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L es mouvements actuels de conservation et de renaissance des traditions remontent

directement à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. C’est alors que commença à se
constituer la discipline des études folkloriques, qui sous-tend encore de nos jours la recherche
scientifique et les mouvements de conservation des traditions.

2À cette époque, des éléments du folklore paysan gagnèrent une valeur propre à la lumière de
l’idéologie nationale et rayonnèrent au-delà des cercles culturels classiques, dans la vie
quotidienne des autres classes sociales. Émergea vraiment la question de l’authenticité, de la
fidélité au folklore en tant que modèle. Auparavant en effet, non seulement la paysannerie, mais
aussi la noblesse et la bourgeoisie participaient à la culture traditionnelle européenne. Ces deux
dernières strates sociales avaient progressivement « tourné le dos » à la culture traditionnelle,
« s’en étaient retirées », puis revinrent vers elle, sous l’influence des mouvements sociaux et
artistiques des XVIIIe et XIXe siècles. Elles se la réapproprièrent comme une valeur singulière, et
s’efforcèrent de la ressusciter [Burke, 1978]. Ce processus s’est déroulé à d’autres moments,
dans d’autres circonstances dans les régions de l’Europe de l’Ouest, de l’Est et du Sud-Est – et se
déroule encore aujourd’hui. Malgré les différences, une coopération étroite s’est développée
entre les activités de recherche et de conservation des traditions de ces régions, qui a conduit à
une sorte de « globalisation » au niveau européen.

3Dans la première moitié des années quarante, le rattachement de la Transylvanie et du sud de la


Slovaquie à la Hongrie du Nord attire l’attention des chercheurs sur les confins. Viennent ensuite
les premières monographies rurales et instrumentales [Vargyas, 2000]. La recherche sur la
musique instrumentale prit son essor grâce à la technique d’enregistrement du gramophone, puis
du magnétophone, qui rendit possible la pérennisation et l’étude de la polyphonie et de
l’ensemble orchestral. La figure de proue de ces travaux fut László Lajtha, pour le rôle majeur
qu’il joua dans le lancement de la recherche sur la musique de danse populaire [Lajtha, 1962,
2005]. Le groupe de recherche dirigé par Lajtha s’intéressa également aux genres « mineurs »
antérieurs, tels que la prière religieuse et apocryphe. L’ancien collègue de Lajtha, Benjamin
Rajeczky, eut le mérite d’étudier les relations entre musique populaire et chant grégorien, ainsi
que de publier la première collection de disques microsillons de musique populaire [Rajeczky,
1976].

