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Manières de faire des sons

musique-philosophie
COLLECTION MUSIQUE-PHILOSOPHIE
dirigée par
Makis Solomos, Antonia Soulez, Horacio Vaggione

Des philosophes le reconnaissent maintenant : la musique est plus qu’un


objet à penser, elle suscite l’analyse, offre à la pensée constructive un
terrain d’investigation où le geste compositionnel mobilise la pensée
conceptuelle, où les notions musicales configurent des possibilités de
relations. Paradigme à questionner, la musique s’impose à l’oreille phi-
losophique. De leur côté, les musiciens n’ont rien à craindre de la force
du concept. Penser la musique selon ses catégories propres réclame dès
lors une approche philosophicomusicale.

Déjà parus

Formel/Informel : musique-philosophie.
M akis S olomos , A ntonia S oulez , H oracio Vaggione

Musiques, arts, technologies. Pour une approche critique.


sous la direction de
Roberto Barbanti , E nrique Lynch , C armen Pardo, M akis S olomos

L’écoute oblique. Approche de John Cage.


C armen Pardo S algado

Esthétique de la Sonorité. L'héritage debussyste dans la musique


pour piano du xxe siècle
D idier G uigue

À paraître

Le montage chez Xenakis.


B enoît G ibson
Sous la direction de
Antonia Soulez
Horacio Vaggione

Manières de faire des sons


Musique-philosophie

Avec la collaboration de G uilherme C arvalho et


A nne S edes

L'Harmattan
Introduction
Antonia Soulez

Les textes que nous réunissons dans ce volume ont été présentés lors
de Journées organisées en deux fois sur « Manières de faire des sons ».
D’abord en mai 2002, à l’université de Paris VIII St Denis et au Collège in-
ternational de philosophie et sous son égide, puis, à nouveau sous l’égide
de ce Collège, un an plus tard à l’Institut finlandais à Paris.
Ils représentent une étape sur le chemin que nous traçons entre musi-
que et philosophie dans le sens annoncé par notre collection « Musique
et philosophie » que nous avons co-fondée Horacio Vaggione, Makis
Solomos et moi-même en 2003 aux éditions de L’Harmattan.
Le parti-pris est d’aborder les démarches musicales aujourd’hui au
plus près des réalisations des compositeurs, sous l’aspect des questions
qui sont communes aux musiciens et aux philosophes, en particulier
quand elles touchent à la science et à la technologie mais aussi quand
elles sont un défi à la rationalité que celles-ci revendiquent.
Il est difficile de parler en cette première décade du x xi e siècle de « la »
musique. On assiste plutôt à des « musiques » et l’on a bien souvent le
sentiment que ce que l’on dit de l’une ne vaudrait pas du tout pour une
autre, par exemple la manière dont Scelsi traite le son est une chose,
celle de Ligeti une toute autre, de même l’exploration d’un Risset n’a pas
grand chose à voir avec ce que fait Steve Reich. Les modes de traitements
possibles du son sont si variés qu’on ne peut parler de continuum d’une
œuvre à l’autre, et l’on serait même parfois bien en peine de trouver un
quelconque lignage. Quelle parenté par exemple y aurait-il entre « le son
du silence » de Cage et le geste de « toucher le son » selon Kurtág ?
Le mot « manières » a ceci de commode qu’il permet en un mot de ras-
sembler des musiques hétéroclites, d’inspirations différentes. La « musi-
que américaine », par exemple, pointe vers différentes « manières » qu’un
chapeau national réussit à peine à regrouper, sauf arbitrairement. La
pluralité inscrite dans le mot « manières » n’invite à aucune unification
 Manières de faire des sons

des nationalités, et encore moins à une mondialisation. La diversité des


Manières signale celle des réponses à la question « comment », « com-
ment faire des sons », le « comment » pointant vers des procédures plu-
tôt que fournissant des réponses à la question « qu’est-ce que l’art ? ». En
revanche, elle contient l’idée d’un éventail de styles où il compte davan-
tage d’indiquer les voies de prospection que les dettes d’origine.
À cet égard, notre approche ressemble un peu à celle des historiens
des styles dans les sciences à condition de voir dans les « faits de style »,
comme le suggère Gilles Granger, des traits ou accents qui font le « ca-
chet » d’une théorie scientifique, et évidemment pas des traits ornemen-
taux, mais plutôt des manières pour des voies compositionnelles, donc
des « manières de faire » qui, sans valoir pour un seul, ne pointent pas
non plus vers une doctrine unique.
La pluralité dont il s’agit ici vaut dans l’espace ainsi que dans le temps
comme entre théories concurrentes dont parfois les « paradigmes » se
chevauchent à la même époque. Il y aurait donc au moins autant de
« manières » que d’« histoires ». Bien sûr sous le pluriel d’histoires, il faut
entendre une foncière hésitation à parler d’Histoire au singulier dont il
y aurait une logique du devenir soit en bien soit en mal, moyennant des
étapes bien caractérisées. On a reconnu sous le pluriel d’« histoires » la
touche kuhnienne du musicologue allemand Carl Dahlhaus. Ainsi, la
musique « absolue » n’est pas une conception de la musique éternelle et
de tous les temps, mais répond à un paradigme d’époque où la musique
instrumentale était essentielle. Ce qu’est la musique elle-même subit des
mutations, écrit-il en référence à Thomas Kuhn 1.
Cependant, les deux dimensions ne coïncident pas. « Manières » est
synchronique et « histoires » diachronique. Si l’on croise histoires et ma-
nières, on obtient une caractérisation plus serrée encore situant l’œuvre
dans un réseau d’histoires de manières.
Il convient cependant d’éviter l’écueil relativiste qui guette le compara-
tisme des styles de pensée, dans le champ pluriel des musiques comme
plus largement, dans le champ des arts. D’où la part que nous accordons
à la théoricité que comportent les différentes manières de procéder et la
place qui est faite à celle-ci dans le discours du musicien, en particulier
de ceux qui contribuent à ce volume. Un pluralisme des manières où
les « manières » se valent, nuirait en fin de compte à la reconnaissance
d’une forme de rationalité dont un projet artistique spécifique peut se
prévaloir. En ce cas, il n’y a pas de présentation un peu cohérente et ri-
goureuse qui ne tienne pas compte de ce que le musicien a à dire de

. K arl Dahlhaus , L’idée de musique absolue, Paris, Éditions Contrechamps, 1997


(pour la traduction française), p. 10.
Introduction 

son travail et de ses méthodes. L’esprit anti-théorique dans lequel Cage


a composé n’échappe pas à ce réquisit de rationalité. Même Steve Reich
qui déclare que, au temps de sa jeunesse, tandis que « dans les écoles,
les gens suivaient Stockhausen, Berio et Cage, lui allait écouter John
Coltrane », reconnaît avoir fait des études de philosophie « complètes »
et composer « dans l’esprit de Wittgenstein » et de celui de sa théorie
des formes de vie.
L’idée de désigner ces travaux par le titre de « Manières de faire des
sons » est inspirée d’un livre connu du philosophe américain Nelson
Goodman, « Ways of Worldmaking » publié chez Hackett en 1978 et
maintenant traduit (chez Chambon en 1992, par M-D. Popelard). Il n’est
pas non plus indifférent que l’inspiration du titre nous soit venue d’un
épistémologue, philosophe du langage et théoricien de l’art (né en 1906
et mort en 1998).
Que « manières de faire des sons » débouche sur différentes « manières
de faire d’un son des mondes » est donc impliqué dans notre annonce,
et faire d’un son non seulement un monde, mais plusieurs.
Dans la perspective du futur, comme Varèse se plaisait à en imaginer
la possibilité, cela veut dire l’adjonction de nouvelles dimensions. En
1936, l’année de « Densité 21.5 », dans un texte qui rapproche le musi-
cien de l’homme de science, Varèse déclarait ajouter aux trois dimen-
sions de la « musique aujourd’hui », une horizontale, une verticale et un
mouvement de croissance et de décroissance, une quatrième appelée
« projection ».
Varèse imaginait le futur de la nouvelle musique et voyait la projec-
tion à l’œuvre dans la façon dont le compositeur traduit ses sensations
en sons. Côté projetant, le mot de « sensations » évoque son admiration
pour Helmholtz, mais au niveau du « projeté », on peut apprécier l’enjeu
spectral avant la lettre du rayonnement sonore auquel donne lieu cette
« projection » avec l’aide – et non sous son empire – de la « machine »
que Varèse appelait de ses vœux. Il demande en effet, à convoquer, en
faveur de cette projection, les moyens techniques de création de « zo-
nes » de tels rayonnements rendus ainsi perceptibles à l’auditeur. Il par-
lait alors de « voyage » par « transmutations » et en appelait à des « sym-
boles graphiques pour transposer les idées du compositeur en sons »,
ce qui implique, disait-il, d’abandonner la notation sur la portée et de
la remplacer par une « écriture sismographique » plus proche de l’idéo-
graphie dont il rappelle que « très tôt utilisée pour la voix, elle a précédé
le développement de l’écriture sur portée ». Cet « instrument-machine »
qu’il nous prophétisait alors, devait être capable de « transmettre fidè-
lement le contenu musical à l’auditeur ». Il en sera ainsi car la musique
 Manières de faire des sons

est « quelque chose qui doit provenir du son,… au delà des notes » 2. Ce
« doit » est étonnant. Il est le « doit » projectif, non le devoir inéluctable-
ment imposé par le machinisme et ses progrès.
Sous ces différentes « manières » impliquant différentes « philosophies
du son » 3, l’on peut relever tout de même quelques points d’accord plus
ou moins acquis. On les voit se cristalliser progressivement à la faveur
de deux tournants majeurs, depuis le début du siècle dernier : après
Schoenberg et depuis l’après-guerre. Ce sont, d’une part : le primat du
son sur la mélodie, et même sur la note. Cette tendance s’est affirmée
avec le primat concomitant de la création entendue comme génération
de sons, à l’écart du « tempérament égal » et de la convention de la divi-
sion de l’octave en douze demi-tons. D’autre part, l’intérêt pour les mi-
crostructures, qui ne s’est donc pas arrêté à des formes toujours plus af-
finées de microtonalité, mais a entraîné à l’aide de moyens techniques
nouveaux, la mise en valeur de propriétés internes du son en dessous
du seuil de la note. La voie, des voies sont désormais ouvertes à la re-
cherche de medium autrement conçu qui font parfois comparer le com-
positeur à un « chercheur ».
En bref, le matériau lui-même est devenu l’objet d’une « création »
pour ne pas dire d’un « design » de programmes. Il n’est pas d’avance fait
et préformé pour la composition, mais à l’inverse, c’est du son comme
processus continu que se découvrent des formes discrètes de disconti-
nuités articulatoires requérant éventuellement l’invention d’un symbo-
lisme d’opération.
Nous verrons dans ce volume l’importance de ce symbolisme justifié par
des considérations de morphologies musicales (Horacio Vaggione) et
les questions ontologiques attenantes que celles-ci posent en des termes
évidemment plus proches de l’ontologie relative de Quine pour qui c’est
la théorie qui, relativement à un certain cadre, dit quelles entités se trou-
vent dans la nature. Autour de ces lignes d’accord entre les musiciens,
bien sûr, toutes sortes de variantes, allant des plus indéterministes aux
plus contrôlées, font valoir leurs droits.
À l’opposé d’un ouvrage voulant faire figurer des théories esthéti-
ques de philosophes qui nous éloignent généralement de l’art concerné,
nous avons suivi notre devise annoncée dans l’introduction de Formel
Informel, le livre de lancement de notre collection paru en 2003, de don-
ner en priorité la parole à ceux qui « font la musique ». Ce volume ren-
ferme un choix de variantes auxquelles un discours musical peut cor-

. E dgar Varèse , Écrits, Paris, Bourgois, 1983


. R oberto C asati et J érôme D okic , La philosophie du son, Nîmes, Chambon, 1994
Introduction 

respondre. Le rêve eût été bien sûr d’entendre chaque Manière sur le
microsillon du discours qui la porte.

Sous la rubrique « de la structure objective du matériau vers les condi-


tions subjectives de l’audition » que désigne assez bien la citation faite
par Jean-Claude Risset de Catherine Tora-Machenlott, viennent se ranger
deux fabricants du son musical, Jean-Claude Risset et François Bayle. Le
premier, Jean-Claude Risset, à l’affût comme on sait, de procédés expéri-
mentaux de synthèse des sons par ordinateur relayés par le numérique,
« suppose une véritable recherche » parce que on ne sait pas d’avance
comment obtenir « tel effet sensible ». Comme le signale cette dernière
expression, c’est l’oreille – ou cerveau – le véritable vecteur de cette re-
cherche. C’est dire que la nature de la perception auditive occupe la place
centrale, tandis que ses « illusions » la situent à distance de la nature phy-
sique du son. Aussi voit-on celui-ci se prêter au savoir-faire du sculpteur
que devient le compositeur. L’écart entre les aspects psychoacoustiques
et la physique du son peut ainsi profiter à un « illusionnisme musical »
ordonné à la révolution copernicienne qui rapporte le compositeur à la
subjectivité de l’auditeur. Il est désormais acquis que la part que joue l’ins-
trument réévalué au crible de la technologie électrique annoncée par
Varèse, retentit sur le son comme matériau composé pour le plus grand
profit du compositeur concerné par la perception du timbre. Autant dire
que l’exploration de celle-ci vers des grammaires musicales inattendues,
conduit à son tour à concevoir une « lutherie » ad hoc, entendons par là
une instrumentalité ajustée aux « simulacres » perceptifs, capable d’inté-
grer les moindres inflexions du « grain du son », bien au de là des timbres
instrumentaux au sens traditionnel. Le savoir-faire en question devient,
à distance des contraintes mécaniques du geste instrumental d’autre-
fois, celui, par extension, du « musicien numérique » dont la recherche
se porte sur une association ou « mapping » d’un nouveau genre, virtuel
cette fois, entre un geste et un aspect du son. L’instrumentalité ainsi nou-
vellement comprise ne s’est éloignée de l’action mécanique que pour re-
joindre le numérique et l’épouser.
François Bayle lui aussi prend au sérieux cette « nature » seconde des
aspects auditifs rendus sensibles à une oreille « dé-conditionnée »,
mais dans le cadre de jeux alternatifs entre oreille et main, instruits par
des dispositifs d’immersion sonore permettant de mettre en relief des
manœuvres de manipulation qui sont aussi des manières de « dé-faire »
10 Manières de faire des sons

les sons. Il fait correspondre à la gestualité virtuelle du jeu de cache-ca-


che oreille/main, une « relation neuro-dynamique » dont la traduction
électroacoustique restitue, à travers une déréalisation des conditions de
« l’image de son » (Klangbilder), les « équivoques et les ratés ». L’objectif
recherché est l’obtention de « masses spectrales » induisant une écoute
non figurative d’« accents colorés ».
Horacio Vaggione, lui, ne conçoit pas la procédure de faire des sons sans
manipulation de « symboles ». Faire des sons revient donc à user de ces
« manettes » pour caractériser des traits morphologiques des sons. En
précisant que ces traits formalisés sont les opérations-mêmes, plutôt que
leurs « produits », Horacio rejoint en partie les vues de l’épistémologue
Gilles Granger, tout en revendiquant l’apport de moyens numériques.
Une forte théoricité met en place une écriture d’opération qui ignore tout
hiatus entre sens et support. Ce ne sont plus des symboles d’objets aux-
quels le compositeur a affaire conformément à la « tradition analytique »
de la connaissance dite « symbolique », mais des symboles « directs » où
manipuler est agir compositionnellement en impliquant l’auditeur, pris
dans l’opération. Cependant, au lieu d’orienter la composition du maté-
riau objectif nettement vers des évènements auditifs côté sujet, Horacio
Vaggione intègre dans le processus symbolique ainsi compris, actif et
direct, les aspects micro-phénoménaux de « sons très petits », et cela en
vertu d’une sorte de monisme opératoire qui profite à l’émergence de ce
qu’il conviendrait finalement d’appeler « le musical »
L’ontologie que Horacio Vaggione revendique vaut pour des formes
d’opérations sur des structures morphologiques sonores requérant une
« micro-métrique ». À l’échelle de ces structures, les sons sont analysés-
resynthétisés électroniquement selon une procédure de granularisation
dont les techniques s’appliquent bien au champ musical. À la description
de leurs comportements préside un paradigme d’« énergies dissipatives »,
mais, conformément au principe de la complémentarité en mécanique
quantique, nul choix n’est définitivement fait concernant le mode de
représentation corpusculaire ou ondulatoire. Le meilleur argument en
faveur de l’approche granulaire tient compte de cette situation alterna-
tive, laissant ouvertes pour le traitement du son traité symboliquement
comme on l’a vu plus haut, jamais en lui-même, les perspectives possi-
bles de représentations des morphologies sonores en particulier dans
leurs aspects micro-temporels.
Dans sa contribution, Antonia Soulez fait porter la question sur le statut
de l’objet quand on dit « objet musical ». Elle déploie différentes straté-
gies philosophiques tout en caractérisant celle qui lui paraît se dessiner
Introduction 11

à travers les réalisations et tentatives des compositeurs aujourd’hui. Ce


qu’elle remarque est le primat accordé par les contemporains chercheurs
et compositeurs aux aspects sonores dont ils explorent la forme de pro-
cessus dans le temps qui les fait devenir ce qu’on l’on entend-comme tel
ou tel, donc dynamiquement, en tant que phénomènes « émergents ».
Après avoir parcouru quelques approches méthodologiques venues
de la philosophie ou inspirées par elle (comme chez Schaeffer), elle
constate que l’importance accordée à cette « grammaire inférieure »
comme l’appelait Helmholtz, des sensations sonores, revient à l’hon-
neur sous d’autres formes qui bien sûr ne retombent pas dans les in-
suffisances de la démarche expérimentale du physiologue de la fin du
19e. Réévaluant la « tendance du matériau » (Adorno) à la lumière d’une
formulation assez proche de Wittgenstein, Antonia Soulez s’interroge
sur ce que peut encore la philosophie pour la musique si l’affirmation
de Nelson Goodman selon laquelle « le monde comme donné naturel
est perdu » demande à être réexaminée. Arguant ainsi du retour d’une
naturalité dans un sens nouveau, elle voit se profiler une approche des
sons en tant que qualia construits sans référence à des « objets » dans
la Nature. Le recours à un « symbolisme » non limité à des systèmes sta-
tiques, désormais conçu pour des formes de processualité sonore qui
tiennent compte des échelles de temps avec l’aide du traitement informa-
tique des sons, pourrait bien, avec quelques réajustements conceptuels,
enrichir – à l’instar de Wittgenstein bien sûr – la notion wittgensteinienne
d’« aspect » propre en effet à caractériser une philosophie des qualia où
ce qui compte est la manière dont les sons issus de relations de mani-
pulation, sont « entendus-comme », ce, à distance de l’esthétique mais
aussi d’une conception dialectisée du matériau, restée tributaire de la
tension classique entre sujet et objet.
En guise de « bloc-notes magique » (on pense à celui de Freud) beau-
coup plus qu’en référence au cône bergsonien de la conscience, Jean-
Marc Chouvel lui revient en somme sur l’instrumentalité (absorbée par la
technologie) du geste du compositeur dans l’hypothèse où elle se trou-
verait finalement court-circuitée par une « réalisation directe du son »
à travers sa forme d’onde. La « pointe du cône à lire les sons » qu’il avait
monté dans le grenier de son enfance, préfigurait en somme son projet
aujourd’hui auquel correspond bel et bien sa composition du même nom
de « dessiner le son » (« Drawing the sound ») en donnant à entendre « la
trace de l’instant ». « Faire des sons » devient alors « dessiner des formes
d’ondes » directement « à la main » (en usant de la souris informatique).
De là devrait « surgir », comme ex nihilo, un matériau « d’arrivée », bien
sûr autre que celui de départ.
12 Manières de faire des sons

Si un instrument se définit par son pouvoir de « contrôle » de la réali-


sation qui soit aussi l’expression d’un son, la question se pose dès lors
d’accorder une telle anticipation au problème de décalage irrésorbable
que pose le « fossé énorme » entre l’information venue du signal que
nous voyons et la sensation de durée de ce que nous entendons. Le pro-
blème n’est pas que technique, il est aussi conceptuel, dit Jean-Marc
Chouvel, car comment passer du « micro-temps de la forme d’onde au
temps du son perçu » ?
Mais pour qui s’aviserait de remonter au matériau de départ, le maté-
riau brut, quid du son d’origine enfoui dans la mémoire et de son surgis-
sement à même le graphisme de sa forme d’onde ? Il reste que partir à
rebours de ce son obtenu vers le son brut implique l’intégration de trans-
formations qu’il est difficile d’annuler. Construire un type de dérivation
qui ramène des qualia à la cause de ces qualia en l’espèce d’archi-traces
serait-il plus prometteur ? « Faire des sons » ici reviendrait à y retourner
avec les ressources technologiques.
Du trajet du son brut à ce percept d’arrivée qualifié d’« audible », Pascale
Criton nous parle aussi, mais en s’attachant aux conditions du milieu tra-
versé qui font que tel son m’arrive sous tel aspect et pas un autre. C’est
cette multiplicité hétérogène dont le son qui m’arrive est fait qui l’inté-
resse. Les « manières de faire des sons » œuvrent au « plan d’immanence »
(Deleuze) où se déterminent les potentialités sonores d’« avant le musi-
cal ». La difficulté est alors, bien sûr, de capturer la « profondeur » (pen-
sons à Scelsi) de ce qui est déjà devenu à mon oreille le résultat d’une
multiplicité acoustique de type vibratoire sans céder à la tentation d’un
retour à l’idée d’un objet préexistant. On pourrait parler d’une manière de
faire des sons par « mouvements contraires », vers l’avant en « façonnant
de nouvelles concrétions » de « rapports sonores » (c’est la voie de l’Ar-
tefact 4), et simultanément, vers l’arrière en direction d’une « scène audi-
tive », en réalité une scène qui fait encore l’objet « dramaturgique » d’une
« construction » et non d’une démarche vers un originaire. Pour « consti-
tuer » et non restaurer, précise l’ancienne élève de Wyshnegradsky, un
champ acoustique lié à une « idée sonore » – inaudible sans la contribu-
tion de l’écoute microphonique –, il convient de croiser des opérations
logiques (sur des schèmes micro-intervalliques jouant le rôle de filtres)
avec des systèmes et « modèles physiques ». Champ ou « espace acousti-
que », ce milieu est à créer de telles façons que le son qui nous arrive en
soit un « qui fait sonner l’espace ». On écrira alors des « fictions » sonores
résultant d’« opérations quasi-plastiques sur les données du son ».

. cf. aussi l’œuvre du même nom, 2001, pour 11 instruments


Introduction 13

C’est aussi à partir d’opérations que Guilherme Carvalho aborde la ques-


tion de la forme en musique, à différentes échelles temporelles. Comme
dans la vision algébrique de la géométrie, une forme (musicale) est pour
lui ce qui demeure invariant selon certaines transformations. Il s’agit
ainsi d’une notion extrinsèque à tout objet, qui dépend d’un contexte,
défini lui-même par un ensemble de transformations ou manipulations.
Ce contexte opératoire constitue, encore une fois par analogie avec la
géométrie, un véritable « espace musical » non-neutre, qui donne la pos-
sibilité et les modalités d’existence de formes musicales. Forme et espace
sont ainsi liés et manipulables au même titre que toute opération dans la
composition. Ils peuvent donc s’écrire et être intégrés dans un processus
formalisé, et il devient envisageable d’articuler sous une même pensée
(géométrique) les divers espaces qui composent une œuvre.
Dans la lignée également deleuzienne d’une pensée du « milieu » à l’op-
posé d’une discrétisation phénoménaliste d’espaces abstraits pour des
points, Karim Haddad revendique une formalisation de blocs-durées
écrite selon une métrique destinée à l’interprète. D’abord objets d’une
codification par notation symbolique puis d’une quantification, les blocs-
durées se prêtent à différentes manipulations notamment mathémati-
ques, inspirées de la théorie des multiplicités selon Bergson, reprise par
Deleuze. L’objectif est de rendre « audibles des forces qui ne sont pas
audibles en elles-mêmes » (Deleuze), de musicaliser en quelque sorte
un « impensé » sonore.
L’instrumental a été jusqu’ici abordé comme une catégorie dépassée
ou sublimée par le technologique. Laurent Feneyrou dans « Trois thèses
sur l’instrumental selon Brice Pauset », nous reconvoque à une médita-
tion philologiquement et littérairement instruite sur l’aspect « toccata »
de la musique, ce qu’illustre la dimension haptique de l’œuvre du com-
positeur Brice Pauset. La « composition » étant entendue au sens de
« construire un instrument », la musique « concrète instrumentale » de
Helmut Lachenmann nous instruit par ailleurs de l’effort compositionnel
déployé en direction d’une re-création de la capacité qu’a un instrument
de sonner à partir de son matériau physique propre, pour ne pas dire de
sa « matière » propre, ce qui restitue à l’instrument son « historicité » in-
contournable. On revient ainsi à l’« Histoire » que nous avions sacrifiée
plus haut aux « histoires de paradigmes », mais une histoire sédimentée
des techniques et des rhétoriques.
Devant l’objection qui se profile d’un art assujetti à la technologie élec-
tronique apparue au dernier quart du siècle dernier, que dit aujourd’hui
14 Manières de faire des sons

le musicien sensible à la matière instrumentale ? La parole est à Brice


Pauset qui répond en termes heideggériens en valorisant la technique
en son sens grec d’origine face à la technologie. La technique ne tue pas
l’autonomie du sujet compositeur, mais la technologie, elle, la met en
danger si elle n’est pas « connaissance de la signification profonde de
la technique ». Renouant, écrit Laurent Feneyrou, avec « l’aura lachen-
mannienne », Brice Pauset propose la voie phénoménologique d’une pro-
cédure compositionnelle par interprétation de l’écoute modifiée d’une
œuvre « arrangée ». C’est alors entre transcription et composition, la
voie moyenne d’une exégèse qui s’offre où « composer l’écoute » devient
une manière dialogique de faire des sons en réponse à l’« autre », ainsi
ce que Pauset a fait en 1999 à partir de Webern, l’auteur des Variationen,
op. 27.
Relevant d’un paradigme venu des sciences cognitives, distingué de ce-
lui de la computation, l’émergence sonologique selon le compositeur Di
Scipio, se présente, dit Makis Solomos, comme un processus par lequel
un système produit à un plan supérieur et de façon immanente – par
« autopoïèse » (Francisco Varela) les traits de la macroforme musicale à
partir d’un niveau infrasymbolique où des morphologies sonores encore
informes sont en gestation. La macroforme « ne se surajoute pas » à la
microforme mais en procède. Les « grains » de sons sont donc le maté-
riau de propriétés émergentes de formes sonores audibles ou « processus
de formation du timbre » par la volonté du compositeur. Cette approche
contraste notamment avec celle d’Horacio Vaggione qui est plus formelle
au sens opératoire et ne distingue pas la manipulation des symboles de
la composition effective des sons en sorte que son et symbole s’appellent
l’un l’autre. Ce n’est pas le cas avec Di Scipio pour qui le travail sur les
grains n’intervient qu’ensuite. La musique est elle-même analogiquement
à la dynamique auto-organisationnelle des écosystèmes, ce phénomène
d’émergence. De ce point de vue, composer est moins une manipulation
de symboles-sons » qu’un « faire-émerger » qui mobilise la cognition de
l’auditeur qu’il est aussi, à travers une expérience commune de carac-
tère phénoménologique où ce qui est déterminant est l’environnement
en tant que milieu d’interactions des éléments.
Pierre-Albert Castanet s’intéresse à des pratiques de jeux avec des sons
dont la « recherche » est surréaliste. À l’opposé de l’analyse-synthèse
des sons selon des procédures empruntant leurs modèles à des scien-
ces dures, physiques, cognitivistes, logico-mathématiques, ce qui retient
son attention est l’impertinence « sonoclastique » des musiciens qui, lâ-
chant bride à l’objet-son trouvé, le laissent « se mouvoir sonorement »
Introduction 15

sans que leurs intentions ne s’en mêlent. On a reconnu le principe ca-


gien que Daniel Charles a cru pouvoir interpréter en termes heideggé-
riens (laisser être le son, comme « laisser être l’Être »). Cette invitation
au libre jeu des sons contient un défi aux manières savantes de faire des
sons. Un certain esprit duchampien est ici revendiqué dans le champ
de la musique.
Sous la rubrique du geste associé à la narration selon Walter Benjamin,
très loin donc du geste de la composition « à la main » (au sens informa-
tique), Anne Boissière questionne autrement le rapport compositionnel
de la main à l’oreille. Nous avons ici l’exemple d’une référence plus litté-
raire à l’artisanat éclairant « le premier rapport de l’homme au monde »
sous la forme à la fois expressive et logique du geste naturellement in-
corporé à un langage. L’introduction du schème artisanal s’articule, au
nom d’un langage rendu à lui-même, à une critique de la culture tech-
nologique. On notera la distance qui sépare cet appel à l’artisanat d’un
appel au déconditionnement de l’oreille à l’aide des dispositifs d’immer-
sion sonore selon la procédure de François Bayle, mentionné plus haut.
Pour Anne Boissière, le son « commence » là-même où se dessinent les
traits rythmiques de l’activité, une activité pensée ici anthropologique-
ment, qui conduit à mettre en cause la machine parce qu’avec elle, « le
sonore langagier », ancré dans le terreau du geste signifiant, est perdu
de vue. Le point de vue nous déporte fortement à l’écart des manières
de composer le son abordées dans les articles précédents. En même
temps, il nous rappelle, il est vrai, la nécessité de faire entendre des for-
mes de « réponses » dans l’espace intersubjectif de la vie en commun.
Dès lors, la question se pose à nouveaux frais de savoir quelles réponses
ainsi comprises en termes benjaminiens rappelés par Anne Boissière,
les auteurs-compositeurs des différentes « manières de faire des sons »
envisagées en ce volume, seraient en mesure d’apporter, tant il est vrai
qu’aucune d’elles ne semble opposer une radicale fin de non-recevoir à
cette conception « critique ».
Apparemment plus « critique » encore dans un esprit adornien, Vladimir
Safatle passe au crible les manœuvres qui se cachent dans certaines ma-
nières de faire des sons. L’approche répond à une question : « est-il encore
possible de penser une musique capable de porter en soi une critique
de la fétichisation du matériau sonore ? » Des musiques comme celles de
Philip Glass sembleraient satisfaire à cet appel par l’instauration de mo-
des d’« audition atomistique » (Adorno) revenant à discrétiser l’espace de
l’écoute dont Vladimir Safatle rapproche la tendance de l’« idéalisation »
en psychanalyse. L’homme qui en somme se cache sous le compositeur
16 Manières de faire des sons

néo-tonal serait un « fétichiste de l’objet », ce que révèleraient par exem-


ple les musiques de Mauricio Kagel mais aussi de Steve Reich.
On est passé d’une déconstruction d’objets en termes de perception de
qualités et d’aspects sonores de caractère subjectif à des procédures de
recomposition empruntant leurs méthodes aux sciences, puis, de là, à
des stratégies parodiques faisant valoir l’aspect « trouvé » de l’objet-son
ni naturel ni construit, mais jetable au gré des jeux de hasard avec eux.
Le comble de l’objet serait au contraire atteint avec sa fétichisation.
La fabrique du son musical : calculer et
composer le son
Jean-Claude Risset

Mon titre est : La fabrique du son musical. En sous-titre : calculer et com-


poser le son, ce qui est au centre de mon activité personnelle depuis des
dizaines d’années : mais je ne me bornerai pas au son de synthèse.
D’abord, qu’entend-on par son musical ? Un son utilisé pour la mu-
sique. Et la musique ? Alain Poirier rappelle une définition de Luciano
Berio : « La musique, c’est ce qu’on écoute avec l’intention d’écouter de
la musique. » Certes, pour John Cage, tout son est musique : on ne de-
vrait pas distinguer sons et bruit, sons incongrus et sons musicaux légi-
times. Pourtant, si l’on interroge quelqu’un sur ce qu’est un son musical,
il est probable qu’on s’entendra répondre : « Le son d’un instrument de
musique. » Aussi vais-je d’abord parler des instruments.
Michel Decoust insiste sur l’aspect « machine » des instruments de
musique traditionnels : des machines acoustiques élaborées, faisant
souvent appel aux technologies avancées, et conçues pour être mani-
pulées par des instrumentistes qui les font vibrer d’une façon spécifique
et qui contrôlent certains aspects du son produit. Une telle machine
doit convertir de façon efficace l’énergie dépensée par l’instrumentiste
en énergie sonore sensible à l’oreille. Elle doit aussi produire des sons
ayant certaines caractéristiques qui dépendent de la musique considé-
rée. Nombre de musiques ordonnent leurs matériaux sonores en modes,
ragas ou gammes : les machines musicales doivent se prêter à de telles
mises en échelle.
Différentes musiques demandent différents types de sons musicaux.
Ainsi les musiques africaines recourent souvent à des instruments « brui-
tés », munis de dispositifs – colliers, mirlitons, sonnailles – qui soulignent
le rythme mais qui brouillent les hauteurs sonores. La musique occiden-
tale, au contraire, demande des sons instrumentaux épurés, décantés,
se prêtant à la polyphonie, qui y joue un rôle important depuis le xii e siè-
cle. L’adoption du « tempérament égal », c’est-à-dire la division de l’oc-
18 Manières de faire des sons

tave en 12 intervalles égaux, a considérablement accru les possibilités


de modulation – de passage d’un ton à un autre – mais au détriment de
la « vérité acoustique » des intervalles.
Très schématiquement, on peut dire que l’évolution de la musique oc-
cidentale classique a conduit les compositeurs à instaurer des relations
de plus en plus complexes entre les sons, un peu au détriment de l’at-
tention portée aux sons eux-même – une élaboration de la grammaire
musicale plutôt qu’un souci de vocabulaire sonore.
Néanmoins, la construction d’instruments a fait en Occident l’objet
de soins attentifs. Si l’on visite le musée de la musique, on est frappé
par la diversité et la beauté des formes et des matières : c’est un vérita-
ble trésor que la lutherie a amassé. Certes, les luthiers se sont attachés
à l’aspect décoratif : le fameux vernis des violons de Crémone, protégé
jalousement par le secret de fabrique, a sans doute plus d’effet sur leur
aspect que sur leur sonorité. Cependant, matériaux et formes n’ont rien
de gratuit : objets d’art, les instruments sont avant tout de merveilleuses
machines sonores.
De tout temps les facteurs d’instruments ont ingénieusement tiré parti
des technologies disponibles pour répondre à une demande musicale
très exigeante. Dans bien des cas, les instruments ont atteint une espèce
de perfection, un optimum paraissant insurpassable, aboutissement
d’une longue évolution, au cours de laquelle les luthiers ont engrangé
une expérience séculaire, tenant compte de leurs réussites comme de
leurs échecs, et aussi des désirs et des appréciations des musiciens :
des compositeurs comme Bach ou Beethoven se sont intéressés aux in-
novations concernant le piano-forte. La facture d’instruments a connu
aussi des surgissements, des progrès rapides, comme ceux apportés par
Boehm au mécanisme de la flûte, ou des inventions décisives comme
les saxophones d’Adolphe Sax.
Mais un instrument n’est optimal que dans un certain contexte.
Lorsqu’à la fin du xviii e siècle la musique savante a quitté les salons aris-
tocratiques pour des salles de concert assez spacieuses pour le public
de la bourgeoisie, nouvelle classe dominante, le clavecin est tombé en
désuétude, n’ayant plus la voix assez forte. Le clavecin est réapparu au
x x e siècle, à la fois pour se rapprocher des conditions dans lesquelles
on jouait de leur temps Couperin ou Scarlatti, mais aussi pour son ca-
ractère propre, qui a attiré nombre de compositeurs, de Falla à Mâche,
Ligeti ou Xenakis.
Les expérimentations sur les instruments sont longues et incertaines.
La recherche instrumentale a connu des échecs et des impasses : bien
des instruments ne sont plus que des curiosités, des pièces de musée,
La fabrique du son musical 19

comme le serpent ou le piano-harpe. Même certains instruments très


répandus appellent des améliorations, comme le basson, compliqué et
malcommode.
Chacun sait tout ce que la science a apporté au progrès technique :
l’acoustique ne pourrait-elle aider à aborder plus rationnellement
les problèmes délicats posés aujourd’hui aux facteurs d’instruments
acoustiques ?
Pendant fort longtemps, acoustique et lutherie se sont ignorées, ou
pire, il y a eu entre ces deux disciplines une incompréhension regret-
table, les luthiers trouvant schématiques les descriptions scientifiques
des sons musicaux, et les acousticiens accusant les luthiers ou les mu-
siciens d’accorder foi à des fables, des mythes, des superstitions sans
fondement physique.
À bien des égards, la lutherie est en avance sur l’acoustique. Bien avant
que la sensibilité de l’oreille aux diverses fréquences n’ait été mesurée
systématiquement par Fletcher et Munson, les luthiers savaient optimiser
l’efficacité des instruments en situant les pics de leur courbe de réponse
dans les régions de fréquence auxquelles l’oreille est la plus sensible. Les
organiers fabriquaient des jeux de mixture, mutations, fournitures, réali-
sant la synthèse harmonique de timbres différents, des siècles avant que
Fourier et Helmholtz n’aient justifié scientifiquement ce procédé. Émile
Leipp l’a souligné maintes fois, une connaissance approfondie de l’audi-
tion humaine est inscrite dans les caractéristiques des instruments de mu-
sique – connaissance intuitive et empirique sans doute, mais opératoire, à
l’épreuve de la pratique musicale. Les praticiens de la musique – compo-
siteurs, interprètes, luthiers – ont une sensibilité développée, des points
de repère précis, des exigences spécifiques, un savoir-faire éprouvé par
la pratique : leur concours est irremplaçable.
En quelques mots, la science et la technologie ont réussi au xx e siècle à
mieux comprendre le fonctionnement des instruments, dont les finesses
échappaient aux théories trop grossières du xix e siècle : mais elles sont
rarement capables de recommander aux facteurs des améliorations. Il
ne faut pas sous-estimer l’importance d’un « flair » musical qui reste en
partie mystérieux : la lutherie est une pratique raffinée qui procède de
la science et de l’art.
Il y a donc une certaine stabilité des instruments acoustiques. Et l’ap-
prentissage d’un instrument est un investissement temporel considéra-
ble : selon John Sloboda, il faut consacrer des milliers d’heures à la pra-
tique pour atteindre un niveau instrumental professionnel. Qui voudrait
consacrer tout ce temps à l’apprentissage d’un instrument peut-être éphé-
mère, ou surtout qui n’a pas et n’aura peut-être jamais de répertoire ?
20 Manières de faire des sons

Même si l’on associe le son musical aux instruments de musique acous-


tiques, la musique recourt de plus en plus à la technologie électrique.
La musique provient aujourd’hui le plus souvent de haut-parleurs – ceux
des radios, disques ou walkmans. Milton Babbitt et Michel Decoust l’ont
fait remarquer : même si l’on écoute un disque de Beethoven, on entend
de la musique électroacoustique. La haute fidélité est un leurre : le style
de prise de son et les options de gravure font des enregistrements une
réalité sonore différente de la réalité acoustique.
C’est vers 1875 que deux inventions ont bouleversé nos rapports avec
le son. L’enregistrement a permis de fixer le son et de le reproduire en
l’absence de sa cause acoustique initiale. On ne peut plus dire « verba
volent, scripta manent » – les paroles s’envolent, les sons s’envolent, les
écrits restent. Le son devient un objet qui peut être étudié et transformé.
D’autre part, le téléphone convertit les sons en vibrations électriques et
vice-versa, ce qui enrichit le traitement sonore des possibilités techno-
logiques propres à l’électricité. Hugues Dufourt parle à ce propos de
« révolution électrique ». Les technologies électriques ont bouleversé
les conditions de reproduction et de diffusion de la musique en permet-
tant le transport à distance, puis l’amplification. Dans ses ouvrages sur
le son, Michel Chion rend fort bien compte de l’influence des nouveaux
médias et des technologies d’enregistrement, de retransmission et de
synthèse sur la pratique et l’écoute musicale.
La musique populaire a pu grâce à l’amplification réunir des audiences
de masse sans précédent. On caractérise souvent les différences entre
divers ensembles pop en parlant de leur « son » – non pas le timbre des
instruments, mais une qualité globale de la facture, une sorte de pâte
sonore qui dépend certes du style du groupe et des instruments qui le
constituent, mais plus encore du traitement électroacoustique : l’ingé-
nieur du son, le sound designer (le concepteur du son) joue un rôle pré-
pondérant dans la facture sonore. Au lieu de chercher la possibilité de
varier le timbre, l’ingénieur aura recours à des synthétiseurs typés, au son
reconnaissable : lorsque ce son devient rengaine, on change de synthé-
tiseurs – on parle à ce propos de synthétiseurs Kleenex. Cette évolution
rapide – trop rapide – des instruments électroniques va à l’encontre du
« dur désir de durer », du souci des compositeurs « classiques » d’assurer
la pérennité de leurs œuvres.
Inutile d’insister sur ce que doivent à la technologie électrique les pra-
tiques des DJ, le sampling ou la techno. À l’instar des musiques tribales,
les musiques dites « actuelles » jouent souvent un rôle d’identification de
microgroupes sociaux, avec toutes leurs nuances identitaires. « Si tu kif-
fes la même musique que tes parents, t’es débile ». Pour être tendance, il
La fabrique du son musical 21

faut choisir pile poil. Voici – cité textuellement – l’annonce d’un concert
de Tommy Hools et Blonde Redhead : « Un collectif de DJs parisiens sé-
vira façon sound system à l’occasion d’un mix plus soul que hip hop et
définitivement coloré dance-hall reggae. »
Revenons à l’évolution de la musique classique occidentale. Le style to-
nal classique, bien décrit par Charles Rosen, atteint à une forme d’équili-
bre : mais le souci d’expressivité a amené les compositeurs à donner un
rôle croissant à la dissonance, au chromatisme, aux appogiatures, aux
modulations lointaines. Tous ces coups de canif dans la grammaire ont
provoqué une érosion de la force structurante du langage tonal, provo-
quant une véritable crise au début du x x e siècle.
Divers compositeurs ont alors réagi à cette situation en tentant une ré-
forme du langage musical, et plus spécialement de sa grammaire, sans
modifier de façon significative le vocabulaire sonore. La liste est lon-
gue des innovations de la syntaxe musicale au x x e siècle : polytonalité,
modalité, atonalité, dodécaphonie, sérialisme généralisé, musiques
stochastiques…
Mais d’autres compositeurs ont porté leur attention sur le vocabulaire
plutôt que sur la grammaire : ils ont cherché à innover au niveau du son
lui-même, à renouveler le matériau musical avant d’envisager de nou-
velles techniques rédactionnelles.
Même si la musique de Claude Debussy peut sembler s’inscrire dans
la tradition occidentale, même si elle apparaît non agressive, voire ras-
surante avec ses accords consonants parallèles, Debussy était en fait un
révolutionnaire tranquille, fondant déjà sa musique sur des principes ar-
chitectoniques autres que ceux de la musique tonale classique, et por-
tant attention à la sonorité des accords plus qu’à leur fonction harmo-
nique. Olivier Messiaen systématisera plus tard ces « accords-timbre » :
Debussy, déjà, compose le son. Arnold Schoenberg pousse la démarche
à l’extrême dans Farben, pièce orchestrale de l’opus 16, où il propose une
« mélodie de timbres » (klangfarben melodie) sur un accord répété.
Edgard Varèse est dans la lignée de Debussy. Mais l’utilisation que
Varèse fait des timbres et des registres instrumentaux est au contraire
provocante : elle souligne la tension entre les sons (« l’irrespect est le mo-
teur de la création »). Ionisation, première œuvre écrite pour des instru-
ments à percussion dont la plupart sont à hauteur indéterminée, tourne
le dos à l’hégémonie traditionnelle du paramètre de hauteur et procède
directement à l’articulation temporelle du timbre.
Mais surtout, Varèse voulait aller au delà des instruments pour étendre
et renouveler le matériau sonore : il aspirait à de nouvelles sources de
sons qui lui permettraient d’échapper aux contraintes instrumentales, et
22 Manières de faire des sons

en particulier d’explorer le continuum des fréquences en s’écartant des


hauteurs de la gamme chromatique tempérée, qu’il qualifiait de « stupide
fil à couper l’octave ». Varèse voulait pouvoir travailler directement à fa-
çonner les sons en fonction de ses exigences compositionnelles.
Plutôt qu’à agencer des notes, Varèse cherchait à composer le son lui-
même. Il aimait à rappeler que les matériaux nouveaux permettent et
même appellent des architectures nouvelles. Il apparaît ainsi comme le
précurseur d’un vaste courant musical accordant au timbre – à la fabri-
que du son – une place prépondérante. Ce courant englobe certaines
musiques instrumentales, comme l’a montré Robert Erickson dans son
ouvrage Sound structure in music – la structure sonore dans la musique :
il englobe aussi les musiques électroacoustiques – musique concrète,
musique électronique, musique numérique.
Si la « révolution électrique » a tout de suite servi à la reproduction de la
musique, elle a mis plus de temps à affecter la production du son.
Cependant, dès 1896, Thadeus Cahill a détourné la technique des dy-
namos et construit un synthétiseur de 300 tonnes, le Dynamophone ou
Telharmonium, précurseur de l’orgue Hammond. L’évocation de cette
machine par Feruccio Busoni a mis en mouvement l’imagination vision-
naire de Varèse, qui dès 1917 appelait de ses vœux des machines électri-
ques pour produire le son sans limitation mécanique. « Notre alphabet
est pauvre et illogique. La musique, qui doit vivre et vibrer, a besoin de
nouveaux moyens d’expression, et la science seule peut lui infuser une
sève adolescente… Je rêve les instruments obéissant à la pensée et qui,
avec l’apport d’une floraison de timbres insoupçonnés, se prêtent aux
combinaisons qu’il me plaira de leur imposer et se plient à l’exigence
de mon rythme intérieur. » En dépit de ses efforts pour susciter une re-
cherche d’art-science-technologie visant une lutherie électrique, Varèse
devra attendre longtemps : ce n’est que vers la fin de sa vie qu’il pourra
« organiser le son » en tirant parti de l’électroacoustique.
La lampe triode, pierre angulaire de l’électronique, a été inventée par
Lee de Forest qui cherchait à réaliser un instrument de musique électri-
que – son premier brevet portait le nom d’audion, et il a effectivement
construit le premier instrument électronique, précurseur du Theremin et
du Martenot. La triode a permis de réaliser des oscillations électriques,
mais aussi d’amplifier les signaux. Dans sa pièce Ecuatorial, écrite vers
1930, Varèse introduit l’orgue électrique et conclut par deux sons élec-
troniques aigus – une sorte de manifeste pour de nouveaux matériaux
sonores. Il propose aussi de remplacer le chœur de basse par un seul
chanteur amplifié, anticipant sur les groupes rock. Peu à peu, divers ins-
truments électroniques apparaîtront – copiant pour la plupart des instru-
La fabrique du son musical 23

