minaret
( < fr.), zar 'dé (à jouer)' ( < te.) et hazard ( < fr.).
Dans certains cas (par ex. cafea, minarea) la différence entre les deux
formes du mot est minime. A noter le fait qu'il existe, parfois, une grande
différence entre le sens des mots (par ex. dans cîntar — chintal, giubea —
jupâ).

Afin de donner une image exacte de l'influence arabe en roumain, nous
allons abandonner l'examen quantitatif du lexique, pour faire place à
RAPPORTS ENTRE L'ARABE ET LE ROUMAIN 83

quelques considérations d'ordre qualitatif sur la situation des mots de


ce fonds dans l'ensemble du lexique de la langue roumaine.
Il convient de remarquer, tout d'abord, qu'un grand nombre des mots
énumérés ci-dessus n'apparaissent pas dans l'ensemble du territoire situé
au nord du Danube. Ces mots sont signalés en Yalachie et en Moldavie,
pays qui ont été soumis pendant longtemps à l'influence de l'empire otto-
man. La Transylvanie est restée plus à l'écart de cette influence. C'est
pourquoi, de nos jours, une série de termes turcs sont inconnus ici (ainsi
bâoan, musteriu, saftea, get-beget, tiptil, ciorbâ, magiun, musaca, catifea,
sofa, liliac, zarzavat, casap, musafir, musama, etc.).
I l faut dire, ensuite, que de nombreux termes ont disparu du lexique
actuel des provinces de Yalachie et de Moldavie (dans notre exposé ci-dessus
ces termes sont marqués d'un astérisque). Ils font partie de la terminologie
administrative (avaet, *nazir, *berat, *sinet, *menzil, etc.), militaire
(*ascher, *nefer, *sileaf, tain, *zaharea, etc.), commerciale (*aiar, calup,
dever, *naht, rubea, *vadea, etc.).
Dans le cas des doublets étymologiques, le roumain a préféré d'ha-
bitude la variante occidentale. A l'époque de la rénovation lexicale du
roumain, dans la deuxième moitié du X I X e siècle, sous l'influence du
français et de l'italien, l'aspect turc des emprunts a été abandonné (v.
caravanâ, alcov, mosoheie, minaret).

Nous dirons, pour conclure, que notre exposé concernant l'influence
indirecte de l'arabe sur une langue parlée aux bords de la Mer Noire a eu
pour but de montrer qu'une recherche de ce genre peut offrir des suggestions
pour l'étude de l'élément arabe dans d'autres langues.

(Bulletino dell'Atlante linguistico Mediterraneo, 1 0 - 1 2 , 1 9 6 8 - 1 9 7 0 , p. 189-195)


SUR LA VALEUR EXPRESSIVE DES SONS PARLÉS

Les onomatopées contiennent des sons expressifs. Mais il faut éviter de


mettre en relation directe la valeur expressive des sons parlés avec la
dénomination des sons. On dit, par exemple, que la consonne l est propre
à exprimer l'écoulement de l'eau dans le mot fleuve, parce que ce mot
contient la « liquide » l C'est confondre deux plans différents, entre
lesquels il n'existe pas de relation directe 2 .
Pour juger de la valeur expressive des sons parlés, il convient de partir
de données objectives, par exemple du résultat d'expériences sur l'impres-
sion auditive que les sons parlés font sur les sujets parlants.
Ainsi, à la suite d'un grand nombre d'expériences, il a été établi que
les voyelles e, i, u et o sont perçues comme des sons clairs et élevés,
tandis que o et u sont sombres et bas. Les occlusives sourdes expriment
des bruits durs, les fricatives des bruits successifs, etc. 3 .
Dans cette recherche il convient de tenir compte de la remarque de
M. G-rammont, que la valeur expressive des sons est libérée seulement
lorsque le sens du mot s'y prête 4 .
Il est intéressant de constater qu'il est fait usage de la valeur expressive
des sons parlés dans les termes qui dénomment des notions qui sont fami-
lières à l'enfant en bas âge. Ces termes emploient les phonèmes m ou n
(pour le nom de la « mère », delà « nourriture », de la « mamelle »), ou bien
une occlusive non nasale, p ou b (pour le nom du « père »)5. Le choix des
phonèmes, dans ces cas, n'est donc pas dû au hasard. Il répond à une
nécessité et son caractère imitatif (« mouvements labiaux de l'enfant
pendant l'allaitement » 5 ) est évident. Les onomatopées imitent des bruits

1 Torna Pavel, Distributia sunetelor in poezie, dans Fonelicä si dialectologie, V, 1963, p. 22.
2 Pavel, /. c.
3 Heinz Wissemann, Untersuchungen zur Onomalopoiie, I, Heidelberg, 1954, p. 238 — 239.
4 M. Grammont, Onomatopées et mots expressifs, Trentenaire de la Soc. pour l'étude des langues
romanes, Montpellier, 1901, p. 265.
5 Bertil Malmberg, Couches primitives de structure phonologique, Phonetica, 11, 1964, p. 222.
SUR LA VALEUR EXPRESSIVE DES SONS PARLÉS 85

naturels à l'aide de phonèmes de la langue parlée ; mais ces phonèmes ne


rendent qu'approximativement la réalité phonétique.
La langue donne un emploi aux onomatopées, dans le sens qu'elle
forme des mots à partir des onomatopées. Ce genre de création lexicale
a été observé dans diverses langues, dont le vocabulaire s'est enrichi par
ce procédé. Ainsi, en roumain, une série de mots qui désignent divers bruits
ont pour origine des onomatopées : bîjbîi, bîzîi, bocâni, etc. Les langues
africaines ou de l'Extrême Orient font largement appel aux onomatopées
pour former des mots nouveaux. Une fois entrés dans le vocabulaire de la
langue respective, ces mots sont traités de la même manière que ceux du
fonds existant de la langue 6.
Dans le langage poétique, la distribution des phonèmes est pertinente,
car elle n'est pas due au hasard. Ainsi, la distribution des labiales dans le
vers de Mallarmé :
Le vierge, le viv&ce et le 6el aujourd'hui 7 .
Mais il est évident que si la distribution des phonèmes est voulue, leur
choix l'est pareillement. Il est en effet nécessaire et régi par les lois de
l'expressivité que nous avons évoquées ci-dessus, et on ne saurait en faire
abstraction dans l'analyse poétique.

(Cahiers Ferdinand de Saussure, 22, 1966, p. 6 9 - 7 0 )

6
Voir notre exposé sur l'emploi des onomatopées, dans SCL, X I I I , 1962, p. 440 — 441.
7
T o m a Pavel, art. cit., 23.
PHONOLOGIE
SITUATION ACTUELLE DU PHONÈME

Le phonème est une unité fonctionnelle 1 ; c'est une altérité 2, étant par
nature différent d'un autre phonème. Le phonème s'oppose à un phonème
différent par la forme, qui est autre dans chaque cas.
Le fait d'être une entité abstraite 3 oppose le phonème au son-type 4 ,
qui possède une substance. Cette forme abstraite 6 se manifeste dans la
parole par des sons parlés (qui ont une substance). Le phonème est donc
une entité abstraite, dans la conscience du sujet parlant, qui se manifeste
extérieurement par la substance du son parlé 6.
Le phonème appartient à la langue et à la norme Le son-type et le
son parlé sont placés sur un autre échelon du langage articulé, celui
de la parole.
Comme nous l'avons déjà posé, le son-type (ou le graphème noté par
l'écriture) est un prototype 8, le son en général, doté de substance, tel que
le conçoit le sujet parlant. Il est constitué par la totalité des sons qui en
forment le substrat physique.
(1972)

1
L. Zabrocki, apud Franciszek Grucza, Bemerkungen zur Frage Phon-Phonem, Bulletin
phonographique, VIII, Poznan, 1967, p. 41 — 42.
2
« Altérité » : caractère de ce qui est autre. V. R. Jakobson, Selected Writings, 's-Graven-
hage, 1962, I, p. 304; Id., Essais de linguistique générale, Paris, 1963, p. 111; Ëarko Mulja-
Èié, Altérité et aliété, Filologija, 6, Zagreb, 1970, p. 105 — 111.
3
S. K. Saumjan, Problems of theoretical Phonology, The Hague-Paris, 1968, p. 110 — 111.
B. Malmberg, Changement de perspectives en phonétique, Bruxelles, 1970, p. 10.
4
V. nos exposés sur le son-type et le phonème, dans L, La Haye, 1965, p. 144 — 147 et dans
Cahiers de linguistique théorique et appliquée, VII, 1970, p. 55.
6
Ernst Pulgram, Phoneme and Grapheme: a Parallel, Word, 7, 1951, p. 15 — 20; Bertil
Malmberg, Les domaines de la phonétique, Paris, 1971, p. 14 — 19, 43, 54.
• A. Martinet, La linguistique, 1969, 2, p. 128 : « les unités phonologiques sont partiellement
indépendantes de la réalité phonique ».
7
Eugenio Coseriu, Sistema, norma e parola, Studi linguistici in onore di Vitlore Pisani,
p. 2 3 5 - 2 5 3 .
8
H. J. Uldall, Speech and Writing, Acta linguistica, Copenhague, 1944, IV, p. 15 ; Roland
Harweg, Das Phänomen der Schrift als Problem der historisch-vergleichenden Sprachforschung,
Kratylos, XI, 1966, p. 33 — 48; J. L. Malone, In Defense of uniqueness of phonological Represen-
tations, Language, 46, 1970, p. 333.
LE PROBLÈME DE LA RÉDUCTION DES PHONÈMES
D'UNE LANGUE DONNÉE

UNE OU DEUX SOLUTIONS ?

Yuen-Ren Chao a montré avec raison qu'il y avait plusieurs manières


de réduire en phonèmes les sons d'une langue donnée
Ceci n'entame pas cependant la solution vraie du problème, fondée sur
une preuve. L'analyse phonématique prévoit, en effet, une décision préa-
lable concernant le choix des traits relevants fixés pour critère. Par exemple,
si pour établir la distinction phonématique entre les voyelles de angl.
beat et bit, on choisit les traits « tense » et « lax », la solution sera le résultat
de l'acceptation de cette hypothèse explicite 2.
Le caractère unique de la solution d'un problème dépend donc de la
manière dont a été choisi le point de départ de l'opération.
Mais ceci est extérieur à l'administration de la preuve, du moment que
la solution finale du problème dépend d'un choix, soumis à notre libre
arbitre.
Devant deux manières de réduction phonématique des sons d'une langue
donnée, il s'agit donc de chercher à établir, si la chose est possible, quelle
solution est la juste, c'est à dire fondée sur une preuve.
Nous prendrons pour exemple, afin d'éclairer notre pensée, le problème
de la réduction phonématique des diphtongues roumaines ea' et oa' 3.

1
Yuen-Ren Chao, The Non-Uniqueness of Phonemic Solutions of Phonetic Systems (1934),
Readings in Linguistics, ed. by Martin Joos, New York, 1958, p. 38 — 54. Cf. R. Bach (Diogène,
51, 1965, p. 128): «rien ne saurait garantir qu'une seule analyse phonématique puisse être
donnée d'un système phonétique quelconque ».
2
K. V. Teeter, A Note of Uniqueness, Language, 42, 1966, p. 475 — 478.
3
V. le compte rendu de A. Martinet de notre ouvrage collectif Recherches sur les diphtongues
roumaines (Bucarest, 1959), dans Bulletin de la Soc. de linguistique de Paris, 57, 1962, p. 119 —
122.
LA RÉDUCTION DES PHONÈMES D ' U N E L A N G U E D O N N É E 91

Contrairement à la thèse selon laquelle, en roumain, dans jeaj ou /oa/,


e ou o marqueraient la qualité palatale ou vélaire de la consonne précé-
dente : C' + a ou Cw + «> il a été montré que ¡ea'/ et joa'l sont formées de
deux éléments vocaliques.
En effet, dans roum. beatâ « ivre » (fém.) — pl. bete, par exemple, l'op-
position n'est pas consonantique, car dans les deux cas la consonne est suivie
d'une voyelle palatale ; on devrait donc avoir ¡b'j — /b'f ; mais l'opposition
consonantique est neutralisée, puisque au singulier, comme au pluriel,
nous nous trouvons en présence d'une consonne mouillée.
Par conséquent, dans roum. beat « ivre » et bat « je bats », par exemple,
il n'y a pas d'opposition phonologique entre /£>'/ (palatalisé) et /&/ (dur),
parce que cette opposition consonantique n'existe pas, comme nous venons
de le voir ci-dessus.
Dans beatâ, comme dans tous les mots où la diphtongue ¡eaj du singulier
du mot est opposée à /e/ de la forme du pluriel, de même que dans toute
autre opposition grammaticale entre /ea/ et jej, l'opposition phonologique
est donc vocalique, et non consonantique : jeaj — je/4.
S'il faut voir dans ces faits une preuve, il en résulte que la réduction
phonématique de ¡ea'/ et /oa'/, en tant que diphtongues, est juste. L'op-
position vocalique que nous venons d'évoquer constitue donc une preuve.
La réduction phonématique des diphtongues roumaines ea' et oa' com-
porte, comme on vient de le voir, une seule solution.

(Cahiers de linguistique théorique et appliquée, IV, 1967, p. 217 — 218)

II

TOUTES LES D E U X

La réduction de la diphtongue accentuée ea, en daco-roumain, précédée


d'une consonne et suivie dans la syllabe immédiatement suivante d'une
voyelle a (â) ou e, a été expliquée de deux manières :
1. influence de l'occlusive labiale précédente : *measâ > masâ.
2. influence du timbre de la voyelle contenue dans la syllabe suivante :
*measâ > masâ 5.

1
V., pour plus de détails, nos exposés dans l'ouvrage collectif précité, p. 53 — 54 et Sur la
règle de la commutation en phonologie, RRL, VIII, 1963, p. 19 — 21.
5
V. les indications bibliographiques dans ILR, p. 333, l'exposé de E. Vasiliu, SCL, X V I I I ,
1967, p. 141 — 167 et Id., Fonologia istoricâ a dialectelor dacoromâne, Bucureçti, 1968, p. 45—50.
92 PHONOLOGIE

1. La première explication est fondée sur deux faits :


a. en aroumain, où l'occlusive labiale n'a pas influencé le timbre de la
voyelle suivante (ar. per < lat. pilus, en regard de dr. par, avec e > â),
la diphtongue ea n'a pas été monophtonguée : ar. measà (mais dr. masa)*.
b. si la diphtongue a été conservée dans dr. neagrâ (t.), etc., à cause
de la présence de Va dans la syllabe suivante, pourquoi a-t-elle été réduite
dans dr. masâ V
Ceci prouve que, dans ces deux cas, il n'y a pas eu d'influence de la
voyelle contenue dans la syllabe suivante, et que le phénomène est dû
exclusivement à l'influence exercée par l'occlusive labiale sur la diph-
tongue.
2. La deuxième explication est, à son tour, fondée sur trois arguments
tout aussi valables :
a. ea a été monophtonguée en a dans la conj. dacâ, sans la présence
d'une occlusive labiale précédente.
Les textes du XVI e siècle nous permettent de retracer la manière dont
cette diphtongaison s'est produite : la forme ancienne, atestée au XVI e
siècle, est deca (un composé : de + ca). Lorsque l'accent a changé de place,
en passant de -a sur e, e a subi la diphtongaison attendue, provoquée
par -a contenu dans la syllabe suivante. Donc : deaca, puis daca, et, enfin,
dacâ (avec -a inaccentué passé normalement à â)s.
b. Si l'on nie l'influence du timbre de la voyelle suivante sur la mono-
phtongaison, comment expliquer la monophtongaison en e de feate >fete,
lorsque la syllabe suivante contenait un e, et non pas un -a (comme dans
fatâ).
C'est donc qu'il faut admettre l'influence de la voyelle suivante 9.
c. Enfin, si la monophtongaison n'avait été provoquée que par la
consonne labiale précédente, pourquoi ne s'est-elle pas produite dans des
mots d'origine slave méridionale comme smead : v. si. smëdû, pribeag :
v. si. pribëgû, veac: v. si. vëkû, tandis que d e v a n t u n a (â) ou u n e con-
tenu dans la syllabe immédiatement suivante, et toujours dans des mots
d'origine slave méridionale, le phénomène s'est produit : dr. izmanâ : v.
si. izmëna, dr. vadrâ : v. si. vëdra, dr. vreme : v. si. vrëme10.

6
E. Vasiliu, Fonologia istoricà a dialeclelor dacoromâne, p. 48.
7
Id., op. cit., p. 47.
8
V. ILR, p. 333 et 504.
8
La monophtongaison de ea, suivie de e dans la syllabe suivante est attestée, en daco-roumain,
au X V e siècle : ILR, p. 448 ; cf. E. Vasiliu, SCL,XVIII, 1967, p. 142.
10
ILR, p. 333. La monophtongaison (smad, pribag) est attestée dans les parlers locaux (et
de même veadrà, izmeanà, etc.).
LA R É D U C T I O N DES P H O N È M E S D U N E L A N G U E D O N N É E 93

Les deux explications examinées ci-dessus ont ceci de commun, qu'elles


expliquent toutes les deux la monophtongaison de ea, indifféremment de la
voyelle contenue dans la syllabe suivante, par l'influence d'une consonne
mi-occlusive ou continue : dr. tara < lat. terra, etc.
Nous dirons, pour conclure, que ces faits montrent clairement qu'il
faut tenir compte, pour expliquer le phénomène, de l'influence de la con-
sonne labiale précédente et, en même temps, de l'action du timbre de la
voyelle suivante sur la diphtongue accentuée.

Du point de vue de la chronologie du phénomène, on peut établir les dates


suivantes :
la diphtongaison de Ve accentué, comme celle de l'o, s'est produite dès
l'époque du roumain commun, avant l'exercice de l'influence slave méri-
dionale ( V I e — Y l i r s.), t a n t au nord (daco-roumain) qu'au sud du Danube
(aroumain). Elle s'exerce, plus tard, aussi sur les mots provenant du slave-
méridional et du néo-grec, mais seulement dans le cas où e ou o accentués
étaient suivis de a (a) ; devant e, le phénomène ne s'est pas produit 1 1 .
La monophtongaison de la diphtongue ea, devant a (a) ou e s'est produite
bien plus tard. Au XVI e siècle, la diphtongue est encore conservée devant
e de la syllabe suivante 12 .

(Cahiers de linguistique théorique et appliquée, V, 1968, p. 209 — 210)

11
II. R, p. 333, et nos exposés de Lingua viget (Commertlationes slavicae in honorem V. Ki-
parsky), p. 111 —114 et de l'Association internationale d'études du Sud-Est européen, Bulletin,
I I I , Bucarest, 1965, p. 4 7 - 4 9 .
12
I L B , p. 448.
PHONÉTIQUE
REMARQUES SUR LA DISSIMILATION CONSONANTIQUE *

M. Knud Togeby (9), à la suite de Mme E. Posner (5), qui vient de consacrer
un livre à la dissimilation consonantique, remet en question les fondements
de ce phénomène phonétique : « Je reprends à mon tour le problème »,
nous dit M. Togeby, « .. .pour conclure que la dissimilation n'est ni une
loi phonétique, ni un phénomène sporadique, mais que, à part certains cas
réguliers, il ne semble pas y avoir d'action de cause à effet sous la forme
d'une influence d'une consonne sur une consonne identique à distance »
(p. 642).
Il y a, tout d'abord, à poser ce que l'on doit entendre, de nos jours, par
« loi » phonétique. Nous avons tâché d'apporter notre contribution (7)
à ce problème, dans un mémoire publié en 1948 — présenté, au préalable,
sous forme de communication au Cercle linguistique de Copenhague (no-
vembre 1947) — et dans une note en cours de publication (8).
Nos vues coïncident avec celles de J. Fourquet et de K. Togeby,
énoncées au cours de son étude précitée.
Dans nos ouvrages précités, nous disions, en essence, que les change-
ments phonétiques survenus dans la parole doivent être séparés de ceux
survenus dans la langue. Le changement phonétique intéresse le phonème,
et il n'a pas de chances de s'imposer que s'il est reconnu comme « norme »
par la société, et donc adopté et généralisé par elle. Comme c'est le phonème
qui change, le changement se produit sans exception. La propagation des
changements est un fait social. Les « exceptions » aux lois phonétiques sont
déterminées par des facteurs sociaux : mots usuels et mots savants, em-
prunts et mots voyageurs, homonymes, etc.
En somme, il ne faut pas oublier, comme le rappelle avec raison M.
Togeby (p. 645 et 667), la formule de J. Gilliéron : chaque mot a son
histoire propre.
Ceci dit, revenons à l'exposé de M. Togeby.

* Dédié à Ri. Eberhard Zivirner, à l'occasion de son 65 e anniversaire.

7-c. 67»
98 PHONÉTIQUE

M. Togeby nie l'existence, en phonétique, de « la loi du plus fort »,


posée par M. Grammont 1 .
Il y a, cependant, de nombreux exemples, dans chaque langue, qui
confirment l'existence de cette « loi ».
Dans ce but, nous nous adressons au roumain, qui est notre langue
maternelle, pour éviter toute surprise.
M. Togeby pose les conditions à remplir pour expliquer un change-
ment dans le cadre de la dissimilation : 1° expliquer pourquoi le change-
ment se produit, 2° lequel des deux phonèmes change, 3° quel est le résultat
du changement (p. 651).
C'est ce que nous nous proposons de faire dans ce qui suit.
En partant des exposés de A.-C. Juret (3,4) et de M. Grammont (1,2) 2 ,
nous reconnaissons huit cas de dominance d'un phonème placé dans une
situation privilégiée sur un phonème en situation faible ; les positions
énumérées ci-dessous vont progressivement de la situation la plus forte
vers la situation la plus faible, à savoir :
1° initiale du mot : dr. tu « tu »,
2° initiale de syllabe, après consonne, à l'intérieur du mot : t dans dr.
cuptor « four »,
3° consonne postvocalique finale de syllabe : p dans dr. cuptor,
4° consonne intervocalique : n dans dr. lunâ « lune ; mois » (n a passé
à r dans certains parlers roumains),
5° consonne finale de syllabe après consonne : s dans dr. textual « tex-
tuel » (phonétiquement : tekstual),
6° consonne préfinale avant s finale de syllabe : h dans dr. textual,
7° consonne en fin de mot : t dans dr. fâcut << fait »,
8° occlusive postconsonantique finale : t dans dr. fost, part, passé du
vb. a fi « été ».
Voici, maintenant, quelques cas de dissimilation consonantique en
roumain. Comme on le verra, ce sont les sonantes (l, r, n, m) qui subissent
des changements, ce qui correspond à la nature physiologique de ces con-
sonnes 3 :
a) implosive dissimile intervocalique:

1
« La formule de Grammont "la loi du plus fort" ne correspond pas aux faits » (Togeby,
p. 643).
2
R. Posner (p. 198 — 199) fait appel à la «force » du phonème dans le système de la langue,
à son « importance » dans le système phonologique, mais les exemples ne semblent pas confirmer
ce critère. C'est plutôt la nature physiologique des consonnes qui doit être mise en cause. Ainsi,
en roumain, ce sont les consonnes l, r et n, m qui subissent le changement ; v. ci-dessous.
8
Cf. Togeby (p. 652) : « nature labile » de I et r.
REMARQUES SUR LA DISSIMILATION CONSONANTIQUK 99

1 °n — n>r — n ou l — n: dr.4 ameninta « menacer » > amerinta


ou amelinta, cânunt > cârunt « gris (en parlant des cheveux) », genunchi
« genou » > gerunchi, junincâ « génisse » > jurincâ, mânunt > mârunt
« menu », mânuncM « faisceau » > màruncM, pâninc > pârinc « millet à
l'épi noir », rânunchi > ràrunchi « rognon, rein ».
2° n — n >n — r: pecingine « dartre » > pecingire, pîngâni > pîngâri
« profaner », sîngena > singera « saigner »,
b) de deux intervocaliques, c'est la première qui est dissimilée :
1° n — n >r — n :fâninâ >fârinà « farine »,jineapân >jireapân « pin
de montagne », venin « venin » > vérin,
2° r — r >n — r: suspirare > suspinare «soupirer», lur ecare > lune-
care « glisser »,
3° n — m >r — m : inimâ « cœur » > irimâ.
Voici, enfin, deux cas de dissimilation « renversée » (formule de M.
GrammontJ :
m — n > m — r : nimeni « personne » > nimeri,
n — n > zéro — n : grânunt > grâunt « grain »6.
Les cas que nous venons d'énumérer peuvent-ils s'expliquer autrement ?
Nous ne le pensons pas.
C'est pourquoi, tout en acceptant les explications particulières pour
chaque cas de pseudo-dissimilation données par M. Togeby,nous maintenons
l'explication par ce critère pour d'autres cas — admis d'ailleurs par M.
Togeby 6 — et pour les cas du roumain, que nous avons examinés.
Nous dirons, pour conclure, que tous les cas de dissimilation réelle sont
régis par la « loi du plus fort ». C'est, à notre avis, le mérite de C. Juret et
de M. Grammont d'avoir mis en lumière ce principe d'explication en
phonétique.

4
Tous les exemples qui suivent son pris au dacoroumain.
• Pour tous détails, v. les exemples et les « commentaires » dans 6, p. 23 et s. K. Togeby
cite (p. 655) comme cas de rhotacisme, dr. bire ( < lat. bene), ce qui est juste, mais il faut tenir
compte du fait que le phénomène est dialectal et qu'il n'est attesté qu'aux XV® —XVI e siècles.
Quant à dr. mârunt, ràrunchi, stngeros, ils s'expliquent par dissimilation consonantique, car
ces phonétismes sont signalés dans des régions qui n'ont pas connu le rhotacisme ; v. là-dessus
6, p. 23 et s.
4
« Les dissimilations existent », nous dit-il, « mais elles sont bien plus rares qu'on ne le croit
d'ordinaire » (p. 667).
100 PHONÉTIQUE

BIBLIOGRAPHIE

1 GRAMMONT, M. : La dissimilation consoriantique. . . (Dijon 1893).


2 GRAMMONT, M. : A propos des ouvrages de M. A. Thomas. Notes sur la dissimilation, Rev.
lang, romanes, 50: 273 et s. (1907).
3 J U R E T , A.-C. : Dominance et résistance dans la phonétique latine (Heidelberg 1913).
4 J U R E T , A.-C. : Manuel de phonétique latine, p. 37 et s. (Paris, 1921).
5 P O S N E R , R. R. : Consonantal dissimilation in the Romance languages (Oxford 1961).
6 R O S E T T I , A . : Étude sur le rhotacisme en roumain (Paris 1924).
7 R O S E T T I , A . : Les changements phonétiques. Aperçu général (Copenhague —Bucarest 1948).
8 R O S E T T I , A . : Remarques sur les changements phonétiques, à propos de la communication de
J. Fourquet au IXe Congrès international des linguistes. Cambridge, Mass. du 17 au 31 août
1962, à paraître dans les Mélanges Delbouille (1964).
9 T O O E B Y , K . : Qu'est-ce que la dissimilation? Romance Philol. 17: 6 4 2 — 6 6 7 ( 1 9 6 4 ) .

(Phonetica, 12, 1965, p. 2 5 - 2 8 )


SUR LE PROBLÈME DES SEMI-VOYELLES *

M. G. Straka reprend le problème de l'existence des semi-voyelles (ou


semi-consonnes), comme éléments de la langue parlée différents des voyelles
et des consonnes 1 .
Sa conclusion est qu'il n'existe pas de catégorie intermédiaire entre
voyelles et consonnes : « le terme même de "semi-voyelles" est à rayer
définitivement de la terminologie phonétique et linguistique. Il en est
de même pour le terme de "semi-consonnes", qui ne se justifie pas non
plus » affirme-t-il (p. 311).
Ce problème a fait l'objet de nos préoccupations, pendant les années
écoulées. Il a été repris, récemment, au laboratoire du Centre de recherches
phonétiques et dialectales de l'Académie de la E. S. de Eoumanie. Enfin,
MM. Andrei Avram et Em. Yasiliu ont consacré, chacun, plusieurs études
à ce problème 2.
La question des semi-voyelles ou semi-consonnes doit être examinée
du point de vue de la physiologie des sons parlés et du point de vue fonc-
tionnel.
1. Physiologie. Les remarques de M. Straka, fondées sur les tracés
obtenus à l'aide du kymographe, sont pertinentes. Elles coïncident avec
les observations de l'abbé Eousselot, qui, dans ce domaine, comme dans
tant d'autres, a été un pionnier, et avec nos propres expériences fondées
sur les tracés du kymographe, commencées à Paris et poursuivies à
Bucarest, au cours des années suivantes 3 .

* La présente étude a profité des observations de M. Em. Vasiliu, du Centre de recherches


phonétiques et dialectales de l'Académie Roumaine. Nous le prions de trouver ici l'expression
de notre vive reconnaissance.
1
Georges Straka, A propos de la question des semi-voyelles, Zs. f . Phonetik u. Kommuni-
kationsforsch., 1964, X V I I , pp. 3 0 1 - 3 2 3 .
1
Nos recherches ont commencé à Paris, en 1925, et ont été poursuivies à Bucarest. V. ML,
p. 80 — 95 et le recueil Recherches sur les diphtongues roumaines, p. p. A. Rosetti, Bucarest-
Copenhague, 1959. Les études de A. Avram et E. Vasiliu sont publiées dans ce même volume,
p. 100 et s. et 135 et s.
3
V. ML, p. 8 1 - 8 9 .
102 PHONÉTIQUE

Il est donc juste de dire, comme le fait M. Straka, que les semi-voyelles
se séparent des voyelles par la moindre amplitude des mouvements orga-
niques sur la ligne du larynx.
Cependant, même du point de vue physiologique, il y a à maintenir
l'existence des semi-voyelles (ou semi-consonnes).
Cette différence est fondée, comme l'a montré l'abbé Eousselot et
l'avons expérimenté nous-même, sur l'observation des tracés du kymo-
graphe : accolée à une voyelle, avec laquelle elle forme une seule syllabe,
la voyelle (ici, semi-voyelle ou semi-consonne) subit des modifications
articulatoires qui séparent nettement la semi-voyelle (ou semi-consonne)
de la voyelle et de la consonne.
L a semi-voyelle (ou semi-consonne) est donc un élément différent de
la voyelle ou de la consonne. Si l'on considère la totalité des sons parlés
d'une langue donnée, on constate qu'à un bout de la chaîne figurent les
voyelles proprement dites et les consonnes ouvertes (l, r, n, etc.), tandis
qu'à l'autre bout de la chaîne figurent les consonnes proprement dites,
soit les sons fermés (p, t, Je, etc.). Entre ces deux éléments sont placées
les semi-voyelles ou semi-consonnes, qui ont des caractères communs
aux deux membres de la série : elles sont ouvertes, comme les voyelles, et
se rapprochent des consonnes par le bruit caractéristique des consonnes.
2. Fonction. Du point de vue de la fonction dans la syllabe, comme nous
l'avons établi naguère 4 , il n'y a pas lieu de maintenir l'existence des semi-
voyelles ou des semi-consonnes, et ici nous donnons raison à M. Straka,
car ces éléments phonétiques ouverts jouent exactement le même rôle
dans la syllabe que les consonnes ouvertes. E n ce qui concerne leur fonction
dans la syllabe, il y a donc lieu de reconnaître les seuls éléments suivants :
1. phonèmes ouverts et fonctionnellement syllabiques : i, u, l, ip, etc.,
2. phonèmes ouverts et fonctionnellement non-syllabiques : i, u, ï, metc.,
3. phonèmes fermés, non-syllabiques : p, t, Je etc.
Ainsi, dans ia (ou ya), i (ou y) joue exactement le même rôle que Je
dans Jea. E t de même, i dans pi, joue le même rôle que l dans pl.
Les semi-voyelles (ou semi-consonnes) peuvent donc jouer dans la
syllabe le rôle de noyau syllabique ou d'élément marginal, c'est-à-dire
de voyelle ou de consonne.

Nous avons considéré, dans l'exposé ci-dessus, le côté physiologique et


fonctionnel (à l'intérieur de syllabe) du problème des semi-voyelles (ou
semi-consonnes).

V. ML, p. 3 8 - 3 9 et L, p. 1 0 7 - 1 0 8 .
SUR LE PROBLÈME DES SEMI-VOYELLES 103

Du point de vue des traits distinctifs de ces éléments dans une langue
donnée, qui ressortit à la phonologie, il y a lieu d'établir la distinction
entre les semi-voyelles et les semi-consonnes.
Constatons, tout d'abord, qu'en roumain les semi-voyelles apparaissent
dans des positions où ne peuvent pas figurer des voyelles, par exemple
i dans iarbâ, e dans teacâ, Q dans soare, etc.
L'existence de la catégorie des semi-voyelles démontre l'identité pho-
nologique entre e et -i, qui sont les variantes du même phonème : luni
« lundi » + l'article a > lunea 'le lundi' (-i après consonne, comme e
dans teacâ, par exemple) 6 .
D'autre part, les semi-voyelles E et Q sont différentes des semi-con-
sonnes y et w, car celles-ci sont dissociables, comme les consonnes, dans
des groupes tels que graiul 'le parler' = gra-yul, etc. Enfin, les semi-
consonnes apparaissent là où les semi-voyelles ne peuvent pas figurer,
par exemple à la fin de la syllabe : grai.
3. Conclusion. Comme on le voit, l'existence des semi-voyelles (ou
semi-consonnes) est confirmée en phonétique, mais non du point de vue
de leur fonction dans la syllabe, car là les semi-voyelles (ou semi-consonnes)
jouent le même rôle que les consonnes. Du point de vue des traits distinctifs,
qui ressortit à la phonologie, il y a lieu de distinguer, à part les voyelles
et les consonnes proprement dites, les semi-voyelles et les semi-consonnes.

(Revisla de filologia espafiola, XLVIII, 1966, p. 181-183)

1
A. Avram, Recherches... cit., p. 136 — 137, 140—141.
REMARQUES SUR LE DEGRÉ DE FORCE DES CONSONNES
(VERSION NOUVELLE)*

Nous avons examiné à nouveau, ci-dessus1, d'une manière théorique, le


degré de force des consonnes selon leur position par rapport aux autres
phonèmes de la chaîne parlée.
Les recherches expérimentales entreprises pendant ces dernières années
confirment le bien fondé des théories de M. Grammont et de A.-C. Juret,
concernant les positions fortes ou faibles des consonnes.
Il ressort de ces recherches que la force d'une consonne est en rapport
avec sa position dans la syllabe : à l'initiale de la syllabe, la consonne se
trouve en position forte ; à la fin, en position faible.
À ce point de vue, nous dirons qu'il y a avantage à opérer avec la notion
de joncture, signal du passage d'un élément à un autre élément de la chaîne
parlée (la joncture ne doit pas être confondue avec la limite de la syllabe,
avec laquelle elle coïncide parfois, ni avec la pause).
Par joncture ouverte on entend la transition de la pause au phonème
suivant ou d'un phonème à la pause (marquée, dans l'écriture, par un
espace), tandis que par joncture fermée on entend la transition d'un pho-
nème à un autre (marquée par un trait d'union). Ainsi, angl. an airn et
2
a name = m eim e t 9-neim .
M. Malmberg avait montré, par ses recherches expérimentales poursui-
vies aux Laboratoires Haskins (New York), que le spectre de la voyelle
précédente est modifié par la consonne suivante, lorsque la consonne est
implosive (agja), tandis que c'est le spectre de la voyelle suivante qui
est modifié par la consonne explosive (a/ga)s.
Les recherches de Mlle Use Lehiste, concernant la pression de l'air
dans la cavité buccale, la pression sub-glottale de l'air et l'intensité acous-

* Le texte qui suit représente un remaniement de notre étude du même titre, publiée dans les
Mélanges offerts à V. Vâànânen (Helsinki, 1965).
1 P. 98.
2
B. Malmberg, The phonetic Basis for Syllable Division, Studia linguistica, IX, 1955, p. 80.
3
B. Malmberg, op. cit., p. 86.
SUR LE D E G R É D E F O R C E DES CONSONNES 105

tique confirment la conception selon laquelle la force de la consonne est


en rapport avec sa place dans la chaîne parlée 4.
(L'activité sub-glottale a été recueillie à l'aide d'un petit ballon placé
dans l'oesophage du sujet parlant, et la pression orale à l'aide d'un tube
introduit dans la cavité buccale.)
Les tracés obtenus sont parfaitement lisibles.
Dans un mot comme tappa, la pression orale est un peu relevée, pendant
l'articulation de la consonne „géminée" intervocalique (pp)6, la pression
subglottale est descendante, et l'intensité acoustique est très basse, par
rapport à celle de la voyelle précédente et de la voyelle suivante, qui
accuse une brusque montée (v. fig. 2, p. 182), ce qui, en d'autres termes,
veut dire que le premier p est implosif, et le second explosif.
Dans une série d'expériences fondées sur les tracés du Sonagraphe, Mlle
Lehiste a étudié des mots dans lesquels les consonnes respectives se trou-
vaient à la fin de la syllabe (joncture ouverte), ou au début de la syllabe
(joncture fermée). Ainsi : an iceman et a nice man (durée plus longue et
intensité plus forte pour n-) ; grade A et gray day (intensité plus forte de
d-) ; home acre et hoe maker (intensité plus forte de I'm-) ; it sprays et i f s
praise (durée plus grande de l's ; s relaxé dans le second exemple) ; keep
sticking et keeps ticking (longueur de l's- dans le premier exemple) ; night
rate et Nye trait (longueur du t-) ; seal eyeing et see lying (durée plus longue
de 1'?-) ; seem able et see Mabel (intensité plus forte de I'm-) 6 .
Dans tous ces exemples, l'intensité de la consonne explosive, qui ouvre
la syllabe (joncture fermée), ou bien sa durée est, comme nous l'avons enre-
gistré ci-dessus, supérieure à l'intensité ou à la durée de la consonne im-
plosive, qui ferme la syllabe (joncture ouverte). L'intensité croît, dans le
premier cas, et décroît, dans le second.
Il ressort de ces remarques que la consonne « géminée » (cf. ci-dessus,
tappa), que l'on oppose à la consonne « simple », n'est pas une consonne
forte, opposée à une consonne faible. La consonne géminée, qui est longue,
s'oppose à la consonne simple seulement par rapport à la durée. La qualité
« forte » ou « faible » d'une consonne, qu'elle soit « simple » ou « géminée »,
dépend de son emploi dans la chaîne parlée : la consonne « forte » forme

4
Use Lehiste, An Acoustic-phonetic Study of Internal Open Juncture, 1960, Phonetica, Sup-
plementum ad vol. V, 1960; Id. Acoustic Studies of Boundary Signals, Proceedings of the IV.
Intern. Congress of Phonetic Sciences, The Hague, 1962, p. 178 — 187.
6
On entend par consonne géminée ou bien la répétition de la même consonne, la première
étant explosive et la deuxième implosive, ou bien une seule consonne, longue. Tout dépend,
par conséquent, de la place de la coupe syllabique : tap-pa, tapp-a ou ta-ppa.
6
Lehiste, An Acoustic-phonetic Study..., p. 29—38.
106 PHONÉTIQUE

une joncture fermée, en d'autres termes, c'est une explosive, tandis que
la consonne « faible » appartient à une joncture ouverte : elle est donc
implosive.
*
Nos considérations, comme on l'a vu, se fondent sur la réalité phonétique,
explorée à l'aide des appareils de précision.
Le mot « phonétique »7 est, on le sait, une réalité d'ordre psychologique 8.
Oar, dans le chaîne parlée, le mot n'a pas d'existence propre (Les unités
qui existent dans la chaîne parlée coïncident, parfois, avec les limites du
mot et du morphème). Mais la syllabe a une existence physiologique et
acoustique, comme on l'a déjà démontré 9 .
*
La manière de traiter les consonnes dites « géminées », du latin, est diffé-
rente dans chaque langue romane.
En espagnol, lat. -nn-, contrairement à -n-, a une articulation palatale :
cast, caria, catal. canya < lat. cannarti. En français, lat. poena est devenu
peine, avec diphtongaison de Ve en syllabe ouverte, tandis que la géminée
a été traitée différemment : lat. penna > fr. penne, panne10. Il en va autre-
ment, en roumain, où Yn géminée, groupée dans la syllabe suivante (donc,
forte), a permis la diphtongaison de la voyelle précédente : lat. pinna > dr.
peana (XVI-e s.) et, ensuite, panà, tandis que l'e de lat. bene a passé à i :
dr. bine, par suite de l'influence de 1'» non-géminée, groupée dans la même
syllabe que la voyelle accentuée (donc, faible, cf., en italien, pietra < lat.
pe-tra)11.
Les voyelles latines e et o ont été diphtonguées en espagnol devant
groupe de consonnes ou consonnes géminées : esp. siete, Merro, grueso <
lat. septem, ferrum, grossum, tandis qu'en français ces voyelles n'ont pas
subi la diphtongaison : sept, fer, gros. Il y a donc là une différence de force
dans le comportement des consonnes 12.

7
Lehiste, An Acoustic-phonetic Study..., p. 48.
8
A. Rosetti, Le mot. Esquisse d'une théorie générale2, Copenhague-Bucarest, 1947, p. 18.
8
Lehiste, op. cit., p. 48 ; A. Rosetti, Sur la théorie de la syllabe 2, La Haye, 1963, p. 30. V.
à ce sujet les remarques de B. Malmberg, La notion de force et les changements phonétiques,
Studia linguistica, XVI, 1962, p. 3 8 - 4 4 .
10
A. Martinet, Economie des changements phonétiques, Berne, 1955, p. 276 — 280.
11
1LR, 127; A. Rosetti, Sur la théorie de la syllabe, p. 1 7 - 1 8 .
12
V. Bertil Malmberg, Gémination, force et structure syllabique en latin et en roman, Orbis litte-
rarum, Supplementum, 3, 1963, Études romanes dédiées à Andreas Blinkenberg, Copenhague,
p. 109-110.
SUR LE DEGRÉ DE FORCE DES CONSONNES 107

Tout dépend du genre de joncture entre voyelle et consonne. L'expé-


rience démontre que lorsque la consonne géminée est brève, la frontière
syllabique est placée avant la consonne : it. notte, sonno =no-te, so-no.
Après voyelle brève, devant consonne longue, la consonne est séparée
par la frontière syllabique : it. notte, sonno =not-te, son-no. La perception
de la séparation syllabique est donc influencée par la durée de la voyelle
précédente et par la durée de la consonne. Par conséquent, il y a deux
types de syllabes : dans l'un, la voyelle longue est suivie d'une consonne
brève et peu intense, tandis que dans l'autre type, la voyelle brève est
suivie par une consonne longue et intense 13 .

Pour saisir sur le vif l'effet de la variation du degré de force des consonnes,
du point de vue de la phonologie, nous prendrons quelques exemples
roumains. L'interprétation phonologique met en évidence l'aspect formel
du processus.
Dans les exemples qui suivent, on constatera que le traitement diffé-
rent des voyelles selon le degré de force des consonnes intéresse la distri-
bution des phonèmes dans le mot. Ainsi, l'i de lat. pinna est modifié dans
dr. peanâ, qui a passé ultérieurement à panà, où l'a de la forme du singu-
lier s'oppose à l'e du pluriel pene. Et de même, 1H de lat. signum est rendu
par e dans dr. semn, tandis que Ve du lat. bene passe à i en roumain (dr.
bine) ; e de lat. fel, mel, est remplacé par la triphtongue yea, et ensuite par
la diphtongue ie (dr. fiere, miere).
L'histoire des voyelles latines e et o, en roumain, lorsqu'elles étaient
suivies dans la syllabe immédiatement suivante par un e ou un a (à, par
ex. pinna), montre que les consonnes qui séparent les voyelles simples
ou en groupe, forment des jonctures fermées ; cette norme syllabique a eu
pour suite la diphtongaison des voyelles et une autre distribution des
phonèmes : lat. herba > dr. iarbâ, lat. petra > dr. piatrâ.
Ainsi, la joncture ouverte ou fermée constitue un trait distinctif dans
le statut phonologique du roumain. Il existe une différence de traitement
des consonnes, avec des répercussions sur le plan phonologique, selon que
les consonnes sont suivies d'une joncture ouverte ou fermée. La distinction
entre ces deux sortes de jonctures est donc relevante.
(Cahiers de linguistique théorique et appliquée, III, 1966, p. 143 — 146)

13
V. là-dessus les remarques, fondées sur des expériences à l'aide du Spectrographe, pour-
suivies à l'Institut de phonétique de Lund, de A. L. Fliflet, Einige Beobachlungen ilber Anschluss
und Silbe, Proceedings of the IV. Intern. Congress of Phonetic Sciences..., 4 —9 September 1961,
The Hague, 1962, p. 610 — 615. La manière de représenter les choses (no-te etc.) rend, de façon
abrégée, le phénomène, qui est autrement complexe. V. à ce sujet Malmberg, Gémination, etc., I.e.
À PROPOS DES CONSONNES PALATALES,
PALATALISÉES ET MOUILLÉES ET DE LEUR STATUT
PHONOLOGIQUE EN ROUMAIN

Nous nous proposons d'examiner ici à nouveau le problème des consonnes


palatales, des consonnes palatatilisées et des consonnes mouillées et, sur
le plan phonologique, de décrire leur statut.
Les consonnes palatales «par nature» forment une série (§, c, z, etc.).
Les consonnes non-palatales (par ex. t, d, n ou k, g, etc.) peuvent être
palatalisées au contact d'un son palatal, par exemple Z'dans le groupe
kl' (>&'), ou d'une voyelle de grande aperture, par ex. a (ka >k'a),
prononcée avec énergie. On emploie le signe ' pour noter la consonne
palatalisée : t'. La consonne mouillée est notée à l'aide du signe _ placé
en dessous : t.
Les distinctions que nous venons d'énumérer correspondent à la nature
des choses, comme nous l'avons déjà montré 1 .
M. Georges Straka a repris à son tour le problème 2. Pour lui, il n'y
a pas lieu d'établir de différence entre la consonne palatalisée et la con-
sonne mouillée : toutes deux sont des articulations palatales simples, arti-
culées avec une plus grande énergie du muscle lingual.
Si nous sommes d'accord avec M. Straka que la palatalisation est due
à une pression plus énergique du muscle lingual sur la voûte du palais,
qui a pour effet l'extension du contact de la langue 3 (comme nous l'avions
déjà affirmé 4 ), en échange nous proposons de maintenir la différence entre
consonne palatale, consonne palatalisée et consonne mouillée sur le plan
phonétique.

1
V .notre exposé Sur les consonnes palatalisées et les consonnes mouillées, dans L, p. 197 — 203.
2
Georges Straka, Naissance et disparition des consonnes palatales dans révolution du latin au
français, Travaux de linguistique et de littérature p.p. le Centre de philologie et de littératures
romanes de l'Université de Strasbourg, III, I, 1965, p. 117 — 167.
3
Straka, le., p. 1 2 0 - 1 2 1 , 125-130.
4
L, p. 199.
CONSONNES PALATALES, PALATALISÉES ET MOUILLÉES EN ROUMAIN 109

La différence entre consonne palatalisée et consonne mouillée réside,


comme nous l'avons déjà montré 5, dans ceci que la consonne palatalisée
est suivie d'un élément palatal. Il y a donc deux mouvements articulatoi-
res, comme les tracés le montrent bien, tandis que la consonne mouillée
est un son simple. La mouillure est une suite de la palatalisation, comme
on peut le constater sur les palatogrammes obtenus dans un grand nombre
de langues 6.
M. Straka insiste sur une des causes de la palatalisation : l'énergie
articulatoire, que ce soit une consonne géminée (lat. -ll-,-nn- > esp. I, n)
ou une voyelle ouverte (Tta >¥ a) 7.
Cela n'exclut nullement le rôle des voyelles prépalatales et de l'yod,
qui est prépondérant en roumain (v., par ex., dans les parlers dacorou-
mains, h'er < lat. ferrum etc.8).
M. Straka s'élève contre la dénomination « mouillure », pour le motif
que ce critère de classification est auditif 9. Nous n'y voyons, pour notre
part, aucun inconvénient 10 , en premier lieu parce que l'audition joue un
rôle de premier plan dans les moyens d'étudier les sons du langage humain,
et ensuite parce que cette dénomination correspond à une différence arti-
culatoire : pour la consonne mouillée la zone de contact du muscle lingual
sur le palais étant beaucoup plus étendue que pour la consonne palatalisée,
comme de nombreuses recherches expérimentales l'ont prouvé.
Enfin, il faut dire aussi que la mouillure d'une consonne vient à la suite
de sa palatalisation u , et que cette dénomination correspond, par consé-
quent, à une réalité constatée dans les langues parlées.

6
Ibid., p. 198, 1 9 9 - 2 0 0 ( c ' e s t a u s s i l ' a v i s de A. Fardell, Zs. f . Phon., 20, 1 9 6 7 , p. 89,
114-116).

« Ibid., p. 198-200.
7
S t r a k a , 1. c., p . 127.
8
V. n o s Recherches sur la phonétique du roumain au XVIe siècle, P a r i s , 1 9 2 6 , p. 111.
9
L.c., p. 125, n. 16 : « N o u s n e s a u r i o n s t r o p i n s i s t e r sur le d a n g e r qu'il y a à m ê l e r et à
c o n f o n d r e les t e r m e s f o n d é s s u r l ' a r t i c u l a t i o n et c e u x qui s o n t d'ordre a u d i t i f ».
10
R a p p e l o n s ici les progrès i m p o r t a n t s réalisés d a n s le d o m a i n e d e la c o n n a i s s a n c e des s o n s
parlés e t d u s t a t u t p h o n o l o g i q u e des l a n g u e s p a r la p h o n é t i q u e a c o u s t i q u e . L a priorité de l ' a n a -
lyse acoustique sur l'analyse physiologique a été s o u v e n t affirmée. V. par ex. R. Jakobson.
Remarques sur l'évolution phonologique du russe, Selected Wrigtings, La H a y e , 1 9 6 2 , p. 23,
n. 18.
11
V . n o t r e e x p o s é , p. 199.
110 PHONÉTIQUE

Le tableau ci-dessous résume les résultats auxquels M. Straka et nous-


même sommes arrivés, en ce qui concerne les consonnes palatales, pala-
talisées et mouillées, sur le plan phonétique :

palata- palata-
alvéo- lisées palata- mouil- lisées 14
dentales (alvéo- les lées 13 (palatalo- vélaires
palatales) vélaires)

Straka 12 t d n t' d' ri t d n — — — .


¥ g' ri h g n
Eosetti t d n t' d' ri ê è & t d n (ou V g' ri k g il
trd' n')

Palatalisation Palatalisation

Nous maintenons (v. le tableau) la différence entre consonne palatalisée


et consonne mouillée, car elle correspond à une réalité articulatoire qui a
été vérifiée d'une manière entièrement indépendante 15 .
Mais sur le plan phonologique, la distinction entre consonne palatalisée
et consonne mouillée ne sera pas maintenue, car elle ne correspond pas
à une différence employée par la langue. C'est pourquoi il n'y a aucun
inconvénient à ce que la consonne mouillée soit notée à l'aide du signe qui
est employé pour la consonne palatalisée l6 .

11
L. c„ p. 125.
13
La notation à l'aide d'un trait courbe sous le caractère typographique ( t) est préférable,
puisque l'autre notation (/') a le désavantage de ne pas différencier la consonne palatalisée
de la consonne mouillée. Mais il faut dire que la première notation risque de créer des difficultés
techniques pour les imprimeries qui ne disposent pas de ce type de caractères. Il est bien entendu
que cette restriction entre 'palatalisé'et 'mouillé'n'a plus sa raison d'être sur le plan phonologique.
u
k et g sont assurément des vélaires (Straka, /. c., p. 117, n. 1), mais qui peuvent être palata-
lisées lorsqu'elles sont suivies d'articulations de cette catégorie.
15
G. M. Goiin, Spektral'nyj i rentgenologiceskij analiz nepalatalizovannyx i palatalizovannyx
soglasnyx v svjazi s konecnym i v moldavskom jazyke, Moskva—KiSinëv, 1963, p. 18 : les consonnes
palatalisées sont biphonématiques, tandis que les consonnes mouillées (k, g, h) sont monopho-
nématiques. En position finale, les occlusives, fricatives et sonantes sont suivies par un i non-
-syllabique (pluriel du type lupi). Id., Spektrale Analyse des nichtsilbischen /// im Moldavischen,
Phonetica, 12, 1965, p. 144 — 146: les consonnes palatalisées sont composées de deux sons:
la consonne proprement dite, et /// suivant.
18
Comme nous l'avions proposé naguère, dans notre Esquisse d'une phonologie du roumain
(republiée dans ML, p. 50) on sait le rôle important joué par l'opposition consonne palatalisée
— comme non-palatalisée dans les langues slaves. V. p. ex. W. Merlingen, Studia linguistica in
honorem acad. Stephani Mladenov, Sofia, 1957, p. 493 — 501, et Id., Proceedings of 5th Intern.
Congress of Phonetic Sciences, Münster, 1964, p. 418 — 419.
CONSONNES PALATALES, PALATALISÉES ET MOUILLÉES EN R O U M A I N 111

Du point de vue de la perspective phonologique, nous dirons que chaque


langue emploie les consonnes palatalisées (ou mouillées) selon son propre
statut.
Le roumain ne fait pas usage de la palatalité des consonnes dans les
oppositions phonologiques, dans des cas comme sg. beatâ — pl. bete, ou
dans les pluriels où i suit une consonne : sg. lup — pl. lupi17.
Il existe deux manières de poser le statut phonologique de Vi final,
marque du pluriel des substantifs masculins du roumain à finale consonan-
tique (sg. lup « loup » — pl. lupi « loups », avec article, lupii « les loups ») :
selon E. Vasiliu, -j du pl. lupi et i article de lupii sont deux variantes du
même phonème, différenciées selon leur position dans le mot : i suit la
joncture syllabique : ¡lup + i / , tandis que dans le cas de i il n'y a pas de
joncture : / l u p i / .
Selon A. Avram, \ et i sont deux phonèmes différents ; i et e sont des
variantes d'un phonème distinct de /i/ 18 .