4À partir des années cinquante, Lajos Vargyas, qui avait recueilli les exemples musicaux pour
l’inventaire de Kodály, se distingua particulièrement dans la recherche sur la musique populaire
en mettant au jour, à la suite des travaux de Bence Szabolcsi, le fonds mélodique apparenté aux
Ougriens de l’Ob ; il étudia les connexions entre musiques populaires française et hongroise,
effectua des recherches comparatives approfondies sur les ballades européennes, y incluant les
rapports musicaux, réalisa un nouvel inventaire de la musique populaire hongroise, et obtint des
résultats significatifs dans l’évaluation de la versification populaire du point de vue musical
[Kodály, 1974 ; Vargyas, 1957 : 1-10, 1967]. Dans les années cinquante, la collecte de musique
populaire hongroise commence à se développer et à pénétrer le cadre institutionnel des pays
voisins. Sur le plan des résultats, l’activité du groupe de chercheurs dirigé par János Jagamas en
Roumanie fut également importante, mais le travail personnel de ses étudiants dut s’interrompre
ensuite [Jagamas, 1984].
5De la Seconde Guerre mondiale jusqu’à nos jours fut entrepris le plus vaste projet d’édition
complète de musique populaire (collection de Musique populaire hongroise), dont s’étaient
préoccupés, dès 1913, Kodály et Bartók ; mais ce fut seulement en 1934 que, grâce à l’Académie
hongroise des sciences, Bartók put se lancer, pour préparer cette édition, dans la systématisation
des mélodies sur le plan musical (classement Bartók). Après son départ en Amérique (1940), il
transmit cette tâche à Kodály qui, à côté de ce classement par rythmes basé sur le style, utilisa
une variante de classement par cadences, apparentée à celle d’Ilmari Krohn [1][1]Grande figure
de l’ethnomusicologie finnoise, de renommée… (classement Kodály). Les cinq premiers
volumes de la collection de Musique populaire hongroise contiennent des mélodies liées chacune
à une circonstance, qui ont, pour la plupart, leur caractère musical propre. Dans l’élaboration de
ces classements musicaux, Pál Járdányi (chercheur en musique populaire hongroise, élève et
collaborateur de Kodály) joua aussi un grand rôle, inventant entre-temps un nouveau classement
pour publier une grande quantité de chansons populaires à strophes non liées à une circonstance.
L’essentiel de ce classement est fonction des rapports de hauteur des lignes mélodiques. Avec
l’accord de Kodály, il appliqua ce système pour préparer l’édition complète des types de
mélodies à strophes, et c’est sous cette forme que se présentent encore aujourd’hui les cinq
premiers volumes, et que les suivants sont actuellement en cours de préparation [MNT I-X
(collection de Musique populaire hongroise)]. Plus tard, László Dobszay et Janka Szendrei [2]
[2]Musicologues et ethnomusicologues, collaborateurs de Kodály., indépendamment du
classement Járdányi, élaborèrent une nomenclature en fonction des styles et des types, qui classe
les mélodies en y intégrant l’ensemble des multiples facteurs. Pour l’édition des chansons
populaires de style nouveau, János Bereczky [3][3]Ethnomusicologue, membre de l’Institut de
musicologie de… mit au point son propre classement, différent de celui de P. Járdányi. On lança
la publication du classement Bartók en tant que document historique achevé [Dobszay-Szendrei,
1988 ; Bereczky, 1997 : 9-29 ; Bartók, 1993].
1
2
6Outre la collecte, la transcription, le classement des mélodies et l’édition complète de la
musique populaire, les chercheurs hongrois abordèrent de nombreux autres thèmes. Leur simple
énumération dépasserait le cadre du présent article, mais nous devons en citer quelques-uns qui
représentent l’œuvre d’une vie. Pendant des décennies, László Vikár [4][4]Même statut que János
Bereczky. a mené des recherches de terrain et publié la musique des peuples finno-ougriens et
turcs de la région de la Volga [Vikár, 1999]. C’est à Bálint Sárosi [5][5]Ethnomusicologue,
également élève et collaborateur de Kodály. qu’on doit l’inventaire méthodique des instruments
populaires et leur description, et les débuts de la recherche sur la musique populaire
instrumentale, qui fut poursuivie par plusieurs chercheurs de la nouvelle génération [Sárosi,
1976]. Au début, ce fut le département de Musique populaire du Musée ethnographique qui
fournit le cadre institutionnel pour les recherches dans ce domaine, puis le Groupe de recherche
académique en Musique populaire, fondé par Kodály, prit le relais. Après 1974, il fut rattaché à
l’Institut de musicologie de l’Académie hongroise des sciences [6][6]Pour de plus amples détails
sur l’histoire des études….
7Pour résumer les résultats de plus d’un siècle de recherche scientifique sur la musique populaire
hongroise, on peut dire ce qui suit : dans les jeux enfantins et certaines mélodies coutumières, on
peut trouver quelques formes sans strophes, consistant à répéter le motif, qui se rencontrent
partout dans le monde et signalent un stade primaire de développement de la musique.
Naturellement, par la suite, ces formes ont évolué à part, et ont souvent donné naissance à des
périodes, à des strophes véritables ou qui en ont l’apparence. Le chant funèbre hongrois a
conservé un fonds mélodique européen archaïque [7][7]Désigne la période antérieure aux sources
musicales en histoire… (anté-historique), dont certaines formes se caractérisent par une ligne
mélodique descendante diatonique et l’alternance de deux cadences voisines, tout comme dans le
cas des épopées, des chants de chasse à l’ours et des chants funèbres des Ougriens de l’Ob. Par la
suite, le chant funèbre hongrois a évolué vers des formes à strophes, voire en mélodies de danse
instrumentales.
8On suppose que la tradition turque archaïque est représentée par des mélodies tétratoniques et
pentatoniques à l’ambitus réduit, qui sont connues du côté oriental de l’espace linguistique
hongrois. Parmi elles, les formes récitatives démontrent une parenté avec le fonds mélodique
psalmodié des peuples eurasiens.