ments acoustiques comme le violon ou l’orgue. La guitare électrique a


cependant innové, grâce à ses possibilités d’étendre les modes de jeu – à
tel point qu’il ne s’agit plus tout à fait d’un instrument au sens tradition-
nel, avec son identité et ses contraintes bien précises. Le Theremin et
le Martenot seront utilisés aussi dans de nombreuses compositions, de
Ernst Toch et Paul Hindemith à Arthur Honegger, André Jolivet, Olivier
Messiaen. Dans les années 60, le groupe Musica Electronica Viva a attiré
en Italie nombre de musiciens d’avant-garde. À Paris, dans les années 70
et 80, l’Ensemble d’Instruments Électroniques de l’Itinéraire, qui com-
portait deux Martenot, deux guitares électriques et toute une panoplie
d’instruments électroniques en plus de percussions acoustiques, a créé
de nombreuses œuvres importantes, notamment d’Hugues Dufourt et
de Tristan Murail. Le problème majeur des instruments électroniques est
leur caractère éphémère, lié à l’évolution technologique et aussi à la lo-
gique de marché suivie par les constructeurs : pour relancer les ventes,
on crée un nouveau modèle. Les deux ensembles que je viens de men-
tionner ont pendant quelques années mis à jour leur instrumentarium
électronique, puis ils ont été dissous, et les partitions écrites pour eux
sont devenues caduques.
La révolution électrique a amené une nouveauté décisive : celle de
la facture du son dans un studio, et non plus dans une situation instru-
mentale. Dès avant la seconde guerre mondiale, certaines musiques « ex-
périmentales » faisaient appel à des machines destinées initialement à
la reproduction sonore, et détournées en vue de la création directe de
musique sous forme non pas de partition, mais de son – « creation in
tone, not in paper », dit Leopold Stokowski. En 1939, John Cage, avec
Imaginary Landscape n° 1, réalise sans doute la première œuvre sur
support – n’existant que sous forme d’enregistrement. Après la seconde
guerre mondiale, le détournement vers la production musicale de stu-
dios construits pour la reproduction et la radiodiffusion jouera un rôle
considérable pour les nouvelles musiques.
Au studio d’essai de la radio française, Pierre Schaeffer invente en
1948 la « musique concrète », utilisant comme matériau sonore des sons
enregistrés, qui seront ensuite modifiés et montés en studio. Le résul-
tat n’est pas une partition à interpréter, mais une œuvre achevée, sous
forme d’un enregistrement sur bande qu’il ne reste qu’à diffuser – on a
longtemps parlé de musique sur bande, on utilise souvent le terme mu-
sique sur support. Parmi les premières œuvres de musique concrète,
l’Étude aux chemins de fer de Schaeffer, la Symphonie pour un homme
seul (seul aux commandes de la console de diffusion) de Schaeffer et
Pierre Henry. Schaeffer réussira à imposer dans le cadre de la radio une
24 Manières de faire des sons

recherche sur la perception des « objets sonores », au sein d’une « insti-


tution impossible mais nécessaire » qui deviendra le GRM (Groupe de
Recherches Musicales, dépendant aujourd’hui de l’Institut National de
l’Audiovisuel).
Dans le studio de musique concrète, le compositeur qui façonne le son
est son premier auditeur. Monet créait à loisir ses harmonies colorées.
Aussi bien que le peintre, le musicien numérique peut jauger le résultat
à mesure de la facture, prendre du recul, composer le timbre « d’oreille ».
Schaeffer aimait à dire : « la musique est faite pour être entendue. »
Au studio de Cologne prendra naissance en 1950 la « musique électro-
nique », se limitant à des sources sonores électriques, en relation avec
une conception plus formaliste de la composition musicale, issue du sé-
rialisme généralisé et visant une incarnation sonore exacte d’épures mu-
sicales définies a priori. Les premiers acteurs en furent Herbert Eimert,
Karlheinz Stockhausen, auteur des Studie I & II, Karel Goeyvaerts.
Les écoles concrète et électronique – resteront longtemps antagonis-
tes, s’accusant mutuellement de formalisme et d’empirisme, même si, au
milieu des années 50, des œuvres comme le Voile d’Orphée de Pierre
Henry, le Gesang der Jünglinge de Stockhausen, la Procession de Vergès
et le Poème électronique de Varèse associent sons concrets et électroni-
ques : on commence alors à parler de musique électroacoustique. Aux
États-Unis, la music for tape d’Otto Luening et Vladimir Ussachevsky avait
dès ses débuts en 1950 associé matériau sonore acoustique et électro-
nique. À Milan, Bruno Maderna et Luciano Berio créeront le Studio di
Fonologia, dénomination qui manifeste leur intérêt pour la voix et ses
traitements.
Les studios de réalisation de musique sur support vont essaimer dans le
monde entier et jusque dans les Conservatoires ; outre des magnétopho-
nes, microphones, consoles de mixage, tableaux de connexion, ils pro-
posent des appareils spéciaux de traitement : phonogène, filtres polypho-
niques, modulateurs en anneau, plaques de réverbération artificielle…
Nombre de « musiques mixtes » associeront bande magnétique et
instrumentistes en direct : Déserts de Varèse, alternant orchestre et
bande (1954), Musica su due dimensioni de Bruno Maderna pour flûte et
bande (1957), Polygraphies polyphoniques de Jean-Étienne Marie pour
violons, bande et images (1957), Kontakte de Karlheinz Stockhausen
pour piano, percussion et bande, Diaphonies de Luciano Berio, Lumina
d’Ivo Malec…
J’ai moi-même d’abord composé des œuvres instrumentales, mais mon
vif intérêt pour le timbre m’a conduit vers les musiques électroacousti-
ques. Au début des années 60, je n’ai cependant été attiré ni par la musi-
La fabrique du son musical 25

que concrète ni par la musique électronique. Si les ressources sonores


de la musique concrète étaient sans limites – n’importe quel son acous-
tique pouvait être enregistré – les moyens de transformation m’ont paru
relativement sommaires par rapport à la richesse et la variété des sons
utilisables, avec le danger d’une esthétique de collage. La musique élec-
tronique devait, elle, être contrôlable suivant des schémas précis : mais
les sons électroniques étaient à mon goût ternes et simplistes, et on ne
pouvait les enrichir que par des manipulations qui brouillent le contrôle.
Aussi me suis-je intéressé aux expériences de synthèse des sons par or-
dinateur conduites aux Bell Laboratories : j’y ai passé plusieurs années
entre 1964 et 1969 pour explorer avec Max Mathews les possibilités mu-
sicales de cette nouvelle ressource sonore.
L’électronique a ouvert des possibilités sonores nouvelles : mais les
idiosyncrasies de l’électronique analogique, tirant parti des caractéris-
tiques très spéciales des lampes et des transistors, en faisaient une dis-
cipline difficile et capricieuse. Et les appareils électroniques conçus à
d’autres fins devaient être détournés vers l’usage musical. Le numérique
ouvre une nouvelle ère. Il s’agit d’une nouvelle branche de l’électronique,
mais le codage numérique et le traitement par ordinateur créent une situa-
tion complètement nouvelle. La discontinuité du codage prévient les dé-
rapages et évite le grignotage par le bruit, et l’ordinateur rend disponible
une élaboration aussi complexe et précise qu’on le souhaite, permettant
de réaliser une véritable microchirurgie sonore et d’opérer un contrôle
compositionnel jusqu’au niveau de la microstructure du son.
Dès 1957, Max Mathews et ses collaborateurs réalisent la première syn-
thèse de sons par ordinateur : le son est calculé sous forme de nombres.
On peut ainsi en principe calculer n’importe quelle onde, sans contrainte
matérielle liée aux idiosyncrasies de la mécanique et de l’électronique.
Avec l’usage de l’ordinateur, il n’y a plus détournement, mais simplement
exploitation d’un potentiel très ouvert. C’est la programmation qui fait de
l’ordinateur tel ou tel outil : le codage numérique l’habilite à la création
sonore. François Bayle voit l’ordinateur comme un atelier – aidant à dé-
velopper les outils d’un savoir-faire intellectuel autant que matériel. Le
traitement du son numérique peut bénéficier des capacités mathémati-
ques et logiques de l’ordinateur. Les contraintes paraissent disparaître,
ou plutôt on peut dans une large mesure les choisir ou les modifier.
La programmation permet à chacun de « bâtir sa maison », de spécifier
ses propres contraintes en fonction d’une exigence musicale spécifique
et de construire les outils logiciels correspondants : c’est l’enjeu d’une
recherche qui vise à étendre jusqu’à la microstructure sonore le rôle de
la notation et les pouvoirs de l’écriture. Loin d’être purement technique,
26 Manières de faire des sons

cette recherche est à la fois musicale et scientifique : la mise en commun


et la transmission des savoirs et des savoir-faire y est essentielle.
Pour programmer la synthèse sonore, Mathews a conçu des « compi-
lateurs » – de véritables boîtes à outils logicielles, avec lesquels l’utilisa-
teur peut spécifier une grande variété de modes de synthèse en assem-
blant à loisir des modules de programme, comme dans un jeu de Lego
ou de Mécano. Avec des logiciels bien définis et structurés comme les
programmes modulaires Music n de Mathews (Music3, 1959, Music4,
1962, Music5, 1967) et leurs descendants (Music10, Music 360, Cmusic,
Csound), on peut envisager de construire pratiquement n’importe quelle
structure sonore, en ajoutant au besoin des modules supplémentaires
mettant en œuvre des processus non envisagés antérieurement. Cette
conception modulaire est antérieure aux synthétiseurs comme ceux de
Moog, Buchla, Ketoff ; elle est aujourd’hui étendue au « temps réel » avec
des logiciels comme MaxMSP. Le problème est ainsi déplacé du maté-
riel vers le logiciel, de la technologie vers le savoir-faire : la difficulté est
moins la construction d’un outil que sa définition, sa conception, qui
doivent tenir compte des caractéristiques de la perception et des impé-
ratifs du propos musical.
La question du propos musical se pose différemment pour chacun. En
revanche le problème de la perception ne peut être éludé, car la spéci-
fication d’un son doit décrire tous ses paramètres physiques, et non pas
stipuler simplement l’effet recherché. L’écoute intérieure ne peut fonc-
tionner que pour des domaines déjà explorés : l’intuition ne permet pas
toujours de prévoir le caractère du son obtenu.
La synthèse des sons par ordinateur fait apparaître immédiatement la
relation entre cause et effet – entre structure physique et effet sensible :
la structure physique du son est connue par construction, puisqu’il faut
la spécifier pour synthétiser le son, et l’écoute du son synthétisé permet
de faire l’expérience de l’effet sensible de cette structure. Or les premiers
essais de synthèse des sons par ordinateur ont montré que cette relation
est bien plus complexe que ce qu’on croit.
Bien souvent, des relations prescrites en termes de paramètres phy-
siques ne se traduisent pas par des relations semblables – « isomor-
phes » – entre les attributs perceptifs correspondants. Ainsi on assimile
généralement la hauteur perçue à la fréquence du signal physique. Une
telle assimilation est trop hâtive. J’ai réalisé des sons de synthèse qui pa-
raissent baisser quand on double leurs fréquences : ici la montée d’une
octave physique ne donne pas lieu à un saut d’octave vers le haut, mais
à une descente d’un intervalle de l’ordre d’un demi-ton (l’intervalle des-
cendant perçu dépend de la structure précise du son, qui est constitué
La fabrique du son musical 27

de composantes sinusoïdales séparées par un peu plus d’une octave).


Les relations prescrites entre paramètres physiques sont altérées, « trans-
muées », comme on dit en mathématiques, par la perception : il faut
prendre en compte la relation « psychoacoustique » entre la structure
physique du son, qu’on doit spécifier à l’ordinateur, et son effet audible,
celui qui compte pour le musicien dans la mesure où la musique est faite
pour être entendue. Il s’agit ici d’une illusion acoustique qui suppose des
sons ayant une structure spectrale bien spécifique : mais beaucoup de
sons « inharmoniques », comme des sons de cloche, ne se laissent pas
transposer docilement comme les sons harmoniques.
Cet exemple démontre la spécificité de la perception et la nécessité
d’en tenir compte si l’on ne veut pas que le propos musical soit complè-
tement distordu par son incarnation sonore. Les grammaires musicales
visant des attributs perceptifs ne peuvent s’appliquer brutalement aux
paramètre physiques : il est indispensable de travailler sur le matériau
spécifique pour savoir de quelles mises en échelle ou en relation il est sus-
ceptible. Le formalisme ne peut se cantonner à une grammaire abstraite
s’appliquant indifféremment à un quelconque vocabulaire sonore.
L’exploitation des ressources du son de synthèse suppose donc une
véritable recherche : on ne sait pas toujours comment produire tel effet
sensible. Les premiers résultats furent décevants : comme au début de la
musique électronique, les sons de synthèse étaient ternes et anonymes,
et on a dû apprendre à leur insuffler vie et identité. Cette exploration de
la synthèse du son musical a produit de réelles avancées scientifiques
concernant le son et l’audition.
On entend souvent dire qu’un son acoustique sera toujours plus com-
plexe qu’un son numérique. C’est objectivement inexact : un son numé-
rique dont tous les échantillons sont choisis aléatoirement – un bruit
blanc – porte l’information maximale : mais il s’agit ici de complexité
« en soi », comme dit Jacques Mandelbrojt, or ce qui compte pour la mu-
sique, c’est la complexité « en nous », telle que notre oreille peut la jau-
ger. L’oreille, saturée par une imprévisibilité totale, est débordée, elle ne
perçoit dans cette variation perpétuelle qu’un bruit stationnaire.
L’exploration de la synthèse sonore a révélé des caractéristiques de
l’audition pouvant à première vue sembler bizarres. Pourtant les idiosyn-
crasies perceptives ne sont nullement arbitraires : elles ont été élaborées
tout au long de l’évolution des espèces pour habiliter l’audition à extraire
des signaux sonores des informations pouvant aider à la survie. Mais
l’évolution s’est faite dans un monde mécanique, et l’oreille est très bien
adaptée à l’analyse des sons acoustiques : en revanche les mécanismes
auditifs fonctionnent souvent de travers avec des sons engendrés élec-
28 Manières de faire des sons

triquement. L’oreille tend à faire une enquête sur la production mécani-


que du son. Des sons de synthèse avec une attaque rapide suivie d’une
résonance sont entendus comme percussifs : pourtant rien ne tape sur
rien dans un ordinateur.
La musique fait jouer ces mécanismes originaires à vide, gratuitement,
pour notre jubilation (dans le meilleur des cas). L’ancrage de ces méca-
nismes dans le monde physique explique qu’il existe un important fond
commun d’intersubjectivité entre les auditeurs. Cela justifie aussi l’intérêt
de la synthèse sonore par modèles physiques, développée par Cadoz à
l’ACROE. Ici, on élabore la cause plutôt que l’effet : au lieu de calculer le
signal sonore, un programme simule un système vibrant en le mettant
en équations ; les mouvements vibratoires calculés produisent le son
(ils peuvent aussi produire une image animée). Ce mode de produc-
tion donne lieu à des effets sonores saillants et robustes – très « physi-
ques » – et à des contrôles de grandeurs dont on peut souvent compren-
dre l’effet, comme la tension d’une corde ou la dureté d’un ressort : des
compositeurs comme Ludger Brummer ou Mesias Maiguaschka en ont
tiré parti avec bonheur.
Le savoir-faire engrangé sur la psychoacoustique musicale est com-
municable. Un logiciel de synthèse comme Music5 définit un langage
opératoire de description des sons, en ce sens que la description suffit à
obtenir le son. Les données fournies à un programme modulaire de syn-
thèse sont à la fois des recettes de production et une partition « intégrale »
décrivant non seulement les relations entre sons mais les structures in-
ternes des sons dans tous leurs détails. Cela facilite la communication du
savoir-faire : de même que les partitions instrumentales, la consultation
des partitions informatiques – assorties de quelques explications – est
utile pour la formation des compositeurs intéressés à l’élaboration de
la structure sonore, à la composition du son lui-même. J’ai ainsi publié
en 1969 un catalogue de sons synthétiques, non comme modèles, mais
comme exemples donnant des points de départ que chacun peut varier
à sa guise. J’ai réalisé dans les années 60 des imitations de sons cuivrés,
alors difficiles à évoquer, et des sons paradoxaux – descendant ou mon-
tant sans fin, ou montant et descendant à la fois. On trouve dans mon
catalogue une description concise de ces sons – ce qui rend très facile
leur reconstitution. Robert Moog a tiré parti de la « recette » des sons cui-
vrés pour simuler les trompettes des concertos brandebourgeois dans le
disque « Switched on Bach », réalisé par Walter Carlos sur synthétiseur
Moog. Comme l’a remarqué Marc Battier, l’usage des programmes Music
n et ses dérivés a favorisé le développement d’une économie d’échan-
ges concernant le savoir-faire sonore, procurant des clés pour bâtir ses
La fabrique du son musical 29

propres outils de création virtuels. Cette économie d’échange connaît


aujourd’hui un nouveau départ grâce à la toile, au world wide web qui
permet les échanges de musiques… et bien sûr de sons ! Mais je n’abor-
derai pas aujourd’hui l’échantillonnage – le sampling – ni le P2P (Peer
to Peer) et le téléchargement illégal.
La synthèse logicielle, un temps injustement discréditée, a retrouvé la fa-
veur des compositeurs : elle n’est pas limitée à des procédés techniques
rudimentaires qui seraient vite perçus comme clichés ou stéréotypes,
elle permet de choisir sa palette et de composer ses structures sonores
personnelles. Une importante banque de données de synthèse et de trai-
tement sonore est aujourd’hui disponible avec le programme Csound.
Le compositeur qui veut réaliser par synthèse une œuvre sur support
doit assumer les responsabilités de l’interprète, mais aussi du luthier. Il
peut souhaiter disposer d’une palette sonore comprenant les sons ins-
trumentaux, bien connus et qui ont fait leurs preuves en musique. Or la
réalisation de simulacres d’instruments traditionnels s’est révélée plus
difficile qu’on le croyait. Il a fallu de véritables recherches pour imiter
certains sons acoustiques comme ceux d’une trompette ou d’un violon.
Le protocole de l’analyse par synthèse a montré que le point de vue
classique sur le timbre instrumental était simpliste. L’identité d’un tim-
bre instrumental ne tient pas seulement à un spectre spécifique corres-
pondant à un dosage d’harmoniques : le timbre est une qualité sonore
globale émergeant d’un champ de corrélations. L’imitation des timbres
instrumentaux a amené à cette conclusion, qui est importante bien au
delà du champ des timbres instrumentaux, car il est difficile d’insuffler
à un son de synthèse vie, richesse et identité. Bien sûr la perspective la
plus fascinante est celle d’horizons sonores nouveaux. Mais il n’est pas
si facile de trouver des sons que notre oreille n’associe pas à des caté-
gories connues.
Le processus de synthèse sonore peut apparaître ouvrageux, obligeant
à spécifier tous les détails du son souhaité, toutes ses inflexions. Mais il
rend possible des processus innovants. Jetant des passerelles entre des
domaines traditionnellement disjoints comme matériau et structure,
vocabulaire et grammaire, l’informatique ouvre un continuum entre
microstructure et macrostructure. Il n’y a donc plus lieu de maintenir la
distinction traditionnelle entre un domaine dédié à la production du son
et un autre domaine, de nature différente, dédié à la manipulation de
structures à un niveau temporel plus large. Chez Walter Branchi, Jean-
Baptiste Barrière, Iannis Xenakis et Horacio Vaggione, le souci formel
s’étend jusqu’à la microstructure, il se loge dans le grain du son.
30 Manières de faire des sons

L’exploration de la synthèse a permis de réaliser certaines aspirations


musicales. Je vais en donner quelques exemples concernant le travail
de John Chowning ou le mien.
Dans le début de mon œuvre Mutations de 1969, l’accord arpégé ini-
tial est suivi d’une sorte de coup de gong inanalysable à l’oreille, mais
dont on entend bien qu’il prolonge l’accord précédent, que le timbre est
comme l’ombre de l’harmonie. Ce pseudo-gong est composé comme
un accord. On peut donc conférer une fonction harmonique à des tim-
bres – mettant en lumière une ambivalence harmonie-timbre aperçue
par Schoenberg.
Poursuivant cette structuration harmonique du timbre, Chowning,
dans son œuvre Stria, utilise un même ensemble de proportions, liées
au nombre d’or, pour régir la structure interne (inharmonique) des sons,
les échelles de transposition (autrement dit les intervalles de hauteurs)
et le déroulement de l’œuvre dans le temps. Il y a là une rare cohérence
entre microstructure et macrostructure. De plus, la structure des sons
et les échelles sont construites de façon concertée, si bien qu’une dia-
lectique consonance-dissonance subsiste – ce qui donne une qualité
toute particulière aux rencontres entre nappes de sons inharmoniques.
Cette œuvre fait surgir des questions esthétiques nouvelles qui ne se po-
saient pas avant la programmation, inconcevables sans le son numéri-
que et l’ordinateur.
Tirant parti des mécanismes auditifs, Chowning arrive à évoquer un
espace imaginaire et suggérer que des sources sonores y effectuent des
mouvements illusoires (en fait les sources – les haut-parleurs – sont
fixes) : son œuvre Turenas est une pierre angulaire de la musique ciné-
tique, suggérant des trajectoires dans l’espace et aussi au sein d’un es-
pace continu de timbres. Dans Sabelith, la source sonore paraît tourner
dans l’espace, et de plus (entre 4mn50s et 5mn13s) un son percussif sans
hauteur déterminée va se transformer graduellement en un son cuivré
à la hauteur très claire – une métamorphose de timbre sans « fondus-
enchaînés », à la différence de celles qu’on peut obtenir avec les instru-
ments de l’orchestre.
C’est là un exemple de la ductilité que permet la synthèse sonore :
l’identité du son est flexible et labile – d’infimes transformations peu-
vent l’altérer. Dans mon œuvre Inharmonique pour soprano et bande,
des sons percussifs rappelant des cloches sont transformés en textures
fluides conservant la même harmonie interne : les objets sonores sont
dissous dans la continuité des flux, comme si l’on passait de l’état solide
à l’état liquide. Le contrôle d’un profil permet de sculpter ou de modeler
La fabrique du son musical 31

le son, et d’aller au delà de l’agencement de notes dans le temps, en fai-


sant jouer le temps dans le son.
Chowning a pu élucider une énigme jusqu’alors sans réponse : com-
ment l’oreille fait-elle pour reconnaître qu’elle entend deux sons instru-
mentaux à l’unisson, ou plus généralement pour distinguer des sons
simultanés dont les harmoniques coïncident ? Chowning a réalisé la
synthèse de tels sons : l’on ne peut les distinguer qu’à partir du moment
où l’on impose à chacun de ces sons des « micromodulations » différen-
tes (par exemple des vibratos distincts). Ainsi un signal sonore qui ap-
paraît comme une seule entité sonore peut se scinder en deux à l’oreille
si l’on applique à deux parties du spectre des modulations légèrement
différentes.
Dans ce cas, l’oreille – ou plutôt le cerveau – tend à regrouper toutes
les composantes qui subissent un « destin commun », des modulations
similaires et synchrones, et à percevoir cet ensemble comme une entité
en les distinguant d’autres vibrations non synchrones. La modulation
synchrone agit comme une force cohésive qui « colle » les composan-
tes. Il s’agit là d’une très importante contribution à la compréhension de
l‘audition et de sa capacité d’identifier les sources des signaux sonores :
cohérence ou incohérence vibratoire permettent à l’auditeur de regrou-
per ou de séparer des composantes qui paraissent coïncider, que ce soit
pour les sons acoustiques ou les sons électroniques. Cette avancée scien-
tifique a aussi ouvert une possibilité musicale extrêmement intéressante
pour le compositeur : celle de faire surgir d’un matériau sonore de syn-
thèse diverses entités auditives. Dans Phone, Chowning joue de subtils
réglages des sons de synthèse, favorisant soit la fusion soit la fission des
composantes, pour qu’à l’écoute certaines composantes groupées fas-
sent apparaître des figures troublantes : basses profondes ou sopranos
émergent de fonds indistincts.
Dans mon œuvre Nature contre nature, pour percussion et bande, l’ordi-
nateur incite par l’exemple le percussionniste à produire des figures ryth-
miques paradoxales – ralentis « immobiles » conservant une pulsation
invariable, ralentis ou accélérations sans fin, comme un serpent rythmi-
que se mordant la queue, ou accélérations qui aboutissent à une pulsa-
tion finale plus lente qu’au départ. Ces comportements insolites semblent
contredire la structure sonore : les comptages intérieurs ne se réduisent
pas au temps chronométrique. De telles « illusions rythmiques » révèlent
en fait la nature de la perception auditive, qui va parfois à l’encontre de
la nature physique du son – d’où le titre nature contre nature.
L’enjeu musical de la synthèse est de taille. Je mentionne rapidement
la faculté de transformer intimement non seulement des sons de synthè-
32 Manières de faire des sons

se – ce qui est facile puisqu’on est à la source de tout – mais aussi des
sons enregistrés, par le biais de techniques élaborées d’analyse-synthèse.
On peut ainsi changer le rythme d’une voix enregistrée sans altérer son
timbre ou son intelligibilité. J’ai eu recours à de telles techniques pour
hybrider les sons naturels et synthétiques dans ma pièce Sud, imprimant
sur des sons naturels une échelle de hauteur ou animant des sons de
synthèse par des flux issus du bruit du vent ou de la mer. Un effort pour
marier musique concrète et électronique.
Tout est représentable sous forme de nombres et susceptible des trai-
tements et des logiques diverses que permet la programmation. Ainsi n’y
a-t-il pas de solution de continuité entre synthèse et traitement des sons.
La conjonction du codage numérique des sons et des possibilités algo-
rithmiques de l’ordinateur permet de traiter matériaux et structures de fa-
çon similaire et d’envisager une véritable syntaxe du sonore, comme l’ont
exprimé de diverses façons Edgard Varèse, Göttfried-Michael Koenig,
Pierre Boulez, Hugues Dufourt. Pour Horacio Vaggione, la composition
n’a plus à choisir entre un champ instrumental et un champ technologi-
que : sa musique comporte d’ailleurs des œuvres instrumentales, mixtes
et sur support, qui témoignent toutes des mêmes préoccupations – on
peut parler d’extension numérique du jeu instrumental ou d’extension
dans l’instrumental des préoccupations numériques. Jetant des passe-
relles entre des domaines traditionnellement disjoints comme matériau
et structure, vocabulaire et grammaire, l’informatique ouvre un conti-
nuum entre microstructure et macrostructure. Il n’y a donc plus lieu de
maintenir la distinction traditionnelle entre un domaine dédié à la pro-
duction du son et un autre domaine, de nature différente, dédié à la ma-
nipulation de structures à un niveau temporel plus large. Le choix de la
granularité, de la fragmentation des éléments sonores évite le dérapage
sur un continuum sans aspérités : il permet la mise en échelle, il donne
prise sur des éléments. Le souci formel s’étend jusqu’à la microstructure,
il peut se loger dans le grain de son.
Le musicien numérique doit assumer, nous l’avons dit, les responsabili-
tés du luthier, mais aussi celles de l’interprète. Pour une musique compor-
tant des parties quasi-instrumentales, le compositeur est responsable de
« l’interprétation », qui ne saurait se borner à un rendu exact des relations
indiquées dans la partition : la musique sonnerait alors très mécanique.
L’interprète réalise, par rapport au rendu exact, des déviations qui ne
sont pas aléatoires mais systématiques, comme l’ont montré des études
récentes sur l’interprétation. Le phrasé, la prosodie musicale sont de la
responsabilité du compositeur. Il est difficile et fastidieux de spécifier
une interprétation numériquement. Les instrumentistes ont l’habitude de
La fabrique du son musical 33

contrôler leurs nuances à l’oreille alors même qu’ils les produisent, dans
le temps de l’exécution. À cette fin il est utile de pouvoir traiter le son en
« temps réel ». On entend généralement par système temps réel un sys-
tème qui peut être commandé par des gestes et dans lequel le retard de
la réaction sonore au le geste est trop faible pour être appréciable.
De nombreux capteurs de type musical, comme les claviers, mais aussi
ceux mis en œuvre dans les jeux vidéo, par exemple, peuvent être utilisés
pour contrôler des synthèses ou des traitement de sons. L’association de
tel geste à tel aspect du son – ce qu’on appelle le mapping – joue un rôle
décisif dans les applications et leur expressivité : c’est un nouvel enjeu
de la recherche musicale.
L’IRCAM comportait à sa création en 1975 un département ordinateur et
un département électronique : mais ce dernier s’est tout de suite converti
au numérique. À la fin des années 70, certains y ont mis l’accent sur l’im-
portance du temps réel comme nouvelle ère, voire comme panacée. Sans
doute à l’excès : bien des œuvres réalisées sur le système 4X de l’IRCAM
permettant le temps réel sont devenues caduques, le système ayant été
vite périmé du fait de la rapidité de l’évolution technologique. Pour une
œuvre comme Répons de Boulez qui a été « portée » au prix d’un gros
travail pour fonctionner sur des systèmes encore en vigueur, bien d’autres
sont maintenant perdues sous leur forme « temps réel ». La préservation
des œuvres tirant parti du temps réel est un souci majeur.
Le temps réel n’est pas la solution aux problèmes de conception so-
nore : il ne suffit pas de pouvoir modifier en tâtonnant les paramètres
sonores en temps réel pour arriver à un son désiré. Le temps réel est
plus important pour l’interprétation que pour la composition elle-même.
Pour composer, il faut s’abstraire de la tyrannie du « temps réel » – ce à
quoi aide la notation musicale, qui applique le temps sur une dimension
d’espace – on ne peut en temps réel faire jouer le son dans le temps,.
C’est hors temps réel que l’IRCAM a réalisé la voix de castrat du film
Farinelli.
Les ordinateurs sont aujourd’hui assez puissants pour réaliser des traite-
ments sonores qui auraient exigé il y a vingt ans encore un studio élec-
troacoustique bien équipé et coûteux. Les logiciels commerciaux ou gra-
tuits (en freeware) sont légion – la difficulté est de s’orienter et de bien
choisir. J’ai moi-même réalisé mes dernières œuvres électroacoustiques
sur mon ordinateur portable. Cela facilite également la maintenance des
œuvres dans le temps, bien nécessaire quand les matériels et les logi-
ciels évoluent très vite.
La musique électroacoustique et numérique a suggéré de nouveaux
modes d’écriture instrumentale et vocale. Dans des œuvres orchestra-
34 Manières de faire des sons

les comme Metastasis de Iannis Xenakis, Thrène ou Fluorescences de


Krzysztof Penderecki, Atmosphères de György Ligeti, la polyphonie tisse
des trames, des textures sonores ; les notes sont brouillées, estompées, la
musique est bâtie de blocs sonores à plus grande échelle. Ligeti remar-
que : « Je n’aurais jamais pu développer cette pensée sans l’expérience
de la musique électroacoustique. » Ligeti a récemment exploité dans
certaines de ses Études pour piano plusieurs particularités psychoa-
coustiques mises en lumière lors de l’exploration de la synthèse pour
ordinateur. Dans les années 1970, les musiciens du groupe l’Itinéraire ont
développé en France une musique « spectrale », inspirée des musiques
instrumentales de Giacinto Scelsi, qui plongent au cœur du son, et aussi
inspirées de l’exploration de la synthèse sonore par ordinateur, comme
l’a expliqué Hugues Dufourt.
Aujourd’hui, le compositeur n’a plus à choisir entre un champ instru-
mental et un champ technologique : la musique numérique est riche
d’œuvres mixtes, interactives et sur support, qui toutes témoignent des
mêmes préoccupations – on peut parler d’extension numérique des
instruments ou de transposition de préoccupations numériques dans
le jeu instrumental.
En conclusion, l’entrée de la révolution électrique dans la création mu-
sicale est encore relativement récente, et elle n’est qu’à ses débuts, en
regard d’une longue histoire : Messiaen la considérait pourtant comme
l’événement musical majeur de la deuxième moitié du x x e siècle. Les
démarches concrètes et électroniques se sont rapprochées à la faveur
de la numérisation.
Pour le musicien travaillant avec le son calculé, la synthèse et le trai-
tement des sons s’affranchissent des contraintes mécaniques, et c’est la
perception qui devient le critère central. Pierre Schaeffer avait, le premier,
signalé ce retournement : le travail compositionnel vise non seulement
à construire dans l’abstrait des structures temporelles, mais à exploiter à
bon escient les caractéristiques de la perception. John Chowning parle
d’esthétique sensorielle (Sensory Aesthetics) à propos de la démarche
qui s’appuie sur des lois de la perception établies expérimentalement
pour réaliser certains effets ou illusions. « Les illusions, disait Purkinje,
sont des erreurs des sens mais des vérités de la perception ».
Le travail du sculpteur de sons s’apparente à un illusionnisme musical,
selon Catherine Tora-Makenlott : « De même que Copernic faisait tourner
l’observateur et laissait les étoiles au repos, ou que Kant affirmait que les
notions d’expérience dépendaient de la capacité d’entendement et non
des objets, de même l’attention du compositeur se déplace de la structure
objective du matériau vers les conditions subjectives de l’audition. »
La fabrique du son musical 35

La genèse du son musical calculé fait jouer un rôle essentiel à l’écoute :


loin d’imposer une logique de la mesure objective ou du calcul, elle res-
taure paradoxalement la primauté du sensible.

J ean C laude R isset est compositeur,


directeur de recherches au LMA-CNRS.
Manière de dé-faire les sons
François Bayle

“Je propose à chacun l’ouverture de trappes intérieures,


un voyage dans l’épaisseur des choses, une invasion de qualités,
une révolution ou une subversion comparable
à celle qu’opère la charrue ou la pelle,
lorsque tout à coup pour la première fois sont
mises à jour des millions de parcelles,
de paillettes, de racines, de vers et petites
bêtes jusqu’alors enfouies.
Ô ressources infinies de l’épaisseur des choses.”
F r ancis P onge

C’est bien effet du son considéré comme « chose excitée », et dont l’épais-
seur, l’intérieur ou l’envers « tout à coup mis à jour » fait surgir « parcel-
les et paillettes », c’est de cet événement et de la surprise qu’il provoque
en moi dès son apparition fugace, que me vient avec urgence le désir
d’écoute, fort comme la promesse d’un moment important.
L’organe concerné par cet appel n’est pas seulement celui de l’écoute,
mais immédiatement associé s’y adjoint aussitôt celui de la préhension/
prédation : l’oreille s’équipe d’une main. Pour tenir-retenir-reproduire
sous diverses expositions, pressions, expressions.
Car cette « chose excitée » quelle est-elle pour m’intéresser, me lier à
elle, me mobiliser ainsi à mon tour.
Il ne s’agit peut-être plus d’un objet au sens usuel, objet du monde sur-
venant et disparaissant, et l’on sait que de tous le plus insaisissable c’est
bien le son, cet objet si peu temporel.
De cet événement perceptif, forme de concrescence qui naît vite et
meurt immédiatement, pour en faire de la « musique » il a fallu, on le sait,
en choisir des variétés bien particulières, dotées de qualités fortes (de
hauteur, durée, intensité, couleur timbrique). La stabilité de ces qualités
résistant bien à l’épreuve des percepts temporels, c’est à cette condition
38 Manières de faire des sons

(ou selon ce conditionnement) que l’écoute, s’y attachant, oubliant vite


l’accident causal pour ne retenir que la valeur même, aisément recon-
naissable et mémorisable, trouve ou retrouve alors la possibilité d’arti-
culation/appui qui régit tout énoncé intelligible.
Il aura fallu, contre le disparate des saillances bruitées (ou caractères
concrets) recourir à la prégnance stabilisatrice des qualités (ou valeurs
abstraites) dans la manière de faire et d’entendre les sons.
Cet effort – on le sait bien – dominera l’organologie du système mu-
sical occidental et lui aura garanti pour longtemps ce privilège d’effi-
cacité prédictive attestée par le magnifique patrimoine de trois siècles
‘bien tempérés’. Il faut toutefois remarquer que les pratiques populaires
traditionnelles, souvent à la marge du bruit, furent non moins inventives
et qu’elles ont constamment nourri la culture savante.
Hugues Dufourt propose (à partir du point de vue de Schaeffer) cette
analyse, que j’adopte :
« La musique, à l’instar de la physique, a consacré tout son effort cultu-
rel à ‘normaliser’ ce qui ne l’était pas par nature. Il appartenait à notre
civilisation, dont la vocation est d’instituer l’intersubjectivité des pra-
tiques, de domestiquer une nature sonore vierge en créant des objets
comparables. » Dufourt précise :
« À l’âge des sociétés industrielles, cette expérience de la normalisa-
tion est spécifiquement culturelle et chargée de valeurs implicites. Ces
valeurs sont le contrôle, l’état d’équilibre, la discrimination de constan-
tes morphologiques et fonctionnelles, le prestige de la conservation, le
maintien de la stabilité, l’élimination des irrégularités 1. »
Aujourd’hui « l’expérience musicale, ajoute Schaeffer, consiste à décon-
ditionner l’oreille occidentale pour lui permettre à nouveau de créer, en
rétablissant des critères que le système traditionnel a éliminés. En bref,
il conviendrait d’aborder le cas général des sons évoluants 2.
Déconditionner ! Le maître mot déjà repéré par les poètes (Henri
Michaux entre autres).
L’Expérience Acoustique, parcours en cinq étapes et quatorze stations
(qui m’occupa de 1969 à 1972) fut précisément celle de mon propre
déconditionnement.
À la fois apprentissage (d’un nouveau métier, celui du compositeur
électroacoustique) et initiation (à l’écoute acousmatique). Voyage dans
la matière même du temps concret, fixé par la machine qui objective le
matériau livré à l’expérience sensorielle.

. H ugues D ufourt, « Pierre Schaeffer : le son comme phénomène de civilisation », in


Ouïr, entendre, écouter après Schaeffer. Collectif. Paris, Buchet-Chastel, 1999, p. 79
. P ierre S chaeffer , Traité des Objets Musicaux, Paris, Seuil, 1966, p. 402
Manière de dé-faire les sons 39

Celle-ci s’en trouve non seulement renforcée, mais déplacée et comme


recentrée par la réitération à volonté (à satiété) du même objet d’écoute.
Alors remontent à la surface les couches sous-jacentes micro structurelles
qui s’animent d’une vie propre et envahissent la perception, modifiée.
Par exemple, je retrouve dans mes notes de l’époque (1969) un pro-
pos du début de l’Expérience Acoustique, la description des premières
étapes de réalisation :
1. Élaboration d’une trame électronique à durée lisse et indéterminée,
présentant des battements internes à la limite du décrochage irrégulier,
formant un rideau d’intensité, clair et opaque à la fois, stable et instable,
de durée ad libitum, et pouvant se refermer « en éventail » rapide.
2. Élaboration d’un autre processus à durée scalaire et séquencée, en
l’espèce une longue cellule d’un chant d’oiseau (alouette lulu) caracté-
risée par sa figure rythmique régulière (croche pointée/double croche)
affectée d’un hoquet final, et par sa ligne mélodique brisée descendante
autour d’une note pivot.
Cette image iconique (ou im-son) de 9 secondes environ (soit 3 m 50
de bande magnétique lue à 38 cm/seconde) sera mise en boucle et dis-
posée dans le studio sur un système de poulies légères : la lecture réitérée
53 fois (!) va constituer la durée complète de la pièce, soit 10’ environ 3.
3. Un choix précis d’ambiances (im-sons naturels), prises de sons de
crapauds et d’insectes, en masses opaques et bruitées.
La question devient alors celle de ‘mettre en cohérence’ ce matériel.
La solution est fournie par le dispositif (récent à cette époque) de l’in-
termodulation (par ‘contrôle de voltage’) utilisé ici comme un brouilleur
appliqué à la lecture de la boucle ‘alouette’ comme pour détruire l’ex-
cessive lisibilité.
Le jeu consiste à explorer à la main une très lente dérive du chant
d’oiseau modulé depuis sa hauteur naturelle vers différentes régions
spectrales jusqu’au suraigu très bruité, en noyant de surcroît ces pro-
cessus bruités dans les trames épaisses fournies par les im-sons d’am-
biance. La perception de la forme initiale, celle du motif oiseau résiste
à la contrainte des distorsions électroniques. Elle devient figure (di-son)
et, du fait de l’insistance et de l’effort intentionné qu’on y perçoit de par-
courir l’étendue spectrale, elle expose le diagramme de sa patiente (ou
énervante) exploration.
L’aspect constamment pulsé domine. Ce qui induit une tension d’écoute
qui monte jusqu’à la toute fin, lorsque le brouillage se lève tout à coup.
L’harmonicité apparaît alors comme un but métaphorique (mé-son) qu’il
fallait atteindre (ou mériter).
. provocation ou souvenir de brousse africaine ?
40 Manières de faire des sons

L’organe en question est bien celui de la vigilance : excitée par la main-


oreille qui construit en détruisant, qui explore en progressant, qui suit
et conduit à la fois, selon une heuristique attentive, à la recherche d’un
‘passage’ à travers la broussaille des bruits et des appels.
Aussi bien s’agit-il pour moi (dans mon Expérience Acoustique, et
pour ce premier palier d’écoute – l’Aventure du cri : l’écoute d’alerte) de
construire et d’offrir en partage avec l’auditoire un processus d’appren-
tissage qui m’implique et m’explique.
La main-oreille parfois se découple : la main agissant seule, livrée à la
logique du curseur, au mode accidentel d’accès avec ses degrés plus ou
moins adéquats, par exemple du bouton à plots à partir duquel se pro-
duisent parfois des craquements inopinés, scratch-incidents-accidents di-
vers. Alors la main invente de son côté, dérape, abîme gravement la figure
que l’oreille espérait guider. L’oreille en retard, tolère, accepte à regret,
veut reprendre le pouvoir et diriger l’ébauche qui résiste et tout comme
un animal en laisse, tire de son côté à l’appel d’une odeur plus forte.
Main, matière, gestes et lapsus de l’idée.
Matière, qui s’affine en ‘matériau’, se décline en ‘matériel’.
Tel est concrètement le ‘milieu’ dans lequel se trouve agir l’artisan que
je deviens maniant les sons, complexes ou élémentaires, en suivant la
logique des sensations venues au fil de leur contour et de leur écoute
circulaire, sans cesse reprise, progressant sur elle-même par accumula-
tion et percée soudaine, provoquant la levée d’images.
Via l’état diagrammatique (di-son), l’objet iconique (im-son) change
de direction, se désolidarise d’une histoire pour se mouvementer en fi-
gures. Fragments d’images ou linéaments schématiques qui forment
constellations (mé-son), ce devenir abstrait va constituer l’espace même
de l’opération musicale.
Forcément concrète au départ, l’image de son, objet-dans-son-espace
désormais maniable, en se dé-réalisant va révéler d’autres espaces possi-
bles, abstraits du réel ou méta-réels, espaces-images, mouvements-ima-
ges, temps-images, où se meuvent les figures musicales bien spécifiques
de la musique acousmatique telle que je l’entends.
Reste à voir comment ces considérations peuvent utilement intervenir
et concrètement stimuler le travail de production, contrôlé en continu par
l’appréciation auditive, ainsi que la modalité acousmatique l’autorise.
« Par exemple dans Éros bleu, une composition de 1980 qui utilise les pro-
priétés d’un filtre ‘en peigne’ très sensible et précis (outil sonore audio-
numérique nouveau à l’époque), les résonances des raies spectrales aux
intervalles réglables sont excitées à partir de fragments vocaux.
Manière de dé-faire les sons 41

Dans l’idée d’imprimer dans la sonorité même de l’œuvre une marque


personnelle (ma présence secrète), j’ai donc choisi ma propre voix pour
prononcer des mots porteurs d’allitérations intéressantes (ainsi : trem-
blement, tr… bl…, terre, tr…, très doux, ciel fin, tremblement fin, fin du
bruit, fff…, brr…, terre douce, fin douce… etc).
Enregistrés près du micro, ces phonèmes prennent déjà l’allure d’une
poésie sonore, mais tel n’est pas le but. Il s’agit au contraire de brouiller
fortement ces formes iconiques via le filtre jusqu’à obtenir des masses
spectrales dont la transparence et l’harmonicité attire et dévie l’écoute
vers une sensation colorée non sémantique. Du matériel de séquences
obtenues, une élimination par montage ne retiendra que les formes do-
tées d’élans, des appuis comportant des équivoques harmoniques, des
accidents heureux.
L’organisation finale par couches fondues/enchaînés sera conduite
comme s’il s’agissait d’un ‘ciel’ de gestes essuyés, avec trouées, tourbillons.
Les séquences d’im-sons initiales auront ici offert leur ‘résistance’ pho-
nique a un traitement global du type image (bien différent de celui de la
dislocation syllabique du texte dans la mélodie moderne ou sérielle).
Le brouillage introduit par l’outil ‘filtre’ réduisant la tendance figura-
tive de l’écoute, n’en aura conservé que des indices pour les redistribuer
dans la direction des accents colorés.
Au risque de tout gâter, ce nouveau potentiel aura favorisé l’apparition
de figures fugitives, dynamiques, chromatiques 4 ».
Plus récemment au cours des recherches pour l’élaboration des cinq
parties de La Forme du temps est un cercle, chantier qui s’est étalé sur
plusieurs années (1999-2002), mes notes décrivent les processus tempo-
rels, objet de temps et i-sons utilisés :
Pour 1 – concrescence :
Bouffées de flûte de Pan, pressions par accumulation, ‘whispers’ ou
souffles électroniques, eaux courantes, trames d’insectes, éclats de
masse de voix, piano-rebonds, forges à vent, coups bois-métal, frappes
rythmées, masses découpées, étirées, inversées, superposées, rythmes
pulsés, dansés, mêlés.
Pour 2 – si loin, si proche… :
Cloches-moineaux décalées, piano-rebonds doux-grave, accents de
flûte, accents de voix ooh-aah, trajets de mouches, nuages de pizz, re-
bonds doux-grave étirés-fragmentés, accumulations de sifflements, ac-

. F r ançois B ayle , L’image de son – Klangbilder, Münster, LIT Verlag, 2002, p. 126.
42 Manières de faire des sons

cents sifflés, cloches inversées, résonances étirées, ralenties, mêlées, mi-


ses en boucle, cloches-moineaux noyées dans le bruit de la ville.
Pour 3 – tempi :
Figure de flexatone agité, trajet de souffle aigu, fragment bref de rou-
lement de caisse claire, éclat percuté, brassé, gelé, crécelle et grelot,
pizz de shamisen, de wind-chimes, de vibraphone, de flexaphone, souf-
fle en glissando.
Pour 4 – allures :
Tremblées électroniques, résonances pulsées, manifestations rythmi-
ques variées déjà entr’aperçues dans –1– mais ici plus exposées (i-sons
du Cameroun) : pil de manioc, petits cris, soufflet de forge, frappes irré-
gulières et martellements, rondes de résonances croisées.
Pour 5 – cercles :
Granulations électroniques, souffles et ‘whisp’, voix en cœurs, koto et
harpe, wood-blocks, grillons et vents naturels.
Ce réservoir indique deux tendances. L’une venue de la main/oreille,
qui produit des formes énergétiques obéissant aux lois naturelles de
l’amortissement. L’autre va substituer à la relation mécanique : geste/
corps sonore, une « relation ‘neuro-dynamique’ entre l’infime impul-
sion expressive et son relais électrique » (ainsi que le rappelle utilement
Hugues Dufourt).
« Tout se passe comme si l’instrument électrique établissait une connec-
tion expressive directe entre l’influx du système nerveux et sa traduction
électroacoustique. La lutherie électronique jette ainsi les bases techni-
ques d’une esthétique tensionnelle, où prévaudront la dynamique et les
transitoires du son, les contrastes et les fluctuations incessantes 5 ».
Et je fais mienne sa juste remarque : « les catégories dynamiques ren-
dent aujourd’hui intelligible ce qui a toujours jeté un défi à l’intelligence :
la fugacité, la qualité ».
« Le son ne se conçoit plus comme une pyramide de fréquences locali-
sables mais comme l’organisation d’un champ vibratoire caractérisé par
l’évolution dynamique d’états et de transitions diversifiées 6 ».
Champ, ou comme l’a dit Cézanne déjà de la couleur ­­– qu’il perçoit
comme « cet endroit où notre cerveau et l’univers se rejoignent » – étrange
‘mi-lieu’ à la croisée de l’extérieur et de l’intérieur, c’est bien de cet état
métastable que va surgir la qualité d’individuation d’une organisation
sonore (ou d’une œuvre musicale), assez forte pour mobiliser l’écoute
et l’individuer à son tour.