(Phonologie der Gegenwart, Wien, 1967, p. 59 — 63)

17
E. Vasiliu (dans Fonologia limbii române, Bucarest, 1965) dresse le tableau des consonnes
palatalisées du roumain (p. 127), qui se trouvent en distribution complémentaire avec les mêmes
consonnes non palatalisées. Ce sont des variantes consonantiques ; la langue littéraire ne fait
pas usage de cette opposition, comme nous le montrons ci-dessous.
19
E. Vasiliu, op. cit., p. 1 0 9 - 1 1 1 .
M. Sol Saporta, dans un compte rendu consacré à notre recueil Recherches sur les diphton-
gues roumaines (Bucarest—Copenhague, 1959) (dans Romance Philology, X I X , 1965, p. 84 — 86),
ne se réfère pas à notre exposé sur le statut phonologique des consonnes palatalisées en roumain,
inclus dans ce volume (aux pages 53—54).
Dans cet exposé, nous avons combattu le point de vue de E. Petrovici, selon lequel dans
beat t ivre » — bat « je bats », il y aurait une opposition phonologique entre /¿'/ (palatalisé) et
lb[ (dur), parce que cette opposition consonantique n'existe pas, du moment qu'au singulier,
comme au pluriel (beat — bete) la consonne est suivie d'une voyelle palatale et que, par consé-
quent, il n'y a pas d'opposition, puisque dans les deux cas la consonne se trouve dans la même
situation.
Dans beat, comme dans tous les mots où la diphtongue /ea/ du singulier du mot est opposée
à /e/ de la forme du pluriel, de même que dans toute autre opposition grammaticale entre /ea/
et /e/, l'opposition phonologique est donc vocalique, et non consonantique : /?a/ — /e/.
Pour mieux connaître notre pensée, nous poursuivons notre argumentation, en reproduisant
le texte de notre étude précitée, dans le but d'administrer la preuve requise :
« Selon E. Petrovici, dans beat — batà il y aurait une opposition phonologique consonantique
entre /b'I (mouillé ou mou) et /¿/ (dur) (E. Petrovici, Corelafia de timbru a consoanelor dure fi
moi tn limba românâ, dans SCL, 1950, I, p. 172 et s.).
Si l'on venait à accepter cette hypothèse, il faudrait admettre une opposition analogue entre
piatra et patru, c'est-à-dire /p'/ — /p/, étant donné que la notation phonétique avec e de la diph-
tongue dans beatâ et dans peatrû (prononciation caractéristique pour plusieurs parlers roumains),
112 PHONÉTIQUE

et la n o t a t i o n avec i de la d i p h t o n g u e /ia/ dans biatà, piatrà différencient les variantes d u m ê m e


p h o n è m e qui est, d a n s les d e u x cas, u n e consonne mouillée (ou molle).
A examiner beatâ et son pluriel bete, biaiâ, pl. biele (pialrâ — pietre, etc.), on c o n s t a t e q u e
l'opposition c o n s o n a n t i q u e est neutralisée, p o u r la raison q u ' a u singulier c o m m e au pluriel on
se t r o u v e en présence d ' u n e consonne mouillée (ou molle) : /b'/ — /b'I ( / p ' / — Ip'l). L'opposi-
tion est donc vocalique :/6-ea/ — /6-e/, c'est-à-dire /ea/ — /e/, et/6-ia/ (lp-ia/, /p-;'e/), c'est-à-dire
liai - lieI.
Il s'ensuit que l'opposition phonologique est vocalique et non pas c o n s o n a n t i q u e d a n s les
mots : beatâ — bete, chealâ — chele, cheamà — cheme (2 e pers. du sg.), featâ (au X V le s.) — fete,
ghealà — ghete, leasà — lèse, measà (au X V I e s.) — mese, meargâ — merg, peanâ (au X V I e s. ;
de nos jours, dialectal) — perte, pearâ (au X V I e s. ; de nos jours, dialectal) — pere, rea — rele,
searà — seri, vearâ (au X V I e s. ; de nos jours, dialectal) — veri, veac — veci, zeamà — zemuri.
E . Petrovici soutient l'existence d ' u n e opposition phonologique c o n s o n a n t i q u e d a n s les
m o t s s u i v a n t s : tacà — teacâ, da — dea, dragà — dreagâ, lac — leac, car — chiar, gol — ghiol,
bat — beat, ba — bea, na — nea, n-am — neam, sertf — searà (E. Petrovici, op. cit., p. 175).
I.'opposition serait-elle consonantique d a n s les mots de la première liste ci-dessus, et vocali-
que d a n s ceux de la seconde?
Essayons de r é p o n d r e à c e t t e question. Il f a u t établir quelle sorte d'opposition existe e n t r e
les m o t s des d e u x listes.
Nous a v o n s déjà v u que d a n s la première liste l'opposition é t a i t vocalique, l'opposition con-
s o n a n t i q u e é t a n t neutralisée. Si la langue ne se sert pas d ' u n e opposition c o n s o n a n t i q u e dans
le premier cas (beat — bete), elle ne s'en sert pas non plus dans le second (teacà — tacà, car—chiar),
p u i s q u ' i l s'agit du m è n e p h o n è m e (consonne + e ou i) d a n s les d e u x cas. L a l a n g u e
n e p e u t p a s se s e r v i r d ' u n / ' d a n s teacâ e t d ' u n e a l t e r n a n c e vocalique d a n s beatà. E n
f r a n ç a i s , p a r e x e m p l e , e e t i ( o u v e r t ) n ' a p p a r a i s s e n t c o m m e t e r m e s d ' u n e opposition
phonologique q u ' e n syllabe f i n a l e ; mais alors, c o n s t a m m e n t : les —lait, allez —allait. Nous
r e t r o u v o n s donc c o n s t a m m e n t le m ê m e p h o n è m e d a n s la m ê m e position ( d a n s t o u t e s
les a u t r e s combinaisons, l'opposition i n d i q u é e est n e u t r a l i s é e ) .
L a phonologie n o u s a p p r e n d , par c o n s é q u e n t , q u e si l'opposition e n t r e u n e c o n s o n n e
mouillée et u n e consonne d u r e e x i s t e , en r o u m a i n , d a n s le cas teacâ — tacà, elle d o i t
é g a l e m e n t e x i s t e r dans les cas beatà — bete; sinon, elle est neutralisée d a n s t o u s les cas, e t
d a n s ce cas, la langue se sert t o u j o u r s d'oppositions d a n s les m o t s ci-dessus : /ea/ — /a/ d a n s
teacâ — tacâ, jeaj — /e/ d a n s beatâ — bete. »
M. S a p o r t a pose u n pl. Ilup'l, mais, c o m m e l'a m o n t r é E . Vasiliu 1. c., c'est ¡lup + il q u e
l'on a dans ce cas, opposé à llupil, pl. avec article.
Q u a n t à l'influence du slave méridional sur le r o u m a i n , invoquée p a r M. S a p o r t a (1. c., p . 85)
p o u r expliquer le s t a t u t des consonnes palatalisées en r o u m a i n , nous n ' y croyons pas, c o m m e
nous l'avons d é j à a f f i r m é (v. m a i n t e n a n t L, p. 208).
HISTOIRE DU ROUMAIN
ET DES LANGUES BALKANIQUES

8 - c. 678
BRÈVES CONSIDÉRATIONS SUR LA FORMATION
DE LA LANGUE ROUMAINE

La perspective historique des faits nous permet de conclure que le roumain


n'est autre chose que le latin parlé d'une manière ininterrompue dans les
provinces danubiennes, à partir de la romanisation et jusqu'à nos jours.
La continuité est un fait essentiel, dans cette manière de voir : le latin a
été transmis de père en fils ou d'une génération à l'autre, sans interiuption.
L'élément autochtone. L'apport du fonds autochtone peut être reconnu et
précisé. C'est la langue thrace (Vladimir Georgiev — v. maintenant son
ouvrage d'ensemble : Introduzione alla storia delle lingue indoeuropee,
Eoma, 1966, p. 125 et s. — en se fondant sur l'examen des matériaux
existants, et tout d'abord sur les toponymes, sépare le daco-mésien du
thrace : le daco-mésien était parlé dans le nord de la Péninsule Balkanique,
et notamment au nord du Danube, dans la Bulgarie de nos jours et dans le
nord de la Serbie, tandis que le thrace occupait le sud de ce territoire.
L'analyse des faits de langue nous apprend toutefois que les différences
qui ont été enregistrées peuvent constituer de simples déviations dialecta-
les du thrace). L'étude comparative du roumain et de l'albanais nous per-
met de déterminer certaines particularités en commun de ces langues, dans
le domaine de la phonétique, de la morphologie, de la syntaxe et surtout
du vocabulaire. On peut considérer comme un fait acquis que les éléments
en commun du roumain et de l'albanais ne proviennent pas de l'une de ces
deux langues, car les correspondances phonétiques de ces langues s'y oppo-
sent (le sujet est traité en détail dans ILE, p. 261). La présence de ces
éléments de vocabulaire dans les deux langues ne s'explique pas par la vie
en commun des peuples respectifs, mais par Vorigine commune de ces
éléments dans les deux langues (quelques mots peuvent être expliqués
par le thrace; d'autres pourraient appartenir au fonds pré-indoeuropéen
du bassin méditerranéen ; v. là-dessus l'exposé de Y. Polâk, Quelques
idées concernant les rapports lexicaux albano-roumains, dans Omagiu lui
Iorgu Iordan, Bucureçti, 1958, p. 693). Les recherches récentes sur le
mélange de langues ou sur l'influence d'une langue sur une autre éclairent
les faits que nous venons d'examiner (Y. Uriel, Weinreich, Languages in
contact, New York, 1953).
116 HISTOIRE D U R O U M A I N ET DES L A N G U E S BALKANIQUES

La romanité orientale. Les recherches concernant la romanité orientale


montrent qu'elle ne se rattache pas au groupe occidental des langues roma-
nes (Y. notre exposé d'ensemble dans ILR, p. 83 et s.). Le latin des pro-
vinces danubiennes et de la Péninsule Balkanique forme le groupe oriental
des langues romanes (à certains égards, les dialectes italiens du centre, du
sud et le sarde font partie de ce groupe).
Que peut-on dire sur la vie et la langue de la population romanisée du
nord du Danube, après l'an 271, et sur le territoire où s'est formé le roumain ?
Les fouilles archéologiques de Dridu — Urziceni et Bucov — Ploieçti
permettent de supposer l'existence d'une population protoroumaine sur
ce territoire, aux I X e — X e siècles : I. Nestor, Les données archéologiques et
le problème de la formation du peuple roumain, Revue roumaine d'histoire,
II, 1964, p. 4 0 7 - 4 1 0 ) .
On a posé une large zone romanisée, composée des territoires romanisés
du nord et du sud du Danube, qui aurait servi de base pour la formation
du roumain ( Sextil Puçcariu, Roumain et roman, dans Etudes de linguistique
roumaine, Cluj, Bucureçti, 1937, p. 55 et s.). Certains savants ont été plus
loin, en délimitant le territoire de formation du roumain dans la partie
orientale de la Serbie et la partie occidentale de la Bulgarie, entre les
localités Belgrad-Ni§-Sofia-Skopje et Prizren (région de la Morava, avec
ses montagnes).
Mais rien ne nous empêche de poser une large bande de territoire roma-
nisé. Il n'existe aucun indice sur la scission dialectale du latin parlé au
nord et au sud du Danube. Dans l'état actuel de nos connaissances, on
peut admettre que, la phrase torna, torna, fratre, de l'année 587, appartient
à la langue roumaine (v. notre note dans Omagiu lui Constantin Daicoviciu,
Bucuresjti, 1960, p. 467—468).
Les migrations pastorales. Sur le territoire nord- et sud-danubien où
s'est formée la langue roumaine, il a existé une industrie pastorale très
active.
Oe serait commettre une faute que de juger les choses d'après la manière
dont l'élevage des moutons se présente de nos jours, lorsqu'il est pratiqué
sur une échelle très réduite, par rapport au passé.
Les données que nous possédons nous montrent que l'élevage des mou-
tons a constitué dans le passé une occupation principale des Eoumains.
Ov. Densusianu exagère lorsqu'il parle de pérégrinations pastorales
entre les Carpates et les Pyrénées. Ce genre de mouvements de population
ne sont pas confirmés par les sources.
L'exclusion de l'agriculture parmi les occupations principales de la
population romanisée des provinces danubiennes constitue, à son tour,
SUR LA F O R M A T I O N D E LA L A N G U E R O U M A I N E 117

une erreur. Car la terminologie agricole de base du roumain est d'origine


latine ; les termes slaves agricoles dénotent un perfectionnement de l'agri-
culture (Y. l'exposé de P. Oancel, Termenii slavi de plug în dacoromânâ,
Bucureçti, 1921).
L'agriculture que l'on pratiquait était probablement primitive; on
employait comme outils la bêche (pour une agriculture rudimentaire de
montagne) et, là où le terrain le permettait, la charrue en bois. On cultivait
le millet, plante à végétation d'été courte, adaptée aux nécessités de la
population locale.
Les pâtres nord-danubiens traversaient le Danube avec leurs troupeaux,
à la recherche de pâturages d'hiver ; ils pratiquaient la transhumance et
le nomadisme pastoral ; leur nombre était sans doute grand, de sorte que
le mélange de langues et l'influence d'une langue sur l'autre sont des procès
qui peuvent être supposés à cette époque.
La toponymie. Le fait que le terme pour désigner la ville (oraç) est d'ori-
gine magyare est un indice intéressant.
Les premiers bourgs et villes du territoire nord-danubien ont été fondés
par des étrangers : ainsi les villes de la frontière du nord de la Yalachie,
fondées par les chevaliers Teutons, ou les bourgs de la Moldavie, avec une
population mixte (Baia, par exemple).
Mais le terme sat est d'origine latine ( fossatum). Le fait que la toponymie
roumaine est dans sa majorité slave s'explique par le fait que la population
de langue slave, très nombreuse, a traduit les noms anciens des localités,
comme Frumoasa « la belle » en Dobra, Piatra « la pierre » en Kamenû,
Bepedea (« la rapide ») en Bistrita, Cîmpulung (« Longchamp ») en Dûlgopol,
etc. (v. Sextil Puçcariu, Limba românâ, I, Bucureçti, 1940, p. 304 et s.
et Iorgu Iordan, Nume de locuri românesti în B.P.B., Bucureçti, 1952,
p. VI—YII), et que les villes ont été fondées plus tard.
Le roumain était donc parlé à la campagne, dans les villages éparpillés
sur tout le territoire et dans les cabanes portatives des pâtres nomades,
dans le genre des câlive des Aroumains sud-danubiens de nos jours (indica-
tions bibliographiques dans notre étude Balcanica, dans L, p. 213 et s.).
L'union linguistique balkanique (le terme a été employé pour la première
fois par ÏT. S. Trubetzkoy, le chef de l'école phonologique de Prague, et
des membres du Cercle linguistique de Prague, vers l'année 1928). Le rou-
main a acquis des caractéristiques non romanes, comme, par exemple, la
voyelle a (â), la tendance de remplacer l'infinitif par le subjonctif, une série
de calques linguistiques et d'expressions.
Ces traits caractéristiques, que le roumain possède en commun avec
d'autres langues balkaniques, lui donnent son aspect particulier, parmi
les autres langues romanes (v. L, p. 218 et s.).
118 HISTOIRE D U R O U M A I N ET DES L A N G U E S BALKANIQUES

L'élément slave. Les éléments slaves ont pénétré en roumain, grâce au


bilinguisme, à partir du VIe siècle. Les Slaves ont appris le roumain et ont
introduit en roumain des particularités spécifiques de leur langue
( v. ILB, p. 285 et s. et M. Krepinskij, L'élément slave dans le lexique roumain,
dans Mélanges.. . Mario Roques, IY, Paris, 1952, p. 153 et s., qui est du
même avis).
Les éléments slaves du roumain présentent un état phonétique plus
récent que les éléments slaves du néo-grec ou de l'albanais (où ils ont
pénétré au X e siècle), et malgré que la colonisation slave, dans la Péninsule
Balkanique, a débuté avec le territoire nord-danubien. Ce phénomène
curieux doit être expliqué par ceci que le slave, au nord du Danube, s'est
renouvelé sans cesse, par des apports successifs de population, la pronon-
ciation des sons étant donc réadaptée sans cesse à la prononciation courante,
tandis que dans le sud de la Péninsule Balkanique, la couche slave du VIe
siècle n'a pas été renouvelée (v. L., p. 225).
L'influence slave sur le roumain a provoqué une série de modifications
dans la langue romane du nord et du sud du Danube, qui allait devenir
le roumain : introduction des consonnes j et h, dans le système phonologi-
que de la langue, la diphtongue eâ (inconnue par les autres langues roma-
nes), désinence du vocatif féminin, dans la morphologie, numérotation
et le numéral suta « cent », création de verbes réfléchis, un grand nombre de
préfixes et de suffixes, des adverbes et beaucoup d'éléments lexicaux,
parmi lesquels des mots d'un usage quotidien, tels que drag « cher », iubi
« aimer », plâti « payer », prieten «ami », primi « recevoir », scump « cher », etc.
L'élément slave du roumain ne modifie cependant pas l'appartenance
du roumain aux langues romanes : le roumain est une langue romane qui
a souffert une puissante influence slave et a acquis des éléments nouveaux,
au cours de sa coexistence avec les autres langues balkaniques.

(Version roumaine dans Acta Musei Apulensis. Apulum, VII/1, 1968, p. 465 — 468)
SUR TORNA, TORNA, FRATRE

L'interprétation de l'exclamation d'un soldat de l'armée byzantine, au


cours d'une expédition contre les Avars, en 586 a été reprise récemment.
Ces deux mots pourraient appartenir au roumain primitif : ils représentent
« l'attestation la plus ancienne du roumain primitif » 2 .
Les termes indiqués ci-dessus sont cités à l'occasion d'un incident relaté
par les chroniqueurs byzantins Theophylactos Simokattes et Theophanes :
en 586 3, pendant une expédition de l'armée byzantine contre les Avars,
dans les Balkans orientaux, un soldat a remarqué que la charge portée
par un mulet avait glissé et était traînée par terre par l'animal. Alors le
soldat a exclamé : torna, torna (ou retoma), fratre, pour que celui qui
accompagnait l'animal se retourne et relève la charge ; mais son interven-
tion a été interprétée comme un signal de retraite par les soldats indigènes
(provenus de la population locale), parce que, nous disent les chroniqueurs,
ces termes appartenaient à la langue « maternelle » des soldats, ou « à la
langue du pays ».
Ces mots font partie de la langue de la population romanisée, ils appar-
tiennent donc au roumain en devenir, comme l'ont enseigné il y a longtemps
quelques savants, et, parmi eux A. Philippide, qui a donné la traduction
roumaine des passages respectifs, accompagnée d'un commentaire con-
vaincant 4. Les termes coïncident avec les termes homonymes ou presque,
du latin, et c'est pourquoi ils ont provoqué la panique dans la circonstance
indiquée. H. Zilliacus a montré que les soldats d'origine romane étaient
bien représentés dans l'armée byzantine, et que les commandes étaient

1
P. Ç. Nàsturel, Quelques mots de plus à propos du ripva cppaxpe de Théophylacte et de Théo-
phane, Sofia, 1966, p. 217—222, pose l'année 586, au lieu de 587.
a
Id., dans Studii ?/ cercelàri de istorie veche, V I I , 1956, p. 179 — 188.
' V. ci-dessus, n. 1.
4
A. Philippide, dans Originea Românilor, I, Iaçi, 1923, p. 504 — 5 0 8 ; cf. P. Ç. Nàsturel,
loc. cit., p. 185, n. 2.
120 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

données dans la langue connue par les soldats, donc en latin 5. Il énumère
les termes de commande latins employés par la cavalerie byzantine, parmi
lesquels figure aussi torna 6.
Les termes torna, torna, fratre appartiennent donc au roumain ; ils corres-
pondent à des termes latins de commande de l'armée byzantine. Les chro-
niqueurs byzantins indiqués nous donnent, par conséquent, une infor-
mation précieuse sur la langue de la population romanisée du sud du
Danube, qui allait devenir le roumain.

(Version roumaine dans Omagiu lui Constantin Daicoviciu, Bucureçti, 1960, p. 467—468)

5
Henrik Zilliacus, Zum Kampf der Weltsprachen im Oströmischen Reich, Helsingfors, 1935,
p. 128 — 137 : « Zu Beginn des 4 Jahrh. war die Kommando und Verwaltungssprache des Heeres
im ganzen Reiche das lateinische... Im allgemeinen erreichte ja gerade im Anfang des
4 Jahrh. der Einfluss der lateinischen Sprache seinen Höhenpunkt... Vor allem ist aber darauf
hinzuweisen, dass das rein lateinische oder romanisierte Element im Oströmischen Reiche viel
verbreiteter war als man gewöhnlich glaubt ». L'auteur montre que le sud de la Mésie et de la
Thrace étaient entièrement romanisées, au moment de l'arrivée des Slaves. « Für die Truppen
auf der Balkanhalbinsel einschliesslich Konstantinopel, war das Lateinische die natürliche
Sprache... Dass das Lateinische unter diesen Volkstämmen [il s'agit des Thraces] die Sprache
des gemeiner Mannes war, geht aus einer amüsanten Episode hervor [l'incident provoqué par
la charge du mulet, relaté ci-dessus, et il conclut : ] Wir sehen dass die Soldaten eine italische
Sprache als Muttersprache hatten ». Dans le « Strategikon », attribué à l'empereur Maurice
(VI e s.), la terminologie est latine (aux p. 134 — 135 sont reproduits les termes latins de cet
ouvrage).
« Op. cit., p. 134.
SUR L'APPARTENANCE DU DALMATE

L'appartenance du dalmate est indiquée dans le sous-titre du livre con-


sacré par M. G. Bartoli aux parlers romans de la Dalmatie maritime :
« Altromanische Sprachreste von Veglia bis Ragusa und ilire Stellung in
der apennino-balkanischen Eomania
Notre connaissance du dalmate est fondée, en premier lieu, sur les
matériaux oraux recueillis par Bartoli, dans l'île de Veglia, en 1897, de la
bouche du dernier sujet parlant cette langue, Antonio Udina Bûrbur
(mort en 1898). Les matériaux provenant de Eaguse et de l'île de Oherso-
Óssero viennent compléter ceux de l'île de Veglia.
Ces matériaux sont réduits et peu sûrs.
Ainsi, quand Bartoli a commencé son enquête, le témoin principal,
Antonio Udina Bûrbur n'avait plus parlé végliote depuis 20 ans (Bartoli,
I, col. 27).
Les sujets censés parler dalmate sont trilingues. Leur langue usuelle
est le vénitien et le serbo-croate (dialecte cakavien) 2 ; aussi le « dalmate »
fourni à l'enquêteur est, le plus souvent, du vénitien « végliotisé » (Bartoli,
I, col. 27—28). Les matériaux recueillis représentent donc un cas typique
de « mélange de langues » 3, c'est dire qu'il convient d'user avec précaution
des informations reçues.
Oe qui frappe, tout d'abord, à un examen sommaire du vocalisme du
dalmate, c'est la profusion des diphtongues. C'est là un trait particulier
du dialecte vénitien 4 .

1 Matteo Giulio Bartoli, Das Dalmatische, I - II, Wien, 1906.


2 Branko Franolic, c. r. de R. L. Hadlich, The Phonological History of Vegliate, 1961, Word
19, 1963, p. 113.
3 Pour les cas d'interférence entre deux langues dans le domaine des sons, v. U. Weinreich,
Languages in contact, New York, 1953, p. 14 — 20.
4 G. Rohlfs, Grammatica storica della lingua italiana e dei suoi dialetti, Torino, 1966, p. 14,
1 1 7 - 1 1 9 , 1 4 5 - 1 4 7 : G. Bertoni, Profilo linguistico d'Italia, Modena, 1940, p. 5 3 ; Id., Italia
dialettale, Milano, 1916, p. 107 : diphtongaison de ò' et i' en vénitien : vuoga, despuoga, daspuo;
p. I l i : miei, piegora; cuor, cuogo etc. ; C. Battisti, Ricerche di linguistica veneta, Studi Goriziani
X X X , 1961, p. 57 — 58. M. G. Bartoli signale la diphtongaison dans les parlers des Pouilles :
Arch, glottol. it. X X , 1926, p. 132.
122 H I S T O I R E DU R O U M A I N ET DES L A N G U E S BALKANIQUES

E. L. Hadlich a consacré au dalmate sa thèse de doctorat 6 .


Un examen détaillé du vocalisme et du consonantisme du vèglio te lui
a permis d'arriver à la conclusion que le végliote appartient, par le con-
sonantisme, à la Romania de l'est, et à la Eomania de l'ouest, par le voca-
lisme (op. cit., p. 85—88).
Il y a lieu de revenir sur cette conclusion.
M. G. Bartoli a soutenu sans désemparer que le dalmate appartient
au groupe apénnino-balkanique de la Eomania, contre Cl. Merlo, notam-
ment, qui groupait le dalmate avec le rhéto-roman, dans la Eomania de
l'ouest 6 .
L'examen du vocalisme du dalmate montre que le dalmate a suivi une
voie différente de celle de l'albanais et du roumain, par le fait qu'en dal-
mate le traitement des voyelles dépend de la situation de la voyelle dans
la syllabe, selon que la voyelle se trouve en syllabe ouverte ou fermée,
différence qui n'est pas observée en roumain et en albanais.
Voici un tableau comparatif du traitement des voyelles lat. ô (ô) et
û (ù) dans ces trois langues 7 :

Latin Albanais Roumain Dalmate


ô o> e u aw (syll. ouverte)
pemë < lat. PÔMUM nume < lat. NÔMEN sawl ( < lat. SOLEM)
cust (XVI e s.) u (syll. fermée)
< CÔNSTO furma < FORMAM

6
Roger L. Hadlich, The Phonological History of Vegliale, Chapel Hill, 1965.
6
Clemente Merlo, Dalmatico e latino, Rivista de filologia e istruzione classica 35, 1907,
p. 482 —484. Le vénitien a été importé ultérieurement en Dalmatie (Bartoli, I, col. 3, 89 — 90).
Cf. P. Skok, Considérations générales sur le plus ancien istroroman, Sache, Ort u. Wort. Jakob
J u d zum sechzigsten Geburtstag, Romanica Helvetica, vol. 20, 1943, p. 472 : « Ici [en Dalma-
tie], l'ancien parler roman des villes c ô t i è r e s . . . a été supprimé par les ondes linguistiques pro-
venant des centres voisins politiquement plus puissants : en Dalmatie, en t a n t que les sujets
parlants sont restés fidèles au roman, par le vénitien ».
7
~V.ILR, p. 107. Cf. W. Meyer-Liibke, Rumänisch, romanisch, albanesisch, Mitteilung, des
rumän. Inst, an der Univ. Wien, I, Heidelberg, 1914, p. 15 : «Von den romanischen Sprachen
steht das Dalmatische in seinen zwei Z w e i g e n . . . räumlich dem Albanesischen und Rumäni-
schen am nächsten ». Pour P. Skok (Osnovi romanske lingvistike, Zagreb, 1940, I. p. 42 — 43),
le dalmate appartient au groupe oriental des langues romanes. Bartoli (I, col. 310) considérait
le traitement par u de lat. ü comme l'un des traits caractéristiques des langues romanes de
l'est. V. aussi C. Tagliavini, Enciclopedia italiana, 1931, s.v. * Dalmatica lingua », p. 244
et I. Çiadbei, Sur l'élément latin de l'albanais, dans Mélanges linguistiques publiés à
l'occasion du V I I I e Congrès intern, des linguistes, Bucarest, 1957, p. 64 — 6 6 ; Id., dans
Studii çi cercetäri lingvistice V I I I , 1957, p. 481 — 482 (données discutables ; ainsi lat.
SPÖDIUM est donné avec ô, alors que Meyer-Lübke, R E W , n° 8166 enregistre un <5 et
donne le mot pour grec).
SUR L'APPARTENANCE DU DALMATE 123

Ó 0 0 u (syll. ouverte)
shok < Iat. S O C I U S sof < lat. SÔCIUS luk < lat. LOCUM
korb < lat. C O R B U S corb wa (syll. fermée)
kwarp < lat. C O R P U S

u u u oj (syll. ouverte)
gjygjê < lat. J U D I C E M jade lojk < lat. L U C E M
fryt < lat. F R Ï J C T U S frupi o (syll. fermée)
jost < lat. JUSTUM

u u u aw (syll. ouverte)
numër < lat. N O M E R U S numâr dawk < lat. D U C E M
u (syll. fermée)
palpe < lat. PÎJLPA pulpà pulp < lat. PÎJLPA

Il y a toute une série d'exemples du traitement par u de lat. il (en


syllabe fermée) en dalmate. Ainsi : végl. buka, ultra, iurta, pulvro, truflo ;
moins sûrs : mult, mul (mugil), agusta, vergunza (vergogna, Bartoli, I I ,
col. 335) ; kapul, awtun, nul, mult, pulp, buka, buie, plumb (lat. Cepullam,
Autumnus, Nullum, Multum, Pulpam, Buecam, Bullae, Plumbum, Had-
lich, p. 72).
A. Oolombis 8 a relevé dans son parler natal (île de Cherso-Óssero)
les exemples suivants du traitement de lat. û par u : buka, dupli, guna,
kapula, mur ha, muklic ( < lat. annuculus).
Comme on le voit, en roumain, en albanais et en dalmate les timbres
5 et û ne sont pas confondus en ç, comme dans la Eomania occidentale.
Mais l'albanais diffère du roumain dans le traitement par ù As Y û latin,
trait caractéristique du groupe occidental.
Le dalmate fait groupe avec les langues de l'est en ce qui concerne
le traitement par u de lat. û en syllabe fermée (et avec le roumain, pour
le traitement par u de l'ô latin, en syllabe fermée) 9 .
Cependant, E. L. Hadlich affirme que Vu du végliote est secondaire et
ne représente pas le traitement normal de lat. û (en syllabe fermée) en
dalmate (p. 84—85).

8
A n t o n i o Colombis, Elementi veglioti nell'isola di Cherso-Óssero, Archivum Romanicum X X I ,
1937, p. 2 6 4 - 2 6 5 .
9
Cf. Meyer-Liibke, op. cit., p. 16 : « Andererseits scheint « z u bleiben : dulk dulce, buka
bucca ». Mais il ne tire aucune conclusion de cette observation.
124 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

La manière dont Hadlich montre que s'est produit le changement de ü


latin en dalmate (dans le tableau qui figure dans l'appendice 0 de son
ouvrage) n'est cependant pas de nature à emporter la conviction 10.
Les éléments en commun du groupe apénnino-balkanique, dans le
domaine de la morphologie et du vocabulaire, sont énumérés par Bartoli
(I, col. 302-308).
Nous dirons, pour conclure, que dans l'ensemble, les traits caractéristi-
ques de la phonétique, de la morphologie et du vocabulaire du dalmate
nous autorisent à maintenir le groupement proposé par M. G. Bartoli u .

(Festschrift Walther von Wartburg, zum 80. Geburtstag, Tübingen, 1968, p. 71 — 74)

10
Ce n'est pas l'avis de l . Muljaèic, La posizione del dalmatico nella Romania, Actes du X e
Congrès international de linguistique et philologie romanes, (Strasbourg, 1962) III, Paris, 1965,
p. 1191, pour qui « il Hadlich spiega i difficili cambiamenti [du vocalisme] nel vegliotto in un
modo veramente nuovo e convincente ».
11
V. la carte n° 10, dans W. von Wartburg, La fragmentación linguistica de la Romania, Madrid,
1952 et notre exposé A propos de la place du roumain parmi les langues romanes, dans L, p. 238 —
239. Cf. P. Skok, op. cit., p. 485 : « L'istro-roman de l'époque préfrioulane appartenait à la
même aire du latin oriental que l'ancien dalmate ». Parmi les traits qui séparent le dalmate du
roumain (v. l'exposé de B. Rosenkranz, Die Gliederung des Dalmatischen, Z R P h 71, 1955,
p. 269 — 279), le traitement par ü de l'u latin (que l'on retrouve aussi en albanais) est expliqué
par Hadlich (op. cit., p. 47) par voie interne.
SUR LES ÉLÉMENTS AUTOCHTONES DU ROUMAIN

Le problème des éléments autochtones du roumain, c'est-à-dire des élé-


ments pré-latins (thraces, illyriens et méditerranéens), provenant des
langues parlées dans l'antiquité au Nord et au Sud du Danube, dans la
Péninsule Balkanique, par les populations locales, a fait l'objet de recher-
ches nouvelles, qui ont enrichi notre connaissance du sujet.
Nous nous proposons d'examiner, ici, l'état actuel du problème l .

Les matériaux de langue thrace et illyrienne sont très pauvres. Selon
Y. Georgiev, on peut retenir, pour l'étude, une soixantaine de gloses
(données par des auteurs grecs), une centaine de noms propres et une
vingtaine d'inscriptions (G. 125).
Mais un examen critique de ces matériaux ne fournit qu'un petit nombre
de mots, que nous allons énumérer tout de suite.
Parmi les mots qui figurent dans les listes dressées par V. Georgiev,
un certain nombre sont donnés dans les listes du t. I I de notre Istoria
limbii romàne (E, 56—61). Nous nous contenterons, donc, de reproduire
ici seulement les matériaux qui complètent notre énumération (pour tout
détail, le lecteur se reportera aux ouvrages cités ci-dessus) :
Ppia «città», t. ri, riye « id. » (G. 126).
deva, dava «città, villagio », cf. Pulpudeva > b g . Plovdiv (G, 126).
(3uÇ(a)- «caprone», arm. buz «agnello» (G, 127).
(3up-, (3oup- «maschio» alb. burrë «id. » (G, 127).
2î'-«nero» (aussi n. propres): alb. i zi «id. », e zezë «nera »(et
n. propres) (G, 128).
Les deux inscriptions (anneau d'or d'Ezerovo et vases en argent du
Duvanli, près de Plovdiv), que l'on suppose être rédigées en langue thrace,
n'ont pas pu être retenues (G, 130—132).

1
Abréviations :
G = Vladimir I. Georgiev, Introduzione alla storia dette lingue indeuropee, R o m a , 1966.
126 HISTOIRE D U R O U M A I N ET DES LANGUES BALKANIQUES

Y. Georgiev a dressé une carte (G, 136—137) des toponymes de la


Péninsule Balkanique et des pays danubiens, donnés par les auteurs anciens.
Les 46—51 noms en -dava « città » sont répartis comme suit : 28—29 en
Dacie, 9—10 en Mésie inférieure et Scythie mineure, 7—8 en Dacie médi-
terranée (Péninsule des Balkans centre-septentrionale), un seul en Thrace.
En échange, les noms en -para « id. », au nombre de 42 (ou 51) ne se re-
trouvent qu'en Thrace et dans les régions limitrophes. Et de même les
noms en -bria (au nombre de 14 ou 17 ; G, 139—140).
Les différences entre le daco-mésien (Bulgarie septentrionale et You-
goslavie nord-orientale) et le thrace, établies en vertu des matériaux four-
nis par les auteurs anciens, sont présentées par Yl. Georgiev, dans un
tableau comparatif (G, 153).
Il est cependant prudent de ne pas bâtir une construction sur des maté-
riaux aussi fragiles. « Un rapprochement qui n'est que possible ne saurait
servir à faire l'histoire d'un mot », disait avec raison A. Meillet 2 .
Dans l'état actuel de la recherche, on pourrait admettre que le thrace
présentait des différences dialectales.
Quant à l'habitat primitif des ancêtres des Albanais, leur terminologie
de la navigation et de la pêche, qui sont empruntées, prouve d'une manière
indubitable qu'ils sont arrivés tard sur le littoral maritime 3.
Parmi les éléments proposés par 0. Poghirc 4, on retiendra le dr. brusture
« bardane, glouteron ; Lappa major » (bot.) : alb. brushtull « èrica arbòrea »5.
La correspondance dr. s : alb. ë est assurée (ILR, p. 263).
Poghirc propose d'expliquer dr. doinä « chanson populaire » par lit.
daina « Volkslied »6. Sauf la ressemblance entre les deux mots, une expli-
cation scientifique du mot roumain par le lituanien est impossible. Le
mot lituanien remonte à i-e. deiô « hüpfe » (cf. lett. deju, diêt « hüpfen,
tanzen », gr. Stivo? « art Tanz »'). La diphtongue oi du mot roumain ne peut
donc pas s'expliquer par le balto-slave. Dr. doinä sera expliqué par le slave,
mais à une époque postérieure, comme nous le montrerons autre part.

2
Dans un « avertissement » du Dictionnaire étymologique de la langue latine 2 (Paris, 1939),
par A. Meillet et A. Ernout, p. VI.
3
V. notre exposé, ILR, II, 41 — 4 4 ; G. 164 — 167. Les arguments contraires, apportés par
E. Çabej (v. notre exposé, R. 43) et Studii f i cercetäri lingvistice, X , 1959, p. 560, ne sont pas
convaincants.
4
C. Poghirc, Considérations sur les éléments autochtones de la langue roumaine, « Rev. roum. de
linguistique», X I I , 1967, pp. 1 9 - 3 6 ,
6
Fjalor i gjuhës shqipe, Tirana, 1954, p. 48 s. v .
« L. c., 3 0 - 3 1 .
7
R. Trautmann, Baltisch-slavisches Wörterbuch, Göttingen, 1923, pp. 5 0 - 5 1 ; K. Mülen-
b a c h - I . Endzelin, Lettisch-deutsches Wörterbuch, Riga, 1943 I, p. 432.
SUR LES ÉLÉMENTS AUTOCHTONES D U R O U M A I N 127

Gr. Brîncuç 8 a soumis les éléments autochtones du vocabulaire de


l'aroumain à une confrontation avec ceux du daco-roumain. Son travail
est fondé sur des recherches dialectales personnelles faites au cours d'un
voyage d'études en Albanie (en 1966), dans cinq localités habitées par des
Aroumains. L'enquête a porté sur le parler de 24 personnes. Un certain
nombre de formes autochtones a été remplacé, en aroumain, par des
mots d'origine différente.
Nous avons appliqué, dans notre recherche, la méthode étymologique
définie par A. Meillet dans les termes suivants : « on a estimé qu'une éty-
mologie indo-européenne n'était utile que si le rapprochement proposé
avec d'autres langues de la famille était ou certain, ou du moins très pos-
sible. Tous les rapprochements qui ne sont que possibles ont été, de propos
délibéré, passés sous silence. En l'état actuel du travail, il importe avant
tout de déblayer la recherche des hypothèses vaines qui l'encombrent...
Un rapprochement qui n'est que possible ne saurait seivir à faire l'histoire
d'un mot »9.
A la suite de notre exposé, nous ne sommes donc autorisés à considérer
comme éléments autochtones du roumain seulement ceux qui sont énu-
mérés ci-dessus, auxquels on ajoutera les matériaux relevés dans notre
Istoria limbii romane10.

(Studia albanica, 1, 1969, p. 1 3 3 - 1 3 5 )

8 Les éléments lexicaux autochtones dans le dialecte aroumain, « Rev. roumaine de linguistique »,
X I , 1966, pp. 5 4 9 - 5 6 5 .
9 Meillet-Ernout, /. c„ pp. V - V I .
10 V. aussi Gr. Brîncus, Ueber die einheimischen lexikalischen Elemente im Rumänischen,
«Rev. des études sud-est européennes», I, 1963, pp. 309 — 317. Nous avons exprimé notre
opinion sur les travaux de G. Reichenkron dans I L R , II, 22 et dans la « Rev. roumaine de
linguistique » X I I , 1967, pp. 163 — 164 : « Sur la reconstruction du dace. »
SUR LA RECONSTRUCTION DU DACE

Günter Reichenkron a réuni en volume une partie de ses études parues


précédemment, entre 1959 et 1960, et consacrées à la reconstruction
du dace 1 .
Nous nous sommes prononcé, en temps utile, sur la valeur de la méthode
employée par Reichenkron dans ses recherches 2.
Le nouveau volume ne fait que répéter les mêmes erreurs contenues
dans les études précédentes, ce qui fait que l'ouvrage n'apporte rien de
valable pour la thèse de l'auteur.
G. Reichenkron a choisi un nombre de 130 mots roumains, à origine
inconnue ou discutable, qui, selon son appréciation, seraient d'origine
dace, sans justifier d'une manière quelconque son choix. Dans l'occurrence,
si l'on part d'une hypothèse préalable, il est de rigueur de montrer pourquoi
le choix a porté plutôt sur tel mot que sur tel autre. Dans le cas présent,
il aurait été indiqué de faire porter la recherche sur des mots désignant
des choses matérielles appartenant à une civilisation primitive du domaine
de l'agriculture et de l'élevage, telle que devait être la culture de la popu-
lation dace. On s'attendrait, donc, que Reichenkron discute l'étymologie
des mots suivants : argea, balegä, baltä, bîr, brad, brîu, bucurie, buzä,
cätun, fluier, gälbeazä, gard, groapä, mägurä, mînz, moç, rînza, strungä,
§tirä, tap, urdä, vaträ, zarä 3 , dont la plupart ont été retenus par ceux
qui ont posé l'élément autochtone du roumain.
Ces mots s'expliquent par le thrace ou l'illyrien ; ils se retrouvent en
roumain et en albanais.
Reichenkron passe sous silence la majorité de ces mots (il en accepte,
cependant, douze), sans nous en dire le motif.

1
G. Reichenkron, Das Dakische (rekonstruiert aus dem Rumänischen), C. Winter, Heidelberg,
1966, 1 vol. in-8°, 226 p. (Les études parues précédemment sont énumérées à la p. 14,
n. 20).
» V. ILR, p. 53.
8
Ibid., p. 264 et s.
S U R LA RECONSTRUCTION DU DACE 129

Dans le cas présent, la règle est de vérifier l'hypothèse et de constater


si elle peut être prouvée.
Pour les mots que nous venons de citer, les recherches antérieures ont
fourni la preuve nécessaire : la structure phonétique de ces mots rentre
dans les règles de correspondance des sons du roumain et de l'albanais.
La méthode étymologique de Reichenkron est telle que, dans la plupart
des cas, il reconstruit le mot dace à partir du roumain, et remonte ensuite
jusqu'à l'indo-européen.
Est-il besoin d'insister sur la gratuité de cette méthode, où le second
terme de la comparaison manque ?
Tous les rapprochements proposés à l'aide d'une pareille méthode sont
donc frappés de nullité, faute de pouvoir fournir la preuve de la justesse
de l'opération.
Il est curieux de constater que même là où l'étymologie d'un mot est
évidente, ou presque évidente, Reichenkron, emporté par la conviction
que son système de reconstruction est juste, la nie.
Prenons comme exemple le mot dr. sat « village », qui a été expliqué
par lat. fossatum (cf. alb. fshat)4. Reichenkron objecte que la syncope
de l'o latin est anormale, dans ce cas, et il reconstruit un prototype dace
*visato (de fait, la syncope est justifiée par des exemples tels que dr.
spre < lat. super, destul < de + sätul, usca < lat. exsuccare, vrea < volere,
etc. 5 ).
Chemin faisant, Reichenkron redonne vie au « daco-slave » (p. 40),
qui aurait permis le passage de mots daces dans le nord du domaine rou-
main. Nous croyions avoir fait justice de cette hypothèse, fondée sur une
série d'erreurs, hypothèse que personne n'admet plus aujourd'hui 6 .
En résumé, le travail de G. Reichenkron, fondé sur une méthode fautive,
n'a fait en rien progresser notre connaissance du dace. C'est le cas de
répéter, après E. Bernheim : « Geist ohne Methode schädigt die Wissen-
schaft nicht minder als Methode ohne Geist ».

(Revue roumaine de linguistique, X I I , 1967, p. 163 — 164)

* V. notre exposé dans nos ML, p. 354 — 356.


s Ov. Densusianu, Hist, de la lg. roum., II, Paris, 1914, p. 34 ; P. Skok, Zum Balkanlatein,
IV, ZRPh., LIV, 1934, p. 469.
4 V. ML, p. 3 1 7 - 3 2 0 .

9 - c . 579
L'APPORT DU LATIN BALKANIQUE ET DU ROUMAIN À
LA CONSTITUTION DE LA COMMUNAUTÉ BALKANIQUE

Le roumain, le bulgare, l'albanais, le néo-grec et — dans une moindre


mesure — le serbo-croate, langues non apparentées généalogiquement,
forment ensemble une communauté linguistique fondée sur des particu-
larités que ces langues possèdent en commun, et qui leur viennent du
même substrat thrace et daco-mésien, et, d'autre part, sur leur vie en com-
mun pendant des siècles (civilisation matérielle pareille : maisons d'habi-
tation, même culture matérielle, même manière d'effectuer les transports,
articles d'habillement pareils, par exemple le costume des femmes, éléments
en commun dans le folklore, etc.).
Il convient, tout d'abord, d'examiner les conditions historiques dans
lesquelles s'est formée 1'« Union linguistique »balkanique que nous venons
d'évoquer.
Le roumain s'est développé sur un vaste territoire nord et sud-danubien :
la Dacie nord-danubienne, la Dobroudja actuelle, la Dardanie et les deux
Mésies.
Dans l'antiquité, ce territoire était de langue thrace, à savoir : le daco-
mésien (langue apparentée au thrace ou plutôt dialecte thrace) était parlé
dans le nord du territoire danubien (Dobroudja, territoire tout le long du
cours du Danube, dans la Bulgarie actuelle et sur un territoire limitrophe
de la Serbie actuelle), tandis que le thrace occupait tout le territoire qui se
trouvait au sud. L'albanais de nos jours est le représentant du thrace, avec
aussi des éléments venus de l'illyrien.
La Dacie est la dernière en date des conquêtes romaines au nord de la
Péninsule Balkanique (102—107 de n. è.).
Le latin qui est devenu le roumain fait partie du groupe apénnino-bal-
kanique des langues romanes (avec le dalmate, les éléments latins de l'alba-
nais, les dialectes centraux et méridionaux de l'Italie). Il entre ensuite
dans la composition du latin oriental (provinces danubiennes, Dalmatie
et Italie).
Après 275, date du retrait des légions romaines de la Dacie, sous l'em-
pereur Aurélien, ont été créées de nouvelles provinces romaines au sud
L'APPORT DU LATIN BALKANIQUE ET DU ROUMAIN. 131

du Danube : Dacia ripensis (entre le Danube et les Balkans) et, au sud de


ce territoire, Dacia mediterranea, avec Serdica (Sofia) pour capitale. Les
provinces danubiennes romanisées sont restées en contact avec les pro-
vinces d'Occident jusqu'à la fin de IV e s. Sous l'empereur Gratien (379),
les diocèses de la Dacie, de la Macédoine et de la Dalmatie du Sud sont
cédés à l'Empire d'Orient.
Le christianisme gagne la Dacie du nord du Danube au IV e siècle. Du
point de vue administratif, l'Illyrie occidentale est groupée avec l'Italie.
La Pannonie, la Dacie sud-danubienne, la Dardanie, la Mésie, la province
Praevalis et la Macédonie appartiennent à l'Empire d'Orient, à partir du
Ve s. La Eomania byzantine est formée des provinces suivantes : nord de
la Péninsule Balkanique, Italie centrale et méridionale, Sicile, Sardaigne
et Afrique du Nord.
La population romanisée s'est maintenue en Pannonie jusqu'aux Ve—
VI e s.
Dès 1820 le slaviste Kopitar avait reconnu l'existence de 1'« Union
linguistique » balkanique, qui rend compte des traits que ces langues possè-
dent en commun.
En ce qui concerne les faits de civilisation, il convient d'insister sur
l'importance des migrations pastorales à l'intérieur de la Péninsule Balkani-
que, qui mettent en mouvement non seulement un grand nombre de
pâtres, mais, dans le cas du nomadisme pastoral, aussi des familles entières,
femmes, enfants, animaux domestiques et habitations transportables.
Dans la péninsule des Balkans, l'élevage des moutons est l'occupation
principale de la population roumaine. Les véritables nomades se trouvent
en Albanie : cette population roumaine, à la montagne et dans la plaine,
habite des cabanes (càlive), qui forment des agglomérations nommées
câtune (pl., sg. câtun). Les migrations des pâtres roumains de la péninsule
des Balkans sont attestées, à partir du XIII e et du XIV e s., en Albanie,
en Epire, dans la Thrace et en Thessalie. Les voyageurs étrangers qui ont
parcouru la Péninsule Balkanique ont décrit le spectacle pittoresque des
troupeaux de milliers de moutons appartenant aux pâtres aroumains,
pendant leur descente vers la plaine, accompagnés de leurs familles, et de
1000 chavaux, avec enfants, bagages et deux prêtres (1815). En 1910,
J. Cvijic a évalué à 50 000—60 000 le nombre des moutons appartenant
aux Aroumains.
Dans l'antiquité, la Péninsule Balkanique était partagée en deux zones
de civilisation : la zone de civilisation romaine comprenait le bassin danu-
bien, le territoire au sud du Danube, jusqu'aux monts Hémus (Balkans),
à l'est jusqu'à la mer Noire et à l'ouest la région qui s'étendait jusqu'à
132 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

Skopie, Ohrid, Yalona, ce qui correspond aux provinces romanisées de


Dalmatie, Mésie supérieure et inférieure, la Dacie Trajane et le sud de la
Pannonie.
La zone grecque s'étendait au sud de Skopie, à l'ouest de Sofia et tout
le long des monts Hémus (Balkans), jusqu'au littoral de la mer Noire.
La délimitation que l'on vient d'indiquer correspond à la frontière entre
les deux zones de civilisation tracée par C. Jireôek.
Mais, comme il a été montré, la civilisation grecque avait, de tout temps,
dépassé cette frontière.
Point n'est besoin d'insister sur l'importance du facteur de civilisation
hellénique pour les peuples de la Péninsule Balkanique.
La civilisation grecque jouissait d'un immense prestige : à partir du
VIII e s. de n. è., le grec est promu au rang de seule langue des « Romains »
de l'Empire d'Orient. Les Grecs ont donné aux populations balkaniques
l'hellénisme et l'orthodoxie. La civilisation « balkanique » est largement
redevable à la civilisation byzantine.
La civilisation « balkanique » proprement dite est constituée par la
civilisation matérielle que les peuples balkaniques ont en commun, et
que nous avons évoquée ci-dessus : villages-type, habitations, métiers,
transport, costumes, folklore.
La civilisation byzantine est présente surtout en Thrace et dans la Ma-
cédoine. La vieille civilisation balkanique se retrouve toujours là, mais
aussi plus au nord, dans la région de Ni§, de la Save et du Danube.
Les Slaves s'installent dans les provinces danubiennes romanisées au
début du VI e s. (leur présence est confirmée par les données archéologiques
à la fin du VI e siècle). A la fin du VII e siècle la Yalachie actuelle est dé-
nommée Sclavinia par le chroniqueur byzantin Theophylaktos Simokattes.
Dès la fin du VI e siècle les Slaves étaient passés au sud du Danube
et avaient conquis le territoire balkanique jusqu'à Andrinople. Aux VI e
et VII e s., la Péninsule Balkanique en entier, jusqu'aux îles de la mer
Egée, était aux mains des Slaves. A l'ouest, la domination byzantine s'était
maintenue seulement dans quelques villes de la côte dalmate.
Le contact entre la population romanisée et les Slaves s'est donc produit
tout aussi bien au nord qu'au sud du Danube.
La situation géographique de l'albanais est responsable du fait que
l'influence slave s'y manifeste seulement à partir du X e siècle.
En Grèce, il y a eu une rehellénisation du territoire, à commencer par
la deuxième moitié du VIII e s.
Dans le nord de la péninsule, Belgrade, Nis, Serdica (Sofia), Skopje e
Prizren appartenaient encore à l'Empire byzantin en 1190. Les Bulgares
L'APPORT D U LATIN BALKANIQUE ET D U ROUMAIN... 133

arrivent dans la Péninsule Balkanique en 679, mais Serdica (Sofia) n'est


conquise qu'en 809. Entre les populations serbe et bulgare il a existé un
territoire (région de la Morava) où l'on parlait roumain. Le roumain, étant
donné ses caractères spécifiques, a pu servir de « lingua franca » dans la
péninsule des Balkans pendant le Moyen Age. Jusqu'au VIII e siècle, l'Iskàr
formait la frontière occidentale des Bulgares. Les Serbes arrivent sur le
cours de la Morava et du Drin au X I I I e siècle.
Le territoire de l'Albanie actuelle était occupé à l'époque ancienne par
les ancêtres des Albanais. Leur habitat n'atteignait pas la mer et s'étendait
aussi au nord des frontières actuelles de la Eépublique d'Albanie. La région
du Mati (Nord de l'Albanie) constituait le centre du territoire albanais.
C'est la conquête slave qui repoussa les Albanais vers le sud et le littoral
maritime.
Le contact entre Eoumains et Albanais s'est fait dans le nord du terri-
toire que nous venons d'indiquer : les Eoumains sont signalés en Serbie
pendant le cours du Moyen Age. Le centre du territoire habité par les
Serbes se trouvait dans la vallée du Lim, de l'Ibâr et sur le cours supérieur
de la Morava occidentale. La Baska formait le lieu de refuge naturel du
peuple serbe. C'est de là qu'est partie la conquête serbe des territoires
voisins (1090—1280). Le territoire de langue serbe est semé de noms de
lieu d'origine roumaine. Les Eoumains peuplaient les montagnes. Eappe-
lons, parmi les toponymes qui signalent une population roumaine, le
Stari Vlàh (sud-est de Sarajevo) et la Bomanja (est de Sarajevo). Les
Eoumains sont signalés aussi dans la Metohija (région de Prizren) au X I I e
siècle. Le nom ethnique des Eoumains, Vlàh, qui dénommait les pâtres
roumains, de même que vlahos, en néo-grec, et rrëmër, en albanais, est
attesté, ensuite, avec le sens de « pâtre » (nomade).
E n général, les Eoumains sont signalés au sud du Danube pendant tout
le courant du Moyen Age dans les régions suivantes : bassin ouest de la
Drina, sud de Skopje, sud-ouest de la Bulgarie, territoire limitrophe du
Danube jusqu'à la mer, et au nord du Danube dans le Banat et la région
romanisé de la Transylvanie et de l'Olténie, ce qui correspond aux provin-
ces romanisées de la Mésie supérieure et inférieure, de la Dacie et de la
Pannonie inférieure.
La présence des Eoumains est attestée en Serbie et en Thessalie au
X I I e siècle. En 976, les ancêtres des Aroumains sont signalés entre le lac
Prespa et Kastoria.
L'influence slave s'est exercée au nord du Danube, mais le slave n'a
pas supprimé le latin parlé. En échange, au sud du Danube, dans la pénin-
sule des Balkans, mais non au delà du territoire de langue grecque, de
134 HISTOIRE D U R O U M A I N ET DES L A N G U E S BALKANIQUES

l'albanais et du latin de Dalmatie, le procès de romanisation a été arrêté


par l'arrivée des Slaves. Ces provinces romanisées ont été slavisées. Le
serbo-croate s'est donc développé sur un territoire romanisé, et le bulgare
sur un territoire romanisé et aussi de civilisation grecque. Ultérieurement,
le bulgare a subi une forte influence grecque d'ordre littéraire, lors de la
traduction des livres saints (X e —XII e s.)1.

BULGARE

L'apport du latin balkanique et du roumain en bulgare, en macédonien


et en serbo-croate ne se traduit pas, seulement, par un certain nombre
d'éléments lexicaux empruntés par ces langues au latin et au roumain.
Il y a à considérer, aussi, des faits de nature phonétique ou grammaticale.
Ainsi, l'affaiblissement des voyelles inaccentuées du bulgare est pareil
au phénomène qui s'est produit en roumain, avec la différence qu'en bulgare
ce fait est régional, tandis qu'en roumain il est général 2 . D'autre part, il
n'est pas possible d'expliquer la disparition des cas, en bulgare, sans avoir
recours à une influence romane.
Voici les faits :
Par rapport aux autres langues slaves, qui ont conservé la déclinaison
à 7 cas, le bulgare et le macédonien n'en ont conservé que trois : le nomi-
natif (brat „frère"), l'accusatif (bràta) et le vocatif (bràte), au masculin, et
deux, au féminin: le nominatif (gorà «forêt ») et le vocatif (gòro). Le neutre
possède un seul cas, le nominatif-accusatif (momce « jeune garçon »)3.
Le datif est formé à l'aide de na -f l'accusatif du nom : §te go ~kâza
ria sinà si « je le dirai à mon fils ».
Quant à la postposition de l'article en bulgare, nous y voyons un abou-
tissement de la tendance à l'enclise qui se manifeste dès le slave commun
et, sans doute, comme l'a enseigné P. Skok, aussi une influence du rou-

1
On trouvera les renseignements bibliographiques nécessaires à l'intelligence de l'exposé
dans les « introductions » qui ouvrent les exposés de notre Istoria limbii romàne, (Bucarest, 1968).
V. aussi notre exposé Balcanica. L, p. 213 et s. Pour l'appartenance de l'albanais au thrace et
à l'illyrien, v. aussi. V. P i s a n i , Studia albanica, I, 1964, p. 61 — 68 et E. Ç a b e j, op. cit.
p. 6 9 - 7 5 .
2
P. S k o k, 0 bugarskom jeziku u svjetlosti balkanistike, Juznoslovenski filolog, X I I , 1933,
p. 121. Y. le compte rendu critique de St. Mladenov dans GodiSnik na Sofijskija Univ., 1st.-fil.
fak., X X X V , 1939, N o 12, pp. 1 - 7 4 . [Note de la rédaction],
3
Pour le macédonien, v. A. M a z o n, Contes slaves de la Macédoine sud-occidentale, Paris,
1923, p. 37.
L'APPORT DU LATIN BALKANIQUE ET DU ROUMAIN. 135

main 4 . (Le détail des faits marque la différence entre les faits du roumain
et ceux du bulgare.)
Un autre fait d'origine « balkanique » du bulgare consiste dans ceci que
les substantifs qui accompagnent les noms de nombre, à partir de cinq,
sont au nominatif pluriel, comme en néo-grec, albanais et roumain, et
non au génitif pluriel, comme dans les autres langues slaves 5 .
En matière de flexion verbale, on a signalé, comme étant d'origine
roumaine, la formation du futur avec «vouloir » (v. si. hostç)6, et la perte de
l'infinitif, remplacé par des formes périphrastiques du verbe.
Enfin, signalons des « calques » en bulgare, par exemple, des constructions
avec ot, qui correspondent aux constructions roumaines du type apà
de izvor « eau de source », apà de put « eau de puits », apà de ploaie « eau
de pluie »7.
Le problème des emprunts au vocabulaire du latin balkanique en alba-
nais, néo-grec, bulgare et serbo-croate est traité par nous, vu la proportion
des matériaux, d'une manière partielle, afin de donner au lecteur une vue
rapide des faits.
Pour le slave méridional, il convient de séparer les mots latins du slave
commun, entrés par intermédiaire germanique (tels hnstiti « baptiser »),
de ceux venus plus tard, du latin balkanique : IcormTcati « communier »,
pogam « payen », rusalija, etc. 8 , par les villes où l'on parlait latin (Byzance,
Aquilée, Salona, Sirmium), ou du roumain. Pour les mots de cette caté-
gorie il faut admettre la possibilité qu'il y en ait qui sont venus par le
grec.
Yoici la liste de quelques emprunts au latin 9 . Bègne animal, kolastra
« erste Milch nach dem Werfen, Biestmilch » < *colastra. mule « Maultier »
< mulus.
Religion, oltar « Altar » < altarium. Busalii « die Gruppen, die von Weih-
nachten bis 6 . Januar von Haus zu Haus gehen und spezielle Spiele
spielen » < Rosalia, Rosaria. Koleda < « Weihnachten » < calendae.