9On considère comme un héritage antérieur à l’établissement des Hongrois dans le bassin
danubien les mélodies qui s’étendent sur une octave, ou pentatoniques caractérisées par une
descente d’un à deux tons, ou pentatoniques à pyens, qui démontrent des connexions génétiques
avec les peuples turco-mongols. On peut en retrouver dans chaque partie de l’espace linguistique
hongrois, distribuées en plusieurs familles caractéristiques, en nombreux types de mélodie. Parmi
eux se distingue un groupe assez fourni dans lequel la descente n’est pas irrégulière, mais la
première moitié de la mélodie se répète à la quinte inférieure, tout comme dans
3
10certaines strates de la musique populaire tchérémisse et tchouvache de la région de la Volga.
Ce genre de mélodie ne se rencontre pas en quantités et variantes comparables chez les peuples
voisins, et leur présence délimite les zones de contact avec les Hongrois.
11Le Moyen Âge européen a produit, dans les genres liés à la vie religieuse et aux coutumes
populaires, un répertoire de mélodies dont une partie s’éloignait du précédent, mais dont une
autre le recoupait. Les mélodies médiévales européennes sont surtout d’ambitus réduit,
pentacordes ou hexacordes, leur ligne mélodique affectant souvent une courbe. Les Temps
modernes européens (XVIe-XVIIe siècles) transplantent de nombreux genres dans la musique
populaire hongroise. Une partie d’entre eux anticipe l’univers de formes qui caractérisera le
chant populaire de style nouveau au XIXe siècle. La particularité des mélodies hongroises de
style nouveau est d’allier la conception de la forme européenne aux tournures pentatoniques,
sans doute sous l’influence des styles mélodiques hongrois archaïsants.

12Une partie considérable du répertoire de musique populaire instrumentale consiste en


variantes instrumentales des mélodies vocales, qui ont évolué en fonction des particularités
techniques de l’instrument et des spécificités rythmiques du genre donné. Dans la musique
populaire hongroise a subsisté la pratique du canon de proportion, datant de la Renaissance
européenne, qui consiste à transformer la même mélodie en accompagnement musical de
certaines danses appariées, selon une structure métrique et rythmique différente des deux danses
en question. Dans l’accompagnement de danse, les instruments ont pour fonction de jouer la
mélodie et de marquer le rythme, des formes plus simples de polyphonie (hétérophonie,
accompagnement de bourdon) y étant toujours subordonnées. Le système mixte d’harmonisation
transylvain est particulier : il emploie une succession d’accords majeurs, même pour les tons
principaux de mélodies à caractère mineur. Sous l’influence des musiciens tsiganes citadins, le
système d’harmonisation fonctionnel s’est répandu à l’excès dans beaucoup de villages, causant
l’étiolement des particularités régionales.

13Dans la musique populaire hongroise se sont acclimatés de nombreux types mélodiques,


venus de la musique savante ou des peuples voisins. Les plus anciens parmi eux ont évolué avec
le temps, leurs particularités s’étant en partie rapprochées de divers styles de chant populaire
hongrois, mais le caractère étranger des plus récents est plus visible. Cependant, un nombre
encore plus important de types mélodiques a été transmis par les Hongrois aux peuples voisins.
Dans le bassin des Carpates, non seulement les contacts entre ethnies ont provoqué ces échanges,
mais dans de nombreuses communautés rurales métissées l’ethnie majoritaire a assimilé la
minorité, et, avec cette évolution, une partie des éléments culturels indépendants de la langue
parlée (musique, danse, coutumes, etc.) s’est transmise à une autre ethnie.

La recherche sur la danse populaire en Europe

14La recherche sur la danse populaire (ou les études folkloriques sur la danse) est une branche
scientifique qui a émergé au XXe siècle, pour résoudre des questions communes à l’étude de la
danse et à l’ethnologie. Dans la formation d’un arrière-plan théorique – principes
méthodologiques, modèle de recherche –, ce sont tout d’abord l’ethnologie, l’histoire de la danse
et en général l’histoire culturelle qui ont joué un très grand rôle. L’application des méthodes des
études folkloriques générales, de l’ethnomusicologie, de la théorie du mouvement et de la
linguistique a délimité son développement ultérieur. Ainsi est née une vision complexe de la
recherche, dont l’usage conjoint des points de vue formel, fonctionnel et musical représente les
soubassements. La spécificité de cette branche tient à ce qu’elle interprète et systématise les
manifestations de la culture dansée traditionnelle hongroise et centre-européenne, enregistrées
sous forme de films et de documents parlés ou plutôt sonores entrant dans le cadre de la culture
dansée européenne, s’efforçant ainsi de fournir du matériel exploitable pour les études
folkloriques, la théorie de la danse, l’ethnomusicologie et l’histoire culturelle. En dehors de la
recherche fondamentale, les études folkloriques sur la danse fondent en un tout unifié les
recherches appliquées relatives à la danse populaire (enseignement de la danse, critique de
danse). Elles ont une influence directe sur l’approfondissement général de la culture dansée et
sur les mouvements de renaissance des cultures traditionnelles dits revival [Giurchescu-Torp,
1991 : 1-13].