. H ugues D ufourt, Ouïr, op. cit. p. 77


. H ugues D ufourt, Ouïr, op. cit. p. 78
Manière de dé-faire les sons 43

La question à propos des sons alors déborde le comment faire, qu’elle


va dé-faire et prolonger en une autre, plus difficile : comment faire agir
leur configuration.
Et si le premier comment parfois se copie ou s’explique, l’autre restera
toujours une surprise, un secret à réinventer.

F rançois Bayle est compositeur,


ancien responsable de l’Ina-GRM.
Représentations musicales numériques :
temporalités, objets, contextes
Horacio Vaggione

Introduction

Le musicien travaille avec des discontinuités pour construire des conti-


nuités. Comme Robinson dans son île, il cherche des façons d’échap-
per à un temps amorphe, inarticulé 1, en creusant des marques, des
inscriptions sur un support – des éléments discrets, des symboles : des
« manettes » qu’il utilise pour atteindre un certain niveau opératoire
et morphologique. Les diverses « manières de faire des sons » (instru-
mentaux, électroacoustiques), posent donc, chacune à leur façon, la
question – sans cesse renouvelée au cours de l’histoire de la musique
– concernant les classes et les types de représentation qui pourraient y
être associés à des opérations portant sur certains de leurs aspects, at-
tributs, ou fonctions.
Depuis l’introduction des technologies numériques dans le champ
de la composition musicale, la question des représentations opératoi-
res s’est considérablement développée. La discrétisation généralisée
constitutive du domaine numérique a apporté une nouveauté de taille :
elle a permis de représenter tout type de données. Les opérations com-
positionnelles sont devenues elles-mêmes reproductibles 2, grâce à la
définition (le codage) d’objets multi-représentation.

. La durée pure de Bergson n’est pas l’amie du musicien, contrairement à ce qui


Bergson croyait lui-même : une « mélodie » est un ensemble de données articulées
(intervalles, durées, intensités, proportions). Bergson serait ainsi tombé sous « la sé-
duction de l’inarticulé ».
. « Quand on dit qu’un objet numérique est transparent, on entend par là que
cet objet non seulement se montre lui-même, en tant qu’unité fermée, mais
46 Manières de faire des sons

En soulignant les particularités des représentations issues de la pra-


tique de la composition musicale avec des moyens informatiques (mu-
siques électroacoustiques, musiques instrumentales assistées par ordi-
nateur, musiques « mixtes »), au-delà de la notation conventionnelle 3, je
vais me référer au caractère multi-échelle des temporalités qu’elles mani-
pulent : au fait que ces temporalités se constituent en tant qu’ensembles
stratifiés, comportant de multiples niveaux de grandeur. Ces niveaux,
ces échelles temporelles ne sauraient cependant se concevoir comme
des instances d’une hiérarchie prédéfinie, dont on pourrait relever avec
pertinence une cartographie universelle : bien au contraire, leur défini-
tion fait proprement partie de ce qui est à composer.
Par ailleurs, il me semble adéquat de s’interroger sur la spécificité
des représentations musicales par rapport à des concepts de représen-
tation issus d’autres disciplines, notamment des sciences cognitives. Ce
texte évoque donc cette problématique, sans se présenter pour autant
comme une sorte d’essai d’application des sciences cognitives aux faits
musicaux : les références à ces disciplines resteront tangentielles, ap-
pelées aux fins d’élaboration du contexte, qui restera à tout moment
celui de la composition musicale. Une place considérable sera donnée
aux types génériques de représentation, aux médiations qui se sont for-
gées à l’intersection de la musique et de l’informatique (scripts, patches,
fonctions graphiques). Je décrirai ainsi, de façon sommaire, des envi-
ronnements logiciels que j’utilise couramment dans mon propre travail
compositionnel – bien que je ne fasse aucune référence à mes œuvres
musicales, préférant pour l’occasion de me focaliser sur le sujet traité
dans toute sa généralité.
Quant à ce qui est véhiculé par ces environnements logiciels, je tâ-
cherai d’éclaircir tant soit peut le rôle attribué au symbole, ainsi qu’au
signal physique : de la même manière que le symbole, considéré en tant

qu’il est capable, essentiellement, de montrer ses méthodes et son code. Ceci
reste valable même dans le cas d’un travail sur des sons naturels échantillon-
nés : ceux-ci ne seront pas des « objets trouvés » dans la mesure où leur défini-
tion numérique permettra de multiples réécritures, à travers de multiples modes
de représentation, et par là de les intégrer à une stratégie générale de composi-
tion comportant des réseaux d’opérations symboliquement déterminées ». (H.
Vaggione : « Objets, représentations, opérations », Revue Ars Sonora n° 2, Paris, 1995.
Disponible en ligne : http://www.ars-sonora.org/html/numeros/numero02/02e.html
. Notation conventionnelle que nous continuons, bien entendu, à utiliser, dans les
limites de sa pertinence temporelle.
Représentations musicales numériques 47

qu’objet opératoire 4, le signal acoustique sera examiné sous divers éclai-


rages, concernant notamment les types de granularité véhiculés par les
techniques actuelles d’analyse et traitement du signal. J’avancerai alors
l’idée que l’approche granulaire, qui constitue l’un des avatars les plus
intéressants de ces techniques, est fertile dans le champ musical non
seulement parce qu’elle postule un nouveau paradigme de description
du fait sonore, mais surtout parce que cette description peut être traitée
dans le cadre d’un transfert catégoriel du niveau du signal vers le niveau
symbolique/opératoire 5, ce dernier étant identifié comme celui qui est
propre à la composition musicale 6.

Ce qui n’est pas dans les notes

Bien que les échelles temporelles auxquelles je me réfère soient compo-


sables, et non pas simplement données, il y a lieu, il me semble, de faire
une distinction opératoire entre deux grands domaines temporels, ceux
du « micro-temps » et du « macro-temps », car cette distinction est fon-
damentale pour comprendre les enjeux ouverts par une approche multi-
échelle du musical. Je me suis exprimé abondamment sur ce sujet dans
d’autres écrits. Ainsi je vais donner seulement un bref résumé, en le re-
liant à celui de la représentation.

. Il faudrait peut-être dire d’emblée que je n’emploie pas le terme « objet » pour signa-
ler le statut ontologique de l’œuvre musicale elle-même : à cet égard, on peut consi-
dérer que l’œuvre musicale n’est pas un objet (ni un méta-objet, ni un quasi-objet) –
elle est ce qu’elle est : un état de choses, pris dans son immanence. Évidemment, il
faut creuser cette question pour l’éclaircir tant soit peu. Mais, pour rester au niveau
de ce qui sera dit au long de ce texte : notre objet constitue une catégorie opératoire,
compositionnelle, un outil multi-représentation englobant symboles, opérations et
morphologies. Pour une critique de l’« objet musical », cf. le texte de A. Soulez, ce
volume.
. Cf. « De l’opératoire », dans M. S olomos , A. S oulez , H. Vaggione : Formel-informel,
musique et philosophie. Paris, L’Harmattan, 2003.
. La composition musicale ne saurait être naturalisée, c’est-à-dire, réduite à sa di-
mension purement physique/acoustique : « Pour paraphraser G. G. Granger : nous
(musiciens) entendons les sons non pas comme des signaux, mais comme le résultat
d’un travail, c’est-à-dire d’une transformation exercée par l’homme en vue de créer
des significations » (G. C arvalho , A. S edes , H. Vaggione : « Coïncidences autour de
Granger : l’opératoire et l’objectal en musique », Actes des Journées Granger, MSH
Paris Nord, 2008, à paraître chez Hermann). On pourrait à ce propos se rappeler du
mot d’Adorno : « Le son, dans sa dimension purement acoustique, est (…) habité
dès que la composition l’absorbe » (Quasi una fantasia, trad. française de J. L. Leleu,
Paris, Gallimard, 1982)
48 Manières de faire des sons

Là où la notation musicale conventionnelle n’a plus cours, parce que


l’ordre de grandeur de ses symboles ne peut s’appliquer au champ des
microphénomènes sonores (microphénomènes potentiellement pré-
sents, pourtant, dans la musique dont cette notation dénote), commence
alors, en dessous des notes, le domaine du micro-temps. Ce domaine 7
comprend une quantité finie mais illimitée de micro-échelles tempo-
relles. Des myriades de phénomènes sonores deviennent accessibles
– composables ­– si on les approche à l’intérieur de ce domaine, en chan-
geant d’échelle de description. Je ferai état de ces phénomènes, en les
considérant selon des angles divers. Cependant, mon but n’est pas de
privilégier le micro-temps, mais de montrer comment des articulations
– des interactions – se produisent dans un processus de composition
orienté multi-échelle.
Les aspects relevant directement du micro-temps se trouvent, dans le
système notationnel conventionnel, réfugiés de façon tacite dans « ce
qui n’est pas dans les notes » : vitesse des attaques et des transitions,
micro-variations de durées, hauteurs, intensités, etc. On peut dire que
les morphologies macroscopiques elles-mêmes, surtout quand elles ap-
paraissent à la perception comme des objets complexes et feuilletés,
dépendent fortement des micro-variations ainsi que des points précis
d’ancrage, ou « d’accrochage » entre des matières sonores, des points
réglés au niveau du micro-temps. Beaucoup de qualités perçues au ni-
veau macroscopique relèvent de cette situation : couleurs spectrales
brillantes ou ternes, rugosités des textures, localisation et mouvement
des sons dans l’espace, etc. Des questions concernant la performance
en musique instrumentale relèvent d’opérations réalisées par l’interprète
au niveau du micro-temps, (comme l’évolution timbrale, la flexibilité
du phrasé – c’est-à-dire les modalités fines de transition entre les notes),
etc. Mais dire que ces choses sont devenues composables, c’est-à-dire
accessibles à un traitement symbolique, ne signifie pas qu’on cherche à
ôter aux interprètes leur rôle de micro-articulateurs : ils seront toujours
les spécialistes dans ce domaine, tant qu’il s’agira de faire vivre des par-
titions purement instrumentales. En revanche, pour le développement
d’une musique électroacoustique, la pertinence compositionnelle à ce
. On peut fixer la frontière du micro-temps – avec beaucoup de précautions, car elle
est mouvante, selon les attributs des morphologies en jeu – en dessous d’un seuil de
durée variant entre 100 et 50 millisecondes. Quant à la limite inférieure, elle se trouve
à l’échelle sub-symbolique de l’échantillon individuel. Il ne s’agit donc pas de postuler
une divisibilité infinie du temps, car le domaine du micro-temps « sonore » appartient
à l’ordre du perceptible. D’autre part – on aura l’occasion de le voir dans ce texte – ce
domaine se trouve en état d’interaction multiple avec des échelles plus grandes (d’où
l’intérêt de l’intégrer au musical comme domaine composable à part entière).
Représentations musicales numériques 49

niveau est essentielle, car il nous faut articuler très finement tous les as-
pects, tous les attributs morphologiques, aussi infimes qu’ils soient, afin
de faire vivre nos sonorités. La musique électroacoustique nous donne
accès à des morphologies musicales qui ne peuvent pas être obtenues
par d’autres moyens. Étant des entités temporelles très feuilletées, étant
donné surtout les possibilités offertes par un affranchissement par rap-
port aux causalités instrumentales, les morphologies électroacoustiques
se trouvent pour ainsi dire directement ancrées dans le micro-temps :
les contractions et dilatations des matières, les granulations, les convo-
lutions entre diverses micro-échelles, sont des choses qui font partie de
ce qui est à composer 8.
Quant aux possibilités d’interprétation, la musique électroacoustique,
notamment au travers d’outils manipulables en temps-réel, est en train
d’inventer ses ressources. L’accès au micro-temps composable ne signi-
fie donc pas qu’il ne reste plus de place pour un autre micro-temps, non
composé celui-là. Il en va de même pour ce qui est des qualités d’espace
: la musique électroacoustique a développé des attributs spatiaux (lo-
calisations, trajectoires, etc.) aussi composables, impossibles à réaliser
dans le cadre purement instrumental ; mais il reste toujours une place
pour une spatialisation non composée, conçue comme une projection
créant des mouvements et des plans d’espace qui viennent s’ajouter aux
attributs spatiaux composés.
Il faut cependant insister sur le fait que les échelles temporelles el-
les-mêmes se déterminent d’après le champ multi-échelle postulé pour
chaque composition. Ainsi s’ouvre la possibilité de travailler également
ce champ multi-échelle dans le cadre d’une musique purement instru-
mentale. D’une part, à la suite de ce qui a été accompli pendant le x x e
siècle concernant les aspects constructifs et perceptifs du timbre, dont
la liste des compositeurs ayant fait des découvertes majeures serait lon-
gue à établir, une relation plus directe entre la note et le son est devenue
quelque chose d’acquis : la notation instrumentale intègre aujourd’hui,
au niveau même de sa théorie, une conscience du substrat morphologi-
que sur lequel se réalisent les opérations d’écriture macroscopique. Mais,
d’autre part, l’aspect multi-échelle peut se manifester non seulement
par rapport à ce substrat morphologique (micro-temps), mais aussi de
l’autre côté de la « ligne d’horizon » des notes (macro-temps) : en défi-
nissant les niveaux opératoires visés, les types d’opérations applicables,
et les classes d’interactions provoquées. La composition instrumentale

. D’où l’importance d’une élaboration explicite d’une micrométrique adaptée au


contexte opératoire des micro-échelles temporelles.
50 Manières de faire des sons

devient alors très feuilletée et pleine de convolutions 9. L’instrumental a


donc des beaux jours devant lui : l’aspect « prospectif » des réalisations
purement acoustiques reste ouvert 10.

Approche multi-locale

Insistons sur un point essentiel, tant en musique instrumentale, mixte


ou purement électroacoustique : affirmer l’importance des interactions
entre échelles temporelles n’équivaut pas, assurément, à postuler une
projection qui intégrerait ces échelles de façon linéaire, soit en amont,
soit en aval. Les « mésostructures », ainsi que les « macrostructures » –
qui ne constituent pas des états univoques ou monolithiques, mais des
frontières à construire, qui peuvent concerner une quantité finie mais
illimitée d’échelles temporelles – peuvent obéir à des principes de struc-
turation différents de ceux qui sont utilisés pour composer les micros-
tructures (autre vaste continent). C’est-à-dire, ces régions du composable
peuvent se construire à partir de divers plans opératoires. D’ailleurs, les
microstructures elles-mêmes (les morphologies composées au niveau
du micro-temps) peuvent se travailler avec des méthodes différentes et
superposées (des microstructures très feuilletées sont souvent produites
au moyen de plusieurs opérations, chacune d’entre-elles pouvant em-
ployer une méthode différente). Plus encore : des méthodes différentes,
et même radicalement différentes, peuvent se trouver encapsulées dans
le même objet symbolique, permettant de les faire circuler ensemble dans
un réseau compositionnel 11. C’est d’ailleurs cette richesse qui m’incite à
utiliser des termes tels qu’« objet », « représentation », « symbole », malgré
les barrières d’inintelligibilité qui parfois les entourent, mais qui se dissi-
pent dès qu’on comprend, dans l’action, leur valeur opératoire.

. La convolution est une opération de synthèse croisée, dont les modalités sont bien
connues en synthèse sonore. On peut cependant l’appliquer aux rapports entre échel-
les temporelles de toutes tailles, y compris celles situés au-dessus du niveau de la
note macroscopique. Cf. H. Vaggione : « Vers une approche transformationnelle en
CAO », Actes des Journées d’informatique musicale (JIM), GREYC/CNRS/Université de
Caen, 1996. Disponible en ligne : http://recherche.ircam.fr/equipes/repmus/jim96/
actes/vaggione/VaggioneTEXTE.html
10. A propos d’une approche opératoire ciblée sur la musique purement instrumen-
tale, cf. G. C arvalho : « Formaliser la forme », dans ce volume. Cf. aussi G. C arvalho :
« Représentations musicales d’idées mathématiques ». Thèse de doctorat, CICM,
Université de Paris viii , 2007.
11. H. Vaggione : « Son, temps, objet, syntaxe ». In Musique, rationalité, langage.
Cahiers de philosophie du langage n° 3, Paris, l’Harmattan, 1998.
Représentations musicales numériques 51

Je dois cependant insister encore une fois sur le fait que les échelles
temporelles elles-mêmes n’existent que par rapport au plan composi-
tionnel, et doivent se définir uniquement en fonction de celui-ci. À cha-
que niveau, tout dépend de la définition précise de l’échelle temporelle
(postulée) dans laquelle on fixe (temporairement) notre « fenêtrage »,
notre cadre de référence opératoire. Ainsi nous sautons d’une échelle
à une autre, dans toutes les directions, aux moments choisis (proches
ou éloignés), repassant souvent par des points très finement voisins. Un
processus de composition délibérément orienté multi-échelle est tou-
jours « multi-local ».
Ceci vaut pour le processus de composition autant que pour l’audition.
J’irai même jusqu’à dire qu’un acte d’écoute musicale, en tout cas une
« écoute opératoire », détaillée, et pas seulement « immersive », purement
globale, comporte la possibilité de focaliser notre attention de façon va-
riable, à volonté, en sautant d’une échelle temporelle à une autre. La mu-
sique se manifeste en tant que richesse morphologique perçue, et non
pas comme une trajectoire balisée de régularité. Le jeu des interactions
entre les échelles temporelles présentes dans une musique est de toute
évidence le champ où cette écoute détaillée se déploie.

Émergences (1)

On pourrait s’interroger, à la lecture de ce qui précède, sur les aspects co-


gnitifs des représentations musicales, éventuellement en ce qui concerne
des possibles intersections entre l’approche décrite dans ce texte et celle
qui s’est élaborée dans le champ des sciences cognitives sous le terme
d’énaction 12. Car la conceptualisation proposée sous ce terme interpelle
directement celle de représentation : la condition du « faire-émerger » –
« to enact » – un quelconque état de choses est, selon Varela, celle de « tra-
vailler sans représentations », parce que « les représentations renvoient

12. J’utilise le terme énaction dans le sens de F. Varela (cf. F. Varel a : Connaître les
sciences cognitives. Paris, Seuil, 1989; texte repris sous le titre : Invitation aux scien-
ces cognitives, Paris, Seuil, 1996). Les travaux de Dreyfus, Winograd et Flores, entre
autres, ont établi les bases paradigmatiques. Les sources philosophiques se trouvent
dans l’herméneutique phénoménologique (Husserl, Heidegger, Merleau-Ponty), spé-
cialement par rapport à la prise en compte du monde vécu – bien qu’on critique sou-
vent la visée exclusivement théorique des phénoménologues. À propos de l’énaction
considérée du point de vue d’une pratique musicale, cf. M. S olomos : « Notes sur la
notion d’émergence et sur Agostino Di Scipio », ce volume. Je me suis référé à l’idée
d’énaction, en la situant dans un courant plus large de la critique herméneutique
de la représentation, dans H. Vaggione : « Composition musicale : représentations,
52 Manières de faire des sons

toujours à un monde prédéfini » 13. Dans la terminologie varélienne, qui


est aussi celle de la critique herméneutique anti-cognitiviste élaborée
entre autres par Winograd et Flores 14, seulement un monde prédéfini
peut être re-présenté. Bien entendu, cette critique herméneutique vise à
renverser l’idée traditionnelle de la cognition basée sur des représenta-
tions mentales, représentations considérées ici comme des fausses ob-
jectivations, découlant de la conception d’un esprit radicalement séparé
du « monde» (ainsi que du corps, en suivant Merleau-Ponty 15). Cette cri-
tique insiste sur le fait que ces représentations ne sauraient donner lieu
à des émergences contextuelles – à des phénomènes singuliers – car el-
les réifient autant le sujet que l’objet de connaissance, et, aussi bien du
point de vue épistémologique que technologique 16 tout ce qui arrive,
dans une approche de ce genre, doit se trouver déjà explicité dans un
« micromonde » (un « modèle réduit » du « monde »). L’idée selon laquelle
la connaissance consiste dans l’élaboration d’un corpus d’informations,
toujours préalable par rapport à la performance cognitive, est en effet
à la base des théories de l’intelligence artificielle (IA) classique 17. La
performance cognitive doit être, d’après ce paradigme (qui est celui du
computationalisme), obligatoirement représentée (implémentée) dans
des algorithmes fermés – des « boîtes noires ». C’est sur ce point que la
critique herméneutique de la représentation a fait sa percée majeure :
elle a dévoilé le fait que ces algorithmes fermés, jouant d’avance leur pro-
pre cohérence logique, nous placent face à un impératif computation-
nel prédéfini, qui empêche toute interprétation, toute ouverture à une
quelconque situation (vécue). L’herméneutique phénoménologique a

granularités, émergences », Intellectica n° 48-49, numéro spécial Musique et cognition,


sous la direction de A. Sedès, Paris, 2008. Cf. également A. D i S cipio : « Emergence
du Son, Son d’Emergence. Essai d’épistémologie expérimentale par un composi-
teur » ; ainsi qu’A. Vill a : « Questions sur le processus de segmentation de la surface
musicale dans la perception des musiques contemporaines et électroacoustiques »,
Intellectica, même numéro (48-49).
13. F. Varel a , op. cit., p. 98.
14. T. Winogr ad et F. F lores : Understanding Computers and Cognition, New Jersey,
Ablex Press, 1986).
15. M. M erleau -P ont y : Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
16. N’oublions pas que l’enjeu cognitiviste est de décrire le cerveau/esprit comme
étant un ordinateur, ou bien ce dernier comme étant une métaphore du premier.
17. Sur l’approche cognitiviste sous-tendant l’intelligence artificielle classique cf. H.
S imon : Sciences of the Artificial, Cambridge, MA., MIT Press, 1982 ; M. M insky : « A
Framework for Representing Knowledge ». In P. Winston (Ed.) : Artificial Intelligence :
A MIT Perspective. New York, Mc Graw-Hill, 1975.
Représentations musicales numériques 53

été introduite pour court-circuiter les obstacles insurmontables que les


approches computationnalistes dressent en ce qui concerne la réalité
de l’engagement créatif ou constructif.
Si l’on se tourne maintenant vers l’action musicale, nous trouvons
en elle un riche tissu contextuel, complexe, feuilleté, qui ne saurait en
aucun cas être assimilé à un « monde prédéfini ». Qu’on me permette
de répéter ici l’autocitation placée en note au début de ce texte : « Pour
paraphraser G. G. Granger 18 – nous (musiciens) entendons les sons
non pas comme des signaux, mais comme le résultat d’un travail, c’est-
à-dire d’une transformation exercée par l’homme en vue de créer des
significations » 19 Ce qui veut dire, quant aux représentations opératoi-
res que nous utilisons en musique, que nous sommes dans un cas de
figure très différent de celui du représentationalisme cognitiviste, car
ces représentations opératoires sont des outils créés (construits) afin
d’atteindre un champ d’action morphologique, et non pas pour re-pré-
senter ou trans-coder de processus mentaux, ni pour élaborer des modè-
les (des formalisations) du « monde ». Bien évidemment, les musiciens
ont des connaissances musicales : ils ont appris à lire et à écrire de la
musique, par exemple, et mille autres choses concernant leur artisanat.
Néanmoins, on ferait fausse route si l’on accordait à ces connaissances
un statut comparable à celui des systèmes formels (prédéfinis) dont on
vient de parler. Comme le dit D. Byrd : « Il est tentant de supposer que
les règles d’un système aussi élaboré et réussi qu’est la notation musi-
cale conventionnelle, doivent être auto-consistantes. Le problème est
que plusieurs des ‘règles’ sont nécessairement floues. Tous les livres sur
la notation musicale conventionnelle sont pleins de vagues affirmations
illustrées par des exemples qui, souvent, n’arrivent pas à clarifier la règle;
mais, dès que l’on essaie de préciser le plus possible chaque règle, on ob-
tient un résultat non-consistant » 20. Et, l’on pourrait ajouter, à l’encontre
de la croyance la plus répandue : les langages informatiques musicaux,
malgré leur haut degré de formalisation, sont utilisés (sauf exceptions
notoires) par les musiciens dans le même sens de fluidité que la notation
conventionnelle. Un musicien, s’il n’est pas un simple « administrateur »
de connaissances musicales acquises, comme dirait Debussy, n’utilise
pas un système notationnel sans prendre à sa façon les degrés de liberté
qu’il contient, c’est-à-dire, sans ajouter des fonctions créées par lui-même,
18. Cf. G. G. G r anger : Formes, opérations, objets. Paris, Vrin, 1994.
19. G. C arvalho , A. S edes , H. Vaggione : « Coïncidences autour de Granger : l’opé-
ratoire et l’objectal en musique », op. cit.
20. D. B yrd : “ Music Notation Software and Intelligence ”, Computer Music Journal
vol. 18, n°1, 1994, p. 17.
54 Manières de faire des sons

des fonctions faisant partie de ce qu’il veut composer. C’est comme cela
que la notation musicale macroscopique s’est développée au cours de
son histoire. L’aspect « flou » de la notation musicale est une manifesta-
tion de la flexibilité du système, et non pas un défaut, ni un manque de
rationalité : son caractère ouvert permet à un compositeur d’effectuer
ses propres propositions formelles. Quant aux langages informatiques
musicaux, ils ne sont pas dénués de flexibilité, de degrés de liberté, ce
qui confère à ces langages leur caractère musicalement opératoire. Ces
langages informatiques permettent au compositeur d’interagir avec un
système syntaxiquement rigoureux, mais qui n’est pour autant fermé à
des actions musicales concrètes (autrement, ils seraient des « mauvais »
langages informatiques, desquels il conviendrait de se détourner le plus
vite possible).
Le but des représentations musicales, de quelque type qu’elles soient,
n’est donc pas de réaffirmer (de re-présenter) une information déjà exis-
tante, mais de créer un fait qui est irréductible à cette information. On peut
parler donc ici, en tout état de cause, de l’existence d’un type d’émer-
gence contextuelle (incluant une espèce de puzzle triangulaire entre le
système représentationnel, son instanciation présente et le compositeur
lui-même). Je vais me référer plus bas au rôle de l’interprète considéré
du point de vue de son propre couplage avec sa partition, ce qui va nous
permettre de creuser davantage ce statut opératoire 21.
Pour résumer le thème de l’émergence énactive en ce qui nous
concerne en tant que compositeurs : celle-ci, étant action, s’éloigne
naturellement des dualismes substantialistes ou mentalistes qui « fi-
gent » le monde pour l’« expliquer ». Et, cela faisant, elle ne privilégie
aucun niveau comme étant plus essentiel qu’un autre. J’ai insisté dans
d’autres textes 22 sur le fait que de simples stratégies ascendantes (bot-
tom-up) ou descendantes (top-down) ne sauraient suffire à une sai-
sie du concept d’émergence dans toutes ses implications structurelles.
L’émergence contextuelle (le phénomène non réduit, non prédéfini)
ne saurait s’expliquer ou se construire autrement que par une approche
embrassant une multiplicité de perspectives simultanées, littéralement
multidirectionnelles.
Autrement dit : si l’on se tient à distance d’un émergentisme réduc-
tionniste, on pourra assumer le fait qu’entre la composition des sons et
la composition des œuvres, il n’y a pas de plans substantiellement « pre-
miers et seconds », mais des aspects qui renvoient à des échelles tem-
21. Cf. la section Représentations numériques.
22. Par exemple dans « Composition musicale : représentations, granularités, émer-
gences », op. cit.
Représentations musicales numériques 55

porelles différentes, qui s’articulent à l’intérieur du composable, sans


prendre une direction hiérarchique univoque et prédéterminée. Cette
façon d’envisager le composable implique, naturellement, un engage-
ment fort de la part du compositeur quant à la profondeur articulatoire
de ses opérations.

Émergences (2)

Je viens de parler des faits musicaux du point de vue de l’émergence


énactive (de l’émergence comprise comme un faire). Un point de vue
complémentaire, ou du moins non contradictoire, serait de regarder
l’œuvre musicale à partir de la problématique non linéaire du tout et
de ses parties.Énonçons-le de manière très élargie : l’œuvre musicale
constitue une émergence parce qu’elle n’est réductible ni à ses parties,
ni à ses éléments constitutifs 23, ni aux opérations réalisées pendant le
processus de composition. Nous pouvons éviter encore ici, comme on
l’a fait auparavant, le mot « causalité ».
Les compositeurs, en produisant leurs musiques, effectuent donc des
opérations ; mais les musiques qu’ils produisent, en s’éloignant d’eux et
de leurs opérations, en devenant autonomes, réclament encore d’autres
opérations, celles de l’auditeur. On peut contester cette coupure, mais il
reste que les deux types d’opérations peuvent ne pas être en relation de
correspondance linéaire 24. Ceci nous ramène encore au point de vue
de l’énaction, car cette non-correspondance peut être vue comme étant
le lieu d’un couplage structurel : d’une situation créative.
D’autre part, l’œuvre musicale va se constituer comme une émergence
(une singularité), et non pas comme une simple globalité, parce qu’elle se
manifeste non pas comme ce qui constitue le produit des parties d’un tout,
ni même comme l’épiphénomène 25 de ses composantes, mais comme

23. La distinction entre parties et éléments, d’un point de vue ensembliste, vient
de Cantor.
24. Cette non-correspondance serait le cas le plus normal, la communication one-
to-one étant de l’ordre de l’utopie, une utopie assez dangereuse car elle appartient
à l’idéologie du « total contrôle », cherchant à annuler la variété des couplages, la
richesse des situations.
25. Je serais en effet assez réservé quant à l’usage du terme « épiphénomène ». Il ne
faut pas oublier que l’émergentisme constitue un ensemble de courants de pensée
dont l’origine remonte loin dans le temps – qu’on pense à John Stuart Mill, par exem-
ple (System of Logic, 1843) – et a été en tout cas marqué par un certain matérialisme
réductionniste (« la vie n’est rien qu’un épiphénomène de la matière ; l’esprit n’est
rien qu’un épiphénomène du cerveau »). L’épiphénomène avait déjà été un argument
56 Manières de faire des sons

ce qu’elle est, sans réduction aucune. C’est pour cela que l’on peut envi-
sager aussi une ontologie de l’émergence en tant qu’immanence.
Certes, il ne s’agit pas de penser l’œuvre comme un tout. Adorno di-
sait : « le tout est le faux » 26. Assurément : on peut considérer la pensée
du tout comme négation des propriétés des parties – c’est sans doute
cela le point faible de l’approche stochastique, comme de tous les glo-
balismes, qui sont des « collectifs faux » 27, car les parties ne font que
suivre une loi globale imposée, en dehors de tout critère d’interaction.
Par contre, si l’on dit : « dans une œuvre musicale tout est émergent », on
n’est pas en train de nier aucun attribut d’aucun « moment » (pour parler
comme Husserl) de l’œuvre ; cela signifie : on ne saurait tendre l’oreille
vers quelque chose, à l’intérieur et à l’extérieur de l’œuvre musicale, qui
ne soit pas en rapport d’émergence avec une autre quelque chose qui se
trouverait là aussi, dans une situation de présence, dans le champ d’une
interaction (intrication) généralisée. Cette formulation ne contredit pas
l’expérience musicale du détail, du singulier, du hautement articulé.

Ontologies

S’agissant de la discrétisation de toutes les données, qui est propre au


domaine du numérique, et tenant compte de la richesse opératoire que
cette discrétisation apporte au composable, tout se passe comme si un
autre problème « métaphysique » venait nous interpeller : il y a une diffé-
rence ontologique majeure entre d’une part l’affirmation d’une stratégie
opératoire (ou même d’une esthétique) du discontinu, et d’autre part un
énoncé concernant le statut de réalité de ce discontinu. Ce qu’on a dit
plus haut à propos de la non-réification des représentations, ou bien sûr
la non-pertinence d’une naturalisation de la musique qui pourrait surve-
nir à partir d’une confusion entre théorie acoustique et théorie musicale,

accusatoire contre les tenants historiques des parallélismes, tels que Spinoza, par
exemple, qui, par ailleurs, insistait sur « l’aptitude à être affecté », de laquelle dé-
rive celle « d’exister et de produire », ainsi que celle «de penser et de comprendre »
(Ethique). Un texte de J. M. Roy explore quelques pistes par rapport à la réduction
matérialiste du point de vue des divers courants cognitifs actuels. Cf. J. M. R oy :
« Naturalisme émergentiste et explication causale ». intellectica 2004/2, n° 39, p.
199-227.
26. T. W. A dorno : Minima Moralia, version italienne de R. Solmi, Torino, Enaudi,
1954.
27. Cf. H. Vaggione : « Determinism and the False Collective », in J. K r amer (éd.) :
Time in Contemporary Music Thought. Contemporary Music Review, Vol. 7 (2),
Londres, Routledge, 1993.
Représentations musicales numériques 57

et ainsi de suite, s’applique également aux faits musicaux eux-mêmes : ils


ne sont réductibles ni à leur support, ni à leur méthode d’engendrement,
ni à leur formalisation, ni même à leur « constructibilité » : on ne saurait
confondre ces ontologies régionales diverses 28. Dès lors, l’un des « dan-
gers » du numérique pourrait résider, à ce qu’il me semble, non pas dans
le fait de la discrétisation généralisée qui le sous-tend (elle constitue un
puissant moyen opératoire), mais dans sa réification sous la forme d’une
métaphysique du discontinu qui postulerait le calcul comme ontologie
première du réel. D’autre part, il est vrai, le même type de danger guette
également l’assomption contraire, celle de la continuité (la durée pure,
le temps amorphe). Les deux « fondationismes » sont également alié-
nants. Le premier ne tient pas compte de l’hétérogénéité structurelle 29
qui accompagne de fait toute discrétisation, et dont la reconnaissance
nous préviendrait contre la réduction « computationelle » 30 ; le second,
en ignorant la granularité constitutive de nos représentations, nous
plonge dans l’inarticulé 31.

Représentations numériques

Je voudrais à présent me référer aux représentations opératoires en com-


position musicale, d’un point de vue plus technique, à partir des problé-
matiques posées par des formes de notation autres que la notation musi-
cale conventionnelle. Prenons en premier lieu la notation textuelle (par
scripts alphanumériques). Ce type de notation, issue de l’informatique,
est équivalent en tant que « partition » à la notation conventionnelle, bien
qu’elle soit plus étendue, intégrant plus d’échelles temporelles, s’étalant
en fait jusqu’aux événements les plus infimes, au niveau du micro-temps.
Cette « notation textuelle » – une combinaison de lettres et des chiffres
– n’est pas un aide-mémoire mais un code : une ensemble de détermi-

28. Cf. par exemple H. Vag gion e : « Some Ontological Remarks About Music
Composition Processes ». Computer Music Journal, 25 (1), Cambridge, MA., MIT Press,
2001. Disponible en ligne : http://muse.jhu.edu/demo/computer_music_journal/v025/
25.1vaggione.html. Traduction française de M. Solomos : « Quelques remarques on-
tologiques sur les processus de composition musicale », in R. B arbanti et al. (éds.) :
Musiques, arts, technologies, pour une approche critique. Paris, L’Harmattan, 2004.
29. Sur le concept d’hétérogénéité structurelle, cf. J. M. L év y -L éblond : « La physique,
science sans complexe », in La Compléxité, Colloque de Cerisy. Paris, Seuil , 1991. Cité
dans H. Vaggione : « Son, temps, objet, syntaxe », op. cit.
30. Cette hétérogénéité structurelle sous-tend ma critique des approches unidirec-
tionnelles de l’émergence.
31. Cf. la note 1 (ce texte), où je critique la durée pure de Bergson.
58 Manières de faire des sons

nations (de « déclarations ») construit d’après une syntaxe précise. Il ne


s’agit donc pas d’une prescription rédigée dans un langage ordinaire,
mais dans un langage hautement formalisé, dans lequel tout peut être
décrit : fonctions, variables, et ainsi de suite. Bien entendu, ce qui est
hautement formalisé est le langage informatique, pas nécessairement
la musique qu’on fait avec lui 32. Ce genre de confusion est très fréquent
en composition musicale assistée par ordinateur. Un langage hautement
formalisé laisse libre cours à notre imaginaire musical, ainsi qu’à notre
pensée opératoire. Cette liberté inclut celle de formaliser autant qu’on
le veut, ainsi que de multiplier les types de formalisation indépendam-
ment de celui qu’on utilise pour les décrire dans la grammaire du lan-
gage informatique employé.
Au fond, ce qu’il faut comprendre à ce sujet c’est le fait que la mu-
sique n’est pas un langage 33, bien qu’elle utilise des langages pour se
construire. Les représentations musicales (en tant que « pointeurs » mor-
phologiques) sont, pour le dire une fois de plus, des instances de catégo-
ries opératoires, et non pas des chaînes univoques de signification. Les
représentations musicales sont dynamiques, porteuses de formes : c’est
pour cela que l’on les utilise en composition musicale, et non pour leur
supposé pouvoir de description d’un monde phénoménal préexistant à

32. Dans un certain sens, la notation musicale conventionnelle et la notation tex-


tuelle alphanumérique sont opposées en amont, mais pas en aval : comme on l’a vu
plus haut, l’une est un système flou, par nature ; l’autre est un système précis, aussi par
nature, bien qu’il puisse également se constituer en tant que système flou (si l’on le
déclare comme tel). Mais quant à l’usage, les deux sont capables à la fois de fournir
une base de formalisation et de permettre un certain nombre de degrés de liberté ;
et c’est bien cette flexibilité dans l’usage qui leur confère proprement leur caractère
musicalement opératoire.
33. Pour citer V. Zuckerkandl : « Si l’on excepte le cas d’un langage créatif (…) comme
la poésie, où des relations plus « musicales » sont présentes, le langage a toujours un
monde fini de choses devant lui, auxquelles il assigne des mots ; tandis que les sons
musicaux créent eux-mêmes ce qu’ils signifient. Ainsi il est possible de traduire une
langue dans une autre, mais pas une musique dans une autre… » (V. Z uckerk andl :
Man the Musician, Princeton, N. J. , Princeton University Press, 1976). Cependant,
les choses ne sont pas si simples : l’autre face de cette séparation est, en dehors de
toute dialectique, la projection du « voir comme », dans le sens wittgensteinien (« Cet
homme a le sens de la musique n’est pas une phrase que nous employons pour parler
de quelqu’un qui fait ‘Ah’ quand on lui joue un morceau de musique » – Wittgenstein,
Leçons et conversations, trad. J. Fauve, Gallimard, 1971), ou même adornien (« C’est
en s’éloignant du langage que la musique réalise sa similitude avec lui » – Adorno,
Quasi una fantasia, op. cit.). Bien entendu, on peut élargir le concept de langage jus-
qu’à le faire recouvrir celui de système symbolique – ce que fait Granger (cf. Formes,
objets, opérations, Paris, Vrin, 1994).
Représentations musicales numériques 59

notre travail. Il en va de même pour ce qui relève du travail des interprè-


tes, en musique instrumentale : la partition qu’ils « déchiffrent » ne fait
pas partie de leur monde mental préexistant (même s’ils l’apprennent
par cœur) : elle se situe dans le monde externe ; à chaque performance,
à chaque instance, il y a un nouveau couplage, une nouvelle énaction
qui se met en place.
Les représentations musicales peuvent se présenter sous forme sé-
quentielle, ou vectorielle, ou bien encapsulées dans des objets, à l’inté-
rieur de réseaux opératoires que l’on tisse et retisse tout au long de no-
tre activité dans le composable. Elles se situent, à un niveau opératoire,
dans la perspective d’une hétérogénéité structurelle, comme on l’a dit.
Ici la difficulté à surmonter (afin de pouvoir penser cet état de choses)
ne viendrait pas seulement du côté du dualisme, mais aussi du monisme.
L’exigence d’un monisme radical (d’une quête d’unicité, entre représen-
tations, opérations et résultats) a amené maintes fois les musiciens à
l’impasse. Le sérialisme des années 1950 nous donne un exemple assez
éloquent, tout comme le fait la « musique algorithmique » ou « automati-
que » des débuts de la composition assistée par ordinateur. Concernant
cette dernière : ce n’est qu’à partir du moment où l’on a commencé à
accepter le principe selon lequel l’action et l’interaction sont plus impor-
tantes que les algorithmes 34 ­– ce qui inclut, parmi d’autres choses, une
intrication forte (c’est-à-dire ouverte 35) entre l’algorithmique et inter-
vention manuelle –, que l’on a vu naître des perspectives intéressantes
concernant la composition musicale en milieu numérique, au-delà de
ce qu’on pourrait appeler des « musiques de Turing » 36.
L’évolution possible du paradigme du script alphanumérique comme
forme de représentation musicale se trouverait, à ce qu’il me semble,

34. Cf. H. Vag gione : « Some Ontological Remarks About Music Composition
Processes », op. cit.
35. Une intrication faible étant, de toute évidence, une intrication fermée, car elle
ne peut pas être le lieu d’un couplage structurel. Une intrication fermée est un avatar
du rationalisme (la tendance unidimensionnelle de la raison à se constituer comme
le seul pôle de contrôle d’une action quelconque).
36. « Turing Machines computation is algorithmic, where the values of all inputs are
predeterminted at the start. It cannot be affected by subsequent changes to the en-
vironment; therefore, TMs compute as closed systems » (P. W egner et D. G oldwin :
« Computation Beyond Turing Machines », Rapport, Brown University, 1999) ; cf. J. van
L eeuwen et J. Wiedermann : « The Turing Machine Paradigm in Contemporary Comput­
ing », in Mathematics Unlimited – 2001 and Beyond, eds. B. Enquist and W. Schmidt,
LNCS, Springer-Ver­lag, 2000. Quant aux « musiques de Turing », cf. H. Vaggione :
« Composition musicale et moyens informatiques : questions d’approche ». In M.
S olomos , A. S oulez , H. Vaggione : Formel-informel, musique et philosophie, op. cit.
60 Manières de faire des sons

non pas dans l’invention d’une façon d’écrire qui ne ferait plus usage des
caractères alphanumériques, mais plutôt dans le développement d’ap-
proches différentes de celles qui sous-tend la programmation linéaire
classique (dite « structurée »). C’est déjà le cas aujourd’hui : au lieu des
boîtes noires travaillant sur des données fournies en entrée d’un seul
coup, en laissant le programme, une fois compilé, agir « tout seul », nous
avons la possibilité d’intervenir constamment. Dans la nouvelle appro-
che, pour le dire encore une fois, « l’interaction est plus importante que
les algorithmes ». Ainsi les langages logiciels évolués offrent des aspects
dynamiques, reconfigurables à tout instant par l’utilisateur : réseaux
ouverts, création de classes d’objets « sur la marche », polymorphisme
(cf. infra), autonomie locale (exécution de parties du programme par
simple sélection de portions du script). À ceci il faut ajouter le fait que,
à partir de sa discrétisation généralisée, la notation alphanumérique
comporte la possibilité de déclarer des interfaces graphiques par l’uti-
lisateur dans le corps même du script : des formes d’onde, des images
spectrales, et même de la notation musicale conventionnelle. Il devient
possible d’utiliser au même temps toutes ces possibilités de représenta-
tion (je répète ceci sans cesse, tout au long de ce texte). Cela étant, les
scripts alphanumériques, dans leur état actuel de développement, sup-
posent un saut générationnel par rapport aux structures linéaires des
programmes de synthèse sonore de la famille historique Music-N inau-
gurée par Max Mathews dans les années 1960 37. La problématique du
script alphanumérique a donc beaucoup évolué depuis le temps de la
programmation linéaire : elle doit aujourd’hui affronter le passage de
l’algorithmique pure (transformations « finies » des entrées en sorties, à
l’intérieur d’un système fermé) vers les environnements interactifs (pro-
cessus dynamiques, ouverts vers l’extérieur ainsi que vers le contexte
dans lequel ils sont insérés). Figure 1, page suivante.
Un autre type de représentation, le patch graphique, peut être considéré
comme étant un ensemble de scripts alphanumériques encapsulés dans
des objets graphiques qui constituent leurs abstractions, et qui présen-
tent une manière différente de concevoir des interfaces utilisateur. Des
bibliothèques faisant partie du système contiennent des objets déjà com-
pilés, prêts à s’interconnecter selon un plan fonctionnel pensé par l’uti-
lisateur, afin d’atteindre ses projections opératoires. Il est aussi possible
de construire de nouveaux objets externes qui viendront s’incorporer
au système. Figure 2, page 62.

37. Cf. M. M at hews : The technology of Computer Music. Cambridge, MIT Press,
1969.
Représentations musicales numériques 61

Figure 1 : environnement textuel (SuperCollider) 38

38. Cf. J. M c C artney : « Rethinking the Computer Music Language : SuperCollider ».


Computer Music Journal 26:4, p. 61-68, 2002. Les objets symboliques ici montrés (per-
mettant une performance, et donc la réalisation de multiples variantes) peuvent s’ac-
tiver simultanément maintes fois. Dans chacune de leurs instances superposées, il
est possible de changer à tout moment les valeurs de toutes les variables, ainsi que
les déclarations des variables elles-mêmes. Des applications diverses peuvent s’ins-
tancier simultanément dans SuperCollider comme autant de strates d’un dispositif
pluriel, leur nombre étant limité seulement par la taille de la mémoire tampon de
l’ordinateur hôte. Ceci est techniquement possible à cause de l’architecture du sys-
tème, qui comporte une séparation stricte entre le « moteur de synthèse » et les don-
nées qui lui sont soumises par le musicien. Cette caractéristique favorise la pratique
du « live coding » : l’écriture de lignes de code « sur la marche ».
62 Manières de faire des sons

Figure 2 : patch graphique (Max/MSP) 39

Un patch graphique se présente comme une interface qui est à la fois


une abstraction d’une fonction d’un dispositif de génération ou de trans-
formation d’entités sonores. La fonction « encapsulée » dans un patch
peut couvrir un grand nombre d’échelles temporelles s’étalant entre le
micro-temps et le macro-temps. Un patch cache toujours d’autres pat-
ches, qu’on appelle « sub-patches », car ils constituent des abstractions

39. Sur les idées sous-tendant Max/MSP, cf. M. P uck et t e : « Max at Seventeen ».
Computer Music Journal 26:4, 2002. Le patch montré dans la figure 2 a été réalisé
par Phivos Kollias (CICM), dans le cadre d’une recherche « systémique » portant sur
l’auto-organisation et l’émergence à partir de la notion de feedback. Concernant
ce thème, voir le texte de M. Solomos (dans ce volume) dédié à l’approche d’A. Di
Scipio, dont l’œuvre musicale est pionnière dans ce domaine (à propos des as-
somptions épistémologiques de ce compositeur, cf. la référence donnée supra, sec-
tion Émergences 1). Voir aussi le texte de S. Bokesoy sur ses propres travaux sur ce
sujet : « Feedback Implementation Within a Complex Event Generation System for
Emergent Sonic Structures », Proceedings of the Int. Computer Music Conference,
New Orleans, 2006.
Représentations musicales numériques 63

d’autres fonctions associées, nécessaires à sa construction. Bien en-


tendu, le patch «principal » peut à son tour s’insérer dans un autre patch
construit en amont, contenant encore d’autres fonctionnalités, en ainsi
de suite (c’est pourquoi on parle d’« abstractions » pour se référer aux
fonctionnalités de chaque patch). Le patch « complet », contenant tou-
tes les fonctions (tous les sub-patches) correspond à la totalité d’un dis-
positif donné, par exemple, un dispositif mis en place pour une perfor-
mance interactive 40.

