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Université de Provence (Aix-Marseille 1).


Centre d'Aix. UFR Lettres, Arts, Communication et Sciences du langage.
2008-2009.
Département de musique et sciences de la musique.
Licences 2e année.
MD 06. Musicologie et action musicale
Ethnomusicologie. Cours de Eric MONTBEL

Cours n° 4

ETHNOMUSICOLOGIE / MUSIQUE PRATIQUE


Les collecteurs des années 1980.

On voit bien ce que les méthodes d'enquête du XIX° siècle, fondées sur la
seule collecte de répertoires écrits, devaient au point de vue "étique", telle
qu’il est défini par les sciences sociales :
ETIQUE = point de vue de l'observateur
EMIQUE = point de vue de l'observé
Cette notion émique-étique a été développée par un linguiste, Pike, en
1954. Kenneth Pike, en 1954, a créé les termes "émique" et "étique" sur le
modèle des systèmes "phonémique" et "phonétique" de la théorie du
langage, pour l'analyse des langages et cultures étrangers, dans leurs
comportements non linguistiques. En simplifiant, l'émique est la vue
intérieure de ces cultures, l'étique est la vue extérieure. Il existe aussi des
interprétations transculturelles.
C'est l'habileté à entendre, identifier, conscientiser et manipuler les sons
isolés de la langue parlée (phonèmes). Pour pouvoir lire des écrits, l'enfant
doit auparavant avoir pris conscience de l'existence des phonèmes et être
capable de les individualiser. Il doit comprendre que les mots de la langue
parlée sont constitués de « phonèmes ».
La phonétique (Du grec phônêtikos, où phônê signifie la voix, le son.) est
une branche de la linguistique qui étudie les sons des langues et de la
communication.
Elles ne prenaient jamais en compte ni le contexte culturel, ni la réalité
linguistique, sociale, ni la culture locale dans sa différence. C'est que la
notion de culture locale large, d'aire culturelle, qui est au centre de la
notion de point de vue "émique", n'avait pas cours au XIX° siècle. On
considérait les chansons traditionnelles, les instruments, la langue, le
"patois", comme des curiosités isolées, des "monuments" comme on disait
à l'époque, des survivances sans aucun lien avec une culture vivante digne
de ce nom.
Il faut attendre les premiers écrivains romantiques comme nous l'avons vu,
et surtout les débuts de la pensée folkloriste vers 1880, pour que l'on
commence à concevoir que ces faits isolés constituent ce que l’on nomme
aujourd’hui une « culture » à part entière, et qui n’est pas la culture
dominante française et bourgeoise, citadine: l’habitat, les costumes, la
nourriture, la langue, la musique, etc…
Les enquêtes des années 1970-80.
Le revivalisme des pratiques musicales traditionnelles en France, que nous
avons suivi depuis les années 1970 jusqu'à aujourd'hui, les revivalismes
breton, corse, occitan, basque, puis étendu à toutes les régions de France, y
compris aux régions francophones (Centre France, Rhône-Alpes, etc…), ces
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revivalismes se sont doté peu à peu d'un appareillage scientifique utilisant
les méthodes de l'ethnomusicologie classique : collectage, conservation,
diffusion, exposition, etc… mais ce mouvement musical et culturel a
considéré au contraire que la musique, la langue, les accents, etc… font
partie d'un tout indissociable, d'une "culture" attachée à un lieu, à un
peuple et à son histoire. Et toute l'aventure des musiques traditionnelles en
France à partir de 1970 va être marquée par ses notions fondamentales :
* La redécouverte de l'idée régionaliste : « travailler, vivre au pays ».
Bretagne, Corse, Occitanie notamment, pensée identitaire localiste
* La pensée écologiste : le retour à la terre, contre-culture, les Verts, les
Syndicats paysans.
• La pensée globale et altermondialiste : avec la découverte des
musiques extra-européennes et européennes , des "musiques du
monde".