Phases de la recherche sur la danse populaire hongroise

15Au XIXe siècle, la plupart des gens qui réfléchissent sur la danse ne sont pas encore des
spécialistes, mais plutôt des acteurs, écrivains, directeurs de théâtre, journalistes, qui publient
leurs articles dans les revues de
4
16l’époque – La Collection scientifique, Se divertir utilement ou Le Journal des modes de
Budapest. Ces écrits traitaient surtout de trois questions centrales : 1) dans quelle mesure la
danse exprime-t-elle le caractère d’un peuple ; 2) quelles sont les caractéristiques les plus
significatives des danses hongroises, si on en élimine les traits « étrangers » accumulés au cours
de l’histoire ; 3) peut-on fixer des règles aux danses hongroises, et, si oui, de quelle manière ?

17À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, l’étude scientifique de la culture dansée
hongroise (c’est-à-dire de l’art de la danse) en était encore à ses prémices. Le lecteur de l’époque
trouvait dans le Lexique Pallas une synthèse succincte de connaissances désordonnées. Par la
suite, les curieux purent glaner dans le Grand Lexique Révai quelques articles laconiques. Le
« débat autour des danses haïdoukes » se déployant dans les rubriques Ethnographie, une série
d’études sur les danses funéraires ainsi que des écrits sur le thème de la danse parus ici et là dans
des revues musicales marquèrent l’éveil de l’intérêt pour ces questions spécialisées. La première
synthèse approfondie sur l’histoire de la danse en langue hongroise ne parut qu’en 1924, sous la
plume du professeur bénédictin Marián Réthei Prikkel, linguiste et chercheur. Il choisit comme
thème central de son livre les « racines des danses hongroises », la « danse populaire » expliquée
par ses propres spécificités, souhaitant présenter son ouvrage dans l’esprit des commémorations
du millénaire de la Hongrie, de façon plus étayée, compétente et objective que toutes les histoires
contemporaines de la danse hongroise, allemande, autrichienne, tchèque qu’il connaissait. Pour
aborder l’esthétique de la danse, M. Réthei s’appuya sur le livre de Károly Pekár, paru en 1907,
intitulé La Beauté nationale hongroise, qui, dans son étude exhaustive de « la danse, la musique
et la chanson » (interprétées par M. Réthei comme « la danse, la musique et la langue »), tient
compte des conceptions de Charles Darwin, Herbert Spencer et Wilhelm Wundt. Dans sa vision,
M. Réthei allie à ces idées les principes de l’histoire comparative et de la psychologie populaire,
en y adaptant les outils de la recherche ethnologique et linguistique. Comme il était rarement
confronté de façon personnelle au folklore récent et ne disposait pas de moyens techniques
d’enregistrement, les méthodes de l’école finlandaise d’histoire et de géographie restèrent, pour
lui, sans écho, et il n’imita pas dans leur usage Sepr?di, Bartók et Kodály. La contrainte
d’analyse et de notation des danses populaires sur place ou d’après des films l’aurait
probablement conduit à une vision analytique et synthétique de la pratique contemporaine de
l’enseignement de la danse, plusieurs sortes de systèmes de signes et de méthodes de
transcription verbale des mouvements se trouvant à sa disposition comme outils de cette vision.
Ces problèmes seront soulevés avec acuité dans les années trente, une fois terminé
l’enregistrement filmé des danses populaires, dans les travaux de Sándor Gönyey et László
Lajtha, qui reposent sur des soubassements ethnologiques plus solides [Gönyey-Lajtha, 1943 :
76-131].