4
P. S k o k , op. cit., p. 1 2 9 - 1 3 1 . ILR, p. 2 5 2 - 2 5 6 .
6
P. S k o k, op. cit., p. 132. V . aussi P. D i e 1 s, Altkirchenslavische Grammatik, I,
Heidelberg, 1932, p. 216 et A. V a i l l a n t , Manuel du vieux slave, I, Paris, 1948, p. 152.
6
S k o k, ibid., p. 134.
7
S k o k, ibid., p. 133. K . Mircev explique par 1'« union linguistique balkanique » l'évolution
de la structure analytique du bulgare (perte de l a déclinaison), la perte de l'infinitif, la construc-
tion du futur a v e c « vouloir », l'article postposé (Istoriëeska gramatika na bàlgarskija ezik 2,
Sofia, 1963, p. 5 7 - 6 1 ) .
8
A. M e i l i e t et A. V a i l l a n t , Le slave commun 2 , Paris, 1934, p. 514 — 517.
8
St. R o m a n s k i, Lehnwörter lateinischen Ursprungs im Bulgarischen, XV-ter Jahres-
bericht des Inst. f . rumänische Sprache... zu Leipzig, 1909, p. 89 — 134.
136 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

Habitation. Meubles. Objets, hup a « tiefer Teller » < cuppa. mesal « Art
Tuch » < mensale. polata « Vorraum im oberen Stocke eines Bauern-
hauses » < palatium. porta « Tor » < porta, slcala « Treppe, Leiter » <
scala. Icomin « Eauchfang, Schornstein » < caminus. banja « Bad », très
souvent dans la toponymie < *baneum. bisagi « Doppelsack, Quersack »
< bissaccium,. bakal « fassartiges hölzernes Wassergefäss » < buccula. fuma
« Backofen » < fumus. hérka « Spinnrocken » < furca. Tcatina « Anhän-
geschloss ; Schlüssel » < catena « Kette ». kapistra « Halfter » < capistrum.
Corps humain, rus « blond » < russus.
Calendrier, avgust « août » < augustus.
Nourriture, mäst « Most » < mustum. Jcesten « Kastanienbaum, Kastanie » <
castanea.
Nature, cer « Art Eiche » > cerrus.
Autres catégories. Icorona « Krone » < corona. poganin « Heide ; schmut-
ziger Mensch » < paganus.
Empruntés au roumain 10 :
Religion. Fêtes. Kracun « ein Tag der Weihnachten » < Cräciun.
Objets. Elevage, cutura « gourde pour transporter le vin » < ciuturà.
faSa « ceinture, cordon de cuir » < fa§ä. ficor « domestique » < fecior. gega
« Stab mit umgebogener Spitze » < ghioagä. gusav « goitreux » < gussä.
gugla « capuchon » < gluga. hrälig « houlette des pâtres » < cîrlig. sapun
« savon » < säpun. Faune, barza « cigogne » < barzâ. buhär « colimaçon »
< v. roum. buär « auroch ». Tcopoj « chien de chasse » < copoi. vuntur
« aigle » < vultur.
Habitation. Objets, aca « bobine de fil » < atà. burlcan « pot » < borcan.
Icoptor « four » < cuptor. zabun « manteau » < zäbun. faMija « Fackel » <
fäclie.
Plantes, fasul « Bohne » < fasole. gulija « helianthus tuberosus » < gulie.
Parties du corps, buza « figure » < buzâ.
Autres catégories, domna « weiblicher Personennamen » < doamnä. dalbin
« monnaie en or » < galben. Tcandilo < « Lampe vor heil. Bilder » < can-
delä. mamaliga « polenta » < mämäliga.
Toponymes d'origine roumaine autour de Sofia : Baniëor, Corul, Gurguljat,
Jarbata ( < iarbä), Kärnul, Piéor, etc.

10
B. C o n e v, Ezikovni vzaimnosti meïdu Bälgari i Madzari, GodiSnik na Sofijskija Univer-
sitet, I, Ist-fil. fak., X V — X V I , 1919 — 1920, Sofia, 1921 (cet exposé est reproduit dans l'ou-
vrage de l'auteur, Islorija na bälgarski ezik, II, Sofia, 1934, p. 3 — 151). V. la critique de
P. S k o k , Slavia, III, 1925, p. 325 — 346. T h . C a p i d a n , Raporturile slavo-romane, Daco-
romania, III, p. 129 — 233.
L'APPORT DU LATIN BALKANIQUE ET DU ROUMAIN. 137

NÉO-GREC11

Voici quelques-uns des éléments latins du néo-grec, groupés par caté-


gories 12. Eègne animal, à^oùyyi « Fett » < lat. axungia, [xoûXa « Maule-
selin » > mula. Religion, apxa « Grab, Grabdenkmal » < arca. xoc[i7r<xva
« Glocke » < campana. Guerre. Armes, dtpfxa « Wappen » < arma, ßiyXa
« Wache » < vigilia.
Habitation. Meubles. Objets. Instruments de travail, àp^àpi « Schrank » <
armarium. y.à[J.ocpa « Stube, Zimmer » < camara, caméra. TtaXà-n, « Schloss,
Palast » < palatium. axp'm « Kasten, Trübe » < scrinium. t é v t o c « Zelt »
< Henda. «poupvoç «Backofen » < fur nus. ßoCia «grosses hölzernes Gefäss
für Kohlen, Holz » < *butis. xâwi «Art Gefäss » < canna. à(j.ouXa «Korb-
flasche » < (h)amula. aéXXoc «Sattel» < sella, ßiaixi «Mantelsack» <bi-
saccium. ßoupyia « Sack » < *bulga. cpoupxa « Galgen » < furca.
Navigation, ßapxa « Barke » < barca.
Architecture. ßYjaaXov « Ziegel, Ziegelstein » < besalis.
Corps humain. yoùXa « Schlund » < gula.
Habillement, yoûva « Pelz » < gunna. xaXiyt, « Schuh » < caliga. xirnzx
« Mantel » < cappa. pàaov « grober Wollstoff » < rasum. crayi « Kleid,
Mantel » < sägum. ßpaxa « Hosen » < braca.
Monnaie. Syjvocpiov « Geld » < denarius.
Administration d'Etat. 8oû£ « Herzog » < dux.
Calendrier. xaXàvSai « Neujahr ; Gratulationsgesang der Jugend am Neu-
jahrsabend » < calendae. ¿7rp[X «April » < aprilis. ¡j.àpTioç« März » < martius.
Famille. çajieXioc « Familie » < familia. vouwôç « Pate, Patin » < nonnus.
Soptvoc « Herrin, Geliebte » < domina.
Nourriture. XapSi « Speck » < laridum.
Nature. x«[X7ioç « Feld, Land » < campus.
Couleur. ¡i,o£ùpoç « schwarz » < maurus. Tcayotvôç « dumm, kindisch » <
paganus. àpyevToç « aschgrau, silberfarben » < argenteus.
Autres catégories. [/.<xvt<xtou « Nachricht » < mandatum. ¿7taixeüw « kehre
ein, wohne » < applicare. SecpevSeüco « verteidigen » < defendere.

11
P. S k o k ( o p . cit., p. 126. Cf. ILR, p. 102) a attiré l'attention sur un phénomène
phonétique général, qui se produit en roumain et en néo-grec, à savoir l'allongement des syllabes
accentuées et l'abrègement des syllabes non accentuées. N o u s n ' y voyons, pour notre part,
qu'un parallélisme, sans autre signification.
12
Matériaux dans : G u s t a v M e y e r , Neugriechische Studien, III, dans Sitzungsberichte
der kaiserl. Akad. der Wissenschaften, C X X X I I Bd., W i e n , 1895, phil.-hist. Cl. ; M a n. A .
T r i a n d a p h y l l i d i s , Die Lehnwörter der mittelgriechischen Vulgärliteratur, Strassburg,
1 9 0 9 ; A t h . B u t u r a s , Ein Kapitel der historischen Grammatik der griechischen Sprache,
Leipzig, 1910, p. 55 et suiv.
138 HISTOIRE D U ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

ALBANAIS

L'importance de l'influence du latin sur l'albanais est de telle nature,


que des juges compétents, tels que Gustav Meyer et W. Mexer-Liibke, con-
sidèrent l'albanais comme une « halbromanische Mischsprache » 13 .
Mais les faits de vocabulaire ne sont pas décisifs, car la structure gram-
maticale de l'albanais lui confère son indépendance parmi les autres lan-
gues indo-européennes.
Voici, rangés par catégories, quelques termes latins de l'albanais :
Eègne animal, mashkull « màschio » < masculus. edh « capretto » < haedus.
gjel « gallo » < gàllus. pesM « pesce » < piscis.
Eeligion. Croyances, djall « diavolo » < diabolus. MrsMndellë « Weih-
nachtsadvent » < Christi natalia. prift « prete » <pre(s)biter. Armes, shpata
« spada » < spala.
Habitation. Ustensiles, shtëpi « casa » < Jiospitium. fshat « villaggio » <
fossatum. Mnatë « boccale, vaso » < cannata, shtrat « letto » < stratum.
rërë « mucchio, sabbia » < arena.
Corps humain, faqe «volto, fàccia »<facies. Icofshë «còscia, fèmore »<cocoa.
Habillement, pe « filo » < panus. Unjë « camicia fine di lino » < linea.
Administration d'Etat, mbret « re, imperatore » < imperator. qytèt « citta »
< civitate.
Nature, pemë « frutto, àlbero » < pômum. pyllë « bosco, selva » < palude,
shesh « piano » < seçsum. arë « campo, terreno » < arvum.
Calendrier, fruer « febbraio » < februarius.
Autres catégories, mërgoj « allontanare » < mergere. kuvénd « adunanza » <
conventum. turmë « gregge » < turma. tërboj « infuriarsi » < turbare, qarë
« chiaro » < clarus. paq « pace, quiete » < pace, fat « fato, destino » <
fatum, gjuhatë « tribunale » < judicatum. ngratë « infelice, disgraziato » <
ingratus. mëhat «peccato )><peccatum. shtat « corporatura, persona »<status.
pash «misura » < passus. shkjà «nazione slava e religione greca » < sclavus.
A part ces matériaux, il convient de signaler l'existence, en albanais,
de prépositions et de conjonctions empruntées au latin u .
Particules, kundrë < contra, ndë < intus, ndër < inter, për < pro, poshtë
< postea.

13 G. M e y e r — W. M e y e r - L ü b k e , Die lateinischen Elemente im Albanesischen,


Grundriss der romanischen Philologie, hgg. v. Gustav Gröber, I 2 , Strassburg, 1904 — 1906,
p. 1039. V. aussi E. £ a b e j, Studio albanica, I, 1964, p. 87 : « daß das lateinische Element
eine überragende Stellung in dem fremden Bestandteil des albanischen Wortschatzes ein-
nimmt, denn es durch eine Menge von Kulturwörtern bereichert hat» et id., Zur Charakteristik
der lateinischen Lehnwörter im Albanischen, Revue de linguistique, VII, Bucarest, 1962, p. 162—198.
14 G. M e y e r — W. M e y e r - L ü b k e , op. cit., 1057.
L'APPORT DU LATIN BALKANIQUE ET DU ROUMAIN. 139

Conjonctions et adverbes, a < aut, e < et, qe < quod, më < magis.
Les emprunts au roumain sont en petit nombre. En voici quelques-uns 15 :
Habitation. Ustensiles, hupshore « kleiner Teller » < dr. cupçoarâ. lemnj
«Garnwinde, Haspel » < lemne (pl.). pedim « Franse » < piedin. shpar-
tallój « it. sfasciare » < pariai « Stück ».
Elevage, fiçor « Gehilfe des käsebereitenden Senners » < fecior.

SERBO-CROATE

Le serbo-croate contient un grand nombre d'éléments latins, notamment


les parlers des régions maritimes, tout le long de la côte dalmate, où le
roman a persisté jusqu'à la fin du X I X siècle 16.
Aux éléments venus du latin, s'ajoutent ceux empruntés ultérieure-
ment au dalmate et à l'italien.
L'influence du latin ne s'est pas exercée seulement dans le domaine du
vocabulaire. On attribue à l'influence du latin aussi les traits grammaticaux
suivants, qui se retrouvent dans les parles Stokaviens :
1. abrègement des voyelles longues accentuées, 2. réduction des voyelles,
3. accent expiratoire, 4. disparition de la déclinaison, 5. emploi pléonastique
du pronom personnel, 6. construction du futur avec hteti „vouloir", 7.
disparition de l'infinitif, 8. article postposé 17.
Voici une énumération de quelques-uns de ces emprunts :
Habitation. Meubles. Objets. Tcostel « château » < castéllum. templo « Kir-
che » < templum. misa « Schüssel » < mensa, pìcil « Spizzen, trina, pizzo,
nastro » < pits + Mu-
Nourriture. priMa « fritella » < frictula. rariketiv « ranzig » < rancidus.
Nature, hoturaca, Icotòrada « canale sotterraneo per il quale scorre l'acqua »
< cataracta. plânda « Nelkenstock » < planta, venga „Art Weide" < vinca.

16
Th. C a p i d a n, Raporturile albano-române, Dacoromania, II, Cluj, 1922, p. 444 — 554.
16
Nombreuses études de P. Skok, bourrées de faits. N o u s citons les principales : Zum Balkan-
latein, dans Zeilschrift für romanische Philologie, X L V I I I , 1928, pp. 398 et suiv. ; L I V , 1934,
p. 1 7 5 - 2 1 5 , 4 2 5 - 4 9 9 ; Rev. des études slaves, X, 1930, p. 1 9 4 ; Mélanges de philologie et d'hist.
offerts à H. Hauvette, Paris, 1934, p. 13 —19 ; De l'importance des listes toponomastiques de Procope
pour la connaissance de la latinité balkanique, Revue intern, des études balkaniques, III, 1937 p.
47 — 5 8 ; Zs. f . Namenforsch., X I V , p. 75 — 81. Le programme de ces recherches, dues à l'un
des meilleurs connaisseurs des langues balkaniques, est exposé par P. Skok de la manière
suivante : « Unter dieser Überschrift gedenke ich das lateinische Wortmaterial, soweit es in skr.,
alb. und neugr. Lehnwörtern vorliegt, nocheinmal durchzumustern und durch eigene Mate-
rialsammlungen zu vervollständigen, u m aus dem dieselben mit dem R u m ä n i s c h e n gestaltenden
Kräfte innerhalb des Balkanlateins zu gewinnen » (Zs. f . roman. Phil., X L V I I I , p. 398, n. 1).
17
Iv. P o p o v i c, Geschichte der serbokroatischen Sprache, Wiesbaden, 1960, p. 569 — 570.
140 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

lenga « Meerestiefe, wo sich Fische befinden » < lanca, ingvast « Tinte » <
encaustum. tòdur « Vormund » < tutore, ëetrun « Ort bewachsen mit Zi-
tronen » < citrus. Autres catégories, raëun « Rechnung, rechnen » < ra-
tione. rus « blond » < russus. fürest « fremd » < forasticus.
Administration, zäur « Ausrufer, Polizist des Rektors der Republik »
(Dubrovnik) < sidurus.
Toponymie. JaMn < Ancona. Kostur (en Grèce) < castra. Brâc < Brattia.
Arëar (en Bulgarie) < Batiaria. Oprtal < Ad Portulam. OmiSolj < Ad
Musculum. Majsan<Maximus. Solin < Salona, Fossaton (cher Procope)<
fossatum. Karin < Korinien. Mogren < Malum Oraneum « Granatapfel ».
Skradin < Scardona.
Un grand nombre de mots roumains ont pénétré en serbo-croate. Nous
nous proposons d'en énumérer quelques-uns. Nous avons examiné ci-dessus
les conditions historiques qui ont déterminé l'emprunt de ces termes.
En général, ce sont des mots qui font partie de la terminologie de l'élevage :
birka « race de moutons » < bircä. blanda « Blase an der Haut » < blinda,
hér „lévrier qui excelle à flairer et dépister le gibier» < cine (avec -n- >
-r-), ëutura « gourde » < ciuturà. Tcùlizdra « fromage » < colasträ. gaman
« vorace, gourmand » < gaman. maèuga « massue » < maciucä18.
Une série de noms propres et de noms de lieu :
Arborié n. pr. < arbore, Durmitor n. de montagne (Monténégro) < dormi
« dormir », Baci n. de 1. < baci, Barbat n. pr. < bärbat, Kracun n. pr. <
Cräciun, Dracul n. pr. < drac, n. de 1. Magura < mägurä, Pirlitor n. de
montagne (Monténégro) < pirli « roussir », etc.
Conclusions. Comme on le voit, l'influence du latin parlé sur les langues
balkaniques a été importante. Là où, à la suite de la colonisation romaine,
a persisté une langue issue du latin oriental, le roumain, l'influence du latin
a continué de s'exercer, ce qui fait que la grammaire elle-même du bul-
gare est atteinte par l'influence du latin balkanique. L'influence lexicale
du roumain en bulgare et en serbo-croate est notable.
(Actes du premier Congrès international des éludes balkaniques et sud-est européennes, V I , Sofia,
1968, p. 3 1 - 3 9 )

18
Sextil P u ? c a r i u, Studii istroromâne, II, Bucarest, 1926, p. 274 — 311 (énumération
des termes roumains du serbo-croate). V. aussi l'exposé d e R a d u F l o r a , Contribufii la
metodologia studierii relafiilor slrbo-romane pe plan lingvislic fi lilerar-cullural, Lumina, X V I I ,
Panciova, 1963, p. 3 9 3 - 4 1 5 .

N . B. N o u s avons pris connaissance de l'exposé de M. Ivan P e t k a n o v (Sofia), publié


dans les Actes du Xe Congrès international de linguistique et philologie romanes, Strasbourg
(1962), Paris, 1965, III, p. 1159 — 1176 : Les éléments romans dans les langues balkaniques, après
avoir rédigé la présente étude. La communication de M. P e t k a n o v contient de riches matériaux.
SUR LES FRONTIÈRES DU LATIN BALKANIQUE

à A. G R A U R
en souvenir du Bulletin linguistique
(1933-1948)
A. R.

V. Arvinte 1 reprend le problème traité auparavant par E. Petrovici2,


de la limite sud-ouest du roumain, à l'époque la plus ancienne.
Yoici sa conclusion : « die westliche Grenze der romanisierten Ur-
sprungsgebietes der rumänischen Sprache und des rumänischen Volkes
war identisch mit der Ostgrenze der „Bomanisierungsglücke" und auch
mit der westlichen Grenze der früheren Provinz Moesia Superior nach
Diokletians Eeform. In ihrem Zentrum verlief sie längs der Drina » (p. 113).
Aucun des deux exposés indiqués ci-dessus ne prend en considération
le critère chronologique 3. La frontière qu'ils établissent est valable pour
une époque tardive ; mais dans le cas présent, il convient d'opérer avec
une frontière en mouvement, qui se déplace au gré des changements sur-
venus dans ces contrées au cours des siècles.
A la lumière de la méthode chronologique, les faits ont un aspect différent.
On posera, tout d'abord, l'état du latin oriental, comparé au latin
occidental. Petrovici nie les rapports du roumain avec le dalmate, en se
fondant sur les recherches de H. Barié (p. 81), mais ce n'est pas sur ces
quelques faits phonétiques que sont fondés ces rapports, mais sur la cons-
tatation, autrement importante, que le vocalisme et le consonantisme
du dalmate démontrent que le latin de Dalmatie a fait groupe avec le
latin oriental4.
Il est en effet établi que le latin parlé en Italie faisait groupe avec le
latin oriental, jusqu'à la fin du III e siècle de n.è., lorsque les migrations
des populations germaniques ont provoqué la rupture entre le latin d'Orient

1
V. Arvinte, « Die Westgrenze des Entstehungsgebietes der rumänischen Sprache », Zs. f .
Balkanologie, VI, 1968, p. 9 7 - 1 1 3 .
2
E. Petrovici, « Problema limitei sud-vestice a teritoriului de formare a limbii româneçti »,
LR, IX, 1966, p. 7 9 - 8 3 .
3
C'est ce qui ressort du passage suivant de l'étude de E. Petrovici : « aça dar, teritoriul
de formare a limbii româneçti nu se lntindea pînà în apropierea Dalmafiei » (p. 82).
4
R. L. Hadlich, The phonological history of Vegliote, Chapel Hill, 1965, et notre exposé
«Sur l'appartenance du dalmate», Festschrift TV. von Wartburg, Tübingen, 1968, 71 — 74,
ci-dessus, p. 121 et s.
142 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

et celui d'Occident. Ce groupement comprenait le latin qui a donné nais-


sance aux parlers italiens centraux et méridionaux et, dans la Péninsule
Balkanique, le latin oriental (dalmate, albanais, latin recouvert par le
serbo-croate et le slovène, latin des provinces danubiennes). Ensuite, à
partir du Ve siècle de n.è., après la séparation de l'empire d'Orient de
l'empire d'Occident, le latin balkanique a été séparé du latin d'Italie 5 .
Petrovici et Arvinte invoquent le traitement d'origine bulgare (st,
&d) des groupes *tj, *dj du slave commun, qui caractérise les éléments
slaves du roumain, pour établir la frontière occidentale du roumain (v.
la carte dressée par Petrovici et reproduite par Arvinte). Mais ces traite-
ments sont tardifs, et il faut tenir compte du fait que l'unité du slave
méridional s'est maintenue au moins jusqu'au IX e —X e siècle de n.è.®
On le voit, la frontière occidentale du latin balkanique (d'où est issu
le roumain) s'est déplacée au cours des siècles ; ce n'est qu'après la sépa-
ration de l'empire d'Orient de l'empire d'Occident que le latin balkanique
s'est développé en vase clos. L'unité du roumain, parlé au nord et au sud
du Danube, à l'époque de communauté (VIIe, VIII e — X e s.) a été brisée
par les masses slaves venues du nord du Danube, et qui ont pénétré jus-
qu'en Grèce. Après la séparation des langues slaves méridionales, les
éléments slaves qui ont pénétré en roumain présentent le caractère du
bulgare. A part quelques mots qui ont pénétré en roumain à l'époque la
plus ancienne 7, la masse des éléments slaves ont été adoptés bien après
le Xe siècle.
Nos considérations, qui tiennent compte des enseignements de la chro-
nologie, nous permettent d'avoir une vue plus juste des faits.

(Revue roumaine de linguistique, XV, 1970, p. 505 — 506)

6
V. notre exposé « A propos de la place du roumain, parmi les langues romanes », dans
L, 1965, p. 2 3 6 - 2 4 4 et, pour tout détail, ILR, passim.
6
V. notre ILR, p. 293. Arvinte méconnaît cette réalité, quand il affirme : « Eine genaue
Grenze zwischen diesen südslavischen Stämmen bestand bereits in ihrer Urheimat, und sicher-
lich existierte diese noch im 9. Jahrhundert auf dem Balkan » (p. 105).
7
V. nos exposés « Sur la chronologie des éléments slaves méridionaux du roumain », ci-des-
sous, p. 158, et « Sur quelques emprunts anciens du roumain au slave méridional et au magyar »,
ibid., p. 160.
LE VOCABULAIRE SUD-EST EUROPÉEN
DE QUELQUES INSTITUTIONS
I

Notre intention est de montrer l'intérêt qu'il y aurait à entreprendre des


recherches comparatives et détaillées sur les institutions du sud-est euro-
péen et de mettre en lumière l'existence de termes pareils dans les langues
parlées dans cet espace géographique.
L'étude des termes en commun constitue un aspect du problème ;
il devra être complété par l'étude du folklore et de l'ethnographie de ces
contrées (outils, types d'habitation, travaux agricoles, élevage, etc.).
Il s'ouvre là un large champ à la recherche, qui n'a été exploité que
partiellement 1 et qui réservera sans doute au chercheur une riche récolte.
Les quelques faits de vocabulaire qui sont exposés au cours de notre
communication se résument à l'essentiel et supposent une étude plus
détaillée, à l'avenir.

Animaux

dr., ar, mînz s.m. « poulain », alb. t. mes, mezi, g. mâz « männliches Füllen
von Pferd und Esel ». Le terme albanais contenait une occlusive nasale,
présente en messapien : Menzana « nom de Jupiter, à qui on sacrifiait des
chevaux ».
En italien, dans l'Engadine, en français et en wallon, avec le sens de
« bœuf » ; cf. alb. mêzat (« jeune bœuf »). Cf. dr. mînzat(a) «veau de moins
d'un an », mînzare « brebis laitière ».
A l'origine, attesté en thrace et en illyrien
ILR, 2 2 4 ; TILB, 3 3 2 - 3 3 3 .
dr., mégi., murg, ar. murgu, s.n., adj. «brun; (cheval) alezan», alb.
murg « dunkel, schwarz, grau ». Cf. dr. amurg « crépuscule », gr. «[iopyoç
« soir, nuit ; ténèbres ».
ILE, 2 7 2 ; TILB, 333.
1
D e riches m a t é r i a u x o n t é t é p u b l i é s p a r f e u N . J o k l , Linguistisch-kulturhistorische Unter-
suchungen aus dem Bereiche des Albanischen, B e r l i n u n d L e i p z i g , 1923.
144 HISTOIRE D U R O U M A I N ET DES L A N G U E S BALKANIQUES

Famille, parenté
dr., ar., mégi, copil s.m. « bâtard » (anc.), « fils, garçon » attesté dans
toutes les langues balkaniques : alb. Jcopil « Knecht ; junger Mensch »,
g. «bâtard», n.gr. x ô t c â ô ç «jeune», bg. hopelëja, hopelâh «bâtard », s.-cr.
hópile « id. ». Aussi en magyar et dans les langues slaves de l'est.
ILB, 2 6 9 - 2 7 0 ; TILB, 340.
dr. cumâtru s.m. « titre de parenté ; désigne le parrain, qui a tenu l'en-
fant sur les fonds baptismaux ; compère », cumâtrâ f. < lat. commater,
alb. humptër, kundër < lat. compater, Icumtër < lat. commater.
Du latin, comme d'autres termes de parenté du roumain (dr. cuscru,
fiu, fin, frate, mâtuçâ, norâ, nun, socru, sorâ, unchi, var, etc.).
En bulgare et serbo-croate, des formes abrégées :
bg. hum — huma, s. -cr. hûm ; cf. hong. homa « Gevatter ».
ML, 314-316.
dr., mégi., istr. mo$, s.m., ar. moa§â s.f. «vieux, vieillard; grand-père,
aïeul ; oncle (Moldavie) », alb. motshë, moshë s.m. « Greis, Alter ».
Les termes du roumain et de l'albanais ont sans doute la même source.
ILB, 272 ; TILB, 345

Corps humain

dr., mégi, buzâ, ar. budzâ, s.f. «lèvre; bord», alb. buzë s.f. «Lippe;
Spitze, Band, Schnabel eines Gefàsses ».
Le terme est attesté aussi en bulgare, avec le sens de « joue ».
ILB, 267 ; TILB 329.

Culte, fêtes

dr. colindâ « Noël, chant de quête, cantique de Noël que les enfants vont
chanter de maison en maison (dr. colindâtori, pl.), dans la nuit de Noël »
< v. si. holçda « Neujahrstag ». Terme du latin ecclésiastique (calendae),
entré en slave à l'époque du slave commun (v. dans Berneker, SEW, 544,
s.v. les termes du russe, ukrainien, bulgare, serbo-croate, slovène, tchèque
et polonais). Le sens du mot roumain ne coïncide pas avec ceux du slave.
C'est que le roumain a possédé un représentant direct du terme latin :
dr. *cârindâ, conservé jusqu'à nos jours dans le nord-ouest de la Transyl-
vanie : corindâ (avec â > o sous l'influence du terme venu du slave).
Cf. dr. càrindar « janvier ; sorte de calendrier populaire » < lat. calen-
darius. Le terme est attesté aussi en albanais.
ML, 330.
LE VOCABULAIRE SUD-EST EUROPÉEN D E QUELQUES INSTITUTIONS 145

dr., ar., mégi. Cräciun (ar. Cîrcun, Crîêun, mégi. Cärcun) s.m. «Noël» <
lat. creatio. Le phonétisme du terme roumain s'explique par ceci, que
lat. creatio a pénétré en slave méridional, et de là en roumain. Les langues
slaves, au voisinage du monde roman, ont des représentants de lat. crea-
tio, venus par la langue de l'église de Byzance, Aquilée, Salona ou Sirmium.
(En russe, des termes tels que haraéwn et koroëun, etc., qui ont un autre
sens, comportent une explication différente : Icortükü, v. si. kraStç-lcratiti
« verkürzen, kurz machen »). Alb. Tcërëuni « tronc, souche, bûche ». Les
autres langues romanes connaissent des dérivés de lat. natalis, et pareille-
ment l'albanais : Icershëndellë ( < lat. Christi natalis).
ML, 3 2 4 - 3 2 9 ; Bosetti, 8CL, XXII, 1971, p. 3 - 4 .
dr. Busalii, Busale « Pentecôte », ne provient pas directement de lat.
Bosalia, car l latin aurait dû être rendu par r. Le terme a donc pénétré en
roumain par le slave méridional, qui l'avait emprunté au latin : v. si.,
bg. rusalija (bg. rusalii), s.-cr. rusalj(i), rusalja, slov. rusalcek.
ML, 331.
dr. zîna s.f. « fée » < lat. Diana, de *zänä, avec à > î. alb. zânë « Fee,
Muse, Göttin », alb. du nord zâna « Bergfee und Helferin im Streit ».
Diana était vénérée en Illyrie et en Dacie (la majorité des dédicaces
militaires concernant le culte de Diane viennent de Dacie ; Lozovan,
Bomance Phil, XY, 1961, p. 177).
ML, 352-354.
Habillement
dr. brîu s.n., alb. brez s.m. « Gürtel ». Le prototype antérieur auquel
renvoient les deux langues comportait une consonne nasale : cf. alb.
brenc s.f. « Binde », mbrenj « gürte », et les formes du roumain sud-danubien :
ar. bamu, bîrn, brîn, mégi. brçn.
Cf. dr. brina s.f. « sentier ; sentier au flanc d'une colline ou d'une mon-
tagne », brinar « confectionneur, marchand de ceintures ».
ILB, 266 ; TILB, 337.
Habitat
dr., mégi., catun, ar. cätunär s.n. «hameau, cabane; four creusé en terre;
tanière », alb. katunt s.m. « Gebiet, Stadt, Dorf », katund « villaggio, bor-
gata ». Le terme est attesté dans toutes les langues balkaniques : néo-grec,
serbo-croate, bulgare, avec des sens voisins : « campement, quartier, ha-
meau, tente » ; katund « ville » est attesté en albanais au XI e siècle.
ML, 267-258, TILB, 339.
10 - c. 570
146 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

dr., mégi, gard, ar. gardu s.n. « clôture, enclos, clayonnage, haie sèche,
palissade », alb. gardh s.m. « Hecke, Zaun », gard « siepe ».
ILB, 269; TILB, 341.
dr. sat « village » (au XVI e s., encore fsat « Feld »), s.n. alb. fsîiat « id. »
< lat. fossatum « fossé qui entourait le village », « castra », en bas-latin.
A l'origine, terme militaire, «poste de commande, quartier d'une troupe
(IVe—VIe s.). cpoCTffâxov «châteaufort sur le Danube, la mer Noire ou le
territoire avoisinant » (Procope, VI e s.), en néo-grec, « ein mit Gräben
umzogenes Lager ».
Les villages albanais étaient fortifiés, et le sont encore de nos jours
ar. fusatea « fossé, retranchement », mégi, fusât « fossé ».
ML, 354-356.
dr., ar., mégi., vaträ s.f. «foyer, âtre », alb. g. voter, t. vatrë «Herd,
Feuerstelle ». Dans les langues slaves voisines du roumain et en magyar,
le terme a été emprunté au roumain.
ILB, 275; TILB, 3 5 2 - 3 5 3 .

Nature
dr., ar., mégi, baîtà, istr. bâte s.f. «lac, étang, marais, marécage, flaque ;
eau stagnante », alb. balte « boue, marécage ».
Emprunt au slave méridional, à une époque très ancienne, avant la
métathèse.
Le mot est attesté aussi dans les dialectes italiens : lomb., piém. pauta,
émil. pälta.
ML 3 1 0 - 3 1 2 , ILB, 614, TILB, 328, 374.
dr. Carpati s.m. « les monts Oarpates », alb. Tcarpë « roche » thr.
KapTOxTYjç (8poç).
ILB, 225.
mal s.n. « bord escarpé, berge, rive (d'un fleuve), rivage (de la mer) »,
alb. mal « Berg, Gebirge », n. de lieu Malung « sehr langen, oben geraden
Bergrücken », thr. Malua, capitale de la Dacie, Maluese, Dada Maluensis
(traduit en latin par Dada Bipensis) ; cf. le n. de lieu Maluntum.
ILB, 225-226, TILB, 331.
dr. p&ràu, pîrâu, pîrîu s.n. « torrent, ruisseau » : alb. përrua, prrua,
dét. përroi «Bett eines Flusses, Baches ; Bach, Tal, Waldstrom ». Le terme
albanais contenait, à l'origine, un n, cf. pl. perronjë, përrenje, përrënjë.
En slave méridional : bg. poroj « Gebirggsbach, Wolkenbruch, Platzregen »,
s.-cr. poroj « lit de rivière caractéristique, avec terre et pierres ».
ILB, 272; TILB, 346.
LE VOCABULAIRE SUD-EST EUROPÉEN DE QUELQUES INSTITUTIONS 147

dr. troian s.n. « fossé (avec pli de terrain), tranchée », de lat. Trajanus
« nom de l'empereur Trajan », par filière slave méridionale : bg. Trojan,
TrojansM (p&t), Trojanov fgrad), etc., r. (Val) Trojanov.

ML, 331.
Terminologie agricole
dr., ar. arat, dr. plug s.n. « charrue ». Ar ai est attesté de nos jours seule-
ment dans 2 localités de la Roumanie, dr. aletrà « charrue » < n.-gr. àXexpt.
Arat < lat. aratrurn ; plug : v.sl. plugu (emprunté au germanique).
L'arai est une charrue en bois, sans avant-train, avec le coutre en métal ;
dr. ranitä (rälitä) «primitiver Pflug, jetzt nur noch Jätten und Häufeln
gebraucht : Hackenpflug » est emprunté au slave méridional. Ces instru-
ments primitifs ont été remplacés par un instrument perfectionné, le plug.
(A paraître dans « Hommage à A. G. Haudricourt »).

Terminologie pastorale
Les termes suivants sont caractéristiques de la terminologie pastorale.
dr. smîntînâ, s.f. « crème » : v.sl. *sümetana (attesté dans toutes les
langues slaves). On devrait partir de * smentana, avec propagation de 1'»
dans la première syllabe (bg. smetâna, s. smetana).
dr. stînâ « bergerie, châlet ; endroit où l'on garde les brebis pendant
l'été, à la montagne », *stana est attesté dans toutes les langues slaves. En
bulgare : stan « lieu où les voyageurs passent la nuit ; halte, station »,
s.-cr. stân « Sennerei im Gebirge ; locus et casa mulgendis aestate ovibus,
crates pastorales ».
ML, 410; TILB, 356, 374.

II

LES ÉLÉMENTS LATINS

La présence en commun d'un certain nombre d'éléments latins en roumain


et en albanais, qui ne se retrouvent pas dans les autres langues romanes
ou qui y ont des sens différents, implique le développement des deux lan-
gues dans des conditions socio-linguistiques pareilles, qui justifient l'em-
prunt des termes latins en albanais.
148 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

Ces faits, qui ne sont par conséquent pas dus à une parenté généalogi-
que, viennent confirmer la nécessité de poser l'existence d'une civilisation
commune des populations de langue roumaine et albanaise, à une
époque reculée.
Voici l'énumération de ces termes, groupés par catégories.

Animaux
dr. câpâtînâ, ar. câpitînâ, s.f. « crâne, tête (surtout des animaux) », lat.
capitina (Graur, p. 91), alb. kaptinë «tête, crâne » (Fj., p. 201).
dr., ar. coamâ, s.f. « crinière », lat. coma, alb. kom, Icomë « crinière ;
poils de la queue du cheval » (Fj., p. 224, 226).
dr., mégi., grangur, s.m. «loriot» (ar. adj. gangur «couleur entre le
vert et le noir »), lat. galgulus (ILE, p. 190), alb. gargull « étourneau »
(Fj., p. 136).

Famille, parenté
dr., ar., mégi., istr. cuscru, s.m. «parent (père, mère ou proche) du
marié ou de la mariée », lat. eonsocer, alb. IcrushTc « groupe de parents qui
accompagnent la mariée » (Fj., p. 241).
dr., ar., nuiarcâ (ar. aussi nearcâ), s.f. «belle-mère, marâtre», lat.
noverca (ILB, p. 192), alb. njerkë «marâtre, belle-mère» (Fj., p. 355).

Corps humain
dr. stat «taille, stature», s.n. lat. status, alb. shtat «id. » (Fj., p. 542).

Culte, fêtes
dr. ura, urare « souhaiter, souhait », vb., s.f., ar. urare, s.f. « action de
souhaiter », lat. orare, alb. uroj « souhaiter de longues années, bonheur,
etc. » (Fj., p. 592).

Habillement
dr. iie « chemise de femme », s.f., lat. linea (Puçcariu, EW, p. 67), alb.
linjë « id. » (Fj., p. 273).
dr. mârgea (ar. mârdzeao, mégi, mârdzeaua), s.f. « perle », lat. margella
« corail » (ILE, p. 191), alb. marcel « boucle ronde de ceinture, de couleur
jaune, imitation du louis d'or que les femmes portent comme ornement »
(Fj., p. 291).
LES ÉLÉMENTS LATINS 149

Habitat
dr. scoartâ, s.f. « couverture », lat. scortea, alb. shkorsë « tapis, tapis en
poils de chèvre, dans une chambre habitée » (Fj., p. 528).

Nature
dr., ar., mégi., pom, s.m. « arbre fruitier », lat. pômum, alb. pemë « arbre
fruitier; fruit» (Fj., p. 387).
dr., ar., §es «plaine», lat. sessum, alb. shesh «plaine, champ» (Fj.,
p. 519).

Titre de noblesse
dr. împârat, mégi, ampirat, s.m. « empereur », lat. imperator, alb. mbret
«roi, empereur» (Fj., p. 300).

Harnachement
dr. §ea, ar., mégi., §auâ, s.f. « selle », lat. sella, alb. shalë « selle (de che-
val) » (Fj., p. 514 ; cf. dr. §ele, ar. §ale, sel'î s.f.pl. « reins », Graur, p. 113,
n° 7795 ; alb. shalë « partie intérieure de la cuisse ; jambe ».

Vie affective, activité intellectuelle


dr. cîntec, ar. cîntic, cîndic, conticlu, mégi, contic, s.n. « chanson », lat.
canticum, alb. Jcëngë « chant » (Fj., p. 211).
dr. crufa, vb. « ménager, préserver », lat. *curtiare, alb. Jcursej « épargner
le produit d'un gain ; ménager, préserver » (Fj., p. 253).
dr. cuvînt, istr. cuvint, s.n. « mot », lat. conventum, alb. Tcuvënd « dis-
cussion, mot, conseil » (Fj., p. 255).
dr. mîneca (a se), vb. « se lever de grand matin ; partir de grand matin »,
lat. manicare, alb. mëngoj «id. » (Fj., p. 309).
v. dr. pânâta vb. « peiner, souffrir », lat. poenitere {DE, 1319), alb.
pëndohem « se repentir, regretter » (Fj., p. 387).
dr. priveghi, ar. privegl'u, vb. « veiller », lat. perivigilare, alb. përgjoj
« veiller pendant la nuit un malade ; rester caché et écouter ce que l'on
dit» (Fj., p. 398).
dr. secret, s.m., adj. « désert », lat. secretus, alb. shlcretë « solitude » (Fj.,
p. 529).
dr. uri, ar. aurâscu, vb. « haïr », lat. horresco, alb. urrej « haïr, sou-
haiter le mal de quelqu'un » (Fj., p. 593).
150 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

dr. turba, ar. turbu, mégi, anturb, istr. turba, vb. « enrager », lat. turbare,
alb. tërboj « irriter, enrager » (Fj., p. 563).

Il convient, de citer, ensuite, un certain nombre de mots et d'expressions,


parmi lesquels des mots latins, qui sont énumérés dans notre Istoria
limbii romàne, 1968, p. 276—278.

Abréviations. Çabej = Eqrem Çabej. « Zur Charakteristik der lateinischen Lehnwörter im


Albanischen », Rev. de linguistique, VII, 1962, p. 1 8 1 - 1 9 9 .
DE = Candrea-Densusianu, Dicfionar etimologie al limbii romàne, Bucureçti, 1907 —
1914.
Fj. = Fjalor i gjuhës shqipe, Tirane, 1954.
Graur = A. Graur, «Corrections roumaines au REW », Bulletin linguistique p.p. A.
Rosetti, V, 1937, p. 8 0 - 1 2 4 ,
ILR = A. Rosetti, Istoria limbii romane, Bucureçti, 1968.
V. les exposés de G. Meyer, « Die lateinische Elemente im Albanesischen », neubearbeitet
von W. Meyer-Lübke, Grundriss der romanischen Philologie, hgg. v. G. Gröber, Strassburg,
1904 — 1906, I 2 , p. 1038 et de H. Mihäescu, «Les éléments latins de la langue albanaise»,
Rev. des études sud-est européennes, II, 1966, p. 5 — 33 et 323 — 353.
Les termes de la langue albanaise ont été révisés par Gr. Brâncuç, professeur à l'Université
de Bucarest, auquel nous adressons nos vifs remerciements.

(Communication au XP Congrès international des linguistes, Bologne, 28 août—2 sept. 1972)


SUR LE ROUMAIN COMMUN

Sommaire : Définition du roumain commun. Territoire. Civilisation com-


mune. Système phonologique. Les voyelles à, e, o. Les semi-voyelles. Les
consonnes : k et Zs', g et g', t et t', d et d', s et f, i consonne, n, 1 ; les groupes
de consonnes bl, cl, gl, se, st. Remarques finales.
Le but de notre exposé est de donner un aperçu des problèmes de la pho-
nétique et de la phonologie du roumain commun.
Les matériaux sont réunis dans ILE, p. 351 et s.
Définition. — L'état linguistique « roumain commun » est posé par la
comparaison du roumain parlé au nord et au sud du Danube.
La comparaison de quelques lignes, rédigées dans chacun des parlers
nord et sud-danubiens avère leur appartenance à la même langue, qui s'est
différenciée pendant les siècles suivants : le roumain commun x. Cet état
de langue a ses débuts aux VII e —VIII e siècles, date de naissance des
langues romanes, et dure jusqu'au X e siècle.
Le roumain est divisé de nos jours en quatre dialectes : le dacoroumain,
qui occupe les territoires du nord du Danube, l'aroumain (ou macédo-rou-
main), le méglénoroumain et l'istroroumain, parlés au sud du Danube.
La séparation entre les parlers du nord et du sud du Danube s'est pro-
duite probablement au plus tard au X e s., lorsque les ancêtres des Arou-
mains sont signalés dans la Péninsule des Balkans, entre Kastoria et le
lac Prespa. (En ce qui concerne le méglénoroumain, il est admis que c'est
une branche détachée de l'aroumain, tandis que l'istro-roumain a ses
origines au nord du Danube, d'où il s'est détaché avant le XIII e s.)
Il ressort de ces considérations que l'époque de communauté du rou-
main a duré jusqu'au X e siècle 2.
Territoire. Civilisation commune. — Comme on l'a vu, le roumain, à
l'époque de communauté, était parlé sur un vaste territoire, au nord et

1
V . les textes publiés par S. PUÇCARJU, Études de linguistique roumaine, Cluj — Bucureçti,
1937, pp. 6 6 - 6 8 .
V. notre exposé ILR, 352-354.
152 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

au sud du Danube. Quant à la civilisation des populations qui le parlaient,


elle présentait sans doute beaucoup d'éléments communs avec la civili-
sation des peuples balkaniques, au milieu desquels la population roumaine
s'est développée.
La population de langue roumaine pratiquait l'élevage, spécialement
celui des brebis (et, là où le terrain le permettait, l'agriculture) 3 .
Système phonologique. — Le latin vulgaire d'Orient connaissait 6
voyelles: [i] (<i), [e] ( < e , I), [e] (Ce), [a] ( < a), [o] ( < o, o), [u]
( < u , U).
Yers le Ve siècle, [e] a été diphtongué en [ie] (lat. ferrum > dr. fier,
ar. h'er).
Le système vocalique du roumain commun comprenait les phonèmes-
voyelles suivants :
série antérieure série médiale série postérieure
non-labiale non-labiale labiale
i u
e â o
a
Ce système comporte 3 degrés progressifs de fermeture, en partant du
degré le plus ouvert vers le degré le plus fermé : I, a. II, e, â, o. I I I ,

Voyons comment s'est réalisé le système phonologique du roumain
commun, à partir du latin.
â. La voyelle caractéristique â du roumain provient :
1. De a inaccentué (sauf à l'initiale : dr., ar. agru < lat. ager) : dr.
câma$â, ar. cîmeasa < lat. camisia.
Ce timbre vocalique, qui est presque pareil en albanais et en bulgare,
est sans doute d'origine « balkanique » 5 .
2. De lat. o inaccentué : dr. fârâ, ar. fîrâ < lat. foras.
Le passage de a à a, ou de e à «i provoqué par l'action des consonnes
environnantes, s'est produit ultérieurement, en dacoroumain 6.
La voyelle î, provenant de a, est, elle aussi, de date postérieure au
roumain commun.
â s'oppose à a dans la flexion nominale : dr. casa « maison » — casa
« la maison » et dans le vocabulaire : dr. rai pl. « méchants » — rai « para-
dis », etc.
3
V. nos considérations sur ce problème dans L, p. 215 — 216.
4
V. notre exposé « Sur le système vocalique du roumain », dans L, p. 157 — 160.
6
V. là-dessus ILR, p. 364.
« V. ILR, l.c.
SUR LE ROUMAIN COMMUN 153

1. e. Au début de la syllabe, e est réalisé comme ie' : dr. ieri, ar. a(i)eri<
lat. Jieri.
Cette diphtongue est aujourd'hui monophonématique, tant au nord qu'au
sud du Danube 7.
2. Précédé par n, e n'a pas été diphtongué : dr. inel, ar. nel < lat. anellus.
3. Suivi par n ( + consonne) e est passé à i: dr. bine, ar. g'ini < lat.
bene.
4. e suivi par n géminé ou par le groupe mn n'a pas été altéré, car dans
ces cas, l'occlusive nasale faisait partie de la syllabe suivante : 1. dr.
pana, ar. peanà < lat. pinna, 2. dr., ar. lemn < lat. lignum.
5. La métaphonie sous condition de e et de o accentués, que nous
allons examiner maintenant, est une particularité caractéristique du rou-
main. Les diphtongues ea' et ça', qui en ont résulté, sont biphonématiques.
Les faits sont les suivants :
lat. e' — a (â) > ea' : dr. cearâ, ar. tearâ < lat. cera.
lat. e' - e > ea' : dr. lege (XVI 8 s. leage), ar. leadze < lat. legem.
lat. o' - a (â) > ça' : dr., ar. coadâ < lat. coda.
lat. o' - e > ça' : dr. floare, ar. floari < lat. florem.
Dans les mots issus du slave méridional et du néo-grec, seuls e' et o'
suivis de a (à) ont été diphtongués. La diphtongaison n'a pas eu lieu lors-
que e' ou o' étaient suivis, dans la syllabe suivante, d'un e :
o'- a (â) > ça' : dr., ar. eoasâ : v. si. Tcosa, dr. coalâ < n.-gr. xôXXa.
o' - e : la diphtongaison n'a pas eu lieu : dr. cobe, ar. cob : v. si. Jcobï.
Par la suite, ë (un è très ouvert ou la diphtongue ea', en bulgare oriental
et en macédonien) des mots bulgares qui ont pénétré en roumain a été
rendu par la diphtongue ea, qui figurait déjà, comme on vient de le voir,
dans le système phonologique du roumain.
Le passage de e à ea', ou de o à ça', lorsque ces voyelles étaient suivies
d'un a (â), dans les mots roumains issus du latin, du slave ou du néo-grec
s'explique suffisamment par métaphonie (groupement de la voyelle sui-
vante, a ou â, avec la voyelle accentuée e ou o, de la syllabe précédente).
Mais le passage de e ou o à ea', ça', quand la syllabe suivante contenait un
e, suppose une étape intermédiaire, à savoir un è ouvert : ee > ee' > ea'.
Ainsi, e et o dans les mots autres que ceux issus du latin, n'ont pas
subi la diphtongaison : le phénomène, accompli à une étape antérieure,
ne s'est pas renouvelé 8.

7
Selon A. A v r a m , SCL, X V , 1964, pp. 361 — 362, dans fier, ie' était pareillement initial
de syllabe : fi-ier.
8
V. ci-dessous, Sur la diphtongaison des voyelles e et o en roumain, p. 224.
154 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

Il y a là une indication pour la chronologie du phénomène : la diphton-


gaison est antérieure à l'entrée des mots slaves en roumain, soit avant les
V I e - V I I I e siècles.
C'est, par conséquent, un phénomène propre au roumain commun.
6. e initial inaccentué, dans les composés latins avec eccum est passé
à a : dr. aci, ar. atia < lat. eccum hic.
7. Le passage de e à à (dans certains cas, par l'intermédiaire de o)9,
provoqué par l'influence d'une consonne labiale précédente, est postérieur
à l'époque de communauté du roumain, car le phénomène ne s'est pas
produit en aroumain (cf. dr. màr < lat. melum, mais ar. mer) 10.
1. o. La métaphonie sous condition de o accentué a été décrite en même
temps que celle de e accentué.
2. o accentué suivi de n (m) est passé à u : dr. cununâ, ar. curunâ < lat.
corona.
3. o inaccentué est passé à u : dr. arbure, ar. arburi < lat. arborem.
Les semi-voyelles. Le roumain commun possédait deux semi-voyelles,
l'une dans la série antérieure, non labiale, de timbre e, i, et la seconde dans
la série postérieure, labiale, de timbre o, u.
Les semi-voyelles forment des diphtongues avec la semi-voyelle comme
premier ou second élément : dr. eale - iale, ar. eali - iali < lat. illae, dr.,
ar. coadà < lat. coda.
Les semi-voyelles jouent le rôle de consonnes, précédées ou suivies
d'une voyelle : dr., ar. bot - boi (dans l'orthographe actuelle : boi « bœufs »
(pl. de bou) - boii = boi - boii « les bœufs », pluriel avec article enclitique).
Le rôle joué par les semi-voyelles, dans les exemples cités ci-dessus,
s'éclaire par les considérations qui suivent, concernant la nature de ces
sons parlés.
Elles rentrent dans la classification suivante :
1. phonèmes o u v e r t s et fonctionnellement syllabiques : i, u, l, m.
2. phonèmes ouverts et fonctionnellement non syllabiques : i, u, etc.
3. phonèmes fermés non syllabiques : p, t, le.
A noter que la diphtongue peut être annulée par adjonction de l'article :
dr. leu « lion », le-ul ( — le-uul) « le lion », tandis qu'en aroumain la diph-
tongue a été conservée : leu-lu u.
Les consonnes. — Les voyelles prépalatales e et i ont altéré les conson-
nes précédentes, qui sont devenues des fricatives et des affriquées. fc'

» V. ML, p. 148.
10
V. ILR, p. 364.
11
V . M. CARAGIU-MARIOTEANU, SCL, X I V , 1 9 6 3 , p. 3 1 9 .
SUR LE ROUMAIN COMMUN 155

était, au début, une variante du phonème k, pour devenir ensuite un pho-


nème indépendant. Les consonnes g, t, d, i consonne et s, sous l'action
des mêmes voyelles prépalatales, sont devenues des phonèmes indépen-
dants, fricatifs ou affriqués : k > ij, ts; g >d3, (d)z; t >ts, i f ; d >dz,
dz : s > J.
Mais les occlusives ont conservé leur caractère dur et de même s n'a
pas été altéré devant les voyelles a, à, o, u.
Ainsi, les occlusives dures k, g, f, d dans car, gurâ, tatà, dor ou la sifflante
(s) dans soare, opposées aux fricatives (tj, d3, ts, z) et à la chuintante (J1)
dans cer, ger, farâ, zi, §i.
Voici le détail de ces changements :
A. k' + ia, iu accentués ou inaccentués sur le deuxième élément :
1. ts : incalciare > dr. incâlfa, ar. (a)ncâltare, brachium > d r . , ar. braf.
2. > i j (devant io, iu accentués ou inaccentués) : dr. picior, ar. cicior <
petiolus, ericius > dr. arici, ar. ariëu.
3. k + e, i >tj : lat. caelum > dr. cer, ar. ter (dans quelques cas,
l'aroumain connaît, lui aussi, le traitement tf : tfinuçâ, dr. cenuçà < lat.
*cinusia).
B. g' + i en hiatus :
1. > (d)z : absungia > dr. osînzâ, ar. osîndzà.
2. > dz, devant i, premier élément d'une diphtongue : sanctus Geor-
gius > dr. 8ind5ordzu, ar. Sàmd3ordzu.
3. g + e, i > d3 : lat. gelu > dr. ger, ar. dzer.
0. t + i en hiatus :
1. > ts, d e v a n t ia accentué ou non : lat. matia > dr. mate, ar. matâ.
2. > t$, d e v a n t io, ia accentués : fetiolus > dr. fecior, ar. fit$or.
3. > ts, devant iu non accentué : puteus > dr., ar. put.
D . t + e, i a été assibilé : terra > d r . , ar. tarâ.
E. d' + i en hiatus :
1. (d)z devant ia accentué ou non et io, iu inaccentués : médius > dr.
miez, ar. n'edz.
2. >dz, devant io, iu accentués : deorsum > d r . jos, ar. (n)d3os.
F . d + e, i a été assibilé : decem > dr. zece, ar. dzate.
G. s + i ou e, i en hiatus > J : sic > dr., ar. §i.
H. i consonne, suivi de o, u accentués est passé à d5 (puis à j, en daco-
roumain) : dr. ajuna, ar. adZunari < lat. jejunare.
I. n Suivi de i (e) en hiatus, n a été palatalisé et ensuite mouillé.
A l'époque du roumain commun, n se trouvait au stade de la mouillure.
Ultérieurement, n a disparu dans la majorité du territoire dacoroumain,
mais il s'est maintenu au sud du Danube : lat. calcaneum > dr. càlcîi,
ar. cîlcîn'u.
156 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

2. Le passage de -n- à -r- (rhotacisme) est commun au dacoroumain et


à l'albanais, mais le phénomène ne s'est pas produit en même temps dans
les deux langues 12. L'aroumain ne connaît pas le phénomène, comme il
ne connaît pas, non plus, la nasalisation de la voyelle qui suit l'occlusive
nasale, et ceci est un de ses traits caractéristiques (le méglénoroumain se
comporte de la même manière).
Ainsi : lat. *canutus > dr. cârunt (par cânunt), mais ar. cînut13.
Le rhotacisme est un phénomène dialectal du roumain commun, qui
n'intéresse que les parlers nord-danubiens, car il est antérieur à l'époque
où s'est manifestée l'influence du slave méridional sur le roumain (VIe—
VIII e siècle)14.
Ce phénomène n'a pas donné naissance à un phonème nouveau, car
nr ou r ne sont qu'une variante de Vn, et l'opposition est la même dans
bine ou binre, opposés à bice.
Le fait que l'-n- slave n'a pas été traité, en roumain, de la même mani-
ère que V-n- latin ne prouve pas que le rhotacisme a pu se produire tout
aussi bien après l'exercice de l'influence slave sur le roumain, car on ne
peut concevoir la coexistence de deux prononciations différentes de V-n-
dans Una (lat. lana), par exemple, et dans ranâ (v. si. rana). Il faut, donc,
adopter une explication chronologique, comme nous l'avons fait. Les seuls
mots venus du slave qui connaissent le rhotacisme (jupîn et smîntînâ)
font partie du petit groupe de mots qui ont pénétré en roumain à l'époque
la plus ancienne des relations slavo-roumaines, car ils connaissent le
passage de a à î (jupîn, comme stînâ et smîntînâ, stâpîn), que les éléments
slaves du roumain ignorent (dr. ranâ : v. si. rana) 15.
-n- a disparu dans dr. o < lat. una inaccentué, mais s'est maintenu
sous l'accent : una. L'aroumain possède une seule forme, à n : unâ.
Ici encore, la différence de traitement entre le groupe du nord et du sud
du Danube est nette 16.
1. I. En roumain commun, l suivi de e, i ou de e, i en hiatus a été pala-
talisé. Ultérieurement, comme suite à la mouillure, V a disparu en daco-
roumain, mais il s'est conservé en aroumain : dr. femeie, ar. fumeal'â <
lat. familia.