Temps circulaire, temps séquentiel, temps stratifié

Un patch (graphique ou alphanumérique) est par nature sous-tendu par


un certain fonctionnement circulaire du temps, qui est celui des boucles
conditionnelles (si…alors) de la programmation « structurée » 41. Dans
les systèmes classiques de synthèse sonore numérique du type Music-N
créés par Max Mathews 42, cet aspect circulaire était compensé par la no-
tion de « liste de notes » (notelist), destinée à établir un temps séquentiel
dans lequel venaient s’inscrire les instances successives des instruments
logiciels déclarés séparément 43. Il s’agissait donc de prélever des états
de la trame des boucles conditionnelles, afin de déterminer le début et

40. Naturellement, rien n’empêche d’utiliser ces patches en situation de studio, pour
la réalisation de musiques électroacoustiques sur support. En ce qui concerne les
musiques mixtes, il existe à l’heure actuelle des milliers de patches élaborés dans
des environnements de programmation graphique tels que Max/MSP ou PureData,
pour ne mentionner que les plus répandus. Pratiquement tous les compositeurs tra-
vaillant dans le domaine des musiques mixtes en font usage comme partie intégrante
de leurs œuvres, souvent en fournissant les patches dans le même document que la
partition graphique instrumentale : de plus en plus de partitions instrumentales sont
accompagnées d’un CD ou un DVD contenant les patches nécessaires à l’exécution
de la partie électroacoustique de l’œuvre.
41. Cf. T. Winogr ad : « Beyond Programming Languages ». Communications of the
ACM 22 (7), 1979.
42. M. M athews : The Technology of Computer Music, op. cit.
43. Voir le Catalogue de sons synthétisés par ordinateur de J.C. Risset (1969, publié
en 1999 dans le livret accompagnant The Historical CD of Digital Sound Synthesis,
WERGO, Mainz). Il contient non seulement les « recettes numériques » d’une foule
de sons, mais aussi des exemples de ce qui était la pratique du patch (« data flow »
ou « flow chart ») à l’époque pionnière de la synthèse sonore. Bien entendu, la pro-
grammation classique avait un contenu très faible en termes d’interaction : les pro-
grammes, en mode « batch », étaient des boîtes noires qui traitaient les données
sans aucune possibilité d’intervention pendant leur déroulement. Récemment, A. de
Sousa Dias a développé des outils de transcodage pour faire migrer des partitions
64 Manières de faire des sons

la fin des instanciations d’un « instrument » logiciel (déclaré séparément


dans le programme). La dénomination « liste de notes» est cependant
trompeuse, car, bien qu’elle fasse allusion à des « listes » d’instances, les
éléments de ces listes ne sauraient aucunement s’assimiler aux « notes »
de la notation musicale conventionnelle – car ici les éléments des listes
peuvent être de n’importe quel ordre de grandeur temporelle, et donc
représenter, notamment, des durées appartenant par définition au do-
maine du micro-temps (figure 3).

Figure 3 : « liste de notes » dans Cmusic (1987) 44

Roger Dannenberg avait élaboré à la fin des années 1980 un modèle,


dans le domaine de la synthèse sonore numérique, basé sur le couple

alphanumériques classiques (notamment celles de Risset, écrites dans le langage


Music V) vers d’autres environnements plus actuels (MaxMSP et OpenMusic) ; cf. A.
de S ousa D ias : L’objet sonore : situation, évaluation et potentialités. Thèse de doc-
torat, CICM, Université de Paris VIII, 2005. Cf. aussi A. de S ousa D ias : « Transcription
de fichiers Music V vers Csound à travers OpenMusic ». Actes des Journées d’infor-
matique musicale (JIM) 2003. Sur la problématique du transcodage, cf. A. de S ousa
D ias et P. F erreir a L opes : « Kitty : A package for external patches communication
management in MaxMSP – A Progress Report ». Proc. of the Int. Computer Music
Conference, Barcelone, 2005.
44. Extrait de la liste de notes d’un fragment de ma pièce Tar, pour clarinette
basse et ordinateur (1987), utilisant le langage Cmusic, l’un des descendants de
la famille historique de programmes Music N de Max Mathews. Chaque ligne de
la liste est une instance d’un instrument logiciel (déclaré séparément) : d’où les
noms « keyfig1 », « specat1 », « keyfig2 », etc. Aucune « note » de cette liste ne dure
plus de 58 ms. Les deux premières notes commencent au temps 0. Les autres
notes commencent aux valeurs indiquées en secondes, sur des durées indi-
quées en millisecondes. Elles ont des amplitudes individuelles et des localisa-
tions dans un espace quadraphonique. La partition complète de ce fragment com-
porte 870 lignes. Cf. C. Roads : Microsound. Cambridge, Ma., The MIT Press, 2002.
Représentations musicales numériques 65

« ressource – instance » 45 permettant de penser des fonctionnalités dé-


coulant de diverses classes de représentation. J’ai travaillé, à la même
époque, sur un concept d’objet logiciel, dans le but explicite d’« encapsu-
ler » divers types de représentation (autant circulaires que séquentiels)
dans une entité multiple destinée à être mise en réseau et travaillée à des
échelles temporelles multiples 46. À ce moment (comme c’est d’ailleurs
le cas aujourd’hui) il s’agissait de répondre au besoin de développer
des moyens pertinents d’articulation du point de vue compositionnel 47.
Dans les systèmes actuels, nous trouvons également des notelist, bien
qu’elles se présentent autrement que leurs ancêtres de la famille Music
N, et que les concepts d’instanciation (d’objet de représentation tempo-
relle) et de ressource (de fonction déclarée hors temps) ont amplifié
grandement leur portée, dans le sens d’une stratification des classes de
représentation du temps musical. Les « notes » des systèmes actuels de
synthèse sonore sont des objets dont les cycles (les ressources situées
en amont) se trouvent contrôlés au moyen d’outils stratifiés (compor-
tant plusieurs représentations qui coexistent dans le même objet) ; leurs
instanciations sont à considérer in fine comme des manifestations d’un
temps articulé à plusieurs niveaux (au lieu de constituer un seul proces-
sus linéaire et continu) 48. Dans SuperCollider (figure 1), il y a une struc-
ture d’objets et de classes qui permettent de construire des temporalités
autant circulaires que linéaires, et ceci à toutes les échelles de grandeur.
L’environnement graphique MaxMSP (figure 2) est, selon Miller Puckette,
« …orienté vers des processus plutôt que vers des données. (Il n’y a pas,
par exemple, de notion interne de partition musicale) » 49. Cependant,
l’absence de « notion interne de partition » se trouve également compen-
sée (même si le langage est « orienté processus ») par la disponibilité de
quelques objets incorporant une irréversibilité temporelle, articulée à
partir de quelques contraintes clairement établies : ce sont les timelines,
45. R. Dannenberg , D. R ubine , T. N euendorffer : « The Resource-instance Model of
Music Representation », Proceedings of the Int. Computer Music Conference (Montreal),
San Francisco, ICMA, 1991.
46. H. Vaggione : « A Note on Object-Based Composition ». In O. Laske (Ed.) :
Composition Theory. Interface, Journal of New Music Research, 20 (3-4), 1991.
47. Dans « Son, temps, objet, syntaxe », op. cit., on trouvera des références à des di-
verses approches de la notion d’objet logiciel, autant du point de vue informatique
que compositionnel.
48. C’est en fait la confrontation entre ces temporalités qui m’a poussé, dans le ca-
dre des systèmes classiques de synthèse sonore, à chercher de les encapsuler dans
un seul et même « objet logiciel ». Cf. H. Vaggione , « A note on object-based com-
position », op. cit.
49. M. P ucket te : « Max at Seventeen », op. cit.
66 Manières de faire des sons

les qlists, les suiveurs de partitions 50, les dispositifs d’inter-modulation


temporelle (mapping) 51. Ces objets nous permettent de garder un lien
avec l’écriture musicale, au sens large : de garder accessible la possibi-
lité d’articuler un parcours temporel explicitement énoncé.
Cela dit, comme on vient de le voir, l’écriture musicale n’est pas seu-
lement séquentielle : elle tisse des figures dans leur temps propre, car il
s’agit d’événements singuliers. En outre, des myriades d’opérations hors
temps 52 sont nécessaires pour composer une œuvre musicale. Des cri-
tères hiérarchiques comme ceux de classe et sub-classe, des transferts
de flux morphologiques comme l’héritage d’attributs, sont à la base d’en-
sembles d’objets pouvant être travaillés à diverses échelles, des objets
pouvant ensuite être soumis à des nouvelles cascades d’opérations (y
compris de critères de variation par polymorphisme 53). Le temps séquen-
tiel lui-même, enfin, d’un point de vue multi-échelle, n’est pas un temps

50. Cf. M. P uck e t t e : « Explode, a User Interface pour Sequencing and Score
Following », Proceedings of the International Computer Music Conference (ICMC),
Glasgow, 1990. La version 5 de MaxMSP contient l’objet live, permettant de mettre
en séquence divers types de représentation.
51. Concernant les techniques de mapping (mise en correspondance) : on peut les
considérer comme des techniques d’articulation temporelle dans la mesure où la
mise en correspondance de deux, ou plus, morphologies n’est pas conçue comme
une simple opération linéaire, mais qu’elle se présente en tant que jeu stratifié (autant
que l’est, dans la notation macroscopique, le couple mètre-rythme, ou bien, dans le
traitement du signal, la technique de convolution – cf. supra). Sur les diverses fonc-
tions du mapping cf. A. S edes : De l’espace sonore à la visualisation du son, dossier
HDR, Université de Paris viii , 2007. Sur le couple mètre-rythme cf. H. Vaggione : « Son,
temps, objet, syntaxe », op. cit. Sur la convolution, cf. H. Vaggione : « Transformations
morphologiques et échelles temporelles : quelques exemples », Actes des Journées
d’informatique musicale (JIM)1998, Marseille, LMA/CNRS.
52. La catégorie « hors temps » se réfère aux réservoirs d’attributs qui sont définis
préalablement à leurs instanciations en-temps. Même en absence de notation (c’est
le cas des musiques dites traditionnelles, ou en général des musiques improvisées)
le musicien travaille à partir d’un espace de relations postulé dans lequel on trouve
des gammes, des figures mélodiques, des grilles métriques, des objets rythmiques,
des modes de jeu : des ensembles constitués par plusieurs niveaux de symbolisa-
tion, définis hors temps, formant un vaste réservoir fini mais illimité qui s’actualise
et s’articule à chaque performance. Pour une discussion sur la catégorie hors temps
chez Xenakis, cf. M. S olomos , A. S oulez , H. Vaggione : Formel-informel : musique
et philosophie, op. cit.
53. Avec le terme polymorphisme, « on désigne un fait basique qui concerne la com-
munication (interaction) à l’intérieur d’un réseau d’objets logiciels : les noms des ob-
jets sont manipulés d’une manière telle que des objets recevant des « messages » (des
activations) identiques peuvent produire des résultats tout à fait différents (puisque
ces mêmes messages activeront, pour chaque objet, des propriétés et des méthodes
Représentations musicales numériques 67

simplement linéaire, car les diverses échelles présentes dans un proces-


sus musical créent, à partir de leur mise en interaction, des interféren-
ces, des intermittences, des « sauts » d’échelle clairement perceptibles.
Bien entendu, tout cela n’invalide pas la présence d’un temps matriciel
irréversible, celui des « structures dissipatives » dont je ferai référence
dans la section suivante.
Les environnements évolués de manipulation graphique de données
numériques montrent une tendance à se doter d’objets qui échappent à la
seule temporalité circulaire, afin d’intégrer les produits de cette dernière
dans un ensemble de moyens d’écriture. L’environnement OpenMusic,
par exemple, conçu comme un environnement multi-représentation à
base de patches graphiques, incorpore notamment la notion de « ma-
quette » 54, qui constitue un espace opératoire dans lequel les configura-
tions connectent des « time-based containers » : représentations numéri-
ques diverses (formes d’onde, fichiers MIDI, notations conventionnelles)
basées sur le modèle de la « flèche du temps », sans pour autant cacher
ou annuler d’autres formes de temporalité 55. On peut mentionner égale-
ment PWSynth, une application faisant partie de l’environnement PWGL
dont le but est d’offrir un pont entre « ce qui auparavant était considéré
comme appartenant à deux mondes différents » (la composition macros-
copique et la synthèse des sons) : elle peut être utilisée comme un édi-
teur de partitions en notation musicale conventionnelle, servant de plus
à contrôler des aspects de la synthèse sonore 56.

spécifiques). Appliqué à un processus de composition, le polymorphisme des mes-


sages introduit également, comme l’héritage d’attributs, une forme de connectivité
centrée sur l’apparition de propriétés émergentes à l’intérieur d’une configuration spé-
cifique. Si le même message peut activer des comportements différents au moment
d’être reçu par des objets divers dont les méthodes se manifestent chacune selon ses
propriétés spécifiques, on peut donc penser cet aspect en tant que « composition »
des protocoles d’instanciation, définis en vue de ses résultats musicaux, comme
partie intégrante d’un processus général de composition. Une polyphonie d’objets
se constitue donc au moyen d’une polyphonie de méthodes des objets, mais égale-
ment au moyen d’un réseau de messages qui définissent et régulent les apparitions,
superpositions, altérations, éloignements, perspectives ». (H. Vaggione : « Objets,
représentations, opérations » (1995), op. cit.).
54. On trouvera des exemples de « maquettes » OpenMusic dans l’article de K.
Haddad, dans ce volume.
55. Cf. C. Agon (1998) : OpenMusic : un langage visuel pour la composition assistée par
ordinateur, Thèse de doctorat, Université de Paris vii. Voir aussi : G.A ssayag, C. Rueda,
M. L aurson, C. Agon, O. Delerue (1999) : «  Computer-Assisted Composition at Ircam :
from Patchwork to OpenMusic ». Computer Music Journal, vol 22 n° 3, p. 59-72.
56. Cf. M. L aurson et V. N orilo : « Recent developments in PWSynth », Proceedings
of the DAFx 03 Conference, Londres, 2003.
68 Manières de faire des sons

Figure 4 : le principe de la « maquette » dans OpenMusic 57

Nous trouvons aujourd’hui un certain nombre d’exemples d’applications


logicielles dont la devise est d’implémenter un temps à multiples strates,
et donc conçus de façon beaucoup plus flexible que les séquenceurs

57. Il s’agit de l’une des premières formulations (dans les années 1990) : on remar-
que l’apparition d’une timeline (le cadrage temporel en secondes, absent du mo-
dèle des patches graphiques). Les « time-based containers » sont connectés à la
maquette par des « dynamic links ». Cf. A ssayag , G. : « L’architecture d’OpenMusic »,
document interne Ircam. Cf. aussi les références signalées dans la note 55 (ce texte).
Pour une chronologie des développements d’OpenMusic, cf. le site Web de l’équipe
Représentations Musicales (RepMus) de l’Ircam.
Représentations musicales numériques 69

traditionnels. On pourrait citer le « séquenceur de scènes » en cours de


développement dans le cadre du projet Virage 58.

Figure 5 : « séquenceur de scènes » du projet Virage

Parmi les logiciels graphiques évolués de composition musicale, on


peut mentionner Irin, qui constitue une implémentation assez rigou-
reuse d’une approche multi-échelle, axée sur une micro-écriture des
sons autant que sur des agencements de toutes tailles temporelles 59.

58. Cf. P. Baltazar , A. A llombert, R. M arczak , J.M. C outurier , M. Roy, M. D esainte -


C atherine , A. S ede s : « Virage : une réflexion pluridisciplinaire autour du temps
dans la création numérique ». Actes des journées d’informatique musicale (JIM) 2009.
Virage est un projet qui regroupe des chercheurs de diverses équipes : le LaBRI de
Bordeaux, le GMEA d’Albi, le CICM de Paris viii et la société privée Blue Yeti. (Cf. le
site www.plateforme-virage.org).
59. C. C aires : Algorithmes de composition : Exemples d’outils informatiques de gé-
nération et manipulation du matériau musical, thèse de doctorat, CICM, Université
de Paris viii , 2006. Voir aussi : C. C aires , « Vers une écriture des processus de mi-
cromontage », Actes des Journées d’informatique musical (JIM) 2003, Montbéliard,
ENSM ; C. Caires, « Micromontage in a Graphical Sound Editing Tool », Proceedings
of the International Computer Music Conference (ICMC) 2004, San Francisco, ICMA.
Le logiciel Irin est téléchargeable gratuitement sur le site du CICM (http://cicm.ms-
hparisnord.org).
70 Manières de faire des sons

Développé par Carlos Caires dans le cadre d’une thèse de doctorat au


CICM, à partir d’un ensemble de patches réalisés dans l’environnement
MaxMSP, Irin travaille sur la base d’un matériau sonore qui se présente
comme une collection de formes d’onde. Cependant, la véritable assomp-
tion opératoire qui sous-tend ce logiciel considère un travail morpho-
logique sur le son comme étant une action d’écriture directe, en faisant
passer la forme d’onde du stade de signal à celui de symbole (édition de
figures, mésostructures, multivariables, encapsulations, classes d’objets,
etc.). Le concept de « piste » est bouleversé, car on peut avoir plusieurs
fichiers de son activés sur la même piste. Ceci signifie que le concept de
« figure » est implanté à ce niveau : un « éditeur de figures » permet de
réaliser des opérations sur des fragments prélevés des formes d’onde de
plusieurs sons, afin de les prendre comme faisant partie d’une seule en-
tité articulée, soumise à des opérations diverses, telles que rotation, in-
version, transposition, etc. : les mêmes opérations qu’on pourrait réaliser
avec une écriture musicale conventionnelle, plus d’autres impossibles
à réaliser autrement que par le truchement des moyens numériques. Le
travail sur la décorrélation des phases est un exemple de ces dernières :
il permet d’effectuer une localisation spatiale précise de chaque grain, en
créant des véritables figurations spatiales 60. En plus des figures granulai-
res créées par édition directe (manuelle), le logiciel offre un algorithme
de granulation avec lequel on peut réaliser des séquences granulaires
générées algorithmiquement, et dont le produit peut être récupéré dans
l’éditeur de figures pour un travail manuel subséquent. Les produits de
ces opérations seront par la suite ressemblés et encapsulés au moyen
d’un « éditeur de mésostructures », et finalement déposés sur une time-
line. On peut dire dès lors que ce logiciel implémente le paradigme de
la discontinuité symbolique : « Dans Irin, les objets ‘existent’ au-delà de
leur agencement macro temporel dans le timeline final. En effet, quand
on se réfère à la notion de figure, on parle de deux concepts: d’une part,
la figure spécifique, X ou Y, composée en tant que petite forme musicale
(une micro-pièce de quelques secondes), stockée dans une librairie ou
déjà agencée dans l’échelle du macro-temps, d’autre part, la figure en
tant que classe, objet abstrait définit par un ensemble de propriétés et
d’opérations » 61. L’écriture directe (manuelle) des figures peut donc res-

60. Cf. H. Vaggione : « Décorrélation microtemporelle, morphologies et figurations


spatiales du son musical ». Actes des Journées d’informatique musicale, Marseille,
2002. Repris dans A. S edes (éd.) : Espaces sonores, actes de recherche, Paris, Éditions
Transatlantiques.
61. C. C aires : Algorithmes de composition : Exemples d’outils informatiques de gé-
nération et manipulation du matériau musical, thèse de doctorat, op. cit.
Représentations musicales numériques 71

ter locale ou se déployer au long de la composition en cours d’élabora-


tion. Le logiciel présuppose ainsi un passage constant entre divers mo-
des d’écriture, y compris l’édition structurelle 62.

Figure 6 : les outils d’Irin

62. À propos des concepts d’écriture directe et d’édition structurelle, je renvoie à un


texte de 1996 : « Toute intervention directe peut être considérée comme la déclaration
d’un attribut particulier d’une entité quelconque; cet attribut peut dès lors être géné-
ralisé à toutes les instances successives de cette entité, et non pas rester isolé dans la
localité d’une seule instance ­– au moins que ceci soit le cas désiré. Ainsi une action
locale d’écriture a bien la possibilité de s’intégrer dans un processus algorithmique, de
la même façon dont, symétriquement, le produit d’un processus algorithmique peut
être transformé localement par une action d’écriture directe. De cette symétrie s’en suit
une imbrication des deux possibilités d’action, sans qu’aucune ait à souffrir d’une in-
féodation à l’autre, pouvant au contraire amplifier mutuellement leurs implications,
intégrant choix et contrainte, changement et héritage, localité et vectorisation ». H.
Vaggione : « Vers une approche transformationnelle en CAO », op. cit.
72 Manières de faire des sons

Irréversibilité

Considérons maintenant la réciprocité des variables, ou des attributs,


d’un son. On sait par exemple que la hauteur découle d’un tissu de rela-
tions temporelles. Tous les attributs d’un phénomène sonore, imbriqués
dans toutes les échelles temporelles présentes, contribuent à la défini-
tion de la hauteur perçue. Mais ce qui paraît aujourd’hui une évidence
l’est depuis très peu de temps : depuis que le paradigme « harmonique »
classique, qui voyait le spectre comme une simple addition de partiels
statiques, a cédé la place à un autre paradigme dans lequel les rapports
temporels sont à la base d’une structure émergente, à la fois symbolique
et énergétique. C’est à cet état de choses que je fais très souvent référence
en parlant de « structures dissipatives » 63, c’est-à-dire, de morphologies
inscrites dans un temps irréversible. Le caractère dissipatif des sons mu-
sicaux découle de l’aspect dynamique de leurs enveloppes temporelles
considérées en tant qu’actions irréversibles, dissipant de l’énergie, et non
pas en tant que formes d’onde stables. Les conséquences de ce change-
ment de perspective sont de taille. Le domaine des hauteurs n’est plus
à concevoir seulement sur le modèle de l’oscillateur harmonique entre-
tenu (cas le plus simple et musicalement le moins intéressant), mais sur
un autre modèle qui considère la hauteur comme étant le produit d’une
interaction de toutes les variables mises en jeu.
On se rappelle des visées de Norbert Wiener (dès 1925) prenant pour
cible l’analyse harmonique classique (infinie) de Fourier :
a) « À première vue, la notation musicale semble être un système dans
lequel les vibrations peuvent être caractérisées de deux façons indépen-
dantes : d’après la fréquence et d’après la durée dans le temps. (Mais) une
assomption plus fine sur la notation musicale doit reconnaître que les
choses ne sont pas aussi simples. Le nombre d’oscillations par seconde
exprimé par une note, étant quelque chose de l’ordre de la fréquence,

63. Le terme vient de Prigogine. Cf. P. G l ansdorf et I. P rigogine : Structure, stabilité


et fluctuations, Paris, Masson, 1971 ; I. P rigogine : Physique, temps et devenir, Paris,
Masson, 1980. Il appartient à la dynamique des systèmes différentiels : les systèmes
dissipatifs, au contraire des systèmes hamiltoniens, sont des dynamiques « qui ont
pour courbes intégrales les lignes de gradient d’une fonction (si cette fonction, ou
plutôt son opposé, est pensée comme étant un « énergie ») : on voit que l’énergie se
dissipe au cours du mouvement » (A. C henciner , « Lexique », in R. Thom : Prédire
n’est pas expliquer, Paris, Flammarion, 1993). Ce qui est important de retenir est que,
du point de vue mathématique, les systèmes dissipatifs sont à l’opposé des systèmes
hamiltoniens basés sur le modèle de l’oscillateur harmonique.
Représentations musicales numériques 73

est aussi quelque chose de distribué dans le temps. En fait, la fréquence


d’une note et sa temporalité interagissent de façon très compliquée » 64.
b) « Attaquer et arrêter une note implique une altération de sa compo-
sition en fréquence, altération qui peut être petite, mais très réelle. Une
note durant seulement un temps fini est analysée comme une bande
de mouvements harmoniques simples, aucun d’entre eux ne pouvant
être pris comme le seul mouvement harmonique présent. Une préci-
sion dans le temps signifie une certaine imprécision dans la hauteur,
de même qu’une précision dans la hauteur implique une indifférence
au temps » 65.
Les approches granulaires d’analyse et synthèse sonore, implémentées
sous forme numérique 66 à partir des années 1980, ont pu naître des mê-
mes constats. C’est pourquoi la synthèse granulaire, au sens large, a si-
gnifié le développement d’un nouveau paradigme, non seulement par
rapport à l’analyse harmonique et à la dualité onde-corpuscule, mais
aussi à une nouvelle perspective concernant le couplage d’échelles
temporelles diverses (de divers types de granularité). Cette nouvelle
perspective inclut, bien entendu, l’aspect dissipatif et irréversible (sa
continuité étant composée de phénomènes transitoires, tout au long de
sa manifestation). Le son musical découle d’une situation loin de l’équi-
libre, dont la structure est hautement stratifiée, faite de moments agglu-
tinés, à la manière d’un mille-feuille.
L’analyse classique de Fourier (qui représente les composantes fré-
quentielles instantanées, ainsi que leurs amplitudes, d’un son théori-
quement infini, sans nous donner aucun renseignement sur le devenir
temporel) constituait un modèle opératoire bien adapté à la théorie de
l’harmonie fonctionnelle, dont le centre d’intérêt était dirigé vers les opé-
rations macroscopiques d’enchaînement des accords, plutôt que vers le
contenu morpho-dynamique des sons utilisés. Ce paradigme classique
est celui qu’a connu Schönberg : on peut interpréter dans ce contexte
ses références au « timbre » ou « couleur du son » (klangfarben), no-

64. N. Wiener : « Spatio-temporal continuity, Quantum Theory and Music ». In M.


Capek (éd.) : The Concepts of Space and Time. Boston, Reidel, 1975, p. 544. C’est
moi qui souligne.
65. N. Wiener : « Spatio-temporal continuity, Quantum Theory and Music », op. cit.
66. C. R oads : « Automated Granular Synthesis of Sound ». Computer Music Journal 2
(2), 1978 ; C. Roads : Microsound. Cambridge, MA., MIT Press, 2002. B. Truax : « Real-
Time Granular Synthesis with a Digital Signal Processing Computer », Computer Music
Journal, 12 (2), 1988.
74 Manières de faire des sons

tamment celles du Traité d’Harmonie 67. Il représente le stade ultime de


la très longue – et très lente – évolution historique de la « science har-
monique », avant que l’introduction d’un temps irréversible ne vienne
changer la perspective 68.
Dans une approche sous-tendue par le principe d’un temps
irréversible, la hauteur n’est pas un « paramètre » absolu, mais le résul-
tat de multiples interactions. Elle constitue un aspect important des mor-
phologies musicales, mais cet aspect n’est pas isolé des autres contin-
gences, des multiples temporalités qui contribuent à l’émergence de ces
morphologies. En introduisant le caractère irréversible – dissipatif – du
temps, nous avons un autre cadre nous permettant d’inclure le phéno-
mène de la hauteur, sans le réduire à celui de l’oscillateur entretenu. Ce
cadre alternatif comporte des implications qui pointent vers une récipro-
cité phénoménale. La hauteur, dans ce cadre, est un attribut morpholo-
gique aux multiples facettes, un vecteur résultant d’un grand nombre de
facteurs intriqués, incluant des états focalisés autant que distribués.

Dualité hauteur-temps

Résumons. Un son instrumental ou naturel, contrairement à un son pro-


duit par un oscillateur entretenu, n’est jamais absolument périodique : il
comporte des variations instantanées (de hauteur, d’intensité, et ainsi de
suite, c’est-à-dire de tous ses attributs qui se présentent non pas comme
des variables autonomes, mais comme des qualités qui émergent d’un
large champ d’interactions). Un son instrumental ou naturel n’est pres-
que jamais stable, mais consiste en une succession de « transitoires », tout
au long de sa manifestation (et non seulement au niveau de l’attaque ou
l’extinction). C’est ici qui réside la difficulté d’une représentation exclu-
sivement ondulatoire du sonore : elle échoue à décrire le caractère dy-
namique. Un problème apparemment du même ordre avait émergé au
début du x x e siècle avec la physique quantique. Norbert Wiener l’avait
remarqué dans sa conférence de 1925 : « Pour voir la relevance de mes
idées dans le développement de la théorie quantique, on doit remonter
à quelques années, au temps où Werner Heisenberg formulait son prin-
cipe de dualité, ou indéterminisme. (…) Heisenberg avait observé que,

67. A. S chönberg , Harmonielhere (Traité d’harmonie). Première édition 1911, révi-


sion 1922. Vienne, Universal Edition.
68. Pour une discussion à propos de l’idée de klangfarben chez Schönberg, voir M.
S olomos , A. S oulez , H. Vaggione : Formel-informel : musique et philosophie, op.
cit., p. 160-176.
Représentations musicales numériques 75

sous les conditions sous lesquelles une position (d’une particule) peut
se mesurer avec une haute précision, un moment, ou une vitesse, peut
se mesurer seulement avec une basse précision, et vice-versa. Cette
dualité est exactement de la même nature que la dualité entre hauteur
et temps en musique » 69.
Il est à signaler cependant (Wiener ne le dit pas) que la même « dualité
entre hauteur et temps » se retrouve dans la représentation de la forme
d’onde (qui est à la base de la technique de l’échantillonnage et donc
de la description numérique du son). La forme d’onde constitue une re-
présentation bidimensionnelle dans laquelle l’axe vertical est réservé à
l’amplitude, tandis que temps et fréquence se confondent dans un seul
axe horizontal. Dans sa forme la plus « dilatée » (à des échelles de l’ordre
des millièmes de seconde) elle représente la fréquence sous forme on-
dulatoire (en tant que cycles-par-seconde), mais elle est moins parlante
en ce qui concerne l’enveloppe d’amplitude projetée dans le temps. À
l’inverse, dans sa forme la plus « contractée » (approchant des échelles
de l’ordre des secondes) elle ignore les fréquences, mais elle donne un
aperçu du profil morpho-dynamique.
Je vais me référer dans la section suivante à cette dualité implicite si-
gnalée par Wiener, que l’on retrouve dans toutes les représentations bi-
dimensionnelles du sonore 70. Mais il y a un point préalable que je vou-
drais commenter, car nous le retrouverons aussi au moment de parler
du transfert catégoriel du signal au symbole opératoire musical. Wiener
cherchait, en bon scientifique, une réponse « naturaliste » au problè-
me de l’ambiguïté de la représentation du temps ; on verra que les mu-
siciens prennent les choses autrement, car, pour le dire encore une fois,
l’ontologie régionale de la musique n’est pas celle de l’acoustique (bien

69. Wiener , op. cit., p. 545-546.


70. Il faut remarquer que cette dualité n’est pas présente dans les scripts alphanu-
mériques, dans lesquels on peut définir une multiplicité d’échelles temporelles et
de dimensions, dont les valeurs sont ici déclarées séparément. C’est pourquoi il me
semble que ce mode d’écriture devrait perdurer, et évoluer, notamment par son in-
tégration dans une multi-partition comportant simultanément diverses formes de
représentation, incluant les graphiques divers, et, bien entendu, la notation macros-
copique conventionnelle. La difficulté d’un travail à base de scripts alphanuméri-
ques réside dans le caractère hermétique qu’ils présentent pour les compositeurs
non familiarisés. Mais ceci peut être surmonté, avec une certaine fréquentation, car
les compositeurs, étant habitués aux abstractions opératoires, peuvent comprendre
celles qui sont contenues dans une notation alphanumérique. Une fois de plus : je
ne prône pas l’abandon des autres formes de notation, mais leur intégration dans la
palette opératoire compositionnelle.
76 Manières de faire des sons

qu’il y ait un « espace » très fertile d’intersection entre les deux) 71. En
prenant comme exemple la notation musicale, qui relève en réalité d’une
pensée purement opératoire, c’est-à-dire, d’une formalisation valable
dans le monde de l’art, Wiener risquait, selon notre point de vue, une
réduction physicaliste de cette dernière. Sa visée pouvait être physique-
ment juste, mais il n’en reste pas moins qu’elle se situait uniquement du
côté du signal : Wiener ne se posait pas la question de la symbolisation
comme stratégie musicale, qui n’a de rapport avec le signal que dans la
mesure où cette stratégie l’utilise (comme support) en visant un travail
« constructif » sur les morphologies, et certainement pas une explication
d’un aspect du monde phénoménal.
Cela étant dit, on peut donner raison à Wiener sur le fait de l’absence,
dans la partition musicale, de projection vectorisée entre les deux tempo-
ralités (« temps macroscopique » représenté, et « temps microscopique »,
sans représentation). Car ceci a donné lieu à une longue série d’efforts
dans le domaine scientifique du traitement du signal.

Signaux

Consacrons donc la dernière partie de ce texte au sujet de la représenta-


tion du signal physique. Ici nous nous trouvons face à des données pro-
duites par des algorithmes d’analyse automatique qui, bien que s’appli-
quant actuellement à des sons non-stationnaires, multi-périodiques, ne
sauraient les décrire qu’à un niveau restreint. Quoi qu’il en soit, il existe
actuellement, dans le strict domaine du traitement du signal, un grand
nombre de techniques numériques d’analyse-synthèse explorant une
confluence entre temps et fréquence, temps et échelle, ou fréquence
et échelle. La méthode classique de Fourier a été enrichie à partir des
années 1960 par des nombreuses versions qui se basent sur des fenê-
tres « glissantes », des analyses d’états successifs d’un son, d’états aussi
rapprochés que possible, qui se chevauchent afin de capturer son dé-
veloppement temporel. On peut penser ­– même si cela n’est pas tou-
jours reconnu – que ces techniques ont bénéficié des théories et expé-
riences de Dennis Gabor (1946) 72, elles-mêmes étant enracinées dans
la problématique dualiste de la mécanique quantique, ayant hérité en
quelque sorte des questions posées par Wiener dans les années 1920.

71. Cf. H. Vaggione : « Singularité de la musique et analyse : l’espace d’intersec-


tion », op. cit.
72. D. G abor : « Theory of Communication ». Journal of the IEE 93, 1946. D. G abor :
« Acoustical Quanta and the Theory of Hearing », Nature 159, 1947.
Représentations musicales numériques 77

Mais Gabor cherchait, au moins autant que Wiener, à s’éloigner du pa-


radigme de Fourier. On doit dans cette perspective mentionner, en tant
qu’approches analytiques dynamiques, d’autres dérivées plus directes
des théories de Gabor, qui ont ouvert la voie à des méthodes d’analyse
temps-fréquence-échelle, comme les diverses transformées en ondelet-
tes (wavelets), ainsi qu’aux techniques de synthèse granulaire, qui pro-
posent des alternatives au paradigme strictement ondulatoire.
La différence la plus notable entre la transformée en ondelettes de
Grossman-Meyer 73, par rapport à la transformée originale de Gabor, ainsi
qu’à la transformée de Fourier à fenêtre glissante, réside dans le fait que,
dans ces dernières, les changements temps/fréquence sont analysés
avec un grain (fenêtre) de taille fixe, tandis que dans le cas des onde-
lettes le grain (l’ondelette analysante) change de taille (se dilate ou se
contracte) en suivant ces changements. C’est-à-dire : les ondelettes adap-
tent leur taille au niveau des périodes. C’est ainsi qu’une fréquence aiguë
contracte l’ondelette, et qu’une fréquence grave l’allonge. Le concept
d’échelle est fondamental dans cette approche : c’est pourquoi on dit
qu’elle correspond à une transformée fréquence/échelle. Mais sa flexi-
bilité par rapport à la « fréquence » (le fait de chercher une résolution
variable en termes de cycles par seconde) est aussi une dépendance, qui
l’empêche de prendre plus de distance par rapport à l’ancien modèle de
Fourier. Il existe aujourd’hui un grand nombre de transformées en onde-
lettes, en plus du modèle original de Grossman et de Meyer 74 ; par exem-
ple : les ondelettes de Malval, les paquets d’ondelettes, les « matching
pursuits », etc. Quelques-unes, comme les ondelettes de Malval, sont en
réalité des reformulations de l’analyse de Fourier, remplaçant la fenêtre
fixe de cette dernière par une « fenêtre adaptative ». Les premières ex-
plorations (dans les années 1980) laissaient croire à une véritable alter-
native au paradigme de Fourier. On annonçait une fonction universelle
d’analyse de tout signal, une fonction adaptée en temps et fréquence,
agissant simultanément sur les deux variables, contrairement à l’analyse
classique qui utilise des sinus et cosinus sans aucune limitation quant
au temps. Cependant, on a assisté, au fil des années, à une espèce de

73. G ro s sm a n , A. M., R. H ol s ch n e ide r , R. K ron l a nd -M a r t in e t, J. M or l e y :


« Detection of Abrupt Changes in Sound Signals with the Help of Wavelet Transforms »,
in Inverse problems : Advances in Electronics and Electron Physics, Orlando, Florida,
Academic Press, 1987.
74. R. K ronl and -M artinet : « The Wavelet Transform for Analysis, Synthesis and
Processing of Speech and Music Sounds », Computer Music Journal, vol. 12 (4), 1988.
Y. Meyer : Les ondelettes, algorithmes et applications, Paris, Armand Colin, 1992.
I. Daubechies : Ten Lectures on Wavelets, Philadelphia, SIAM, 1992.
78 Manières de faire des sons

reflux vers l’analyse classique. Car l’intrication temps/fréquence ne se


laisse pas délier si facilement par des méthodes cherchant une normali-
sation. Comme le dit Meyer : « Alors qu’un unique algorithme (l’analyse
de Fourier) convient à tous les signaux stationnaires, les signaux transi-
toires forment un univers si riche et si complexe qu’une seule méthode
d’analyse ne peut en venir à bout » 75.
Voilà encore un exemple de la situation qu’on a décrit dans ce texte
sous des angles divers, touchant le besoin de se situer dans une perspec-
tive opératoire multi-locale. Naturellement, je parle ici en tant que compo-
siteur, intéressé au premier degré par le potentiel morphophorique d’un
concept quelconque. Quoi qu’il en soit, les ondelettes nous offrent pour
l’instant peu de réalités opératoires, du moins si l’on se place du côté de
ses applications au champ musical 76. Cependant, la piste conduisant
à une transformée fréquence / échelle applicable aux signaux sonores
variant dans le temps devrait sans doute être poursuivie 77 : les composi-

75. Y. M eyer , op. cit., p. 11.


76. D. Arfib a développé la technique des gaborettes, ou Gabor wavelet transform,
utilisant une représentation temps-fréquence d’après la matrice de Gabor, mais en
ajoutant une représentation de la phase (phasogramme) proche de celle des onde-
lettes. Il a réalisé le logiciel Sound Mutations, qui implémente cette technique déve-
loppée au LMA-CNRS de Marseille. Cf. D. A rfib : « Analysis, transformation ana re-
synthesis of musical sounds with the help of a time-frequency representation », in De
Poli et al. (éds) : Representation of Musical Signals. Cambridge, MA., MIT Press, 1991 ;
D. A rfib et N. D elprat : « Sound Mutations, a program to transform musical sounds »,
in Proceedings of the Int. Computer Music Conference, San Francisco, ICMA, 1992. ;
et aussi D. A rfib et N. D elpr at : « Musical Transformations through modifications of
time-frequency images », Computer Music Journal 17 (2), 1993.
77. L’approche « Matching Pursuits » semble, quant à elle, avoir pris de l’avance par
rapport aux anciennes ondelettes. Un travail de recherche est maintenant en cours
sur le développement cette technique, retenant la base des « dictionnaires » et de la
« décomposition » propre aux propositions de S. Mallat. Voir Ch. B ascou et L. P ottier :
« New Sound decomposition method applied to granular synthesis », Proceedins of
the International Computer Music Conference (ICMC), Barcelone, 2005. Voir aussi S.
Mallat et Z. Zhang : « Matching Pursuits with time-frequency dictionnaries », IEEE
Transactions on Signal Processing 41 (12) :3397-3415, 2004 ; R. G ribonval , X. R odet,
P. D epalle , E. B acry et S. M all at : « Sound signal decomposition using a high reso-
lution matching pursuit ». Proceedings of the ICMC 1996, Hong-Kong. Le groupe du
MAT (Université de Californie à Santa Barbara), a entamé un ambitieux programme
de recherche concernant le Matching Pursuits ; cf. B. L. S turm , C. Roads , A. M c L eran,
J.J. S hynk : « Analysis, visualisation and transformation of audio signals using over-
complete methods », Proceedings of the Int. Computer Music Conference, Belfast,
2008 ; A. M c L er an , C. R oads , B.L. S turm , J.J. S hynk : « Granular methods of Sound
Spatialisation using overcomplete representations ». Proceedings of the Sound and
Music Computing Conference, Berlin, 2008.
Représentations musicales numériques 79

teurs pourraient alors adopter leurs méthodes, le moment venu, en tant


qu’ingrédients de leur palette constructive.
D’autre part, les techniques de synthèse granulaire (synchrone, asyn-
chrone, probabiliste ou déterministe) se sont avérées plus pragmatiques,
et rapidement intégrables dans la composition musicale. L’une des rai-
sons de ce succès réside peut-être dans le fait que les techniques granu-
laires ont été, à leurs débuts, des techniques globales de synthèse sonore,
comme la FM (modulation de fréquence) 78 ou le waveshaping (distor-
sion non linéaire) 79, des techniques qui utilisent des protocoles « abs-
traits », c’est-à-dire non directement reliés à une forme d’analyse spectrale
particulière. On pourrait dire que les techniques de synthèse granulaire
intègrent les analyses spectrales en aval, plutôt qu’en amont – quoique
ceci dépende en réalité de la perspective dans laquelle on se place : l’ana-
lyse de Fourier à fenêtre glissante pourrait être repensée, du fait de ses
micro-fenêtres (dont le temps – le « cadre » – ne dépasse pas quelques
millisecondes), en tant que technique d’« analyse granulaire ».

Ondes et grains : traitement symbolique du micro-temps

Par ailleurs, il faut signaler le fait que les descriptions granulaires font tou-
jours usage de la forme d’onde pour représenter (visualiser) leurs grains,
qu’ils soient des grains synthétiques ou analyseurs. Il est ainsi depuis les
débuts de la physique quantique, et Gabor n’a pas procédé autrement.
Quelle conclusion tirer de ce fait ? C’est comme si la description granu-
laire toute seule n’avait pas les moyens adéquats de sa représentation?
Ou il faut voir ici un signe d’une insurmontable « complémentarité » ?
En autres mots : doit-on hypostasier la dualité onde-particule ? Ou bien
la considérer seulement en tant que stratégie opératoire ? La deuxième
solution me semble certainement préférable. Elle conduit à considérer
ses termes comme des « perspectives » possibles, des aspects, qui émer-
gent (à la manière du célèbre canard-lapin de la psychologie gestaltiste)
selon le point de vue adopté. Mais il faut vite ajouter que, ayant projeté
une image dualiste (onde-particule, réversible-irréversible) de sa matière
sonore, il est normal que la musique soit arrivée à se poser le problème
de la multiplicité de représentations. Toutefois, elle le fait dans un but

78. J. C howning : « The synthesis of Complex Audio Spectra by Means of Frequency


Modulation ». Journal of the Audio Engineering Society, 21, 1973.
79. D. A rfib : « Digital Synthesis of Complex Audio Spectra by Means of Multiplication
of Non-linear Distorted Sine Waves ». Journal of the Audio Engineering Society, 27,
1979.
80 Manières de faire des sons

opératoire plutôt que descriptif. La différence est capitale – elle a à voir


avec ce que j’ai affirmé plusieurs fois dans ce texte : que la musique ne
saurait être « naturalisée », ou, ce qui revient au même, que l’acoustique
ne saurait se constituer en théorie musicale autrement que par son in-
tégration dans un « champ d’intersection », comme on l’a dit plus haut
(dans ce cas, nous aurons amplifié effectivement les bases de la théorie
musicale, sans céder à aucune réduction physicaliste 80).
Dès lors, on peut penser que la véritable raison de l’incorporation
réussie de l’approche granulaire à la composition musicale pourrait bien
se décrire comme étant un transfert catégoriel du niveau du signal vers
le niveau symbolique, tel qu’il a été défini dans ce texte. Car les grains
qu’on manipule en composition musicale n’« expliquent » rien, quant à
la nature du sonore élémentaire : dans notre cas, ces grains sont – déjà
– des morphologies musicales, situées au niveau du micro-temps, mais
néanmoins composées. L’intérêt de l’approche granulaire, pour la com-
position musicale, consiste donc dans le traitement musical (symbolique)
d’éléments présents à l’échelle du micro-temps. Les grains, pris dans ce
sens, constituent des éléments ductiles avec lesquels on peut travailler
des morphologies de tout genre 81, en les agglutinant et en les projetant
partout dans le composable, à toutes les échelles possibles 82.