18Après la Seconde Guerre mondiale, les membres de la nation des chercheurs dans ce domaine
(György Martin, Ern? Pesovár, Ferenc Pesovár, Ágoston Lányi, Jolán Borbély, László Maácz,
Bertalan Andrásfalvy), de par leur activité variée de collecte et leur travail théorique approfondi,
contribuèrent grandement au développement des études sur la danse populaire hongroise et
internationale. Résultat de cette collecte extensive, l’Institut scientifique de la danse de
l’Académie hongroise des sciences conserve aujourd’hui dans ses archives sur les danses
populaires 400 000 mètres de films, 40 000 photographies, 1 500 notations chorégraphiques,
10 000 partitions de musique de danse, 5 000 pages d’interviews. La plupart de ces documents
pérennisent les danses traditionnelles des populations du bassin des Carpates. Les danses
hongroises et tsiganes collectées sont les mieux représentées, mais on y conserve aussi des
documents sur les danses traditionnelles de presque tous les peuples européens (il est à noter que
le matériel le plus intéressant dans la collecte internationale est constitué des danses éthiopiennes
recueillies en 1965). Les résultats des recherches de cette génération exercèrent également une
influence féconde sur les chercheurs qui, en Hongrie, s’occupaient de théorie générale de la
danse. Parmi eux, les conclusions scientifiques de György Martin et Ern? Pesovár dans le
domaine de l’analyse formelle, morphologique et structurale des danses s’imposèrent dans la
littérature internationale des études en ethnochorégraphie et anthropologie de la danse. À leur
nom sont associées la mise au jour des strates historiques des styles de danses populaires
hongroises et de leur répartition régionale, ainsi que la création d’un système typologique
[Martin, 1986 : 14-38]. Par l’analyse minutieuse du savoir de deux personnalités transylvaines de
la danse, Martin établit l’existence en Hongrie d’une « école » cultivant l’originalité [Martin,
2004].

19Depuis les années quatre-vingt-dix, deux nouvelles tendances ont émergé dans les études sur
la danse populaire hongroise. L’une est la recherche en morphologie de la danse assistée par
ordinateur, qui contribue aux résultats du programme initié par la génération antérieure dans le
département de Danse populaire de l’Institut de musicologie de l’Académie hongroise des
sciences. Son but est d’accomplir des recherches comparatives de plus grande envergure à partir
de catalogues de motifs individuels, régionaux, ou classés par types, tirés d’un matériel
international très étendu ; de poursuivre les analyses structurales et de renouveler les méthodes
de la recherche comparative. Grâce à quoi, disposant d’importantes collectes, l’on peut relancer
sur de nouvelles bases le travail d’exploitation et de systématisation des sources des pays
d’Europe centrale et orientale [Felföldi, 2003 : 487-496]. L’autre tendance s’assigne pour but
l’interprétation des danses populaires dans le cadre de la recherche d’originalité, permettant de
parachever les approches sociologique, sémantique et anthropologique des points de vue formel
et fonctionnel. De cette façon, il devient possible de délimiter avec plus de précision et de
cohérence les conditions d’exécution des danses populaires et d’autres systèmes de mouvement
dans un contexte traditionnel, théâtral ou de maison de danse [8][8]Sur les traits de la recherche
française sur la culture dansée….