Disques, Scènes : Les collections de disques se multiplient : tout d'abord


des collections de disques ethnomusicologiques : Musée de l'Homme CNRS,
le Chant du Monde, puis de plus en plus, des collections attachées à
l'univers du rock et des musiques nouvelles : « Real World » créée par Peter
Gabriel par exemple.
• Dans le domaine de la diffusion, La Maison des Cultures du
monde à Paris qui prend le relais du festival des arts traditionnels de
Rennes, et du festival de Lille : Maurice Fleuret, futur directeur e la
Musique de Jack Lang, Shérif Kasnadar. Les musiques du monde
deviennent un thème de concert, elles sortent des festivals de
« folklore », pour aller vers un public socialement différent : plus
jeune, plus cultivé, plus ouvert sur l’alterité. Premières
« cérémonies » rituelles montrées sur une scène occidentale, théâtres
musicaux balinais, etc… dans les années 1970. Ce sont les premières
manifestation de la décontextualisation : sortir des musiques
traditionnelles, des cérémonies, des rituels, de leur contexte, et les
présenter à un public occidental.
• Ce sont aussi des moments de créations transculturelles. Le
Mahabarata de Peter Brook est un moment important, car il réalise
pour la première fois une fusion entre les musiques de diverses
cultures du monde : Japon, Iran, Inde, France, Turquie, etc…
dans un espace théâtral. Public urbain, Festival d’Avignon, mise en
place d'une "genre" culturel à part entière : les "musiques du
monde". Ne pas oublier les ouvertures dans le monde du jazz et de la
pop réalisées notamment par le guitariste John Mac Laughlin 10 ans
plus tôt (Disque "My goal's beyond") avec Zakir Hussein. Ecoute
Mahabarata n° 4 et 10, et John Mc Laughlin.

L’enseignement et la pratique seront également touchés par ce « goût »


nouveau pour les musiques du monde. Dans ce contexte à la fois
d'internationalisation des cultures et de néo-régionalisme, de localisme
serré, un besoin de pratiquer différemment la musique apparaît en France et
en Europe, comme aux USA autour des années 1970-80. Ceci aura des
incidences sur l’enseignement de la musique aussi : les conservatoires,
les écoles de musique commencent à remettre en cause leur méthode
d’apprentissage fondée sur l’écriture et la lecture essentiellement.
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1) Sans le recours à l'écriture, à la lecture : musique de
tradition et de pratique orale. Plusieurs méthodes d’enseignement
s’étaient inspirés de l’oralité et des musiques traditionnelles depuis le
début du XX° siècle : Kodaly avec le chant choral, Orff et surtout
Sukuki. Ces méthodes étaient appliquées à l’enseignement des
musiques « classiques » occidentales. La grande nouveauté est la
pratique et l’enseignement des musiques de tradition orale elles-
mêmes, non plus en tant que modèles d’inspiration, mais pour elles-
mêmes, pour ce qu’elles sont.
Les musiques contemporaines quant à elles s’ouvrent aux
sonorités et aux mode d’expressions des musiques traditionnelles, et plus
largement au « sons » et « bruits » quels qu’ils soient : emprunts et
assimilation de John Cage, Steve Reich, Philip Glass aux USA, Ferrari en
France par exemple.
2) Recherche de timbres et de sons différents de ceux de la
chanson française ou de la musique classique, mais aussi recherche
sur les rythmes comme langage musical à part entière : influences du
blues, du rock et aussi des musiques extra-européennes, indiennes ou
africaines surtout.

FAIRE de la MUSIQUE
Les manières sociales de « faire de la musique » en seront elles aussi
transformées : les théories de Barthes sur la « musique pratique » se
trouvent appliquées. (« Il y a deux musiques : celle que l’on écoute et celle
que l’on joue »).
3) pratiques collectives, musiques de rues, de fêtes, ce que
Roland Barthes appelle alors la "musique-pratique" dans "Le corps de la
musique" : une musique extraite, délocalisée de la seule expression de la
scène, et qui a pour ambition de devenir une expression individuelle ou
collective de reproduction par tous : les musiques populaires répondent
alors à ce critère. On voit là aussi le poids de l’idéologie sur la pratique
musicale.