12
V. ILR, p. 249.
« V. ILR, p. 383.
14
V. notre Étude sur le rhotacisme en roumain, Paris, 1924, pp. 48 — 51.
15
V. ILR, p. 338-339.
16
II faut dire que la disparition de l'n, en dacoroumain (v. ILR, p. 371 — 372), n'est pas trop
ancienne ; au X V I e siècle, les t e x t e s notent par uo le *uà, qui provient de unâ.
Dans dr. frtu, grtu et brtu < lat. frenum, granum et thrace *brenu, le dacoroumain se
sépare là encore de l'aroumain, qui connaît des formes à n conservé : brin, frln, ftrnu, grtn, glrnu.
A noter que l'occlusive nasale est conservée en dacoroumain dans les formes du pluriel
frtne, grtne (et brtne, avec un sens spécialisé ; v. ILR, p. 368).
Ces faits sont donc postérieurs à l'époque du roumain commun.
SUR LE ROUMAIN COMUN 157

2. I vélaire intervocalique est passé à r : dr. burete, ar. bureati < lat.
boletus.
s, v. ci-dessus.
bl. b du groupe bl intervocalique est passé à u o u a disparu : dr., ar.
sulá < lat. subla.
br. b du groupe br intervocalique est passé à » o n a disparu : dr. dur,
mégi. t¡ur < lat. cibrum.
cl. gl. I des groupes cl, gl a été palatalisé, puis mouillé : dr. cheie, ar.
cl'ae < lat. clavis, dr. ghiafâ ar. gl'atâ < lat. glacia. Tel' est conservé en
aroumain. La réduction du groupe kl' en h' (k palatalisé) est du fait du
dacoroumain ; le phénomène est tardif, car kl' est attesté encore au XVI e
siècle : Urecle (n. pr.). (k' fait partie, comme on l'a vu, de l'inventaire de
phonèmes du roumain commun).
se. Le groupe initial se- a été sonorisé en zg : dr., ar. zgurâ < lat. scoria.
st. s du groupe lat. st, suivi par e, i, est passé à J< : dr. creste, ar. creaçtiri
< lat. ereseere, cîçtiga, ar. cîçtigari < lat. castigare.
Remarques finales. — Le roumain, à l'époque de communauté, était
parlé, comme on l'a vu, sur un vaste territoire, au sud et au nord du Danube.
La séparation entre le groupe du sud et celui du nord est une chose accom-
plie au X e siècle.
Il convient de séparer les innovations phonétiques communes aux deux
groupes, et la création d'un système phonologique commun, des innova-
tions ultérieures, qui se sont développées d'une manière indépendante
dans chacun des groupes. Le passage de e, suivi de » ( + consonne), à i,
la diphtongaison de Ve en ie, la métaphonie des voyelles accentuées e
et o, suivies, dans la syllabe suivante, de a (a) ou e, et le passage de a inac-
centué à à comptent parmi les traits caractéristiques de la phonétique et
de la phonologie du roumain commun. Il faut signaler, ensuite, le passage
de o inaccentué à u, et l'altération des consonnes suivies d'une voyelle
prépalatale, dont les débuts datent de l'époque du latin. Dans le traite-
ment de Vn intervocalique, le dacoroumain se sépare de l'aroumain. Le
traitement de l, devant une voyelle prépalatale, de l vélaire intervocalique
et des groupes cl, gl est pareil dans les parlers du nord et du sud du Danube.
E t de même, celui des groupes se et st.
Le roumain commun était phonétiquement unitaire, mais sur quelques
points importants, les parlers du sud du Danube ont eu une évolution
différente, tout en partant d'un état commun.

(Actas del XI Congresso internacional de lingüística y filología románicas, M a d r i d , 1969,


p. 1139-1147)
SUR LA CHRONOLOGIE DES ÉLÉMENTS SLAVES
MÉRIDIONAUX DU ROUMAIN

Les éléments slaves qui ont pénétré en roumain à une époque ancienne
forment plusieurs couches, que l'on peut dater en prenant pour critère
certains traitements phonétiques subis par ces éléments.
Ainsi, il est admis que les mots dans lesquels Y. si. ç a subi le traitement
un, en roumain, sont les plus anciens (ainsi : dr. cumpànâ : v. si. Tcçpona ;
dr. dumbravâ: v. si. dçbrava, etc.), tandis que ceux dans lesquels v. si.
g est rendu par în (< ân), sont plus récents (postérieurs au 12e siècle :
dr. oblînc : v. si. oblçM, etc.) 1 .
Parmi les mots slaves qui ont pénétré à une époque ancienne en roumain,
on compte aussi ceux, attestés en bulgare au 10e siècle, dans lesquels les
diphtongues à liquides or et ol du slave commun n'ont pas subi la métathèse,
ainsi dr. baltâ, daltâ et gard. Plus tard, le roumain a emprunté au slave
méridional des mots dans lesquels la métathèse a eu lieu : dr. grâdinâ,
grajd, plaz, prag, etc 2 .
M. Vladimir Georgiev a attiré récemment l'attention sur le fait que
dans un parler bulgare archaïque (à Tichomir, près de la frontière grecque),
la voyelle o n'apparaît que sous l'accent ; dans tous les autres cas, on
trouve un a 3 .
Ce traitement particulier se retrouve dans une série de toponymes
grecs d'origine slave recueillis par M. Yasmer, et antérieurs, eux aussi, au
10e siècle.
Ainsi pàXrouxa < v.bg. Blatûlco, Tapi-rera : cf. bg. Qorica, etc. 4
Nous avons examiné naguère ce problème, en nous fondant sur le même
ouvrage de M. Yasmer (Die Slaven in Griechenland, Berlin, 1941).
Nous avons expliqué le fait que certains de ces toponymes, répandus sur
le territoire de langue grecque, montrent des traitements antérieurs à
ceux que les mêmes sons du slave méridional ont subi en roumain, par ceci,

1
V. ILR, p. 3 3 9 - 3 4 2 et 6 1 5 - 6 1 7 .
* ILR, p. 3 4 2 - 3 4 3 .
3
Vladimir Georgiev, « Problèmes phonématiques du slave commun », Revue des études slaves,
X L I V (1965), 7 - 1 2 .
4
Georgiev, l.c., 9.
CHRONOLOGIE DES ÉLÉMENTS SLAVES MÉRIDIONAUX DU ROUMAIN 159

que, en Grèce, les apports du slave méridional ne se sont pas renouvelés,


comme dans les régions danubiennes, où la prononciation des sons slaves
a été sans cesse réadaptée à la prononciation courante®.
Ces faits prouvent que, par rapport à la masse des mots slaves qui mon-
trent des traitements que l'on peut dater à partir du 12e siècle, il existe
un petit nombre de mots qui présentent des traitements archaïques.
Parmi ces mots, dr. baltâ pourrait s'expliquer par l'illyrien, mais la pré-
sence du même traitement en bulgare semble indiquer que baltâ a été
emprunté par le roumain, à une époque ancienne, au slave méridional.
Quant à dr. altifà 'épaulette de la chemise des paysannes ornée de bro-
deries ou de paillettes', c'est sans doute un emprunt au bulgare altica
'morceau d'étoffe rapportée', car la méthathèse la- > al- est inusitée en
roumain6.
Ajoutons à ces considérations qu'il existe aussi d'autres traitements
qui nous reportent à l'époque la plus ancienne des rapports entre le slave
méridional et le roumain. Il a été en effet montré que si Va accentué -¡-n
des mots slaves du roumain n'a pas été, en règle générale, altéré (ainsi dr.
ranâ: v.sl. rana; dr. Tirana: v.sl. ocrana, etc.), il n'en est pas moins vrai
que dans dr. jupîn et stînâ : v.sl. ¿upanu, stanù, a + n est passé à î (par
l'intermédiaire de a, v. ci-dessus oblîne, etc.). Ces quelques mots font
donc eux aussi partie du fonds le plus ancien de mots empruntés par le
roumain au slave méridional7.
Notre exposé a eu pour but de poser, avec un degré supérieur de certitude,
l'existence d'une série d'élements slaves du roumain qui datent de l'époque
la plus ancienne des rapports entre le slave méridional et le roumain.

(To Honor Roman Jakobson, T h e Hague, 1 9 6 7 , p. 1667-1668)

5 V. ML, 333-334, et ILR, p. 616-617.


6 V . G . Mihàilâ, împrumuturi vechi sud-slave tn limba românâ ( B u c u r e ç t i , 1 9 6 0 ) , 6 5 . Selon S . B
Bernstein (Gramatica comparatâ a limbilor slave, t r a d . G. Mihàilâ, Bucureçti, 1 9 6 4 , 4 4 et 2 9 3 ) ,
attifa serait formé en roumain, à p a r t i r de latica. Lata n'est p a s a t t e s t é en v i e u x slave (V. Sadnik-
Aitzetmiiller, Handwb. zu den altkirchensl. Texten, L a Haye-Heidelberg, 1 9 5 5 , s.v.). A. Vaillant
(Grammaire comparée des langues slaves, I, Paris, 1950, 161 — 1 6 2 ) explique bg. altica p a r le
roumain. Altifà ne figure pas dans l ' A L R , mais le mot est enregistré dans le questionnaire du
NALR (Nouvel Atlas Linguistique roumain), en cours d'élaboration (question 1 4 7 9 ; altifà a été
enregistré dans les parlers d'OKénie de nos jours).
' V. ILR, p. 338-339.
SUR QUELQUES EMPRUNTS ANCIENS DU ROUMAIN
AU SLAVE MÉRIDIONAL ET AU MAGYAR 1

Nous nous proposons d'examiner ici quelques mots empruntés par le


roumain au slave méridional : parmi ces mots, certains ont pénétré en
roumain à l'époque la plus ancienne ; d'autres sont des mots appartenant
au latin balkanique et transmis au roumain par l'intermédiaire du slave
méridional ; enfin, deux mots d'origine magyare semblent avoir été emprun-
tés directement au magyar.
Voyons les faits.
I. Mots slaves empruntés à l'époque la plus ancienne.
1. dr. jupîn « titre honorifique, Messire (anc.) ». Le j- initial de ce mot
du dacoroumain correspond à v. si. S, et de même dans dr., ar. jale : v. si.
èalï, dr. ar. jar : v. si. Sarü. Si. ê est entré dans le système phonologique
du roumain, lors du contact du roumain avec le slave méridional, à partir
du VIe siècle. Dans le système phonologique du roumain, j se trouve dans
la même situation que g, qui appartient au fonds latin de la langue (lat.
j + o, u ou d + io, g + e, i ; ultérieurement, g a passé à j dans une partie
du territoire dacoroumain)2. Le traitement par î de l'a + n slave en daco-
roumain ne se retrouve que dans quelques mots. L'explication par la

1 Abréviations:
Mladenov = S t . M l a d e n o v , Etimologiëeski i pravopisen reinik na bàlgarskija kni-
ïoven ezik, Sofija, 1941.
Mihäilä = G. M i h ä i I ä, Imprumuturi vechi sud-slave In limba românà, Bucureçti, 1960.
T. Papahagi, D = T a c h e Papahagi, Dicfionarul dialectului aromân général fi
etimologic, Bucureçti, 1963.
Petkanov = I v a n P e t k a n o v , Les éléments romans dans les langues balkaniques,
Actes du Xe Congrès international de linguistique et philologie romanes, Strasbourg, 1962,
Paris, 1965, III, 1159-1176.
Tamâs W = L a j o s T a m â s , Etymologisch-historisches Wörterbuch der ungarischen Ele-
mente im rumänischen, Budapest, 1966.
Vasmer W = M a x Vasmer, Russisches etymologisches Wörterbuch, I—III, Heidelberg,
1953-1958.
2 V. E m. V a s i 1 i u, dans Omagiu lui Al. Rosetti, Bucarest, 1965, p. 9 7 7 - 9 7 8 .
EMPRUNTS ANCIENS D U R O U M A I N . 161

chronologie de l'emprunt s'applique aussi à l'hypothèse selon laquelle


jupîn proviendrait d'un mot avare, emprunté à date ancienne par le slave
méridional.
De fait, bg. iupân (Mladenov, 168, s.v.) s'explique par ëupa « Gau »
(Sadnik-Aitzetmuller, p. 340, no. 1178 ; Yasmer W, I, 432).
2. dr. smîntînâ « crème ». Nous avons déjà examiné ce mot, qui pose
deux difficultés : la présence de l'i dans deux syllabes consécutives, et celle
de Vn dans la première syllabe, car les langues slaves ne possèdent que
des formes sans n dans la première syllabe : bg. smetâna, s.-cr. smetana,
etc. C'est pourquoi Yasmer (W, I I , 672—673) propose de partir de v. si.
mçtç, mçsti « rùhren », avec une voyelle nasale dans la première syllabe,
donc de *sûmçtana (v. Mladenov, 593, s.v.) ; le deuxième î pourrait s'expli-
quer par assimilation (v. Mihâilâ, SOL, VII, 1956, p. 143). Quant à
l'i ( < v. si. g) de la première syllabe, il est normal (v. ILB, p. 341—342).
3. dr. stâpîn « maître, patron, propriétaire, possesseur ». Le mot est
attesté en bulgare (stopan, stopanin « Hausherr, Wirt, Herr ») et en serbo-
croate (stòpanin « maître de maison »). Il ne figure pas dans les textes vieux
slaves ; toutefois, Mladenov (610, s.v.) indique la présence de stopanû en
vieux slave « tardif » et aussi en alb. shtëpâ t. shtëpreshe « Sennerin, Haus-
frau » de 1. shtëpânje, shtëpaje dans le pays Shpati et aussi à Dibra (E.
Çabej, Zs. f . Balle., I I , 1964, p. 15).
4. dr. stînâ « bergerie, fromagerie ». La présence de l'i sera expliquée,
comme pour les cas ci-dessus, par la chronologie. Le mot est attesté en
v. slave, avec le même sens (stanu « Heer-Lager », Sadnik-Aitzetmuller,
124 ; Mladenov, 606, s.v.). En slave, c'est un mot du vieux fonds indo-eu-
ropéen (Vasmer W, I I I , 3). Ar. stînâ est sans doute un emprunt au daco-
roumain (T. Papahagi, D, 977, s. v.).
5. dr. stîncâ « roche, rocher, écueil ». L'explication chronologique par
le slave serait possible, pour la présence de l'i. Cf. r. stenâ « Wand »
(Yasmer W, I I I , 10), v. si. stëna « Wand, Mauer » (Sadnik-Aitzetmuller,
124), avec, en roumain, e > i > i. A part les difficultés phonétiques, il
faut dire que les sens ne coïncident pas. Y. nos considérations, ML, 398 —
413 3 .
I I . Mots du latin balkanique introduits par l'intermédiaire du slave méri-
dional.

3
L'explication de dr. juptn, stàptn, sttnâ, smtnttnâ par le latin, reprise par E. P e t r o v i c i ,
Le latin oriental possédait-il des éléments slaves?, RRL, X I , 1966, p. 313 — 321) ne saurait être
retenue, car elle est fondée sur des reconstructions hypothétiques et ne tient pas compte du
fait que les mots en question ont des représentants dans toutes, ou dans la majorité des langues
slaves, et non seulement en slave méridional.

11 - C. 679
162 HISTOIRE D U R O U M A I N ET DES LANGUES BALKANIQUES

1. dr. bivol « buffle » : v. si. byvolü (Mihäilä, 77, mais ne figure pas dans
Sadnik-Aitzetmüller), bg. bivol, s.-cr. bivo < lat. (bos) bübalus (Yasmer
W., I, 139, s.v. ; Mladenov, 28, s.v., Petkanov, 1164).
2. dr. candelä «veilleuse»: v. si. kanûdilo, bg., s.-cr. kandilo < lat.
eandela, par intermédiaire du gr. xavSvjXa (Vasmer W, I, 517, s. v.
Sadnik-Aitzetmüller, 44, sv., Mladenov, 230, s.v. : du grec).
3. dr. colindà « cantique de Noël », ar. colinda « la veille de Noël »
(T. Papahagi, D, 304 s.v.) : v. si. Icolçda « Neujahrstag » (Sadnik-Aitzet-
müller, 45, s.v.), bg. Mleda « Weihnachtsfest » (Mladenov, 246, s.v.),
s.-cr. kôleda « Weihnachtslied » (Yasmer W, I, 606) < lat. calendae (et
non par le grec). V. nos remarques, avec indications bibliographiques,
dans ML, 330.
4. dr. cräciun « la fête de Noël », ar. eràciun « Noël ; bûche de Noël »
(T. Papahagi, D, 308, s.v.) doit être expliqué, comme nous l'avons
déjà montré, par le lat. creationem (v. notre exposé, ML, 324—330),
emprunté au latin balkanique par le slave méridional (bg. Kracun « ein
Tag um Weihnachten », Mladenov, 256, s. v., Vasmer W, 633, s. v.), et
passé ensuite en roumain.
5. dr. otet «vinaigre»: v. si. ocïtu (Sadnik-Aitzetmüller, 74, s. v.,
Mihäilä, 62), bg. ocet (Mladenov, 405, s. v.) < lat. aeëtum (Yasmer W, II,
294—295 : peut-être par got. akeit, explication que Skok, Zs. Bom. Phil.,
XLVI, 1926, p. 394 conteste).
6. dr. rusalii « Pentecôte » (v. nos remarques, ML, 331) : v. si. rusalija
«Pfingsten» (Sadnik-Aitzetmüller, 116, s.v.), bg. rusallca «être féminin
mythique », s.-cr. rùsâlje, rusalja < lat. rosalia « pascha rosata, rosarum »
(Mladenov, 564, s. v., par le néo-grec, ou directement du latin, Vasmer W,
II, 549).
7. dr. troian « fossé (avec pli de terrain), tranchée », bg. trojan (Vasmer
W, III, 142, Petkanov, 1163), Trojan « ville au centre des Balkans »,
TrojansM pät « route de Trajan », Trajano « route près de Sofia », Trajanov
drum «route de Trajan, en Thrace occidentale » < lat. Trajanus. V. notre
exposé, avec indications bibliographiques, ML, 331.
III. Emprunts au magyar, par l'intérmédiaire du slave méridional.
1. Nous avons expliqué le traitement par î (< ä) de dr. gînd «pensée,
imagination, intention » < mag. gond (attesté à partir du XV-e s.), par
intermédiaire slave, mag. o -f n ayant subi le même traitement que v. si.
ç: ä >î (v. notre exposé dans ILE, p. 298—299). Il faut cependant
tenir compte du fait que, à part ce mot, il y en a aussi d'autres, ainsi dr.
dîmb « colline » < mag. domb, et, comme l'a indiqué avec justesse L.
Tamâs (W, 298—299 et 386—387), d'autres mots roumains d'origine
magyare avec l'hésitation entre u-î ( < mag. o -f n, m) : dr. bolund, bo~
E M P R U N T S ANCIENS DU ROUMAIN.., 163

lînd < mag. bolond, dorungâ, dorîngâ < mag. dorong, golumb, golîmb
< mag. galamb.
Ceci prouve que l'p magyar, suivi d'une nasale, a été traité en roumain
de la même manière que l'ç> slave.
Il se peut, donc, que dr. dîmb et gînd aient pénétré en roumain par
l'intermédiaire du slave : gînd est général, en dacoroumain, et dîmb est
signalé en Transylvanie et dans la moitié septentrionale de la Moldavie
(répartition territoriale attendue, pour un mot d'origine magyare ; la
Yalachie et la Dobrogea connaissent des termes tels que movilâ, etc.)4. Mais
les autres mots cités ci-dessus, qui sont signalés seulement dans les parlers
roumains de la Transylvanie, mettent en doute cette explication et font
pencher la balance pour un emprunt direct au magyar.
2. Les verbes dacoroumains en -ui ( < m a g . i : alkatni, bântani, etc.)
< si. -ovati : aldovati > dr. aldui, bantovati > dr. bîntui, engedovati > dr.
îngàdui, felelovati > dr. felelui5.
IV. Noms de rivières. La forme phonétique de quelques noms de rivières
du domaine dacoroumain prouve que les noms d'origine thrace (ou autre)
ont passé par une filière slave méridionale.
Ainsi : Ampoi, Arges, Buzâu, Mureç, Siret, Timiç 6.

(Romanoslavica, X V I , 1968, p. 1 9 - 2 2 )

4
V. Atlasul lingvistic román, serie nouà, vol. III, Bucureçti, 1961, carte 809.
* V. ILR, p. 419.
6
V. ILR, p. 227 — 228 et V. G e o r g i e v , Introduzione alla storia delle lingue indeuropee,
Roma, 1966, p. 3 5 9 - 3 6 0 . Pour C. P o g h i r c (Rev. roum. de ling., X I I , 1967, p. 25),
« loin d'être transmis par l'intermédiaire s l a v e . . . la majorité des hydronimes (cités ci-dessus)
présentent des changements phonétiques spécifiques au daco-mésien tardif, inexplicables par
le slave parlé au moment de la venue des Slaves ». Ces traitements sont s > S et a > o. Il faut
dire que, dans l'état actuel de nos connaissances, une telle affirmation est pour le moins hâtive.
Le traitement s > í est prévu et ancien, et il a pu été transmis tel quel par le slave, comme nous
l'avons montré dans notre exposé précité.
SUR LA LANGUE SLAVE DES CHARTES VALAQUES
DES XIV e -XV e SIÈCLES

S. B. Bernstein, professeur à l'Université de Moscou, a consacré un vaste


ouvrage à l'étude détaillée de la langue des chartes valaques des XIV e —
XV e siècles, rédigées en slavon 1 . Il a constaté que la langue de ces textes
présente des particularités des parlers bulgares. Selon Bernstein, ces parti-
cularités appartiennent aux parlers slaves parlés en Valachie, qui étaient
différents des parlers bulgares du sud du Danube, quoique, comme le
montre l'auteur, ces parlers « étaient très rapprochés » (p. 77). Il en résul-
terait que les traits particuliers indiqués ne doivent pas être interprétés
comme des écarts de la norme, dus aux scribes qui ont rédigé les chartes,
erreurs dues au fait que les scribes roumains connaissaient imparfaitement
le bulgare. Bernstein admet cependant que les auteurs des chartes, quoi-
que Bulgares, connaissaient imparfaitement le slavon de la chancellerie,
ce qui pourrait expliquer certaines erreurs (l.c. et p. 364).
Bernstein part de la prémisse que la population de langue slave du nord
du Danube serait plus ancienne que la population de langue roumaine
(p. 127). Entre le I I I e siècle et le X I I e il n'aurait pas existé de population
romanisée en Valachie 2. Les relations entre les deux populations auraient
commencé, selon Bernstein, au X I I e siècle, et auraient duré jusqu'au
XVI e siècle (p. 363).
A notre avis, cette thèse ne peut plus être soutenue aujourd'hui. L'exis-
tence d'une population roumaine dans la majorité du territoire nord-danu-
bien, avant la venue des Slaves (VI e siècle), est admise de nos jours géné-
ralement. D'autre part, il existe des preuves linguistiques décisives concer-
nant les premiers contacts entre le roumain et le slave méridional, à savoir

1
S. B. Bernstein, Razyskanija v oblasli bolgarskoj istoriceskoj dialektologij, tome I : jazyk
bolgarskih gramot XIV—XV vekov, Moskva—Leningrad, 1948.
2
Ultérieurement Bernstein est revenu sur cette affirmation, en admettant l'existence, à cette
époque, d'une population autochtone en Valachie (S. B. Bernstein, Cu privire la legàturile ling-
oistice slavo-române, dans Omagiu lui Iorgu Iordan, Bucureçti, 1958, p. 78 — 79).
LA LANGUE SLAVE DES CHARTES VALAQUES DES XlVe—XVe S. 165

le traitement des jers et celui des voyelles nasales du vieux bulgare en


roumain3.
Les Slaves sont donc arrivés ultérieurement dans le territoire nord-danu-
bien, et le slave s'est superposé (adstrat) à la langue romane des popula-
tions romanisées du nord du Danube. Le fait que dans le territoire nord-
danubien la population slave a été romanisée, en perdant sa langue, en
regard de la persistance du slave au sud du Danube et de la disparition
de la langue romane locale, dans la masse slave, présuppose, sans aucun
doute, des conditions différentes au nord et au sud du Danube. A des
conditions de vie différentes (politiques, économiques et sociales) corres-
pondent des résultats différents : d'un côté du Danube, le roman a été
vainqueur, de l'autre, le slave.

La thèse de Bernstein n'est confirmée dans le détail par aucun des
traits caractéristiques qu'il a relevés, dans la langue des chartes étudiées.
Car les particularités caractéristiques de la langue des chartes des
XIV e —XV e s., écrites en Yalachie, se retrouvent, toutes, dans les parlers
bulgares du sud du Danubé.
(En ce qui concerne la parenté des parlers bulgares nord-danubiens avec
ceux du sud du Danube, Bernstein se contente de constater que les parlers
slaves de Yalachie faisaient partie du même groupe que les parlers bulgares
de Mésie, Thrace, Macédoine Grèce, Albanie centrale et méridionale, p.
363.) Mais les détails pour caractériser les parlers slaves de la Yalachie
manquent entièrement dans le livre de Bernstein 4 .
De cette manière, la thèse de Bernstein est contredite par les exemples
qu'il a relevés lui-même, du moment que ces faits, pris un à un, sont
signalés également, comme nous allons le montrer tout de suite, dans les
parlers bulgares sud-danubiens.
Nous allons énumérer les traits caractéristiques de la langue slave des
chartes des XIV e —XV e siècles rédigées en Yalachie relevés par Bernstein.
Dans tous les cas qui suivent, les faits sont identiques dans les parlers
bulgares sud-danubiens :
1. Confusion des verbes en -çt et -çt, procès spécifique du bulgare parlé
(Bernstein, p. 198) ;
2. le futur est exprimé à l'aide du verbe auxiliaire Stç, suivi de l'infini-
tif (B., p. 204; Mladenov6, p. 260);

3 V. ILR, p. 286 et s.
4 G. Mihäilä, dans le c.r. du livre précité de Bernstein (SCL, VII, 1956, p. 143 — 149),
observe avec raison que Bernstein ne donne aucune précision sur les parlers bulgares nord-
danubiens.
5 St. Mladenov, Geschichte der bulgarischen Sprachen, Berlin —Leipzig, 1929.
166 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

3. emploi assez fréquent de l'aoriste (B., p. 207 ; Mladenov, p. 259) ;


4. le subjonctif avec da, à la place de l'infinitif (B., p. 216 ; Mladenov,
p. 268). Le phénomène apparaît, sporadiquement, dans les chartes de
l'époque de Çtefan cel Mare (B., p. 217) ;
5. la décomposition de la flexion nominale ; le nominatif est employé
à la place de l'accusatif. Ainsi, le complément direct est exprimé au nomi-
natif (B., p. 248; Mladenov, p. 226). Dans le cas des thèmes en a (ja),
le sujet et l'objet direct étaient distingués seulement par des procédés
analytiques (B., p. 249). Les chartes prouvent l'existence de la déclinaison
nominale, dans la langue parlée (B., p. 364—365 ; Mladenov, p. 220) ;
6. le rapport d'appartenance est exprimé, parfois, par simple juxta-
position (B., p. 261 ; Mladenov, p. 273) ;
7. d'autres fois, le rapport d'appartenance est exprimé à l'aide de la
prép. otù, comme dans certains parlers bulgares de nos jours (B., p. 261 —
262; Mladenov, p. 289);
8. le datif avec na (Mladenov, p. 228) ;
9. l'instrumental est exprimé à l'aide de la prép. do (B., p. 266) ;
10. la flexion en -ove est très productive (B., p. 278) ;
11. fréquence de la flexion en -e (B., p. 283) ;
12. il n'est pas fait de distinction entre i et e en position inaccentuée,
comme dans les parlers bulgares de la Mésie et de la Thrace orientale (B.,
p. 284; Mladenov, p. 83);
13. le procès de formation de la détermination du nom, qui a abouti
à la création de l'article (B., p. 288 ; Mladenov, p. 247 —249) ;
14. le génitif du nom est construit avec ot et na (B., p. 306 ; Mladenov,
p. 228-231);
15. le pronom personnel de l ère pers. pl. est nie (au 1. de niï, nija,
B., p. 330 ; Mladenov, p. 240) ;
16. la construction avec deux pronoms au datif ou à l'accusatif (cf.,
en dacoroumain : mie... îmi, pe mine.. . ma, B., p. 344).
De l'énumération des particularités caractéristiques à laquelle nous
venons de procéder, il ressort que n'importe laquelle d'entre ces parti-
cularités peut être expliquée par les parlers bulgares sud-danubiens. La
différenciation des parlers bulgares nord- et sud-danubiens, si elle a existé,
n'est pas signalée dans les textes qui ont été analysés.
Nos remarques confirment les constatations plus anciennes, ayant
trait à la théorie de G. Beichenkron 6, selon laquelle il aurait existé une

6
V. notre e x p o s é dans ML, p. 317 et s.
LA L A N G U E SLAVE DES CHARTES VALAQUES DES XlVe—XVe S. 167

langue slave parlée naguère en Transylvanie (le daco-slave), avec des


traits caractéristiques différents de ceux des parlers bulgares sud-danu-
biens.
Les arguments de Beichenkron étant non fondés, l'existence du daco-
slave n'a pas pu être prouvée.
En ce qui concerne les fautes relevées dans les chartes valaques des
XIV e —XV e siècles écrites en siavon, elles sont dues, comme l'a montré
Bernstein, au fait que les scribes bulgares (ou roumains) connaissaient
d'une manière imparfaite la langue littéraire écrite 7.
Mais il existe une autre catégorie de fautes, qui impliquent une inter-
prétation différente : en effet, ces fautes peuvent être signalées seulement
dans les textes de scribes dont la langue maternelle n'était pas le slave. Ce
sont donc des « roumanismes » transposés du roumain en slavon par les
scribes roumains qui ont rédigé les chartes, comme, par ex. ni edno pravu
(B., p. 241) : edno, neutre, malgré pravda, qui est du féminin ; influence de
roum. aclevâr, neutre ; le complément direct précédé par la prép. po, cons-
truction calquée sur la construction roumaine avec pre (B., p. 251).

Nous dirons, pour conclure, que, à la suite de nos recherches, la thèse
de Bernstein, selon laquelle les chartes valaques des XIV e —XV e siècles
auraient été écrites dans un parler local, différent des parlers bulgares sud-
danubiens, n'est pas confirmée par les faits. La langue slave de ces chartes
ne diffère pas du bulgare sud-danubien, et certains écarts et erreurs pro-
viennent du fait que les scribes connaissaient imparfaitement le slavon
littéraire, langue de l'administration des pays roumains.
P.S. 8. B. Bernstein est revenu sur les problèmes discutés ci-dessus,
dans l'étude « Une langue à part « daco-slave » a-t-elle existé ? » (SCL,
XIII, 1962, p. 147—152). Il montre que dans son livre Oëerk sravniteVnoj
gramatiki slvjansMh jazyhov (Moskva, 1961) il a soutenu que « ne peuvent
pas être opposés, du point de vue linguistique, les parlers slaves de la Bul-
garie et de la Macédoine, aux parlers de la Dacie, qui ont été assimilés
par le roumain » (p. 149), ce qui coïncide avec la thèse que nous avons
défendue ci-dessus. Et plus loin, d'une manière tout aussi explicite : « les
parlers slaves de la Valachie sont étroitement liés génétiquement avec
les parlers bulgares, et dans ces parlers se sont produits les mêmes procès
que dans les parlers slaves de Bulgarie » (p. 150).

(Version roumaine dans Sludii fi cercelûri lingvislice, X I I , 1961, p. 91 — 94)

7
Bernstein (p. 240, 241) admet que dans la première moitié du X V e siècle on peut remarquer,
dans la langue des chartes de Valachie, la croissance de l'influence du roumain et l'apparition
d'expressions spécifiquement roumaines. Dans les chartes des X V I e — X V I I I e siècles on trouve
beaucoup de « roumanismes » (B., p. 38).
SUR LA CONFIGURATION DIALECTALE
DU DACOROUMAIN

Dans son exposé sur « la phonologie historique des dialectes dacoroumains »,


E. Yasiliu établit l'existence de deux « dialectes » dacoroumains, prove-
nant directement du roumain commun : le dialecte valaque et le dialecte
moldave 1 . Leur trait distinctif serait formé par le traitement différent des
consonnes s et ë, qui ont été palatalisées devant e, d'où s', (v. la carte,
p. 169).
La carte élaborée par Yasiliu présente une ligne d'isoglosse qui cepen-
dant ne peut pas servir à elle seule pour délimiter un dialecte. Car il est
suffisant de remplacer cet exemple choisi par Yasiliu, comme critère de
délimitation des parlers, par les isoglosses dz/z et g/j, telles qu'elles appa-
raissent dans leur plus ancienne attestation, dans les textes des XY e —XVI e
siècles, pour que nous obtenions une autre répartition des parlers daco-
roumains dans cette période, ou, comme hypothèses de travail, dans une
période antérieure, pour saisir combien est arbitraire ce critère de déli-
mitation.
Selon la conception de Vasiliu, la diversification dialectale aurait comme
point de départ la situation indiquée ci-dessus, lorsque la voyelle à avait
été palatalisée par la consonne palatale précédente (s' ou et était passée
à e : moasâ > moase.
Dans le dialecte « moldave », e a passé ensuite, par dépalatalisation, à
â: moa§â (phénomène signalé par Philippide, op. cit., p. 47, «aussi chez
les Yalaques »).
L'argument de Vasiliu (v. par ex. op. cit., p. 50—51) concernant le
phonétisme du type caméra est cependant fragile, parce que, la présence
de â ou de e (provoquée par ë précédent) à la finale ne peut pas constituer
une base sûre pour la théorie. Philippide 2 est plus prudent et plus près de la
vérité lorsqu'il dit : « pour abréger, j'ai nommé la forme câmésâ moldave,
et les formes câmaçâ, câmaçe valaques. Ces formes ne se rencontrent pas

1
E m a n u e l Vasiliu, Fonologia istoricà a dialectelor dacoromâne, Bucureçti, 1968.
2
Al. Philippide, Originea Românilor, II, Iasi, 1927, p. 47.
LA C O N F I G U R A T I O N DIALECTALE D U D A C O R O U M A I N 169

seulement en Moldavie et en Yalachie, mais tout le territoire roumain


connaît l'une (câméçâ) ou l'autre forme (camâ§â, camaçe) de ces types ».
Et il faut ajouter, sur la base d'informations plus amples, que tous les
trois types indiqués ci-dessus sont signalés en même temps dans les parlers
dacoroumains (v. ci-dessous).
En effet, le phénomène est usuel dans les parlers dacoroumains après
consonne fricative, vibrante ou affriquée, comme le prouvent les exemples
suivants, dans lesquels, sans omettre l'influence de la consonne dépala-
talisée (dure), il convient d'admettre que sa présence n'est pas une condi-
tion indispensable pour la production du procès :
1. après r: crâp < crepo, râu < reus,
2. après s, &: sas < sessum, slujâsc < sluêiti,
3. après s, z (dz) : sac < sïccus, dzâce < dzece,
4. après t : tas < texo3.
D'autre part, les faits ne confirment pas la théorie de Vasiliu, parce
que les phonétismes avec à et e ne caractérisent pas un seul « dialecte »,
mais apparaissent en même temps dans les deux dialectes définis par
Vasiliu. Et cela à commencer par les plus anciens textes. Ainsi, dans les
textes du nord de la Transylvanie-Maramureç, on trouve le passage de a
à e : amiadzedzi, lucreadze, fâterie, câme§e et câmaçe, grije, use ; chez Coresi
et dans la Palia d'Orâçtie on trouve les alternances âje dans uçâ/use,
grija/grije, et câmasâ, u$â, chez Coresi, pase, en Yalachie
La même situation est signalée dans les parlers de nos jours, où les
phonétismes â(î) et e sont généraux, avec la remarque que e n'apparaît pas
en Moldavie 5 (mais nous le trouvons en Transylvanie, ce qui ne confirme

3
V. ML, p. 149.
4
ILR, p. 4 8 7 - 4 8 8 et 532.
6
J'ai consulté tous les matériaux de l'ALR, comme suit :
ALRM, cit.
ALR : brlndufà: II, s.n. vol. III, c. 643.
„ : bucfà: II, s.n., vol. II. c. 342.
„ : cirjà: II, MN, 4202, p. 6 1 ; 3926, p. 148.
„ : coajà: II, vol. I, s.n. 206, 2 1 3 ; vol. II, 607.
,, : gâinuçâ : II, s.n., vol. III, 644.
„ ; guçà: II, MN, 6951, p. 22.
,, : mâcefe: II, s.n., vol. III, 631.
„ : mâlufà : I, vol. II, 167, 168.
„ ; moafâ : I, vol. II, c. 2 1 2 ; II, MN, 2651, p. 71.
„ : napâ : vol. II, c. 2 1 7 ; II, MN, 2683, p. 79.
,, : (epufà: 11, s.n., vol. II, 357.
170 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

pas le groupement des parlera de Transylvanie avec ceux de Moldavie,


admis par Vasiliu).
Le tableau ci-dessous présente quelques exemples de la présence de -à,
-î et -e dans les parlers dacoroumains parlés de nos jours, enregistrés à
l'occasion de l'enquête pour VALU. Ainsi qu'il ressort du tableau, les
phonétismes â(î) sont normaux tant en Moldavie qu'en Valachie :

carte à l (â) e

ALRM, II, vol. I, Moldavie, Valachie, cen- - Quelques localités du


c. 174 : ctrjù tre de l'Olténie, ouest nord et du sud-est
de la Transylvanie de la Valachie ; Tran-
sylvanie du nord-ouest

ALRM, I, vol. I, c. Valachie, sud de la Mol- - -

58 : cocoafà davie. Dans le reste du


territoire, d'autres termes

ALRM, I, vol. II, Moldavie (rare), Valachie, Moldavie, Valachie f dans la Transylvanie
c. 235 : màtufà Transylvanie de l'ouest, e en
Olténie, Valachie
Nord-ouest de la Molda-
ALRM, I, vol. II, vie, nord et sud de la Moldavie, Valachie e et -ç: ouest de la
c. 296 : moafâ Valachie et de l'Olténie, Transylvanie, Olténie
Transylvanie

ALRM, II, c. 2 0 7 : Valachie, Olténie, — Valachie, Olténie


nûnafà Moldavie, Transylvanie (1 localité)

ALRM, II, c. 283 : Valachie, Olténie, Moldavie Valachie, Olténie,


uçâ Transylvanie, Dobrogea


Nous dirons, pour conclure, qu'un exposé fondé sur la réalité linguistique,
fournie par des textes écrits et, pour les parlers actuels, les cartes de VALB,
aboutit à des résultats différents de ceux présentés par E. Vasiliu.
L'hypothèse est, à coup sûr, indispensable, dans la recherche scientifi-
que. Mais lorsque les faits la démentent, il faut l'abandonner.

(Version roumaine dans Studii fi cercetàri lingvistice, X I X , 1968, p. 517 — 519)


CONSIDÉRATIONS SUR LA PHONÉTIQUE
ET LA PHONOLOGIE DU ROUMAIN
AU XVIe SIÈCLE *

Les considérations suivantes sont provoquées par la parution de l'étude


de Andrei Avram, Contributions à Vinterprétation de la graphie cyrillique
des premiers textes roumains
Nous examinerons ici quelques problèmes fondamentaux de la phoné-
tique et de la phonologie du roumain au XVI e siècle, à la lumière des
résultats obtenus par A. Avram, et nous insisterons sur les points qui prê-
tent encore à discussion.
Les textes pris en considération par Avram sont les suivants : Psaltirea
Hurmuzaki, Evangéliaire de Coresi et Palia (ancien Testament) d'Orâçtie.
Des textes : Psaltirea Scheianà, Actes des Apôtres de Coresi et des lettres
roumaines conservées dans les archives de Bistri^a (Transylvanie) ont
été extraits seulement quelques exemples.
Le but de la recherche de Avram est exposé dans le chapitre introductif :
« déterminer les segments phonologiques (phonèmes, archiphonèmes, suc-
cession de phonèmes et d'archiphonèmes) qui correspondent à certains
caractères [lettres de l'alphabet cyrillique] ou successions de lettres »
(ch. I, § 1).
L'auteur montre avec raison que dans un texte écrit sont notées des
invariantes, non des variantes, et notamment des phonèmes [nous ajou-
tons : et des sons-types]. On peut poser une alternance graphique, précise
Avram, seulement lorsque les lettres alternantes apparaissent dans les
mêmes conditions (ch. I, § 2).
Un coup d'œil critique sur les matériaux de langue du XVI e siècle qui
se trouvent à la disposition du chercheur nous montre que, en règle géné-

* Au cours du présent exposé nous avons fait usage des abréviations suivantes :
CB = Cuvente den bàtilni, éd. B. P. Hasdeu. CT = Coresi. Evangheliar, 1561. CV = Codicele
Voronefean, éd. Sbiera. DR = Dacoromania, Cluj. H = Psaltirea Hurmuzaki, dans l'éd. Can-
drea. PO = Palia de la Oràçtie, éd. M. Roques. S = Psaltirea Scheianà, éd. Candrea. T = Car-
tea de clntece, 1570 — 1673, éd. Sztripszki-Alexics.
1
Ed. dans SCL, XV, 1964, Nous renvoyons au chapitre et au paragraphe respectif de
l'ouvrage.
172 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

raie, les exemples tirés d'un seul texte (Cod. Vorone^ean) s'opposent aux
matériaux extraits des autres textes du XVI e siècle.
En effet, Codicele Yorone^ean occupe une situation particulière parmi
les autres textes du XVI e siècle.
Comment convient-il d'interpréter cette opposition entre le Codice
VoroneÇean et tous les autres textes?
Etant donné que les recherches antérieures ont établi que la traduction
originale sur laquelle a été copié l'exemplaire connu sous le nom de « Codice
Vorone^ean », a été effectuée à la même date ou à une date rapprochée
de la traduction des autres textes rhotacisants, et que la traduction a été
effectuée dans la même région, il s'ensuit que les particularités phonéti-
ques ou phonologiques du Codice VoroneÇean ne sont ni des archaïsmes,
ni des régionalismes provenant d'un autre territoire.
Les données du Codice VoroneÇean devront donc être interprétées
à la lumière de ces données : si l'état phonétique ou phonologique
supposé du CV s'oppose à l'état donné par les autres textes rhotaci-
sants, alors l'explication de cette anomalie devra être cherchée dans
un autre domaine que celui de la phonétique ou de la phonologie.
Et notamment, dans des considérations sur la graphie des textes du
XVI e siècle.
Car nous ne pouvons pas admettre que dans telle localité du nord de la
Transylvanie ou du Maramureç, où a été effectuée la traduction roumaine
des Actes et des Epîtres des Apôtres, u, par exemple notait en position
finale post-consonantique une voyelle syllabique (Avram, ch. IV, § 2,6)
tandis que dans une localité voisine ou dans la même localité cette voyelle
finale n'existait pas.
Dans cette occurrence, les considérations sur la syllabation des lettres,
pendant l'écriture, peuvent nous venir en aide, comme nous l'avons montré
autre part (L, p. 93—96) et, pareillement, l'examen de la graphie d'un
texte imprimé avec des lettres latines (T : Cartea de cîntece-psalmi de
Pavel Tordasi, imprimée probablement à Cluj ou à Oradea-Mare, en 1570 —
1573), qui ont l'avantage de nous éviter les incertitudes d'interprétation
dues à l'intervention des copistes. Ce texte étant imprimé en caractères
latins, nous permet d'éviter les hésitations liées à l'interprétation des lettres
cyrilliques : t , k, e, a, etc.)
Au cours de notre exposé, nous ferons donc appel, chaque fois que la
chose sera nécessaire, au témoignage de T.
*
Nous relevons dans l'exposé d'Avram, comme dans ceux d'autres cher-
cheurs, la tendance d'attribuer aux copistes des exemples contradictoires
SUR LA PHONÉTIQUE ET LA PHONOLOGIE DU ROUMAIN AU XVie S. 173

(par exemple la graphie i + n e + n, dans le CY, serait due au copiste,


Avram, ch. III, § 5) ; de cette manière, n'importe quelle explication est
valable, la graphie contradictoire étant attribuée au copiste et éliminée
de la sorte !
En procédant ainsi, nous pénétrons dans l'arbitraire, parce que nous
n'avons aucune garantie que les formes aberrantes sont dues véritablement
aux copistes, et qu'elles ne figuraient pas dans le texte original, où leur
présence comporte à coup sûr une explication, qui nous échappe pour le
moment.

A la suite de ces considérations générales, nous passons à l'examen de
quelques problèmes limités.

ë

En ce qui concerne la valeur de t (rendu par è en transcription latine),


dans les textes du XVI e siècle, une explication des alternances -fe(M) — e
dans des mots comme &ste — este ou lége — lege serait que la notation
avec ë s'est maintenue par tradition, tandis que celle avec e note la réalité
phonétique 2.
Avram repousse l'explication par tradition graphique 3 : « Il n'est pas
facile d'admettre ni que le copiste a respecté une règle selon laquelle chaque
fois que la syllabe suivante contient un [e], il doit être noté par t , là où
de fait on prononçait un [e] » (ch. II, § 2), affirme Avram. Mais les nota-
tions conséquentes lêge, mais legi, par exemple, démentent cette affir-
mation 4 . Les graphies prouvent que ceux qui nous ont laissé les textes
du XVI e siècle tenaient compte de la qualité des voyelles de la syllabe
suivante, soit qu'ils prononçaient eâ dans la première syllabe de lege, soit
qu'ils notaient Ve à l'aide de t , par tradition.
Le fait de nier l'existence de la tradition graphique dans la rédaction
des anciens textes roumains équivaut à ne pas tenir compte de la réalité
des faits : car la présence de la notation par t au XVII e ou au XVIII e
siècle, lorsque eâ était passé depuis longtemps à e, prouve la fausseté
d'une pareille supposition.

2
ILR, p. 4 8 3
3
Mais il l ' a d m e t dans d'autres cas, par ex. dans l'alternance "feÎM)-« (ch. II, § 5) ou dans
la n o t a t i o n de à, t (ch. V, § 4 in fine).
4
Les t e x t e s offrent des e x e m p l e s de la n o t a t i o n par e aussi dans les cas obliques, lorsque i
ne suivait p a s i m m é d i a t e m e n t dans la syllabe s u i v a n t e , ainsi, dans CV : legeei, 55/2, legiei,
29/13, 119/2, 1 2 9 / 1 4 ; legeei, dans H , Candrea, S, p. 178/19.
174 HISTOIRE DU R O U M A I N ET DES L A N G U E S B A L K A N I Q U E S

En tant qu'argument pour le maintien de la prononciation eâ au XVI e


siècle, Avram invoque la notation e dans meçter (cette graphie existe dans
la lettre de Neacçu, 1521) : « du moment que l'on écrivait meçter, avec
e — mot qui contenait le phonème jej dans la première syllabe —, si le
segment vocalique accentuée dans lege, iubeçte avait été identique avec
je/, il aurait été noté de la même manière, soit e, non ë » (ch. II, § 2).
L'argument serait valable si la notation dans les textes respectifs avait
été phonétique, et non traditionnelle (c'est-à-dire un fait de graphie ne
correspondant pas à la prononciation réelle), ce qui, comme on le sait,
n'est pas le cas.
Avram donne comme preuve que t notait eâ dans CY les graphies
aêësta — aêastâ (ch. I I , § 3).
L'exemple est bien choisi.
Il est sûr que la prononciation eâ s'est maintenue très tard ; mais l'expli-
cation du maintien de t par tradition graphique annule la possibilité de
n'importe quelle précision, en la matière. Le seul fait qui est sûr est qu'au
XVI e siècle on était parvenu depuis longtemps au stade /e/, démontré
par des graphies par e (par ex. Urecle), dès le XVI e siècle5.
Le témoignage de T confirme cette affirmation.
Les graphies greçalele 152/7, cza ( = cea), 154/1, czaste 154/11, 160/2,
164/8 prouvent l'existence de l'étape ¡eâ/, et les graphies avec e, l'existence
de l'étape e, les deux prononciations coexistant : greçele 152/3, grêle 152/3,
160/1, mezerere 156/3, czele 158/1, ieste 160/4, 164/3, decle 162/9, putere
164/13.
Les doutes de Avram sur la valeur eâ de e dans des exemples comme
dëdeveru, a sëdura [se aduna] (OV) ne sont pas justifiés.

e ( + n) et i ( + n)

En ce qui concerne les graphies avec e et i suivis de n ( + consonne),


Avram adopte l'explication de Candrea, selon laquelle e se serait maintenu
jusqu'au XVI e siècle après consonne labiale, et l'explication de Densusianu,
selon laquelle en, dans les prépositions, aurait passé à in plus tard
que dans les autres cas.
Cette explication se heurte au fait qu'il ne nous est pas montré quelle
influence a pu exercer une consonne labiale sur le timbre d'une voyelle
prépalatale. De fait, e aurait dû passer à à (cf. fät, mar, par, vàd < lat.
fétus, melum, pilus, video), mais le procès a été empêché par la présence

» I L R , p. 448-449.
SUR LA PHONÉTIQUE ET LA PHONOLOGIE DU ROUMAIN AU XVI» S. 175

de l'occlusive nasale suivante 6. Le seul texte qui présente l'état phonétique


décrit ci-dessus est CV.
Dans H, Avram constate une situation compliquée, parce que parfois
(par exemple dans le cas de la graphie veeenrul « vecinul ») « on ne peut
invoquer aucune explication d'ordre phonétique ou phonologique » (ch.
III, § 2).
L'explication que l'écriture avec e aurait comme point de départ des
composés avec de, pre, spre + est repoussée par Avram pour le motif
que dans CY ces mots sont écrits avec i : din, prin, dintru.
Avram ne nous dit cependant pas comment s'explique la graphie avec
e dans des exemples datant de nos jours, comme dentâi, den, denainte,
que nous avons invoqués il y a longtemps 7, ou comme denainte, dans
un texte de B. P. Hasdeu 8.
Il est évident que dans ces cas-là il ne peut pas être question de la conser-
vation du phonétisme e.
La prétendue action de la consonne labiale invoquée ci-dessus n'est
pas confirmée par des exemples tels que cuvinte, de la Lettre de Neaeçu
(1521), dans laquelle nous constatons le passage de e à i.
Les exemples empruntés à ce texte, qui, comme on le sait, n'est pas
une copie, se succèdent dans l'ordre suivant : den, den, genere, pren, cuvinte,
tine, bine.
Dans T nous comptons 20 exemples de notation avec i, dans des mots
comme cyne 146/9, Tcredintza 146/2, tyne, tine 152/4, etc., par rapport à
15 exemples de notation avec e: den, credentze 148/6, huuentelor 152/2,
etc. La graphie avec e, dans ces mots, note toujours un i, car, comme nous
l'avons déjà montré 9 , la notation avec e apparaît aussi dans des textes du
XVII e siècle, quand e dans cette situation était passé depuis longtemps
à i. La notation avec e, dans T, comme dans les autres textes postérieurs
écrits en caractères latins, provenant de la Transylvanie, peut être expli-
quée par la référence aux mots latins respectifs 10.
Nous dirons, pour conclure, que l'explication de l'écriture avec e doit
avoir une cause graphique, et non phonétique. Car le maintien du phoné-
tisme e, jusqu'au XVI e siècle, ne peut pas être prouvé.

6
ML, p. 148. Le passage de à à / ou à / est conditionné par la qualité de la voyelle de la syllabe
suivante : vtnâ, mais pl. vine : v. ML, p. 151 — 153.
' ILR, p. 4 9 3 - 4 9 6 .
8
CB, III, p. XV.
9
ILR, p. 495.
10
V. N. Drâganu, DR, IV, 1927, p. 145.
176 HISTOIRE D U R O U M A I N ET DES L A N G U E S BALKANIQUES

u final

En ce qui concerne Vu final, le CV est le seul texte qui le note d'une manière
conséquente, la notation avec les jers étant rare ; dans les autres textes du
XVI e siècle, la notation avec -u alterne avec la notation par les jers.
Avram remarque que l'aire de -u, de nos jours, est rapprochée de la
région dans laquelle il est supposé que les premiers livres religieux ont été
traduits en roumain.
Il considère que dans CV la notation avec -u correspond à la réalité
phonétique : u final faisait partie des sons ou phonèmes de la langue parlée.
Mais si nous adoptons cette thèse, l'état phonétique des autres textes
reste inexpliqué.
D'autre part, il ne nous est pas dit comment s'explique la notation
avec -u dans des mots qui n'ont jamais possédé un -u final.
Car si cet -u provient de Vu latin, comme l'admet Avram, cette expli-
cation n'est plus valable pour les graphies avec -u du CV, dans des mots
comme : rodu, kipti (3 fois), alënu (4 fois), zboru (2 fois), eresu (2 fois),
sîntu (3 pl. ind. pr. du vb. a fi, 3 fois), gàndu (3 fois), glasu (3 fois),
gudetu (3 fois), izvoru, istovu, Iacovu (4 fois).
Ces exemples sont suffisants pour annuler l'explication ayant trait à
la réalité de u comme son ou phonème. Ils montrent sans aucun doute,
que la notation de V-u est une habitude graphique sans valeur phonétique
ou phonologique.
Notre explication n'exclut cependant pas l'existence de la prononciation
avec -u. Mais les graphies du CV ne nous autorisent pas de signaler la
prononciation avec -u au XVI e siècle.
Par conséquent, telle étant la situation, nous devons nous contenter,
dans l'état actuel de nos connaissances, de l'explication que E. Petrovici
et nous-même avons donnée de la graphie avec -w11.
Le fait que l'écriture avec -u est un fait de graphie est démontré à
l'aide du témoignage de T, où nous pouvons relever les exemples suivants :
sans -u : timpul 148/4, kurn 148/5, domnul 150/1, skulatul 150/3, ~kum
156/13, meçterul 158/15, Unul 160/6,
avec -u: muritu 148/12, akmussu 148/1.3, trupulu 148/3, orassu 150/2,
uaku 154/9, ramanu 156/12, suentu 156/1, kipu 156/1, uemiku 156/4,
lukrullu 158/6, darulu 158/8, svatu 164/8.
Des exemples tels que orassu ( = ora§), vaku ( =veac) ou kipu ( =chip),
de T, dont l'étymon n'a jamais comporté un -u, prouvent abondamment

11
L, p. 93-96.
SUR LA PHONÉTIQUE ET LA PHONOLOGIE DU ROUMAIN AU XVIe S. 177

la valeur graphique de -u ; et de même trupullu et luJcrullu, dans lesquels


11 ne peut pas être question de la conservation de -u de l'article enclitique.
En adoptant l'explication de la présence de V-u comme un fait de
graphie, la perplexité d'Avram (ch. IV, § 3), qui considère les graphies
de H inexplicables, est résolue.
Avram présente deux objections à l'explication de 1'-« par la syllabation
des sons dans le mot phonétique :
1. pourquoi ne note-t-on pas des voyelles aussi à l'intérieur du mot, et
seulement à la finale?
De fait, il existe des exemples de notation à l'intérieur des mots, qui
sont rares : voir les écrits de Petru Çchiopul12 et, de nos jours, les textes
dus à des illettrés : sâcrisoare, scîrisà, etc. 13 ,
2. pourquoi ne note-t-on pas à la fin du mot aussi d'autres voyelles que
u (par ex. a, î) i
Réponse : les dialectologues ou bien ceux qui enregistrent de la musique
populaire notent aussi d'autres voyelles, comme nous l'avons démontré il
y a longtemps 14.