Les caractéristiques de la danse traditionnelle en Hongrie au


regard des traditions européennes

20En comparant les sources folkloriques et historiques sur la danse des peuples européens
actuels, il apparaît qu’on peut différencier trois grandes régions en Europe [Martin, 1985 : 117-
128 ; Pesovár, 1967 : 38-43]. La première est l’Europe du Sud-Est, où le genre de danse
dominant est la ronde, et où l’on danse en groupes à demi reliés. La seconde est l’Europe de
l’Est, où dominent les danses non reliées à improvisations qu’on exécute individuellement, en
soliste. La troisième est l’Europe de l’Ouest, où les danses paysannes en formations
complètement reliées (quadrilles, contredanses) structurent la pratique de la danse. Les
documents d’histoire de la danse (surtout les sources très nombreuses d’Europe de l’Ouest)
révèlent que ces trois régions représentent en fait trois périodes de l’évolution historique de la
culture dansée européenne. Les peuples des Balkans, coupés pendant longtemps des
changements culturels intervenus en Europe, ont conservé jusqu’à nos jours les rondes
collectives médiévales. Les peuples d’Europe de l’Est (et parmi eux les Hongrois) conservent les
danses galantes en couple de la Renaissance, devenues à la mode à la fin du Moyen Âge et au
début des Temps modernes ; quant aux peuples d’Europe de l’Ouest, ils conservent les quadrilles
et les contredanses qui se sont répandus au XVIIIe siècle. Les divergences d’évolution
socioculturelle de ces régions et le retard pris par l’Europe de l’Est ont provoqué les différences
qui ont entravé la diffusion des nouvelles modes. L’appartenance confessionnelle, l’organisation
sociale, les rapports entre les classes traditionnelles (noblesse, bourgeoisie et paysannerie), le
système interne de chaque classe, l’éloignement des centres culturels ont grandement influencé
l’évolution de la culture dansée de certaines régions. Du fait de leur situation d’assujettissement,
à côté des nouvelles danses à la mode sans cesse transmises par la paysannerie, la noblesse et la
bourgeoisie europénnes, elles ont conservé des danses traditionnelles bien plus anciennes – par
exemple les danses funéraires, initiatiques, de noces, les diverses danses accompagnant les
travaux, ou les danses coutumières invoquant la fécondité lors des fêtes calendaires. Chez les
Hongrois, peuvent même être repérés des éléments de danses chamaniques, aujourd’hui
disparues sans presque laisser de traces.
21En utilisant ce cadre historique, ethnologique et social plus large, on est parvenu à distinguer
dans les traditions hongroises de danse et de musique populaires une strate historique plus
récente et une plus ancienne, qui se différencient nettement l’une de l’autre sur les plans formel,
fonctionnel et musical. Un mélange de genres et de formes, une indifférenciation signalent les
danses de la strate ancienne, et en particulier l’ancienne catégorie dite « masculine avec des
sauts », et les danses de bergers avec leurs outils souvent corrélées à cette dernière. Des hommes
et des femmes en groupes, par couples ou en solo peuvent les danser indifféremment. Elles se
présentent aussi bien telles des danses de fête, de cortège ou de noces rituelles, puisent dans le
fonds ancien de la musique populaire (surtout les mélodies tempo giusto battues à huit temps) et
suivent les particularités métriques et rythmiques de celui-ci [Martin, 1965 : 315-338]. À ces
danses anciennes, se rattachent ensuite les danses paysannes tournoyantes et virevoltantes de la
Renaissance, et les danses avec des sauts pour faire la cour, pour séduire, qui sont des danses
paysannes galantes déjà affirmées, avec des caractéristiques de genre et de forme bien définies.
Dans l’accompagnement musical, chose intéressante, les mélodies de la strate la plus ancienne
perpétuent les principes de composition de la Renaissance – forme en périodes, emploi du canon
de proportion, etc. Ces traits conféraient à la danse hongroise traditionnelle une ambivalence déjà
fixée à la fin du Moyen Âge, et reflétaient la situation particulière de la culture hongroise entre
l’Est et l’Ouest. Le fonds stylistique de l’histoire plus récente dans les danses hongroises
traditionnelles est constitué par le verbunk (danse de recrutement) et la csárdás (danse
d’auberge), nés au cours des XVIIIe et XIXe siècles, qui traduisent la reformulation moderne et
unifiée de la danse traditionnelle archaïque, fortement implantée dans les régions. Les danses du
fonds stylistique ancien montrent des concordances frappantes avec les danses anciennes des
peuples environnants du bassin des Carpates, où les anciennes catégories offrent des variantes
régionales spécifiques. En particulier nos rondes, qui sont à la frontière entre les fonds ancien et
récent, révèlent des connexions avec le Sud-Est européen et le haut Moyen Âge [Martin, 1973 :
101-128].

22Les peuples finno-ougriens et turcs vivant en Europe de l’Est (Maris, Mordvins, Komis,
Oudmourtes, c’est-à-dire Tchouvaches, Bachkirs, Tatars), avec lesquels notre parenté culturelle
est plus étroite, semblent participer également à la tradition européenne de la danse. À ceci près
que, à côté des anciennes danses avec des sauts et des outils, font défaut à leur répertoire les
danses galantes en couple de la Renaissance où l’on se tient par la main, ou plutôt l’influence de
celles-ci sur les danses traditionnelles. En revanche les danses mimétiques et à pantomime jouent
un plus grand rôle chez
5
23eux. Dans la culture traditionnelle des peuples de Sibérie linguistiquement parents des
Hongrois (les Vogouls et les Ostiaks, les Samoyèdes), vivant sur le territoire subarctique ou à
proximité, la danse a des particularités fonctionnelles d’une tout autre forme. Chez eux la poésie,
la musique, le jeu, la danse, le sport créent une unité plus homogène, plus indifférenciée qu’en
Europe, voire même certains de ces éléments ne constituent pas de domaine culturel autonome.
Les mouvements de danse accompagnés de chants, de textes poétiques y ont un caractère pour la
plupart symbolique. Les éléments ne sont généralement pas réunis par l’homogénéité métrique et
rythmique, mais par la pensée analogique [Felföldi, 1993 : 73-74].