Cette « contre-culture » veut donc se démarquer à la fois des cadres de la


musique dominante (de radio, de télé, Opéra, classique etc…) et aussi
adhérer aux philosophies de l'époque.
C'est dans ce contexte que l'initiative est prise de réaliser par soi-même des
enquêtes, locales, auprès des musiciens populaires des régions de France
(et dans toute l'Europe le mouvement est le même), ce que l'on appelle
donc le mouvement de collectage des années 1970-80.
Ce mouvement inaugure la période que nous connaissons aujourd'hui et que
nous désignons maintenant sous le terme de « World Music » ou « Musiques
du Monde » : c'est un mouvement d'initiative locale qui s'étend au-delà de
son cercle d'origine pour toucher aujourd'hui toute la planète.

Quelles méthodes d'enquêtes? pour rester dans le cadre de ce qui nous


occupe ici. Ce revivalisme nous l'avons déjà dit, s'est doté peu à peu d'un
appareillage scientifique utilisant les méthodes de l'ethnomusicologie
classique : collectage, conservation, diffusion, exposition, etc… Mais il s'est
agit de mettre en application les principes de l'ethnomusicologie
participante, venue essentiellement de l'école américaine
d'ethnomusicologie : donc de réaliser une collecte tout en pratiquant les
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musiques ou les chants recueillis : attitude qui participe d'une vision à la fois
étique et émique, donc, dans une tentative transculturelle. Les principes
en sont:
Recueillir
Conserver
Diffuser / Publier
Pratiquer
Commenter
Enseigner
Créer

Recueillir : Abandon de la seule notation graphique, pour adopter


l'enregistrement du son, puis de l'image : magnétophone, appareils photos,
caméras. La transcription, la « notation » reste utilisée par la recherche à
des fins d'analyse comparative, mais se voit complétée par d’autres outils,
informatiques, comme l’analyse du son au moyen de sonogrammes.
(IRCAM) Un sonogramme, (un sonagramme ou un spectrogramme) sont des
techniques d’affichage du spectre très utilisées depuis plusieurs décennies
dans le domaine de la recherche. Il affiche une vue d’ensemble du spectre
de plusieurs secondes de sons. Ceci permet d’observer les formes, telles que
les attaques des notes, les phonèmes, les crêtes des fréquences ou les
transitions importantes, d’une manière générale. Mais, la représentation
sous la forme de sonogrammes a aussi été employée comme une interface
pour l’édition spectrale. Dans ce cas, le sonogramme représente le son à
travers un affichage à deux dimensions : le temps et “la fréquence +
l’amplitude”. Ainsi, l’axe vertical représente les fréquences (les hautes
fréquences étant en haut du diagramme) et l’amplitude sous la forme de
nuances de gris, les nuances sombres indiquant une grande intensité.
(Source - Curtis Roads (1996). The Computer Music Tutorial. Boston: MIT.)

Conserver : les bandes magnétiques sont conservées dans des


phonothèques associatives, qui sont crées à partir de 1970. Ces
phonothèques rivalisent avec les lieux institutionnels d'Etat, comme le
Musée des ATP ou la Phonothèque nationale, dont la vocation n'est pas de
diffuser mais de conserver sans souci du public large, et surtout loin de la
notion de musique pratique. La plus importante est celle de Dastum en
Bretagne. Mais plusieurs sont créées en France : GEMP à Cordes en
Languedoc-Roussillon, CMTRA à Lyon (RA), et surtout la MMSH (Maison
Méditerranéenne des Sciences de l’Homme) à Aix-en-Provence.
Consultation sur rendez-vous, ouverte aux étudiants en musicologie.
La plupart des enquêtes restent toutefois conservées par les chercheurs
eux-mêmes, chez eux. Les phonothèques ont mis au point un certain
nombre de protocoles de conservation que nous étudierons plus tard.