Le « problème » notationnel

La notation musicale macroscopique comporte, on l’a vu, une ambiguïté


par rapport au temps qui se traduit par une non-pertinence quand elle
est appliquée à des ordres plus petits de grandeur temporelle. Elle ne
peut donc plus suffire, dans le cadre d’une approche multi-échelle – et
surtout quand la composition incorpore la synthèse et la transformation

80. Ainsi la contribution de Risset à la synthèse des sons ne se situe pas uniquement
au niveau de l’étude des paramètres physiques des sons : d’où l’importance qu’il ac-
corde à l’aspect perceptuel (à la corrélation des attributs perçus) ainsi qu’à l’usage
musical des connaissances dégagées par une approche « analyse par synthèse ».
Cf. J ean -C l aude R isset : Du songe au son (entretiens avec Matthieu Guillon), Paris,
L’Harmattan, 2008.
81. En partant d’une approche du sonore marqué par la discontinuité et la fragmen-
tation, nous pouvons créer des objets exhibant des multiples degrés de continuité ou
d’intermittence : des sons lises ou « troués », laminaires, rugueux ou turbulents.
82. Il est à signaler le rôle articulatoire du silence, car les grains peuvent être des
entités vides, tout en conservant leurs attributs « externes » (forme des enveloppes,
durée globale, méthodes de rattachement aux tissus de grains, etc.).
Représentations musicales numériques 81

des sons par ordinateur – en tant que modalité unique de représentation


d’une œuvre musicale.
Il ne serait peut-être pas exagéré de dire que tout le « problème » no-
tationnel qui se pose aujourd’hui, dans le champ des nouvelles musi-
ques utilisant les technologies informatiques, est lié à l’articulation en-
tre des multiples échelles temporelles (l’irréversible-discontinu et le
réversible-continu étant l’un des aspects, comme l’avait signalé Wiener,
de leur intrication – mais non seulement sur le plan du signal, mais plus
précisément sur le plan compositionnel). Il est certain que la notation
macroscopique conventionnelle va évoluer : il y aura toujours, d’une
manière ou d’une autre, un système notationnel macroscopique, possi-
blement élargi à d’autres échelles. Quoi qu’il en soit, nous avons affaire,
dans notre pratique musicale présente, à un problème de gestion com-
positionnelle des échelles temporelles au moyen d’une variété de sys-
tèmes notationnels.
La notion d’objet logiciel, effleurée dans ce texte, et que j’utilise depuis
longtemps, est un commencement de réponse opératoire, car un objet,
dans le sens informatique du terme, est une entité plurielle contenant des
représentations hétéroclites, encapsulées sous la même « peau », sous le
même « nom » – cette « clôture » étant ce qui permet de les faire circuler
dans un réseau compositionnel. Une approche dynamique découlant
de l’idée de manipulation d’objets logiciels peut, à ce qu’il me semble,
donner naissance à une perspective clairement morphophorique, axée
sur la multi-représentation. D’où mon insistance à considérer les « sym-
boles » opératoires comme des objets, car il s’agit en réalité d’une seule
et même notion : elle concerne la clôture d’un ensemble de représenta-
tions, réunies – agglutinées – dans une même entité opératoire.
En tout cas, je perçois cette multi-représentation, et ses éventuelles
non-linéarités, comme étant la manifestation d’un principe de réalité
opératoire. Ceci équivaut à affirmer que les idées musicales peuvent
s’exprimer symboliquement de plusieurs façons, parfois homologables,
parfois transformables, transcodées dans des objets divers, qui agissent
souvent à la manière des miroirs déformants, mais dont l’existence dans
le composable peut créer (faire-émerger) la consistance du composé. Le
problème que soulève la composition musicale aujourd’hui est celui de
l’articulation d’une multiplicité de représentations qui peuvent disjoindre,
du fait qu’elles se trouvent liées à certains types de données, ou à certai-
nes échelles temporelles. Cela étant, composer de la musique, surtout en
milieu numérique, inclut la définition des degrés d’intrication de cette
multiplicité. Ce qui est « porteur de forme », c’est le fait d’une espèce de
millefeuille qui se projette vers toutes les temporalités présentes, elles-
82 Manières de faire des sons

mêmes étant des espèces de millefeuilles qui se manifestent – de façon


multi-locale – par rapport à un réseau de relations composables.

H or acio Vaggione est compositeur,


professeur à l’Université de Paris viii .
Notes sur la notion d’« émergence » et sur
Agostino Di Scipio
Makis Solomos

Introduction

Le présent article 1 propose une brève réflexion, autour du composi-


teur italien Agostino Di Scipio 2, sur la notion d’émergence. Cette notion,
comme on le sait, a été élaborée par les sciences cognitives à partir de
la fin des années 1970. Du côté de la musique, on parle couramment de
« propriétés émergentes » en psychologie cognitive [Bregman, 1990 : 138-
139]. Cette notion est encore relativement peu utilisée dans la théorie
musicale. Quant à la musicologie esthétique et analytique, à laquelle
appartient l’auteur de ces lignes, pour elle, le sujet reste encore bien
mystérieux et intrigant ! C’est pourquoi cet exposé devra parfois revenir
aux sources, c’est-à-dire aux sciences cognitives, qui seront explorées

. Une première version de cet article a été publiée in Anne Sedes, Horacio Vaggione (éd.),
12e Journées d’Informatique Musicale 2005, Paris, Université Paris VIII – CICM – MSH
Paris Nord – Afim, 2005, p. 101-109. Je remercie Antonia Soulez et Agostino Di Scipio
pour leur lecture critique de la présente version.
. Né en 1962, Agostino Di Scipio jouit d’une notoriété importante, notamment dans
les milieux de la musique numérique. Son catalogue comprend quelques pièces pu-
rement instrumentales et quelques autres pour instrument et support fixe, de nom-
breuses œuvres sur support fixe et de nombreuses autres pour instrument et électro-
nique en direct, des solos pour électronique en direct, quelques installations sonores
et quelques réalisations proches du théâtre musical – je me base sur la classification
du catalogue établi par le compositeur et rédigé en anglais ; « support fixe » traduit
tape (bande), « électronique en direct » (expression utilisée couramment par Horacio
Vaggione) traduit live electronics. Di Scipio a également de nombreuses publications
à son actif, théorisant ou analysant son travail compositionnel et technologique [Di
Scipio 1994, 1999a, 1999b, 2005], portant sur le répertoire déjà historique de la mu-
sique électroacoustique (sur Xenakis [Di Scipio 1997, 1998a, 2001], mais aussi sur
d’autres compositeurs [Di Scipio 2000a, 2000b]), proposant une réflexion esthétique
sur la technologie [Di Scipio 1998b, 2000c], etc.
84 Manières de faire des sons

à travers la lecture de certains textes de Francisco Varela [Varela, 1989,


1996 ; Benkirane, 2002].
En sciences cognitives, le développement de la notion d’émergence
est souvent mis en relation avec le développement, dans d’autres disci-
plines des sciences dures, des théories du chaos, des systèmes dynami-
ques, etc., qui eut lieu à partir de la fin des années 1970 : « Émergence.
Événement qui semble en discontinuité avec les événements antérieurs
et qui n’est pas expliqué par ses constituants », lit-on dans un dictionnaire
récent des sciences cognitives [Tiberghien, éd. (2002) : 166], qui renvoie
à : « Système dynamique. Système dont l’état présent dépend des états
précédents et d’un certain nombre d’autres paramètres qui peuvent, ou
non, aussi varier avec le temps. Synonyme : chaos » [ibid. : 289]. Cette
première origine de la notion d’émergence résonne clairement pour les
musiciens, qui ont souvent été fascinés par les théories du chaos à partir
du milieu des années 1980 – on verra qu’il en va ainsi pour Di Scipio. Une
seconde origine a longuement été analysée par Varela [Varela, 1996], se-
lon lequel la notion d’émergence constitue le second grand paradigme
des sciences cognitives, s’opposant au paradigme computationnel. Ce
dernier a dominé les premières sciences cognitives (années 1950-70) et
il est loin encore d’être détrôné. Le computationnalisme se fonde sur
l’idée que le cerveau fonctionnerait comme un ordinateur : d’une part,
il s’agirait d’un système de traitement de l’information ; d’autre part, le
calcul porterait sur des symboles, ce qui signifie que le support (physi-
que) et le sens ne seraient liés que par conventions. Le paradigme de
l’émergence, lui, s’inspire du réseau neuronal, ce qui entraîne l’idée d’un
fonctionnement sub-symbolique : le niveau « supérieur » (l’intelligence,
le sens, etc.) émergerait du réseau lui-même. C’est pourquoi Varela est
l’un des pionniers de la notion d’« autopoïèse » et, plus généralement,
de la notion de systèmes autonomes dont l’auto-organisation conduirait
à l’émergence [Varela, 1989]. L’historicisation des sciences cognitives
proposée par Varela est guidée par le fait qu’il s’est fait l’avocat d’un troi-
sième paradigme, plus fragile, semblerait-il, car minoritaire : l’embodied
cognition. La traduction « cognition incarnée » posant quelques problè-
mes, on parle plus volontiers de « cognition enactive » (ou « énactive »)
[Benkirane, 2002 : 171-174]. L’approche de l’enaction effectue un lien im-
portant avec la phénoménologie, qui permet en quelque sorte de préci-
ser l’idée de l’émergence d’un second niveau : elle affirme que « l’esprit
n’est pas autre chose que le corps en mouvement ». Caminante non hay
camino, se camino al andar (« il n’y a pas de chemin, le chemin se fait
en marchant », dans une traduction approximative) écrivait le poète
Machado, que cite Varela, mais que citait aussi régulièrement, pour re-
venir à la musique, Luigi Nono…
Notes sur la notion d’« émergence » 85

Pour revenir donc à la musique, c’est-à-dire à Agostino Di Scipio, le


présent essai propose l’étude de trois aspects de sa musique et de ses
écrits par rapport à la notion d’émergence. Le premier est le plus proche
des intuitions d’un musicien : il concerne l’idée que la forme musicale
(la macro-forme), peut se concevoir dans les termes de l’émergence d’un
second niveau, ce qui signifie donc que la musique ne nécessiterait pas
une « double articulation » clairement marquée. Dans cet aspect, l’émer-
gence est fortement liée à sa première origine, c’est-à-dire aux systèmes
dynamiques. Le second aspect traite d’« écosystèmes ». Il renvoie à l’idée
de systèmes autorégulés intégrant leur environnement : à l’occasion de
certaines œuvres musicales, Di Scipio postule que l’espace concret (le
lieu) fait partie de la musique à composer. Surtout, cet aspect fait de la
musique même une émergence. Ici, les propos de Varela pourront s’avé-
rer utiles. Dans le troisième et dernier aspect, le plus prospectif et qui
concerne, entre autres, l’écoute, sera tenté un lien avec l’approche de
l’enaction qui, après l’évacuation de la notion de symbole que mettait
en œuvre le paradigme de l’émergence, propose de se départir de la no-
tion de représentation : nous y verrons que la musique de Di Scipio peut
s’interpréter comme un « faire-émerger », en tant qu’expérience fondant
une communauté (musicale) 3.

La forme comme émergence

Di Scipio s’inscrit dans la tradition du « granulaire », une tradition déjà


longue et riche, qui comprend des compositeurs aussi différents que
Xenakis ou Vaggione 4. Eu égard à cette tradition, il possède de nom-
breuses spécificités. Sa musique introduit un équilibre délibérément
instable entre silence et grains : ces deniers semblent émerger du pre-
mier et vice-versa. Ou encore, au niveau local, elle se caractérise par la
quasi-impossibilité de délimiter des morphologies sonores : non seule-
ment le matériau semble totalement éthéré, c’est-à-dire gazeux – pour
faire un jeu de mots à partir de la métaphore qui permit à Xenakis d’in-
troduire la notion de masse : la « parabole des gaz » [Xenakis, 1958 : 18-
19], comme s’il était composé de « poussière » ; en outre, dans la mesure
où les silences ne servent pas nécessairement à délimiter des formes
. Si l’étude qui suit se référera d’une manière substantielle à des écrits de Di Scipio,
il faut noter que le cheminement proposé, la mise en relation avec Varela, les pro-
blématiques soulevées, etc., n’engagent que l’auteur de ces lignes. Notons également
que Di Scipio se réfère parfois à Varela : cf. D i S cipio [2003 : 277].
. Di Scipio [1998c] se penche sur la première grande époque de cette tradition, de
Gabor aux premières implémentations informatiques.
86 Manières de faire des sons

sonores, mais peuvent en faire partie, on ne sait jamais où commence


et où finit une morphologie. On peut alors se poser la question : y a-t-il
un matériau, un ensemble de formes sonores dans ses compositions ?
La réponse pourrait être : certes, il y a une forte spécificité du matériau
chez Di Scipio, mais son insaisissabilité montre bien qu’il serait impossi-
ble de distinguer forme sonore et forme tout court ou, pour employer la
terminologie qui s’est imposée dans la tradition du granulaire, micro- et
macro-forme (micro- et macro-temps [cf. Vaggione, 1996, 1998]. On sait
qu’une large partie de la musique d’après 1945 s’est évertuée à dépasser
le fossé entre matériau et forme, et que la tradition du granulaire y a lar-
gement contribué. Cependant, les deux compositeurs précédemment
mentionnés l’ont volontairement maintenue, le premier (Xenakis) très
clairement par une optique constructiviste [cf. Solomos, 2005a], le se-
cond (Vaggione) plus subtilement par le biais d’un certain organicisme
[cf. Solomos, 2005b]. Di Scipio nous offre en quelque sorte une radica-
lisation, peut-être un retour aux sources. Chez lui, seuls les grains (et le
silence) semblent exister, il n’y a pas de macro-forme surajoutée à la mi-
cro-forme. Plus exactement : si macro-forme il y a, elle se dégage, lors
d’une écoute attentive, comme un fil ténu que l’écoute suivante tentera
en vain de suivre car alors un nouveau fil ténu aura été découvert. Faire
l’expérience auditive d’une pièce de Di Scipio, c’est faire une expérience
tout court : on ne peut la réitérer. Bien entendu, cette comparaison vaut
pour toute musique, mais peut-être dans une moindre mesure : chez Di
Scipio, la fluidité de la macro-forme repose sur une volonté composition-
nelle. Car le compositeur italien élabore l’hypothèse que la macro-forme
n’a pas à être construite : qu’elle devrait émerger de la micro-forme. Et,
pour ce faire, il s’en donne les moyens.
Sans entrer dans les détails, on peut partir de sa critique du granulaire
chez Xenakis [Di Scipio, 1997, 2001]. Di Scipio s’est particulièrement in-
téressé à Analogique A et B (1958-59), souvent considérée comme la
première pièce véritablement granulaire (même s’il y a le précédent de
Concret PH, 1958). En effet, au tout début du chapitre que lui consacre
Musiques formelles, Xenakis théorise sa volonté musicale dans ces ter-
mes : « Tout son est une intégration de grains, de particules élémentai-
res sonores, de quanta sonores. […] Donc : tout complexe sonore est
analysable en séries de sons purs sinusoïdaux […] Des hécatombes
de sons purs sont nécessaires à la création d’un son complexe […] »
[Xenakis, 1963 : 61]. Il émet donc l’hypothèse de l’émergence d’une « so-
norité de second ordre ». À propos d’Analogique A (pièce instrumentale
où les grains sont joués par des cordes), il reste prudent : « Une réalisa-
tion avec des instruments classiques ne saurait en aucun cas, en raison
Notes sur la notion d’« émergence » 87

des limites humaines de jeux, donner des trames dont le timbre puisse
être de nature différente de celui des cordes. L’hypothèse donc d’une
sonorité de deuxième ordre ne pourra dans ces conditions se trouver
ni confirmée ni infirmée » [ibid. : 122]. Sur le résultat d’Analogique B
(pièce pour bande, où les grains sont des sons sinusoïdaux), il ne se
prononce pas, mais on peut supposer qu’il en fut insatisfait, puisqu’il ne
réitéra pas l’expérience. Di Scipio se penche sur les raisons de cet échec,
mais en décalant légèrement la problématique : « Aujourd’hui, les scien-
ces cognitives et l’épistémologie décriraient probablement l’hypothèse
de sonorités de second ordre comme une question de propriétés émer-
gentes de la structure sonore 5 », écrit-il [Di Scipio, 2001 : 72], en citant
Bregman et en concluant : « En bref : la possibilité de sonorités de se-
cond ordre découle de la composition d’unités sonores minimales, qui
sont faites pour fusionner dans une image audible holistique 6 » [idem].
De là, il peut passer à la question de l’émergence : « Dans ce cas [à pro-
pos d’Analogique B], la distinction entre un modèle d’articulation et un
modèle de son composé [sound design] peut difficilement se faire, dans
la mesure où l’action du compositeur revient à laisser la structure mu-
sicale (niveau macro) émerger du son lui-même et de son organisation
interne (niveau micro) 7 » [Di Scipio, 1997 : 165]. Pour analyser l’échec
d’Analogique A et B – qui n’est donc plus seulement l’échec de la fusion
des grains, mais celui de l’émergence en question –, Di Scipio pointe le
mode de construction : la stochastique : « On pourrait se demander si la
stochastique fournit véritablement de bons moyens pour que des sonori-
tés d’ordre supérieur émergent du comportement basique [ground-level
pattern] d’unités sonores minimales 8 » [Di Scipio, 2001 : 73/79].
Énoncée autrement, on pourrait dire que cette critique pointe le fait
que l’émergence établit, à sa manière, un ordre. C’est pourquoi elle ne
peut se produire avec les outils du désordre maximal (la stochastique).
Aussi, Di Scipio fera appel aux théories qui bouleversèrent le clivage tra-
. « Today cognitive scientists and epistemologists would probably describe the
hypothesis of 2nd -order sonorities as a question of emergent properties of sound
structure ».
. « In short: the possibility of 2nd-order sonorities stems from the composition of mi-
nimal sonic units, which are made to coalesce in a holistic audible image ».
. « In this case [concerning Analogique B], the distinction can hardly be made
between a model of musical articulation and a model of sound design, insofar as the
composer’s action is meant to let the musical (macro-level) structure emerge from
sound itself and its internal organisation (micro-level) ».
. « One may ask whether the stochastic does really provide as good a means for
higher-ordrer sonorities to emerge from a ground-level pattern of minimal sonic
units ».
88 Manières de faire des sons

ditionnel ordre/désordre, en introduisant une sorte de continuité entre


ces deux extrêmes : les théories du chaos. « Dans toute situation systé-
mique, les propriétés émergentes semblent exiger plus un ordre chao-
tique vivant qu’un désordre statiquement organisé 9 » [Di Scipio, 2001 :
83]. Le compositeur italien s’est intéressé au chaos dès la fin des années
1980 [cf. Anderson, 2005], explorant la synthèse granulaire avec des sys-
tèmes dynamiques non linéaires. Ceux-ci lui permettent « [d’] exploiter
[… une large] palette d’arrangements de grains, allant de textures aléa-
toires à des textures aux motifs plus déterminés [more patterned textu-
res], en passant par une variété d’autres comportements 10 » [Di Scipio
in ibid.]. « Le chaos et la dynamique des systèmes complexes, tels que
rendus accessibles par des processus numériques itératifs, représentè-
rent pour moi une manière de composer de petites unités sonores de
telle sorte qu’une sonorité d’ordre supérieur puisse se manifester d’elle-
même durant le processus 11 », ajoute-il. [Di Scipio in ibid.].
J’ai noté que Di Scipio, dans sa critique de Xenakis, avait légèrement
transformé le propos implicite (tel que formulé dans Musiques formel-
les) de ce dernier, passant insensiblement de la question des sonorités
de « second ordre », qui sont pour Xenakis des « sons complexes », à la
question de l’émergence de la macro-forme. Cette remarque n’est nulle-
ment à prendre sur le ton acerbe d’un xenakien orthodoxe ! Le propos
est de clarifier les choses, en constatant que Di Scipio vise et parvient à
évacuer totalement tout ce qui pourrait être le propre de la macro-forme,
par conséquent, tout ce qui ne pourrait pas se présenter en termes d’émer-
gence. Par exemple, en principe, on ne trouvera pas chez lui de gestes,
d’intention dramatique, etc. Bien sûr, la forme continue à être « compo-
sée ». Ainsi, il travaille parfois en délimitant globalement le déroulement
de l’œuvre d’une manière arbitraire : Due di Uno possède dix sections
[cf. Di Scipio, 2005], le troisième des Paysages historiques en possède
huit, etc. Mais, comme dans le premier Cage, qui délimitait des sections
avec des nombres de mesures, cette construction est secondaire, elle
constitue juste un cadre. Chez Di Scipio, l’ambition est claire : assimiler
la macro-forme à un second niveau qui émergerait sans médiations du
niveau élémentaire. D’où, dans un de ses premiers articles [Di Scipio,

. « In all systemic situations, emergent properties seem to require more a lively chao-
tic ordre than a statically organized disorder ».
10. « [to] exploit [… a large] palette of grain arrangements, ranging from random to
more patterned textures, across a variety of other behaviours ».
11. « Chaos and the dynamics of complex systems, as accessible with iterated nume-
rical processes, represented for me a way to compose small sonic units such that a
higher-level sonority would manifest itself in the process ».
Notes sur la notion d’« émergence » 89

1994], l’élaboration d’une théorie, la « théorie de l’émergence sonologi-


que » (Theory of sonological emergence), où la forme est conçue comme
« formation du timbre ». Dans cet écrit, Di Scipio part du constat que la
musique électroacoustique historique a vécu sur un clivage : la compo-
sition algorithmique d’une part, la composition de timbre d’autre part.
Pour la première, « les sons sont des symboles manipulés par des règles
explicites, restant ainsi à la périphérie de la tâche compositionnelle 12 »
[ibid. : 203-204], alors que la seconde se heurte parfois au problème de la
forme ; la première a pour propos de composer avec les sons, la seconde
cherche à composer le son. La théorie qu’il propose tente de les unifier
en s’efforçant « de déterminer une organisation quantitative basique
du système ou du processus, capable de faire émerger [bringing forth]
un système ou un processus de niveau “meta”, aux propriétés qualitati-
ves, morphologiques particulières 13 » [ibid. : 205]. Dans cette logique,
les « résultats sonores de la composition » sont appréhendés comme la
forme musicale, « mais selon un sens particulier, où le timbre – les pro-
priétés qualitatives émergentes de la structure sonore – peut être conçu
comme forme. Ainsi, […] la forme peut être décrite comme un proces-
sus de formation du timbre 14 » [idem]. L’article se poursuit avec une
description des outils à même de mettre en œuvre cette théorie, et qui
consistent en une implémentation de modèles provenant de systèmes
dynamiques non linéaires.

La musique comme émergence

La « théorie de l’émergence sonologique » insiste sur le fait qu’elle est à


même d’envisager l’émergence parce qu’elle élabore des types de sys-
tèmes proches des systèmes vivants, qui sont caractérisés par la capa-
cité d’auto-organisation : « Le passage d’un système ou d’un processus
d’une organisation structurelle donnée à un nouvel état d’ordre reconnu
comme fonction des propriétés qualitatives de celle-ci est ce que nous
nommons ici un phénomène d’émergence […]. Des phénomènes simi-
laires peuvent être décrits selon des règles de morphostase (conserva-
12. « sounds are symbols manipulated by explicit rules, thereby remaining outside
the focus of the compositional task ».
13. « to determine a ground-level system’s or process’ quantitative organisation ca-
pable of bringing forth a meta-level system or process of peculiar qualitative, mor-
phological properties ».
14. « sounding results of composition » … « but in the special sense in which tim-
bre – the qualitative emerging properties of the sonic structure – can be conceived
as form. Thus […] form can be described as a process of timbre formation ».
90 Manières de faire des sons

tion de la cohérence, de l’identité) ou de morphogenèse (comportement


dynamique, changement), qui, ensemble, saisissent la particularité
principale de systèmes sociaux et vivants : l’auto-organisation 15 » [Di
Scipio, 1994 : 206]. Pour s’assurer de l’auto-organisation dans un do-
maine où cette idée ne va pas de soi – le son ou la musique ne sont pas
« vivants » –, Di Scipio pratique une « causalité circulaire » [Di Scipio in
Anderson, 2005] (ou récursivité), qui élargit la notion de feedback. Ainsi,
dans Codice d’impulsi (su legno), le jeu du percussionniste non seule-
ment fournit le matériau sonore, mais il agit également comme un code
de programme qui définit l’état interne de l’ordinateur, lequel à son tour
transforme le matériau [Anderson, 2005]. Ou encore, dans Due di Uno,
les sons instrumentaux, qui sont transformés par l’électronique, servent
aussi d’entrée pour contrôler ces transformations 16. Ce type de travail
va dans le sens d’une redéfinition de la notion usuelle, en musique avec
dispositif électronique en direct, de la notion d’interaction. Un article
récent de Di Scipio [2003] éclaire sa conception de l’interaction. Dans
le modèle le plus commun de l’interaction en direct, l’interaction est
surtout comprise comme un flux d’information : une source sonore est
transformée. En quelque sorte, le système agent + dispositif est peu in-
teractif ! [ibid. : 270]. Ou encore, on peut dire que le paradigme musical
sous-jacent y est celui du jeu instrumental, l’agent étant le musicien, le
dispositif, l’instrument : le compositeur se souciant uniquement du ré-
sultat (sonore) [ibid. : 269]. Selon Di Scipio, la composition pourrait au
contraire consister à composer les interactions – le résultat, lui, n’étant
pas ce qui est composé directement. On aurait alors un système véritable-
ment interactif : dans ce type de système, « un objectif primordial serait
de créer un système dynamique possédant un comportement adaptatif
aux conditions extérieures environnantes, et capable d’interagir avec
les conditions extérieures elles-mêmes. […] Une sorte d’auto-organisa-
tion est ainsi accomplie […] Ici, l’“interaction” est un élément structurel
pour que quelque chose comme un “système” puisse émerger […] Les
interactions du système seraient alors implémentées seulement d’une
manière indirecte, elles seraient les produits secondaires d’interdépen-
dances soigneusement planifiées entre les composants du système […].
On s’écarte ainsi d’une manière substantielle de la composition musicale

15. « The passage of a system or process from a given structural organisation to a new
state of order which is recognised as a function of the qualitative properties of the
former, is what we call here a phenomenon of emergence […]. Similar phenomena
can be described with rules of morphostasis (conservation of coherence, identity)
and morphogenesis (dynamical behavior, change), which together capture the main
peculiarity of social and living systems : self-organisation ».
16. Di Scipio [2005] donne une description détaillée de cette pièce.
Notes sur la notion d’« émergence » 91

interactive pour aller vers la composition d’interactions musicales ; peut-


être pourrions-nous parler, pour être plus précis, du passage de la créa-
tion de sons voulus selon des moyens interactifs à la création d’interac-
tions voulues laissant des traces audibles 17 » [ibid. : 271]. Ce travail est
à l’origine d’un ensemble de pièces pour solo d’électronique en direct,
les Audible Ecosystemics. Dans ce qui vient d’être dit, on aura compris
que la notion de processus est décisive : ce dernier est plus important
que le résultat – et que l’origine également.
L’insistance de Di Scipio sur les processus et interactions composés
est certainement d’ordre moral : la fin ne justifie pas les moyens, sem-
ble-t-il nous dire – plus généralement, il s’agit d’une réflexion de nature
politique sur la technologie, qu’on prend bien souvent pour un moyen
quelconque, un sujet qu’on ne pourra pas aborder ici [cf. Di Scipio, 1998b,
2000c] 18. Eu égard à notre sujet, cette insistance est ce qui permet de
rendre « vivant » un système, de le considérer comme auto-régulé et, par
conséquent, d’escompter l’émergence. À propos de 5 interazioni cicliche
alle differenze sensibili, Di Scipio écrit : « La musique […] émerge des in-
teractions composées entre les […] composants […]. Par “interactions
composées”, je veux dire que, ici, l’interaction n’est pas le moyen de la
performance […]. Elle constitue plutôt l’objet lui-même de la composi-
tion. L’œuvre en tant que telle reflète une notion de “forme sonore” à ca-
ractère cybernétique, ou systémique : la musique constitue la structure
de second ordre ou l’épiphénomène qui émerge d’un réseau de relations
structurelles cachées 19 » [Di Scipio, 1999b].
Sur ce point, un parallèle avec les idées de Varela autour de la ques-
tion de l’autonomie peut être intéressant. Celui-ci critique la concep-
17. « a principal aim would be to create a dynamical system exhibiting an adaptive
behaviour to the surrounding external conditions, and capable to interfere with the
external conditions themselves. […] A kind of self-organisation is thus achieved […].
Here, “interaction” is a structural element for something like a “system” to emerge
[…]. System interactions, then would be only indirectly implemented, the by-pro-
ducts of carefully planned-out interdependencies among system components […].
This is a substantial move from interactive music composing to composing musical
interactions, and perhaps more precisely it should be described as a shift from crea-
ting wanted sounds via interactive means, towards creating wanted interactions ha-
ving audible traces ».
18. Sur l’aspect politique de la musique de Di Scipio, cf. Solomos [2005c].
19. « The music […] emerges from composed interactions among the […] com-
ponents […]. With “composed interactions” I mean that here interaction is not the
medium of performance […]. Rather it is the object itself of composition. The work
as such reflects a cybernetic, or systemic, notion of “sound form” : music is the 2nd-
order structure, or epiphenomenon, emerging from a web of hidden, structural
relationships ».
92 Manières de faire des sons

tion du cerveau donnée par le paradigme computationnel, pour qui


ce dernier, dans son contact avec le monde, fonctionnerait comme un
système de traitement de l’information. Ce point de vue, dont l’origine
est l’ordinateur conçu comme machine universelle à résoudre des pro-
blèmes, est le point de vue de la « commande » (ou de l’allonomie) : le
cerveau serait une boîte noire avec entrée, transformations et sortie. Le
point de vue de l’autonomie postule au contraire que le cerveau intera-
git en permanence avec l’extérieur [Varela, 1989 : 7-16]. Par exemple, la
vision ne consiste pas à recevoir séquentiellement des informations : la
région du thalamus voit passer bien plus de choses qui viennent du cer-
veau que de la rétine – « le comportement du système entier ressemble
à une bruyante conversation de cocktail plus qu’à une suite de comman-
dements » [Varela, 1996 : 75]. Penser l’ensemble des interactions entre
cerveau et monde comme un système autonome revient à éliminer les
notions d’entrée et de sortie, l’essentiel étant le comportement du sys-
tème, à même de conduire à l’émergence : dans un tel système, « cha-
que constituant fonctionne seulement dans son environnement local de
sorte que le système ne peut être actionné par un agent extérieur qui en
tournerait en quelque sorte la manivelle. Mais grâce à la nature trans-
formationnelle du système, une coopération globale en émerge sponta-
nément » [Varela, 1996 : 61].
Les systèmes autonomes (ou autopoïétique) de Varela émettent l’hy-
pothèse qu’on ne peut séparer le système de son environnement : ce der-
nier fait partie du premier ; l’émergence en question est liée au fait que
les interactions et leurs transformations « constituent le système en tant
qu’unité concrète dans l’espace où il existe, en spécifiant le domaine
topologique où il se réalise comme réseau » [Varela, 1996 : 45]. Sur ce
point, on peut revenir à la musique de Di Scipio, dont l’une des origina-
lités les plus fortes est d’avoir développé, dans certaines œuvres, l’idée
d’un « écosystème ». Ainsi, dans ses Audible Ecosystemics, le lieu de la
performance est étroitement associé au système d’interactions com-
posées. Par exemple, la troisième pièce, Background Noise Study, ne
comprend comme matériau sonore que le bruit de fond de la salle où a
lieu la performance [Anderson, 2005]. Dans l’ensemble des pièces for-
mant les Audible Ecosystemics, l’écosystème consiste en une interaction
triangulaire entre l’acoustique du lieu de la performance (qui inclut bien
entendu le public), le musicien et des patches DSP 20. Les 5 interazioni
cicliche alle differenze sensibili sont aussi marquées par cette direction.
La version « installation » de la pièce, nommée Install Qrtt, propose une

20. Pour une description détaillée, cf. Di Scipio [2003 : 272-275].


Notes sur la notion d’« émergence » 93

interaction entre quatre éléments : un quatuor à cordes, une musique


sur support fixe, un ordinateur interagissant avec les deux premiers élé-
ments et l’« ambiance », c’est-à-dire les sons variés de l’espace physique
où se déroule la performance [Di Scipio, 1999b].
Concernant cette question de l’environnement, Di Scipio a intégré
dans son travail certains aspects des musiques environnementales tel-
les que développées chez des compositeurs canadiens [cf. Truax, 1995].
Cependant, son propos se centre sur la notion d’écosystème et il se dis-
tingue donc de cette tradition. En outre, cette notion lui permet un tra-
vail original sur la question de l’espace. On sait que, dans la musique
instrumentale ou électroacoustique, l’espace est souvent considéré en
termes de spatialisation, c’est-à-dire de « voyage », où compte plus le
« trajet » que l’espace concret et ses qualités. Selon cette approche, l’es-
pace est virtuel [cf. Solomos, 1998]. Dans l’approche écosystémique
de Di Scipio, l’espace ne peut être que concret. Dans les 5 interazioni
cicliche alle differenze sensibili, écrit-il, « je ne suis pas intéressé par la
création d’un espace “virtuel” quelconque. […] Je préfère bien plus me
centrer sur l’espace concret, matériel, historique (salle, chambre, lieu
ouvert, etc.) accueillant la performance […], essayant de pousser le vrai
espace laisser des traces audibles de lui-même sur la forme du son, sur
le timbre. Il s’agit d’une manière de faire l’expérience de l’espace qui, je
pense, est moins idéologique, et qui contraste avec la notion de “réalité
virtuelle” 21 » [Di Scipio, 1999b]. Dans les Audible Ecosystems, l’espace
agit à la fois comme excitateur et comme caisse de résonance : l’idée est
encore poussée plus loin. Ceci entraîne un rôle particulier accordé au
bruit. Pour simplifier, on dira que le bruit n’est plus perturbation (musique
traditionnelle) ou nouveau matériau à transformer (musique contempo-
raine). Il devient l’un des agents de l’interaction, puisqu’il émane de l’es-
pace concret – le lieu, l’environnement –, qui fait intégralement partie du
système. Dans les Audible Ecosystems, « le rôle du bruit est crucial […].
Le bruit est le milieu [medium] lui-même où un système à génération so-
nore est situé, il constitue, strictement parlant, son ambiance. En outre,
le bruit est l’énergie fournie grâce à laquelle un système auto-organisé
peut se maintenir et se développer 22 » [Di Scipio, 2003 : 271].

21. « I’m not interested in creating any “virtual” space. […] I much prefer to focus on
the concrete, material, historical space (hall, room, open place, etc.) hosting the per-
formance […], in an attempt to make the real space leave audible traces of itself wi-
thin the form of the sound, within timbre. This is a way of experiencing space which,
I think, is less ideologized and contrasts the notion of “virtual reality” ».
22. « the role of noise is crucial […]. Noise is the medium itself where a sound-genera-
ting system is situated, strictly speaking, its ambience. In addition, noise is the energy
supply by which a self-organising system can maintain itself and develop ».
94 Manières de faire des sons

Un autre but décisif du travail sur des processus et interactions compo-


sés réside dans l’élaboration d’une stratégie sub-symbolique de la musi-
que. La « théorie de l’émergence sonologique » va déjà dans ce sens : Di
Scipio y escompte l’émergence d’un niveau supérieur en travaillant préci-
sément sur des grains, des échantillons, des éléments qui ne constituent
pas des symboles, car ils se situent à un niveau inférieur [cf. Di Scipio,
1994 : 207]. Le travail sur des processus et interactions composés ampli-
fie cette attitude. Di Scipio y travaille sur des interactions entre signaux
sonores : tous les échanges d’information sont de nature purement so-
nore [Di Scipio, 2003 : 272]. Cette stratégie musicale découle de la nature
même du paradigme de l’émergence. Le parallèle avec les sciences co-
gnitives – telles que décrites par Varela – s’impose à nouveau. À la ques-
tion « Qu’est-ce que la cognition ? », le computationnalisme répond : « Le
traitement de l’information : la manipulation de symboles à partir de rè-
gles » [Varela, 1996 : 42], alors que le paradigme de l’émergence répond :
« L’émergence d’états globaux dans un réseau de composants simples »
[ibid. : 77]. Au niveau musical, l’enjeu a déjà été énoncé à propos de la
tradition du granulaire : si l’on veut que le niveau supérieur, celui de la
macro-forme, se présente comme une émergence et non comme une
construction indépendante, on ne doit travailler que sur le niveau infé-
rieur, délaissant le niveau intermédiaire constitué de symboles. Plus en-
core, il s’agit de récuser la dichotomie du sens et de son support, propre
à la notion de symbole, et de postuler leur indissociabilité.
Processus et interactions composés, écosystèmes, stratégie sub-sym-
bolique : tous ces points convergent. Qu’est-ce que la musique ?, nous
demande Di Scipio. Est-ce un résultat sonore ? Non, répond-il, puisque
c’est le processus qui est à composer et non le résultat. Est-ce un geste
volontaire (d’un ou de plusieurs êtres humains, le compositeur et les in-
terprètes) ? Pas seulement, puisque l’environnement en fait partie. Est-ce
un langage (où la médiation du symbole impose une dichotomie entre
le support et le sens) ? Non… Pour la musicologie historique, la position
de Di Scipio est particulièrement intéressante car elle combine plusieurs
tendances de l’après 1945 : le paradigme granulaire déjà évoqué, qu’il
radicalise dans sa stratégie sub-symbolique ; le refus de concevoir la mu-
sique comme langage ; la pensée du processus que l’on retrouve sous
des formes diverses du sérialisme à la musique spectrale ; l’ouverture
cagienne (4’33’’) à l’environnement ; etc. Son propos original est que
tout cela converge vers une hypothèse : la musique elle-même constitue
une émergence : « Pour moi, la musique est quelque chose qui n’a pas
d’existence préalable, mais qui finalement se produit, quelque chose qui
Notes sur la notion d’« émergence » 95

est toujours à réaliser, à renouveler chaque fois ; elle n’est jamais quel-
que chose qui est là, déjà existante et délimitée dans une forme idéale
ou virtuelle, qui se prête à être re-présentée, ré-incarnée. En bref, je ne
compose pas la musique elle-même, mais les conditions favorables qui
pourront donner naissance à de la musique (ma musique). La responsa-
bilité des actions à commettre (pour composer, pour jouer, pour écou-
ter) a autant d’importance que les objets à faire (à composer, à jouer, à
écouter) », écrit-il [Di Scipio, 2005].

Faire-émerger une communauté musicale

Pour que la musique elle-même soit émergence, un dernier élément doit


être pris en compte dans la composition conçue désormais comme com-
position d’interactions : l’auditeur. C’est bien le cas dans les écosystèmes
que met en œuvre Di Scipio dans certaines de ses pièces. Ainsi, dans la
version installation (Install Qrtt) des 5 interazioni cicliche alle differenze
sensibili, « le public participant à la performance complète […] n’a pas
à s’asseoir, il peut se promener librement. La perception peut se centrer
soit sur le quatuor à cordes lui-même, soit sur les sons sur support. Le
public peut aussi visiter les régions où les co-déterminations des quatre
composantes font émerger [bring forth] des sonorités particulières et des
profils timbriques. Un large public affecterait le comportement global de
la musique, puisque sa présence provoquerait des changements impor-
tants dans l’acoustique de la salle 23 » [Di Scipio, 1999b]. Un écosystème
consiste, avons-nous dit, en une interaction entre un système (lui-même
défini comme interaction d’éléments) et son environnement ; or, l’audi-
teur fait partie de l’environnement, il modifie l’acoustique du lieu de la
performance, il fait partie du bruit environnant, de l’ambiance sonore.
Di Scipio est conscient de la radicalité de ce point de vue, selon lequel
il n’y a pas de dichotomie entre l’« extérieur » (l’auditeur) et l’« intérieur »
(la musique comme objet prédéfini), l’autonomie qui l’intéresse consis-
tant précisément à postuler un système unique, où tout est « intérieur » :
« Les auditeurs constituent un type très particulier d’observateurs ou
écouteurs extérieurs, car leur simple présence physique dans la salle agit

23. « the audience attending the full performance […] doesn’t have to sit down, ra-
ther it can freely walk around. Perception can focus either on the string quartet itself
or the taped sounds. The audience can also visit the areas where the co-determina-
tions of four components bring forth peculiar sonorities and timbral shapes. A large
audience would ultimately affect the overall behaviour of the music, as its presence
would cause significant changes in the room acoustics ».
96 Manières de faire des sons

comme un élément d’absorption acoustique. Aussi, ils constituent plutôt


un composant interne de la dynamique de l’écosystème 24 » [Di Scipio,
2003 : 274]. À la question « Qu’est-ce que la musique ? », il répond : c’est
un processus qui se définit lors du processus de l’écoute. La musique n’est
pas prédéfinie : elle émerge des opérations cognitives de l’auditeur – le
compositeur étant lui-même un auditeur, peut-être plus actif.
Mais le champ de la question est plus large. Si l’écoute fait partie in-
tégrante de l’expérience musicale, en fait, il en va ainsi de toute opéra-
tion cognitive à l’œuvre dans ce que l’on appelle musique : tout sujet fait
partie du modèle proposé par Di Scipio, qui conçoit la musique comme
l’interaction et non la confrontation entre un sujet et un objet : « Le su-
jet de la cognition (un compositeur, un auditeur) ferait partie intégrante
de ce modèle [la « théorie de l’émergence sonologique »], même si il/
elle cherche toujours à cacher son activité, son rôle inventif et qu’il si-
mule une auto-organisation (virtuelle) de la structure musicale 25 » [Di
Scipio, 1994 : 206].
En sciences cognitives (selon Varela), l’hypothèse sous-jacente à
un tel modèle signifie que, après s’être délesté des symboles, on aban-
donne l’idée ancestrale de représentation. Le paradigme computation-
nel, concevant le cerveau comme système de traitement de l’information,
postulait que l’activité principale du sujet cognitif consisterait à se créer
des représentations du monde, à les adapter, à les réajuster, etc. Le mo-
dèle de l’émergence proposé par le connexionnisme conservait cette
approche, selon laquelle « le critère d’évaluation de la cognition est tou-
jours la représentation adéquate d’un monde extérieur prédéterminé »
[Varela, 1996 : 90-91]. Or, « la plus importante faculté de toute cognition
vivante est précisément, dans une large mesure, de poser les questions
pertinentes qui surgissent à chaque moment de notre vie. Elles ne sont
pas prédéfinies mais enactées, on les fait-émerger sur un arrière-plan,
et les critères de pertinence sont dictés par notre sens commun, d’une
manière toujours contextuelle », écrit Varela [ibid. : 91]. Et « si le monde
dans lequel nous vivons se réalise naturellement plutôt que d’être prédé-
fini, la notion de représentation ne peut plus dorénavant jouer un rôle
aussi central » [ibid. : 92]. L’approche de l’enaction, que défend Varela,

24. « Listeners are a very special kind of external observer or hearer, because their
mere physical presence in the room acts as an element of acoustical absorption.
Hence they are rather an internal component of the ecosystemic dynamics ».
25. « The subject of cognition (a composer, a listener) would be an integral part of
this model [the “theory of sonological emergence”], even though in actuality he/she
always tries to hide his/her active, inventive role and simulate a (virtual) self-organi-
sation of the musical structure ».
Notes sur la notion d’« émergence » 97

complète, en quelque sorte, l’idée de l’émergence : celle-ci devient un


« faire-émerger », c’est-à-dire que l’on postule une circularité entre sujet
et objet, et entre action et interprétation. Le « faire-émerger » se nomme
hervorbringen en allemand : Varela renvoie à la phénoménologie (celle
de Husserl, du premier Heidegger et de Merleau-Ponty) qui avait, depuis
déjà longtemps, proposé le dépassement de la dichotomie sujet/objet, et
qui avait donc récusé la notion de représentation – en parallèle d’ailleurs
avec l’art dit abstrait. « Le vrai défi posé […] par cette approche est sa
mise en cause du préjugé le plus enfoui de notre tradition scientifique,
à savoir que le monde tel que nous le percevons est indépendant de ce-
lui qui le perçoit », conclut Varela [ibid. : 98-99].
Pour revenir à la musique, on dira que, si l’on suit cette approche, elle
ne peut être conçue comme indépendante de l’expérience musicale – du
compositeur, de l’interprète, de l’auditeur. Le compositeur ne serait pas
alors un récepteur d’« images » (sonores, mentales) qui les traduirait en
notes. L’auditeur ne serait pas – pour caricaturer la tradition musicale,
qui atteint aujourd’hui son paroxysme avec le commerce transformant
tout en « images », hanté par la nécessité de se représenter la musique
qu’il entend, de s’en faire des « images », etc. Plus généralement, l’imagi-
nation musicale ne consisterait pas en « visualisations » et autres opéra-
tions réifiantes. C’est bien, me semble-t-il, ce que nous dit Di Scipio, lors-
qu’il associe aussi bien le compositeur, l’auditeur que l’interprète dans un
ensemble d’interactions incluant également le monde concret (le lieu
de la performance, par exemple), un ensemble d’interactions qui serait
le « faire-émerger » la musique.
Bien sûr, libre à chacun de se faire des représentations, d’entendre par
exemple dans la musique de Di Scipio, ici ou là, des oiseaux. Mais alors, il
ne s’agirait pas de l’adéquation de la représentation d’un sujet à un objet
pensé comme prédéfini, mais plutôt d’une expérience, c’est-à-dire d’une
action/perception fondée sur un vécu : « L’idée fondamentale est donc
que les facultés cognitives sont inextricablement liées à l’historique de
ce qui est vécu, de la même manière qu’un sentier au préalable inexis-
tant apparaît en marchant. L’image de la cognition qui s’ensuit n’est pas
la résolution de problèmes au moyen de représentations, mais plutôt le
faire-émerger créateur d’un monde, avec la seule condition d’être opéra-
tionnel : elle doit assurer la pérennité du système en jeu » [Varela, 1996 :
111-112]. La musique consisterait alors en un faire-émerger fondé sur une
expérience commune. Les oiseaux appartiennent au vécu musical du
compositeur italien (Vivaldi oblige), de même que de la plupart des audi-
teurs. Par la composition (d’interactions), Di Scipio partage son écoute
avec l’auditeur. Quant à ce dernier, c’est de son plein gré qu’il décide de
98 Manières de faire des sons

recommencer sans cesse l’expérience de l’écoute, car il sait que cette


dernière se modifiera sans cesse au même titre que la « musique », et que
sera peut-être ainsi fondée une communauté (musicale) libre.

M akis S olomos est musicologue,


professeur à l’université Montpellier III

Références musicales (œuvres de Di Scipio)

5 interazioni cicliche alle differenze sensibili, 1997-98, pour quatuor à cor-


des et DSP dépendant du lieu de la performance. Version « installa-
tion », nommée Install Qrtt, pour quatuor à cordes, support fixe et élec-
tronique en direct. Enregistrements : a) Cemat, C001, Rome ; b) ICMC
2000, Berlin ; c) PanAroma, San Paulo ; d) cf. Audible Ecosystemics.
Audible Ecosystemics, ensemble de pièces pour solo d’électronique en
direct, 2002-2005 : 1. Impulse Response Study ; 2. Feedback Study ; 3a.
Background Noise Study ; 3b. Background Noise Study, with Mouth
Performer. CD Hörbare Ökosysteme, comprenant aussi : Texture-
Multiple, 1993-2000, pour 6 instruments et DSP dépendant du lieu
de la performance ; 5 interazioni cicliche alle differenze sensibili ;
Craquelure (2 pezzi silenziosi, a Giuliano), 2002, pour solo d’électro-
nique en direct à paraître aux éditions RZ.
Due di Uno, 2003, pour violon, flûte à bec piccolo et DSP adaptatif.
Paysages historiques, 1998-2005, ensemble de pièces pour support fixe :
1. Roma. L’insieme di Cantor ; 2. Berlin. Bad Sampling ; 3. Paris. La
Robotique des Lumières ; 4. New York. Background Media Noise. CD
(comprenant aussi : Untitled (sound synthesis, October ’01), 2001, pour
support fixe ; eBss (e-Book Sound Supplement), pour support fixe) à
paraître aux éditions Chrysopée électronique, Bourges.
Codice d’impulsi (su legno)), 2002-2004, pour objets en bois et DSP
adaptatif.

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Réédition : Paris, Stock, 1981.
Formaliser la forme 1
Guilherme Carvalho

Introduction

Les formalisations dont nous pouvons nous servir pour la composition


(de façon pratique) ont en commun de nous fournir des possibilités de
manipulation symbolique du sonore et du temporel : depuis la notation
traditionnelle jusqu’aux logiciels d’édition de fichiers son, l’aspect opé-
ratoire est central à l’efficacité et l’utilité de ces outils. Pour penser les
formalisations dans la composition, il peut donc être intéressant de se
pencher sur les possibilités d’organisation de ces opérations composi-
tionnelles. Nous voulons ici aborder en particulier les opérations et ma-
nipulations sur les rapports, dans les objets musicaux, entre divers ma-
tériaux sonores, et entre ces matériaux et leur insertion dans le temps ;
autrement dit, les opérations sur la forme des objets musicaux. Organiser
des manipulations de formes est en quelque sorte organiser une géomé-
trie : c’est de ce point de vue que nous voulons aborder les possibilités
de formalisation de la forme dans la composition.