24En examinant nos sources d’histoire de la danse dans ce cadre plus large, on constate que les
signes ambivalents dans notre culture dansée apparaissent dès le Moyen Âge. Dans la
transcription de la Chronique de saint Gallien et dans la Geste des Hongrois d’Anonymus, au
cours des joutes, chants, danses, divertissements mentionnés, la danse est présentée sous une
forme indifférenciée semblable aux équivalents historiques et folkloriques de l’Est (à cette
époque donc, vraisemblablement les genres parvenus à maturité qui caractérisent la danse
folklorique hongroise actuelle n’existaient pas encore). Cette situation dut être générale jusqu’à
la consolidation définitive de la religion chrétienne (environ fin du XVe siècle). Cependant cette
étroite intrication ne disparut pas complètement. On peut en retrouver des traces aujourd’hui
dans nos coutumes des jours de fête.

25Les figures des objets d’art qui nous sont parvenus des Xe et XIe siècles, par exemple les
jongleurs du cor de Lehel, les baladins danseurs et musiciens des plats en bronze byzantins
du XIIe siècle, la représentation de la danse de Myriam visible sur la couronne de l’empereur
Constantin Monomaque, révèlent une autre dimension de la culture dansée et musicale hongroise
du Moyen Âge. Elles témoignent de la façon dont, par le biais de l’élargissement des relations
dynastiques, des éléments culturels de régions européennes plus éloignées se sont introduits en
Hongrie. Les deux premières peuvent être interprétées comme une préfiguration byzantine de
l’activité des baladins professionnels connus chez nous sous les noms de ménestrel, bateleur,
jongleur et autres ; quant à la troisième, comme une belle illustration de la conception de la danse
d’Église à l’époque. L’usage d’un tel sens symbolique de l’idéal de la danse sera repris plus tard
dans les triptyques de nos autels gothiques sous la forme de représentations de la danse de
Salomé. Entre-temps, l’Église s’élève contre toute forme de pratique de la danse et la considère
comme une tentation diabolique. En témoignent les ordonnances synodiques successives partout
en Europe. Les ordonnances du synode de Buda de 1279, par exemple, interdisent au clergé et
aux fidèles la danse dans les lieux saints et les spectacles de baladins professionnels (ménestrels,
jongleurs) lors des fêtes religieuses, ou aux veillées de celles-ci [Pesovár, 2003].

26On peut souligner comme un trait particulier de la chrétienté européenne le fait qu’elle tolère
de moins en moins la danse et l’interdit totalement dans son système liturgique, alors qu’elle
réserve un rôle à part à la musique, à l’architecture, aux arts plastiques, dans le cadre de la
bénédiction aux hommes et du dialogue avec Dieu. C’est ce qui explique la diffusion délibérée
de l’éducation musicale dans le monde chrétien et en Hongrie, et la connotation négative
systématique de la danse parmi les formes d’expression humaines. Son influence se ressent dans
le bas niveau de reconnaissance sociale de l’art, de la recherche et de l’enseignement de la danse.
27De la fin du XVe siècle jusqu’au dernier tiers du XIXe siècle, on repère dans l’histoire
hongroise de la danse trois styles qui se sont élevés au rang national,
6

28implantés dans tout le pays et toute la société, et qui sont même devenus représentatifs de la
danse et de la musique de danse des Hongrois aux yeux de l’Europe pendant certaines périodes
historiques. Ainsi, par exemple, aux XVIe-XVIIe siècles, la danse des Haïdouks en armes ;
au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe siècle, la danse du recrutement des soldats
(verbunk), et, enfin, la csárdás à partir du dernier tiers du XIXe siècle. Dans le cas de la danse
haïdouke on ne peut parler de danse nationale au sens moderne du terme. Sa grande popularité
est due surtout aux graves circonstances historiques et aux menaces qui pesaient sur le pays,
provoquant un rapprochement forcé des modes de vie et de la culture des diverses couches
sociales. L’attention de l’Europe était le fruit d’une sorte de sympathie internationale, surtout due
au rôle assumé par la Hongrie dans les combats contre les Turcs. Dans le cas du verbunk et de
la csárdás, on peut parler du rôle promoteur délibéré des élites et de l’aspiration à construire une
culture nationale, qui affectent la culture populaire et élitiste et mobilisent toutes les couches
sociales. Grâce à leur situation sociale, les élites nationales de l’époque se sont même occupées
de populariser ces styles de danse et de musique de danse [Martin, 1985 : 117-118].