Diffuser / Publier : c'est dans ce même état d'esprit que ce mouvement a


choisi dès le début de diffuser les collectages, par le biais de la publication
de cassettes, de disques puis de CDs. La diffusion se fait surtout dans les
circuits non commerciaux : autoproductions associatives, par le biais des
réseaux type FAMDT et des Centres de Musiques Traditionnelle en
Région. Parfois eux-mêmes phonothèques : CMTRA en Rhône-Alpes.
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Pratiquer : Les collecteurs ont la plupart du temps eux-mêmes une
pratique de ces musiques, apprises durant les collectages, par imitation :
une ethnomusicologie participante, donc. Ils jouent tous dans des groupes,
et rejoignent par là le mouvement des musiques populaires, rock, chanson,
folk etc… Le groupe sur scène est donc un medium (media) entre le
collectage et la réactivation de ces musiques dans une forme vivante. La
scène mais aussi la rue, le bal, la veillée, la famille : musique où la notion de
musique amateur, non professionnelle, est importante aussi. Les pratiques
professionnelles sont accompagnées par la réalisation de disques, qui mèlent
collectages et créations, interprétations contemporaines de documents
recueillis. Inscriptions dans le champ des musiques actuelles. Ouverture sur
la future World Music.

Commenter : ce mouvement de collecteurs crée ses propres outils, comme


des revues, journaux, livres. « Musique Bretonne » en Bretagne,
« Modal » en Centre-France. Ces deux revues créées vers 1975 sont très
importantes aujourd'hui. Deux exemplaires de Modal. Articles dans des
revues d'ethnomusicologie officielle, comme les Cahiers de musiques
Traditionnelles dirigés par Laurent Aubert.

Enseigner : dès le début, stages, week-ends, sortes de "colonies de


vacances". Puis à partir de 1984, création des DE et CA de mus; trad.
Enseignements en Conservatoire, et écoles de musique. On invite des
musiciens traditionnels anciens, on partage leur connaissance en direct :
l'enquête est aussi un apprentissage en direct : tradition orale.

Créer : la mise en scène, les pratiques artistiques professionnelles, le désir


d'implication dans ces musiques en tant qu'objets vivants et non seulement
objets d'étude, détermine une part de création : l'arrangement, mais aussi
la composition, voire la création d'instruments modifiés, puis d'instruments
nouveaux (réinventés) : cornemuses de Blanc, vielle à roue electro-
acoustiques etc… Le modèle des « groupes folks » ou « trads » est celui du
rock, de la pop music ou du folk américain : un groupe, un chanteur ou dune
chanteuse, musique non écrite, prestation de concert, etc…

Les méthodes de l'enquêtes font donc appel non seulement à


l'observation de ces musiques, mais aussi à un ensemble de gestes
qui vont de l'apprentissage jusqu’à la transformation.
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A LIRE :
Lire : Musique en Jeu n°28, "Ethnomusicologie", sept.1977. (Lortat,
Nattiez, Blacking, Rouget…) collectif de chercheurs fondamental pour
l'époque.

Analyse Musicale n°11, avril 1988. Divers articles sur les apports de
l'ethnomusicologie à la musicologie.

Rappel :
Julien TIERSOT. La chanson populaire et les écrivains romantiques. Paris,
Plon, 1931.

Michel de CERTEAU. La culture au pluriel. Paris, Bourgois, 1993 (Essais


Points). A lire l’article sur La beauté du Mort : identité, folklore, racines etc…

Michel de CERTEAU, Dominique JULIA, Jacques REVEL. Une politique


de la langue. La Révolution française et les patois : l'enquête de
l’Abbé Grégoire. Collection Folio Histoire (No 117), 1975

Claude LEVI-STRAUSS. La pensée sauvage. Paris, Plon, 1962.

Collectif sous la direction de L CHARLES-DOMINIQUE et Y.


DEFRANCE : L’Ethnomusicologie de la France. De « l’ancienne civilisation
paysanne » à la globalisation.
Paris, L’Harmattan, 2008.
Et notamment les articles de A. Hennion, J. Molino

CESTOR Elisabeth. Les Musiques Particularistes. Chanter la langue d’oc en


Provence à la fin du XX°siècle. L’Harmattan. Logiques Sociales. 2006

Collectif sous la direction de JF DUTERTRE :


L’air du Temps. Du romantisme à la world-music. Modal, FAMDT editions,
1993.

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