L'application conséquente de l'analyse phonologique a permis à Avram


de dégager la valeur phonologique invariante de 4 : l'archiphonème N.
Cette interprétation ressort clairement de l'analyse des graphies.
Du point de vue phonétique, il faut cependant insister sur le fait (relevé
par Avram, ch. I X , § 4), que certaines graphies notent la nasalité de la
voyelle précédente. Ainsi les graphies mâ^ndrie (97/13) ou spr^nsu (3
fois, 40/14, 44/1, 65/12), di+nsii (26/6) du CY prouvent, d'une manière
incontestable, cette affirmation ; et de même la graphie zéro.
A retenir la définition de 4 donnée par Hasdeu, cité par Avram : « une
variété vocalo-consonantique de son nasal » 1S .

Les diphtongues

En ce qui concerne les diphtongues eâ et ça, qui sont aujourd'hui dipho-


nématiques, Avram considère que dans le système phonologique de la
langue du XVI e siècle ils étaient monophonématiques, et il les note comme

12 ILR, p. 443.
13 V. L, p. 9 3 - 9 4 .
11 ML, p. 176 et s., 249 et s.
15 CB, suppl. au t. I, p. L X X V .

12 - 0. 579
178 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

à et à. Ils paraissent sous cette forme dans le tableau du chapitre final du


mémoire ( § 2).
Au sujet de la diphtongue ed, nous nous sommes prononcé ci-dessus, à
propos de ë 1 6 .
Le problème des diphtongues avec i est traité par Avram dans le chapitre
VI de son mémoire. Les graphies sont alternantes. Le fait que dans le
même texte le premier segment du vb. cinéma, par exemple, est noté Me
— et lie — (cette graphie apparaît dans tous les textes, inclusivement dans
CY) nous montre clairement que l'on était arrivé au stade phonétique
hye — ou fc'e —, au XVI e siècle, donc à une diphtongue diphonématique.
D'ailleurs, la palatalisation de 1'/ dans her ( =fier), etc., signalée dans
certains textes du XVI e siècle, nous oblige de partir du stade fy-.
ye — et ya — sont notés avec conséquence dans T : iest ( =ie§ti) 148/3,
prevegiatz ( =priveghia^i), 148/5, usbaieslc 150/5, viacza ( =via^a), 154/1,
158/14, iele, 154/3, ieste 154/9, 160/4, 164/3 (2 fois), 162/3.5, 166/9, ieu,
iew, 162/2, prevegie ( =priveghie), 162/5, iara ( =era), 159/9.
A notre avis, les alternances ea-e ou oa-o, courantes dans les textes du
XVI e siècle, sont des faits de graphie 17.

*
Dans sa « conclusion », Avram montre que le système phonologique des
voyelles, au XVI e siècle, comportait des éléments qui ont subi plus tard
des transformations. Le graphique contient les voyelles de timbre à (la
diphtongue ed) et â (la diphtongue ça). à manque, dans la série médiale
(car la différenciation entre a et î ne s'était pas encore produite), voyelle
que Avram considère en dehors de la série, mais faisant partie du système
vocalique du XVI e siècle.

(Version roumaine dans Studii cercetàri linguistice, X V , 1964, p. 127 — 133).

18 V. ILR, p. 3 3 3 - 3 3 4 , 3 6 0 - 3 6 2 .
17 La notation par o, comme nous l'avons montré dans ILR, p. 455 et 506, s'explique par le
fait que la diphtongue n'existait pas en v. slave et non plus en magyar, d'où les notations de
T : tota, omeny, morte, flore, etc. La prononciation avec à (ouvert) de nos jours, relevée dans
les parlers de Transylvanie, est attribuée par I. Pàtrut, SCL IV, 1953, p. 212 à l'influence
magyare.
SUR LES BASES DU ROUMAIN LITTÉRAIRE

Ces derniers temps il a été élevé des objections relatives à la thèse selon
laquelle le sous-dialecte valaque formerait la base du roumain littéraire,
à partir du XVI e siècle. G. Istrate, en partant de l'affirmation que le diacre
Coresi, venu de Braçov à Tîrgoviçte, n'aurait pas participé à la traduction
des livres roumains qu'il a imprimés, élimine le sous-dialecte valaque de la
discussion et lui substitue le parler de la région Bra§ov-Orâ§tie 1 .
L'argumentation de Istrate est cependant déficiente.
Istrate pose une prémisse indémontrable : que Coresi n'aurait pas par-
ticipé à la traduction des livres qu'il a imprimés.
Les informations concernant l'activité du diacre Coresi sont, à la vérité,
extrêmement sommaires. Mais dans l'état actuel de nos connaissances,
l'affirmation que le diacre Coresi a participé ou non à la révision des tra-
ductions venues du Maramureç, qu'il a imprimées, ou à la traduction des
versions de la Cazania I et II, est gratuite. C'est pourquoi nous sommes
d'avis que l'on ne peut tirer aucun argument, pour ou contre, de ce genre
de considérations.
D'autre part, il faut constater que Istrate n'a pas vu que la référence
à Coresi est inutile, du moment que tous les chercheurs sont d'accord qu'il
n'existe pas de nos jours, et qu'il n'a pas existé au XVI e siècle, un sous-dia-
lecte du sud de la Transylvanie, le sud de la Transylvanie étant en effet
groupé, du point de vue linguistique, avec le territoire de la Valachie
voisine 2.

1 G. Istrate, Originea si dezuollarea limbii romane literare, Analele ?tiin(ifice aie Universitâfii
„Al. I. Cuza" din Iapi, serie noua, t. III, 1957, p. 77 — 9 6 ; Ici. Originea limbii romane literare;
noi contribuai, op. cit., t. VI, 1960, p. 67 — 7 8 : « J ' a i combattu le point de vue de ceux qui
placent nos premiers livres imprimés dans la zone Tîrgoviçte — Braçov, parce que le diacre
Coresi n'était pas le traducteur des livres qu'il a imprimés, mais seulement leur typographe »
(p. 6 7 - 7 8 ) .
2 E . Petrovici, Repariifia graiurilor dacoromâne pe baza Atlasului lingvistic roman, Lit, III,
5, p. 5 — 1 7 : « L a Transylvanie n'a p a s . . . un dialecte propre, mais le sud de cette province
est groupé, du point de vue dialectal, avec la Valachie » (p. 7). Id., Baza dialectalâ a limbii
noastre nafionale, LR, I X , 1960, 5, p. 60 — 78. Parmi les cartes dialectales qui accompagnent
180 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

Puisque le sud de la Transylvanie et, par conséquent, la région


de Braçov, appartiennent au groupe de parlers valaques, il est évident
que tous les livres imprimés par Coresi et ses aides servent de
témoignage pour le sous-dialecte de la Valachie.
Cette conclusion résulte, d'ailleurs, des cartes élaborées parlstrate
lui-même, dans lesquelles les parlers actuels du sud de la Transylvanie
sont groupés avec ceux de la Valachie.
Ainsi, nous constatons que le même traitement a été appliqué à b dans
bârbi, à m dans mi-a, à p non-palatalisé dans piele, copil, piere, à v non-
palatalisé dans viu et à m non-palatalisé dans miros, sur un territoire
qui englobe la Valachie, en entier ou en partie (région du nord), ainsi que
le sud de la Transylvanie, région de Braçov incluse 3.
En ce qui concerne le vocabulaire des livres imprimés par Coresi, nous
avons montré naguère que le diacre Coresi, avec ses collaborateurs, ont
éliminé du texte qu'ils ont imprimé les termes qui ne circulaient pas dans
le sud de la Transylvanie, ou les termes moins connus. Mais il est à suppo-
ser, et les recherches l'ont prouvé, que certains termes du nord ont pénétré
dans les livres imprimés par Coresi 4 .
Çt. Pa§ca a montré que certains termes des traductions du Maramureç,
remplacés par Coresi (ainsi arirâ, CV, 93/12, remplacé par Coresi, Praxiu,
par nâsip, Acta Ap. 27, 39, mita, CV, 64/3, chez Coresi, Id., vamâ, Acta,
Ap., 24, 26 ou oajde, CV, 44/2, chez Coresi, Id., funile, Acta Ap. 22, 25)
figurent cependant dans le vocabulaire du nord (nisip, OV, 94/6, vamâ,
CV, 162/9 et fâ+rea «funia», CV, 9 2 / 1 - 2 , fu+nile, CV, 94/2)6.
Cette constatation n'infirme cependant pas notre affirmation ci-dessus.

l'exposé, nous m e n t i o n n o n s celles dans lesquelles l'aire v a l a q u e renferme aussi Braçov et ses
e n v i r o n s ; c. 4 rinichi; c. 6 ; ei spune; c. 7 : bea; c. 8 : vâz; c. 9 : mâ tunz; c. 12 : ginere;
c. 14 : pisicâ; c. 13 : zâpadâ; c. 16 : porumb. V. aussi R . T o d o r a n , Cu privire la reparti-
(ia graiurilor dacoromâne, LR, V, 1956, 2, p. 38 — 50. Les cartes dialectales 1, 2, 3, repro-
duites par l'auteur, nous p e r m e t t e n t de constater que la Valachie et le s u d de la T r a n s y l v a n i e
f o r m e n t une seule aire. Id., Noi particularitâfi aie subdialectului dacoromân. Cercelàri de lingvis-
ticâ, V I , 1961, p. 43 — 73 : le dialecte du s u d - e s t de la T r a n s y l v a n i e forme groupe a v e c celui
de la Valachie. <« D u point de v u e s t a t i s t i q u e , les particularités du sous-dialecte v a l a q u e qui
ont pénétré dans la langue littéraire sont b e a u c o u p plus n o m b r e u s e s que celles qui p r o v i e n n e n t
du sous-dialecte m o l d a v e . . . A la base de notre l a n g u e littéraire nationale se t r o u v e le sous-
dialecte du sud (valaque) » (p. 71). V. aussi I. Coteanu, Elemente de dialectologie a limbii
române, Bucureçti, 1961, p. 74 — 75 et la carte (fig. 9).
8
G. Istrate, Originea limbii române lilerare. Noi contribuai, loe. cit.,
4
V . ILR, p. 580-581.
6
Çt. Paçca, Problème in legàlurà cu tnceputul scrisului románese. Cercetári de lingvisticá, II,
1957, p. 56-57.
SUR LES BASES DU ROUMAIN LITTÉRAIRE 181

En premier lieu, parce qu'il faudrait prouver l'inverse, c'est-à-dire


que arinâ, mitâ et oajclâ, pour prendre les exemples cités par Pa§ca, sont
des termes courants dans le sud de la Transylvanie, ce qui n'est pas le
cas. Ensuite, parce que les termes attestés aussi dans le nord paraissent
seulement une seule, deux ou trois fois, dans le sud, comme le prouve la
comparaison suivante :

Cod. Vor. Coresi, Praxiu


sàmànfà rudâ I Petr. 2,9
146/11 sàmànfà J a c . 1,1
pràoi càuta J a c . 2,1
97/4, etc. previre Acta Ap. 19,29
chip I Petr., 5/9
pà^ràtari pànâlafi J a c . 4/9
164/2
felelui râspuns Acta Ap. 22,1
59/12-13 feleluit Acta Ap. 20,19

Enfin, la constatation ci-dessus n'infirme pas notre affirmation, parce


que le remplacement des termes, même si les termes sont connus dans le
sud, prouve cependant une préférence.
Ainsi, certains termes du nord ont pénétré dans les livres imprimés par
Ooresi par les traductions du Maramureç, que Coresi et ses collaborateurs
ont eues à leur disposition. Le manque d'attestation, dans les livres impri-
més par Coresi, de termes tels que arinâ ou oajde (pl.) prouve que ces ter-
mes caractérisaient les parlers du nord du territoire dacoroumain.

Pour conclure, nous irons que l'affirmation selon laquelle le parler


valaque forme la base du roumain littéraire, à partir du XVI e siècle, est
parfaitement fondée.

(Version roumaine dans Studii ji cercetàri lingvistice, X V , 1964, p. 423 — 425)


En collaboration avec Ion Ghejie

MIHAIL EMINESCU
ET L'EXPRESSION POÉTIQUE ROUMAINE

Dans les premières années de sa création poétique (1866—1870), Mihail


Eminescu est encore tributaire de la poésie de l'époque ; les échos de ses
lectures (notamment Alecsandri, Bolintineanu et Heliade) se reconnaissent
facilement dans sa production.
Venere Madonà (Venus et Madone) marque le passage à une nouvelle
étape de l'activité littéraire d'Eminescu. Le poète s'oriente désormais vers
les grands thèmes du romantisme. L'antithèse romantique, étayée sur
l'opposition violente entre des notions diamétralement opposées, dicte
la structure de la plupart des poésies publiées à cette époque. Parmi les
thèmes littéraires à large circulation, il convient de citer le démonisme et
le titanisme romantiques, qui ont eu un écho particulier dans la création
d'Eminescu. C'est à cette sphère qu'appartiennent quelques-unes des
poésies les plus significatives d'Eminescu : Inger §i Démon (Ange et Dé-
mon), Demonism (Démonisme), Mure§an et Luceafârul (Hypérion).
A partir des années 1876—1878, la production poétique d'Eminescu
porte l'empreinte de sa maturité artistique. Le poète publie à présent
Câlin - file din poveste (Câlin - pages d'un conte), poème d'amour pénétré
de l'esprit populaire, suivi du conte en vers Câlin nébunul (Câlin le fou),
Strigoii (Les fantômes) et Bugâciunea unui dac (La prière d'un Dace).
En 1881, paraissent Scrisorile (Epîtres), poèmes d'un puissant caractère
satirique où l'écrivain recourant à la forme de l'épître littéraire, dresse
un âpre réquisitoire de la société contemporaine. Le chef-d'œuvre d'Emi-
nescu, Luceafârul (Hypérion), voit le jour en 1883, dans la revue « Alma-
nahul Societâ^ii Eomânia Junà » de Vienne.
Ce que nous venons de dire, montre l'étroite relation qui existe entre la
production d'Eminescu et le patrimoine du folklore roumain. L'écrivain,
qui a recueilli dans sa jeunesse, de la bouche même du peuple, un vaste
choix de vers, a composé dans le mètre et l'esprit de la poésie populaire
certains poèmes remarquables tels que Revedere (Le Revoir), Ce te legeni
codrule (Pourquoi te balances-tu, forêt), et La mijloc de codru... (Au
cœur de la forêt).
M. EMINESCU ET L'EXPRESSION POÉTIQUE ROUMAINE 183

Eminescu met en valeur également le patrimoine populaire dans le conte


en prose Fât-Frumos din lacrimâ (Prince Charmant né des larmes), paru
en 1870. La prose littéraire de l'écrivain, qui comprend, en dehors de
ce conte, les nouvelles Sârmanul Bionis (Le pauvre Dionis), La aniver-
sarâ (A l'anniversaire), Cezara, le roman posthume Geniu pustiu (Génie
esseulé), ainsi que certains morceaux de moindre importance, renferme des
valeurs artistiques d'une indéniable originalité.
Avant de passer à l'analyse de la langue et du style d'Eminescu, nous
jetterons un regard d'ensemble sur la poésie roumaine des années 1860 —
1870, afin de fixer l'ambiance littéraire qui a présidé à la formation de
l'écrivain. Un poète très lu à l'époque a été Gh. Baronzi. Ses poésies
nous offrent deux traits essentiels : elles utilisent des néologismes, par-
fois stridents : culpabil, curagiu, popol, profum, alegre et imitent, sans
aucune transposition artistique, des poésies populaires dont elles conser-
vent la forme originale. Citons entre autres la ballade Corbea haiducul
(Corbea, le haïdouk). Des notes analogues sont offertes par la création
de Cezar Bolliac, dont les vers nous présentent des exemples tels que
palpit crud (cruelle palpitation), o solemnealâ pace (une paix solennelle),
frumoasâ ca un angel (belle comme un ange), la u$a ei grinta (grinçait à
sa porte), dintii îi grintarâ (ses dents grincèrent), acvila acurn ridentâ
(l'aigle maintenant riant).
Heliade est en déclin, mais ses poésies, où les figures rhétoriques abon-
dent, de même que les gérondifs-adjectifs et les formes composées telles
que : duh-femeie (esprit-femme), cuvîntul-creator (le mot créateur) exercent
une puissante influence sur ses contemporains.
Bolintineanu s'est imposé dans la poésie roumaine par l'élégie O fatâ
tînârâ pe patul mortii (Une jeune fille sur son lit de mort), où il reprend
le motif bien connu de la méditation au chevet de la bien-aimée morte
(thème également présent dans le poème d'Eminescu Mortua est) ; il a
consolidé sa réputation d'écrivain par des poésies épiques inspirées de
l'histoire nationale. Eminescu trouvait chez Bolintineanu des modèles
plus achevés et des moules linguistiques dont sont issus quelques poèmes
réussis, dans leur entier ou tout au moins partiellement. Malgré tout, la
poésie de Bolintineanu reste marquée au sceau du conventionnel. L'écri-
vain a recours au cliché stylistique de l'époque et fait fréquemment appel
à des termes tels que dalb (blanc), suav, dulce, trist, ou bien au diminutif de
la poésie populaire : tinericâ (jeunette), rumeioarâ (vermeille), gâlbioarâ
(jaunette), floricicâ (fleurette), aripioarâ (ailette). Ce que Bolintineanu
ne réussit pas à réaliser (et on peut dire qu'aucun poète n'y a entièrement
réussi, avant Eminescu), c'est d'associer le néologisme au terme apparte-
nant à l'ancien fonds de la langue (Bolintineanu écrit, par exemple :
184 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

prefumul dulce, pasârea noptumâ, frumoasâ rondurelâ, flacârâ mistericâ,


guri însetabile).
Yasile Alecsandri a exercé sur la poésie de l'époque une influence
profonde. En 1866, tandis qu'il se trouvait à Blaj, Eminescu — qui
avait alors 16 ans — affirme, au cours d'une discussion, que, comparé
à Andrei Mureçanu, « Alecsandri est le vrai poète » A l'époque, Eminescu
récitait « des poésies entières d'Alecsandri » 2 . Aussi n'est-il pas étonnant
que dans ses premières poésies, et même plus tard, l'influence d'Alecsandri
se fasse netttement sentir. On peut retrouver des réminiscences des poésies
publiées par Alecsandri dans son recueil de poésies populaires, dans Câlin
nebunul, Fata din grâdina de aur (La jeune fille du jardin d'or) et Miron si
frumoasa fârâ corp (Miron et la belle sans corps). Certains vers sont même
inspirés directement de l'œuvre d'Alecsandri, dans Mortua est, Câlin,
Strigoii et Bugâciunea unui dac. Une série de mots et d'expressions des
poésies d'Eminescu apparaissent tout d'abord chez Alecsandri3. Avec
Alecsandri, l'expression poétique roumaine enregistre un progrès incon-
testable. Mais il nous faut observer que l'écrivain moldave lui-même ne
peut pas se soustraire aux influences de la poésie du temps. Il emploie
abusivement, tout comme Bolintineanu, l'adjectif stéréotype, usé du point
de vue stylistique, ainsi que le diminutif hypocoristique de la poésie
populaire.
Eminescu a joué dans le développement de la poésie roumaine un rôle
d'une importance décisive. L'écrivain a donné une nouvelle structure à
l'expression poétique roumaine, en la débarrassant de ses éléments conven-
tionnels et artificiels. Il a supprimé dans la poésie roumaine la barrière
entre les termes poétiques et les termes courants de la langue commune.
En ce sens, il a conféré une valeur expressive à des mots et à des expres-
sions que nul autre avant lui n'avait songé à introduire dans la poésie.
Conscient de la nécessité de se forger une langue riche et expressive, Emi-
nescu s'est adressé aux sources tant anciennes que nouvelles. Il a déployé
dans cette voie une activité énorme, compulsant les vieux textes, dont il
s'était formé une collection propre. « Le passé m'a toujours fasciné — écrit-il
à Yeronica Micle, et il poursuit — les chroniques et les chants populaires
forment, à l'heure actuelle, un matériel où je cueille le fonds de mes inspi-
rations »4. Le secret de l'art d'Eminescu réside dans la parfaite assimilation
du matériel folklorique et du style de la poésie populaire, lequel, filtré

1 M. Raçcu, Eminescu fi Alecsandri, Bucarest, 1936, p. 4.


2 Ibidem, p. 5.
3 Ibidem, p. 22.
4 Studii fi documente liierare, IV, Bucarest, 1933, p. 127.
M. EMINESCU ET L'EXPRESSION POÉTIQUE ROUMAINE 185

par sa sensibilité artistique, acquiert la forme que lui imprime sa per-


sonnalité.
La nouveauté de la poésie d'Eminescu et de sa langue a déchaîné des
tempêtes de protestation dans les rangs des contemporains. Anghel De-
metriescu tient pour inadmissible l'emploi dans le langage poétique d'un
mot tel que pâlarie (chapeau), que l'on trouve dans la poésie Floare albastrâ
(Pleur bleue) et s'exclame : « I l travaille du chapeau, dirait un plaisantin,
en se servant d'une expression populaire qui a cours par ici »5. Aron Den-
suçianu et Alexandru Grama se montrent plus incompréhensifs encore.
Ainsi ce dernier déclare, entre autres, dans une brochure non signée, que
« Bminescu n'a été ni un génie, ni un être pénétré du monde idéal, mais un
piètre versificateur »6. Al. Macedonski lui-même s'inscrit parmi les détrac-
teurs d'Eminescu, dont il n'hésite pas de dire que « il n'a fait que plagier
presque mot pour mot les poètes allemands... I l a abîmé le vers et la
langue et constitue une honte pour l'époque actuelle » 7 .
Comme on l'a vu, Eminescu fait appel à l'ancienne langue et à la langue
parlée ; il intègre dans sa création un grand nombre de néologismes. La
synthèse de ces éléments, dans une formule personnelle, telle est l'essence
du langage poétique d'Eminescu. C'est pourquoi nous jugeons utile d'exa-
miner la manière particulière dont ces éléments se reflètent dans la phoné-
tique, la morphologie et le lexique de l'œuvre artistique d'Eminescu, pour
nous occuper, dans la dernière partie de notre étude, de la formation de
son style artistique 8.
Phonétique : Eminescu introduit dans ses vers une série de phonétismes
régionaux, pour la plupart moldaves, par exemple jele, au lieu de jale
(tristesse), párete au lieu de perete (mur), sarâ au lieu de seara (soir), etc.
On voit également apparaître dans l'œuvre de l'écrivain des phonétismes

6 G. Gellianu (pseudonyme de A . Demetriescu), Schife literare, Poesiele d-lui Eminescu,


dans « Revista Contemporanà », I I I , 1875, nr. 3, p. 288.
6 Mihail Eminescu, Studiu critic, B l a j , 1891, p. 4.
7 v. Serban Cioculescu, Viafa lui /. L. Caragiale, Bucarest, 1940, p. 335.
8 A u cours de notre exposé, nous avons utilisé les abréviations suivantes : I, I I , I I I , I V , V =
M. Eminescu, Opere, édition critique par Perpessicius, I—V, Bucarest, 1939 — 1943, 1944,
1952, 1959 (dans les renvois aux variantes publiées dans le premier volume, nous donnons,
après le numéro de la page, la mention ms., afin de distinguer les poésies publiées des variantes
du manuscrit) ; Conv. Liter. = « Convorbiri Literare » ; Ed. Bogdan-Duicà = Mihail Eminescu,
Poezii, publiées et annotées par G. Bogdan-Duicà, Bucarest, 924 ; L i t . Pop., ed. Ser. rom. = M.
Eminescu, Literaturà populará, Craiova, « Scrisul romînesc », s.d. ; Post. = M. Eminescu, Poezii
postume, ed. I I . Chendi, Bucarest, 1905 ; Post., ed. Iaçi = Mihail Eminescu, Opere complete,
Jassy, 1914 ; P . L . = Proza ¡iterará. Fát-Frumos din lacrimà, Sármanul Dionis. La aniversarâ.
Cezara, Edition revue d'après les sources, avec une introduction par Ion Scurtu, Bucarest,
1908.
186 HISTOIRE D U R O U M A I N ET DES L A N G U E S BALKANIQUES

caractéristiques de la langue ancienne, comme par exemple le e non accen-


tué dans inemâ au lieu de inimâ (cœur), le r conservé dans pre, au lieu de
pe (sur), preste au lieu de peste (au-dessus, plus de), etc.
Nous rencontrons également des faits régionaux dans la morphologie,
où l'on enregistre des formes telles que : plus-que-parfait : s-a fost deschis,
futur : n-a plînge, subjonctif présent : sa deie, sa steie, etc. Également
nombreuses sont les formes archaïques, dont nous mentionnons le pl.
mînule, le pl. en -e (et non pas en i) de certains substantifs (aripe, inime
umere, cîmpure), le passé simple : vàzui, etc.
Syntaxe de la phrase : on observe dans la structure syntactique des
poésies de jeunesse, l'influence des procédés rhétoriques d'organisation
de la phrase. Les propositions du même type, les phrases s'ajoutent
l'une à l'autre par accumulation rhétorique, pour former de longues séries :

Sa mai privesc o data cîmpia-nfloritoare


Ce zilele-mi copile §i albe le-a {¡esut
Ce auzi o data copila-mi murmurare
Ce jocurile-mi june zburdarea mi-a vâzut (I, p. 6)

(Je veux revoir la prairie en fleur


qui a tissé les jours immaculés de mon enfance
qui entendait jadis mes murmures d'enfant
qui a vu mes jeux juveniles et mes ébats)

La poésie toute entière I)e-a§ avea (Si j'avais) n'est qu'une seule con-
struction rhétorique, dont la rigidité se trouve annulée d'heureuse manière
par la vivacité du mètre populaire de 7—8 syllabes. La proposition prin-
cipale de cette longue phrase qu'est la poésie De-a§ avea, se trouve à la
fin, dans le vers antépénultième, à savoir le 22e : I-a§ cìnta doina, doinita,
reprise et amplifiée dans les deux derniers vers. Les trois strophes sont
composées chacune d'une proposition conditionnelle, introduite par de :
De-as avea si eu o floare (Si j'avais une fleur), De-aç avea o floricicà (Si
j'avais une fleurette), De-a$ avea o porumbitâ (Si j'avais une colombelle).
Ces propositions sont ensuite développées dans les autres strophes ; ainsi,
dans la première strophe, chaque vers détermine un mot du vers antérieur :

De-aij avea §i eu o floare


Mîndrà, dulce, râpitoare
Ca §i fiorile din Mai
Piice dulce a unui piai
Piai rîzînd cu iarba v e r d e . . .
M. EMINESCU ET L'EXPRESSION POÉTIQUE ROUMAINE 187

(Si j'avais une fleur


Belle et douce et ravissante
Comme sont les fleurs de Mai
Douces filles d'une plaine
D'une plaine r i a n t e . . . )

Le procédé de l'accumulation des propositions ou des parties de pro-


positions ayant une même valeur syntactique se rencontre également dans
les poésies écrites après 1870 :

Ç-acel rege-al poeziei, vecinic tînâr §i ferice


Ce din frunze îÇi doineçte, ce eu fluerul îti zice,
Ce eu basmul povesteçte — veselul Alecsandri,
Ce-n§irînd màrgâritare pe a stelei blondâ razà
Acum secolii strâbate. (I, p. 32)

(Et ce roi de la poésie toujours jeune, toujours heureux


Qui chante de la feuille, qui joue du chalumeau
Qui nous dit tant de beaux contes, le joyeux Alecsandri
Qui égrène des perles sur le blond rayon de l'été
Maintenant traverse les siècles).

Le groupement ternaire des propositions est caractéristique de la


période 1866—1876, fréquent dans la poésie romantique 9 :

De ce nu sînt un rege sa sfarm cu-a mea durere,


De ce nu sunt Satana, de ce nu-s Dumnezeu. (I, p. 20)

Numai prin chaos tu îmi apari


Oum printre valuri a navei velâ
Cum printre nouri galbena stelâ,
Prin neagra noapte cum un fanar. (I, p. 27)
Unde-n ramuri negre o cîntare-n veci suspinâ,
Unde sfin^ii se preîmblâ în lungi haine de luminâ,
Unde moartea cu-aripi negre §i eu chipul ei frumos...
(IV, p. 110)
(Pourquoi ne suis-je roi pour briser ma douleur,
Pourquoi ne suis-je Satan, pourquoi ne suis-je Dieu).

9 v. L. Gâldi, Din atelierul tlnàrului Eminescu. Glasul poelului profet, dans « Limba romînâ »,
I X , 1960, nr. 4, p. 47.
188 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

(Tu ne m'apparais qu'à travers le chaos,


Ainsi que la voile d'un vaisseau au travers des vagues,
Ainsi que l'étoile jaune à travers les nuages,
Ainsi qu'un phare à travers la nuit noire).

(Là où des branches noires murmurent à tout jamais


un chant,
Là où les saints se promènent en longs habits de lumière,
L à où la mort avec ses ailes noires et son beau visage).

Après 1876, le poète, influencé en cela par le vers populaire, accorde


à la juxtaposition un rôle toujours plus grand dans l'organisation de la
phrase, en recourant également à la coordination par l'entremise de si (et).
Eminescu accorde aussi une large place, dans ses vers, à la proposition
subordonnée. L e poète construit d'une main sûre de vastes ensembles,
où l'on rencontre différents types de propositions subordonnées, expri-
mant des rapports syntactiques des plus complexes. Cependant, les vers
conservent la fluidité, le naturel de l'exposé de la prose et l'on n'y rencontre
aucune trace d'artificiel, de contrainte du moule métrique ou de la rime.
A f i n d'exprimer des rapports syntactiques aussi nombreux et aussi divers,
le poète devait recourir à un riche inventaire de conjonctions. L'accroisse-
ment considérable des éléments conjonctifs de subordination constitue
l'un des progrès les plus considérables réalisés par Eminescu dans le
domaine de la syntaxe, par rapport à la poésie antérieure. Les
prédécesseurs d'Eminescu et certains de ses successeurs introduisent des
propositions temporelles presque exclusivement par l'entremise de cînd
(quand), qui acquiert ainsi des valeurs multiples. On a observé, par exemple,
que dans 534 vers, Grigore Alexandrescu a 21 propositions temporelles,
toutes introduites par cînd. Dans un nombre à peu près égal de vers (552),
Yasile Alecsandri fait appel, en dehors de cînd, aux conjonctions pe cînd
et cît. Les 25 propositions temporelles dénombrées dans 1.200 vers de 0o§-
buc sont introduites par cînd et pe cînd 10.
A l'encontre de ses prédécesseurs, Eminescu emploie un grand nombre
de conjonctions de subordination. A côté de cînd, nous rencontrons dans
les poésies parues de son vivant les éléments conjonctifs temporels sui-
vants : cît, cum, de cînd, de cîteori, de cum, pe cînd, pînâ, pînâ ce, pînâ cînd.
Vocabulaire. Termes de la langue parlée. Eminescu utilise dans ses poésies
un grand nombre de mots et d'expressions de la langue parlée (bien sou-
vent, des régionalismes moldaves), qui jusqu'à lui ne faisaient pas partie

10 N . I. B a r b u , Limbà si literaturâ, II, 1 9 4 3 , p p . 155-156.


M. EMINESCU ET L'EXPRESSION POÉTIQUE ROUMAINE 189

du vocabulaire poétique ou auxquels il a été le premier à donner un emploi


adéquat : bânat (chagrin, ennui). Ce vrei tu % Noi 1 Bunâ pace ! Si de n-o f i
eu bânat [I, p. 159]. (Que veux-tu? Nous? Bonne paix! E t ne vous
déplaise). Il en est de même dans les variantes [II, pp. 298—306] ; bortâ
(trou) : un palat, bortâ-n perete si nevastâ o icoanâ [I, p. 46] (Un palais,
un trou dans le mur et l'épouse, une icône) ; de même dans la variante
[I, p. 331], ciubotâ (botte) : Ciubotele% Nime-n lume sâ nu §tie cas poet /
Dupâ mîndrele cîlcîie, elpe loe mi-nseamnâ teapa (Les bottes ? Que personne
au monde ne sache que je suis poète / A mes fiers talons, il reconnaît
d'emblée mon origine) ; cridâ (craie) : unde-ajung / razele lunii / par vâruite
zid, podele ca de cridâ (Sous les rayons de la lune, les murs semblent passés
à la chaux et les planchers pareils à de la craie) [I, p. 76] ; de même dans
la variante [I, p. 410] : dineolo unul séria eu cridâ (plus loin quelqu'un
écrivait à la craie) [P.L., p. 35] ; a crî.sca (grincer) terme utilisé dans les
parlers de Moldavie et de Transylvanie : deodatâ crîsca fierul în domu-unei
firide [Post., p. 210] (soudain le fer grinça au sommet d'une niche) ;
iarna... crîçcau lemnele §i pietrele (l'hiver... le bois et les pierres grin-
çaient) [P.L., p. 40] ; huceag (taillis de jeunes pousses et de plantes grim-
pantes) : din huceag de aluni§ (d'un taillis de noisetiers) [I, p. 215] ; de
même dans la variante [III, p. 228] ; încalte (au moins), utilisé en Molda-
vie : de nu m-ai uita, încalte (si au moins tu ne m'oubliais pas) [I, p. 54] ;
de même dans la variante [I, p. 340] ; încruçit (rougi de sang, utilisé dans
les parlers de Moldavie) : pe stradele-ncru§ite de flacâri orbitoare (par les
rues rougies de flammes aveuglantes) [I, p. 62] ; de même dans les varian-
tes [I, p. 366] ; ornât (neige) : iarba pare de ornât (l'herbe semble être de
neige) [I, p. 85] ; mînufe albe de ornât (de blanches menottes de neige)
[I, p. 229], de même dans les variantes [III, pp. 290—291]; pâiangân
[II, p. 196], (toile d'araignée); râstoacâ (bras de rivière asséché par voie
artificielle, pour y prendre le poisson) : ele sar în bulgâri fluizi peste prundul
din râstoaee (elles sautent en mottes fluides sur le gravier du lit de la
rivière) [I, p. 85] ; de même dans la variante [I, p. 419] ; vicol (dans les
parlers de Moldavie, tourmente de neige) : afarâ-i iarna, vicol [II, p. 118]
(dehors c'est l'hiver, la tourmente).
Archaïsmes. Eminescu emploie une série de mots qui avaient cours dans
la langue ancienne et qui ne circulent plus aujourd'hui ou dont le sens
diffère de celui d'aujourd'hui : adevâr (vrai) : oare ochii ei o mint sau
aievea-i, adevâru-i? [I, p. 103] (ses yeux lui mentent-ils ou bien est-ce
réel, vrai?) ; a certa (punir) : dar acu vei vrea eu oaste si râzboi ca sâ ne certi
[I, p. 146] (mais tu voudrais à présent nous punir par les armes et la
guerre) ; crug (cercle, orbite) : Si mii de lumi în juru-i fug / Pe-a clipei val
de-a-notul / Pîn piere cel din urmâ crug [II, p. 410] (les mondes par
190 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

milliers fuient autour de lui / Nageant sur les vagues de l'instant / jusqu'au
moment où périt la dernière orbite) ; limbâ (peuple) : Un sultan dintre
aeeia ce domnesc peste vro limbâ [I, p. 142] (Un sultan d'entre ceux qui
régnent sur un peuple) ; de même dans les variantes [II, pp. 294, 303] ;
schiptru (sceptre) : tapàn, drept eu schiptru-n mina [I, p. 85] (raide et
droit, son sceptre à la main); de même dans les variantes [I, pp. 406 —
419].
Néologismes. Dans les poésies de jeunesse, alors que le poète n'était pas
encore maître de tous les moyens d'expression et tâtonnait, à la recherche
d'une expression juste, on le voit employer, tout comme ses contemporains,
une série de néologismes, dont certains sont demeurés dans la langue litté-
raire et d'autres ont été acceptés dans des formes modifiées 11 : a confia
(confier) : De-a§ fi mîndrâ, rîusorul / care dorul / Si-l confie cîmpului [I,
p. 5] (Si j'étais, ma belle, le ruisseau / Qui confie / Au champ son désir) ;
flamâ (flamme) : Sufletu-ti arde-n sufletul meuj C-oflamâ dulce, tainica,
linâ [I, p. 280 ms.] (Ton âme brûle en mon âme / Ainsi qu'une douce
flamme, secrète, sereine : fr. flamme, lat. flamma) ; freme (frissonner) :
cîntarea în cadentâ a frunzelor ce freme [I, p. 8] (Le chant cadencé des
feuilles qui frissonnent) ; codrul cel vechi fremea umflat de vînt [Post.,
p. 234] (La vieille forêt frissonnait, gonflée par le vent : lat. fremere,
frissonner, trembler) ; maratrâ (marâtre) : natura cea maratrâ (la nature
marâtre) [Post. ed. Iaçi, p. 72, ms. de 1869] ; orcan (ouragan) : ma topesc
tainic, însâ mer eu / De aie patimilor or cane (Je me consumme secrètement,
mais sans répit / Dans l'ouragan des passions) ; orcan : germanisme en
Transylvanie, Orkan « ouragan », [I, p. 26] ; de même dans la variante
[I, p. 279].
Dans la période de sa maturité, les néologismes s'accordent parfaite-
ment aux matériaux de la langue. Comme on l'a observé 12, Eminescu
joint le néologisme à un terme existant dans la langue, l'incorporant ainsi
au trésor de la langue roumaine.
Nous verrons dans ce qui suit que les néologismes sont introduits sous
la forme dans laquelle ils se sont imposés dans la langue et qu'Eminescu
use de manière conséquente du procédé que nous venons de signaler et
qui consiste à adjoindre au terme nouveau un terme plus ancien : si-a
créât pe pînza goalâ pe Madona dumnezeie [I, p. 29] (et il a créé sur la
toile nue la Divine Madone ; de même dans les variantes [I, p. 288—289]) ;
oceanele de stele (les océans d'étoiles) ; Delta biblicelor sînte (le Delta des

11 v. Oh. Bulgâr, Cuvinle rare In opéra lui Mihail Eminescu, dans Lit, X , 1961, nr. 1,
pp. 4 8 - 5 7 .
12 G. Càlinescu, Opéra lui Mihail Eminescu, IV, Bucarest, 1936, p. 238.
M. EMINESCU ET L'EXPRESSION POÉTIQUE ROUMAINE 191

saintes de la Bible) ; zimbrul sombru (Le sombre aurochs) ; cînd ei în bogâtia


cea splendidâ si vastâ (lorsque dans la splendide et vaste richesse) ; gînd
fin §i obscur [I, p. 69] (pensée fine et obscure ; de même dans la variante
[I, p. 380]) ; Stoluri stoluri / Trec prin minte / Dulei iluzii [I, p. 105]
(Et de douces illusions / passent en nuées / dans l'esprit) ; pe veci pierduto,
vecinic adorato ! [I, p. 120] (A tout jamais perdue, éternelle adorée !) ;
iambii suitori, troheii, sâltârefele dactile [I, p. 137] (Les ïambes grimpants,
les trochées, les dactyles sautillants) ; fata noastrà sceptic rece [I, p. 151]
(Notre visage sceptique et froid) ; roste§te lin, în clipe cadentate [I, p. 202]
(Il parle tranquillement, en cadence) ; sub raza gîndului etern [I, p. 205]
(Sous le rayon de l'éternelle pensée) ; mélancolie cornul sunâ [I, p. 206]
(Le cor sonne mélancoliquement) ; Fiul cerului albastru ?-al iluziei deçarte
[I, p. 236] (Le fils du ciel d'azur et de la vaine illusion).
Le style : la formation du style artistique d'Eminescu doit être étudiée
dès ses premières poésies, publiées dans la revue « Familia », à partir de
1866. Les débuts de l'écrivain ont lieu à une époque où la poésie roumaine,
bien que cultivant les thèmes généraux du romantisme, restait encore
tributaire, sur le plan stylistique, de l'expression poétique classique. Les
notes romantiques qui se font jour dans le style poétique de l'époque se
ressentent encore fortement des réminiscences classiques. L'empreinte
laissée par cette poésie sur le style artistique d'Eminescu a été puissante.
L'émancipation de l'écrivain de sous la tutelle de l'école poétique du temps
a exigé de longs efforts, au terme desquels l'expression poétique d'Emi-
nescu acquiert toute son originalité.
Sous l'influence de Bolintineanu et d'Alecsandri, le poète utilise dans ses
premières productions le diminutif hypocoristique de la poésie populaire.
Nous trouvons ainsi, dans une seule poésie (De-as avea [I, p. 2] non moins
de dix diminutifs : încetiçor (tout doucement), floricicâ (fleurette), tinericâ
(jeunette), porumbitâ (colombelle), copilitâ (enfantelette, qui revient deux
fois), blîndiçoara (doucette), ziulita (petite journée), doinita (petite doïna),
et à nouveau încetiçor.
Un autre écho des lectures d'Eminescu se fait jour dans l'emploi des
gérondifs à fonction d'adjectifs. Issues de la plume d'Heliade, les formes
de gérondifs ont été acceptées sans réserve dans la langue poétique de
l'époque, d'où elles ont pénétré dans l'œuvre d'Eminescu. Des formes telles
que celles que nous donnons ci-dessous, ont été cependant abandonnées
par le poète arrivé à sa pleine maturité: vibrînda a clopotelor jale [I, p. 1]
(la tristesse vibrante des cloches); suspine-imitîndâ [I, p. 3] (imitantles
soupirs) ; vocea-i vuindâ [I, p. 3] (sa voix grondante) ; sâltînde pe-un cal
[I, p. 3] (sautillantes sur un cheval) ; colibele din vale-dorminde [I, p. 6]
(les huttes sommeillantes dans la plaine) ; lebàda murindâ [I, p. 32]
192 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

(le cygne mourant); te apropii surîzîndâ [I, p. 42] (tu t'approches sou-
riante) ; Pe lumea eea clormindâ [I, p. 372] (En ce monde sommeillant, ms. ;
le mot n'est pas employé dans la forme définitive de la poésie Mélancolie).
L'adjectif, ce moyen essentiel de sensibilisation de l'image poétique,
lequel détenait une place d'honneur dans l'art poétique du romantisme,
est assez faiblement représenté dans les productions de jeunesse d'Emi-
nescu (nous avons en vue, surtout, les poésies publiées dans cette période).
L'écrivain utilise avec prédilection l'épithète appréciative et non pas
l'épithète sensible, évocatrice : timbra mâreatâ [I, p. 1] (ombre grandiose) ;
floare mîndrâ, râpitoare [I, p. 2] (fleur charmante, ravissante) ; balsamu-i
divin [I, p. 3] (son baume divin) ; visuri fericite [I, p. 8] (rêves heureux).
Ses épithètes sont pour la plupart les épithètes décoratives du classicisme,
qui sacrifient toujours l'image particulière au profit de la qualification
générale 13 . C'est à cette catégorie qu'appartiennent la plupart des adjectifs
à fonction d'épithète de la poésie 0 câlârire în zori (Chevauchée à l'aube),
où nous puisons quelques exemples : roz-alb Aurorâ (l'aurore blanche-rose) ;
narcise albe (blancs narcisses) ; subtire voal (voile fin) ; dalbâ fecioarâ (blan-
che jouvencelle); negrele-i buele (ses boucles noires), etc.
Nous avons signalé, au cours de notre exposé, que dans sa création
d'avant 1870 Eminescu a eu recours à un nombre relativement restreint
d'épithètes. Celles-ci proviennent de la tradition littéraire et reviennent
fréquemment sous la plume de l'écrivain : alb, dalb (blanc), blînd, dulce
(doux), jalnic (triste), lin (calme), usor (léger), tainic (secret), verde (vert)14.
On rencontre parmi elles des épithètes auxquelles les romantiques ont
souvent recours, comme, par exemple, dulce, jalnic, tainic. Nous avons
affaire, dans ce cas aussi, à l'épithète stéréotype, dont l'emploi abusif
a considérablement annulé le potentiel expressif. Quelque fréquents que
soient ces déterminants, l'adjectif n'est que peu mis en valeur dans cette
période de l'activité d'Eminescu. Son style est désormais un style qui
préfère le substantif et, dans une moindre mesure, le verbe.
L'allusion mythologique est un exercice que le jeune Eminescu prati-
quait avec ferveur. On voit ainsi apparaître dans ses vers : Eliseu (Elysée),
Ghloris, Aurora (l'Aurore), Eros, Vesta, Apollon, silfele usoare (les sylphes
légers), Erato (I, pp. 1, 3, 13, 15, 17, 26). La mythologie est également
présente dans les comparaisons auxquelles il a recours à cette époque :
Ca Eol ce zboarâ prin valuri si tipâ, / Fugarul usor / Necheazâ, s-aruncâ
[I, pp. 4, 5] (Tel Eole qui vole par les vagues et crie / Le fuyard aux

13 v. T u d o r Vianu, Epitetul eminescian, dans Problème de stil si arlu literarâ, Bucarest, 1955,
pp. 25-31.
14 T u d o r Vianu, op. cit., p. 3 3 et suiv.
M. EMINESCU ET L'EXPRESSION POÉTIQUE ROUMAINE 193

pieds légers / Hénnit, s'élance) ; Atunci ca si silful ce nPadoarme-n pace, /


Inima îmi bate [I, p. 10] (Alors, ainsi que le sylphe qui ne peut dormir en
paix / Mon coeur est là qui bat).
La création métaphorique du poète se fait jour fréquemment dans
les poésies publiées dans la revue « Familia ». Il témoigne à présent d'une
préférence marquée pour la personnification et confère des formes humaines
aux idées abstraites, à l'instar de la poésie classique. Il personnifie ainsi
l'espérance [I, p. 11], le destin [I, p. 14], la malédiction [I, p. 23],
le passé [I, p. 24], la vertu [I, p. 25]. Les métaphores sont nombreuses,
mais conventionnelles. On y remarque aussi une agglomération des images,
un jeu excessif des significations figurées.
Nous avons vu au début de notre exposé que, vers 1870, le poète com-
mence à se sentir attiré par les grands thèmes du romantisme. Cette orien-
tation devait devenir de plus en plus marquée au cours des années suivantes,
et elle n'est pas restée sans conséquences pour l'expression poétique d'Emi-
nescu. Un premier effet romantique qui se fait jour dans le style de l'écri-
vain est l'importance croissante accordée à l'épithète, et notamment à
l'adjectif à fonction d'épithète. Si dans la période antérieure, l'écrivain
avait évité l'adjectif, on le voit à présent s'adonner au penchant de qualifier,
d'apprécier les impressions qui lui viennent du monde extérieur : « CârÇi
vechi, roase de molii, eu pâreÇii afumati / I-am deschis unsele pagini cu-a
lor litere bâtrîne, / Strîmbe ca gîndirea oarbâ a unor secole strâine, /
Triste ca aerul bolnav de sub murii afunda^i » [IV, p. 191], (De vieux livres,
rongés par les mites, aux feuillets fumeux / J'ai ouvert leurs pages onctueu-
ses aux vieilles lettres / Tordues ainsi que la pensée aveugle des siècles
étrangers / Tristes comme l'air malade sous les murailles cachées).
L'écrivain réagira bientôt contre l'abus des épithètes, et les résultats
de cet effort se feront jour notamment après 1876—1878, vers la fin de
sa création. Il essaie désormais de se libérer de la généralité de l'épithète
décorative et d'objectiver la qualité, en recourant à la comparaison et à
la métaphore.
L'adjectif sensible, pictural, devient toujours plus fréquent. Maintes
images des plus évocatrices du poète sont obtenues par l'adjonction d'une
épithète individuelle : Nilul miçcâ valuri blonde [I, p. 43] (Le Ml meut
ses vagues blondes) ; Nisipuri argintoase [I, p. 43] (Des sables argentés) ;
Stîlp de piatrâ surâ [I, p. 50] (Un pilier de pierres grises) ; Funi vînat de
tâmîie [I, p. 65] (Fumée d'encens violacée) ; Tînguiosul glas... de clopot
[I, p. 76] (Un son plaintif de cloches) ; Tîmpla bate... ca o umbrâ viorie
[I, p. 76] (La tempe p a l p i t e . . . ainsi qu'une ombre violette); etc. 15 .

16
T u d o r V i a n u , op. cit., p. 38.

13 - c. 679
194 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

Eminescu groupe les termes en des associations saisissantes, dont cer-


taines dépassent le domaine proprement dit des transpositions sensorielles.
Des réunions de mots comme celles que nous donnons ci-dessous dénotent
une vision des plus personnelles de la réalité, et les contemporains du poète
ont été enclins à les tenir pour extravagantes 16. Ainsi, pour qualifier le
substantif air (aer), Eminescu a recours à des épithètes inaccoutumées,
telles que : albastru (bleu) ; alb (blanc) ; blond (blond) ; blînd (doux) ; lin
(tranquille) ; luciu (brillant) ; cernit (endeuillé) ; de aur (d'or) ; bolnav
(malade) ; rosu (rouge) ; moale (mou) ; apâsat (pesant) ; vioriu (violacé) v .
A l'instar de tous les romantiques, Eminescu cultive dès lors pleinement
l'antithèse. L'opposition violente entre des termes représentant des notions
antithétiques se fait jour jusque dans les titres de ses poésies : Venere $i
Madona (Venus et Madone), împârat si Proletar (Empereur et Prolétaire),
înger çi Démon (Ange et Démon). L'expression stylistique la plus caracté-
ristique de l'antithèse romantique dans l'œuvre d'Eminescu est l'associa-
tion fréquente des termes exprimant la souffrance et la volupté 18. Les for-
mules par lesquelles se réalise cette antithèse spécifique se font jour dès
ses poésies de jeunesse, mais leur emploi est surtout fréquent dans la
période de la maturité artistique de l'écrivain. Yoici quelques-unes des
associations de ce genre : fermecat si dureros [ I , p. 60] (charmé et dou-
loureux) ; ochi-fi ucigâtori de dulci [I, p. 97] (tes yeux mortellement doux) ;
farmee dureros [I, p. 103] (charme douloureux) ; fioros de dulce [I, p. 154]
(terriblement doux) ; dulce §i fermeeâtoare jale [ I , p. 160] (douce et
ravissante tristesse) ; ucigâtoare visuri de plâcere [I, p. 200] (rêves mortel-
lement doux); dureroasâ voluptate [P.L., p. 72] (volupté douloureuse);
dureroasâ fericire [P.L., p. 74] (douloureux bonheur).
Le poète a recours désormais, toujours davantage, à la fonction sensi-
bilisatrice de la comparaison ; il recherche le terme concret qui soit l'équi-
valent plastique et particulier de l'objet comparé, comme en témoignent
les exemples suivants : trestiile Par a fi snopuri gigantici de lungi sulifi
de argint [I, p. 44] (les roseaux Semblent être de gigantesques gerbes
de longues lances argentées) ; Pe un deal râsare luna ca o vatrâ de jâratic
[I, p. 76] (La lune apparaît sur une colline comme un âtre rougi par le
brasier) ; pînza strâvezie ca o mreajâ [I, p. 79] (toile transparente comme
un rets) ; O tu crai eu barba-n noduri ca si cîltii cînd nu-i perii [I, p. 83]
(O roi à la barbe noueuse, ainsi que des étoupes que l'on ne carde point) ;

16 v., en ce sens, I, pp. 317—318.


17 v. les extraits du Dicfionarul limbii poelice a lui Mihail Eminescu, dans LR, X , 1961, nr. 4,
p. 300.
18 v. Tudor Vianu, Epitetul eminescian, p. 43.
M. EMINESCU ET L'EXPRESSION POÉTIQUE ROUMAINE 195

Crini ca urne antice de argint [IY, p. 92] (Des lis pareils à d'antiques
urnes d'argent) ; capul ei sur ca cenusa [P.L., p. 18] (sa tête grise comme
la cendre) ; luna trecea ca un scut de aur prin întunericul norilor [P.L.,
p. 57] (la lune passait ainsi qu'un bouclier d'or à travers l'obscurité des
nuages) ; un nouvel alb ca si cînd s-ar fi vârsat lapte pe cer [P. L., p. 104]
(un petit nuage blanc, à croire que du lait se serait épanché dans le ciel).
Plus d'une fois, Eminescu a recours aux comparaisons de la langue
courante. Ainsi, pour donner plus de vigueur à la qualité exprimée par
l'adjectif alb (blanc), il fait appel, comme on l'a vu, à la comparaison avec
la neige (zâpadâ) ou bien avec la cire (cearâ) ou la chaux (varul). Cette
dernière comparaison est reprise plusieurs fois par le poète, qui accroît
l'expressivité de l'image en approfondissant la vision concrète : Ca unse
eu var I Lucesc zidiri, ruine pe cîmpul solitar [I, p. 69] (Comme oints de
chaux / brillent des murs, des ruines dans le champ solitaire) ; Unde ajung
razele lunii par vâruite zid, podele ca de cridâ [I, p. 76] (Sous les rayons
de la lune les murs semblent passés à la chaux et les planchers sont pareils
à la craie). Les comparaisons avec le marbre (marmurâ) sont si fréquentes
dans la période 1866—1870, qu'elles en deviennent communes. Pour
évoquer de fines nuances de couleur, Eminescu détermine le substantif
menacé de tomber dans la banalité par l'épithète sensible : Fata era de
acea dulceatâ vînât albâ ca si marmura în umbrâ [P.L., p. 32] (Son visage
avait la douceur blanche-violette du marbre dans l'ombre).
Il est aisé de saisir la voie dans laquelle Eminescu s'oriente, après 1870,
quant au style. Il va de l'abstrait classique au concret romantique et il
y réussit, même s'il se voit parfois retardé par certaines hésitations et
certaines contradictions.
Dans le domaine de la métaphore, également, nous enregistrons cette
même orientation vers l'image sensible, particulière.
L'écrivain s'attache à présent à sensibiliser, à donner des contours
matériels, palpables, aux notions abstraites ou à transfigurer métaphori-
quement la substance concrète des termes désignant les éléments de la
réalité. Les notions les plus abstraites acquièrent volume, couleur, consis-
tance matérielle. Les siècles sont des arbres et leur réunion, l'histoire de
l'humanité, une forêt : Codrii de secole, océan de popoare / 8e întorc eu
repejune [IY, p. 111] (Les forêts séculaires, océan de peuples / S'en
retournent rapidement). Les rêves sont des brebis que le poète mène paître
en troupeau : Turma visurilor mêle, eu le pasc ca oi de aur [IY, p. 110]
(Je fais paître le troupeau de mes rêves, ainsi que des brebis d'or).
Les métaphores d'Eminescu sont d'une richesse et d'une plasticité
sans précédent dans la poésie roumaine. Le poète tire les effets les plus
suggestifs de la contemplation du ciel. Dans Mortua est, le ciel est dépeint
196 HISTOIRE D U R O U M A I N ET DES LANGUES BALKANIQUES

c o m m e une plaine sereine : Treeut-ai cînd ceru-i cîmpie seninâ [I, p. 3 7 ]


(Tu as passé à l'heure où le ciel est une plaine sereine). Développant l'an-
cienne expression figurée, grammaticalisée dans la langue populaire, à
savoir colea laptélui (la voie lactée), Eminescu décrit les galaxies comme
des fleuves de lait; à leur tour les étoiles deviennent des fleurs de lumière:
.. .cîmpie seninâjCu rîuri de lapte si flori de luminâ [P.L., p. 3 7 ] ( . . plaine
sereine / Aux fleuves de lait et aux fleurs de lumière). La réunion des
étoiles dans les constellations suggère au poète l'image des candélabres, ce
qui entraîne aussitôt la perception architecturale de l'univers : Si-n ceruri
de stele s-aprind candelabre / Ce sala albastrâ a lumei luminâ [I, p. 304,
ms.] (Et des candélabres s'allument dans ces cieux d'étoiles / Éclairent la
voûte bleue du monde). D'une métaphore évoquant l'image de fleuves de
lait, le poète arrive, par hyperbole, à un océan d'étoiles : Vâd nopti ce-ntind
deasuprâ-mi oceanele de stele [I, p. 32] (Je vois des nuits qui déploient
au-dessus de ma tête des océans d'étoiles). Sur cette vaste mer aérienne,
les nuages sont des navires ; le tableau est dépeint de main de maître et
témoigne d'un sens exceptionnel de la couleur : Norii miscâ sus în ceruri
înfoiatele lor nave / Rostre de jâratec s-aur, vele lungi de curcubeu [IV,
p. 131] (Les nuages meuvent dans les cieux leurs voiles bouffantes / Becs
de braise et d'or, longs mâts d'arc-en-ciel). La métaphore initiale (plaine =
ciel) peut être développée dans d'autres directions également. Puisque la
voûte céleste est une plaine, elle sera recouverte d'une végétation bleue :
Stélele mari izvoresc pe albastrele lanuri ale cerului [P.L., p. 4 9 ] (Les gran-
des étoiles apparaissent dans les champs bleus du ciel). Les nuages qui
peuplent cette plaine sont dépeints dans une vision architecturale et les
fragments du ciel éclairés par le soleil au couchant deviennent des lacs de
pourpre : Norii îngropau în grâmezi de arcuri înalte, de spelunci adînci suite
una peste alta, lumina cerescului împârat, §i numai din cînd în cînd, sfî-
$iindu-se, se revârsau prin negrele lor ruine lacuri de purpura [P.L., p. 4 9 ]
(Les nuages enterraient sous des monceaux d'arcs élancés, d'antres pro-
fonds juchés l'un sur l'autre, la lumière du ciel souverain, et par instants,
seulement, on voyait se déverser, en se déchirant, parmi leurs ruines noires,
des lacs de pourpre) ; cf. : norii cei negri par sumbre palate [I, p. 3 7 ]
(Les nuages noirs semblent de sombres palais) ; Norii, palate fantastice,
negre [IY, p. 48] (les nuages, des palais fantastiques, noirs).
Dans la dernière période de son activité, vers 1880, Eminescu rend clas-
sique son expression poétique. Quelque réussies qu'aient été, du point de
vue artistique, les épithètes, les métaphores et les comparaisons, elles
surchargeaient parfois le message poétique, et ceci est particulièrement
visible dans les poésies posthumes et la prose artistique d'Eminescu (même
dans Cezara, publiée en 1876). Née par réaction contre l'abondance d'ima-
M. EMINESCU ET L'EXPRESSION POÉTIQUE R O U M A I N E 197

ges et de couleurs de l'époque antérieure, cette tendance à « secouer les


parures », comme l'appelle T. Yianu 19 , ne doit pas être entendue comme
une renonciation aux valeurs que le style poétique d'Eminescu avait
acquises jusque-là. Nous avons affaire, en l'occurrence, à une diminution
numérique de certains procédés figuratifs et à une transformation de leur
substance expressive. À partir des Epîtres, les épithètes, surtout adjecti-
vales, se font de plus en plus rares. Des strophes tout entières de certaines
poésies datant de cette époque sont construites sans adjectifs. Eminescu
continue de faire appel à l'épithète individuelle, évocatrice : roase plicuri
[I, p. 119] (enveloppes rongées) ; marea turburatâ înaltâ (la mer agitée
et haute) ; sâltâretele dactile [I, p. 137] (les dactyles sautillants) ; pros-
tatecele nâri [I, p. 134] (les niaises narines) ; privire-mpârosatâ [I, p. 150]
(regard voilé) ; floarea veçtedâ de luncâ [I, p. 154] (fleur fanée des prés).
Les dernières poésies, parues du vivant d'Eminescu, reviennent aux
adjectifs généralisants du type classique, comme en témoignent les adjec-
tifs suivants, extraits de la poésie Mai am un singur dor (Je n'ai plus
qu'un seul désir) : întinsele ape (les vastes eaux) ; cer senin (ciel serein) ;
sicriu bogat (riche cercueil) ; tinere ramuri (jeunes branches) ; rece vînt
(vent froid) [I, p. 216]. Employées modérément, les épithètes acquièrent
des valeurs stylistiques toutes particulières. « L'épithète apparaît souvent
à la fin des strophes ou de la poésie, comme si le poète concentrait en
elles l'essence et en quelque sorte la conclusion du développement lyrique
antérieur. » 2 0
L'évolution du style artistique d'Eminescu reflète ses efforts incessants
pour adapter ses moyens d'expression au contenu d'idées des poésies.
Pour réaliser l'harmonie de ses vers, Eminescu apporte des corrections
(ou des retouches) à la matière rebelle ; il préfère briser les moules de
l'expression correcte, plutôt que de sacrifier l'idée. D'où les licences et les
« incorrections » de ses poésies de jeunesse. On peut trouver des exemples
de cette incessante adaptation de la forme au fond dans toutes les poésies
d'Eminescu 21 . Ibràileanu a consacré une étude spéciale à cette question.
D'après le critique de la « ViaÇa Eomâneascâ », le rythme s'adapte à l'idée
poétique, afin de réaliser une correspondance parfaite. (Il y a cependant
des exemples qui démentent cette affirmation). Ainsi, levers à trochées,
plus simple, plus alerte, est le mètre préféré de la poésie optimiste, pleine
d'effusion et d'élan juvénil, créée avant 1879. Au contraire, le ïambe,

l* Epitetul eminescian, p. 48 et suiv.