29Les changements socioculturels opérés au cours du XIXe siècle firent de plus en plus des
danses traditionnelles l’« apanage exclusif » des communautés locales – surtout de la
paysannerie. L’aristocatie et la bourgeoisie formant l’élite culturelle reportèrent leur attention sur
les « danses mondaines » du XIXe siècle (valse, polka, mazurka, écossaise, etc.) et la
chorégraphie scénique. Tout en cultivant la pratique des unes, on aidait matériellement la
formation à l’autre. À partir du XIXe siècle, on assiste à la disparition progressive de la danse
traditionnelle locale et à sa renaissance dans les couches supérieures de la société. Elle ressuscite
d’abord en tant que danse nationale, outil symbolique des mouvements politiques, puis touche
caractéristique (scénique et non scénique) de la culture dansée nationale au sens large.
Au XIXe siècle, on observe l’élargissement de ces tendances. Les modes culturelles hongroises et
internationales conditionnent en grande partie le sens de leur évolution, mais ce sont les
connaissances rassemblées et systématisées par la recherche sur la danse hongroise qui
constituent leurs bases.

La renaissance de la culture musicale et dansée traditionnelle

30Le « folklorisme » musical et dansé, autrement dit l’exploitation consciente de créations


folkloriques dans les professions artistiques et dans la vie publique, est présent depuis Johann
Gottfried Herder dans la réflexion des intellectuels hongrois. Comme nous l’avons vu, c’est cela
qui a initié l’idée de collecter le folklore. Dès les premières phases de la recherche scientifique,
les perspectives d’une utilisation sociale ont suscité de l’intérêt pour la musique populaire.

31En tant que compositeurs et pédagogues, Bartók et surtout Kodály se sont appliqués à créer
une culture musicale hongroise nouvelle fortement reliée à la musique populaire traditionnelle
révélée par la recherche. Dans le deuxième tiers du XXe siècle, les transpositions pour chœurs de
chants populaires, les chorégraphies de danses populaires et leur musique constituent la tendance
dominante du folklore scénique. Un nouveau tournant dans l’histoire du folklorisme hongrois est
marqué par le mouvement des maisons de danse au début des années soixante-dix, dont l’une des
figures les plus significatives est le chercheur en danse populaire et folklore musical György
Martin. L’essentiel de ce mouvement consiste à ne pas présenter de façon passive les créations
folkloriques (musique, danse, texte) au spectateur, mais à lui transmettre quelque chose de leur
fonction originelle. Dans les maisons de danse, le public citadin apprend tant les danses que les
chants, et les utilise librement pour sa distraction personnelle. L’expérience ajoutée découlant de
la participation active du public a créé, pour le mouvement hongrois des maisons de danse
citadines, l’opportunité de bénéficier d’un succès international, et aujourd’hui, du Japon aux
États-Unis et de la Scandinavie à l’Australie, de pareilles maisons de danse existent en de
nombreux endroits.

32Les jeunes générations essayent d’apprendre la musique le plus fidèlement possible, avant tout
à partir des archives audiovisuelles et sonores, et beaucoup moins sur le terrain de la musique et
de la danse encore vivantes. Mais cette fidélité n’est pas synonyme d’imitation : il s’agit plutôt,
pour eux, d’acquérir le langage et l’« esprit » de ces formes. Cette manière d’apprendre peut faire
renaître chez les jeunes citadins une créativité musicale et chorégraphique qu’on aurait pu croire
disparue. Pour leur part, bénéficiant d’un fonds particulièrement riche en Hongrie dans les
domaines de la musique et de la danse, les chercheurs ont à cœur de l’analyser, de l’individu à la
région, en vue de montrer la persistance d’une créativité qui mérite d’être sauvegardée, transmise
et revivifiée. Cette créativité, si elle est un trait important de l’héritage culturel, dépasse
néanmoins de beaucoup les frontières de la Hongrie, pour rayonner dans le monde. ?

33Traduit par Sophie Képès

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