Géométries, formes

La vision géométrique que nous porterons ici sur les processus et objets
compositionnels prend son origine naturellement dans les mathémati-
ques. Toutefois, il ne s’agit pas de prendre la géométrie comme étude
des objets et de leur forme (intrinsèque), mais comme l’étude de l’es-
pace et de différentes formes de spatialité 2. Cette compréhension de la

. Cet article est paru dans une première version in A nne S edes , H or acio Vaggione
(éd.), 12e journées d’informatique musicale 2005, Paris, Université Paris 8 – CICM – MSH
Paris Nord-AFIM, 2005, p. 93-100.
. Sur ce concept et sur la suite de la discussion au sujet des différentes géométries,
voir [6] G.-G. G r anger , La Pensée de l’espace.
102 Manières de faire des sons

géométrie comme un travail non sur des objets mais sur des opérations
sur des objets s’impose fortement aux mathématiciens à partir de la dé-
couverte des géométries non-euclidiennes. En effet, lorsque ce qui est
défini comme une sphère ou comme une paire de droites parallèles n’a
plus l’aspect auquel nous sommes habitués, sans que cela n’entraîne de
contradiction, il faut élargir notre concept de forme et en quelque sorte
le séparer de l’apparence des objets : ce qu’« est » une paire de parallè-
les ou une sphère c’est bien ce qui suit certaines règles relationnelles et
fonctionnelles, ce qui se maintient à travers certaines opérations, plutôt
que ce qui peut représenter dans une figure un exemple de respect de
ces règles. C’est cette idée de forme géométrique qui sous-tend le propos
de F. Klein : « La géométrie projective n’a pris naissance que quand on
s’est accoutumé à considérer comme entièrement identiques la figure
primitive et toutes celles qui s’en peuvent déduire par projection, et à
énoncer les propriétés projectives de façon à mettre en évidence leur
indépendance vis-à-vis des modifications apportées par la projection. »
(cité par Granger [6], p. 71).

Figure 1 : Une ellipse et une parabole, en géométrie projective, ont la même forme.

Si la différence entre les figures semble nous indiquer une différence


de forme, c’est parce que nous les regardons d’un œil euclidien : deux
figures qui ont la même forme dans la géométrie projective, par exem-
ple, peuvent en effet indiquer des formes distinctes dans la géométrie
euclidienne. C’est de cette habitude qu’il faut se débarrasser, et la tâche
n’est pas des moindres : la notion même de figures distinctes ou sem-
blables fait sens pour nous selon un modèle euclidien. La forme, telle
qu’on doit l’envisager pour pouvoir parler de différentes géométries, doit
donc être indépendante de toute figure : ce sont les figures qui en quel-
que sorte « recevront » leur forme du contexte géométrique dans lequel
elles sont prises. En d’autres mots : une figure n’a pas de forme en soi,
elle a la forme qu’on lui donne par la géométrie dans laquelle on la voit,
par l’utilisation qu’on en fait 3.
. Ceci est très comparable à la relation entre les mots et leur sens, selon le Wittgenstein
du Cahier Bleu et du Cahier Brun [11]
Formaliser la forme 103

C’est dans la pensée musicale que nous voulons projeter ces idées,
pour pouvoir prendre la forme comme un concept opératoire : quelque
chose qui peut s’écrire et se manipuler, en quelque sorte algébriquement
(ou au moins selon une syntaxe). Un exemple simple peut s’obtenir avec
les opérations sur les intervalles : nous avons l’habitude de considérer
comme ayant la même « forme » des lignes mélodiques obtenues les unes
des autres par inversion ou rétrogradation des intervalles. Si nous ajou-
tons à ces opérations la multiplication des intervalles (mesurés en demi-
tons) par 5 modulo 12, nous obtenons de nouvelles figures ayant la même
forme (et donc une nouvelle géométrie des lignes mélodiques).

Figure 2 : À travers l’opération de multiplication des intervalles


par 5 modulo 12, ces deux figures ont la même forme.

Comme dans la géométrie, ces manipulations ne peuvent en fait se faire


qu’en considérant également l’espace où elles ont lieu comme étant lui-
même défini par des opérations. Dans cet exemple, l’opération de mul-
tiplication par 5 modulo 12 donne en fait une caractéristique de cet « es-
pace » des intervalles (comment ils s’y comportent), pas des intervalles
eux-mêmes. Nous voulons donc considérer la forme comme relative à
un contexte, encore une fois extrinsèque aux objets eux-mêmes.
Il serait possible d’opposer à cela qu’un objet sonore (ou musical, à plus
forte raison) est déjà inséré dans un contexte lorsqu’il est perçu 4, et que
sa forme serait ainsi déjà fixée. Deux réponses à cela nous permettent
de poursuivre notre raisonnement : en premier lieu, le contexte perçu
« autour » de l’objet n’est pas nécessairement le seul possible, comme la
géométrie dans laquelle une figure représente une forme n’est pas né-
cessairement univoque ; c’est d’ailleurs ce qui nous permet de « repla-
cer » des objets sonores dans une œuvre en leur donnant des fonctions

. C’est à partir de ce contexte que nous voulons différencier objet sonore et musi-
cal : nous parlerons d’objet musical lorsque les relations qu’il entretient avec d’autres
objets sont aussi importantes que celles qui, intérieurement, le définissent. Dans
l’objet sonore, seules les relations internes intéressent ; il faut néanmoins toujours
un contexte pour les appréhender.
104 Manières de faire des sons

et des sens différents. Ainsi, une même figure ou un même geste instru-
mental peut avoir des formes différentes selon ce contexte (comme des
arcs de cercle ne sont pas toujours des segments de « droites » dans le
demi-plan de Poincaré) ; inversement, des figures différentes peuvent être
des représentants de la même forme (comme l’ellipse et l’hyperbole, ci-
dessus). À l’écoute, chaque figure se fait remarquer dans son contexte
local par certaines des caractéristiques qui la définissent : ceci est son
insertion dans ce contexte (cet espace) et en dépend, justement. Ce qui
sera perçu d’un objet musical, et comment, n’est ainsi pas fixé en lui : sa
forme ne peut donc lui être intrinsèque.

Figure 3 :Dans Princípio de Cavalieri [2], pour caisse claire, harpe et électronique
en temps réel, la figure réalisée par la harpe en (a) change de contexte et de
fonction en (b) ; une modification de la même figure en (c) prend la même fonction
qu’en (a). (À chaque occasion, les traitements sur les instruments sont différents.)
Formaliser la forme 105

En plus de cela, dans un processus compositionnel, objet et contexte (fi-


gure et espace) sont construits simultanément et interactivement, et il ne
peut donc être question d’une forme sans espace. Nous ne voulons bien
sûr pas nier l’existence et l’importance des caractéristiques intrinsèques
du matériau musical, qui ont un impact sur la composition du contexte
qui va l’accueillir. Mais cette « morphologie interne », pour ainsi dire, n’est
pas à elle seule opératoire : on ne peut rien en faire (voire on ne peut s’en
rendre compte) si on n’y porte pas un regard préalablement orienté 5.
C’est précisément ce pouvoir en faire quelque chose qui nous intéresse
quand nous prenons forme et espace comme concepts opératoires. Pour
pouvoir composer un objet « semblable » à un autre donné (ou préala-
blement composé), il faut pouvoir définir et estimer cette similitude : elle
dépendra de la façon dont émergent ces objets (ou certaines de leurs ca-
ractéristiques) dans un contexte particulier, et cette émergence est tou-
jours « active », composée. Symétriquement, deux objets dissemblables
selon un point de vue peuvent prendre des sens musicaux (des formes)
proches selon un autre : composer ce rapprochement est possible si on
peut opérer sur les espaces où on les insère.
Dans l'exemple suivant, c’est la façon de mesurer des « distances » en-
tre objets musicaux qui configure l’espace où nous voulons les situer.
Nous pouvons estimer la distance « harmonique » par la taille de la dif-
férence entre les ensembles de hauteurs de chaque objet (en mainte-
nant ou non les registres) ; la distance en articulation rythmique peut
être prise comme la différence entre les variations, dans chaque objet,
des subdivisions d’une unité de temps 6. Bien sûr, ces mesures sont ar-
bitraires, et de leur choix aussi dépend la configuration de l’espace où
nous situons ces objets.

. On pourrait se demander s’il y a des morphologies internes qui sont toujours per-
çues : elles indiqueraient la géométrie la plus « générale » de notre perception mu-
sicale ou sonore, de laquelle tout contexte musical serait un cas particulier (obtenu
par ajouts de règles).
. Plus généralement, on pourrait définir la distance comme une mesure du traite-
ment nécessaire pour faire coïncider les deux objets. Voir en particulier [1]
106 Manières de faire des sons

Figure 4 : Parmi ces objets pour piano, (a) et (b) sont très proches si on
mesure par le contenu intervallaire (harmonique) ; ils sont plus éloignés
pour ce qui est de l’articulation rythmique. Entre (a) et (c) ces rapports
s’inversent. (Extraits de ‘topologie faible’ [4], pour orchestre de chambre).

Forme et espace comme concepts opératoires

Bien entendu, ces deux opérations de rapprochement et d’éloignement


ne sont que des cas particuliers de manipulations sur la forme ou l’es-
pace. Pour mettre en évidence ce sur quoi ces manipulations peuvent
s’appuyer, nous verrons d’abord ce que peut être, dans la composition,
un espace muni d’une géométrie particulière ; puis comment définir,
dans un tel espace, les possibilités des objets, les formes.

Définir un espace
Dans un article précédent [2], nous parlions des dimensions de l’espace-
temps musical. Il faut préciser et généraliser ce que nous entendons par
dimension de cet espace, et en conséquence constater qu’il n’est pas
unique (en tout cas pendant la composition).
Formaliser la forme 107

Nous partons de l’idée de manipulation, d’opération sur quelque


chose, et nous considérons l’ensemble des opérations utilisables pour
composer (un objet, une section, une pièce, selon l’échelle à laquelle
nous nous plaçons). Nous considérons également l’ensemble de tout ce
qu’il est possible de manipuler selon ces opérations : ce seront les varia-
bles musicales. Notons que ces deux ensembles sont composés, et qu’ils
s’influencent. Les variables constituent donc ce qui est manipulable dans
un objet (de façon continue ou non) : ce qui en apparaît et « par où on
peut le prendre » dans le processus compositionnel. D’une certaine fa-
çon, elles sont tout ce qu’il y a de relevant dans l’objet, et on peut iden-
tifier (opératoirement) celui-ci à l’état de ses variables musicales. Il est
important de souligner que, quoique étant par définition une catégorie
opératoire 7, une variable musicale peut prendre en compte également
des donnes physiques (comme l’harmonicité d’un spectre), pour autant
que celles-ci soient soumises à des opérations compositionnelles.
Lorsqu’une variable musicale peut varier indépendamment de toutes
les autres variables musicales considérées, nous dirons qu’elle varie selon
une dimension musicale de l’espace où nous la situons (si je considère,
pour composer, qu’il est possible de changer une hauteur sans changer
quoi que ce soit d’autre, je peux parler de la dimension des hauteurs).
Remarquons que l’indépendance d’une variable par rapport aux autres
n’est pas une qualité intrinsèque : elle dépend du choix (global) de l’en-
semble des variables considérées, et d’une ordination de cet ensemble
(donc des opérations que l’on fait). Quelles et combien sont ces dimen-
sions dépend ainsi également de ces choix 8.
Construisons un espace musical simple. Nous commençons par ce
qui est manipulable (les variables musicales) et par les opérations que
nous pouvons utiliser. Notons que ces deux catégories sont composées
le plus souvent simultanément – on choisit ce qu’on fait et avec quoi.
La liste qui suit ne se veut qu’un exemple simplifié, et est loin d’être ex-
haustive pour une situation musicale réelle (tant pour les variables que
pour les opérations) :
– hauteurs (valeurs nominales) ; transpositions
– fréquences fondamentales perçues ; additions, multiplications
– intervalles ; inversion, rétrogradation, additions, multiplications
– harmonicité ; éloignement/rapprochement d’un spectre harmoni-
que théorique
– registre ; transposition
. Voir H. Vaggione , « Objets, représentations, opérations » [8]
. Les sept dimensions que nous proposons dans [2] ne sont donc pas les seules
possibles.
108 Manières de faire des sons

– registre relatif à un instrument ; changements, déplacements


– intensité ; augmentation/diminution (continues ou par paliers)
– dynamique ; augmentation/diminution (continues ou par paliers)
– localisation spatiale ; déplacements, permutations
– localisation temporelle ; déplacement, permutation
– durée ; multiplications, additions, subdivisions
– vitesse ; augmentation/diminution (continues ou par paliers)
– organisation rythmique ; regroupements, subdivisions
– « timbre » (comme identifiant de l’origine d’un son) ; rapproche-
ments / éloignements, fusion / fission de « timbres »
– ordre d’apparition ; permutations, rétrogradation
Dans le cadre de la composition d’une pièce instrumentale, nous pour-
rions isoler parmi ces variables celles-ci, qui permettent de traiter indi-
rectement les autres sans (trop) s’influencer entre elles :
– registre relatif à un instrument
– dynamique
– localisation spatiale
– durée
– ordre d’apparition
– « timbre »
Nous avons construit un espace musical à six dimensions (ou plus
précisément huit, si nous décomposons la localisation spatiale en trois
dimensions indépendantes). Les opérations sur chacune de ces dimen-
sions peuvent nous aider à y définir des distances ou une façon de « me-
surer » dans cette dimension. Les autres variables musicales que nous
considérons peuvent entrer en jeu ici aussi : par exemple, on pourra
choisir de subdiviser le registre de chaque instrument selon une échelle
chromatique tempérée, de mesurer et subdiviser les durées en multiples
d’une unité fixée, ou encore d’organiser les timbres disponibles selon leur
harmonicité. On constatera rapidement qu’il est très difficile (sinon im-
possible) d’obtenir un ensemble de variables musicales d’où il soit pos-
sible d’extraire des dimensions musicales vraiment indépendantes et qui
prennent encore en compte toutes les variables (dans notre exemple, le
« timbre » n’est pas entièrement indépendant du registre relatif). Mais ceci
ne nous empêche pas de concevoir des manipulations indépendantes
de ces variables – et c’est justement cette indépendance des opérations
qui nous intéresse pour la définition de ces dimensions.
Une première caractéristique de l’espace musical dans lequel on tra-
vaille est ainsi donnée opératoirement : sa dimensionnalité (quantité et
qualité de ses dimensions). D’autres caractéristiques surgissent à l’inté-
Formaliser la forme 109

rieur de chaque dimension (parfois dès leur définition : la façon de me-


surer ou de s’y « déplacer », par exemple), ou mettent en jeu plusieurs
dimensions dans une opération (comme la définition de distances dans
l’espace en entier, ou de transformations de l’espace en lui-même – ro-
tations, translations, réflexions…). Tout ceci, encore une fois, est com-
posé avec et par l’ensemble d’opérations utilisé. Les variables musicales
qui n’auront pas été considérées indépendantes s’écriront en fonction
de celles qui indiquent les dimensions, et constitueront des directions
particulières dans l’espace en question ; elles sont bien sûr aussi mani-
pulables directement, et un changement selon leur direction implique
un changement selon plusieurs dimensions.
Nous avons pensé les variables musicales associées aux objets musi-
caux et sonores, or elles ont servi à caractériser les espaces. C’est bien
ainsi qu’un espace se révèle être une possibilité particulière d’objets :
ceux-ci sont en quelque sorte des « morceaux » de l’espace, des états (ou
famille d’états) particuliers des variables musicales en jeu. Dans un pro-
cessus compositionnel, c’est l’espace qui nous permet de voir les objets :
les catégories opératoires qui nous permettent de saisir l’objet doivent le
précéder et définissent déjà (au moins implicitement) un espace. Nous
pouvons dès lors avoir plusieurs espaces différents qui coexistent dans la
composition d’une œuvre : chacun est dérivé d’une famille d’opérations,
d’un ensemble d’intentions compositionnelles. Ces espaces, même une
fois définis, demeurent composables, dans le sens où ils sont encore vi-
des d’objets composés, tout leur contenu formel est encore manipulable.
Une fois l’œuvre achevée, c’est le déploiement des objets musicaux qui
nous permettra d’appréhender le ou les espaces où ils « ont lieu » (nous
reviendrons plus loin sur ce point).

Définir des formes et des objets dans un espace


Une fois défini un espace, des figures peuvent y prendre forme. Toujours
dans le but d’aborder la forme de manière opératoire, nous pouvons dé-
finir les objets musicaux selon des variables musicales : des voisinages
(qui peuvent se réduire à un point) choisis sur plusieurs dimensions nous
fournissent déjà non seulement une figure mais aussi, de par la struc-
ture dont est muni l’espace, un réseau de possibilités de transformation
de cette figure. Ceci est valable, en fait, pour toutes les variables musi-
cales, et pas seulement pour celles qui indiquent les dimensions. Nous
parlerons d’une forme dès que toutes les dimensions auront été prises en
compte, directement ou indirectement, dans la définition d’une figure.
C’est dans la multiplicité de ces variables et la multiplicité des manipu-
110 Manières de faire des sons

lations possibles qu’apparaît l’objet musical – manipulable autant exté-


rieurement, dans sa relation à d’autres objets, qu’intérieurement, dans
la nature de sa forme (sa relation à l’espace).
Dans l’espace que nous avons défini ci-dessus, nous pouvons obtenir
une forme en choisissant : un instrument parmi ceux qui sont disponi-
bles, avec un mode de jeu particulier, quelques points dans son registre,
leurs durées leur ordre d’apparition, une dynamique et la position de cet
instrument (ou de son son) dans l’espace. L’avantage de procéder ainsi
est que tout ce qui définit cette forme vient directement des opérations
que nous avions définies auparavant. Notons que cette définition d’un
objet par des variables musicales n’est pas une définition paramétrique,
puisque les variables ne sont pas des paramètres 9 : elles sont définies
d’après les opérations choisies comme réalisables (et possiblement or-
données dans ce sens), et prennent donc en compte des faits de percep-
tion, les intentions compositionnelles et les goûts du compositeur. Nous
sommes relativement proche de la notion d’objet sonore numérique de
H. Vaggione, « entités actives (objets) dotées de modalités de compor-
tement spécifiques (méthodes), déterminées de manière numérique
(codes) et dont la fonctionnalité est en même temps dépendante de ses
propres méthodes et du contexte de leur utilisation » [8], avec la diffé-
rence cruciale, bien sûr, qu’il ne s’agit pas ici de déterminer nos objets
de manière numérique (même si on peut parler de codes).
L’identification opératoire d’un objet à l’état de ses variables nous per-
met ici une écriture de et avec cet objet assez intéressante. En effet, sa-
chant au préalable ce qui est manipulable, nous pouvons écrire quelles
sont les « saillances », les singularités de l’objet, susceptibles d’engendrer
de nouvelles formes. Il est possible d’établir tout un réseau d’objets musi-
caux à partir de propriétés qui dépassent une simple contiguïté tempo-
relle. C’est ce qui a lieu, par exemple, avec les objets de la figure 4 : (a) et
(b) sont à quelques mesures de distance (et également proches d’autres
objets semblables), mais (c) n’apparaît que bien plus tard dans la pièce ;
cependant, des caractéristiques simples (timbre du piano, articulation
rythmique particulière ; mais aussi l’activité des autres instruments, qui
participe à la complexité du matériau perçu) permettent de mettre cet
objet, et toute la partie de piano qui l’entoure immédiatement, en rela-
tion avec les deux premiers. Cette relation est bien sûr composée, et in-
fluencera l’ensemble des relations qui pourront s’établir lors d’une écoute
du morceau. De façon plus générale, Vaggione [8, section Des réseaux

. Sur la distinction entre dimension, paramètre, échelle, voir également [2].


Formaliser la forme 111

d’objets] expose très clairement toute une série de gestes composition-


nels sur des objets musicaux compris comme opératoires 10.
La présence des objets musicaux, leur manifestation et leur « évolu-
tion » dans l’espace en question, fixe cet espace. Une forme étant une
relation particulière à l’espace, une fois composée et placée elle entraîne
quelque chose d’irréversible : l’espace n’est plus vide. Plus précisément,
un espace « plein d’objets » ne peut être perçu qu’à travers eux.

Espace composable, espace composé


Nous disions que dans un processus compositionnel c’est l’espace qui
nous permet de voir les objets, et que l’espace est alors composable. Nous
voulons établir ici la différence entre cet espace « ouvert », vide et mani-
pulable, et celui qui s’offre à l’écoute, une fois l’œuvre terminée.
Pour composer, nous construisons des espaces à partir de certaines
variables musicales qui précèdent la construction des objets sonores ou
musicaux. D’une certaine façon, nous opérons sur l’espace comme sur
un type d’objet particulier 11, qui nous fournit les moyens d’opérer sur
des objets sonores (ces deux genres d’opération se superposent et intera-
gissent dans un processus compositionnel). Mais ce qui est proprement
perceptible, ce sont les objets musicaux : c’est par leur déploiement que
peuvent se manifester des variables musicales, et en conséquence les di-
mensions de l’espace (et cet espace lui-même) où ils évoluent. Une varia-
ble musicale est, à l’écoute, une trace laissée par un objet musical : pour
parler d’espace au sujet d’une œuvre déjà composée, il faut le considérer
comme « un espace irréversible, déterminé en tant que tissu de relations
dynamiques, tout en se présentant à la fois comme « monde stable » du
fait qu’il est, dans toute la diversité de ses échelles de grandeur, déterminé
par la thesis qui se manifeste dans le « composé » de l’œuvre musicale »
(Vaggione [9]). Cet espace qui est indiqué par les objets musicaux (plu-
tôt que défini avant eux), sur lequel on n’agit plus mais qu’on reconstitue
au long de l’écoute, nous le nommerons espace composé.
Cette distinction entre espace composable et composé nous semble
importante parce qu’elle nous permet de mieux poser le problème du
temps comme une (possible) variable musicale. En effet, une écriture

10. Cet article traite en fait de l’objet sonore numérique, mais le texte s’adapte très
bien à notre situation. Notons simplement que nous pensons que la clôture de l’ob-
jet est possible dans tout espace de définition muni d’une écriture symbolique – pas
seulement avec un support numérique.
11. Sur cette idée, voir G r anger [6]
112 Manières de faire des sons

musicale se fait en temps différé, et on peut en composant considérer du-


rée, localisation temporelle, proportion, vitesse, et tant d’autres, comme
autant de variables musicales, donc manipulables de la même façon que
les hauteurs ou les intensités, par exemple. Il est ainsi envisageable d’avoir
dans un espace musical plusieurs directions différentes (voire plusieurs
dimensions) qui ont un rapport avec le temps. Néanmoins, dans l’espace
composé le temps s’impose comme une seule dimension, à laquelle toute
autre est en quelque sorte soumise : si une variable est perçue comme
une trace, un parcours temporel lui est nécessairement sous-jacent, et
tous ces parcours sont simultanés à l’écoute. Que deviennent donc les
différentes variables temporelles, (comment) passent-elles du compo-
sable au composé ? Peut-être pourrions nous dire que l’espace compo-
sable est « étalé » (parce qu’il est vide) : rien ne lie irréversiblement une
dimension à une autre, elles sont toutes véritablement indépendantes. La
composition d’un objet dans cet espace met en relation des « segments »
des ces dimensions, mais c’est seulement avec le passage du temps que
l’objet replie l’espace sur lui-même selon chacune de ces relations (au
moins). Encore une fois, nous ne percevons l’espace composé qu’à tra-
vers l’objet, à l’intérieur duquel il n’y a pas d’indépendance possible en-
tre des variables – ce qui se présente à l’écoute ne peut qu’être analysé.
La seule différenciation temporelle qui demeure effective est celle des
échelles temporelles : les replis de l’espace composable se manifestent
par des articulations à diverses échelles, qui ont à chaque fois des consé-
quences perceptibles sur plusieurs dimensions différentes à la fois (mais
au long d’un seul temps). Ainsi, des cycles de hauteurs courts peuvent
faire apparaître par des accents des cycles plus longs de modes de jeu ;
des articulations rythmiques très variées et rapides à l’intérieur d’un en-
semble suffisamment grand d’instruments peut construire un timbre
global. Même si l’écriture a lieu (parce qu’elle est symbolique) dans un
espace aux dimensions indépendantes et « entières », ce qui est finale-
ment écrit se situe dans (ou, plus précisément, crée) un espace aux di-
mensions « fractionnaires ».
La question peut alors se poser si cet espace composé est unique : les
dimensions qui le caractérisent (même si elles sont inextricablement
nouées) sont-elles toujours les mêmes, au long d’une même œuvre, pour
plusieurs œuvres, pour plusieurs écoutes d’une même œuvre ? Plusieurs
espaces composés distincts peuvent-ils coexister (à l’écoute) comme
le peuvent des espaces composables ? Toute réponse à ces questions
doit, selon notre point de vue, s’articuler autour de la seule dimension
nécessairement « étendue » de l’espace composé, le temps. En effet, les
propriétés « spatiales » composées sont exactement celles qui émergent
Formaliser la forme 113

par les relations perçues entre (et dans) les objets musicaux. Or, la défi-
nition même de ces objets, leur identité à l’écoute, dépend du temps et
d’une échelle temporelle particulière : le réseau qui réunit les multiples
qui constituent un objet unique, qui les découpe ou les renferme, peut
se former selon diverses relations d’héritage et de polymorphisme (voir
encore une fois [8]) qui se transforment selon qu’on les observe de plus
près ou de plus loin. Des attributs propres à une dimension, à une certaine
échelle temporelle, peuvent agir sur une autre dimension à une autre
échelle ([10], [2]) ; des unités qui apparaissent séparées, individualisées
de par leur morphologie interne, peuvent participer à la définition d’une
morphologie plus « grande » (à une autre échelle temporelle), et être
ainsi réunies dans la clôture d’un objet musical. Tout ceci ne peut surgir
dans une œuvre musicale qu’au fur et à mesure qu’elle est entendue, et
on pourrait dire que l’espace composé est unique à chaque instant – il
se redéfinit constamment, par ce qui est entendu ensuite étant mis en
relation avec ce qui demeure dans la mémoire de l’auditeur.
Mais cette instantanéité de l’espace composé a justement pour consé-
quence que des « sous-espaces », ceux perçus auparavant mais surtout
ceux perçus à d’autres échelles que celle de tout le morceau déjà en-
tendu, s’accumulent dans la mémoire de l’auditeur, formant un réseau
complexe de spatialités distinctes et pas toujours compatibles (à l’image
des différents espaces composables plusieurs fois repliés sur eux-mêmes
par l’insertion des objets dans le temps). À partir d’une certaine durée
globale, la nécessité surgit de pouvoir « faire tenir » ces incompatibili-
tés dans une organisation générale encore compréhensible. Rappelons
que nous avons défini la forme d’un objet musical comme un ensemble
d’attributs opératoires, gérés à l’intérieur d’un espace particulier. Nous
pouvons reprendre cette idée à une échelle temporelle et logique plus
large pour penser ce que serait, de ce point de vue, la forme d’une œu-
vre entière.

Globalité(s)

Géométrie algébrique
Localement, l’espace composé n’est rien d’autre qu’un espace compo-
sable traversé par le temps, mais toute globalité composée met en jeu
simultanément plusieurs espaces. C’est en fait cette simultanéité des es-
paces qui caractérise une globalité, qu’il s’agisse d’une œuvre entière,
simplement d’une section ou même d’un objet. On pourrait être tenté
114 Manières de faire des sons

de dire que ce qui est local ou global dépend de l’échelle temporelle à


laquelle on se situe, mais ce ne serait que partiellement correct dans la
problématique qui nous concerne. En effet, on peut redéfinir multiplicité
et unité à chaque échelle temporelle, mais il ne pourrait y avoir localité,
comme nous l’entendons, que sur des points isolés (non discernables
à l’écoute) de l’espace composé – et ceci parce que tous les espaces
composables (donc toutes les échelles temporelles) interagissent par-
tout dans l’espace composé : globalement, l’espace composé n’est rien
d’autre que l’articulation de tous les espaces composables.
Pour formaliser cette articulation d’espaces, une vision algébrique de
la géométrie peut encore une fois être utile : il s’agit d’intégrer plusieurs
espaces dans un seul système d’opérations, en faisant de chacun d’eux
un cas particulier d’un espace « général », ou alors une partie d’un réseau
formel d’un ordre logique supérieur (voir G ranger [6]). Naturellement,
un tel réseau ou un tel espace « général » doit être composable, et son
écriture se fait simultanément et en interaction avec celle de toutes les
localités : c’est ce qui permet d’intégrer toutes les échelles temporelles
dans un même processus formel. Si chaque espace composable est défini
par un ensemble d’opérations, ce sont des opérations sur ces opérations,
ou encore sur les relations entre elles, qui définiront une géométrie glo-
bale. Le problème qui se pose est que ces opérations que nous voulons
maintenant prendre comme objets peuvent être de natures très diver-
ses (à cause des natures diverses de leurs propres objets) : l’algèbre qui
peut les prendre toutes en compte ne nous paraît pas être triviale. L’un
des premiers obstacles à une formalisation de l’espace composé comme
réseau des espaces composables ou comme espace plus « général » est
justement la transposition de toutes les lignes temporelles logiques vers
une seule ligne temporelle physique. Selon M azzola [7, ch. 47], la théo-
rie pour cette formalisation n’est pas établie.

La forme d’une œuvre


La globalité « la plus grande » dans un processus compositionnel est
bien sûr celle de l’œuvre entière 12. Penser la forme d’une œuvre impli-
que ainsi penser à la fois un système géométrique qui puisse articuler
tous les espaces qui apparaissent au long du processus, et la géométrie
dans laquelle s’inscrit l’œuvre entière pensée comme objet. En effet, l’œu-
vre elle-même a une clôture, manifeste des « saillances » et des singula-
rités de par son fonctionnement interne, et doit s’offrir « efficacement »

12. Nous pouvons ici considérer un cycle comme une seule œuvre.
Formaliser la forme 115

à des opérations d’écoute. Comme objet composé, elle construit donc


l’espace dans lequel elle s’insère, au même titre que les objets musicaux
donnent à percevoir l’espace interne de l’œuvre. Une œuvre musicale
s’insère-t-elle alors dans un espace qui lui est extérieur, qu’elle viendrait
« remplir » ? Évidemment, le sens de cette question repose sur une défi-
nition que l’on puisse donner de ce qui est proprement extérieur à une
œuvre musicale (ou peut-être aussi à son écoute), et nous ne nous lan-
cerons pas dans cette discussion dans cet article. Nous croyons toute-
fois qu’une réponse qui suivrait l’approche géométrique que nous pro-
posons devrait se pencher sur les genres d’espaces que peuvent définir
les opérations d’écoute dont nous parlions, pour ensuite décider s’ils
sont extérieurs à toute œuvre ou si l’espace que définit une œuvre peut
se confondre avec celui qui la caractérise de l’intérieur (et dans ce cas
l’œuvre serait son propre espace, où elle serait le seul objet). L’étude
formelle de ces espaces ne doit pas exclure, à notre avis, la possibilité
d’intégrer des opérations rhétoriques à leur définition (comme des mé-
taphores ou des métonymies – peut-être écrites comme des relations
d’équivalence et des substitutions ?).
Quoi qu’il en soit, ce que nous proposons est qu’il est possible de pen-
ser, dans un processus compositionnel, la forme d’une œuvre comme un
système de géométries distinctes muni d’une structure opératoire (d’une
algèbre, en quelque sorte). S’il est possible de formaliser géométrique-
ment les opérations locales sur le matériau musical, il doit également
être possible de formaliser ainsi les opérations globales sur la forme,
simplement parce qu’il s’agit du même type de formalisation, qui prend
cette fois pour objets les espaces composables (au lieu des objets so-
nores eux-mêmes). Comme auparavant, une famille d’opérations ou de
manipulations (cette fois-ci sur des espaces composables) et l’ensemble
de ce qu’elles permettent de manipuler (que nous pourrions nommer
des variables formelles) définiront un nouvel espace formel, qui sera
lui-même une possibilité particulière d’existence des espaces compo-
sables. Ainsi, ces espaces ne sont pas quelconques, mais ont eux aussi
une forme qui surgit dans l’espace formel.
Immédiatement, un problème surgit : l’espace formel est lui-même un
espace composable, et nous nous retrouvons face au paradoxe classique
des ensembles qui se contiennent eux-mêmes. Ce n’est en fait qu’une im-
précision de vocabulaire à laquelle il faut faire attention : l’espace for-
mel est composable parce qu’il est manipulé dans le processus compo-
sitionnel ; il n’est pas de même nature que les autres espaces (d’objets
sonores) que nous avons nommés composables parce que dans ceux-
ci les temps peuvent être multiples et être tous équivalents, tandis que
116 Manières de faire des sons

dans l’espace formel le temps du déroulement de l’œuvre se démarque


comme particulier et primordial. De plus, l’espace formel est unique (par
l’unicité de l’œuvre) : certes, il ne peut se replier que sur lui-même quand
il est traversé par le temps ; mais les opérations sur la forme d’une œu-
vre (au moins certaines d’entre elles) doivent bien prendre en compte
une chronologie, une organisation des espaces composables au long
de l’œuvre. Nous sommes alors menés à dire que l’espace formel ne se
replie pas avec le passage du temps, puisque ce temps y est déjà inscrit
in extenso – serait-il ainsi identifiable à l’espace formel composé, celui
qu’indique l’œuvre entière à l’audition ? D’une certaine façon, cela équi-
vaudrait à dire que tout ce qui s’offre à l’audition, à toutes les échelles,
fait partie de (ou, plus précisément, compose) la forme d’une œuvre ;
ou encore que la globalité des articulations entre tous les sous-espaces
possibles d’une œuvre crée la logique (ou la géométrie) dans laquelle
ces mêmes articulations doivent prendre sens. Nous croyons que c’est
bien le cas.

Conclusions

Lorsque nous parlons de formaliser les opérations qui définissent forme


et espace, il faut justement souligner ceci : forme et espace sont définis
par ces opérations, et non le contraire. Si de fait on emploie des opéra-
tions différentes à des échelles différentes, on retrouvera des espaces
différents (aux géométries différentes, donc) qui coexistent à la fin ou
au long du processus compositionnel. La possibilité de manipuler ces
espaces dans un processus formalisé est donc égale à la possibilité d’in-
tégrer ces opérations à un tel processus – et le problème de la formali-
sation de la forme s’en trouve ainsi réduit. Pour résumer, parler de forme
revient à définir en premier lieu l’espace où l’on se situe, puis à discuter
les modalités d’occupation de cet espace, le tout d’après les opérations
qui sont prises comme valables, possibles ou intéressantes. On n’a besoin
d’agir que sur ces opérations : c’est à leur contenu formel (voir G ranger
[5]) que l’on s’intéresse, car il définit les formes qui pourront avoir lieu
dans (ou pour) l’œuvre.
D’un point de vue plus directement pratique, cette vision géométri-
que-algébrique peut s’implémenter, au moins localement, dans un en-
vironnement qui permette une définition symbolique des opérations
en question : nous pensons notamment aux logiciels orientés-objet
de composition ou de manipulation du son tels Pure Data, Max/MSP,
SuperCollider, PWGL ou Open Music. Dans celui-ci, la ‘maquette’ per-
met en outre d’aborder la formalisation de l’espace formel (global), à
Formaliser la forme 117

travers la mise en relation algorithmique de plusieurs localités compo-


sées indépendamment.
Naturellement, la question peut toujours se poser de la pertinence de
cette géométrisation, et si elle ne réduit pas l’acte de composition à une
opération déterministe. Bien évidemment, il n’y a pas de réduction de
cet acte lorsqu’on parle de formalisation : celle-ci, comme nous l’enten-
dons, n’exclut jamais les décisions arbitraires (déjà présentes dans le
choix d’un cadre formel) et ne néglige pas l’impact sur l’ensemble des
choix faits sur des détails (dans l’imagerie de cet article, les replis des
espaces composables sont garants de ces influences). Mais un regard
de ce genre porté sur l’acte de composition ne peut se justifier que s’il
offre une compréhension nouvelle ou une façon d’observer qui s’avère
utile (qui modifie donc une pratique). Dans notre expérience, l’appro-
che géométrique (ou mathématique, plus généralement) nous a permis
de penser la musique avec une épistémologie plus précise et efficace,
sans perte d’expressivité.

Références

[1] B aboni S chilingi , J. La musique hyper-systémique, Paris, Éditions


MIX, 2007.
[2] C arvalho , G. « Multidimensionnalités de l’espace-temps musi-
cal », in Espaces Sonores, actes de recherche, Anne S edes , dir., Éd.
Musicales Transatlantiques, Paris, 2003.
[3] C arvalho, G. « Princípio de Cavalieri », Música eletroacústica bra-
sileira, vol. III, CD SBME 003, Brasília, 2005
[4] C arvalho, G. « topologie faible », NEM – Forum 2004, CD ATMA
classique, Montréal, en préparation.
[5] G ranger , G.-G. Formes, Opérations, Objets, J. Vrin, Paris, 1994
[6] G ranger , G.-G. La Pensée de l’espace, Odile Jacob, Paris, 1999
[7] M azzola , G. The Topos of Music, Springer, 2002
[8] Vaggione , H. « Objets, représentations, opérations », Ars Sonora
Revue 2, Paris, 1995, p. 33-51. Disponible sous forme électronique :
http://homestudio.thing.net/revue/content/asr2p30.html.
[9] Vaggione , H. « L’espace composable », in Espace : musique, philo-
sophie, M. Solomos et J-M Chouvel (Éd.), Éditions de l’Harmattan,
Paris, 1998
118 Manières de faire des sons

[10] Vaggione , H. « Décorrélation microtemporelle, morphologies et


figurations spatiales du son musical », in Espaces Sonores, actes de
recherche, Anne S edes , dir., Éd. Musicales Transatlantiques, Paris,
2003.
[11] Wittgenstein, L. Le Cahier Bleu et le Cahier Brun, Gallimard, Paris,
1996

G uilherme C arvalho est compositeur et chercheur au


CICM – Université de Paris VIII– MSH Paris Nord
Variabilité et multiplicité acoustique
Pascale Criton

Par habitude, nous évoquons le son comme se rapportant à quelque


chose de connu, un instrument, une voix, des bruits. Nous identifions
les sons concrets de la vie réelle parce qu’ils nous rappellent quelque
chose de repérable : le son des cloches, le bruit du train, des pas sur
le gravier. Pourtant, une multitude de variables entrent en action pour
constituer le son qui me parvient de ce train là, suivant qu’il est lent ou
rapide, entendu de l’intérieur ou de l’extérieur. De même, les pas furtifs
des enfants jouant dans l’allée de gravier se distingueront fort du rythme
de la promenade rituelle de personnes plus âgées. Chaque signal sonore
est un événement spécifique, produit de circonstances et de détermina-
tions qui se déploient dans un espace et un temps particuliers. Les si-
gnaux sonores sont indissociables des conditions qui les provoquent :
forces, tensions, énergies, matériaux, structures ainsi que du milieu phy-
sique environnant dans lequel ils sont émis et se propagent : extérieur,
intérieur, suivant des surfaces plus ou moins denses, lisses ou poreuses,
par lesquelles ils sont réfléchis ou absorbés. Le son audible exige, par
ailleurs, une situation d’écoute, un point d’observation (de réception)
subjectif qui correspond à une configuration de rapports de distance.
Les qualités et les dimensions physiques au sein desquelles les signaux
sonores se propagent, naturellement ou artificiellement, sont bien en in-
teraction constante avec la disposition psychoacoustique d’un « sujet »
de l’écoute, une oreille jeune et non avertie, celle trop sensible d’une
personne fatiguée.
L’ensemble de ces facteurs constitue une chaîne de déterminations spa-
tiales et temporelles qui concoure à la spécificité d’une information so-
nore, dans l’acception ouverte de tout ce qui est audible (avant la musi-
que). Le son est une réalité essentiellement hétérogène, une multiplicité
faite de contingences et de déterminations, de grandeurs, de dimensions
qui croissent et décroissent selon l’événement en train de se produire.
120 Manières de faire des sons

La multiplicité acoustique, telle que je voudrais la proposer ici, intègre


l’ensemble des facteurs qui façonnent le son et la potentialité des varia-
bles spatio-temporelles qui vont se spécifier dans un événement sonore
particulier.

Le champ sonore en puissance : une nouvelle carte

J’ai déjà évoqué, à l’occasion de textes précédents, les enjeux d’un champ
sonore en puissance dont l’investigation et l’héritage me semblent carac-
téristiques de la modernité du x x e siècle 1. Si, de tout temps, la musique
n’a cessé d’agencer des variations et des différences, elle s’est cependant
majoritairement rapportée à l’axe stabilisé des hauteurs. La distribution
harmonique héritée du xvii e siècle était fondée sur le privilège de la pé-
riodicité et le son se rapportait avant tout à l’instrument (mécanique) et à
sa capacité à contrôler l’identité de sons tempérés. La répartition modale
et tonale des hauteurs, et avec celle-ci la notion dominante de « note »,
a canalisé l’écriture des variations d’intensité de timbres, d’amplitude,
de projection, comme différences « secondaires », venant qualifier les
premières. Cette hiérarchie, qui assurait une prédominance harmonique
dans les relations sonores, s’est aujourd’hui modifiée avec une « molécu-
larisation » du matériau musical qui s’est mise en place tout au long du
x x e siècle. Les révolutions des techniques électroniques et de l’informa-
tique musicale ont donné accès à la totalité des rapports de fréquences.
La numérisation du son a fondamentalement renouvelé la conception
du sonore et sa représentation, frayant l’accès à une nouvelle conquête
du champ sonore. Grâce à une description beaucoup plus précise des
composantes du son et de leur distribution, il devient possible de se situer
au niveau de l’organisation du sonore. Dans cet espace, appréhendable
selon une grande variété de points, le compositeur élabore sa relation au
sonore et constitue sa technique musicale à partir d’un plan qui n’est plus
donné selon des règles ou hiérarchies pré-établies. Si une pensée criti-
que (inventive) des relations sonores devient un présupposé nécessaire
à la composition, sa nature, et précisément la nécessité de le constituer,
relève d’une posture moderne de la composition musicale.
On remarquera d’ailleurs comment les démarches de compositeurs
sensibles à une « multiplicité acoustique latente » supposent un plan so-
nore en puissance, à partir duquel on (re)construit, on (re)compose les
rapports sonores. C’est en effet sur un fond non prédéfini des possibles

. Pascale C riton , « Espaces sensibles », dans L’espace : musique philosophie, sous


la direction de J ean -M arc C houvel et M akis S olomos , Paris, L’Harmattan, 1998.
Variabilité et multiplicité acoustique 121

à sensibiliser et à rendre audibles, que la manière de faire, propre à un


compositeur, opère par structuration des rapports sonores au sein de la
potentialité du phénomène acoustique. C’est avec la mise en perspec-
tive d’un tel plan d’immanence que Scelsi nommait “profondeur du son”,
que Wyschnegradsky nommait “continuum sonore ou pansonorité” ou
que Varèse désignait par la « transmutation infinie des matériaux”, que
l’on mesure l’émergence de la puissance du sonore. Le lien que celle-ci
entretient avec une virtualité acoustique s’accompagne de ce préalable,
que l’on retrouve encore dans l’expression de “ cristal latent ” chez Ligeti,
de “ matière première du son ” chez Xenakis, de “variation acoustique ”
chez Nono ou encore de “ champ acoustique ” chez Stockhausen, terme
qu’emploie aussi Grisey. Dans l’ensemble, il s’agit d’accéder à des confi-
gurations, des milieux, des qualités, des processus, des espaces, des
combinaisons ou composés sonores, à partir d’une multiplicité qui ne
peut être saisie que par moments et événements, établie dans son prin-
cipe mais non pré-établie dans sa conception.

Du sonore au musical : la multiplicité


acoustique comme enjeu de l’écriture

La multiplicité acoustique peut-elle être saisie, du point de vue l’écriture,


comme champ de configuration pour des rapports sonores non-prééta-
blis ? De nombreuses opérations de sélection, analyse, traitement, sont
devenues possibles avec la constitution d’un plan sonore discrétisé
(numérisé) à partir duquel les différences peuvent être établies avec
un maximum de sensibilité. L’écriture musicale intègre désormais les
données spatiales et temporelles de l’ensemble de la chaîne des déter-
minations qui président à la production d’un signal sonore. Autrement
dit, l’écriture du « sonore », sous la diversité de ses angles, fait partie in-
tégrante – du moins en droit-, de l’écriture musicale : du stade initial des
conditions de l’émission du son aux régimes d’énergie qui l’entretiennent,
de sa projection – diffusion, propagation-, à sa réception auditive dans
un espace acoustique. Le musical s’implique dans une modélisation
acoustique plurielle qui intègre l’extension des modalités vibratoires et
leur transformation.
La manière de concevoir l’agencement des déterminations sonores par-
ticipe subtilement à la « fabrique » du son. Le son est produit, provoqué,
composé, à chaque fois caractérisé par l’ensemble des rapports qui le
constituent. On peut le décomposer et le recomposer, lui assigner des
fonctions et des grandeurs variables. C’est un composé de rapports, un
122 Manières de faire des sons

quasi-objet ou construction non-donnée a priori. Le son existe moins


comme objet fixe que comme support pour des opérations de la pensée,
des opérations logiques (et parfois intuitives). Le principe d’une carte so-
nore qui engendre des événements temporels et fréquentiels contrôlés,
longtemps retenu par les règles hiérarchiques de la consonance, repose
davantage aujourd’hui sur la constitution de schèmes spatio-temporels
pour lesquels on définit des principes d’ordre, de sélection, de métri-
que, de grandeurs temporelles 2. Nés d’une nouvelle carte, celle d’une
multiplicité acoustique qui répond à une représentation modulaire et
qualitative du son, à un principe d’ordre non plus exclusif mais sélectif
et variable, les artefacts sonores façonnés par l’écriture musicale ne se
rapportent plus à des objets identifiés de la perception. Configurations
de variables, mixtes, hybridations, ils jouent de la variabilité des fréquen-
ces et des composantes acoustiques. Ce sont des événements, états so-
nores engendrés par les contingences de l’écriture et du calcul liés à un
projet sonore.