10 v. Tudor Vianu, Epitetul eminescian, pp. 40—41, 43 et suiv.
21 v. G. Câlinescu, Opéra lai Mihail Eminescu, IV, p. 224 ; Tudor Vianu, Poezia lui Eminescu,
Bucarest, 1930, p. 144,
198 HISTOIRE D U R O U M A I N ET DES LANGUES BALKANIQUES

« plus grave, plus lent » apparaît dans les poésies élégiaques, pénétrées
d'un sentiment d'accablement, datant de la période finale de l'activité
littéraire de l'écrivain 22. Le mètre qui préside à la composition d'un vers
contribue effectivement à la réalisation de l'image poétique. Dans le vers :
Icoana stelei ce-a mûrit, încet pe cer se suie [I, p. 234] (l'image de l'étoile
qui s'éteint monte lentement dans le ciel), l'accent tombe sur la seconde
syllabe de chaque pied et se répète trois fois dans le même intervalle, suggé-
rant ainsi l'élévation progressive vers les cieux. Dans le vers : înâljimile
albastre / Pleacâ zarea lor pe dealuri [I, p. 210] (Les cimes azurées /
S'inclinent vers les collines), l'accent tombe sur la première syllabe de
chaque pied, dont la structure est donc descendante. Du fait de la propor-
tion des accents principaux et secondaires, ainsi que de leur position, la
descente des hauteurs est mise en relief avec beaucoup d'expressivité.
Chez Eminescu, l'idée essentielle se concentre souvent dans le mot qui
forme la rime : A fost odatâ ca-n povesti / A fost ca niciodatâ / Din rude mari
împâràteçti / 0 prea frumoasâ fata [I, p. 167] (Il fut une fois / Une fois
au temps jadis / Issue d'une souveraine famille / Une jeune fille belle
comme le jour). Ou bien : Mai am un singur dor: \ în liniçtea serii, / 8â ma
lâsati sa mor / La marginea mârii [I, p. 216] (Je n'ai plus qu'un désir :
/ Dans le calme du soir / Laissez-moi mourir / Au bord de la mer).
L'harmonie propre aux vers d'Eminescu résonne surtout dans la poésie
des années de maturité. Renonçant à présent aux ornements décoratifs,
le poète libère les réserves musicales des sons et des groupes de sons. Emi-
nescu met en valeur, avec une maîtrise sans pareille, les vertus esthétiques
de la langue roumaine, recourant à cette fin à des phonétismes empruntés
à tous les parlers. Il obtient ainsi des effets remarquables en utilisant des
phonétismes moldaves. Si Eminescu a recours à des diphtongues en -e,
comme seconde élément (ie), par exemple, dans nemîngiiet (inconsolable),
ceci tient au fait que la voyelle e de cette diphtongue est moins ouverte
que a (nemîngâiat), la grande ouverture de cette voyelle donnant l'impres-
sion d'une chute dans le vide. Mû par un instinct sûr, Eminescu a recours,
lorsqu'il en sent le besoin, à des formes à e, comme dans §ede, jele, du fait
que e rend un son plus discret que a (sade, jale). Eminescu tire le plus grand
profit, avec une maîtrise particulière, de la valeur expressive des sons du
roumain. Ainsi, l'impression de glissement, d'écoulement suggérée par les
liquides l et r se dégage des vers : « Çi se duc ca cZipele / Scuturînd aripeie »
[I, p. 214] (Et ils fuient comme les instants / En battant des ailes). Dans
les vers qui suivent, le sentiment d'écoulement mélancolique est suggéré

22 v. G. Ibrâileanu, Note asupra versului, dans Studii literare, Bucarest, 1930, pp. 151 — 177
et passim.
M. EMINESCU ET L'EXPRESSION POÉTIQUE R O U M A I N E 199

par la combinaison des liquides avec les nasales : « Ne-n\eles ranime gîwduï /
Ce-^i strâbate cmturiîe / Zboarâ veçmc, higmmÛM-l / VaîuriZe, vînturiïe ! »
[IV, p. 396] (Incomprise reste la pensée / Qui se fait jour dans tes chants
/ Elle vole sans répit, en imitant / Les vagues et les vents). Le son voilé
des consonnes nasales contribue à exprimer la mélancolie : « Peste vîrfuri
trece luwâ / Codru-çi bate frcrnza lin, / Dmtre ramuri de arin / lielancolic,
cornul sunâ / l i a i departe, mai departe / l i a i încet, tôt mai mcet, / Sufle-
tu-mi «emîwgîiet / îndulcind eu dor de moarte. / / De ce taci cmd ferme-
catâ / Iwima-mi spre tine-ntom 1 / l i a i sum-vei, dulce cor«, / Pewtru
mine vreodatâ? » [I, p. 206] (La lune passe sur les cimes / La fôret fait
bruire tranquillement ses feuilles / Entre les branches des aulnes / Le cor
sonne mélancoliquement / Sonne et sonne toujours / Doucement, toujours
plus doucement / Appaisant du désir de mort / Mon âme inconsolée. / /
Pourquoi te tais-tu lorsque mon cœur / Charmé se tourne vers toi ? / O,
sonneras-tu encore jamais / Pour moi, doux cor?).

CONCLUSIONS

Nous nous sommes attaché à examiner les éléments qui composent la


langue des poésies d'Eminescu et nous avons constaté que son style artisti-
que porte la marque profonde de sa personnalité.
La langue d'Eminescu est la langue commune parlée par ses contem-
porains, enrichie de ses lectures et de la connaissance du parler vivant
de toutes les contrées de la Roumanie, filtrée par le cerveau et la sensibilité
de ce poète génial qui, recourant aux matériaux les plus appropriés et,
entre autres, aux néologismes nécessaires à l'expression poétique, a su
leur donner une forme qui est un choix entre les éléments anciens et nou-
veaux, et qui compte parmi les réalisations les plus remarquables de la
langue de la littérature artistique. Eminescu se différencie profondément
de ses contemporains et de ses prédécesseurs par la manière personnelle
dont il a su mettre en valeur les joyaux de la langue ancienne et contem-
poraine. Les œuvres d'autres écrivains du dernier siècle contiennent elles
aussi des éléments archaïques. Mais cette archaïsation est tout extérieure ;
le terme vieilli est appelé à évoquer des époques révolues, à contribuer à
fixer la couleur historique. Eminescu emploie lui aussi un certain nombre
de mots sortis de l'usage courant de la langue, mais la place prépondérante
est occupée, dans ses poésies, non pas par les éléments lexicaux, mais par
les phonétismes et les formes archaïques dont une grande partie circulaient
dans les parlers locaux. Archaïsmes et régionalismes sont intégrés organique-
ment dans la texture intime de la langue poétique. Le poète fait montre
d'une maîtrise incontestable dans l'emploi des éléments régionaux. Des
200 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

phonétismes ou des formes qui chez Negruzzi ou Alecsandri conservaient


leur caractère régional (moldave), perdent dans le vers d'Eminescu leur
caractère particulier et s'intègrent parfaitement dans l'expression poétique.
La sélection et la synthèse des matériaux utilisés par l'écrivain dans son
œuvre littéraire ont été sans cesse subordonnées à un but supérieur : la
création d'un instrument d'expression artistique à même de rendre en des
formes parfaites tout le fonds d'idées et de sentiments de l'écrivain.
Eminescu se révèle, dans l'évolution du style poétique roumain, comme
l'écrivain qui a ouvert à celui-ci les voies les plus larges. Il a continué
et parachevé les efforts de ses prédécesseurs en vue de créer une langue
artistique. En même temps, il a élargi les frontières du style artistique de la
langue littéraire, en l'enrichissant des traits caractéristiques de son génie.
Une série de termes considérés comme « vulgaires » par les critiques con-
temporains acquièrent, chez Eminescu, une destination esthétique. Emi-
nescu a exercé sur ses successeurs une influence considérable. Dès 1890,
Vlahutâ parlait du « courant Eminescu ». Quelques années plus tard, en
1903, le même Anghel Demetriescu qui, on 1875, condamnait les innova-
tions du poète en matière de langue, se voyait contraint de reconnaître la
puissante influence exercée par la création d'Eminescu sur la poésie rou-
maine : « Si l'on excepte quelques esprits indépendants, on peut dire que
tous les jeunes poètes ont accepté la grammaire, la rhétorique, l'art poéti-
que, le vocabulaire et les associations de mots inventés par le maître...
Nul souverain n'a jamais régné sur son peuple, nul capitaine n'a jamais
été écouté par ses troupes, autant qu'Eminescu règne sur la littérature
roumaine, autant qu'il est écouté par les écrivains qui montent » 23 .
L'évolution du style d'Eminescu suit, dans les grandes lignes, la voie du
développement de son œuvre poétique. Tributaire de l'expression classique
dans ses poésies de jeunesse, le poète arrive, par la suite, à cultiver le
particulier et le concret romantique, en atteignant à une riche image artisti-
que. A l'époque de sa maturité, le style d'Eminescu se transforme en un
classicisme d'une structure personnelle, au sein duquel les valeurs abstraites
et les valeurs concrètes s'harmonisent dans un heureux équilibre, et les
virtualités expressives de la langue sont valorisées avec une maîtrise encore
sans pareille dans la poésie roumaine.

( R é d a c t i o n a b r é g é e d a n s Rassegna semeslriale di filologia rumena, 1, R o m a , 1 9 6 7 , p. 5 3 — 71.


V e r s i o n r o u m a i n e originale d a n s A l . R o s e t t i , Sludii llngvistice, Bucureçti, 1955)

23
Anghel D e m e t r i e s c u , Opere, Bucarest, 1937, pp. 224 — 225.
SLAVO-ROMANICA. DR., AR. ARAT ET PLUG «CHARRUE»

Le terme arat ( < lat. aratrum) est attesté aujourd'hui, en dacoroumain,


seulement dans deux endroits 1. En échange, plug ( < si. méridional plugü)
est général en dacoroumain 2.
Il n'en va pas de même en aroumain. Ici arat et plug sont attestés tous
les deux, et, de même aletrâ « charrue », emprunté au néo -grec (àXeTpi).
L'araire (charrue sans avant-train) en bois, avec le coutre en métal est
attesté, sur le territoire de la Roumanie actuelle, dès l'antiquité. La majo-
rité des instruments agricoles de caractère archaïque, avec le bois employé
comme matériel de construction, est attestée dans les régions recouvertes
de forêts, ou qui l'ont été, du territoire roumain nord-danubien 3.

1
Dans Munfii Apuseni, en Transylvanie : Istoria Romànici, Ed. Acad. R. P. Romane,
Bucureçti, 1962, II, p. 20 (aratru [sic !] et à Rucâr (ancien district Muçcel), arat, ici avec le
sens spécialisé de «pièce du métier à tisser » : C. Lacea, Dacoromania VI, 1931, p. 339 — 340;
pl. arate « battants du métier à tisser ». Cette pièce figure dans la terminologie populaire rou-
maine, sous le nom vatalâ « b a t t a n t du métier (à tisser) », « montant du cadre » (Fr. Dgmé,
Nouveau dictionnaire roumain-français et français-roumain, V e volume, Le lexique roumain-fran-
çais et français-roumain de la terminologie paysanne, Bucarest, 1900, p. 66, s.v. ; vatalâ ; v. dans
Id., Incercare de terminologie poporanà românà, Bucureçti, 1898, p. 135, la pièce no. 9 du
métier à tisser, dans le dessin de la p. 134; aratru «aratrum, Eke » [hongrois «charrue»],
dans le Dictionariu rumanesc, lateinesc ji unguresc de loan Bobb, Cluj, 1822, I, p. 66 s.v. et
de même dans le Dict. d'étymol. daco-romane de Cihac, I, Franclort s.M., 1870, p. 14 s.v. ;
aratu, pl. -uri, dans le Lexicon valachico-latino-hungarico-germanicum, Budae, 1825, p. 28,
s.v., sans localisation précise. Cf. arat, chez Candrea-Densusianu, Dicf. etimologie al Ib. romàne,
Bucureçti, 1907, p. 11 s.v. S. Puçcariu (Dacoromania, V I I I , 324), après avoir cité Lacea
(v. ci-dessus), définit arat par «plug » ( = charrue) (Mais v. ensuite Limba românà, Bucureçti,
1940, p. 279). A. Ciorànescu, Diccionario etimológico rumano, I, 1958, p. 33 s.v. donne arat
(pl. -te), mais la forme du pluriel n'est pas attestée. Pour l'aroumain, v. T. Papahagi, Dicfionarul
dialectului aroman, Bucureçti, 1963, p. 82 (aletrà), 128 (arat) et 868 (plug).
2
Arat n'est pas attesté en dacoroumain dans les enquêtes pour i'ALR (Allas linguistique
roumain), et non plus dans l'enquête actuelle pour le « Nouvel Atlas linguistique
roumain » (NALR).
3
Georgeta Moraru-Popa, « Comentarii etnografice la arheologia plugului » et « Puñete de
vedere în cercetarea etnografica a inventarului agricol arhaic románese », Revista de etnografie
fi folclor, t. 12, 1967, p. 2 1 3 - 2 2 , et t. 13, 1968, p. 2 5 1 - 2 6 2 .
202 HISTOIRE D U R O U M A I N ET DES L A N G U E S BALKANIQUES

La disparition d'arai, terme d'origine latine, qui désignait l'araire,


s'est faite probablement en deux temps. Après une époque où, à côté de
arat, on a employé le terme rarijä, désignant l'araire, venu du slave méri-
dional (v.sl., bg., s.cr. et slov. ràlo), l'emploi d'un instrument perfectionné,
la charrue, a amené l'adoption du terme plug, d'origine slave (plugü
« charrue », emprunté au germanique 4 ).
Comme on le voit, l'emploi de ces termes est déterminé par la succession
des changements survenus dans l'usage des outils agricoles, à travers les
siècles. L'emploi de la charrue (plug) a imposé le terme qui désigne cet
instrument agricole en slave méridional 5 .
Dr. rarijä (rälitä) « primitiver Pflug jetzt nur noch Jätten und Häufeln
gebraucht : Hackenpflug »6, comme d'ailleurs aussi d'autres termes qui
désignent des parties de la charrue (v. ci-dessus, n. 4), provient du serbo-
croate.
L'emploi progressif de la charrue, pendant le moyen-âge, sur tout le
territoire nord-danubien, a remplacé l'araire, dont les derniers représen-
tants sont confinés dans des localités isolées 7.
L'étude préalable des objets 8, et ensuite celle des mots qui les désignent
nous permet de démêler l'histoire des termes respectifs 9.

4
V. Kiparsky, Die gemeinslaoischen Lehrwörter aus dem Germanischen, Helsinki, 1934,
p. 258 — 259 : plugü < v.h.a. pfluog (le nom de la charrue n'est ni roman, ni germanique,
selon B. Kratz, Zur Bezeichnung von Pflugmesser und Messerpflug in Germania und Romania,
Giessen, 1966, p. 98 et s.) ; Max Vasmer, Russisches-etymologisches Wörterbuch, Heidelberg,
1955, II, p. 376 s.v. Les noms des parties de la charrue, en roumain, viennent du slave méri-
dional (bulgare et surtout serbo-croate). V. P. Cancel, Termenii slavi de plug in dacoromânà,
Bucureçti, 1921, et nos remarques, ML, p. 345 et 471.
6
V. nos Mélanges cit., p. 345 et Ist. României, I.e. : « termenii agricoli slavi dovedesc o
perfectionare a agriculturii în timpul conviefuirii popula^iei bàçtinaçe eu Slavii ».
6
Vasmer, op. cit., II, p. 489 s.v. ; Cancel, op. cit., p. 28 — 29. Sur l'araire en bois, attesté
au nord du Danube par les fouilles archéologiques, v. ci-dessus, G. Moraru-Popa. V. l'exposé
détaillé de l'emploi des instruments agricoles dans la Péninsule des Balkans et en Roumanie,
dans A. G. Haudricourt-Mariel Jean-Brunhes Delamare, L'homme et la charrue à travers le
monde, Paris, 1955, p. 276 et s.
' G. Moraru-Popa, op. cit., t. 13, p. 261, n. 34 : au cours du moyen-âge l'emploi de la charrue
(plug) a été généralisé sur le territoire de la Roumanie d'aujourd'hui, l'araire (arat) n'étant
plus employé que dans certaines régions.
8
Haudricourt-Mariel Jean-Brunhes, op. cit., 49 : « étudier les objets avant les mots ».
0
E. Coseriu, « Semantisches und Etymologisches aus dem Rumänischen », E. Gamillscheg
zum 80. Geburtstag, München, 1968, p. 135 — 138 : la cause de la disparition du terme arat serait
l'homonymie avec le participe arat. Cette homonymie ne s'est pas produite en aroumain, où
le participe est aratä. Mais en dacoroumain arat est employé avec l'article : aratul, ce qui
le différencie du participe arat, de même qu'en aroumain aratä de arat. L'explication que nous
avons proposée ci-dessus, rend caduques les tentatives de résoudre ce problème en ignorant
l'évolution des instruments aratoires à travers les siècles.
SLAVO-ROMANICA. DR., AR. ARAT ET PLUG «CHARRUE» 203

Le remplacement du terme latin arat, qui désignait l'araire, par des


termes d'origine slave méridionale (ralifâ, plug), qui désignent l'araire et
la charrue, s'explique donc par un échange d'instruments agricoles et
l'adoption de leur dénomination dans la langue emprunteuse. L'étude des
instruments agricoles nous permet d'élucider un problème de terminologie,
resté jusqu'à présent obscur.

(Langue et technique. Nature et société. I. Approche linguistique. E d . Klincksieck, Paris, 1971,


p. 389-390)
R O U M . CRÄCIUN «NOËL»

L'étymologie de Cräciun « Noël » est de nouveau controversée.


Nous avons expliqué ce terme par lat. creatione1. Eqrem Çabej propose
maintenant d'expliquer le terme roumain par alb. hërçuni « tronc, souche,
bûche » 2 . En partant du sens « bûche que l'on brûle dans la cheminée
pendant la veillée de Noël », le sens du mot aurait évolué, en roumain,
vers celui de « fête de Noël ».
L'auteur reconnaît, cependant, qu'il n'a trouvé nulle part, en roumain,
le mot Cräciun avec le sens de « bûche » (I.e., 315).
L'explication de Çabej ne tient pas compte des considérations suivantes,
qui confirment l'étymologie latine du mot roumain.
En passant en revue les coutumes qui accompagnent la fête de Noël,
au nord du Danube, l'on constate que dans certaines localités du Banat,
de la Transylvanie et de la Bucovine on respecte encore la coutume de
brûler une bûche dans la cheminée, pendant la veillée de Noël 3.
Mais la bûche ne porte pas le nom attendu, si l'on accepte l'explication
par l'abanais, car on trouve attestés les termes suivants :
butucul Cräciunului « tronc, souche, bûche, placé dans l'âtre pour brûler
pendant la nuit de Noël »4.
cälindäu s.m., Transylvanie, « Holzklotz der in der Weihnachtsnacht
verbrannt wird» 5 , et näclaä s.n. ou näcladä s.f. (cf. v. si. nalclasti-Madç

1
Al. Rosetti, Rom. Cräciun, Romanoslavica, IV, 1960, p. 65 —71 ; v. aussi AI. Graur, Eti-
mologii româneçti, Bucureçti, 1963, p. 78 — 80, qui explique la présence de -à et de -un par des
critères internes.
2
Eqrem Çabej, Cräciun, SCL, X I I , 1961, p. 3 1 3 - 3 1 7 ; v . aussi Jos. Schütz, Der rumä-
nismus Cräciun „Weihnachten" in Slavischen, dans Beiträge zur Süd-Osteuropa Forschung,
München, 1966, p. 35—40.
3
DA, ms., s.v. näclad.
4
Simeone Mangiuca, C&lindariu... pe anul 1882, Braçov, 1881, p. 15.
5
Tiktin, RDW, s.v. « En Transylvanie cette bûche est nommée cälindäu, et ceux qui chan-
tent les noëls, lorsqu'ils pénètrent dans la maison, attisent le feu avec leurs bâtons en bois de
noisetier », dans Gazeta Säteanului, X I V , 1897, p. 493,
ROUM. CRÀCIUN «NOËL» 205

« aufladen, auflegen »), a r e c le sens « Scheiterhaufen » : « nâcladâ mare


de foc » (Dosoftei, apud Tiktin, BDW, s.v.) 8 et « grosse bûche qui sert
de support pour le bois introduit dans la cheminée ou qui est placée au
bord de l'âtre, pour brûler à petit feu et entretenir longtemps le feu » 7 .
Etant données ces constatations, il est évident que le terme roumain ne
peut pas être expliqué par l'albanais, du moment que les sens ne coïnci-
dent pas et que pour le sens de « bûche » il existe en roumain des termes
différents.
D'autre part, l'histoire des rapports albano-roumains nous enseigne que
l'emprunt à l'albanais d'un mot quelconque qui dénomme une fête de
l'importance de la Noël est inconcevable 8 .
(Si le roumain avait emprunté le nom de la fête de Noël à l'albanais,
c'est le terme albanais respectif : kershëndellë < lat. Christi natalis qui
aurait dû être introduit.)
Le roumain a emprunté à l'albanais quelques termes, à une époque
récente, et dans aucun cas dans la période du roumain commun, comme
l'affirme E . Çabej (l.c., p. 315).
Par conséquent, la seule étymologie qui reste debout est lat. creatione.
E n l'occurrence, il faut tenir compte du fait que la Noël est la fête chré-
tienne la plus importante, et qu'elle se superpose sur les fêtes romaines des
calendes de janvier, très suivies dans les provinces orientales de l'empire
romain, fêtes qui à leur tour ont comme substrat le culte de Mithra et
coïncident avec l'anniversaire de la naissance de Mithra 9 .
La mise à feu de la bûche, daDS la nuit de Noël, qui est signalée chez
les peuples de la péninsule Balkanique (Bulgares, Serbo-croates) et chez
les Boumains, est un reste du culte du Soleil 10 .
C'est pourquoi nous partageons en entier l'opinion de P. Oaraman, selon
lequel « il ne fait pas le moindre doute que le lieu d'origine [du mot Crâciun

9 Sadnik —Aitzetmuller, p. 60, s.v. naklasti.


' DA, ms., s.v. nâclad.
8 A. Graur, Coup d'œil sur la linguistique balkanique, BL, IV, p. 34 : « Il est bien établi
maintenant que les emprunts de vocabulaire supposent un prestige social ou culturel pour le
peuple qui fournit les mots. A quelle époque peut-on croire que les Albanais ont été tellement
supérieurs aux Roumains, pour que les derniers aient emprunté aux premiers des termes de civi-
lisation tels que « foyer », « vieillard », etc. ? »
9 Al. Rosetti, Colindele religioase la Români, Bucureçti, 1920, p. 21 ; Petre Caraman, Sub-
stratul milologic al sârbâtorilor de iarnâ la ïtomâni fi Slavi, Arhiva, X X X V I I I , Iaçi, 1931, p. 388
et s.
10 Ovidiu Birlea, Colindatul In Transilvania, dans Anuarul etnografic al Transilvaniei, Cluj,
1969, p. 297 : la cendre de la bûche, répandue par terre, favoriserait la végétation.
206 HISTOIRE D U R O U M A I N ET DES L A N G U E S BALKANIQUES

< lat. creatione] appartient au domaine ethnique roumain » (op. cit.,


p. 390).
En ce qui concerne l'explication du phonétisme du terme roumain, par
l'intermédiaire du slave, nous renvoyons à notre exposé antérieur et au
fait que le terme Crâciun n'est pas isolé, mais fait partie d'un groupe de
termes (colindâ, Busalii, troian), introduits en roumain par la filière slave u .

(Version roumaine dans Studii fi cercetàri lingvistice, X X I I , 1971, p. 3 — 4)

11
Al. Rosetti, Rom. Crâciun, I.e., p. 68 — 69. G. Rohlfs, Rumänisch Cräciun „Weihnachten",
Zs. f . roman. Phil., 88, 1970, p. 382 — 385 attribue une origine autochtone («thrace, dace,
illyrienne », p. 285) aux termes roumain et albanais.
SUR DR. DOINÀ

Dr. doinä « espèce de mélodies mélancoliques jouées sur des flûtes (chalu-
meau) par les bergers montagnards, et puis chanson, poésie mélancolique
en général » (Cihac)1, « chant élégiaque » (Fr. Damé)2, « lyrisches Volkslied
elegischen Charakters » (Tiktin)3, « poésie lyrique populaire, chant d'amour,
de mélancolie ou de désir ardent » (I.-A. Candrea)4.
Les définitions ci-dessus s'accordent pour attribuer à dr. doinä un
caractère lyrique. Toutefois, D. Cantemir range ce genre de productions
parmi les chants de caractère épique 5 ; c'est aussi l'avis des folkloristes
d'aujourd'hui 6 .
Le terme est connu surtout dans le nord et le nord-ouest de la Tran-
sylvanie et en Moldavie 7. (Les parler s de type « moldave » couvrent la Mol-
davie proprement dite et aussi une partie du nord de la Transylvanie :
région Mure? et Cluj. On peut donc en inférer que c'est de la Transylvanie
voisine que les parlers de Moldavie ont acquis le terme doinä.)* Il n'est
pas signalé dans les parlers de Yalachie, si ce n'est comme un terme de la
langue littéraire, popularisé par Y. Alecsandri 9 .

1 A. de Cihac, Dictionnaire d'étymologie daco-romane, II, Francfort S/M, 1879, p. 98 s.v.


2 Fr. Damé, Nouveau dictionnaire roumain-français, Bucarest, 1893, p. 384, s.v.
3 H. Tiktin, Rumänisch-deutsches Wörterbuch, Bucarest, 1895 et s., p. 559 s.v.
' I.-A. Candrea, Dicfionarul limbii romane din trecut fi de astäzi, Bucureçti, 1932, p. 426.
6 D. Cantemir, Descrierea Moldaviei, trad. A. Papiu-Ilarian, Bucureçti, 1875, p. 155.
6 Ov. Papadima, Considerafii despre doinä. Studii ji cercetäri de istorie literarä fi folclor, IX,
1960, p. 314 — 317. Cf. C.N. Burileanu, Intre „frunzä verde" f i doine, Chiçinâu, 1936, p. 47 :
doine « chants graves, complaintes ».
' Papadima, I.e., p. 3 1 3 - 3 1 7 .
8 I. Coteanu, Elemente de dialectologie a limbii romane, Bucureçti, 1961, p. 82 — 83 et la carte
de la p. 83.
9 Papadima, I.e., p. 309 — 3 1 2 ; Burileanu, l.c; le terme doinä n'est pas connu dans les dé-
partements de Gorj, MehedinÇi et dans le Banat.
208 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

A la différence de la Moldavie, qui connaît la forme doinâ, en Transylva-


nie ce terme est attesté sous la forme dainâ « avec a au lieu de o », comme
l'indiquait G. Bari} en 1842 10.
Daina, en Transylvanie, est un refrain des chansons populaires, signalé
sous diverses variantes phonétiques : daina, dainu, duina, duinu, dam,
dainam, dui, dui, dui, dans tout le nord et le nord-ouest de la Transylvanie
(Maramureç, Sâlaj, Bihor, Mureç, et plus au sud, Alba)11.
Nous nous trouvons donc en présence de deux termes : une interjection,
employée dans les refrains, avec la diphtongue ai ou ui, accentuée sur
la voyelle la plus ouverte : dâina, duina, en Transylvanie, ou avec la diph-
tongue oi, avec l'accent sur l'o : doinâ, en Moldavie.

QUELLE EST L'ORIGINE DE CES TERMES ?

Nous citerons, pour mémoire, les étymologies proposées par D. Cantemir :


Doina, nom de divinité dace, ou de G-. BariÇ : donativum, Diana, Danu-
Mus, de I. Heliade Bâdulescu (Diana + oda), Laurian-Massim, Ar. Den-
susianu (doleo), et Cihac (s.-cr. dvoinice, dvoinica). B. P. Hasdeu a rappro-
ché avec raison doinâ de lit. daina (zd. daênâ)12.
10 Papadima, l.c., p. 316.
11 I. Bârlea, Cintece poporane din Maramuref, Bucureçti, 1924, p. 233, no. 55 (cf. V. Bogrea.
Dacorom., IV, 1040) : duinu et daina, dans des chants de soldat : Daina de cine-o ràmas? /.
eu daina nu mà sfâdesc / Cu duinu bine trâiesc. Graiul nostru, II, 51 (Bàrsana, Maramureç) :
« daina sau duinu e un refren obiçnuit dupa fiecare strofa, cînd cìnta fetele » ; S. Fl. Marian,
Nunta la Romàni, Bucureçti, 1840, 430 : (Com. Zarand) : « Ei nam çi dainam fecioarà / çi iaràçi
dainam fecioarà", p. 513 : cuscrii cìnta : „roagà-te, roagâ mireasà / Ei dam çi dainam mireasà ».
S. Mândrescu, Lileraturà fi obiceiuri poporane din Com. Ràpa-de-jos, com. Mureç-Turda, Bucu-
reçti, 1892, p. 13 : « Frunzâ verde çi una / Cine-o zis dàinu, dàina ». G. Bibicescu, Poesii populare
din Transiloania, Bucureçti, 1893, p. 3 (Vàlcele, Elôpatak) : « Frunzà verde çi una / Cine i-o
zis dàinu-dàina ». (Variante moldave de Deleni : doini(à). I. Pop Reteganul, Trandafiri fi viorele,
Gherla, 1891, p. 126 (Sâlaj) : refren : daina fi duina. T. Frincu çi G. Candrea, Românii din Mun-
ta Apuseni, Bucureçti, 1888, p. 30 : « Cine a zis dintîi daina ». A. Jiplea, Poezii populare din
Maramureç, Bucureçti, 1906, p. 22 : « Numai sâ nu mor de sàte / Morti duinu çi daina ». Le
Lexicon românesc-latinesc-unguresc-nemfesc (Bude, 1828, p. 162 s.v.) donne le verbe dàinàesc
« modulor, cano », reproduit dans le Glossariu de Laurian et Massim, p. 211, s.v. (Bucureçti,
1871). I.-A. Candrea, l.c., p. 380, s.v. : dùinài, en Moldavie, avec un autre sens : « Se balancer
dans une balançoire, en restant debout, changer successivement de pied ». Aug. Scriban (Dicfio-
narul limbii româneçti, Iaçi, 1939, p. 440) s.v. doinà, signale le vb. dàini dans le Maramureç.
12 B. P. Hasdeu, Fragmente pentru istoria limbii romane. Elemente dacice, Bucureçti, 1896,
p. 32 ; Id., Principie de filologie comparativà ario-europeâ, Bucureçti, 1875, p. 20 — 28. Ov. Den-
susianu, Hist. de la Ig. roum., I, p. 292 a montré avec raison que l'origine dace de doinâ « n'est
nullement assurée ». Papadima, l.c. Citons encore les étymologies suivantes : Giuglea : *doliana
(Dacorom., IV, 1553), G. D. Serra: < divina (l.c., 1558), Skok : dûuojna, cf. s. dvójnice «flûte
double des bergers » (Puçcariu, Dacorom., III, 831 observe, avec raison, qu'en roumain dv- > v :
cf. dvornic > vornic).
SUR D R . DOINÄ 209

En effet, lit. dainà « Volkslied » ne peut pas être séparé du terme rou-
main.

V O Y O N S LES FAITS

Lit. dainà < i.-e. deiô {deù-) «hüpfe», lett. diju, diêt «hüpfen, tanzen»,
gr. Sïvoç « art Tanz »1S.
Le terme n'est pas attesté dans les autres langues slaves, et notamment
pas dans les langues slaves méridionales (où à lit. ai aurait dû correspondre
un ë)u.
C. Poghirc recule l'explication du terme roumain jusqu'à l'époque la
plus ancienne : doinä serait d'origine thrace, mais il omet de nous montrer
sur quelles correspondances phonétiques un tel rapprochement est-il
fondé ? Faute de quoi l'hypothèse reste en l'air15.
Dans l'absence d'autres données, il semble incontestable qu'une étymo-
logie autre que par le slave est exclue.
L'historien Fr. J. Sulzer, qui a donné une excellente histoire des Princi-
pautés roumaines, à la fin du XVIII e siècle, nous ouvre la voie d'une expli-
cation possible.
Voici ce qu'il nous dit à propos de doinä : « Boinâ, doinâ dudelt der
Walache, so oft er für sich in Gedanken etwas weltliches singen will, wozu
er keine Verse oder Worte weiss ». Un texte musical sans paroles est récité
avec les mots doi-na, en deux syllabes, équivalents à te-ri-rem ou te-ri-ri,
qui n'ont d'autre fonction que de servir de refrain... Boina est aussi,
chez les Valaques, une chanson sans paroles. De même, chez les Slovaques ;
leurs chansons sans texte emploient les mêmes mots : dâina, dâina16.

13
J. Pokorny, Indogermanisches Elym. Wb., Bern —München, I, 1959, p. 187, s.v. de / s - ;
R. Trautmann, Baltisch-slavisches Wörterbuch, Göttingen, 1923, p. 50 — 51. Lit. daTna «das
Volkslied, das Lied » est expliqué de deux manières : 1 cf. lett. dainuâl « kreischen, lustig sein »
et lit. déjà « Weheklage », 2 ci. lett. diet « tanzen » .V. aussi dainât « singen, tanzen » (K. Mülen-
bach —J. Endzelin, Lettisch deutsches W örterbuch, Riga, 1943, I, p. 432).
11
P. Arumaa, Urslavische Grammatik, I, Heidelberg, 1964, p. 84.
15
C. Poghirc, Considérations sur les éléments autochtones de la langue roumaine, RRL, X I I ,
1967, p. 3 0 - 3 1 .
18
Fr. J. Sulzer, Geschichte der transalpinischen Daeiens, II, Wien, 1781, p. 322 — 323. On
retrouve dana en hongrois et en ukrainien. En hongrois : dana « chanson, chant ». Famille de
mots d'origine expressive et onomatopéique. Cf. aussi dinom—danom «Schrei beim Gezeche;
Zecherei, fröhliches Gelage » (A magyar nyelv tôrténeti etimológiai szotära, föszerkeszfö L. Benkö,
Budapest, I, p. 640). Je dois cette indication à l'amabilité de M. L. Gàldi, de l'Université de
Budapest. Dans Ugro-russki narody spëvanki, izdal Mihail Vrodel, I, Budapest, 1900, p. 43.
doina : Narodnye pesni Galickoi i Ugoroskoî Rysi, Sobranniyja la. F. Golobackin, II, 809

14 - c. 679
210 HISTOIRE D U R O U M A I N ET DES LANGUES BALKANIQUES

Vu cette affirmation, nous nous sommes renseigné auprès des spécia-


listes en langue slovaque.
Yoici ce qui nous a été communiqué à ce sujet (y. le texte slovaque de
l'information, publié en note) :
« daina n'est pas attesté dans les parlers slovaques. Mais son existence
est possible. Le mot est attesté dans les contes (rozprâvky) de Pavel Dob-
Sinsky (1828—1885), écrivain slovaque apprécié pour les récits populaires
qu'il a publiés (1880—1883; nouvelles éditions de 1954, 1958)17. Mais le
sens du mot n'est pas clair.
Il faut supposer que daina est lié à dana, mot connu en tant qu'inter-
jection. Il est employé dans les chansons et les vers improvisés pendant la
danse, comme refrain (par ex. ej, dana, dana). Il exprime le mouvement
rythmique, la danse, la joie. C'est dans ce sens que le terme est employé
par le poète P. B. Horal : oj, dana, oj, dana !
Dana existe aussi dans les chansons : Hoj, dana, Tioj, dana.
Dânom, dans la chanson suivante, est sans doute en relation avec dana :
Dinôm, dânom... etc.
Ces constatations n'ont qu'une valeur d'hypothèse. L'origine du mot
n'est pas claire, du fait que c'est une interjection »18.

17
Communication de M m e J . HuSkovâ, professeur à l'Université de Bratislava (septembre 1967).
18
Nous reproduisons ci-dessous le t e x t e original de ces informations, qui nous ont été fournies
p a r le dr. Anton HubovStiak, de l ' I n s t i t u t de langue slovaque de l'Académie slovaque des scien-
ces : Bratislava, 4 J u l a 1967
Na po^iadanie pani J . HuSkovej dovol'ujem si odpovedat' V â m na Va5u Jiiadost' d o t ^ k a j û c u
sa slova daina v slovencine v t o m t o zmysle :
Slovo daina sme v slovensk^ch nâreciach zatial' nezistili.
Moiné je vSak, 2e sa predsa v y s k y t u j e . Jeden doklan na t o t o slovo m â m e v DobSinského roz-
p r â v k a c h . V y z n a m t o h t o slova vSak nie je jasny.
N a z d â v a m sa vSak, i e so slovom daina sûvisi slovo dana, k t o r é j e z n â m e ako interjikcia. P o u z i v a
sa v piesnach a reclinovankâch/napr. Ej, dana, dana... / ako refrén. V y j a d r u j e sa nfm r y t m i c k y
pohyb, tanec, radost'.
V t o m t o vyzname p o u i i l ho a j bâsnik P. B. Horal v t a k o m t o verSi :
K t o i e mi zaplati na5u dobrû v o d u ?
Za teplé slniecko za tichû p o h o d u ?
Za ten j a r n ^ klepot naSeho bociana,
za pieseA spod h â j a : Oj, dana, oj dana I
Slovo dana je aj v piesni
H o j , dana, hoj, dana
n e p ô j d e m za p â n a ,
aie za t a k é h o , ako som ja sama 1
S t y m t o slovom sûvisi pravdepodobne a j slovo dânom z t e j t o piesne :
Dtnom, dânom n a k o p e i k u stâla,
SUR D R . DOINÂ 211

L'existence de daina et dana en slovaque, et de daina dans le nord de la


Transylvanie impose l'explication du terme roumain par le slovaque,
d'autant plus que, dans les deux langues, il est employé comme interjection,
dans les chansons populaires.
La diphtongue oi des termes roumains pourrait s'expliquer par l'influen-
ce de oi : oi daina, oi doina 19.
Ainsi, les données géographiques (phénomène roumain signalé à la fron-
tière du territoire de langue slovaque) nous imposent la solution que nous
venons de proposer.
Des recherches nouvelles viendront confirmer ou infirmer notre expli-
cation.
(Mélanges de philologie offerts à Alf Lombard, Lund, 1969, p. 191 — 195).

II

D. Caracostea affirme que « doina existe dans le folklore bulgare » (II,


p. 459)20. Dans un « colind » [pièce versifiée] de pâtre publié par St.
Eomanski en 1923, nous dit Caracostea, se trouve le mot doinita : « la
brebis pleure sa mère podoinifa » (p. 476).
En se fondant sur cet exemple, Caracostea affirme que « cette image a
une importance évidente pour notre problème, par la présence en bulgare
du mot doinà avec le sens de „brebis qui allaite" » (p. 476).
Nous nous proposons de réexaminer les faits, pour vérifier les affirma-
tions de Caracostea.

dinom, ddnom na mna pozerala.


Dlnom, ddnom, nepozeraj na mna,
dinom, dânom, nepôjdeS t y za mna.
Moje konstatovania vSak majù len hypotetickû platnost'.
Etymologicky pôvod je nejasny u2 aj preto, ieide o interjekcné slovo/citoslovce/.
Tak aspofi tol'ko na VaSu jjiadost'. Ak zistim d'alSie podrobnosti okolo tohto slova, budem
Vâs eSte informovat'.
dr. Anton HabosStiak CSc.
19
Cf. en v. béarn. adôrgar « accorder », au lieu de acordar, sous l'influence de andorgar « approu-
ver », ou en portugais, azagres « raisins verts », de agrazes, sous l'influence de azedo « amer » et
agro « aigre »: M. Grammont, Traité de phonétique, Paris, 1933, p. 356 — 357. Parmi les manus-
crits laissés par Ivan Franko, on trouve le nom pr. fém. Doina. (Je dois cette indication à l'ama-
bilité de M. St. Semiinski, de l'Université de Kiev.)
20
D. Caracostea, Poezia tradifionalà românà, 2 vol., Bucureçti, 1969. O. Bîrlea, dans la préface
du t. I de ce livre (p. X X V I I ) montre que « bien avant Cantemir, le pasteur Andréas Mathe-
sius, de Cergàul Mic, près de Blaj, dans un rapport du mois de septembre 1647, montre que les
villageois, après avoir fait la fête au cabaret, rentrent chez eux avec daina ». Le terme a été
emprunté à la population roumaine des villages voisins.
212 HISTOIRE D U R O U M A I N ET DES LANGUES BALKANIQUES

Dans notre étude précédente (v. ci-dessus, p. 207), nous avons montré
que lit. dainà provient de i.-e. deio (dep-) «hiïpfe», de même que lett.
diju, diêt « hiïpfe, tanzen » ; cf. gr. Sïvoç « art Tanz ».
D. Oaracostea admet la parenté du terme roumain et de lit. dainà
(II, p. 463—465), mais il le rapproche en même temps de doinita du
folklore bulgare (II, p. 4 5 8 - 4 6 1 , 476—479).
Il existe là une contradiction qui doit être résolue.
Si dr. doinâ est apparenté à lit. dainà, alors le terme roumain ne peut
plus être rapproché du terme bulgare, dont l'étymologie est différente.
En effet, comme nous l'avons montré dans notre étude précitée, à lit.
ai de dainà, devrait correspondre un ë en slave méridional.
Mais le mot n'est pas attesté en slave méridional ! Oar le terme bulgare
cité par Oaracostea a une étymologie différente et un sens différent : il
provient de v. si. dojo-dojiti « sàugen ; donner le sein » < i.-e. *dhë(i),
lett. dêju, dët « an der Mutterbrust sàugen »21.
Le rapprochement de bg. dôjnica (et non doina, forme qui appartient à
Oaracostea !) est donc contredit par la réalité des faits ; cette constatation
peut être argumentée comme suit :
1. en bulgare est attesté le mot dôjnica (et non doina !),
2. le vocalisme oi du bulgare ne correspond pas au vocalisme du terme
lituanien correspondant, comme nous l'avons montré ci-dessus, et pour
pouvoir expliquer la présence de oi dans dr. doinâ, il convient de partir
du vocalisme ai de dr. daina, qui est originaire (comme nous l'avons mon-
tré ci-dessus, p. 208),
3. le terme roumain est attesté dans le nord du domaine dacoroumain
et il manque dans les régions voisines du territoire bulgare,
4. si nous partons de doinâ, le vocalisme ai (dr. daina), attesté dans la
Transylvanie du nord, resterait inexpliqué, parce qu-il ne peut pas provenir
de oi, comme nous l'avons montré ci-dessus, p. 211,
5. le sens du terme roumain ne correspond pas à celui du bulgare :
d'une part « danser » (dr. doinâ), mais de l'autre « allaiter » (bg. dojka,
dôjnica, s.-cr. dôjnica, avec le sens de « nourrice »).

Nous dirons pour conclure, que l'explication proposée par D. Oaracostea,
fondée sur des données erronées, s'élimine d'elle-même.
(Version roumaine dans Studii cercetâri lingvislice, X X I , 1970, p. 273 — 274).

21 Sadnik—Aitzetmuller, p. 21 et 227,nr. 147 ; E . Berneker, Slavisches etymol. Wb., I, Heidelberg,


1908 — 1913, p. 2 0 5 ; v. bg. dojilica « Sâugerin, Amme », bg. dôjka « Amme », s.-cr. dôjnica
« Amme » ; bg. dôjnica « nourrice », N. Gerov, Recnik na bàlgarskij jazyk, I, Plovdiv, 1895, p. 322.
Dr., Ar. PEDESTRU
A Alf Lombard
A. R .

Dr. pedestru s.m. «piéton », adj. « (qui va) à pied », de la langue actuelle
continue le latin pëdëster, mais il n'est pas inclus dans le fonds ancien de
mots latins du roumain, comme l'indique la conservation du d (car lat.
d + e, i est rendu, en roumain, par z : zece < dëcëm, zeu < dëus ; cf. v.
fr. peestre)1. L'emprunt a dû avoir lieu entre le VI e et le X e siècle, et il est
probable que c'est un terme d'origine militaire : dans la terminologie latine
de l'armée byzantine, attestée à cette époque, lat. pedes est rendu en grec
p a r TCSSÎTTJÇ2.
Pedestru n'est pas un mot savant, comme son attestation dans les tra-
ductions roumaines de livres religieux du XVI e siècle pourrait le faire
croire, car, comme on le verra ci-dessous, il est attesté aussi dans un parler
villageois du XVII e siècle (les traductions sont faites sur des originaux
rédigés en slavon ou en hongrois ; mais le recours au texte latin de la Vulgate

1
Nous nous rangeons à l'opinion de O. Densusianu, qui n'enregistre pas le mot parmi les
mots latins du vieux fonds (DE), de même que Tiktin (R.-D. Wb.) ; cf. M eyer-Liibke, REW3.
6346 : «Arum, siebenb. pedestru, fällt mit — d — statt — z — auf », tandis que Candrea (Dicf.)
et Puçcariu (EW) passent outre l'objection, sans en donner la raison.
Ar. pedestru est probablement emprunté à l'italien (T. Papahagi, Dicfionarul dialectului
aromân, Bucureçti, 1963, p. 836 s. v.). Le terme est donné par Cavallioti, dans son dictionnaire
de l'aroumain paru à Venise, en 1770 (Per. Papahagi, Scriitori aromâni In secolul al XVIII-lea,
Bucureçti, 1909, p. 238 s.v.). Pour les termes italiens (vénitiens) en aroumain, dont certains
ont pénétré par l'intermédiaire du néo-grec, v. G. Pascu Elementele romanice din dialectele macedo-
fi megleno-române, Bucureçti, 1913 (Analele Academiei Romane,XXXV liter.).
2
H. Zilliacus, Zum Kampf der Weltsprachen im Oströmischen Reich, Helsingfors, 1935, p.230.
Cf. H. et R. Kahane, Les éléments byzantins dans les langues romanes. Cah. F. de Saussure,
23, 1966, p. 68. Cf. fr. piètre ; en v. fr. « lat. pedestris « qui va à pied », qui a perdu son sens
propre et pris un sens péjoratif, par opposition à « celui qui va à cheval », dans les milieux féo-
daux » (Bloch-Wartburg, Dict. étym. de la lg. fr., Paris, 1932, II, p. 153). La terminologie mili-
taire d'origine slave du roumain (postérieure au X e siècle) a fait l'objet d'une présentation com-
pétente due à I. Bogdan (Organizarea armatei moldovene tn sec. XV, Bucureçti, 1907 — 1908,
Analele Academiei Romane, ser. II, ist., X X X ) . V. p. 390 — 439 : l'armée de Çtefan cel Mare
(XV e s.) était composée de : boieri, viteji « les gens de Cour », feciori « l'infanterie », oastea « le
ban et l'arrière-ban », composé de paysans.
214 HISTOIRE D U R O U M A I N ET DES LANGUES BALKANIQUES

ne peut cependant pas être exclu, et il est attesté pour la traduction du


Vieux Testament : y. Mario Roques, Palia d'Oràçtie, I, Paris, 1925, p.
li-lii).
Voyons, tout d'abord, les textes religieux. Traduction roumaine de
Actes et Épîtres des Apôtres (Codicele Voronetean, XVII/7) : (De acolo
vrumu se luomu Pavelu, cà a§a era dziçu), §i vrea însuçi pedestru sa meargâ
(Act. Ap., 20, 13 : « inde suscepturi Paulum : sic enim disposuerat ipse
per terram iter facturas »). Évangéliaire imprimé par Coresi en 1560—1561,
éd. Pl. Dimitrescu, p. 57, 30 v. : dupà el merserà pedestri deîn cetate
(Mat. 14, 13 : « secutae sunt eum pedestres de civitatibus » ; op. cit., p. 84,
81 r. : fji pedestri deîn toate cetâ^ile curserà acolo (Marc 6, 33 : « et pedestres
de omnibus civitatibus concurrerunt illuc »). Traduction (fragmentaire)
du Vieux Testament {Pdlia, Oràçtie, 1580—81, éd. Pamfil, p. 218, 37) :
§i purceaserà feciorii lu Israil den Eamasen în Suhot, cum ara fi çase sute
de mii de bàrba^i pedestri, fàrà pruncii §i muierile (Exode, 12, 37 : « Pro-
fetique sunt filii Israël de Ramesse în Socoth, sexcenta fere millia peditum
virorum »).
Pedestru est attesté ensuite dans un acte de propriété provenant d'un
village du nord de la Valachie, contresigné par des témoins locaux : Goleçti,
d. Argeç, 26 juin 1650 : « noi aceçti megeiaçi ce $inem mente den zilele ràpo-
satului Mihnei voevod, dumnezeu sâ-1 pomeneascà, pre acele moçii n-am
pomenitu drum de car nici cârare de omu pedestru » (« dans ces propriétés
nous ne nous rappelons guère qu'il y ait eu des routes pour chariots ou
pour piétons »)3.
Dans les parlers dacoroumains actuels, pedestru est attesté dans l'ouest et
le nord du territoire (v. la carte ci-jointe), avec les sens suivants : « boiteux ;
estropié ; aveugle ; borgne ; faible ; débile (cf. fr. piètre) ; mendiant ; ané-
anti ; (enfant) turbulent ; aux pieds malades »4.
Sans faire partie du vieux fonds du vocabulaire latin, pedestru, par la
richesse de ses dérivés et la spécialisation de ses sens possède toutes les
caractéristiques des mots anciens.

3
B. P. Haçdeu, Archiva istoricà a României, I 2 , Bucureçti, 1865, p. 26, n° 294.
4
Cf., pour le sens, fr. piètre, dans les parlers actuels « boiteux », « qui a le pied contrefait, en
normand » (Bloch-Wartburg, l. c.). L'altération du d de pedestru en d', g' (ou d')» dans les parlers
de l'ouest de la Transylvanie, est un fait récent : v. E. Petrovici, SCL, I, p. 179 et notre ILR,
p. 624. La carte du territoire linguistique dacoroumain reproduite ici est fondée sur les cartes de
VALU, I, c. 71, 154, ALRM, I, c. 97, ALR, II, c. 115, 127, ALRM, II, MN, 2223, 224, et les
fiches du Dicfionarul limbii române (éd. de l'Académie de la R. S. de Roumanie). E n Olténie,
pedestru est attesté tout le long de la frontière ouest, jusqu'à T. Severin (V. NALR, Oltenia,
I, c. 117 et 118).
216 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

A partir du X V I e siècle, les textes littéraires de toutes les provinces rou-


maines attestent l'emploi des formes suivantes :
pedestrame (rare) « infanterie », pedestraç « soldat d'infanterie », pedestri
v b . « descendre de cheval, mettre pied à terre », pedestrie « infanterie »,
pedestrime « id. », pedestru « qui marche à pied ».

E n conclusion, nous dirons que pedestru est bien un mot latin, en rou-
main, attesté dans les textes littéraires, à partir du X V I e siècle, et dans les
parlers actuels, où il fait partie des mots du vieux fonds.

(Revue de linguistique romane, 33, 1 9 6 9 , p. 75 — 78)


Dr. SAT, Alb. FSH AT «VILLAGE»

H. Mihäescu conteste l'étymologie de dr. sat, alb. fshat « village », de lat.


fossatum1, sans avoir connu, semble-t-il, notre note concernant ces termes,
publiée dès 1942 2 .
Fsat est donné par les textes roumains du XVI e siècle. (Sat « Feld »,
chez Coresi). La forme intermédiaire fusât, invoquée par Mihäescu, est
attestée, comme nous l'avons montré, en aroumain (fusatea « fossé, re-
tranchement » ; enregistré aussi par T. Papahagi, Dictionarul dialectului
aromân, Bucureçti, 1963, p. 482, s.v.). L'acception de « village fortifié
avec un fossé de terre » se retrouve dans n.-gr. yoaaizov « ein mit Gräben
umzogenes Lager » ; cf. cpoGax-cov « château fort sur le Danube, la mer Noire
ou le territoire avoisinant » (Procope, VI e s.), ce qui contredit la remarque
suivante de H. Mihäescu : « On n'a point la preuve qu'il ait existé quelque
part des fossés défensifs autour des villages », mais coïncide avec l'image
de certains villages balkaniques de nos jours, entourés de fossés.
Quant au fs- initial de la forme ancienne du mot, il faut dire qu'elle ne
reproduit pas le /s- initial du terme albanais, parce que ce passage est
inconnu au roumain. La simplification du groupe fs-, par suppression de
1'/- s'explique par la position faible de l'initiale du groupe.
C'est en partant du sens de « castra, poste de commande, quartier d'un
corps de troupe (IY e —VI e s.) dans l'empire romain » et de «fossé qui
entourait le village » qu'il faut donc expliquer le sens des termes roumain
et albanais.
Dr. sat fait partie de la série de mots latins que le roumain a en commun
avec l'albanais, et qui sont spécifiques de la civilisation « balkanique ».

(Revue roumaine de linguistique, X V I I . 1972, p. 91)

1
H . Mihàescu, « Les éléments latins de la langue albanaise », Rev. des ét. sud-est europ., IX,
1966, p. 30.
s
Alb. fshat, dr. sat « village », dans « Bulletin linguistique », X, 1942, p. 75 s., reproduit
dans nos Mélanges de linguistique et de philologie, Copenhague —Bucureçti, 1947, p. 354 — 358.
BALCANICA. SUR ROUM. a

Dans une étude récente, consacrée à la voyelle à du roumain, E. Petrovici


arrive à la conclusion que à ne constitue pas un trait balkanique commun
au roumain et à l'albanais, comme on l'admet généralement, mai que
sa présence dans ces deux langues est due à une évolution spontanée 1 .
Quoique, dans le courant de l'étude, Petrovici constate que Vâ accentué
se retrouve en roumain, albanais (tosque), bulgare, slave macédonien et
certains parlers serbo-croates, par la suite il ne discute que les faits du
roumain et de l'albanais, sans se soucier de rendre compte de la présence
du même timbre vocalique dans les autres langues balkaniques qu'il a
lui-même énumérées.
L'argumentation de Petrovici repose sur le fait que î serait roumain
commun.
Selon Petrovici, le traitement de î, provenant de lat. a + n (a + m)
serait le suivant : î aurait passé à i après un élément palatal, dans des mots
comme dr. ghinclâ « gland du chêne »,/m « filleul » < lat. glandem, filianus,
car, nous dit Petrovici, si l'a accentué latin ( +n ou m) avait passé à à,
comme on l'admet communément, on aurait du avoir en, après élément
palatal : cf. vegJiem < lat. vigilamus3.
Cette explication est cependant démentie par les faits, comme on va le
voir tout de suite 4 .
La théorie de Petrovici contredit la marche naturelle des faits : en ma-
tière de vocalisme du roumain, le traitement î vient à la suite de à, confor-
mément à la tendance à la fermeture des timbres vocaliques, qui est carac-
téristique pour l'évolution du latin oriental, devenu ensuite le roumain ;
ainsi : lat. a > roum. à > î, lat. o > roum. u, lat. e > roum. i5.

1 Emile P e t r o v i c i , Traits balkaniques communs dans les systèmes phonétiques du


roumain et de l'albanais (la voyelle du type à), Die Kultur Siidosteuropas. Ihre Gesckichte
und ihre Ausdrucksformen, Wiesbaden, 1964, p. 199 — 206.
2 Op. cit., p. 203.
3 Op. cit., p. 200.
1 V. la discussion détaillée chez A. A v r a m, SCL, X V , 1964, p. 2 6 6 - 2 6 9 .
4
V. ILR, p. 106.
BALCANICA. SUR ROUM. a 219

D'autre part, on sait qu'au XVI e siècle, dans certaines régions du daco-
roumain, le passage de à à î n'était pas encore accompli ; la graphie des
textes roumains du XVI e siècle est témoin de ce flottement 6 .
î est présent dans tous les dialectes roumains, affirme Petrovici. La
chose est vraie. Mais ce timbre peut y être récent. C'est ce que montrent
bien l'aroumain et certains parlers dacoroumains de nos jours, dans les-
quels seul à est attesté 7.
Ainsi donc, comme on vient de le voir, l'argument principal sur lequel
est fondée la théorie de Petrovici, à savoir que lat. an (am) > roum. în >
in, est contredit par les faits que nous venons d'énumérer.
C'est par conséquent du traitement par à de lat. an (am) qu'il convient
de partir : àn a passé à en, en roumain, après consonne palatale ou semi-
voyelle palatale (cf. lat. familia > dr. fâmeaie (XVI e siècle) > femeie,
lat. oricla > ureche, etc.), et ensuite en >in : ghindâ, fin.
Selon Petrovici, a dans dr. pâcat (lat. peccatum) serait dû à l'action de
l'occlusive labiale sur Ve primitif, de sorte que le rapprochement avec le
traitement pareil de l'albanais (t. mëkat) serait illusoire.
L'influence de l'occlusive labiale sur la voyelle suivante, en roumain, est
incontestable ; elle est confirmée par d'autres exemples et constitue une loi
du développement de la phonétique du dacoroumain, en opposition avec les
parlers du sud du Danube, où le phénomène ne s'est pas produit (ar. picot,
megl. picati, istr. pecat) ; mais la présence de Vâ, dans pâcat, montre juste-
ment que la langue a employé un phonème déjà existant dans son système
phonologique, et qu'elle n'a pas créé un phonème nouveau. La présence du
timbre à, à une époque ancienne, est donc confirmée là aussi.
Nous dirons, pour conclure, qu'à la suite de notre examen il est constaté
que les arguments avancés par B. Petrovici n'ont pas réussi à ébranler la
théorie admise communément, selon laquelle la voyelle de timbre à du
roumain est de beaucoup plus ancienne que la voyelle de timbre î, et que
la présence de timbres vocalique pareils en albanais et en bulgare confirme
l'ancienneté de Vâ en roumain, trait caractéristique des langues balkaniques.

(Linguistique balkanique, X I , 1, Sofia, 1966, p. 69 — 7 0 )

6 A v r a m, op. cit., p. 271 — 275.


7 V. notre exposé dans L, p. 134.
LES DIPHTONGUES ROUMAINES EA', OA'
ET L'INFLUENCE SLAVE~

Les diphtongues ea' et oa' du roumain viennent-elles du slave? Nous


avons repoussé cette explication, pour des motifs que nous considérons
toujours valables x.
Dans un ouvrage récent sur la préhistoire des langues slaves 2, M. She-
velov explique le phénomène du roumain par le slave.
Voyons les faits.
M. Shevelov part de la constatation que le slave commun a confondu
les timbres de i.-e. *ô et *â longs en â, et de i.-e. *o et *â brefs en ô.
La notation par ea ou 0a du phénomène, employée par M. Shevelov,
est cependant trompeuse, car cet état intermédiaire est purement théorique,
et c'est avec â (<ô, â) ou ô (< ô, â) qu'il faut compter.
Selon M. Shevelov, le phénomène aurait passé par une étape intermé-
diaire Qa (un a précédé d'un son intermédiaire de timbre o, formant avec a
une seule voyelle complexe). Ensuite oâ >a et oâ > o , au I er siècle de n.è 3 .
La confusion des timbres vocaliques o et a du slave commun n'a cepen-
dant rien à voir avec la diphtongaison des voyelles accentuées e et o du
roumain, en ea' et o a'.
Ces cas de métaphonie du roumain sont bien connus, et leur mécanisme
est clair : a de la syllabe suivante a été transféré dans la syllabe précédente,
par un procès mécanique : lat. cera > dr. cearâ, lat. coda > dr. coadâ ;
lorsque la syllabe suivante contenait un e, il convient d'admettre des étapes
intermédiaires: ee > eè > ea' : lat. legem > d r . (XVI e s.) leage, lat.
florern > dr. floare4.
Dans les deux cas, nous avons affaire à deux sons : e et a, o et a, réunis :
en une diphtongue 5 .

1
V. notre exposé Sur la diphtongaison de e. et o accentués en roumain, dans L, p. 169 — 171.
2
George Y. Shevelov, A prehistory of Slavic, Heidelberg, 1964, p. 1 5 7 - 1 6 2 , 171 — 173.
3
Shevelov, op. cit., p. 151 —152; p. 162 : corriger sora en sore, soare, 171 : peaçterà en peçterà.
4
L, p. 170.
6
Pour tout détail, v. Recherches sur les diphtongues roumaines, p.p. A. Rosetti, B u c a r e s t -
Copenhague, 1959, p. 2 8 - 3 1 et 4 0 - 4 5 .
LES DIPHTONGUES ROUMAINES EA', OA' ET L ' I N F L U E N C E SLAVE 221

La confusion de timbre date du slave commun, soit du I er siècle de n.è.,


tandis que le phénomène du roumain s'est produit beaucoup plus tard :
car les populations romanisées des provinces danubiennes sont venues en
contact avec le slave méridional à partir du VI e siècle, lorsque les langues
slaves, après l'époque de communauté, avaient innové chacune selon ses
caractères propres.
La diphtongaison sous condition, en roumain commun, a dû se produire
entre le VI e et le IX e siècle. Elle s'explique par des critères internes du rou-
main. A noter que si e et o sont diphtongués aussi dans les éléments slaves
du roumain, devant a(à) de la syllabe immédiatement suivante, il n'en
va pas de même pour e et o suivis par e : dans ce cas, le phénomène s'est
produit seulement dans les éléments latins de la langue, et non dans les
mots issus du slave méridional, ce qui semble indiquer que les conditions
phonétiques, cette fois-ci, n'étaient plus les mêmes.
On a donc eu, dans les éléments slaves du roumain : e' -a (â) > ea' :
v . s l . ceta : d r . ceatâ.
e' -e : le phénomène n ' a pas eu lieu : v.sl. Tcremy, gén. kremene : dr. cre-
mene, v . s l . peétera : d r . pestera, v . s l . veselu : dr. vesel.
o-a > ça' : v . s l . Jcosa : d r . eoasâ.
le phénomène n'a pas eu lieu : v.sl. Jcobï > dr. cobe 2.
o-e :
D'autre part, le e ouvert du slave méridional (non-suivi dans la syllabe
suivante par a, â ou e), qui a passé à la diphtongue ea' dans les parlers
bulgares orientaux et en macédonien, a été rendu en roumain par ea,
norme articulatoire que la langue possédait déjà, du fait des phénomènes
de métaphonie relevés ci-dessus.
Donc : v. si. ocrënxi : dr. hrean, v.sl. lelcû : dr. leac, etc. 7
On le voit, l'enrichissement du système phonologique du roumain, par
la création des diphtongues ea et' ôa', est un phénomène caractéristique
du roumain, qui s'explique par des critères internes de la langue.

(Association internationale des études sud-est européennes, Bulletin, III, Bucarest, 1965, p.
47-48)

« Ibid., l.c.
' V. ILR, p. 333.
SUR LA DIPHTONGAISON DE VE ACCENTUÉ
EN ROUMAIN

Mme E . Posner remet en question le mécanisme de la diphtongaison


de l'e accentué, en roumain, qui serait un phénomène spontané 1.
Le passage de e final à ça', dans dea, stea, bea, vrea < lat. det, stet, bibit,
*volet confirmerait cette opinion 2.
Voyons les faits.
Tout d'abord, il faut dire que le mécanisme de la diphtongaison de l'e
accentué, conditionné par le timbre de la voyelle contenue dans la syllabe
immédiatement suivante a été depuis longtemps élucidé, et confirmé
par les recherches ultérieures 3 .
Quant au traitement de l'-e, qui fait l'objet des remarques de Mme Posner,
il convient de dire que déjà Ov. Densusianu avait montré que la diphton-
gaison, dans les exemples cités, était spontanée 4.
On n'a pas tiré, cependant, de ce genre de diphtongaison tout le parti
qu'il aurait été loisible de le faire.
C'est ce que nous nous proposons de faire ici même.
Nous dirons, tout d'abord, que la conservation de la diphtongue, par
exemple dans bea, contredit l'opinion selon laquelle la consonne labiale
précédente aurait provoqué la monophtongaison de Vea' en a. D'autre
part, cette conservation de la diphtongue prouve que la monophtongaison
de Vea' dans *featâ >fatâ, leage, XVI e s. > lege, etc., survenue ultérieure-
ment, n'est pas un phénomène spontané, mais, comme on l'a déjà montré,

1 Rebecca Posner, Rumanian and Romance Phonology, Romance Philology, X I X , 1966, p.


450-459.
2 Id., op. cit., p. 456.
3 W . Meyer-Lubke, dès 1914. Sur les éclaircissements de Fr. Schiirr, dont M m e Posner fait
état, v. notre note dans SCL, I, 1950, p. 306 — 307. V . ensuite A. Rosetti, Sur la diphtongaison
de e et o accentués en roumain. Lingua vicet. Commentationes in honorem V. Kiparsky, Helsinki,
1965, p. 111 — 114 et Id., Les diphtongues roumaines e a ' et oa' et l'influence slave, Association
internationale d'études du sud-est européen, Bulletin, I I I , Bucureçti, 1965, p. 47 —48 (ci-dessus,
p. 2 2 0 - 2 2 1 ) .
4 Ov. Densusianu, Histoire de la langue roumaine, I I , Paris 1914, p. 21.
SLR LA DIPHTONGAISON DE VE ACCENTUÉ EN ROUMAIN 223

qu'il est conditionné par le timbre de la voyelle contenue dans la syllabe


suivante 5.
Par conséquent :
1) la diphtongaison de Ve accentué, suivi dans la syllabe immédiate-
ment suivante par e, a (ou à) est conditionnée par le timbre vocalique
contenu dans cette syllabe,
2) la diphtongaison de V-e (dans bea, etc.) est un phénomène spontané,
ce qui ne veut pas dire que cette constatation doit être généralisée pour
le traitement de Ve dans toutes les positions,
3) l'occlusive labiale qui précède la diphtongue ea' n'a pas provoqué
sa monophtongaison en a.

(Revue roumaine de linguistique, XI, 1966, p. 323 — 324).

5
V. nos mémoires cités ci-dessus, n. 3 et nos Recherches sur la phonétique du roumain au X VIe
siècle, Paris, 1926, p. 144 — 146. Deacâ > dacà prouve aussi, comme nous l'avons déjà montré
(v. ILR, p. 333), que la consonne labiale précédente n'est pour rien dans la monophtongaison
de l'ea'. Même ceux qui expliquent la monophtongaison exclusivement par l'influence de la
consonne labiale précédente, doivent reconnaître l'influence du timbre de la voyelle contenue
dans la syllabe suivante, du moment que ea', précédé d'une consonne labiale, est monophton-
qué en a, devant a (â), dans falà (< *featù), mais en e devant e, dans mese (pl. de masà).
SUR LA DIPHTONGAISON DES VOYELLES
E ET O EN ROUMAIN 1

Les voyelles e et o ont été diphtonguées, en roumain, lorsque la syllabe


suivante du mot contenait un a(â) ou e: e > ea', o >ga'.
Ce phénomène constitue l'un des traits caractéristiques du roumain,
et le sépare des autres langues romanes 2.
Voici un tableau des traitements :
éléments latins
e' — a(â) > ea' : dr. cearâ, ar. tearâ < lat. cera,
e' — e > ea' : dr. lege (leage, au XVI e s.), ar. leadze < lat. legem,
o' — a(â) >oa': dr., ar. coadâ < lat. coda,
o' — e > oa' : dr. floare, ar. floari < lat. florem.
éléments sud-slaves et néo-grecs:
e' — a > ea' : dr. ceatâ: v.sl. êeta, dr. mireazma < n.-gr. [i,ipiaf/,a.
e' — e : le phénomène n'a pas eu lieu : dr. cremene : v.sl. hremy, gén. kre-
mene, dr., ar. lele : v. si. lelja, dr. pestera: v.sl. pestera, dr. vesel : v.sl. veselû,
o' — a(â) > oa' : dr., ar. coasâ: v.sl. Icosa, dr. coalâ n.-gr. xoXAa.
o' — e: le phénomène n'a pas eu lieu (tout comme pour e — e) : dr. cobe,
ar. cob : v.sl. kobî.
La non-diphtongaison de e et o suivis de e dans les mots non-latins
comporte l'explication suivante : la diphtongaison dans le cas e' (ou)
o' — a (à) s'explique aisément par un phénomène d'assimilation (Umlaut) :
a (ou â) de la syllabe suivante a été groupé avec la voyelle e' ou o' de la
syllabe précédente, d'où la diphtongue ea' ou oa'.
Lorsque la syllabe suivante contenait un e, le phénomène, pour se
produire, comportait plusieurs étapes successives, donc un changement

I V. nos exposés, avec indications bibliographiques, dans I L R , p. 334 — 335, 360 — 362,
634 — 638 et ci-dessus, p. 220 et s.
II V. ILR, 3 6 1 - 3 6 2 .
SUR LA DIPHTONGAISON D E E ET O EN R O U M A I N 225

complexe, par rapport au précédent (e ou o — â) : *ee > *eè > *è > ça',
oe > oè > ça'.
Si, dans les éléments latins du roumain, le phénomène est régulier, il
n'en va pas de même ultérieurement, car les éléments slaves plus récents
du roumain et les éléments empruntés au néo-grec n'ont pas souffert cette
diphtongaison. La tendance phonétique était donc parvenue à l'état
d'épuisement.
Dans les mots issus du latin, le groupe de consonnes qui suivait dans
certains mots la voyelle accentuée e ou o n'a pas fait obstacle à la diphton-
gaison, parce que le premier élément du groupe ne fermait pas la syllabe
contenant la voyelle accentuée car, dans ce cas, cette voyelle n'aurait
pas pu subir la diphtongaison. Il faut donc admettre, comme nous l'avons
posé naguère 3 , que dans lat. herba, septe, petra, testa, etc. la syllabation
devait se présenter de la manière suivante : he-rba se-pte, pe-tra, te-sta,
pour permettre la diphtongaison de Ve' : dr. iarbâ, sapte, piatrà, teastà
(cf. it. pietra, etc.).
Dans les mots issus du slave, par exemple dans les noms de lieu Cerna,
Cesna, Lepsa, etc., — même en admettant que ces noms datent des pre-
miers contacts entre les Slaves et la population romanisée des provinces
danubiennes — la conservation des timbres vocaliques non-diphtongués
dans ces mots s'explique suffisamment par le fait que les noms de lieu restent
à l'écart du mouvement qui imprime des changements aux mots du voca-
bulaire de base de la langue 4 .
La cause de la non-diphtongaison de la voyelle accentuée dans ces noms
est donc pareille au même phénomène que l'on retrouve dans les noms de
lieu Cega, Bisoca, Dîlboca, Hliboca, etc., où la voyelle accentuée n'est
pas suivie par un groupe de consonnes.
Parmi les mots comportant un groupe de consonnes, qui ont pénétré
en roumain à une époque ancienne et qui sont attestés en vieux slave, il

3 V. 1LR, 107.
4 Pour A. Avram (La diphtongaison de [e'], [o'] et le passage de [à] à [î] en daeoroumain, RRL,
X I I I , 1968, pp. 397 — 4 0 0 ; abréviation: Avram), la non-diphtongaison, dans cette catégorie
de mots, serait due à la présence du groupe de consonnes qui suit la voyelle accentuée. C'est
l'opinion de Iorgu Iordan, dans son ouvrage consacré à ce phénomène ( D i f t o n g a r e a lui e fi o
accentuafi in poziliile â, e, Iaçi, 1920), ainsi, par ex., à la p. 90 : « il est impossible », nous dit-il,
« de ne pas attribuer à l'existence de ces sons [les groupes de consonnes] l'absence de la diphton-
gue ».

15 - c. 579
226 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

convient de citer dr. beznâ « obscurité profonde, nuit noire » : v.sl. bezdùna
« Tief, Abgrund » 5 , où Ve n'a pas subi la diphtongaison6.
On a attribué ce traitement au groupe de consonnes qui suit la voyelle
accentuée, dont l'un des éléments aurait fermé la syllabe contenant cette
voyelle, mais il convient de formuler deux objections à cette explication :
1. si c'est la première consonne du groupe qui a empêché la diphton-
gaison dans dr. beznâ, pourquoi le phénomène s'est cependant produit,
dans les mêmes conditions phonétiques, dans des emprunts récents tels
que boambâ (fr. bombe, it. bomba), oardâ (fr. horde), soaldâ (cf. ail. de Tran-
sylvanie scholt), etc.?, 7
2. peut-on fonder une théorie sur le témoignage d'un seul mot (car,
comme on le verra ci-dessous, dans d'autre mots issus du slave, la non-
diphtongaison de la voyelle accentuée comporte une autre explication) ?
Assurément non.
Par conséquent, on expliquera le traitement particulier de beznâ par ceci,
que ce n'est pas un terme de la langue courante, et qu'il est donc resté
à l'écart du changement. C'est ce qui est arrivé aussi à dr. slovâ « lettre,
caractère (écriture) » : v.sl. slovo « Wort, Eede, Ansprache, Homilie, Ge-
heiss » (Sadnik-Aitzetmuller, 121), bien attesté dans les textes vieux-sla-
ves, qui fait partie d'un vocabulaire spécial.
Quant aux termes tels que dr. cergâ, gleznâ, poreclâ, sfeclâ, lefter, ciorbâ,
ce sont des emprunts récents aux langues slaves méridionales, au néo-grec
ou au turc ottoman (bg. ëerga, v.sl. tardif gleznù, bg. glezen, v.sl. tardif
et bg. poreMo, v.sl. tardif sveMû, n.-gr. èXeù0epoç, te. ottom. çorba),
ou des termes dérivés (ainsi dr. vorbâ, cf. v.sl. dvorû), où la voyelle accen-

6 Sadnik-Aitzetmuller, p. 9. Ce dictionnaire contient tous les mots employés dans les textes
vieux-slaves (v. op. cil., p. VII). On sait que le Lexicon palaeoslovenico-graeco-lalinum de Fr.
Miklosich, Vindobonae, 1862 — 1865, enregistre aussi les termes fournis par des textes tardifs
( X I I I e — X V I e s.). V. aussi G. Mihâilâ, împrumuturi vechi sud-slave în limba românà, Bucureçti,
1960. Avram retient aussi dr. bollâ « voûte », parmi les mots empruntés au vieux slave, dans
lesquels l'o' n'a pas été diphtongué. Mais l'exemple est mal choisi, car bollâ n'est pas vieux slave :
il est attesté en bulgare, et c'est un emprunt à l'it. voila ; v. E . Berneker, Slavisches elymol.
Wb., Heidelberg, 1 9 0 8 - 1 9 1 3 , p. 70 s.v.
8 Nous avons dépouillé les listes données par Iordan, 94 et s., 228 et s.
7 L'affirmation d'Avram, que dans « deux tiers » des mots énumérés par Iordan (72 et s., 94
et s. 203 et s., 228 et s.) la voyelle accentuée s'est maintenue devant groupe de consonnes, est
fondée sur des emprunts récents, en partie d'origine douteuse. La diphtongaison a eu cependant
lieu dans des mots de cette catégorie, tels que ceux que nous avons énumérés ci-dessus, et dans
buleandrà, bulearcà, foarcàt, goangà, joardà, etc.
SUR LA D I P H T O N G A I S O N D E £ ET O EN R O U M A I N 227

tuée n'a pas subi la diphtongaison du fait que la tendance à la diphton-


gaison était, comme nous l'avons vu, épuisée.
La voyelle accentuée de ces mots n ' a pas été altérée, comme dans une
série de termes, dépourvus de groupes consonantiques, empruntés à une
date récente aux langues slaves méridionales, tels que eegâ, cofâ, vodâ,
(s.-cr. ciga, bg., s.-cr. kofa, v.sl. vojevoda), ou bien au néo-grec horâ, stemâ
(<Xopoç, 5Téfi.[xa), au magyar ou au turc ottoman (dr. soba < te., bg.
soba, mag. szoba), qui ont pénétré en roumain alors que la tendance à
la diphtongaison que nous venons d'examiner avait disparu 8 .

Nous dirons, pour conclure, que l'examen auquel nous venons de nous
livrer nous dévoile un cas intéressant d'action d'une tendance phonétique,
en pleine activité pendant quelques siècles, et qui faiblit ensuite de manière
à ne plus manifester son activité que dans une partie de son domaine, pour
disparaître ensuite.

(Studies in General and Oriental Linguistics, presented to Shirô Hattori, on the Occasion
of His Sixtieth Birthday, Tokyo, 1970, p. 5 0 5 - 5 0 7 ) .

8
Iordan (233), à propos de dr. sobà: « l'absence de la diphtongue dans un mot tellement répandu
nous semble curieuse et inexplicable » [ !].
SUR L'-t/ (FINAL) EN ROUMAIN

Le problème de l'-w final en roumain a été repris dernièrement par E o b e r t


L. E a n k i n 1 .
Après avoir exposé la situation dans les parlers actuels, au nord et au
sud du Danube, l'auteur passe à l'interprétation des graphies des textes
roumains des X I I I e — X V I e siècles.
Sans apporter des matériaux nouveaux, Eankin se contente d'accep-
ter la théorie selon laquelle -u latin se serait maintenu jusqu'à nos jours,
dans deux aires des parlers dacoroumains et en aroumain. Quant aux
textes anciens, ils auraient aussi conservé le -u latin.

Il n'est pas question de reprendre ici l'exposé du problème et de mettre
sous les yeux du lecteur les matériaux respectifs, car il se trouvent à sa
disposition, dans nos publications antérieures 2. C'est pourquoi nous nous
proposons d'examiner ici seulement le côté théorique du problème.

Eankin n'a pas vu que le témoignage des faits, appartenant à la langue
écrite, est d'une autre nature que ceux provenant de la langue parlée,
et que ces faits et ces témoignages ne sont donc pas comparables.
D'une part, dans le cas des textes écrits, on se trouve devant la nota-
tion par l'auteur lui-même de ses propres sons-type ou phonèmes, donc,
devant des faits de langue, qui comportent des interprétations différen-
tes, en partant de la connaissance du mécanisme de la notation par écrit
des sons-type et des phonèmes, et de la constatation que, dans ce cas,
l'on note non des sons parlés, mais les sons-type ou les phonèmes que

1 Robert L. Rankin, Final -u in Rumanian, dans Essays in Rumanian Philology from the
University of Chicago, in Honor of the XIlth International Congress of Romance Linguistics and
Philology, Bucurefti, 15 — 20 April 1968, Chicago, p. 48 — 71.
2 L'essentiel et réuni dans JLR, p. 4 5 0 - 4 5 2 et 4 9 8 - 5 0 1 .
SUR L'-t/ (FINAL) EN R O U M A I N 229

l'on nous a appris à noter. C'est pourquoi l'interprétation de la graphie


des textes écrits comporte des moyens différents d'interprétation, comme
nous l'avons montré naguère.
D'autre part, dans le cas des textes oraux, notés par les dialectologues,
on opère avec des notations par audition des sons émis par un tiers, donc
avec des faits de parole.
Eankin n'apporte aucune preuve pour étayer la théorie qu'il adopte.
Et les théories contraires sont éliminées sans aucune motivation scien-
tifique.
Eankin relève l'objection que nous avons formulée, concernant la nota-
tion de Y-u final, dans les textes des XVI e — XVII e siècles, des mots dans
lesquels -u n'est pas étymologique, tels Mp, ora§, etc. 3, et il explique ces
graphies par analogie, sans tenir compte du fait, que, si cette explication
pourrait être risquée pour les graphies avec -u du Cod. Voroneftan, où
la notation par -u est à peu près constante, elle n'est plus valable pour
des textes dans lesquels la notation par -u n'est pas constante, comme la
Palia d'Orâstie ou le Psautier Tordas, où nous trouvons des graphies avec
-u dans kipu, orassu, uàku, à côté des graphies sans -u4.
D'ailleurs, le problème est mal posé, parce que dans les textes du XVI e
siècle, il ne peut pas être question d'un son-type ou d'un phonème u
(comme ce serait normal si u était entré dans une opposition phonologi-
que, par ex. sg. ujpl. i : albu-albi), qui n'est pas noté par la majorité des
textes, mais d'un fait sporadique, de graphie, comme nous l'avons montré
en temps et lieu 5 .
L'auteur ne répond pas à la question que nous avions formulée naguère :
comment explique-t-on la notation par -u dans des textes contemporains ?
Peut-il être question, dans ces cas, de « conservation »( ?) de Vu latin, dans
le parler de personnes qui ne connaissent pas ce phonème à la finale des
mots 6 ? Pour ce qui est de la répartition géographique du phénomène,
dans les parlers dacoroumains actuels, Eankin, qui reproduit la carte de
la répartition sur le terrain de V-u publiée par P. Neiescu, ne tient pas
compte de notre remarque, formulée comme suit : « P. Neiescu ne répond
pas à notre objection concernant l'aire avec -u de la partie orientale
du domaine dacoroumain : peut-on parler de la conservation de V-u
dans une aire qui se serait conservée inchangée depuis l'époque du latin,

3
ILR, p. 224, 231, 389.
4
Op. cit., p. 231, 293, 402.
5
Op. cit., p. 399.
6
V. les exemples dans op. cit., p. 394.
230 HISTOIRE D U R O U M A I N ET DES LANGUES BALKANIQUES

jusqu'à nos jours ( ? !), mais dans laquelle, défait, ont eu lieu de fréquents
mouvements de population ?
Le fait de postuler une pareille thèse est suffisant pour rendre évidente
son absurdité » 7 .

Un fait que nous n'avons pas examiné, dans nos publications antérieures,
est la présence de -i (non -i) dans les parlers dacoroumains actuels, au
pluriel des noms et des adjectifs, dans l'aire de -u.
Dans les textes du XVI e siècle et s. une insuffisance graphique (il n'est
pas fait la différence entre i et ï) nous empêche de pouvoir identifier la
présence de ce son. Le phénomène signalé dans les parlers actuels devra
être étudié à l'aide des appareils dont dispose la phonétique expéri-
mentale, pour avoir des données sur ses caractéristiques physiologiques
et acoustiques.
Une recherche récente sur les parlers de la Criçana atteste la présence de
l'-w final (plus rarement de î final et de -i final) dans ces parlers (opposition :
sg. lupu — pl. lupi). -i apparaît à la finale de noms qui n'ont pas de -u
au singulier : sg. floare — pl. flori 8.
Eankin nie l'existence d'une relation entre ces faits, mais la réalité
parlée ne lui donne pas raison : la présence de -u, etc. et de -i, dans les
parlers de nos jours doit être expliquée par un critère commun : la pronon-
ciation particulière de la consonne en fin de mot.

En ce qui concerne la présence de -a aux formes du participe passé et du
gérondif, que l'on relève dans les parlers roumains, Eankin y voit une géné-
ralisation de la forme du féminin. Nous avons cependant montré il y a
longtemps que cette terminaison apparaît là où le sujet de la proposition
est au masculin, ce qui annule l'explication proposée. Par conséquent, -â
dans ces cas est d'origine phonétique 9 .
Cette explication est valable pour -a des formes du participe passé
(cîntatâ), celles en -a, delà forme du gérondif, de l'aroumain, étant expli-
quées par l'analogie avec les adverbes en -a (adv. atumfea-gêronàiî alî-
gînda) 10.

7
Op. cit., p. 397.
8
T. Teaha, Vocaiele silabice (-u, -i) in graiurile din Criçana, SCL, X I X , 1968, p. 9.
8
ML, p. 1 7 8 - 1 7 9 .
10
Matilda Caragiu-Marioteanu, Fonomorfologie aromânà, Bucureçti, 1968, p. 160 — 161.
SUR L'-U (FINAL) EN ROUMAIN 231

Nous avons tenté de montrer, dans l'exposé ci-dessus, que Rankin mélange
des faits de nature différente, qui n'ont pas la même origine : d'un côté,
dans les textes écrits, la notation purement orthographique de Vu et des
jers cyrilliques à la fin des mots, par l'émetteur du message, conscient de
ce fait, de l'autre, dans la langue parlée, la découverte par les dialectolo-
gues d'un timbre vocalique à la fin des mots, noté d'une manière variée,
et que le sujet parlant n'est pas conscient d'avoir prononcé.

*
En conclusion, nous dirons que l'exposé de R. L. Rankin n'apporte rien de
valable pour nous faire abandonner l'explication de la présence de V-u
dans les anciens textes roumains et dans les parlers actuels, telle qu'elle
a été proposée dans nos écrits.
P.S. E. Yasiliu, dans Fonologia istoricâ a graiurilor dacoromâne (Bucu-
reçti, 1968, p. 80—85) expose la situation de -u et -i en roumain
commun. Contrairement à son affirmation (p. 82), l'existence éventuelle
d'un timbre vocalique après l'émission d'un -s est normale, étant donnée
la nature du son. La discussion concernant nos propres vues sur la situation
des voyelles finales en roumain commun est sans objet, étant donné que
les citations données se réfèrent à leur situation seulement du moment de
l'apparition des premiers monuments de la langue, c'est-à-dire à commen-
cer par le XIII e siècle, comme on peut le constater dans notre exposé
ci-dessus (p. 228 et s.) ; en ce qui concerne la situation en roumain commun,
la citation suivante, de ILB, p. 382, éclaire avec précision notre point de
vue : « L'opposition de sonorité ne se neutralise pas à la finale, parce que
en roumain commun la finale était vocalique (nous soulignons) : corbu-corpu
(l'aroumain a conservé jusqu'à nos jours cette structure phonétique,
v. M. Caragiu-Mariot-eanu, SCL, XYI, 1963, p. 313) ».
Version roumaine d a n s Siudii yi cercelâri lingvistice, X I X , 1968, p. 303 — 305).

II

E. Yasiliu (v. ci-dessus soulève deux objections à notre explication sur


la présence de -u, dans les parlers dacoroumains actuels :
1. dans nos recherches antérieures, nous n'aurions pas démontré
l'existence d'un timbre vocalique après les consonnes non-occlusives.
En effet, nos expériences ont été consacrées seulement aux consonnes
explosives.
232 HISTOIRE DU ROUMAIN ET DES LANGUES BALKANIQUES

E. Vasiliu requiert la preuve que le phénomène enregistré pour cette


catégorie de consonnes se produit aussi après des consonnes non-occlu-
sives.
La preuve se trouve à sa portée :
a) Dans les traités de phonétique : voir par exemple General phonetics,
de R-M.S. Heffner (Madison, 1964, p. 171 : il est question de s) : « If the
oral constriction is resolved first to the open position of the neutral
vowel [a] before the rest position is assumed and before the breath pulse
has spent itself, the result will be a sound either of voiceless [a] or of a
murmured [a] with diminishing energy ». C'est-à-dire, pareil au timbre
vocalique enregistré par nous à l'explosion des consonnes occlusives.
b) Dans Texte dialectale publiés par E. Petrovici (Sibiu-Leipzig, 1943),
on peut relever de nombreux exemples de -u ou de -i après -s, par exem-
ple : vinarsu (p. 51, 5), dusu (p. 52, 10), folosu (p. 54, 24), frumosu (p. 56,
15), culesu (p. 59, 3), susu (p. 59, 25), etc. Comme nous l'avons montré
naguère (ILE, p. 689), -u ou -î après -s ont été enregistrés souvent aussi
dans ALR, dans diverses localités.
Il faut ajouter que dans de nombreux cas, que nous avons signalés,
ces timbres vocaliques figurent dans des mots ou des formes verbales qui
n'ont pas eu de -w en latin, ou, dans le cas des emprunts, dans la langue
d'origine.
Par conséquent, la condition formulée par E. Vasiliu étant remplie, son
objection est écartée.
2. E. Yasiliu exprime son doute sur la manière dont nous avons présenté
le mécanisme de la disparition de V-u latin dans les dialectes du roumain
et la réapparition de ce timbre vocalique dans les mêmes dialectes.
Il se demande s'il ne serait pas plus simple d'admettre l'existence in-
interrompue de Y-u dans les parlers sud-danubiens et dans certains
parlers dacoroumains.
Notre réponse est la suivante : pour que cette explication soit admissi-
ble, il faudrait pouvoir prouver la persistance de -u en dacoroumain, à
partir des plus anciens textes.
Dans nos recherches antérieures, nous avons tenté de montrer que les
faits ne justifient pas une telle explication.
Tant qu'on ne donnera pas une explication satisfaisante—autre que celle
que nous avons proposée — , aux points litigieux que nous avons indiqués
d'une manière explicite — voir notre exposé ci-dessus, p. 229 —nous consi-
dérons que nos explications restent valables.

(Version roumaine dans Sludii fi cercetàri lingoistice, X X , 1969, p. 103 — 104)


SUR VI FINAL DES PARLERS DACOROUMAINS ACTUELS

La présence, de nos jours, d'un -i- sonore syllabique dans les parlers
dacoroumains de l'ouest de la Transylvanie (Criçana : d. Bihor et Arad,
v. notre carte), a été signalée par les dialectologues (en même temps que
celle de l'-tt), là ou la langue littéraire connaît un -i sourd asyllabique
L'-i sourd asyllabique (ou chuchoté)1 de la langue littéraire, marque du
pluriel des noms et des adjectifs, et de la 2 e personne du singulier de l'in-
dicatif présent des verbes (dr. lupi,flori, adj. verzi, vb. întrebi) est prononcé
dans cette région comme l'-i, marque du pluriel -f- l'article défini encli-
tique de la langue littéraire, noté -ii par l'orthographe officielle du rou-
main. Donc : [lupi], deux syllabes, « loups », avec i prononcé comme lupii
« les loups » de la langue littéraire, au lieu de [lupï], une syllabe. Cet i
sonore syllabique a été enregistré par E. Petrovici, dans son enquête pour
VALB, II, dans la localité Ro§ia (d. Bihor ; v. notre carte) 2 ; dans
les textes oraux recueillis dans cette localité, -i figure à la finale de
mots comme eîpcîni (pl., p. 140, 10) ou figani (pl., 1. c., 25 ; « ogres,
tziganes »).
Une enquête récente sur les lieux a confirmé l'existence de cet -i, à côté
de Y-ï normal 3 . Les résultats de l'enquête sont les suivants : dans 12 loca-
lités de la région, ont été enregistrés 348 mots à -u, 210 à -û, 194 à -i (70
à -î) et 247 à -ï 4 .
D'autre part, des enquêtes récentes ont révélé l'-i sonore syllabique
dans plusieurs localités de l'Olténie5.
Les enregistrements à l'aide du sonagraphe montrent que cet -i est
très proche de l'-i noté ii par l'orthographe officielle.

1 « Esquisse d'un i » : E. Petrovici, Le pseudo i final du roumain, Bulletin linguistique, I I ,


1934, p. 8 6 ; Alf Lombard, La prononciation du roumain, Uppsala, 1935, p. 115 — 116.
* Texte dialectale culese de E. Petrovici, Sibiu—Leipzig, 1943, p. 137—140.
3 Teolil Teaha, Vocalele finale silabice (-u,-i) tn graiurile din Crifana, SCL, X I X , 1968, p. 3 - 1 0 .
« Op. cit., p. 9.
* Y. Rusu, A propos de l'-i final syllabique dans les parlers roumains (à paraître dans les
Actes du XII' Congrès de linguistique et philologie romanes, Bucarest, 1968).
234 HISTOIRE D U R O U M A I N ET D E S L A N G U E S B A L K A N I Q U E S

Yoici le détail des expériences 6 :

i dans pl. porumbi : bâgâm -i dans pl. albi: ficaiii i dans uâri : de doua ori
porambi « nous plantons albi « foies blancs ». 01- «deux fois ». Transyl-
du maïs ». Valachie, d. ténie, d. Oit, sujet vanie, d. Bihor, sujet
Oit, sujet homme, 41 ans. femme. 68 ans. homme, 56 ans.

FI ... 290 Hz 370 Hz


F II ... 2350 Hz 2280 Hz
F III . . . 3390 Hz 3020 Hz 3240 Hz
Durée . . 75 ms 112 ms 105 ms

i dans porumbi: planlâm i dans cirpzï; dupa ctrpit


porumbii « nous plantons « action d'ensemencer« (les
le maïs » . Valachie, v. endroits) stériles ». Vala-
porumbi. chie, v. porumbi.

FI 260 Hz 275 Hz
F II ... 2320 Hz 2435 Hz
FIII ... 2865 Hz 3240 Hz
Durée . . 75 ms 135 ms

Les enregistrements au sonagraphe de i et de ï indiquent, comme on


vient de le voir, une différence tranchante entre ces deux sous, et, d'autr e
part, la presque identité de l'-i et de l'i interconsonantique (accentué,
dans cîrpit) 7.
-ï ne possède pas un formant proprement dit, mais une zone caracté-
ristique, tandis que -i possède trois formants.
L'existence de l'-i sonore syllabique dans les parlers de l'ouest de la
Transylvanie est donc confirmée par l'analyse expérimentale.

Quelles sont les raisons de l'apparition de Y-u et de l'-i, à la fin de mot,


dans l'ouest et le nord de la Transylvanie?

* Les enregistrements et mensurations ont été exécutés par V. ijuteu, dans le laboratoire du
Centre de recherches phonetiques et dialectales de l'Académie de la R . S. de Roumanie. M. ¡ju-
te u voudra bien trouver ici nos vifs remerciements. Les mots qui ont fait l'objet de l'enregistre-
ment ont été recueillis sur le terrain et inscrits à l'aide d'un magnétophone portatif. La b a n d e
magnétique a été ensuite réinscrite et analysée à l'aide du sonagraphe.
' i se trouve ici dans d'autres conditions phonétiques qu'à la finale ; mais la comparaison
de ses traits caractéristiques avec ceux de l'-ï et de l'-i est d'un précieux enseignement.
SUR L 7 FINAL DES PARLERS DR. ACTUELS 235

Nous y voyons un effet de la prononciation particulière des consonnes


en fin de mot, qui a provoqué l'apparition de V-u et le renforcement de
l'-ï.

Dans les textes du X I I I e au X V I e siècle, on a enregistré la notation de


V-u ; pour -l ou -i, les textes emploient un seul signe cyrillique (H), de
sorte que l'on ne peut pas y déceler la présence de V-i dans la forme sans
article 8.

Dans l'interprétation des faits énumérés ci-dessus, on tiendra compte
de ceci, que les faits de graphie se rapportent à la notation de phonèmes,
tandis que les notations des dialectologues ont pour objet les sons, inter-
prétés par l'oreille de chaque enquêteur 9 .

(Mélanges offerts à M. Georges Straka, Lyon-Strasbourg, 1970, p. 57 — 59)

8 Cf. A. Avram, Contribuai la interpretarea grafiei chirilice a primelor texte româneçti, Bucureçti,
1964, p. 44.
9 Y . nos remarques : Problema lui -u (final) In limba românâ, SCL, X I X , 1968, p. 3 0 3 - 3 0 5 .
SUR LA DATE DU RHOTACISME
EN ROUMAIN ET EN ALBANAIS

Dans une étude récente, sur le traitement des voyelles nasales dans les
mots slaves de l'albanais, M. Camaj soutient que la nasalisation en guègue
et le rhotacisme de V-n-, en tosque, seraient antérieurs à l'influence du slave
méridional sur l'albanais 1 .
Le rhotacisme a été signalé aussi dans les emprunts de l'albanais au
slave méridional. Si l'on est d'accord avec M. Camaj d'expliquer la pré-
sence de Yr dans le n. de lieu alb. Oljëmboëâri (et Oljëmbocâri), par le suffixe
-ar 2, il n'en est pas moins vrai que t. i vrërët « finster, trübe », avec le
passage de -n- à -r-, en regard de g. vranë, i vranët, est un emprunt au slave
méridional : v.sl. vranü (bg., s.-cr. man) « schwarz ». E t de même, t. tërsirë
« Strick, Seil » < si. mérid. Hraéina. L'explication de t. i vrërët par le
vieux fonds (indo-européen) de l'albanais, tentée par H. Baric, n'a pas été
retenue 3 .
Si les faits sont tels, il s'ensuit que le rhotacisme, en tosque, est posté-
rieur à la séparation dialectale (qui est assez récente) et à l'influence du
slave méridional sur l'albanais 4 .
D'autre part, on sait que seuls quelques mots slaves du roumain (jupîn
et smîntînà) présentent le rhotacisme (et le passage de a accentué + n
à ä > î). En règle générale, le rhotacisme n'affecte pas les mots issus du
slave, en roumain, de même que l'a accentué + n des mots slaves du rou-
main n'est pas rendu par ä ( > î).

1 Martin Camaj, Zur Entwicklung der Nasalookale der slavischen Lehnwörter im Albanischen,
dans Die Kultur Südosteuropas. Ihre Geschichte und ihre Ausdrucksformen, "Wiesbaden, 1964,
p. 1 8 - 2 5 .
2 Op. cit., p. 25.
3 Cf. Max Vasmer, Studien zur albanesischen Wortforschung. Dorpat, 1921, p. 65, n. 1 : « Die
Ansicht Bariés, Albanorum. Slud., I, 117, sq., wonach alb. vrânë etc. nicht aus dem slav.
entlehnt sein soll, kann doch niemand für ernst halten ».
4 Y . notre Etude sur le rhotacisme en roumain, Paris, 1924, p. 53—54.
SUR LA DATE DU RHOTACISME EN ROUMAIN ET EN ALBANAIS 237

Il est en effet admis que ces deux mots ont pénétré en roumain à l'épo-
que la plus ancienne du contact entre slave méridional et roumain5.
Il y a donc à poser une différence concernant le traitement de l'-n- entre
le roumain et l'albanais : le rhotacisme s'est produit dans ces deux langues
à des dates différentes 6.

(Association internationale d'études du sud-est européen, Bulletin, III, Bucarest, 1965, p. 48 — 49)

6
V. notre Istoria limbii romàne, I I I 6 , Bucarest, 1964, p. 96 — 97.
6
Le rhotacisme est signalé, aussi, dans les emprunts de l'albanais au grec, dans des mots
qui y ont pénétré à une époque ancienne (et même dans des emprunts au néo-grec, ainsi dans
korë < n.-gr. ikona). Le phénomène est donc postérieur au Xl-e siècle, puisqu'il est signalé
même dans les emprunts de l'albanais à l'italien (cf. putërë < it. puttana). On a donc alb.
spërk « bartlos » < anaviç « dürftig, spärlich, bartlos », mais dr. spin « imberbe ». Sur l's des
mots albanais, v. notre Ist. limbii romàne, II, Bucarest, 1964, p. 68, 86 — 87.
S U R L E T R A I T E M E N T D E S G R O U P E S KS, KT
DANS LES LANGUES BALKANIQUES

Avec A. Graur, nous nous sommes occupés à plusieurs reprises du traite-


ment des groupes lat. es, et en roumain
Graur a ensuite montré que le traitement ps de Tes se retrouve en illyrien,
en grec ancien et en vieux macédonien : "A^up-roç et "A+upToç, Crexi
et xpé^a, xôxxul; et xôxxo^» £ï)poç et tjwipôç, etc. 2 .
D'autre part, le thrace fournit une série d'exemples de labialisation des
groupes les, M. Ainsi, dans l'inscription d'Bzervo : TiXéÇo TOC ; quelques
toponymes, en thrace : Alapta, Aa-rtiXercToi, Burdipta, POUTCTOUXOÇ, h'mzi
et ZÉTCTIÇ, un nom de personne 3 .
Le traitement labial des groupes les, let caractérise, on le sait, le rou-
main, l'albanais et les dialectes italiens méridionaux, là où le grec était
parlé antérieurement.
En roumain :
pi < lat. et : cuptor < coctorius, drept < directus, fapt < factum, lapte
< lacté, noapte < nocte, opt < octo.
ps < lat. es: coapsâ < coxa, aroum. frapsin (dacoroum. Banat frap-
sân, frapsâne, frapfân) < fraxinus, v. roum. toapsec < toxivum 4.
En albanais :
ft < lat. et : luftë < lucta, troftë < *trocta, ftua < cotoneum.
f§ < lat. es: Icofshë (et Tcosh'è) <coxa, lafshë (et lash) < laxa (cutis?),
mëndafshë (et mëndafsh, mëndash) < metaxa 5.

1 Dans BL, III, 1935, p. 65 et suiv. Nos articles sont reproduits dans ML, p. 267 et suiv.
2 A. Graur, Quelques nouveaux exemples de ks > ps, dans BL, VIII, 1940, p. 236 — 237.
3 D. Detschew, Die thrakischen Sprachresle, Vienne, 1957, p. 566, 571 ; G. R. Solta, c. r. de
l'ouvrage précédent, Indogerm. Forsch., L X V I , 1961, p. 72 — 73.
4 ILR, 252.
6 Rosetti, l.c. L'albanais connaît aussi la vocalisation du k, dans le groupe kt, qui est de date
plus récente.
LES GROUPES KS KT DANS LES LANGUES BALKANIQUES 239

E n grec :
n. pr. : "A^up-roç ("AÇupTOç), xpé^a (Crexi), béotien K6xxu+ ( K 6 X X O £ ) ,
gr. tLopoç (^Tjpoç), grec mod. <J"Tpi (ÇiTpi), ^upi (Çicpiov) ital. mérid. oftô
6
< ÔXTW, nifta < VÛ/.TOC, Terra d ' O t r a n t o oftâ < ÔXT<Î>, dâftilo < SàxxuXoç .


Tous ces faits, réunis, montrent que la labialisation des groupes ks,
Jet (qui a abouti, en général, à une occlusive et, en albanais, en italien
méridional à une fricative labiale), en illyrien, en thrace, en vieux macé-
donien, en roumain, en albanais et, dans certains cas, en grec et en italien
méridional, est caractéristique pour les langues parlées anciennement et
de nos jours dans la péninsule des Balkans 7.

(Revue des études sud-est européennes, I, 1963, p. 153 — 154).