Le son comme événement

Faire apparaître, donner à entendre ce qui ne l’est pas encore exige une
opération de la pensée. Que faut-il pour que de l’événement advienne
dans le sonore ? Le son ne préexiste pas aux opérations qui le condition-
nent, le produisent et le composent. Le matériau, considéré comme un
ensemble de relation et de variables, doit être pensé, c’est l’objet d’un pro-
jet. Il sera donc nécessaire de mettre en place un dispositif de sélection
capable d’extraire des singularités, des directions logiques et partitives.
Le procès de différenciation, qui implique spécification et distribution,
en est un moment décisif. Il suppose la représentation non préétablie
des rapports sonores, un champ acoustique non prédéfini, disposé à re-
cevoir des opérations différenciantes.
Longtemps stabilisées autour de la consonance, les relations harmoni-
ques s’ouvrent aujourd’hui sur la reconnaissance d’une nature instable
et multiple qui prend en compte l’évolution dynamique, la transitivité. En
portant leur attention sur l’interactivité propre aux systèmes vivants, sur
leur capacité à la transformation et leur façon d’évoluer, les approches
de la « complexité » ont fait apparaître une nouvelle description des êtres
physiques intégrant la flèche du temps avec les notions d’irréversibilité

. Pascale C riton , « Continuums spatio-temporels » dans Le Continuum, sous la di-


rection de G ér ard Pape , M ichel de M aule , 2006 (à paraître).
Variabilité et multiplicité acoustique 123

et de degrés d’incertitude 3. Ces notions, issues de la dynamique non-li-


néaire, ont un écho concret dans le domaine du son et de la musique par
leur incidence sur la représentation de processus dynamiques en trans-
formation dans le temps. En effet, la réalité physique du son, qui est un
« être physique » au même titre qu’un autre, se trouve en compatibilité
formelle et matérielle avec la description des systèmes physiques dis-
sipatifs, instables et évolutifs. L’introduction du facteur temporel ouvre
l’exploration d’un champ micrologique du son. Optimisé par les généra-
tions successives de l’informatique dans le domaine musical, le champ de
l’exploration microtemporelle du son n’a cessé de se développer depuis
les années 80. Une « nouvelle acoustique » est née à la croisée de la syn-
thèse et des outils d’analyse du son. Grâce à une description beaucoup
plus proche (et réelle) des processus temporels, il devient possible de se
situer au niveau de l’organisation interne et « interactive » des relations
sonores. Désormais, le son peut être considéré comme un ensemble de
composantes et de variables dont la structure complexe et évolutive peut
être modelée. De la distribution des fréquences qui signent l’empreinte
spectrale et leur incidence sur les degrés d’harmonicité et d’inharmoni-
cité, des profils temporels (attaques, projection, diffusion) aux relations
constitutives de l’activité interne du son. Le champ paradigmatique des
variables constitue aujourd’hui un support pour une nouvelle syntaxe
compositionnelle.

Variables spatio-temporelles

L’écriture musicale tend ainsi à intégrer l’espace des relations sonores au


niveau de l’ensemble des variables spatiales et temporelles qui consti-
tuent le son. En s’orientant vers le champ des déterminations sonores,
la pensée musicale se place au niveau de l’événementialité du son :
composer, décomposer, recomposer les rapports sonores jusqu’à façon-
ner de nouvelles concrétions et des comportements temporels inédits.
L’anticipation et l’agencement des données sonores concernent de plus
en plus la pluralité des facteurs constitutifs du son, devenus accessibles
et significatifs. Le son, espace de relation, est une configuration de va-
riables à définir, dans le temps.
Le façonnement du son s’étend – du moins en droit, à tous les facteurs
constitutifs de la matérialité sonore, susceptibles d’entrer dans le champ
de détermination d’une multiplicité modulable par le contrôle de ses va-
riables. C’est un événement pluridimensionnel. Les variables peuvent

. I lya P rigogine , La fin des certitudes, Paris, Odile Jacob, 1996


124 Manières de faire des sons

être prises en compte au niveau de l’écriture des données sonores et de


leur agencement spectral et dynamique. Le timbre, par exemple, dont
la constitution est plurielle, interactive et dynamique, peut être consi-
déré comme un ensemble de variables évolutives. Les comportements
dynamiques sont un foyer de coordonnées complexes. On envisagera
la possibilité de définir et de contrôler les variables au niveau des condi-
tions d’émission du signal d’origine (instrumental ou autre), mais aussi
à celui de l’entretien du son et des variables impliquées dans les modes
de jeu. Le musical ne se cantonne pas exclusivement à un médium ins-
trumental, électronique ou concret. Il dépasse et chevauche les catégo-
ries selon des couplages son instrumental / bruit, son acoustique / son
amplifié, concret / électronique. Les déterminations spatio-temporelles
peuvent aussi bien intervenir au niveau de l’organisation de composés
sonores qu’à celui des comportements acoustiques ou des façons d’im-
pliquer l’écoute et la perception dans un espace de diffusion.
Une écriture des variables sera par ailleurs sensible au niveau des
conditions de prise de son-sonorisation-diffusion (s’il s’agit d’un signal
amplifié ou enregistré), mais aussi à celui des variables de projection,
voire de propagation dans un espace acoustique. L’agencement tech-
nique dans son intégralité peut être impliqué dans le projet d’écriture
et prendre part à l’expérimentation de relations non pré-établies 4.
L’élaboration de champs de différences et leur mise en relation sera le
support d’opérations diverses ou « manières de faire » des sons.

Les comportements acoustiques


Dans mes travaux récents, des comportements acoustiques liés à des
« modes de frottement » s’agencent dans une nouvelle dimension dy-
namique et spatiale. Dans Artefact pour ensemble instrumental 5 et les
pièces qui ont suivi, j’ai pris appui sur les qualités propres à des modes
de jeu entretenus (frottés-glissés) sur les cordes tendues d’instruments
acoustiques 6. Les propriétés physiques de ces modes de jeu et leur ca-
pacité à générer une activité sensible – au sens physique du terme 7, ont
constitué un matériau de référence (un champ acoustique lié à l’éner-

. Pascale C riton, « Tekné et expressivité », dans Musiques, Arts, Technologies – pour


une approche critique, Col. Musique-Philosophie, Paris, l’Harmattan, 2004.
. Artefact (2001) pour 11 instruments, enregistrement CD monographique Pascale
Criton (Assaï, 2003).
. Objectiles (2002) et Scordatura (2003) pour quatuor de guitares (Editions Jobert).
. Pascale C riton , « Modèles physiques et temps interne », Modèles physiques, créa-
tion musicale et ordinateur, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1994, vol. III.
Variabilité et multiplicité acoustique 125

gie) pour une variété de composés de variables vitesse-dynamique (et


leur incidence dans la relation hauteur-timbre). Ces modes de jeux font
apparaître un comportement acoustique « complémentaire » caractérisé
par la coexistence de deux lignes divergentes : on entend simultanément
la fréquence du frottement (excitation) et son parcours dans le milieu
excité selon une courbe inversée 8.

Figure 1 : Sonagramme de sons complémentaires obtenus


par frottement sur une corde de contrebasse

J’ai cherché à modeler ce comportement acoustique qui, pour moi, dé-


tenait un fort indice expressif : une force qui se défait et se reconstruit
à la fois. En agençant les conditions d’émission et de relation entre ces
variables, je les ai distribuées respectivement à trois groupes d’instru-
ments de façon à ce que les déplacements « recomposent » du mouve-
ment et participent de cette logique acoustique complémentaire. Cette
référence acoustique de « détermination réciproque » est ainsi devenue
le support pour l’orchestration de dynamismes simultanés et le cadre de
cohérence de l’ensemble de la pièce. Cette matrice m’a permis de tra-
vailler sur les degrés « d’élasticité » d’un matériau spatio-temporel fait de

. Pour illustrer cette réalité, considérons par exemple un doigt en appui sur la tou-
che d’une contrebasse. Selon la position du doigt en appui, la longueur de la corde
se trouve allongée ou raccourcie et produit ainsi des sons de hauteur plus ou moins
grave ou aiguë. Pourtant, la partie restante de la corde, la partie « morte » située de
l’autre côté du doigt, émet une fréquence propre, de faible amplitude, qui varie égale-
ment selon la position du point de contact. La présence de cette composante acous-
tique seconde, « complémentaire » – souvent mise à l’écart car considérée comme
perturbante, double en fait la réalité sonore.
126 Manières de faire des sons

Figure 2 : Artefact – mes. 68-70


Variabilité et multiplicité acoustique 127

vitesses, de dynamismes divergents, coexistants : une surface multiple,


communicante, sans localité stable, propice à des matières multiples et
changeantes (figure 2).
Par ailleurs, la courbe « complémentaire » fait apparaître une progression
irrégulière des fréquences : lente en partant du chevalet, elle s’accélère
progressivement en allant vers le sillet. Cette progression des fréquences
de la corde donne à entendre une courbe logarithmique inversée et non
tempérée en regard de la progression tempérée produite par la répartition
des frettes sur la touche d’un instrument à cordes tel qu’une guitare.

Figure 3 : Courbe complémentaire, corde de guitare (La 110 Hz)

J’ai cherché à approcher la variation non-tempérée des fréquences


de cette courbe complémentaire, en intégrant des systèmes d’accords
micro-intervalliques.

Systèmes micro-intervalliques
L’intérêt majeur des systèmes micro-intervalliques réside dans la possibi-
lité de rechercher des cohérences et d’explorer leur comportement et leur
incidence au niveau de la perception, des types de relation de système à
système et des implications au niveau des modes de jeux instrumentaux
et de l’écriture. La multiplicité vibratoire peut être soumise à des discréti-
sations diverses et des configurations de relation peuvent concerner tout
aussi bien les fréquences, les durées ou les intensités. Nous savons que la
distribution et les comportements dynamiques et temporels des fréquen-
ces ne sont pas seulement déterminants pour la lisibilité de la hauteur,
mais plus globalement pour le timbre et tous les “ facteurs de sonorité ”.
Les schèmes de distribution des fréquences auront donc nécessairement
une incidence sur le complexe interactif hauteur-timbre.
Les systèmes micro-intervalliques sont à mon sens des procédés de sélec-
tion, des stratégies capables de différencier des types de comportements
128 Manières de faire des sons

physiques. Ce sont des filtres qui établissent des trames différentielles,


des fenêtres ouvrant l’accès à des régimes de densité fréquentielle ou
systèmes de relation pré-stabilisés. Chaque état ou tempérament est un
voile discontinu et correspond à un certain degré de maillage, ouvrant
sur des qualités spécifiques, actives. Car il ne s’agit pas d’une graduation
régulant seulement l’augmentation ou la diminution d’éléments neutres,
mais plutôt d’une gradation qualitative, de la progression de degrés diffé-
renciés au cours desquels le matériau divisé change de nature. À chaque
pas de la divisibilité, l’état et donc la nature des relations de fréquences
se trouve modifiée. Chaque discrétisation fait apparaître une nouvelle
région ou régime de densité fréquentielle. Et avec chaque nouvelle dis-
tribution apparaissent de nouvelles données sensibles pour la percep-
tion. Les rapports acoustiques ne sont plus les mêmes : chaque système
possède un réseau de relations virtuelles, une capacité de structura-
tion propre sur le plan harmonique, des caractéristiques acoustiques
et un type d’incidence interactive dans le complexe hauteur-timbre. Ils
peuvent être analysés du point de vue de leur comportement physique
(périodicité et harmonicité), du point de vue de leurs propriétés acous-
tiques ou encore de leurs qualités structurelles 9. La microvariabilité du
son permet de pénétrer dans les variations infimes du temps et du mou-
vement, de procéder à des transformations sensibles. La recherche de
transformations moléculaires n’est pas seulement destinée à établir une
échelle microscopique pour elle-même, mais concourt à la constitution
d’un champ intensif d’individuation dans lequel se font et se défont des
types d’événements. Composer, décomposer, recomposer des corps so-
nores, faire respirer les éléments eux-mêmes – un son, un intervalle, un
complexe sonore vertical ou horizontal ; les systèmes micro-intervalli-
ques permettent d’incorporer des variations de comportement, d’agen-
cer des micro-perceptions en introduisant le jeu du temps, le côtoiement
d’espaces et de vitesses différents.
Il me paraît aujourd’hui intéressant, pour la composition, de croiser des
opérations logiques (comme les schèmes micro-intervalliques) avec des
systèmes et des « modèles physiques ». Le modèle physique est porteur
d’information et de cohérence, donc de hiérarchie : il doit cependant
être considéré comme relatif et “ recomposable ”. Pour cela, il faut d’une
part, que les opérations logiques restent indépendantes, non-inférées à
. Wyschnegradsky avait entrepris d'analyser les propriétés des systèmes micro-tem-
pérés multiples de 12 et mis en valeur les qualités acoustiques et structurelles propres
à ces systèmes. La « densité » indique le degré de divisibilité attribué à chaque système
micro-tempéré. Voir à ce propos, les espaces ultrachromatiques de Wyschnegradsky
dans I van W yschnegr adsky, La loi de la pansonorité, Contrechamps, Genève, 1996.
Variabilité et multiplicité acoustique 129

une représentation hiérarchique totalisante et préalable. Et que, d’autre


part, les systèmes physiques (issus de l’observation physique/acousti-
que ou de modèles abstraits) jouent comme des modèles relatifs, vala-
bles pour eux-mêmes, affirmant leurs propriétés et singularités dans un
champ d’application propre.

Variabilité spatiale : construire une scène auditive

De même que la multiplicité acoustique est modelable au niveau de


l’écriture des données sonores, elle l’est au niveau de son rapport à la
spatialité, jusqu’au façonnement des conditions d’écoute. La conception
du matériau sonore, défini comme création d’un ensemble de relations
spatio-temporelles intègre la spatialité à différents niveaux : l’espace
acoustique doit être fabriqué, projeté ; il est à concevoir. La spatialité est
inhérente au jeu interne des configurations de rapports sonores. C’est
pourquoi l’écriture des données sonores – qu’elles soient instrumenta-
les, de synthèse, ou électroacoustiques-, doit être élaborée en amont
afin que les sources conjuguées (instrumentales et de diffusion) réali-
sent un champ acoustique intrinsèque. Intimement liées, l’écriture des
données sonores s’articule et se prolonge dans celle des données de
diffusion spatiale. L’important étant la continuité de l’idée sonore, car il
ne s’agit pas de la restitution d’un existant, mais de la constitution d’un
champ acoustique lié à une idée. François Bayle souligne judicieuse-
ment, à propos de la diffusion sonore sur l’orchestre de haut-parleurs
ou acousmonium : « La haute-fidélité de diffusion – précision technique
maximale sur tous les points de l’espace acoustique, conduit à l’illisibi-
lité, à l’embouteillage d’une égale définition de tous les détails, dans un
plein feu qui immobilise tous les rapports. Ce n’est pas tant le signal so-
nore qui doit être fidèlement reproduit que les idées musicales, les traits
pertinents qu’il faut encore convenablement soutenir et accentuer, qui
doivent être dissociés et distribués dans l’espace acoustique, compte
tenu des changements de proportion donnant matière à une conduite
de majoration-minoration éclairante 10. »
Une certaine dramaturgie sonore est à l’œuvre au niveau des dynamis-
mes spatio-temporels. L’ensemble des variables d’un événement sonore
parcourt la chaîne qui va de l’émission (excitation/transmission) aux
modalités de la diffusion et de la propagation dans l’air et les matériaux.
Nous retrouvons la question des différenciations : le champ acoustique
repose sur le jeu ouvert d’une actualisation-intégration de rapports dif-
10. F r ançois B ayle , Musique acousmatique, Paris, Buchet/Chastel, 1993, p. 42
130 Manières de faire des sons

férentiels saisis dans un système de liaisons multiples, non-localisables


a priori. Il s’agit de construire une scène. Poser la potentialité acousti-
que comme système virtuel de liaisons multiples et mobiles suppose la
potentialité de différences et leur effectuation par le biais de relations
spatio-temporelles : différentiations, coupures, sériations, distributions
qualitatives, diagrammes. La spatialité ne se limitera pas à la question de
la diffusion spatiale, au mouvement d’un être physique identifiable dans
l’espace, mais se comprendra dès la “ composition ”, dès l’organisation
de l’ensemble du plan matériel-sonore. Et pour chaque cas se posera
une suite de questions : « Quelle écoute, quel espace, quelle stratégie,
quel champ perceptif ?… ».

L’écoute microphonique

Avec Objectiles pour quatre guitares 11, mon souhait a été de matériali-
ser une écoute microphonique pensée comme telle, dès la composition.
En effet, les données sonores de cette pièce ne sont pas audibles sans
amplification. Reprenant les comportements acoustiques « complémen-
taires » de faible amplitude, issus de frottements de vitesses variables,
l’écoute est d’emblée liée à un dispositif microphonique. Il s’agit d’attirer
l’attention au plus près de ces rapports acoustiques parfois très ténus et
de faire apparaître la réponse « complémentaire » de la corde, l’ombre du
son en quelque sorte (ici essentielle au niveau de l’écriture). Comment
créer les conditions pour rendre audible ce comportement dynamique
infrasensible ? Ces données sonores de niveau micrologique vont de pair
avec une prise de son et une diffusion adaptée. Les rapports différentiels
« complémentaires » impliquent d’infimes réglages de position au cours
du jeu instrumental et de la prise de son. Plusieurs micros sont nécessai-
res pour construire des variables de proximité capables de passer d’une
extrême tactilité aux qualités plus spectrales de l’instrument. Ensuite, la
sonorisation conjugue la présence localisée des sources et leur relais
dans l’espace acoustique de la salle. Ce champ sensible articule l’écoute
microphonique à l’élaboration psychoacoustique d’un champ percep-
tif. Le but est ici de créer une écoute en relation « coextensive » avec le
comportement physique 12.
Il en sera de même pour les variations au niveau des modes de jeu : il
s’agit de créer (configurer) une expérience de sentir, au seuil de la percep-
11. Objectiles (2002) pour quatuor de guitares (Commande « Alla breve »,
Radio-France)
12. Pascale C riton , « Modèles de frottements et écoute spatialisée », Cycle Synthèse
sonore par modèles physiques, conférence Ircam/ France Culture, 15 nov. 2004.
Variabilité et multiplicité acoustique 131

tion, et de jouer au niveau du grain, de sa plasticité et de sa mobilité 13.


Dans ce contexte, il n’y a pas de vérité, ni même d’existence a priori du
son, il n’y a que les conditions qui le façonnent, l’idée sonore elle-même.
Seule l’élaboration d’un espace acoustique sonorisé prenant en compte
des degrés de mobilité et de réciprocité peut donner à entendre ce qui,
sinon, resterait imperceptible car non identifiable. L’écoute micropho-
nique doit coopérer en quelque sorte avec l’idée sonore.

Mobilité/réciprocité
La mise en place d’un dispositif de captation et de diffusion participe
ainsi de façon significative à la matérialisation du son. Le contrôle de
l’émission à la prise de son (captation) et les conditions de la projection
du son, sont le fait d’une synthèse, d’un dosage subjectif. La sonorisation
est en quelque sorte un stade (pré)liminaire, constitutif de l’œuvre. Au
seuil de la musique dite mixte, la microphonie allie des sources acous-
tiques et leur diffusion amplifiée sur des haut-parleurs. Premier niveau
d’un champ acoustique engendré par une conjugaison « artificielle »
des sources, une pluralité de plans et de variables peuvent être asso-
ciés/confrontés selon des degrés divers. La conjonction des sources
instrumentales et des sources de projection sonore sous-entend l’impli-
cation simultanée de l’énergie de rayonnement instrumental et la projec-
tion d’une énergie électrique. Elle est souvent périlleuse, à la merci de
facteurs imprévus et nous confronte en permanence aux contingences
d’un équilibre à établir. L’identification comme tel d’un champ acousti-
que mixte, est une condition qui rend possible une circulation entre les
deux plans à priori distincts : il s’agit d’établir des relations de simulta-
néité riches en mobilité entre les deux champ qualitatifs, acoustique et
électroacoustique. L’équilibre sonore s’établit dans une réciprocité entre
les facteurs présents, allant de l’instrumental à l’acoustique de la salle
et les options de mixage en fonction des modes de jeux et des effets re-
cherchés. Le dispositif de prise de son et de projection, nécessaire aux
conditions d’une écoute sensible, peut être différent selon chaque salle,
selon chaque lieu.
On se souviendra comment Luigi Nono, expérimentant les relations
acoustiques instrumentale/live electronic sur une multiplicité de sour-
ces, accordait précisément la plus haute importance aux particularités
acoustique du lieu. Estimant (et intégrant) de façon attentive la réaction

13. Les différents mouvements d’Objectiles sont : I – Affleurant, II – Ondulant, III –


Flexible, IV – Plastique, V – Tactile.
132 Manières de faire des sons

acoustique propre à un lieu, il allait jusqu’à considérer « l’espace musi-


cal » comme un instrument – ce que l’architecte Renzo Piano tenta de
matérialiser pour le Prométéo 14. La notion de mobilité repose sur la fa-
brique d’une réciprocité obtenue, selon ses mots, après avoir “ cassé
l’habitude de considérer les sons ou les signaux comme des éléments
préfixés ”. Elle devient chez Nono un concept autonome, une fonction
transversale chevauchant les médiums et les sources d’émission so-
nore. La relation du mobile et du multiple tend à rejoindre la variation
acoustique continue-discontinue, de purs états de relation en transfor-
mation, destinés à matérialiser une écoute atopique, a-directionnelle,
permettant de rendre audible une infinie variété de modulations, dé-
tails, transformations 15.
La mobilité d’un champ acoustique ne relève pas uniquement des
techniques d’amplification et de diffusion mais aussi d’une multiplicité
spatiale distribuée : pluralité de points d’écoute, trajectoires, profils dy-
namiques, degrés de distances. À l’encontre d’une diffusion passive,
neutre ou indifférenciée, une perception active et singulière peut être
constituée par l’agencement pluri-dimensionnel de la diffusion acousti-
que. Localisation, trajectoire et directionnalité intègrent une écriture de
la diffusion, en tant que composante de l’événement sonore.
La réciprocité caractérise l’événementialité du sonore : elle modèle
(informe) l’événement dans le temps. La nature évanescente (subtile)
du son, sa propagation selon les milieux plus ou moins denses, absor-
bants/réfléchissants, participe au « façonnage » de l’événement so-
nore. L’énergie produite, puis transmise au niveau de l’instrument de
musique, se prolonge dans l’espace physique qu’il investit et qui le re-
çoit. La réciprocité acoustique est une chaîne de causes, d’effets et d’in-
fluences dans laquelle chaque terme est sensible et conditionne l’autre.
L’intégration réciproque des sources, des vecteurs, des récepteurs nous
entraîne dans le champ actif des déterminations à l’œuvre dans l’événe-
mentialité sonore. Cette activité réciproque des variables au sein de la
multiplicité acoustique (sources, énergies, médiums, structures, maté-
14. R enzo Piano, « Pour Prométéo, j’ai imaginé quelque chose qui ressemble à un
violon, ou mieux à un luth ou une mandoline : un instrument de musique tellement
grand (8 000 ou 9 000 m2), qu’il puisse contenir tout le spectacle, public compris.
La musique qui y naît fait entrer en vibration naturellement cette énorme caisse de
résonance et en même temps les musiciens et les spectateurs, littéralement intégrés
à ce corps en résonance », in « Prométéo, un espace pour la musique » in Luigi Nono,
Festival d’Automne à Paris, Contrechamps, 1987, p. 168.
15. L uigi N ono, « Vers Prométéo, Fragments d’un journal de bord » (1984) et
« Conférence à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon » (1989), in Luigi Nono,
Écrits, Bourgois, Paris, 1993
Variabilité et multiplicité acoustique 133

riaux) éveille la question d’un milieu acoustique qui doit être créé. Cet
espace n’existe pas en dehors des conditions qui lui donnent corps. Le
son découvre, articule, fait sonner l’espace plutôt que l’un précède ou
préexiste à l’autre : l’oreille décode l’information sonore selon sa loca-
lisation, ses trajectoires, les matériaux, les structures et les relations de
mouvement. Elle ausculte, discrimine. Un diagramme de différences
dévoilera ou masquera un espace acoustique. Les données de l’espace
acoustique initial peuvent être valorisées, mais aussi occultées, modi-
fiées, voire modélisées selon les conditions d’un méta-espace. Il s’agit
d’un agencement à chaque fois spécifique, établi selon les modalités ou
manières de créer des rapports et des différences audibles au sein du
multiple : c’est un espace fictif.

Fictions sonores
L’écriture du sonore relève alors de la spécification de variables spatio-
temporelles et de leur distribution dans le champ de la représentation.
La redistribution des coordonnées et des variables au niveau de l’écri-
ture concerne, comme nous l’avons vu, tous les facteurs de la multipli-
cité acoustique : il s’agit d’instrumentaliser la chaîne qui va du geste à
sa transmission, des variables de la production du son à sa captation,
de sa transformation à sa diffusion et sa propagation. Aujourd’hui, de
nombreuses dimensions spatiales et temporelles sont connectables, mo-
delables, transposables. On peut convoquer simultanément différentes
« fenêtres » de représentation, du proche au lointain, du micro au macro.
Emboîter des dimensions différentes, les appliquer à des catégories et
des champs de relation distincts. Réaliser des opérations quasi plasti-
ques sur les données du son : étirer, contracter, croiser… On peut donc
instrumentaliser, s’immiscer dans l’organisation des variables qui consti-
tuent un espace de représentation / réception. Ce sont des fictions sono-
res, artefacts matérialisant un événement en train de se construire selon
une multiplicité de points simultanés. Situation en équilibre qui invite à
une écoute active, connective, subjective.

Pascale C riton est compositrice


et musicologue
Le Temps comme Territoire : pour une géographie
temporelle
Karim haddad

“Lang ist
die Zeit
es ereignet sich aber
Das Wahre”
F. H ölderlin ,
Mnemosyne (Gedächtnis) 1.

Il ne s’agit pas ici d’élaborer une théorie du temps musical ni d’une quel-
conque « méthode » de composition, mais plutôt de la présentation d’un
concept utilisé dans mon travail, qui porte sur l’organisation temporelle :
une alternative pour une organisation formelle, une « manière de fabri-
quer du temps ».
L’apparition de la notion de mesure (remplaçant progressivement au xvii e
siècle le tactus 2) a perpétué tout au long de l’histoire tonale et jusqu’à
nos jours un grand malentendu quand à sa nécessité. La mesure ne rem-
plissant qu’un rôle fonctionnel en l’absence d’une tonalité cadentielle, ou
une localisation formelle pour l’interprétation de l’espace de la partition,
il est temps de rétablir sa vraie nature, sa destination structurelle.

. « Long est
Le Temps,
mais il se montre
Le Vrai. »
. Système d’indication de la mesure, des proportions et des lois de la battue élaboré
aux xv e et xvi e siècles qui sous entendait une division du temps mesuré en temps par-
fait ou imparfait, admettant aussi des prolations diverses et subtiles.
136 Manières de faire des sons

Composé d’un espace temporel, le « bloc-durée » représente une entité 3,


une individuation composable, qui pourrait comporter des proportions
entretenant des relations de forces, de rapports en couplage (autoréfé-
rentiels / exo-référentiels 4), susceptible de mutation (rotation des pro-
portions, changement de magnitude par le chiffrage rythmique, greffe
autoréférentielle ou exo-référentielle, etc…). C’est un territoire construit
autour d’une durée. Ce n’est pas un espace pulsé pré-établi en relation
avec un quelconque temps tonal, l’ensemble pulsé étant une sous-caté-
gorie du bloc-durée ou plus justement un bloc-durée en « devenir-molé-
culaire 5 ». Plusieurs dérivations sont donc possibles, en commençant par
une totalité (l’œuvre ou un opus par exemple), jusqu’à la localité même,
c’est-à-dire, un son, un événement constitutif ou non.

Figure 1 : Bloc-durée de 24/12 es

Figure 2 : Ensemble pulsé

. On peut parler aussi de bloc temporel ou d’héccéité en se référant à l’optique de-


leuzienne. « Une heccéité n’a ni début ni fin, ni origine ni destination ; elle est toujours
au milieu. Elle n’est pas faite de points, mais seulement de lignes. Elle est rhizome. »
(G illes D eleuze et F élix G uat tari , Capitalisme et schizophrénie, tome 2 : Mille pla-
teaux, Éd. de Minuit, 1980, p. 321.)
. La référence au matériau même ou à un tout autre, de nature exogène. Nous ver-
rons plus loin un exemple de génération autoréférentielle (dans la section Espaces
formels).
. Le devenir implique la notion topologique de milieu : « le devenir n’est ni un
ni deux, ni rapport de deux mais entre-deux, frontière ou ligne de fuite ». (G illes
D eleuze et F élix G uat tari , Capitalisme et schizophrénie, tome 2 : Mille plateaux, Éd.
de Minuit, 1980, p. 360.) (…)
Le Temps comme Territoire 137

La représentation

La cartographie et la codification de l’objet « bloc-durée » deviennent


donc décisives. Nous disposons de plusieurs alternatives pour leur no-
tation en commençant par la notation proportionnelle-numérique et la
notation symbolique.
La notation proportionnelle-numérique se trouve être la plus graphi-
que, la plus juste pour l’œil (surtout celle du non initié) mais cependant
représente une grande lacune, celle d’être non manipulable de point
de vue compositionnel (combinatoire) et non intégrable à un système
génératif.

Figure 3 : Représentation proportionnelle numérique.

La représentation proportionnelle numérique a par ailleurs le défaut


de comporter des expressions numériques non-finies, tels les nombres
flottants (à virgules) 6. Ceci apporte un degré de précision superflu et
non-nécessaire à l’expression absolue du bloc-durée. L’intérêt se dé-
porte alors vers un bloc-durée ancré point à point à un instant précis
qui le rend dépendant et donc perd de son degré d’abstraction néces-
saire à sa propre autonomie comme bloc fondateur ; il se territorialise
en thème majeur.
La représentation symbolique est par contre beaucoup plus apte aux
diverses transformations possibles dans le domaine combinatoire, et
de plus permet l’intégration des informations multiples constituant son
entité propre. Étant donné l’abstraction du concept de « bloc-durée »
de nature morphogène et porteur d’informations polymorphes 7, la re-
présentation symbolique à partir de la notation traditionnelle musicale,
agrémentée par de nouvelles conventions (qui se trouvent être non pas
des ajouts mais des améliorations de la syntaxe même 8), nous semble

. Ces cas se présentent dans les subdivisions irrationnelles de nombres premiers tel
la subdivision en trois (triolets, sextolets, nenolets etc…), en sept, en onze etc…
. Vecteurs de contrôles, hauteur, texte, intensités, célérité, etc.
. Par exemple la référence à une valeur de durée absolue non relative à la trilogie
durée/mesure/tempo mais plutôt présupposant un tactus absolu comme durée.
138 Manières de faire des sons

être la vraie voie porteuse de nouveaux potentiels quant à l’expression


d’un temps musical inédit.

Figure 4 : Bloc-durée dans une notation symbolique.

Il est bien évident que l’utilisation des bloc-durées est exclusivement


d’ordre compositionnel. Ces bloc-durées seront re-quantifiés à l’aide
d’une orthographe traditionnelle destinée aux instrumentistes comme
le montre l’exemple suivant :

Figure 5 : Version quantifiée.

À son tour, la quantification donne lieu à une ré-interprétation du bloc-


durée effectuée par la réintroduction nécessaire d’une métrique d’ordre
exclusivement structurelle destinée à l’interprétation. Toutefois, comme
on le voit dans l’exemple ci-dessus, la métrique peut aussi jouer un rôle
fonctionnel mais d’ordre local et conjecturel 9. L’enveloppe dynamique
(crescendos et decrescendos) souligne la métrique ajoutée. Il est bien
entendu qu’il serait possible d’apposer une métrique issue d’autres bloc-
durées en conjonction avec la quantification, pour jouer le rôle d’une
polyphonie, d’un contrepoint de dynamique ou autre.

Devenir et transformation

Les champs appelés « bloc-durées » (ou « bloc-temporels ») devenant


tour à tour champs de durées, de rythmicités, de phénomènes sonores

. Il s’agit alors d’un ancrage de la ligne de fuite « bloc-durée » dans un contexte qui
lui est transversal.
Le Temps comme Territoire 139

complexes 10, sont donc susceptibles de diverses transformations 11. Les


opérations sont de plusieurs ordres. Voyons tout d’abord les opérations
de base qui portent sur la transformation (mutation) du bloc-durée même,
l’addition (ou concaténation), la soustraction et la multiplication-divi-
sion (ou le changement de magnitude).

L’addition
Partant de deux blocs différents 24/10 es et 5/12 es 12 on obtient un nou-
veau bloc de 169/60 es.

Figure 6

10. La manipulation des blocs-temporel est effectuée à travers l’expression des arbres
rythmiques (RT) implémentés pour le moment et exclusivement dans l’environne-
ment de CAO (composition assisté par ordinateur) OpenMusic et leur représentation
par le programme de gravure Lilypond.
11. Pour une description plus détaillée autour des opérations sur les blocs-temps c.f
K. H addad, Livre Premier de Motets : The Time Block Concept in OpenMusic, The OM
composer’s book. 2, collection Musique /Science, éd. Delatour.
12. Les fractions se rapportent à la division de la ronde. Nous avons voulu préserver
la convention référentielle solfégique « moderne » de la ronde tout au long de notre
présentation. Il est bien entendu que ces fractions peuvent être mis en couplage avec
d’autre valeurs initiales et de magnitudes diverses. Cette référence intègre en soi la
notion de célérité (de vitesse) de chaque bloc, ce qui rend superflu dans le cadre de
cette représentation l’utilisation référentielle du tempo par mesure.
140 Manières de faire des sons

La soustraction
Partant de deux blocs différents 23/10 es et 11/12 es on obtient un nou-
veau bloc de 83/60 es.

Figure 7

La multiplication
La multiplication est le changement de magnitude, une mise à l’échelle
du bloc. On peut appliquer la multiplication à toute fraction. Voici quel-
ques exemples à partir d’un bloc de magnitude 24/10 es :

Figure 8
Le Temps comme Territoire 141

Les opérations d’ordre combinatoire comme la subdivision, le canon et


l’homothétie sont d’un autre ordre car elles produisent la prolifération
de nouveaux bloc-durées.

La subdivision
La subdivision est l’opération qui consiste à décomposer un bloc-durées
en n proportions. Il existe deux catégories de subdivision : la subdivision
simple et la subdivision complexe.
La subdivision simple consiste à subdiviser un bloc-durée en n propor-
tions tel que la somme des proportions est égal à un facteur multiplicatif
du numérateur du bloc. Ici un bloc-durée subdivisé par les proportions
(11 + 7 + 3 = 21) :

Figure 9

À leur tour, les proportions deviennent des blocs-durées :

Figure 10

On remarquera donc le potentiel de mutation des bloc-durées, qui une


fois transformés engendrent des nouveaux blocs-durées. Ils ne sont ni
sériés, ni réversibles, c-à-d ne fondent pas une hiérarchie, mais ont ten-
dance à proliférer.
La subdivision complexe consiste à subdiviser un bloc-durée en n pro-
portions tel que la somme des proportions n’est égale à aucun facteur
142 Manières de faire des sons

multiplicatif du numérateur du bloc. Ici un bloc-durée subdivisé par les


proportions (11 + 7 + 5 + 3 = 26) :

Figure 11

Re-transformation en bloc-durées :

Figure 12

Canon
Voici un exemple qui part déjà d’une transformation intermédiaire de
bloc-durées. La transformation intermédiaire étant l’étape où le bloc-
durées comporte des subdivisions non encore transformées en de nou-
veaux blocs :

Figure 13 : bloc-durée de 10/1 subdivisé par autoréférencement


Le Temps comme Territoire 143

Formation de blocs-durées qui


seront utilisés comme départ
de voix canoniques :

Figure 14
144 Manières de faire des sons

Le canon régulier dérivé :

Figure 15
Le Temps comme Territoire 145

Translations
homothétiques
De même, on peut
engendrer des séries
ayant des rappor ts
homot hétique s en-
tre elles. Partant d’un
bloc-durée de 10/1 e
constitué de subdivi-
sions issues d’itéra-
tion autoréférentielles,
on applique la même
opération de « déca-
lage » vue plus haut,
mais seulement en ré-
duisant pas à pas les
blocs-durées de part
et d’autre, à chaque
fois de façon de plus
en plus resserrée.

Figure 16
146 Manières de faire des sons

Monnayages
Il s’agit d’un autre ordre d’engendrement proliférant en
relation externe de couplages, et d’une nature plus com-
plexe que les précédents
Étant donné un bloc-durée de 50/1 e :

Figure 17 : ci-contre.

Nous utiliserons, la série de regroupement d’ancrage


suivante :

[(0) (1) (2) (3 4) (5 6 7) (8 9) (10) (11 12 13 14 15)]

représentant le groupement en bloc-durées et une sé-


rie d’engendrement autoréférentiels (c-à-d, à partir des
mêmes blocs) qui est la suivante :

[(0 1 2) (1 2 3) (2 3 4 5) (3 4 5 6 7) (4 5 6 7 8) (6 7 8 9 10)
(7 8 9 10 11 12) (0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15)]

Le résultat :

Figure 17 Figure 18 : page suivante.

Topographies potentielles

D’une durée-mesure constituant un espace fermé de


l’œuvre, à des localités perdues dans cet espace tra-
duisant des modes de dérivations que l’on a déjà cités
auparavant, l’espace temporel donné s’ouvre à nous
de l’intérieur (homothéties) ou de l’extérieur (canons,
monnayages) en de multiples paysages diversifiés. La
combinaison des bloc-durées est à son tour un bloc-
durée polymorphe susceptible des mêmes transforma-
tions (mise à l’échelle, homothétie etc.) comme on l’a
vu précédemment. Ces combinaisons (du troisième or-
dre) de complexe de bloc-durée associant divers « ges-
tes » (contenus extra-temporels comme la dynamique
Le Temps comme Territoire 147

Figure 18
148 Manières de faire des sons

Figure 19 :
Bloc-durée
complexe ouvert
Le Temps comme Territoire 149

et l’enveloppe globale et/ou locale du bloc) peuvent avoir deux aspects.


Le bloc fermé ou ouvert 13.
Le bloc-durée complexe fermé est de nature délimitative. C’est un terri-
toire en soi. Il communique par des frontières constituées par d’autres
bloc-durées ou à travers des valeurs symboliques de temps non mesuré 14.
Le bloc-durée complexe ouvert a des frontières (temporelles) non syn-
chrones. Il communique par ses propres porosités avec d’autres espa-
ces ouverts ou fermés.
Figure 19 : page précédente.

Espaces formels

Dans « First attempted escape from silence : Tunnels », les bloc-durées


sont utilisés comme technique d’organisation des différentes combinai-
sons d’interventions vocales 15. L’organisation de ces parties a été effec-
tuée à partir de blocs temps en utilisant les techniques d’autoréférence-
ment et de monnayages de blocs.
Construit autour d’un bloc-durée de 15 minutes de 150 rondes à 40 à la
noire représentant la totalité de la durée de cet acte qui sera par la suite
décomposé par autoréférencement en 4 subdivisions consécutives
construites autour des proportions élémentaires : 3 4 5 7.

Figure 20 : Bloc-durée initial

13. On peut voir ces deux catégories comme « deux types de multiplicité : l’une est
appelée multiplicité de juxtaposition, multiplicité numérique, multiplicité distincte,
multiplicité actuelle, multiplicité matérielle, et elle a pour prédicats, nous le verrons :
l’un et le multiple à la fois. L’autre : multiplicité de pénétration, multiplicité qualitative,
multiplicité confuse, multiplicité virtuelle, multiplicité organisée, et elle refuse aussi
bien le prédicat de l’un que celui du même. (…) La multiplicité numérique qui impli-
que l’espace comme une de ses conditions, et la multiplicité qualitative qui implique
la durée comme une de ses conditions. Les multiplicités numériques ont deux dimen-
sions : espace et temps ; les autres : durée et extension pré-spatiale. » in, G. Deleuze,
Conférences, Théorie des multiplicités chez Bergson.
14. Des points d’orgues, ou des événements décisionnels ouverts se rapportant à
l’exécution du temps direct.
15. Quatre solistes utilisés comme groupe vocal, deux voix de femmes (2 sopranos),
ou deux voix d’hommes (ténor, basse-baryton), quatuor vocal et enfin solo final .
150 Manières de faire des sons

Figure 21 : Subdivisions par générations autoréférentielles.

Les combinaisons seront dérivées par rotations d’éléments et de groupes


d’éléments amenant progressivement des durées de plus en plus gran-
des d’une manière non linéaire.

Figure 22 : esquisse et plan général

À partir de cette esquisse, les blocs-durées seront générés dans une ma-
quette d’OpenMusic pour être sélectionnés selon l’esquisse. La repré-
sentation visuelle de la maquette de OpenMusic permet un autre degré
Le Temps comme Territoire 151

d’abstraction d’ordre structurel donnant lui-même un accès program-


matique de ces blocs.

Figure 23 : Blocs-durées dans la maquette d’OpenMusic.

Une fois « générés » les blocs sont filtrés selon le schéma initial de l‘es-
quisse ne laissant apparaître que les interventions désirées.

Figure 24 : Blocs filtrés.


152 Manières de faire des sons

Figure 25 :
L’homothétie par
monnayage du
bloc-durée pour
le quatuor vocal
s’effectue à partir
de la troisième voix
sur le onzième bloc-
durée de cette voix.
Le Temps comme Territoire 153

Associé aux outils de CAO, le concept de bloc-durée ouvre des perspecti-


ves nouvelles dans le domaine de l’écriture instrumentale ainsi que dans
le domaine de la synthèse. Cette conception permet une manipulation
extrêmement libre et souple quant à la projection de formes musicales
ouvertes ou fermées. Elle implique par conséquent des nouvelles stra-
tégies contrapunctiques appliquées au temps musical qui n’ont pas été
exhaustivement présentés ici.
« Il n’y a pas d’oreille absolue, le problème c’est d’avoir une oreille impos-
sible – rendre audibles des forces qui ne sont pas audibles en elles-mê-
mes. En philosophie, il s’agit d’une pensée impossible, c’est à dire rendre
pensable par un matériau de pensée très complexe des forces qui ne
sont pas pensables 16. » C’est ce à quoi tend cette approche de la durée,
rendre pensable des macro-durées ou des micro-durées qui ne sont pas
pensables et audibles à travers la sémantique usuelle.
Place donc à l’impossible.

K arim Haddad est compositeur.

16. in G. D e l euz e , Conférences, Le temps musical, « Pourquoi nous, non


musiciens ? », 1978.
Dessiner, écrire, composer le son
Jean-marc Chouvel

Depuis quelques décennies, et pour la première fois dans l’histoire, les com-
positeurs ont accès à la possibilité de représenter et de maîtriser la réalisation
directe du son lui-même à travers sa forme d’onde. Ce saut dans l’infiniment
petit est à la fois un défi pour nos sens et pour notre intellect. Peut-on désor-
mais composer directement le son lui-même, sans passer par un « instrument » ?
Quelle est la modalité de cet accès, s’agit-il d’un dessin ou d’une écriture ?
Comment comprendre la composition à un niveau si bas de la structure mu-
sicale ? L’ensemble de ces questions sera ici explorée à travers l’expérience
d’une œuvre très particulière, Drawing the sound, où l’intégralité du matériau
n’a été ni captée, ni synthétisée, mais tout simplement dessinée.

Introduction : le « cône à lire les sons »

Il y avait dans le grenier de la maison de mes parents une petite pile de


vieux soixante dix huit tours avec un pick-up cassé. Ces objets, hérités
sans doute de mes grands-parents décédés, étaient fort intrigants pour
le petit garçon que j’étais, d’autant qu’ils annonçaient, avec leur étiquette
ronde très cabalistique, des musiques, des noms de musiciens et des mar-
ques de fabrique bien mystérieux. Mes parents n’étaient ni musiciens, ni
même mélomanes. Je compris le principe du grammophone en lisant
une petite encyclopédie pour enfants, et je me fabriquais, avec un bout
de fort papier, une aiguille et un peu de colle ce « cône à lire les sons »
un peu magique qui allait me permettre de réveiller les galettes endor-
mies. Un petit montage de Mécano, et l’affaire était faite. On peut ima-
giner à quel point le contrôle de la vitesse n’était que fort approximatif,
mais on pouvait ainsi explorer les sillons dans tous les sens, et à toutes
les vitesses. Si la conservation des disques était quelque peu remise en
cause par ces opérations, il n’y a pas de doute que cette première ex-
périence auditive de la plasticité des sons n’était pas sans éveiller en
moi, déjà, un certain appétit pour les expériences musicales décalées.
156 Manières de faire des sons

D’ailleurs, je m’aperçus rapidement que le petit cône, avec son aiguille,


était capable, au prix parfois d’une petite griffure, de « lire » le son de
toutes les surfaces. C’était un peu comme s’il rendait aux objets une pa-
role, en explorant leur surface pour en faire le récit extrêmement détaillé.
Heureusement, c’était au grenier…
Pour enregistrer, c’était moins évident, et à part le sillon vierge d’un dis-
que souple arrivé avec une publicité par correspondance, vaguement
impressionné par un cri terrifiant poussé dans le petit cône, il me fau-
dra attendre les miracles électroniques des premiers magnétophones à
cassette pour restituer quelque chose des sons ambiants.
Cette petite anecdote m’est revenue en préparant les exemples de cette
conférence. Le petit « cône à lire les sons », outre qu’il permettait de faire
revivre les vielles galettes de mon grand-père, avait surtout pour fonction
d’objectiver le son, d’en faire le résultat de la rencontre d’une surface
sensible – le cône – avec une autre surface sensible – les disques… – à
travers cette pointe capable de donner à entendre la trace de l’instant.
Aucun travail symbolique, tel que celui que me demandait mon profes-
seur de musique en lisant des notes ; non : du son, directement !
C’est à l’exploration de cette idée qu’il est possible, grâce à une expé-
rience sensible à la limite de nos capacités temporelles, d’accéder à la
fabrication et à la lecture du son lui-même, dans son déploiement sous
forme d’onde spatio-temporelle, que cet article est consacré. Dans un
premier temps, nous interrogerons, dans la fabrication originaire du son,
le syndrome de l’instrument. Dans un deuxième temps, nous essaierons
de comprendre ce qu’est cette « intimité » avec le sonore que le temps
infime de l’aiguille nous invitait à parcourir. Enfin, nous aborderons la
composition de Drawing the sound, une pièce pour bande entièrement
« écrite » en dessinant sa forme d’onde.

Le syndrome de l’instrument

L’objectivation du sonore
La première chose que fait le nouveau-né en venant au monde, c’est de
pousser un cri. Au delà de la voix qui est soudain capable de combler
ce grand espace soudain vide, le rapport au monde des sons est décalé.
C’est par des objets, de mille et une manières fort diverses, que les efflu-
ves sonores nous parviennent, nous renseignant avec une précision telle-
ment évidente sur la nature de ce qui nous entoure que nous n’y pensons
même plus. Nous apprenons à émettre ces sons, qui sont bien souvent la
Dessiner, écrire, composer le son 157

résultante acoustique parasite de nos activités. Ce n’est qu’à l’occasion


de certaines de ces activités, explicitement musicales, que nous avons
l’occasion de faire preuve d’une maîtrise de ces phénomènes.
Dans l’espace, donc, il y a des objets. Mais ces objets n’émettent spon-
tanément des sons que très rarement. En fait, le son naît le plus souvent
de la rencontre, dans l’espace, de deux objets, à travers ce qu’on pour-
rait appeler un geste. Par le choc ou par la caresse, l’objet est ébranlé, et
il communique cet ébranlement au milieu qui l’entoure. Manifestation
d’une impulsion et de sa résonance, ou d’un cycle de tension/relâche-
ment, ce signal sonore qui nous parvient nous redit l’histoire du geste,
et le caractère des objets qui y furent impliqués.