6
H . Baric, Lingvisticke studije, Sarajevo, 1954, § 11 ; G. Rohlfs, Historische Grammatik der
italienischen Sprache, I, Bern, 1949, p. 472, note 2.
7
C'est aussi l'avis de G. R. Solta, dans le c.r. cité ci-dessus.
I N D E X DES A U T E U R S

AARON. Richard, A., 39, 40 UUKILEAN'U, C. N., 207


AITZETMÜLLEK, Rudolf, 159, 161, 162, BUTURAS, Atti., 137
205. 212, 22G BUYSSKNS, Eric, 47, 48
A L E C S A N D R I , Vasile, 182, 184, 188, 200,
207 t A B E J , Kqrem, 126, 134, 138, 147, 150, 161,
A L E X A N D R E S C U , Grigore, 188 201, 205
ALEX1GS, G., 171 GAMAJ, Martin, 236
A L V A R , Manuel, 76 CANCEL, Petre, 19, 117, 202
A R N A U L D , Antoine, 35 CANDREA, George, 208
A R U M A A , Peeter, 209 CANDREA, .T.-Aurei, 19, 56, 139, 118, 171,
A R V I N T E , Vasile, 141, 142 174, 207, 208, 213
AVRAM, Andrei, 50, 51, 53, 5-1, 101, 103. CANTEMIR, Dimitrie, 207, 208
153, 171, 172, 173, 174, 175, 176, 177, CAP1DAN, Theodor, 63, 73. 136. 139
178, 218, 219, 225, 226, 235 CARACOSTEA, Dumitru, 211, 212
GARAGI U-MARIOTEANU, Madilda, 151,
BACH, R., 90 230, 231
BARBU, Nicolae I., 188 CARAMAN, Petre, 205
BAR1Ó, II., 141, 236, 239 CASSIRER, Ernst, 40, 41
BAR IT, George, 208 C A V A L L I O T I , Theodor, 213
BAROXZI, Gheorghe, 183 CAZAC-U, Boris, 45
B A R T O L i , Matteo Giulio, 122, 121. CÀLIXESCU, George, 190, 197
B A T T I S T I , Carlo, 121 CHAUCHARD, Paul, 39, 40
BAUDIX, E., 37, 40, 42, 43 CHENDI, Ilarie, 185
BÉDIER, Joseph, 23 CI-I1TIMIA, Ion, 62, 64
B E N V E N I S T E , Émile, 31, 33, 50, 51 CHOMSKY, Noam, 34, 35, 36, 37, 38, 39,
B E R N E K E R , Erich, 212 40, 41, 42, 43
B E R N H E I M , G., 129 CIHAC, Alexandre 14, 15, 207, 208
B E R N S T E I N , Samuil Borisovici, 164,165, 16/ CIOBANU, Fulvia, 53
BERTONI, Giulio, 121 CIOCULESCU, $erban, 185
BIB1CESCU, Ion G., 208 CLA1R-SOBELL, J. St., 59, 62
B I T T N E R , M., 77 C O L L I N D E R , Bjorn, 43
B Î R L E A , Ovidiu, 205, 208, 211 COLOMBIS, Antonio, 123
BLOCH, Oscar, 213, 214 CONEV, B., 136
BLOOMFIELD, Leonard, 32, 62 CORESI, 171, 179, 180
BOGDAN-DUICÄ, Gheorghe, 185 COSE1UU, Eugenio, 31, 33, 35, 38, 43, 89,
BOGDAN, Ioan, 213 202.
BOGREA, Vasile, 208 COTEANU, Ion, 67, 70, 180, 207
BOL IN GER, Dwighl L., 32 CVIJIÉ, J., 131
BOL INT INEANU, Dimitrie, 182, 183, 191
BONF'ANTE, Giuliano, 63, 68 DAME, Frédéric, 201, 207
B O ü Y A T , L „ 77 DELACROIX, IL, 40
B R E K L E , Herbert E., 34, 35 DEMETRIESCU, Anglici, 185, 200
BRÎNCUÇ, Grigore, 58, 127, MS DENSUSIANU, Aron, 18, 208
BRÖNDAL, Viggo, 23-25, 46, 66 DENSUSIANU, Nicolae, 56
BRUNHES, Delamare, 202 DENSUSIANU Ovid, 18-20, 46, 116, 129,
BRUNOT, Ferdinand, 46 148, 208, 213, 222
BUESCU, Victor, 78 D E N Y , Jean, 78
B U L G Ä R , Gheorghe, 190 DETSCHEW, D., 238
242 INDEX 'DES AUTEUBS

D E W E Z E , E., 32 1 I A U D R I C O U R T , André G., 202


D 1 D E R I C I I S E X , 1'aul, 07, 70 H E I - ' F N E R , R-M.S., 232
D I K , Simon C., 39, 10 I I E L I A D E - R Ä D U L E S C U , Ion, 182, 183,
D I M I T R E S C U , Fiorita, 21 1 208
D O N Z f i , Roland, 35 111NTZE, F., 33
D R Ä G A N U , Nicolai', 175 I I I O R T H Y. Finngcir, 32
D U B O I S , CI., 32, 38, 41 I I J E I . M S L E Y , Louis, 21, 20 - 2 7 , 33, 48,
D U G H A C E K , 1)., 33 59, 61, 65, 68
D l ' C R O T , Oswald, 35, 37, 38, 10, 12, 11 I I Ö F F D 1 N G , II., 23
H O R E J S l , Vladimir, 63
E D M O X T , Edmond, 72 H U M B O L D T , Walter von, 31, 10, 11
E M I N E S C U , Mihai, 51, 1 8 3 - 2 0 0 I1USSON, Raoul, 39, 11
E N D Z E L 1 N , 1., 126, 209
E R E N , Hasan, 78 113RÂ1LEAXU, Garabet, 197, 198
E R N O U T , Alfred, 57, 58, 12(i, 127 I O R D A X , lorgu, 117, 225, 226, 227
I O R G A , Nieolae, 54
F A N T , Gunnar, C., 52, 53 I S A C E N K O , Alexandr V., 62
F A R D E L L , A., 109 1 S T R A T E , Gavril, 179, 180
F 1 N C K , Franz Nikolaus, 38 I V A N O Y, Y. V., 61
F L 1 F L E T , Alberi Lange, 107 I Y Ä N E S C U , Gheorghe, 63
FLORIDA, Radu. 110
F L Y D A L . I.civ, 07, 71
l ' O D O l i , Jeii'v A., 30 J A B E R G , Karl, 73, 76
F O U I L 1 . É E , A., 37. -10 J A K O B S O N , Roman, 33, 36, 59, 64, 67,
F O U R Q l ' E T , Jean, 17, 9/ 70, 89, 109
F R A X O L 1 C , Blanko, 121 J A X A K J E Y , M., 50, 51
F R Ì X C U , Teofil, 208 J E A X , Mariel, 202
J E S l ' E R S E X , Otto, 21, 23
G A L D I . Lasislas, 187, 209 JIREC.EK, C., 132
G A M 1 L L S C H E G , lirnst, 202 .[OKI.. X.. 113
G E L L l A X r , G., 185 J O N E S . Daniel. 52
G E N T I L I IOMME, Yves, 32 J O Y A U X , Julia, 42, 41
G E O R G I E V , Vladimir, 115, 125, 126, 158, ,11'D, Jakob, 73
163 J U R E T , A . - C., 98, 100, 104
G E R O Y , X., 212
G H E T 1 E , Ion, 182 K A i l A X E , Henry et Renée, 213
G 1 L L I É R O X , Jules, 23, /2, 97 K A T Z , Jerrold ,1., 30
G I U G L E A , George, 208 K E D R E X O S , Gcorgios, 11
GOLESCU, lordatile, 56 K E K A U M E X O S , 11
G O L O P E N T I A - E R E T E S C U , Sanda, 38 K E Y S E R , Samuel Jay, 18, 19
G O S S E N , Charles-Thétlore, 51 K 1 P A R S K I , Valentin, 202
G O Z l N , G. M., 110 K O G Ä L N 1 C E A N U , Mihai), 51
G R A M M O N T , Maurice, 81, 98, 99, 100, K O P 1 T A R , Bartolomen, 131
104, 211 K R A T Z , B., 202
G R A U R , Alexandru, 61, 63, 67, 71, 111, K R E P 1 N S K 1 J , Maximilien, 118
148, 204, 205, 238 K U R Y L O W I C Z , Jerzy, 62
G R E E N B E R G , Joseph, II., 36, 39, 10
G R É G O I R E , Antoine, 41, 11 I . A B O V , William, 49
GRE1MAS, Algirdas Julien, 31 L A L A N D E , A., 33, 37, 40
G R U C Z A , Franciszek, 89 _ L A U R I A N , August Treboniu, 208
G R U N I G , Blanche, 30, 3/, 10 L E H I S T E , Ilse, 101, 105, 106
G U I L L A U M E , Gustave, 65, 66 L E I B N I Z , Gottfried Wilhelm, 41
L O H M A N N , J., 61
H A D L I C H , Roger L., 122, 123, 124, 141 L O K O T S C H , K., 78
H A L L , G. L., 59, 62 L O M B A R D , A l f , 213, 233
H A L L E , Morris, 41, 14, 48, 49 L U D T K E , Helmut, 52
H A M M A R STRÖM, Goran, 51
H A R R I S , Zellig S., 34
M A C E D O N S K I , Alexandru, 185
H A R W E G , Roland, 89
H A S A N , l'inula, 53 M A L M B E R G , Bertil, 31, 32, 52, 84, 89, 104,
I I A S D E U , Bogdan Petriceicu, 13 — 17, 54, 106, 107
56, 171, 175, 177, 208, 214 M A L O N E , J. L „ 89
INDEX DES AUTEURS 243

MANEGA, Constantin, 68 POGHIRC, Cicerone, 55, 126, 163, 209


MANGIUCA, Simeone, 204 P O K O R N Y , Julius, 209
MARIAN, Simion Florea, 208 POLÂK, Vâclav, 115
MARTINET, André, 32, 89, 90, 106 POP, Sever, 73, 74, 75, 76
MASSIM, Ioan C., 208 P O P - R E T E G A N U L , loan, 208
MAZON, André, 134 POPOVlC, Iv., 139
MCNEILL, David, 39, 41, 42, 44 POSNER, M., 97, 98
MEILLET, Antoine, 23, 31, 57, 58, 61, 69, P O S N E R , Rebeca, 222
126, 127, 135 POSTAL, Paul M., 36
M E R L I N G E N , Weriand, 110 P O T T I E R , Bernard, 31, 36, 38
PROCOPE, 217
MERLO, Clement, 122
PROCOPOVICI., Alexie, 45
MEYER, Gustav, 137, 138, 148 PUL GRAM, Ernest, 89
M E Y E R - L U B K E , Wilhelm, 122, 123, 138, PUÇCARIU, Sextil, 46, 56, 73, 116, 117,
148, 213, 222. 140, 149, 151, 208, 213
MIHÄESCU, Haralambie, 148, 217
MIHÄILÄ, Gheorghe, 159, 160, 161, 162,
165, 226 RANKIN, Robert, L., 228, 229, 230, 231
MIKLOSICH, Franz von, 226 RA§CU, M., 184
MILLER, George A„ 39, 41, 42, 44 R E I C H E N K R O N , Günter, 55, 57, 127, 128,
MILLER, Robert L„ 39 129, 166, 167
MIRCEV, K., 135 R O H L F S , Gerhard, 63, 121, 206
MÎNDRESCU, Simion, 208 ROMANSKI, St., 135, 211
MLADENOV, Stefan, 134, 160, 161, 162, R O Q U E S , Mario, 23, 171, 214
163, 165, 166 ROSENKRANZ, Bernhard, 124
MORARU-POPA, Georgeta, 201, 202 R O S E T T I , Alexandru, 38, 47, 50, 51, 53,
MÜLENBACH, K., 126, 209 63, 76, 100, 101, 106, 148, 200, 204, 205,
206, 220, 222, 238
MULJAClC, Zarko, 89, 124 ROUSSELOT, Pierre J., 101, 102
MUREÇANU Andrei, 184 RUSSU, Ion I., 55, 56, 57
RUSU, Valeriu, 233
NÄSTUREL, P. S., 119 R U W E T , Nicolas, 38, 43, 44
N E G R U Z Z I , Constantin, 200
N E H R I N G , Alfons, 33
NEIESCU, Petre, 229 SADNIK, Linda, 159, 161, 162, 205, 212, 226
NESTOR, Ion, 116 SALA, Marius, 77
NICULESCU, Alexandru, 62, 64, 66 SANDFELD, Kristian, 2 1 - 2 2 , 23
NYROP, Kristoffer, 21, 23 SAPORTA, Sol, 111, 112
SBIERA, Ion, 171
OLSEN, (Mlle), 22 SCHULTZE, Wilhelm, 61
ONU, Liviu, 62, 64 SCHÜRR, Friedrich, 222
SCHÜTZ, Jos., 204
PANFILOV, V. Z., 39, 41, 42, 44 SCRIBAN, August, 208
PAPADIMA, Ovidiu, 207, 208 SCURTU, Ion, 185
PAPAHAGI, Pericle, 213 SEMClNSKI, St., 211
PAPAHAGI, Tache, 19, 160, 161, 162, 213, SERRA, Giandomenico, 208
217 SERRUS, Ch„ 35
PAPIU-ILARIAN, Alexandru, 207 SHEVELOV, George Y., 220
P A R I S , Gaston, 18 SIEG, Emil, 61
PA SCU, George, 213 SIEGLING, W „ 61
PAÇCA, Çtefan, 73, 180 SIMOKATTES, Theopliylactos, 119, 132
PAVEL, Torna, 84, 85 SKOK, Peter, 122, 124, 129, 134, 135, 136,
P Ä T R U T , Ioan, 63, 178 137, 139, 208
P E I , Mario, 31 SOLTA, Georg Renatus, 238, 239
P E R R I A U L T , J., 31 STRAKA, Georges, 101, 102, 108, 109, 110
PETKANOV, Ivan, 140, 160, 162 SULZER, Franz Joseph, 209
PETROVICI, Emil, 73, 74, 75, 76, 111, SUMPF, J „ 38, 41
112, 141, 142, 161, 176, 179, 214, 218, SZTRIPSKI, 171
232, 233 SAUMJAN, S. K., 89
P H I L I P P I D E , Alexandru, 119, 168
PILCH, Herbert, 52 §ÄINEANU, Lazär, 35, 56, 78
P I S A N I , Vittore, 134 §UTEU, Valeriu, 234
244 INDEX DES AUTEURS

T A G L I A V I N I , Carlo, 122 VAILLANT, André, 135, 159


TAMAS, Lajos, 160, 162 VÁRVARO, Alberto, 38, 43, 44
TEAHA, Teofil, 230, 233 V A S I L I U , Emanuel, 36, 67, 70, 91,
T E E T E R , K . V., 90 101, 111, 160, 168, 170, 231, 232
T H E B A N , Laurentlu, 38, 39, 41, 42, 44 V A S M E R , Max, 160, 161, 162, 202, 236
T H E B A N , Maria, 41, 44 V E N D R Y E S , Joseph, 23, 69
T H E O P H A N E S , 119 VIANU, Tudor, 192, 193, 194, 197
THOMSEN, Wilhelm, 21, 23 VÎRCOL, Yasile, 19
T I E T Z E , Andreas, 78 VRACIU, Ariton, 55, 56
T I K T I N , Heimann (Hariton), 204, 207, 213
T O B L E R , Adolphe, 18
TODORAN, Romulus, 180 W A G N E R , R . L., 32
T O G E B Y , Knud, 31, 97, 98, 99, 100 W A R T B U R G , Walter von, 213, 214
T O R D A S I , Pavel, 172 W E I G A N D , Gustav, 72, 76
TRAUTMANN, R „ 126, 209 W E I N R E I C H , V. Uriel, 115, 121
T R I A N D A P H Y L L I D I S , Man. A., 137
T R O U B E T Z K O Y , Nikolay Sergejevic, 50, W I S S E M A N N , Heinz, 84
51, 117
T R U B Y , II., 52 Y U E N - R E N Chao, 90

flPLEA, A., 208 Z A B R O C K I , Ludwick, 89


Z I L L I A C U S , Henrik, 119, 120, 213
ULDALL, Hans J . , 89 ZlNKIN, N. I., 52
INDEX DES MOTS

Albanais lash, 238 qe, 139


lemnj, 139 qytèt, 138
a, 139 linjë, 138, 148 rërë, 138
arë, 138 luftë, 238 rrëmër, 133
balte, 146 mal, 146 shalë, 149
brenc, 145 mashkull, 138 shëpaje, 161
brez, 145 mbrenj, 145 shesh, 138, 149
brushtull, 12G mbret, 138, 149 shkjà, 138
burrë, 125 më, 139 shkorsë, 149
djall, 138 mëkat, 138 shkretë, 150
e, 139 mëndafsh, 238 shok, 123
edh, 138 raëndafshë, 238 shpartalloj, 139
faqe, 138 mëndash, 238 shpata, 138
fat, 138 mëngoj, 149, 150 Shpati, 161
fiçor, 139 mërgoj, 138 shtat, 138, 148
fruer, 138 (t.) mës, 143 shtëpâ, 161
fryt, 123 mêzat, 144 shtëpi, 138
fshat, 129, 138, 146, 217 (t.) mezi, 143 shtëpânje, 161
ftua, 238 (g.) mâz, 143 (t.) shtëpreshe, 161
moshë, 144
gard, 146 shtrat, 138
motshë, 144
gardh, 146 spërk, 237
murg, 143
gargull, 148 tërboj, 138, 150
ndë, 138
gjel, 138 ndër, 138 (t.) tërsirë, 236
gjukatë, 138 ngratë, 138 troftë, 238
gjygjë, 123 njerkë, 148 turmë, 138
Gljëmbocari, 236 numër, 123 uroj, 149
kapitinë, 148 paq, 138 urrcj, 150
karpë, 146 pash, 138 (t.) vatrë, 146
katund, 145 pe, 138 (g.) votër, 146
katunt, 145 pedim, 139 (g.) vranë, 236
kënatë, 138 pemë, 122, 138, 149 (t.) vrërët, 236
këngë, 149 pëndohem, 150 zâna, 145
kërçuni, 204 për, 138 zânë, 145
kershëndellë, 138, 145, 205 përgjoj, 150 zezë, 125
kofshë, 138, 238 përrenje, 146 zi, 125
kom, 148 përrënjë, 146
komë, 148 përroi, 146
kopil, 143 perronjë, 146
korb, 123 Allemand
përrua, 146
korë, 237 peshk, 138
koshë, 238 (v.) pfluog, 202
poshtë, 138
krushk, 148 scholt, 226
prift, 138
kundrë, 138 prrua, 146
kupshore, 139 pulpë, 123 Anglais
kursej, 149 putërë, 237
kuvénd, 138 pyllë, 138 a, 46
kuvënd, 149 qarë, 138 the, 46
lafshë, 238 to, 46
246 I N D E X D E S MOTS

Arabe mahmür, 78 'ulüfa 4 , 80


manzil, 81 va'da 4 , 80
'abä', 79 maqäd, 79 vakil, 80
'ädat, 78 maramma, 80 vazïr, 80
â'gamî, 78 margan, 82 zahïra', 81
albat, 82 ma'rifa t , 78
'alem, 81 masgid, 81
amän, 82 mashara 1 , 82 Arménien
amänat, 80 menara', 81
ammä, 82 muflis, 78 buz, 125
'aqida 4 , 79
'askar, 81 mufti, 81
açnâf, 80 muqallid, 79
musäfir, 82 Bulgare
atlas, 79
balà', 78 muSamma', 82
musaqqä, 79 aca, 136
bakara, 81 al tica, 159
bakra, 81 mustari, 80
nafaqa 4 , 79 ßvgust, 136
baqqäl, 80 baniäor, 136
barakat, 78 nafar, 81
naqd, 80 banja, 136
barä't, 80 barza, 136
dabbäg, 80 näzir, 80
nür, 79 bäkäl, 136
dalläl, 80 bisagi, 136
da'vä, 80 qâdî, 80
(ivol, 162
davr, 80 qalb, 78 v.) Blatüko, 158
dukkän, 80 qassäb, 80 brat, 134
fatïl, 82 qaiifa 4 , 79 buhär, 136
qaträn, 81 burkan, 136
gadd bigadd, 82 qavväs, 81
galab, 80 buza, 136
qintär, 80 cer, 136
gämi', 81 qirmiz, 81
gavähir, 79 êerga, 226
quia', 79 Corul, 136
gubba 4 , 79 qumäS, 79
habar, 78 cutura, 136
haffäf, 80 qur'än, 81 dalbin, 136
häg, 81 qusür, 78 (v.) dojilica, 212
hä'in, 78 rähat-i halqüm, 79 dojka, 212
häl, 78 ra'ïs, 81 dójnica, 212
haläl, 78 ra'iya', 81 domna, 136
hallfa', 80 ramazän, 81 faklija, 136
halva, 79 sadaf, 79 faäa, 136
hammäl, 80 samïd, 79 fasul, 136
haqq, 78 sanad, 80 ficor, 136
fcaräg, 80 saqqä', 80 furna, 136
haräm, 78 sarba 4 , 79 gega, 136
ha.tir, 78 sarräf, 80 glezen, 226
Sart, 79 gora, 134
hatt, äarif, 81 Gorica, 158
havd, 79 silah, 81
Sirra, 79 gugla, 136
hazina, 80 gulija, 136
hazz, 78 sofra', 79
suffah, 79 Gurguljat, 136
hudur, 78 guSav, 136
ibrlk, 82 äurba, 79
tabdil, 82 húrka, 136
imäm, 81 Jarbata, 136
istiftäh, 80 tabï'at, 79
tahin, 79 kandilo, 136, 162
'iyär, 80 kapistra, 136
kabäb, 79 tamäm, 82
tamannâ, 82 Kärnul, 136
karara, 78 Katina, 136
kayf, 78 taqlid, 79
taraf, 82 kesten, 136
kibrit, 82 kofa, 227
kilaS 80 tarhün, 81
tartib, 79 kolastra, 135
layläq, 81 koleda, 135
luqma', 79 tavätur, 79
ta'yin, 81 komin, 136
ma'gün, 79 kopelák, 144
mahalla, 80 'ulamä', 81
INDEX DES MOTS 247

kopelcja, 144 (végl.) bule, 123 lait, 112


kopoj, 136 dawk, 123 les, 112
koptor, 136 (végl.) dupli, 123 (v.) peestre, 213
korona, 136 furma, 122 peine, 106
Kracun, 136, 162 (végl.) guna, 123 piètre, 213, 214
králig, 136 Sost, 123 pleuvoter, 45
kum, 144 (végl.) kapul, 123 quoi, 63
kuma, 144 (végl.) kapula, 123 sept, 106
kupa, 136 kwarp, 123 vivoter, 45
mamaliga, 136 lojk, 123
mást, 136 luk, 123
Germanique
mesal, 136 (végl.) mugil, 123
momee, 134 (végl.) muklic, 123
mulé, 135 (végl.) muí, 123 Orkan, 190
ocet, 162 (végl.) mult, 123
oltar, 135 (végl.) murka, 123 Gothique
Picor, 136 (végl.) nul, 123
Plovdiv, 125 (végl.) plumb, 123
pulp, 123 got. akeit, 162
poganin, 136
polata, 136 (végl.) pulvro, 123
poraj, 146 sawl, 122
Grce ancien et néo-j|rec
poreklo, 226 (végl.) truflo, 123
porta, 136 (végl.) turta, 123
(végl.) ultra, 123 AXerpi, 147, 201
ralo, 202 à[iopy6ç, 143
(végl.) vergogna, 123
rus, 136 à[j.ou>.a, 137
(végl.) vergunza, 123
rusalii, 135 à7taixeviO, 137
rusalija, 135, 145 âirpiX, 137
rusalka, 162 Danois àpYevTÔç, 137
sapun, 136 Spxa, 137
skala, 136 gift, 67, 70 dtpiia, 137
smetana, 147, 161 gifte, 67,70 àp^âpt, 137
soba, 227 giftes, 67,70 "A^optoç, 238, 239
stan, 147 "AÇup-roç, 238, 239
stopan, 161 Espagnol à^ouyY1' 137
stopanin, 161
fSâX-couxa, 158
Trajano, 162 pàpxa, 137
algo, 63
trojan, 162 MaaXov, 137
(cast.), cana, 106
Trojan, 147, 162 ello, 63 ptyXa, 137
Tro j ano v, 147, 162 eso, 63 fkaâxi, 137
Trojanski, 147, 162 grueso, 106 vlahos, 133
vran, 236 hierro, 106 Poupyta, 137
vuntur, 136 siete, 106 Poù-va, 137
zabun, 136 Ppàxa, 137
íupa, 161 TapÎTca, 158
¿upan, 161 Français yoôXa, 137
yotiva, 137
allait, 112 (mod. £icpi.ov, 239
Catalan (mod.) Çirpi, 239
allez, 112
bombe, 226 ikona, 237
canya, 106 xaXocvSai, 137
ça, 63
ceci, 63 xaXiyi, 137
Dace cela, 63 xâ[i apa, 137
chaise, 60 xa(i7tàva, 137
cheval, 33 xa(X7toç, 137
Doina, 208
couteau, 60 xavS-^Xa, 162
fer, 106 xâvvi, 137
Dalmate flamme, 190 x&7C7ra, 137
fleuve, 84 xôxxuÇ, 238, 239
gros, 106 (béotin) K o x x u f 238, 239
(végl.) agusta, 123
homme, 65 x6XXa, 153, 224
(végl.) awtun, 123
horde, 226 X6ttcX6Ç, 144
(végl.) buka, 123
248 INDEX DES MOTS

xpéijja, 238, 239 •man, 57 bübalus, 162


Crexi, 238, 239 *noi-bh-o, 57 buccula, 136
XapSí, 137 *orbho-, 57 •bulga, 137
¡jiav-ráTou, 137 *robh-, 57 •butis, 137
[xápxio?, 137 *visáto, 57 caelum, 155
¡xaopo^, 137 calcaneum, 155
¡xoüXa, 137 calendae, 135, 137, 144
Italien
HÓpi(T|xa, 224 calendarius, 144
vouvvó?, 137 caliga, 137
bomba, 226
238, 239 camara, 137
braccia, 63, 70
èxTfó, 239 camera, 137
(mérid.) daftilo, 239
7tayavói;, 137 caminus, 136
frutta, 63, 70
7raX<xTi, 137 camisia, 152
frutto, 63, 70
toSíty213 campana, 137
male, 63
páaov, 137 campus, 137
(mérid.) nifta, 239
a a y t , 137 candela, 162
notte, 107
aéXXa, 137 canna, 137
(mérid.) oftó, 239
axpívt, 137 cannam, 106
ossa, 63, 70
aíravós, 237 cannata, 138
(émil.) pàlta, 146
227 canticum, 149
patre, 63
TÉvxa, 137 *canutus, 156
(lomb.) pauta, 146
cpa(xeXía, 137 capistrum, 136
(piém.) pauta, 146
cpoaaáxov, 146, 217 capitina, 148
pietra, 106
<f>oüp>ca, 137 cappa, 137
puttana, 237
<poopvos, 137 caput, 69
sonno, 107
Xopo?, 227 volta, 226 castanea, 136
<¡ji]pó?, 238, 239 castellum, 139
(mod.) ijncpí, 239 castigare, 157
(mod.) kjiiTpí, 239 Lati ii castra, 140
cataracta, 139
absungia, 155 catena, 136
Hongrois acetum, 162 cera, 49, 153, 220, 224
Ad Musculum, 110 cerrus, 136
aldovati, 163 Ad Portulam, 140 Christi natalia, 138
alkatni, 163 ager, 152 Christi natalis, 145, 205
bántani, 163 altarium, 135 cibrum, 157
bantovati, 163 Ancona, 140 *cinusia, 155
bolond, 163 anellus, 153 citrus, 140
daña, 209 annunculus, 123 civitate, 138
danom, 209 applicare, 137 clarus, 138
dinom, 209 aprilis, 137 clavis, 157
domb, 162 aratrum, 147, 201 coctorius, 238
dorong, 163 arborem, 154 coda, 49, 154, 220, 224
engedovati, 163 arca, 137 *colastra, 135
felelovati, 163 arena, 138 coma, 148
galamb, 163 argenteus, 137 commater, 144
gond, 162 arma, 137 consocer, 148
koma, 144 armarium, 137 consto, 122
szoba, 227 arvum, 138 contra, 138
augustus, 136 conventum, 138, 149
aut, 139 corbus, 123
IHyrieii axungia, 137 corona, 136, 154
•baneum, 136
Messap ien corpus, 123
barca, 137
cotoneum, 238
bene, 106, 107, 153
coxa, 138, 238
Menzana, 143 besalis, 137
creatio, 145
bibit, 222
creatione, 204, 205, 206
Indo-Européen bisaccium, 136, 137 creationem, 162
boletus, 157 crepo, 169
deia, 209, 219 braca, 137 crescere, 157
dejo, 126, 209, 212 brachium,155 cuppa, 136
*dhé(i), 212 B r a t t i a , 140 •curtiare, 149
INDEX DES MOTS 249

Dacia Ripensis, 146 hospitium, 138 pedestris, 213


Danubius, 208 illae, 154 perivigilare, 150
dëcëm, 155, 213 imperator, 138, 149 petiolus, 155
defendere, 137 incalciare, 155 petra, 106, 107, 225
denarius, 137 ingratus, 138 pilus, 92, 174
deorsum, 155 inter, 138 pinna, 106, 107, 153
det, 222 intus, 138 piscis, 138
dëus, 213 jej uñare, 155 pits, 139
diabolus, 138 judicatum, 138 planta, 139
Diana, 145, 208 judicem, 123 poena, 106
directus, 238 justum, 123 poenitere, 150
divina, 208 Korinien, 140 pomum, 122, 138, 149
doleo, 208 lacté, 238 porta, 136
»doliana, 208 lana, 156 postea, 138
domina, 137 lanca, 140 pre(s)biter, 138
donativum, 208 laridum, 137 pro, 138
dux, 137 laxa (cutis), 238 pülpa, 123
eccum hic, 154 legem, 49, 153, 220, 224 puteus, 155
encaustum, 140 lignum, 153 quod, 139
cricius, 155 linea, 138, 149 rancidus, 139
et, 139 lucta, 238 rasum, 137
exsuccare, 129 magis, 139 Ratiaria, 140
facies, 138 Malum Graneum, 140 ratione, 140
factum, 238 mandatum, 137 reus, 169
familia, 137, 156, 219 manicare, 150 Rosalia, 135, 145, 162
fatum, 138 manus, 56 Rosaria, 135
februarius, 138 margella, 1 -19 russus, 136, 140
fel, 107 martius, 137 sägum, 137
fenum, 69 matia, 155 Salona, 140
ferrum, 106, 109 masculus, 138 sanctus Georgius, 155
fetiolus, 155 maurus, 137 scala, 136
fétus, 174 Maximus, 140 Scardona, 140
filianus, 218 medius, 155 sclavus, 138
fiamma, 190 mei, 107 scoria, 157
florem, 49, 153, 220, 224 melum, 154, 174 scortea, 149
foras, 152 mensa, 139 scrinium, 137
forasticus, 140 mensale, 136 secretus, 150
formam, 122 mergere, 138 sella, 137, 149
fossatum, 57, 117, 129, 138, metaxa, 238 septe, 225
140, 146, 217 mula, 137 septem, 106
fraxinus, 238 mulus, 135 sessum, 138, 149, 169
fremere, 190 mustum, 136 sic, 155
frenum, 156 nocte, 238 slceus, 169
frictula, 139 nömen, 122 sidurus, 140
früctus, 123 nonnus, 137 signum, 107
furca, 136, 137 noverca, 148 sint, 45
furnus, 136, 137 nümerus, 123 söcius, 123
galgulus, 148 occilo, 45 solem, 122
gallus, 138 octo, 238 spata, 138
gelu, 155 orare, 149 status, 138, 148
glacia, 157 oricla, 219 stet, 222
glandem, 218 ovum, 69 Stratum, 138
granum, 69, 156 pace, 138 subía, 157
grossum, 106 paganus, 136, 137 super, 129
gula, 137 palatium, 136, 137 templum, 139
gunna, 137 palude, 138 •tenda, 137
haedus, 138 panus, 138 terra, 93, 155
(h)amula, 137 passus, 138 testa, 225
herba, 107, 225 peccatum, 138, 219 texo, 169
heri, 153 pedes, 213 torna, 119, 120
horresco, 150 pëdëster, 213 toxicum, 238
250 INDEX DES MOTS

Trajanus, 147, 162 aci, 154 barba, 74


•trocta, 238 *adet, 78 barzà, 136
turbare, 138, 150 adevàr, 167, 189 bat, 81, 112
turma, 138 ado, 46 bàcan, 80, 83
tutore, 140 aduce, 46 bàiat, 56
ventus, 70 ageamiu, 78 banat, 189
video, 174 agru, 152 bàrbat, 140
vigilamus, 218 •aiar, 80, 83 bàrbi, 180
vigilia 137 ajuna, 155 bea, 112, 180, 222, 223
vinca, 139 akmussu, 176 beat, 81, 112
volere, 129 alb, 192, 194, 195 beata, 91, 111, 1 1 2
»volet, 222 albastru, 194 beduin, 82
albe, 192 belea, 78
albi, 229, 234 *berat, 80, 83
Lette albu, 229 berechet, 78
alcov, 82, 83
daïnuât, 209 bete, 81, 111, 112
aldui, 163
dejú, 126 beznà, 226
alegre, 183
dêju, 212 •alem, 81 biatà, 112
dët, 212 alënu, 176 bice, 156
diêt, 126, 209, 212 aletrâ, 147, 201 bidiviu, 82
diju, 209, 212 aitila, 159 biete, 112
•ama, 82 bine, 53, 106, 107, 153, 156,
Lituanien aman, 82 175
amanet, 80 binre, 156
amelinta, 99 bircà, 140
daina, 126, 208 amenin^a, 99
dainá, 209, 212 Bisoca, 225
amerinta, 99 Bistrita, 117
déjà, 209 amiadzedzi, 169 bivol, 162
Ampoi, 153 bijbii, 85
Norvégien amurg, 143 bintui, 163
apâsat, 194 bir, 128
kar, 67, 71 Apollon, 192 bizii, 85
karra, 67, 71 arat, 147, 201, 202, 203 blind, 192, 191
kare, 67, 71 ara ta, 202 blindà, 140
vott, 67, 70 bl!ndi$oarà, 191
arate, 201
votta, 67, 70 blond, 194
aratru, 201
votte, 67, 70 boambà, 226
aratul, 202
arbore, 140 bocàni, 85
Portugais arbure, 154 boi, 154
argea, 128 boi, 154
agrazes, 211 Argeç, 163 boieri, 213
agro, 211 arici, 155 boii, 154
azagres, 211 aricu, 155 boji, 154
azedo, 211 arinâ, 181 bolind, 162, 163
aripe, 186 bolnav, 194
aripioarâ, 183 boltà, 226
Provençal arirà, 180 bolund, 162
Gascon arniu, 64 borcan, 136
arniuri, 64 bortà, 189
(v. béarn.) adorgar, 210, 211 arunca, 56 bou, 154
•ascher, 81, 83 brad, 128
aspru, 74 brat, 64, 155
Roumain atlaz, 79 braje, 64
Daco-roumain atâ, 136 brazdà, 15
Aurora, 192 brinar, 145
aba, 79 avaet, 83 brinà, 145
ac, 70 Aste, 173 brlndujS, 169
acadea, 79 ba, 112 brine, 156
aéastâ, 174 baci, 140 briu, 128, 145, 156
ace, 70 balegà, 128 brusture, 126
acësta, 174 baltà, 128, 146, 158, 159 (v. roum.) buar, 136
I N D E X D E S MOTS 251

buc^á, 169 chema, 178 cruja, 149


bucurie, 128 cheme, 112 cu, 16
buiestru, 56 cherem, 78 •cubea, 82
buleandrà, 226 •chervana, 82 culä, 79
bulearcà, 226 chiar, 112 culesu, 232
bun, 67, 70 chibrit, 82 culpabil, 183
bunuri, 67, 70 chilà, 80 cum, 188
burete, 157 chintal, 82 *cumaç, 79
burtà, 74 chip, 181 cumäträ, 144
buzà, 128, 136, 144 chipu, 176 cumätru, 144
Buzàu, 163 Chloris, 192 cumpänä, 158
cadiu, 80 cicior, 155 cununä, 154
cafea, 82 ciorbà, 79, 83, 226 cupçoarâ, 139
*cahvé, 82 ciubotà, 189 cuptor, 98, 136, 238
calia, 80 ciur, 157 curagiu, 183
•calp, 78 ciuturà, 136, 140 cuscru, 144, 148
calup, 83 Cimpulung, 117 cust, 122
carnale, 169 cimpure, 186 cusur, 78
candela, 136, 162 cind, 188 cuvinte, 53, 175
car, 112, 115 cine, 140 cuvint, 149
caravanà, 82, 83 cintar, 80, 82 cyne, 175
Carpazi, 146 cintata, 230 cza, 174
casa, 152 cintec, 149 czaste, 174
casap, 80, 83 cìpcìni, 233 czele, 174
casa, 152 cirjà, 169, 170 da, 112
catifea, 79, 83 cirlig, 136 daca, 92
catran, 81, 82 cirmiz, 81 dacá, 92, 223
cavaf, 80 cirpit, 234 daina, 210, 211, 212
*cavaz, 81 ci$tiga, 157 dainä, 208
cà, 16 cit, 188 dalb, 183, 192
càlcii, 155 dalbä, 192
càlindàu, 204 coadà, 49, 153, 154, 220, 224 daltä, 158
cámara, 152, 168, 169 coajà, 169 daruiu, 176
carnale, 168 coalà, 153, 224 *dava, 80
càmejà, 168, 169 coamà, 148 däinäesc, 208
càmere, 169 coapsà, 238 daini, 208
cànunt, 99, 156 coasà, 153, 221, 224
capatina, 148 cobe, 153, 221, 224 de, 53, 54, 129, 175
càrindar, 144 cocoajà, 170 dea, 112, 222
*càrindà, 144 codru, 56 deaca, 92
càrunt, 74, 99, 156 cofà, 227 deacä, 223
càtun, 128, 145 colastrà, 140 de aur, 194
càuta, 181 colindà, 144, 162, 206 deca, 92
colindàtori, 144 de citeori, 188
cearà, 49, 153, 220, 224 de cum, 188
confia, 190
ceatà, 221, 224, dede, 174
copil, 144, 180
Cega, 225 dëdeveru, 174
copilità, 191
cegà, 227 deget, 74
copoi, 136
cenujà, 155 de^(n), 53
coran, 81
cer, 155 corb, 123 de-Mru, 53
cergà, 226 corbu, 231 den, 53, 175
Gema, 225 corindà, 144 de'n, 54
corpu, 231 denainte, 54, 175
cernit, 194 de'nainte, 54
Cràciun, 136, 140, 145, 204,
certa, 189 205, 206 dentii, 54, 175
Cesna, 225 cràp, 169 destul, 129
chealà, 112 credentze, 175 dever, 80, 83
cheamà, 112 cremene, 221, 224 di^nçii, 177
chebap, 79 create, 157 din, 53, 54, 175
chef, 78 cridà, 189 dintru, 175
cheie, 157 cricca, 189 divin, 192
chele, 112 crug, 189 Dîlboca, 225
252 INDEX DES MOTS

dimb, 1 6 2 fi, 98, 1 7 6 grangur, 1 4 8


doamnà, 136 fiere, 1 0 7 gràdinà, 1 5 8
Dobra, 117 fitil, 82 grànunt, 99
doina, 56, 1 2 6 , 207, 2 0 8 , 209, fiu, 1 4 4 , 2 1 8 , 2 1 9 gràunt, 99
212 flamà, 190 grele, 1 7 4
doinita, 1 9 1 , 2 1 1 , 2 1 2 floare, 49, 1 5 3 , 220, 2 2 4 , 2 3 0 grecatele, 1 7 4
domnul, 1 7 6 flore, 1 7 8 gre^elele, 1 7 4
dop, 56 fiori, 2 3 0 , 2 3 3 grijà, 1 6 9
dor, 1 5 5 floricicà, 1 8 3 , 1 9 1 grije, 1 6 9
dorìngà, 1 6 3 fluier, 1 2 8 grine, 1 5 6
dormi, 1 4 0 foarcàt, 226 griu, 1 5 6
dormicà, 4 5 folosu, 2 3 2 groapà, 1 2 8
dormindà, 1 9 2 fost, 98 gude^u, 1 7 6
dorminde, 1 9 1 frapsàn, 2 3 8 gudron, 82
dorungà, 1 6 3 frapsàne, 2 3 8 gulie, 1 3 6
drac, 1 4 0 gurà, 1 5 5
fraptàn, 238
gu?à, 1 3 6 , 1 6 9
drag, 1 6 , 1 1 8 frate, 144
h a b a r , 78
draga, 1 1 2 freme, 1 9 0
hac, 78
dràgu^, 1 5 trine, 1 5 6
hagiu, 81
dreagà, 1 1 2 friu, 156
hai, 1 5
drept, 2 3 8 Frumoasa, 1 1 7
hain, 78
drum, 1 5 frumosu, 2 3 2
hais, 1 5
dugheanà, 80 frupt, 123 hai, 78
dulce, 1 8 3 , 1 9 2 fsat, 1 4 6 halal, 78
Dülgopol, 1 1 7 f ugnile, 1 8 0 halva, 79
dumbravà, 158 funile, 1 8 0 hamal, 80
dusu, 2 3 2 fusat, 217 *haraci, 80
dvornic, 208 galben, 1 3 6 • h a r a m , 78
dzàce, 1 6 9 gard, 1 2 8 , 1 4 6 , 1 5 6 *hati?erif, 81
dzece, 1 6 9 gàinujà, 1 6 9 hatir, 78
cale, 1 5 4 gàlbeazà, 1 2 8 h a v u z , 79
Èliseu, 1 9 2 gàlbioarà, 1 8 3 haz, 78
Eoi, 1 9 2 gàman, 1 4 0 hazard, 82
Erato, 192 gandu, 1 7 6 hazna, 80
eresu, 1 7 6 geamie, 81 •helbet, 82
Eros, 1 9 2 *gelep, 80 her, 1 7 8
este, 1 7 3 genere, 53, 5 1 , 1 7 5 h'er, 1 0 9
fagure, 70 genunchi, 99 Hliboca, 2 2 5
fapt, 238 ger, 1 5 5 horà, 2 2 7 ,
fasole, 1 3 6 gerunchi, 99 hranà, 159
fa?à, 1 3 6 get-beget, 82, 8 3 hrean, 2 2 1
f a t a , 65, 92, 2 2 2 , 2 2 3 gheatà, 1 1 2 huceag, 1 8 9
fàclie, 1 3 6 ghete, 1 1 2 huzur, 78
f à c u t , 98 ghiaia, 1 5 7 Iacovu, 1 7 6
fà^rea, 180 ghioagà, 1 3 6 iale, 1 5 4
fàmeaie, 2 1 9 ghiol, 1 1 2 iara, 1 7 8
fàninà, 99 ghindà, 2 1 8 , 2 1 9
fàrà, 152 ginere, 1 8 0 iarbà, 1 0 3 , 1 0 7 , 1 3 6 , 225
fàrinà, 99 •giubea, 79, 82 ibric, 82
fàt, 174 giuvaer, 79 iele, 1 7 8
fàterie, 1 6 9 gind, 1 6 2 ieri, 1 5 3
featà, 112, 222, 223 git, 74 iest, 1 7 8
f e a t e , 92 glasu, 1 7 6 ieste, 1 7 4 , 1 7 8
fecior, 1 3 6 , 1 3 9 , 1 5 5 gleznà, 2 2 6 ieu, 1 7 8
feciori, 2 1 3 glugà, 1 3 6 iie, 1 4 9
felelui, 1 6 3 , 1 8 1 goangà, 2 2 6 incàica, 1 5 5
feleluit, 1 8 1 gol, 1 1 2 inel, 1 5 3
femeie, 1 5 6 , 2 1 9 golimb, 1 6 3 inemà, 1 8 6
feri, 56 golumb, 1 6 3 inimà, 74, 99
fericite, 1 9 2 graiul, 1 0 3 inime, 1 8 6
fetc, 92, 1 1 2 grajd, 1 5 8 imam, 81
I N D E X D E S MOTS

imitindS, 191 lukrullu, 176, 177 minzat(à), 143


irima, 99 lunä, 98 moale, 194
*isnaf, 80 lunga, 103 moa?à, 168, 169, 170
istovu, 176 lunecare, 99 moa$e, 168
iube^te, 174 luni, 103 mofluz, 78
iubi, 16, 118 lup, 111 morte, 178
izmana, 92 lupi, 111, 230, 233 moscheie, 82, 83
izmeana, 92 lupii, 111 mo?, 128, 144
izvoru, 176 lupu, 230 mucalit, 78
imparat, 149 lurecare, 99 muftiu, 81
in, 175 macara, 81 Mure?, 163
incalte, 189 macat, 79 murg, 143
Incetijor, 191 magiun, 79, 83 murindà, 191
incru$it, 189 mahala, 80 muritu, 176
ing&dui, 163 mahmur, 78 musaca, 79, 83
intrebi 233 mal, 146 musafir, 82, 83
jale, 160, 185, 198 marafet, 78 mu?ama, 82, 83
jalnic, 192 maraträ, 190 mu$teriu, 80, 83
jar, 160 masä, 70, 81, 92, 223 na, 112
jele, 185, 198 * mascara, 82 •nafaca, 79
jineapSn, 99 mate, 155 *naht, 80, 83
jireapan, 99 mácele, 169 naibà, 56, 57
joarda, 226 mäciucä, 140 n-am, 112
jos, 155 mägurä, 128, 140 na?à, 169
jude, 123 mä-fndrie, 177 *nazir, 80, 83
juninca, 99 mämäligä, 136 nàclad, 204
jupa, 82 mänunchi, 99 nàcladà, 204
jupin, 159, 160, 236 mänunt, 99 nana^à, 170
jurinca 99 mär, 154, 174 nàsip, 180
KamcnG, 117 märeatä 192 nea, 112
kinul, 176 märgea, 149 neagra, 92
kip, 229 märgean, 82 neam, 112
kipu, 176, 229 märunchi, 99 *nefer, 81, 83
kredintza, 175 märunt, 99 negrele, 192
kum, 176 mätu?ä, 144, 169, 170 nemingiiat, 198
kuuentelor 175 meargä, 112 nemingiiet, 198
lac, 112 measä, 112 neted, 74
lapte, 238 *mcasä, 82 nimeni, 99
leac, 112, 221 »mecet, 81, 82 nimeri, 99
leafa, 80 »menzil, 81, 83 nisip, 180
leage 49, 153, 220, 222, 224 •meremet, 80 noapte, 238
leasa, 112 merg, 112 norà, 144
lefter, 226 mese, 112, 223 nuiarcà, 148
lege, 49, 153, 173, 174, 222, mester, 174 numàr, 123
224 mejterul 176 nume, 122
lege, 173 mezerere, 174 nun, 144
legi, 173 mic, 56 nuri, 79
lele, 224 miere, 107 oajdà, 181
lemn 153 miez, 155 oajde, 180, 181
lemne, 139 minarea, 81, 82 oardà, 226
Lep$a, 225 minaret, 82, 83 oastea, 213
lese, 112 mireazmä, 224 obline, 159
leu, 154 miros, 180 ochi, 64, 68
leul, 154 mitä, 180, 181 ochiuri, 64, 68
liliac, 81, 83 minä, 57 om, 66
limbS, 190 mindrä, 192 omàt, 189
lin, 192, 194 mineca, 150 omeny, 178
lina, 156 minu, 57 opt, 238
•locma, 79 minule, 186 orassu, 176, 229
luciu, 194 mlnz, 128, 143 ora?, 229
lucreadze, 169 minzare, 143 orcan, 190
254 INDEX DES MOTS

osinzà, 155 porumbtyà, 191 sâltînde, 191


otet, 162 prag, 158 sàmânfâ, 181
pana, 107, 153 pràvi, 181 sâpun, 136
papà, 45 pre*, 53, 54, 64, 65, 66, 167, sàtul, 129
papicà, 45 175, 186 scaun, 62, 64, 66, 68, 70
partal, 139 prcTS 53 scaune, 62, 64, 66, 68, 70
pa§e, 169 pren, 53, 175 schiptru, 190
pat, 56 preste, 186 scîrisâ, 173
pacat, 219 prevegiatz, 178 scoartâ, 149
pàiangàn, 189 prevegie, 178 scump, 16, 118
pà'Tràtari, 181 previre, 181 searâ, 112, 185
pàlàrie, 185 pribag, 92 secret, 150
(v.) panata, 150 pribeag, 92 sëdura, 174
panatati, 181 prieten, 16, 118 semn, 107
panine, 99 primi, 16, 118 serâ, 112
pàr, 174 prin, 53, 175 seri, 112
paràu, 146 priveghi, 150 sfeclâ, 226
pàrete, 185 profum, 183 sidef, 79
parine, 99 pulpà, 123 •sileaf, 81, 83
pe, 65 putere, 174 silfele, 192
peana, 106, 107, 112 pi4, 155 silful, 193
pearà, 112 rahat, 79 simt, 45
pecingine, 99 rai, 152 •simit, 79
pecingire, 99 raia, 81 *sinet, 80, 83
pe cìnd, 188 ràlità, 147, 202, 203 Sind3ordzu, 155
pedestrame, 216 ramadan, 81 Siret, 163
pedestra?, 216 ramanu, 176 singe, 74
pedestri, 216 ramazan, 81 sîngena, 99
pedestrie, 216 ranà, 156, 159 singera, 99
pedestrime, 216 ranijà, 147 sîngeros, 99
pedestru, 213, 214, 216 rarità, 202 sînt, 45
pene, 112 ràbda, 57 sintu, 176
pere, 112 rài, 152 skulatul, 176
perete, 185 rànunchi, 99 slujâsc, 169
pesterà, 221 ràpitoare, 192 smad, 92
pesterà, 224 ràrunchi, 99 smead, 92
Piatra, 117 ràspuns, 181 smintînâ, 147, 161, 236
piatrà, 107, 112, 225 ràstoacà, 189 soare, 103
picior, 155 ràu, 169 soba, 227
piedin, 139 rea, 112 socru, 144
piele, 180 *reiz, 81
rele, 112 sofa, 79, 83
piere, 180 sofra, 79
pietre, 112 Repedea, 117
rinichi, 180 sorâ, 46, 144
pisicà, 180 soro, 46,
rinà, 56
pina, 188 rlnzà, 128 sot, 123
pina ce, 188 rodu, 176 spîn, 237
pinà cind, 188 ro?u, 194 spre, 129, 175
pingàni, 99 roz-alb, 192 spri^nsu, 177
pingàri, 99 rubea, 83 spune, 180
piràu, 146 rudà, 181 stat, 148
pirlu, 146 ruga, 45 stâpîn, 161
pirli, 140 rumeioarà, 183 stea, 222
plaz, 158 Rusale, 145 stemâ, 227
piati, 16, 118 stînà, 56, 147, 159, 161
plug, 147, 201, 202, 203 Rusalii, 135, 145, 162,206 stîncà, 161
plugu?or, 15 saca, 80 strungà, 128
podoinita, 211 saftea, 80, 83 suav, 183
pom, 149 sarà, 185 subtire, 192
popol, 183 sat, 56, 57, 117, 146, 217 suentu, 176
poreclà, 226 sà, 16 sulà, 157
porumb, 180 sàc, 169 surizindà, 191
porumbi, 234 sàcrisoare, 177 suspinare, 99
INDEX DES MOTS 255

suspirare, 9 9 unchi, 144 zäpadä, 180


susu, 2 3 2 u r a , 149 zboru, 1 7 6
sutá, 118 urare, 1 4 9 zeamä, 112
svatu, 176 urda, 128 zece, 1 5 5 , 2 1 3
?ade, 1 9 8 ureche, 2 1 9 zemuri, 1 1 2
?apte, 2 2 5 Urecle, 157, 174 zeu, 2 1 3
*$art, 79 uri, 1 5 0 zgurá, 157
$ás, 1 6 9 usbaiesc, 1 7 8 zi, 1 5 5
§ea, 1 4 9 usca, 129 zi ai e t , 8 2
i?ede, 198 u$a, 1 6 9 , 1 7 0 ziulita, 1 9 1
•jele, 1 4 9 u?e, 1 6 9 ziná, 1 4 5
$erbet, 79 u?or, 1 9 2 zori, 15
$es, 1 4 9 •vadea, 8 0 , 8 3
?i, 16, 1 5 5 vadra, 92
?iret, 7 9 vaku, 176 Aroumain
?oaldá, 2 2 6 vamá, 180
5t i r a , 1 2 8 vatalá, 201 ad3unari, 155
t a b i e t , 79 vatrá, 128, 146 agru, 152
t a c a , 112 v à d , 174 a(i)eri, 1 5 3
t a c l i t , 79 v á r , 144 aleträ, 201
•tahin, 79 váz, 1 8 0 alîgînda, 2 3 0
t a i n , 81, 8 3 vàzui, 1 8 6 (a)ncaitare, 155
t a i n i c , 192 veac, 92, 112 arat, 147, 201
t a m a n , 82 veadra, 92 arburi, 154
t a r a i , 82 veará, 112 atumtea, 230
t a r h o n , 81 vecenrul, 1 7 5 a t i a , 154
t a t á , 155 vechil, 8 0 auráscu, 150
tábácar, 80
veci, 112 b a i t a , 146
teacá, 103, 112
veghem, 218 bärnu, 145
telai, 80
veni, 4 6 bîrn, 1 4 5
temenea, 82
venin, 9 9 b o j , 154
tertip, 79
veri, 1 1 2 brat, 155
tevaturá, 79
verin, 99 b r i n , 1 4 5 , 156
textual, 98
verzi, 2 3 3 budzà, 144
tine, 53, 175
vesel, 2 2 1 , 2 2 4 b u r e a t i , 157
t i n e r i c á , 1 8 3 , 191
V e s t a , 192 câlive, 131
T i m i ? , 163
v i a c z a , 178 cäpiünä, 148
timpul, 176
v i b r i n d a , 191 c ä t u n , 131
tiptil, 82, 83
vicol, 189 cätunä, 145
(v.) toapsec, 238
vinarsu, 232 c ä t u n e , 131
t o t a , 178
vine, 1 7 5 c i l c î n ' u , 155
t r i s t , 183
vino, 4 6 cimeaçâ, 152
troian, 147, 162, 2 0 6 vintre, 74 c i n d i c , 149
t r u p u l u , 1 7 6 , 177 vioriu, 1 9 1 cîntic, 149
tu, 98 viteji, 213 c î n u t , 156
tunz, 180 vizir, 8 0 Cîrcun, 145
turba, 150 vina, 175 ciçtigari, 157
t y n e , 175 vodà, 227 cl'ae, 157
ta, 15 vorbá, 226 c o a d â , 1 5 3 , 151
t a p , 128 vornic, 208 coamâ, 148
t a p a n , 190 v r e a , 129, 2 2 2 c o a s â , 153, 2 2 4
t a r a , 9 3 , 155 vreme, 92 cob, 153, 224
tas, 169 vreme, 92 conticlu, 1 4 9
teastií, 2 2 5 vuindñ, 191 copil, 144
jepu^á, 169 vultur, 136 Cräciun, 1 4 5
tigaúi, 2 3 3 »zaharea, 81, 8 3 creaçtiri, 157
uaku, 176, 229 zar, 82 Crîcun, 1 4 5
iiári, 2 3 4 zaraf, 8 0 c u r u n â , 154
uerniku, 1 7 6 zara, 1 2 8 cuscru, 1 4 8
* u l e m a , 81 zarzavat, 83 dzate, 1 5 5
u m e r e , 186 zábun, 136 dzer, 1 5 5
una, 156 •zana, 1 4 5 çaii, 154
256 I N D E X D E S MOTS

fitjor, 155 balta, 146 Karin, 140


fîrâ, 152 brçn, 145 kêr, 140
fîmu, 156 buza, 144 kofa, 227
floari, 153, 224 Cärcun, 145 kópile, 144
frapsin, 238 contic, 149 Kostel, 139
frîn, 156 copil, 144 Kostur, 140
fumeal'ä, 156 cätun, 145 kotòrada, 139
fusatea, 146, 217 colinda, 162 koturaía, 139
gangur, 148 Cräciun, 145, 162 Kraòun, 140
gardu, 146 cuscru, 148 Kúlizdra, 140
g'ini, 153 fusât, 146 Kûm, 144
gîrnu, 156 gard, 146 lenga, 140
gl'atä, 157 grangur, 148 maíuga, 140
grîn, 156 märdzeauä, 149 Magura, 140
iali, 154 moç, 144 Majsan, 140
jale, 160 murg, 143 Metohija, 133
jar, 160 picati, 219 misa, 139
leadze, 153, 224 pom, 149 Mogren, 140
lele, 224 sauä, 149 OmiSolj, 140
leulu, 154 tj'ur, 157 Oprtal, 140
matä, 155 vaträ, 146 picil, 139
märdzeao, 149 Pirlitor, 140
measä, 92 Istro-roumain plânda, 139
mer, 154 poroj, 146
bâte, 146 prikla, 139
mînz, 143 cuscru, 148
moaçâ, 144 racun, 140
cuvint, 149 ralo, 202
murgu, 143 moç, 144
(n)d3os, 155 ranketiv, 139
pecat, 219 RaSka, 133
nearcä, 148 turbá, 150
n'edz, 155 Romanja, 133
nel, 153 rusalja, 145, 162
nuiarcä, 148 Russe rùsâlje, 162
ostndzä, 155 rusalj(i), 145
peanä, 153 karaöun, 145 rüs, 140
pedestru, 213 koroöun, 145 Skradin, 140
per, 92 kortükü, 145 smetana, 147, 161
picat, 219 Solin, 140
plug, 201 stân, 147
pom, 149 Serbo-Croate Stari Vlah, 133
privegl'u, 150 stòpanin, 161
puf, 155 Arboric, 140 templo, 139
Arcar, 140 tòdur, 140
Sämd3ordzu, 155 Baci, 140 vènga, 139
stinä, 161 Barbat, 140 Vlah, 133
sulä, 157 birka, 140 vran, 236
çale, 149 bivo, 162 zdur, 140
çauâ, 149 blanda, 140
çel'i, 149 Brâc, 140
çes, 149 cetrun, 140 Slave-Commun
?i, 155 ciga, 227 et Vieux-Slave
tsinuçâ, 155 cutura, 140
turbu, 150 dójnica, 212 bezdüna, 226
tara, 155 Dracul, 140 byvolü, 162
tearä, 153, 224 Durmitor, 140 éeta, 221, 224
ter, 155 dvoinica, 208 dgbrava, 158
unà, 156 dvoinice, 208 dojç-dojiti, 212
urare, 149 dvójnice, 208 düvojna, 208
vaträ, 146 Fossaton, 140 dvorü, 226
íarü, 160 fürest, 140 edno, 163
zgurä, 157 gaman, 140 gleznü, 226
Mégléno-roumain ingvast, 140 hoëtç>, 135
ampirat, 149 jakin, 140 œrana, 159
anturb, 150 kandilo, 162 irenü, 221
I N D E X D E S MOTS 257

izména, 92 Thrace haraf, 80


kanüdilo, 162 haram, 78
Alapta, 238
kobe, 221 hatir, 78
*brenu, 156
kobl, 153, 224 hattiserií, 81
Ppia, 125
koleda, 144 havuz, 79
Burdipta, 238
(mérid.) k o m t kati, 135 haz, 7 8
Pup-, 1 2 5
kgpona, 158 hazine, 80
PUT(A)-, 125
kosa, 153, 221, 224 helál, 78
goup-, 125
kremene, 221, 224 helva, 79
Dacia Maluensis, 146 huma?, 79
kremy, 221, 224 Aa-cuXcruTOt, 238
(mérid.) k r t s t i t i , 135 huzur, 78
dava, 125, 126 ibrik, 82
kraStp-kratiti, 145 deva, 125 imam, 81
lekü, 221 XfiiX,-, 125 kadi, 80
lelja, 224 fa, 1 2 5 kadife, 79
mesti, 161 KapTcaT tjz, 146 kalfa, 80
METE, 1 6 1 Malua, 146 kalp, 78
naklasti-kladg, 204 Maluese, 146 kantar, 80
oblgkü, 158 Maluntum, 146 kasap, 80
ocitü, 162 Pulpudeva, 125 katran, 81
pesterà, 221, 224 ri, 1 2 5 kavaf, 80
plugü, 147, 201 riye, 125 kavas, 81
(merid.) plugü, 201 POU7TTOO>.OS, 2 3 8
kebap, 79
po, 1 6 7 TIXÉ^U, 2 3 8
kerem, 78
pogam,, 135 zi, 1 2 5 keyif, 78
poreklo, 226 SOTTI, 2 3 8
kibrit, 82
pravda, 167 ZÉ7TT t ? , 2 3 8
kile, 80
pribégü, 92 Turc-Ottoman klrmíz, 81
ralo, 202 kule, 79
rana, 156, 159 kuran, 81
rusalija, 145, 168 aba, 7 9
kusur, 78
slovo, 226 acemi, 78
leylSk, 81
sluíiti, 169 âdet, 78
lokma, 79
akïde, 79
smédu, 92 macuñ, 79
âlem, 81
•smentana, 147 mahalle, 80
ama, 82
•stana, 147 mahmur, 78
aman, 82
stanü, 159, 161 makara, 81
amma, 82
sténa, 161 makat, 79
asker, 81
stená, 161 marifet, 78
ayar, 80
stopanü, 161 maskara, 82
bakkal, 80
*sumetana, 147 menzil, 81
bela, 78
*sümetana, 161 meramet, 80
berat, 80
sveklü, 226 mercan, 82
bereket, 78
(mérid.) »tracina, 236 mescit, 81
carni, 81
vedrà, 92 minare, 81
celep, 80
vékü, 92 misafir, 82
cetbecet, 82
veSelü, 221 müflis, 78
cevahir, 79
veselü, 224 müftü, 81
çorba, 79, 226
vojevoda, 227 mukallit, 79
cubbe, 79
vranú, 236 musakka, 79
dava, 80
íali, 160 mu§amba, 82
devir, 80
íupanü, 159 mu$amma, 82
diikkân, 80
müfteri, 80
elbet, 82
nafaka, 79
emanet, 80
Slovaquc nakt, 80
esnaf, 80
nazir, 80
fitfl, 82
daina, 210, 211 nefer, 81
haber, 78
daña, 210, 211 nur, 7 9
hacl, 81
dánom, 210 hain, 78 rahatlokum, 79
dinóm, 210 hak, 7 8 ramazan, 81
ralo, 202, hai, 7 8 ráya, 81
rusalcek, 145 hamal, 80 reis, 81
258 I N D E X D E S MOTS

saka, 80 sofra, 79 tertip, 79


sarraf, 80 tabak, 80 tevatür, 79
çart, 79 tabiat, 79 ulema, 81
sedef, 79 tahin, 79 ulûfe, 80
sefte, 80 taklid, 79 vâde, 80
senet, 80 tayin, 81 vckil, 80
çerbet, 79 tamam, 82 vezir, 80
sifath, 80 taraf, 82 ziyâfa', 82
silâh, 81 tarhon, 81 ziyafet, 82
zahirc, 81
simit, 79 tarhun, 81
çirret, 79 tebdil, 82
soba, 227 tellâl, 80 Zend
sofa, 79 temenna, 82 daênâ, 208

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