Le domaine de la synthèse
Le contrôle du geste musical est donc la source de toute production so-
nore jusqu’à l’apparition de la possibilité d’un transfert du signal acous-
tique en signal électrique et réciproquement. Dès lors, la possibilité de
produire un son non pas à partir d’un objet réel mais de sa représentation
sous forme d’onde électrique semblait changer radicalement l’accès au
domaine sonore. La synthèse est-elle pour autant si différente dans son
essence du monde instrumental auquel elle cherche, dans un premier
temps, à se substituer ?
La dialectique entre la représentation qui est faite du signal et le mode de
synthèse qui en découle agit en fait comme l’instrument dans l’univers
acoustique : son rôle est de limiter l’espace possible du sonore pour ca-
ractériser une personnalité spécifique, sous les diverses dimensions du
timbre. Par exemple, la représentation spectrale conduit à la synthèse
additive (c’est déjà le cas avec les orgues…), la représentation par forme
d’onde donnera naissance aux premiers synthétiseurs sous forme d’os-
cillateurs électroniques (avec des formes carrées, triangulaires, en dent
de scie, sinusoïdales… qui ne correspondent à aucune réalité objective
mais sont les possibilités vectorielles simples issues de la représentation),
la représentation sonagraphique induira la synthèse granulaire (ou plus
tard par FOF (Fonction d’Onde Formantique)), ou, plus récemment, la
représentation sous forme d’équations différentielles conduira à la syn-
thèse par modèle physique.
À chaque fois, contrôler équivaut à réduire l’étendue des possibilités, iso-
ler dans l’espace gigantesque du timbre un paramètre isolé, contrôlable
simultanément par l’esprit et par l’oreille, et c’est bien cela qu’il convient
d’appeler « fabriquer un instrument ». L’exemple de la synthèse par mo-
dulation de fréquence est très significatif à ce sujet. Ce type de synthèse
158 Manières de faire des sons

présente des paramètres de contrôle peu cohérents avec nos habitudes


d’écoute : dès lors, on trouve sur les synthétiseurs une présélection de
certaines configurations plus conformes à nos attentes auditives, et c’est
exactement cette présélection qui détermine le sens que nous donnons
ici au mot « instrument ».

Le temps infime.

Au delà de la notion d’instrument, qui sert de guide à l’onde acoustique


et à l’expression sonore, il faut commencer à s’interroger sur ce que nous
avons appris de cet accès que nous donnent les instruments modernes
à la micro-temporalité de la vibration sonore.

Le microscope à son.
La première représentation des ondes sonores a été donnée par les os-
cillographes (et les oscilloscopes). La possibilité de construire des os-
cilloscopes à mémoire est relativement récente, et on a longtemps pallié
à ce manque par le truchement de la cyclicité du phénomène observé,
qui permettait, en jouant sur la persistance rétinienne, de retenir le flux
temporel sur des échelles qui trompaient notre vision.
Prenons, pour être clair, un ordre de grandeur : le la du diapason vibre
à 440 Hertz, c’est à dire que l’onde sonore correspondante décrit 440
cycles dans une seconde, ce qui donne pour la durée du cycle 0,00227
secondes soit 2,27 millisecondes. C’est un temps en quelque sorte « in-
fra-conscient », c’est à dire que nous ne pouvons percevoir que le résul-
tat global de l’oscillation, nous n’avons aucun moyen de nous attarder
sur un cycle particulier. Mais s’il advenait qu’un seul de ces cycles soit
différent, nous serions pourtant alertés ! Car nous sommes en effet ex-
trêmement sensibles au changement d’énergie que cela induirait. C’est
un peu comme le défilement des images au cinéma : tant qu’il y a conti-
nuité, nous ne pouvons pas discerner une image isolée ; mais le point
de repère inscrit sur une seule image (un vingt quatrième de seconde)
qui annonce au projectionniste le changement de bobine est parfaite-
ment perceptible.

Représentation temporelle et représentation fréquentielle


L’équivalence des représentations temporelles et fréquentielles est loin
d’être une évidence de sens commun. Il revient pourtant au même pour
connaître le comportement d’un système (d’un filtre linéaire en parti-
culier) d’avoir sa réponse impulsionnelle (réponse à une impulsion de
Dessiner, écrire, composer le son 159

Dirac) ou sa réponse fréquentielle ; cette équivalence est un résultat


central de la théorie du signal 1. Mais nous avons à vrai dire bien du mal
à établir une relation entre le signal que nous voyons et ce que nous en-
tendons. Pour ce qui nous concerne ici, il faut d’abord dire que l’oreille
n’étant que fort peu sensible à la phase, ce qu’elle qualifie de même son
peut prendre des allures visuelles fort diverses. C’est ce que montre
l’exemple suivant : le signal est réalisé en synthèse additive (dans le lo-
giciel ProTools) des 7 premières harmoniques. Le signal résultant est re-
présenté dans le cas où tous les signaux sont en phase (ex. 1b) et dans
le cas où ils sont déphasés (ex. 1c). Les deux signaux résultants, bien
qu’ayant un aspect très différent, sonnent exactement pareil !

1a

1b

. Dans les notations de Dirac, il s’agit simplement d’un changement d’axe de pro-
jection : une rotation en somme.
160 Manières de faire des sons

1c

Exemple 1 : deux signaux temporels (l’axe des x représente le temps et


l’axe des ordonnées l’amplitude du signal) d’allure très différente et sonnant
de manière exactement identique. 1b est obtenu par la superposition
des 7 signaux représentés en 1a. 1c est obtenu par la superposition
de ces mêmes signaux, après un déphasage des harmoniques.

En regardant ce résultat, et en écoutant les deux sons rigoureusement


indiscernables qu’ils représentent, il paraît sérieusement impossible de
contrôler le résultat sonore à partir de la forme d’onde. C’est l’impres-
sion qu’ont eu les premiers compositeurs qui ont utilisé la possibilité
de dessiner la période d’un signal dans l’échantillonneur de l’UPIC par
exemple.
Ceci étant dit, cette absence de « bijectivité » entre la représentation
temporelle et les capacités de discernement de notre organe auditif doit
peut-être se comprendre plutôt comme une tolérance de la représenta-
tion. Car malgré tout, n’importe quel signal ne donne pas n’importe quel
son. Si notre oreille est en apparence plus sensible à la fréquence et au
timbre qu’au détail du comportement temporel on ne peut pas dire pour
autant qu’elle y soit indifférente, et ceci dès le niveau microscopique. La
théorie du signal nous apprend que le comportement d’un système peut
être caractérisé aussi bien par sa réponse à une impulsion temporelle
(une « Dirac », dans le jargon des physiciens), qu’à son comportement
spectral (exploré par un grand glissando ou une bande de bruit blanc).
C’est ce qu’illustrent les diagrammes suivants, obtenus en utilisant un
filtre fréquentiel dans le logiciel Protools.
Dessiner, écrire, composer le son 161

2a

2b

Exemple 2 : influence d’un filtre passe-bas sur une impulsion temporelle. 2a-g :
impulsion temporelle initiale ; 2a-d : courbe fréquentielle « plate », respectant toutes
les fréquences ; 2b-g : résultat du traitement de 2a-g par le filtre passe-bas 2b-d.
162 Manières de faire des sons

Sur les exemples 2a et 2b, on voit à gauche le signal issu du traitement et


à droite la courbe de filtrage fréquentielle. L’impulsion d’origine (2a-g) est
nettement rabaissée et arrondie (2b-g) par un filtre « passe bas » (2b-d)
– ou si l’on préfère « coupe haut » – qui supprime toutes les fréquences
aiguës. Cela nous donne à comprendre qu’il y a un rapport concret entre
l’angulosité de la courbe temporelle et les éléments fréquentiels aigus
qu’elle comporte. Ne parle-t-on pas communément d’angle « aigu » ? Ce
phénomène est pour le coup nettement discernable à l’écoute, à ceci
près qu’il ne faut pas espérer entendre réellement l’impulsion de la figure
2a-g : on n’entendra jamais que la réponse impulsionnelle du système
d’écoute (convertisseurs, ampli, haut-parleurs).
L’ajout d’un résonateur (exemple 3a) – ce qui impose que le filtre, ici, soit
« actif », c’est à dire fournisse de l’énergie – montre le début d’une courbe
plus régulière, dont la périodicité est liée à la fréquence de résonance
choisie, et l’enveloppe suit une courbe de décroissance exponentielle
caractéristique. L’exemple 4 donne à entendre un « accord » comportant
deux fréquences de résonance.

3a
Dessiner, écrire, composer le son 163

3b
Exemple 3 : influence d’une fréquence de résonance sur le
comportement temporel d’une impulsion (2a-g). 3a : sans coupure
des aigüs ; 3b, avec adjonction d’un filtre passe bas.

Exemple 4 : réponse impulsionnelle (4-g) à un filtre


comportant deux fréquences de résonance (4-d).
164 Manières de faire des sons

Contrairement à ce qui se passait pour l’exemple 1, où le signal durait


autant qu’on voulait, et où l’oreille ne voyait que du feu aux différences
d’aspect temporel, ici, le signal est infime en durée, mais l’oreille parfai-
tement sensible aux différents comportements.

Drawing the sound

Une idée et ses limites


La compréhension et la maîtrise du son à partir de sa forme d’onde est
donc en partie possible, même s’il reste un fossé énorme entre l’infor-
mation visuelle nécessaire, et la sensation de durée du monde sonore.
L’idée de Drawing the sound, une pièce de 2001, créée par Opus Centrum
à l’Unesco, à Paris, était de dessiner entièrement la pièce, à l’aide d’une
fonctionnalité particulière du logiciel de séquence ProTools qui permet
d’intervenir sur la forme d’onde, en général pour corriger « à la main » un
petit clic ou une saturation numérique, en lissant la forme d’onde. C’est
cette fonction que l’on voit sur la figure 1.

Figure 1 : la fonctionnalité « dessiner » dans la barre


de commande du logiciel ProTools.

L’idée, dont il faut attendre moins de synesthésie que le titre de l’œuvre


ne le laisse penser, se heurte d’emblée à un certain nombre d’écueils
non négligeables. Pour une seconde de musique, il faut passer par 44100
points d’échantillonnage 2, et pour générer une fréquence moyenne (440
Hertz par exemple) il faut répliquer une figure plus de 400 fois. Cela tient,
il va sans dire, de la gageure. Mais les graveurs d’avant la photographie
n’avaient-il pas une patience similaire quand ils couvraient toute la sur-
face d’une feuille de papier de traits presque invisibles à l’œil nu, telle-
ment réguliers parfois qu’ils donnaient l’illusion d’un gris uniforme sur
des plages entières ?

. en fait, la pièce a même été réalisée en 48000 échantillons par seconde.


Dessiner, écrire, composer le son 165

La difficulté de maîtriser le résultat sonore n’est pourtant pas seulement


liée à un problème de régularité du trait dans la durée. Elle est tout aussi
patente dans la difficulté conceptuelle du transfert entre le micro-temps
de la forme d’onde et le son perçu. Le temps de la composition n’a rien
à voir avec celui de la perception. Dans Drawing the sound, cette diffi-
culté est extrême, et ce n’est qu’au prix de nombreuses écoutes, répé-
tées pour une infime variation finale, qu’il est possible de s’accoutumer
à ce rapport démesuré.
Ici, l’instrument, le crayon, est un instrument de dessin informatique
(une souris…). Rien à voir avec un instrument de musique. Aucune ré-
duction des possibilités infinies du sonore ne sert de préalable, comme
dans tous les autres cas d’écriture musicale, qu’elles soient instrumenta-
les ou qu’elles utilisent la synthèse analogique ou numérique. La repré-
sentation est infiniment riche de détails qui seraient d’un luxe invraisem-
blable dans une écriture classique, ne fût-ce que du fait de leur densité.
C’est aussi une des difficultés : ne pas générer une information trop riche,
qui viendrait s’anéantir dans un sensation globale de bruit. La première
seconde de la pièce (exemple 5) est une des plus riches. Même s’il de-
meure à l’audition une sensation globale de « scratch », la diversité des
composantes sonores reste perceptible.
166 Manières de faire des sons

Exemple 5 : La forme d’onde de la première seconde de Drawing the sound.

Dessin, écriture, composition.

On voit assez clairement sur l’exemple précédent que la forme d’onde


n’est pas tracée au hasard, loin s’en faut. Même si elle est minimale, la
grammaire de forme qui conduit au tracé de l’œuvre relève d’une connais-
sance des relations entre comportement temporel et comportement fré-
Dessiner, écrire, composer le son 167

quentiel que nous avons décrit précédemment. Le tracé reste cependant


spéculatif et le matériau ainsi généré est assez peu conforme à quelque
objet sonore que ce soit, fut-il réel ou de synthèse. C’est là que réside sans
doute le potentiel esthétique de l’œuvre, qui, par sa radicalité, renvoie
dos à dos toutes les théories de l’électroacoustique, musique concrète ou
musique électronique. Et ce potentiel esthétique est d’autant plus violent
que l’outil qui a servi à le construire est gratuitement à la disposition de
n’importe qui 3 et qu’il ne demande aucune connaissance théorique ou
conceptuelle particulière pour être manipulé. J’ose prétendre en outre
que le résultat musical n’est pas moindre que celui que promeuvent ac-
tuellement les institutions musicales les plus richement dotées.
Au delà, toutefois, du geste fort simple qui consiste à dessiner une forme
d’onde, on saisit tout de même l’enjeu de langage qui se profile derrière
cette tentative de déstabilisation des régimes électroniques établis. Le
matériau qui surgit ex nihilo du geste scriptural doit encore atteindre le
statut d’une écriture. Lui reconnaître sa spécificité, c’est aussi lui donner
la possibilité de déployer son énergie propre sous des formes qui confor-
tent l’exploration de ses potentialités. La première dérivation présente
dans Drawing the sound ne fait que reprendre le fil de ce matériau de
départ en bouclant le signal dessiné avec des périodes et des durées
spécifiques. Ce changement de modalité sonore est particulièrement
visible sur l’exemple 6. Il va sans dire que le matériau de départ est par-
faitement méconnaissable, le phénomène de continuité sonore modi-
fiant radicalement l’écoute.

Exemple 6 : les 15 premières secondes de Drawing the sound

Cette seconde partie de l’œuvre est émaillée de petites sections dessi-


nées, qui insufflent d’autres propositions sonores, et dont on peut voir
des extraits à l’exemple 7. La maîtrise progressive de ce nouveau mode
d’écriture pendant les heures de va et vient à la souris qui virent naître
la pièce, engage nettement les tracés vers une prise de conscience de la
temporalité à grande échelle.

. le logiciel ProToolsFree est disponible sur internet à l’adresse du site de


Digidesign.
168 Manières de faire des sons

Exemple 7 : quelques extraits des matériaux dessinés


intermédiaires de Drawing the sound.

L’idée formelle de la première version de Drawing the sound était de


partir de la donnée brute de ce nouvel univers et de reconstruire peu à
peu, par la répétition, l’adjonction de la stéréo, l’utilisation de traitements
comme la réverbération ou le filtrage, par la superposition dans toute la
section terminale de différentes occurrences du matériau initial, un uni-
vers dont la familiarité pourrait presque avoir quelque chose d’inquiétant.
Dans l’exemple 8, on peut voir comment cette dernière partie a été façon-
née en sculptant dans les couches de matériaux superposées. L’exemple
Dessiner, écrire, composer le son 169

laisse en outre apprécier un autre usage du dessin : les courbes noires


représentent les volumes assignés à chacune des pistes.

Exemple 8 : minutes 3 à 9 de la première version de Drawing the sound.

Cette dérivation progressive laissait peut-être un peu trop l’impression


d’un retour à la normalité musicale électroacoustique. Outre l’envie de
conclure sur un son « dessiné », j’avais aussi envie de faire vivre à l’audi-
teur le chemin inverse, c’est à dire de partir en miroir du son travaillé,
dérivé par d’autres biais que ceux explorés pour la première version, et
arriver petit à petit au son brut, comme s’il était une conséquence logi-
que de tout le déploiement précédent.
C’est donc sur un dernier son dessiné d’environ 16 secondes que se
conclut désormais la pièce. On verra aisément sur l’exemple 9, qui rend
compte de ces seize dernières secondes, la différence de conception de
l’écriture sonore de cette conclusion avec celle qui prévalait au début de
la pièce (exemple 5 4). Les impulsions sont plus espacées, un rythme à
long terme se fait jour de manière plus évidente… Il y a eu entre temps
l’intégration d’un nouveau mode d’écriture, et une adaptation de la pen-
sée compositionnelle à cette situation, retrouvant en quelque sorte la
boucle de retour de toute création, et sa convergence vers une maîtrise
du geste qui adopte le renouveau de l’imaginaire.

. Attention toutefois à l’échelle de temps qui n’est pas la même !


170 Manières de faire des sons
Dessiner, écrire, composer le son 171

Exemple 9 : les seize secondes terminales de la


version définitive de Drawing the sound.

J ean -M arc C houvel est compositeur et


professeur à l’Université de Reims
Trois thèses sur l’instrumental selon
Brice Pauset
Laurent Feneyrou

Pour ouverture, une toccata, destinée à accueillir l’assistance et, dans la


société issue de la Renaissance, l’autorité ecclésiastique au début de l’Of-
fice, « avanti la messa ». Girolamo Frescobaldi souligna dans la préface
des Fiori musicali de 1635 que ses toccate, aux lents commencements,
s’y interprétaient ad libitum, selon le goût de l’exécutant. Accompagnant
l’Élévation catholique, acmé du rituel liturgique et de la ferveur mysti-
que, la Toccata Cromatica per le Levatione de la Missa della Domenica
des Fiori musicali, religieusement théâtrale, se conforme au style des
durezze e ligature, sous la forme d’un ricercare chromatique, d’écriture
lente, et abondant en figures rhétoriques. Cette toccata, écrite comme
les autres dans le quatrième ton, confère à l’harmonie un caractère de
lamentation et de deuil incitant à la dévotion. L’organiste et théoricien
Girolamo Diruta écrivait à ce sujet dans son traité Il transilvano dialogo
sopra il vero modo di sonar organi, et istromenti da pena (1593) : « Et
quand [l’organiste] voudra jouer quelque chose de triste et de dévot,
comme il convient lors de l’Élévation du Très Saint Corps et Sang de
Notre Seigneur Jésus Christ, moment où les fidèles contemplent tous
Sa Très Sainte Passion, l’organiste doit procéder de façon qu’il imite par
l’harmonie du quatrième ou du deuxième ton cet effet de la Très Sainte
Passion. » Si l’origine du terme toccata est double, celle de frapper les
esprits et l’un des sens du verbe toccare, toucher, induit par l’emploi des
instruments à clavier, autrement dit toucher quelqu’un et toucher quel-
que chose, dans la Toccata Cromatica de Frescobaldi, un souffle de l’or-
gue accompagnera l’élévation de l’hostie, elle-même corps du Christ.
Impossible donc de saisir le sens de l’instrumental et de l’écoute sans
être d’abord passé par la suspension du toucher dans le silence, lequel
devrait continuer à habiter l’œuvre sous le mouvement des doigts et le
174 Manières de faire des sons

son, conserver cette mise en parenthèse du geste et de sa résultante. Car


si tout instrument est mu, toute écoute est tactile, haptique au sens grec
de mettre la main à…, déployant le lexique du contact (epaphè), de l’être
en contact (ephaptô) et du toucher, verbe et nom (thigganô ou thixis).
Abtasten, écrirait Lachenmann, désignant à la fois une articulation et la
projection d’une forme, un sondage, une exploration tactile, une auscul-
tation, un tâtonnement, le doigt de la main comme figure métonymique,
ou encore le tact, ce toucher sans toucher dont Jean-Luc Nancy a dé-
crit le corpus : « Effleurer, frôler, presser, enfoncer, serrer, lisser, gratter,
frotter, caresser, palper, tâter, pétrir, masser, enlacer, étreindre, frapper,
pincer, mordre, sucer, mouiller, tenir, lâcher, lécher, branler, regarder,
écouter, flairer, goûter, éviter, baiser, bercer, balancer, porter, peser 1… »
Devrons-nous alors évoquer le De Anima d’Aristote, où le toucher permet
de survivre, sens primordial, le plus développé, complexe et non unique,
celui sans lequel aucun autre sens n’existe ? Là Aristote interroge le tact,
le tangible et ce qui rapporte le premier au second, l’organe de la faculté
tactile, la chair comme « milieu » du toucher, les objets visibles et sono-
res étant perçus non par l’action de l’intermédiaire, mais en simultanée.
Le toucher aura pour objet et le tangible et le non-tangible, affaiblisse-
ment ou excès des qualités palpables, « comme les corps destructeurs »
(II, 11). Devrons-nous retracer la théorie de l’écho et de la double em-
preinte chez Maine de Biran, où la correspondance de l’écoute et du
toucher passe par la modalité du rapprochement ou de l’appropriation
haptique ? Devrons-nous distinguer l’ouïe et le sens théorique, objectif,
du toucher, chez Kant, en vue d’une connaissance extérieure et immé-
diate, d’un toucher incitant à la caresse ? Devrons-nous enfin redire le
toucher réflexif de la phénoménologie, constituant originairement nos
corps et dont toute humanité dépend, où la main qui touche un objet se
touche elle-même, où l’objet extérieur et le corps propre se constituent
l’un et l’autre tactilement, et où le contact de soi à soi est contact de soi
à l’autre ? « Le toucher serait ainsi, dans l’être, comme être, comme l’être
de l’étant, le contact de l’avec (du cum ou du co-) avec soi comme avec
l’autre, l’avec comme contact, la communauté comme co-tact 2 », écrit
Derrida, à la recherche d’un humainisme.
Brice Pauset se souvient de cette dimension haptique, de ce toucher
« au sang » d’un réalisme absolu, martyre du corps, matérialité violente
de la chair et du cri, déchirement inaugural d’un être voué à l’intermit-
tence, et ravissement d’une douleur sourde et continue qui suite de
toute chose jusqu’à s’anéantir elle-même : « Il crie, et la peau qui couvre
. J ean -L uc N ancy, Corpus, Paris, Métailié, 1992, p. 82.
. J acques D errida , Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 133.
Trois thèses sur l’instrumental selon Brice Pauset 175

ses membres est arrachée ; tout son corps n’est bientôt qu’une plaie, le
sang coule de toutes parts, ses nerfs sont mis à nu ; on peut voir le mou-
vement de ses veines que la peau ne cache plus, l’œil peut compter ses
entrailles et ses fibres transparentes », emprunte aux Métamorphoses
(VI, 388-391) d’Ovide la deuxième partie (6) de A (1999), pour solis-
tes, quatre chœurs, deux ensembles et traitements informatiques. La
chair, musicienne, écoute la « déchéance du corps supplicié, vieilli, la-
bouré », citant Nietzsche et Michelstaedter, en connivence presque lit-
térale avec Antonin Artaud, sujet de l’œuvre. Dès son Premier quatuor
à cordes (1993), sous-titré µηδεν αγαν (rien de trop), la devise de Solon
d’Athènes, commentée par Friedrich Nietzsche dans La Naissance de la
tragédie et dans Aurore, traduit l’immuable dynamique de la partition,
un quasi niente sempre préservant l’intensité naturelle des instruments.
Cette nuance correspond au moment où « le son de l’instrument dis-
paraît, faute de l’énergie nécessaire pour revivifier sa résonance physi-
que », où les langages se taisent. Elle se conjugue à la menace du rien
dans le sublime, à son plaisir négatif, comme lien avec un Absolu rendu
à l’audible, à la connaissance. « Cette nuance implique une production
vibratoire dans laquelle les critères d’extériorisation et de convenance
en matière de beau son doivent être proscrits. Elle doit être impérative-
ment respectée par les interprètes, y compris dans le cas d’une acous-
tique locale ne permettant pas une perception satisfaisante aux audi-
teurs les plus éloignés. Dans ce cas, l’ensemble devra être sonorisé, non
pas pour amplifier le son du quatuor, mais pour diffuser de manière
égale dans toute la salle la stricte intensité naturelle des instruments 3. »
Cette négation doit encore, et simultanément, être une affirmation, la
table construite du tronc de l’arbre abattu. Le silence radieux, les débris
épars, la puissance du néant et de l’évanouissement ne signifient plus
un matériau promis au naufrage, mais découvrent une existence réelle.
Et Pauset d’affirmer sa dette vis-à-vis de Nono, ce dont témoigne son pre-
mier quatuor : « L’évaluation de la différence structurellement organisa-
ble – c’est-à-dire à l’exclusion de toute charge psychodramatique – du
silence vers l’absence de silence est une des préoccupations fondamen-
tales de mon propre travail, en ceci fortement marqué par l’héritage de
la dernière période créatrice de Nono, son analyse et la richesse de ses
prospectives 4. » Les nuances ppppp, à l’orée du silence, deviennent alors
« des intensités inverses, qui, en deçà de la nuance quasi niente, réappa-
raîtraient par réflexion dans le domaine de l’audible ». Hésitante, fragile,
. Préface de la partition.
. B rice Pauset, « Moments de la forme et de l’écriture dans la composition musicale »,
in Césure, revue de la Convention psychanalytique, 1996, n° 10, p. 238.
176 Manières de faire des sons

sinon friable, mise en péril, l’œuvre, au-delà même de ses creusements


dans le son, dérive vers un point où rien ne paraît indiquer la nécessité
d’aller plus loin, et où chaque son, chaque matériau, chaque structure,
dans un rapport permanent d’interruption réciproque, est investi de la
responsabilité d’introduire au néant. Une via negativa en somme, un
geste authentiquement contestataire, une réduction à un point unique,
à un cas limite, horizon de toute rhétorique. « En effet, tel est le cas du
silence ou, mieux encore, de la voix infinie et obscure des détermina-
tions infinies en chaque point du temps et de l’espace 5. » Le Deuxième
quatuor à cordes (das unglückselige Bewusstsein) (1996), poursuivra
cette voie silencieuse, empruntant son sous-titre à Hegel. La conscience
malheureuse désigne cette appréhension de la tension entre la doulou-
reuse finitude de l’homme et sa pensée de l’infini. Multipliant les mirages
de polyphonies latentes, ce deuxième quatuor marque l’éclatement de la
formation instrumentale : solo, duo, trio, quatuor, tous les possibles de
l’ensemble se succèdent en une écriture virtuose, ni austère ni secrète,
mais ostensible et subtile. Les traits les plus difficiles et les structures
les plus denses impliquent une expressivité impétueuse qui démontre
à l’homme tout ce que la vigilance de ses incertitudes autorise, avant
de sombrer dans un probable désespoir. La maestria du contrepoint et
la profondeur paradoxale de ses apparences affirment sinon physique-
ment, du moins symboliquement ou métaphoriquement, notre pouvoir
démiurgique. Dressons la liste de ses ornements, mordants et brisés,
de l’amplitude de ses vibratos (nv : « non vibrato », pv : « poco vibrato »,
mv : « molto vibrato », la configuration du contexte déterminant, en rè-
gle générale, la vitesse d’oscillation), et de ses modes de jeux d’archet
(st : « sur la touche », vt : « vers la touche », ord : « mode ordinaire », sp :
« sur le chevalet (ponticello) », vp : « vers le chevalet », cl : « avec le bois
de l’archet, sans action de la mèche », < : « percuter violemment la tou-
che à la hauteur indiquée », F : « relâcher légèrement la pression du doigt
de la main gauche afin d’appauvrir sensiblement le contenu harmoni-
que du son normal », le jeu avec l’ongle, les flautando, battuto, gettato,
spiccato, pizzicato et autres figures rhétoriques instrumentales…). Les
Vanités (2002), pour deux voix et ensemble, élargiront encore les modes
de jeu à des attaques avec l’archet déjà posé sur la corde, à des arrêts
du son avec l’archet toujours posé sur la corde, à des pressions intenses
et continues de l’archet sur la corde, depuis le début jusqu’à la fin de la
note, la hauteur notée disparaissant au profit d’un son distordu, voire
grinçant, à des étouffements de cordes au niveau du sillet, de sorte que

. C arlo M ichel staedter , Appendices critiques à la persuasion et la rhétorique,


Combas, Éditions de l’éclat, 1994, p. 258 (traduction de l’italien, Tatiana Cescutti).
Trois thèses sur l’instrumental selon Brice Pauset 177

l’action de l’archet ou des pizzicatos ne produit que des sons exclusive-


ment bruités, à des actions derrière le chevalet…

Composer signifie construire un instrument : empruntant au quotidien,


à l’insolite d’une source sonore matérielle quelconque, non destinée
à la jouissance, Lachenmann inventa la notion de « musique concrète
instrumentale », où des sons ressentis quasi intuitivement informent sur
leur mode de production tactile. Résistant à la faiblesse du consensus
social, un violon ne renseigne guère sur sa valeur, tonale, de consonance
ou de dissonance, mais indique, avec réalisme, ce qui a lieu : comment
les crins ou la baguette de l’archet sont appuyés, et où. Comme les cui-
vres de Bruckner, sorte de poumon surhumain. Comme le pizzicato aigu
des violons dans l’ouverture du Roi Lear de Berlioz que Richard Strauss
comparait à une artère qui aurait éclaté dans la tête du vieux souverain.
L’instrument nous place dans une situation inhabituelle, organique, qui
tout à la fois « touche » et modifie l’auditeur. Car si l’objet de cette musi-
que est la brisure d’une écoute abusée par les conventions musicales et
culturelles, et s’il faut renoncer à l’assurance flatteuse des a priori et aux
analyses menées dans le cadre de la doxa et du sens commun, l’œuvre de
Lachenmann, dans la radicalité de ses modes de jeu et de ses blessures
instrumentales, est une critique inflexible de nos certitudes. L’objet ins-
trumental n’y est pas donné effectivement, pleinement et intégralement
tel qu’il est en lui-même, mais sur le mode de l’esquisse, Abschattungen,
décalque, adombration, silhouette qui se profile, action d’une ombre qui
se détache, comme une impression qui se dessine déjà plus ou moins à
l’horizon. Des ombres sonores (Klangschatten), en quelque sorte, selon
le titre d’une œuvre. Or Abschattungen définit, chez Husserl, le caractère
qui s’attache à l’émergence d’un apparaissant spatial dans le domaine
originaire de la perception. « Un vécu affectif ne se donne pas par es-
quisses. Si je le considère, je tiens un absolu, il n’a pas de faces qui pour-
raient se figurer tantôt d’une façon, tantôt de l’autre. Par la pensée je puis
former à son propos une pensée vraie ou fausse, mais ce qui s’offre au
regard de l’intuition est là absolument avec ses qualités, son intensité…
Le son d’un violon au contraire est donné, avec son identité objective,
par esquisses ; il comporte un cours de modes changeants où il appa-
raît. Ces modes sont différents selon que je suis dans la salle même du
concert ou que j’écoute à travers les portes closes… Aucune manière
d’apparaître ne peut prétendre être tenue pour celle qui donne la chose
178 Manières de faire des sons

de façon absolue 6 » (Idées directrices). L’instrument esquissé, exploré


avec inquiétude, constitué par le musicien, pressenti, s’inscrit dans cette
approche à tâtons, comme dans Pression, dont les sections articulent les
principaux modes de jeu, et vice versa. Cet ensemble de modes de jeu
détermine des sons continus, des répétitions, des combinaisons, des
accents et des éléments ponctuels, où le violoncelliste, sa main gauche,
sa main droite et jusqu’à l’ongle de son pouce, mais aussi le violoncelle
en soi (cordes, table, chevillier, chevalet, cordier…) et hors-soi (archet,
crins et baguette) s’explorent mutuellement, premier acte d’une manœu-
vre des instruments à cordes que radicaliseront les trois quatuors à cor-
des. L’écriture de Lachenmann vise une nouvelle réalité physique du
son, du beau subversif, d’un autre corps instrumental construit. Dès la
fin des années soixante, il composa une musique où le réalisme sonore
(Klangrealistik) recourt au déploiement de moyens instrumentaux inouïs,
les techniques de jeu traditionnelles formant exception. Illusoirement
sans doute, Lachenmann partage avec Cage une dimension ludique,
mais ici nul aléa, nul théâtre musical : les interprètes y jouent avec des
embouchures, frappent, grattent ou raclent leurs instruments, versent de
l’eau dans les cors, utilisent des cymbales antiques plongées dans un ba-
quet. Balles de ping-pong rebondissant sur la surface d’une table, pièces
tombant en décrivant un mouvement de spirale, disques de polystyrène
frottés les uns contre les autres, incrustations d’émissions de radio sur
bande, bruits d’eau, tic-tac familier d’horloge, claquements de langue,
froissements de tissus témoignent d’une inventivité enfantine, où le son
avertit, visuellement aussi, sur les conditions mêmes de sa naissance,
et, réinventé, traduit un naïf besoin d’émerveillement.
L’attitude de Brice Pauset est autre, guère redevable à de telles cen-
sures tonales, et plus dialectique face à l’Histoire. « B., attentif à sa pro-
pre vigilance, ne perd pas une occasion d’en appeler à la “conscience
historique”. Il aime les instruments dits (et vite dits) d’“époque”, non
pas pour trouver un certain exotisme dans les sonorités du passé ni
même – je crois – pour brandir le cachet d’une authenticité retrouvée ;
mais, plus simplement et plus justement, parce que “le piano moderne
est aussi un instrument d’époque”. Écrire pour un instrument veut dire
pour lui : écrire “dans ce qu’il signifie historiquement” 7. » Notons, dans
les Vanités, l’utilisation d’un théorbe à quatorze cordes et d’un clavecin
principal, un instrument français de la première moitié du xviiie siècle
. E dmund H usserl , Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard,
coll. « Tel », 2001, p. 143 (traduction de l’allemand, Paul Ricœur).
. P eter S zendy, « Brice Pauset, un court-portrait », in AECD 0207.
Trois thèses sur l’instrumental selon Brice Pauset 179

à deux claviers – copie de François ou Nicolas Blanchet, voire d’Henry


Hemsch, dont la légèreté d’action est restée fameuse, Pauset prenant
soin d’indiquer qu’il convient d’éviter les factures plus tardives comme
celles de Pascal Taskin ou de Guillaume Hemsch. Quant aux deux cla-
vecins d’écho, à deux claviers à petit ravalement, ils adoptent volontiers
un jeu de luth. Le choix de ces instruments se double d’un diapason la
à 415, selon le cinquième tempérament de Werkmeister (1691) 8. De ce
tempérament nerveux, comparable à un tempérament régulier où les
principales quintes seraient tempérées d’un huitième de comma avec
un loup sur sol# -mib, d’aucuns ont écrit qu’il manque d’accords paisi-
bles où l’on aimerait se reposer et qu’il serait préférable de l’éviter, sur-
tout pour la musique de Bach qui suscite, par son écriture même, une
tension plus ou moins permanente. Dans les Six préludes (1999), pour
clavecin, Pauset opte pour le tempérament Lambert-Chaumont (1695),
où les quintes sib-fa et mib-sib sont dites fortes, induisant un étrange
sol#. L’usage des instruments anciens, situés historiquement, aiguille
donc l’écriture et l’écoute « à travers un réseau de références plus ténu
que ne le permettraient leurs équivalents modernes standardisés ». En
outre, le legs d’une économie instrumentale se manifeste parfois, notam-
ment dans les Quatre canons (Les saisons) (1994), pour violon princi-
pal et treize cordes, dont les figurations à l’expressivité exacerbée, ita-
lianisante, voire madrigalesque, s’intègrent de manière ambiguë au jeu
strictement soliste, selon des dispositions concertantes pré-classiques.
Un certain démenti de la tradition symphoniste et lyrique du xix e siècle
engendre cette réévaluation de l’instrumentarium renaissant et baroque,
et de ses techniques vocales. Les esthétiques antérieures à l’avènement
du capitalisme apparaissent chez Pauset comme une remise en cause
bienfaisante des certitudes acquises au xix e siècle, né de Beethoven,
quant à la centralisation des protocoles pratiques et théoriques de la
transmission de l’art et de ses situations. Les Six Préludes pour clavecin
se réfèrent ainsi à l’art du prélude non mesuré, propre au xvii e siècle et
au début du xviii e siècle français. S’agissait-il d’improvisations notées,
instables ou lunatiques selon les termes des premier et troisième prélu-
des de Pauset ? « Cela a sans doute été vrai quand le genre en était à ses
débuts, lorsque le clavecin s’était emparé du modèle d’écriture à l’ori-
gine conçu au luth, mais le passage à l’instrument à clavier s’est effectué
au prix d’une inventivité harmonique et de tournures idiomatiques qui

. Voir D ominique D evie , Le Tempérament musical, Béziers, Société de musico-


logie du Languedoc, 1990, auquel nous nous référons sur Werkmeister et sur
Lambert-Chaumont.
180 Manières de faire des sons

portent typiquement la marque de la réflexion et de l’écriture 9. » Louis


Couperin et Johann Jacob Froberger notèrent une musique identique à
l’aide d’écritures apparemment antagonistes : une écriture non mesurée
stricto senso, expressive, souple et déroutante chez Couperin, une écri-
ture méticuleusement mesurée, rigoureuse et complexe chez Froberger,
mais destinée à être jouée « avec discrétion », c’est-à-dire avec discer-
nement et extrême flexibilité, comme dans la Déploration sur ma mort
future ouvrant la Suite XX. Ici, la discrétion s’intègre au discours musical
écrit, notamment dans le quatrième prélude agitato ed esuberante. Nul
retour à, qu’il soit baroque ou médiéviste, mais une volonté de récuser
l’amnésie et de retrouver une rhétorique, ou une histoire, aux gestes et
figures de notre siècle.
Au-delà de la concrétude instrumentale, l’historicité demeure absolu-
ment centrale, issue de l’évolution des techniques d’écriture élargissant
l’héritage post-sériel dans l’optique d’une réévaluation critique de l’arse-
nal médiéval tardif. Le musicien accumule ainsi, en son œuvre, les sens
sous-terrains, la portance formelle des signes eux-mêmes vis-à-vis de la
forme qu’ils sculptent, à l’instar de nombreuses cantates de Bach, où des
mélodies de choral données de manière purement instrumentale étaient
immédiatement perçues par l’auditeur d’alors en tant qu’objet porteur de
signification liturgique, et inscrivaient en conséquence leur environne-
ment dans une perspective rhétorique. L’historicité de l’instrument, de sa
pratique, des techniques de compositions et de leurs mouvements éloi-
gnent de l’objectivité, de la neutralité des analyses formalistes ou gestal-
tiennes fossilisant, lapidifiant la valeur des signes au détriment de leurs
strates symboliques ou métaphoriques. Ces analyses, indissociables de
la science en tant que gardienne de la productivité industrielle, objecti-
vèrent la culture et œuvrèrent à l’intégration d’une technologie asservie à
la société marchande. À l’inverse, Pauset conçoit sa composition comme
l’orateur concevait son discours et tisse des contraintes héritées de la tra-
dition, mais consenties et articulées. L’écriture, codifiée, lestée du poids
rhétorique des signes et de leur notation, liant pensée compositionnelle
et interprétation, et sans cesse modifiée selon son historicité, s’en trouve
déstabilisée, et le compositeur se découvre investi d’une authentique
responsabilité dans la création de nouvelles formes et l’invention d’un
nouvel ensemble de relations. À la suite de Brian Ferneyhough, Pauset,
rétablissant l’Histoire, restaure la rhétorique, organisée en système,
violente comme le droit, alimentée par l’« effort constant des siècles »,
obligeant au langage et au temps communs, au partage, à l’affinité ou
à la communauté, à la koinônia. L’enjeu y est un savoir subordonné à la
. Préface de la partition.
Trois thèses sur l’instrumental selon Brice Pauset 181

puissance, une théorie de ce qui préexiste dans les faits du passé, une
soumission du vocabulaire au discours, dans le but de vaincre l’interlo-
cuteur, autre nom de l’adversaire, par l’interminable dépassement de la
doxa. « La rhétorique persuade donc uniquement en tant qu’elle a déjà
obéi 10. » Donnant la raison de la persuasion, elle réduit la vie aux mots,
la subsume en eux et, fleurissant à ses côtés, liquide les interprétations
éthiques ou a fortiori littéraires. Est rhétorique toute science des signes,
connaissant vertus, passions et caractères, mais aussi sentences pour
la plupart répétées, artifices pour la plupart appliqués, ou comme l’écrit
Michelstaedter « débris du naufrage de la philosophie ». Est rhétorique
toute conception intentionnelle de la vérité, en rien descriptive, mais
de l’ordre de l’interprétation. Est rhétorique la prétention de posséder
le savoir à travers un système de noms. Pauset est un lecteur attentif de
Michelstaedter. Rhétorique sera le cinquième de ses Six Préludes, teso a
tempo giusto. L’idée de rhétorique attaque la structure même du discours
musical, sa cohérence interne. Elle n’est pas une forme du langage, mais
le langage dans son essence. « La méthode rhétorique donc, si elle doit
être finie en soi, ne doit pas exiger de ressources en dehors des discours,
mais en révélant les discours, ou mieux encore le discours, elle doit com-
muniquer à chacun la valeur communicable en soi, et persuader qui elle
veut afin qu’il puisse persuader autrui 11… » C’est une enquête sur les sons
et les formes donnant, à travers le voisinage des choses lointaines, les
signes rapprochés grâce auxquels reconstruire ce qui est éloigné. À cet
égard, Pauset écrit des vingt-cinq fragments de ses Vanités : « Un geste
musical écrit aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, est souvent le symp-
tôme d’une évocation rhétorique jadis codifiée. À l’heure où l’ensemble
du passé est intensivement consommé, la concomitance d’une musi-
que nouvellement composée et d’arrière-plans historiques lointains ou
non implique que l’écriture prenne en charge d’une manière ou d’une
autre cette connivence particulière. » Ou encore : « J’espère faire écou-
ter une musique qui soit en perspective critique avec elle-même, dans
laquelle les figures mises en tension pourraient autant être considérées
comme le vocabulaire propre à cette œuvre, que comme les émergen-
ces conscientes du lexique légué par l’histoire 12. » Pauset reconduit la
notion de répertoire à la Renaissance, inventrice du musée, de l’esprit

10. Carlo Michelstaedter, Appendices critiques…, op. cit., p. 264. Sur ce sujet, voir Massimo
Cacciari, « Interprétation de Michelstaedter », in Dran, méridiens de la décision dans la pen-
sée contemporaine, Combas, Éditions de l’éclat, 1992, auquel ce paragraphe emprunte.
11. C arlo M ichelstaedter , Appendices critiques…, op. cit., p. 245.
12. Préface de la partition.
182 Manières de faire des sons

collectionneur et des camerate musicales à l’origine de la consomma-


tion actuelle de la totalité du passé artistique.
Rhétorique instrumentale et rhétorique formelle ne sauraient se
dissocier dans l’œuvre de Pauset. Qu’est-ce qu’une grande forme ? in-
terrogeait M (1996), pour deux sopranos, contralto et six instruments
(viole d’amour, clavecin, théorbe, flûte basse, tuba ténor et clarinette
contrebasse). Sur un cantus firmus ininterrompu, divers agencements
polyphoniques, en rapport avec la situation historique des textes, struc-
turent la partition et ébauchent une réponse : métrique grecque pour
les fragments d’Épicure, organum ou motet isoryhmique pour les frag-
ments latins, petite fugue à trois voix, antiphonie engendrée par l’alter-
nance aria / choral dans les motets de Bach et choral hiératique pour
les fragments du baron d’Holbach. L’utilisation de ces chorals hiéra-
tiques se retrouve dans A, où leur homophonie suspend l’écoute et le
récit, mais aussi dans les Vanités, pour les quatre sections sur des ex-
traits des Essais de Montaigne, avant de s’émietter dans le huitième des
Huit canons (Goldberg-Ausbreitungen) (1997), pour hautbois d’amour
et ensemble, coda énigmatique en forme de ruine et d’impasse. Dans
ces huit canons, issus des huit premières notes du thème de l’aria mit
verschiedenen Veränderungen de Bach, ricercare (Canon I), mouvement
de sonate échappé de son milieu baroque (Canon III), récitatif accom-
pagné, sans texte (Canon V) et aria (Canon VII) revêtent l’apparence
de formes connues, « avérées », et redoublent, dans ces canons impairs
entre lesquels s’insèrent trois nocturnes, les techniques compositionnel-
les, les canons-énigmes du titre, élargis et devenus sujet du cycle et de
ses interprétations informelles, distantes ou évasives – tout comme la
Toccata Cromatica de Frescobaldi se faisait ricercare. L’instrument, ses
techniques et les formes dans lesquelles il se déploie signent leur his-
toricité. De même, dans A, le chœur d’entrée, sur un fragment d’Anaxi-
mandre, distribue lentement des mètres hérités de la tragédie grecque
sur des intervalles de quinte et de sixte. Dans cette œuvre se donnent
d’autres modèles formels (aria, cori polyphoniques confiés aux chœurs
centraux, suivant les Motets de Bach) et d’autres techniques (hoquet,
fluide et minéral, dans IV, 3, ou basses d’Alberti). Les techniques voca-
les de la soprano et du baryton solistes renvoient aux parties de Jésus
dans les Passions de Bach, au trillo montéverdien avec une seule et
même hauteur saisie dans une modulation saccadée du souffle, selon
des rythmes strictement indiqués, ou aux ornementations des chants
byzantins. « Qu’est-ce que la vérité ? », interroge la soprano solo (IV, II),
reprenant les mots de Pilate dans la Passion selon Saint Matthieu de
Bach. Car A est une passion profane, dont la communication violente
de la force et du dieu, fût-elle blasphématoire, traduit la dimension sa-
Trois thèses sur l’instrumental selon Brice Pauset 183

crée. Bien plus, l’irisation polyphonique dialectise un matériau a priori


unitaire par des canons prolationnels et autres stratégies différenciées,
divergentes ou convergentes, inféodables les unes aux autres, comme
dans l’Agnus Dei de la Messe L’homme armé I de Pierre de la Rue. Y fi-
gure un canon à quatre voix, où quatre chanteurs, lisant un texte à la
notation strictement identique, offrent simultanément quatre représen-
tations différentes des mêmes signes. Une partie donnée n’est désormais
plus unique. Elle se scinde. La note même, signe ponctuel pris dans sa
relation à l’autre, s’efface, se fait intervalle, synonyme de différence, de
distance. Pauset, matérialiste à l’écoute de cette matière, de ses mouve-
ments et de ses possibles, cite d’Holbach : « Des matières très variées
et combinées d’une infinité de façons reçoivent et communiquent sans
cesse des mouvements divers. Les différentes propriétés de ces matiè-
res, leurs différentes combinaisons, leurs façons d’agir si variées qui en
sont des suites nécessaires, constituent pour nous les essences des êtres
et c’est de ces essences diversifiées que résultent les différents ordres,
rangs ou systèmes que ces êtres occupent, dont la somme totale fait ce
que nous appellons la nature 13. » Dès lors, dans A, l’électronique multi-
plie virtuellement les instruments, transforme les échelles en systèmes
non tempérés libéré des transpositions à l’octave, crée un espace fron-
tal, diffracte la technique du hoquet entre les différents haut-parleurs et
s’autorise enfin de différents delays.

Une réflexion sur l’instrumental ne saurait se dispenser d’une étude de


la technologie électronique, révolutionnaire support d’une culture de
masse, et sur les mutations affectant la production, la transformation
et les implications formelles du phénomène sonore, mais aussi la sensi-
bilité, les catégories de la pensée compositionnelle, l’investigation des
nouvelles ressources de l’instrument traditionnel et de la voix, l’échelle
et l’objet musical. Radicalisant l’émancipation du timbre, l’ordinateur
mène à une généralisation de l’acte musical, suggère proliférations et
arborescences, et décline des ressources combinatoires. Filtres électro-
niques, sons de synthèse et microscopies acoustiques, hybrides et am-
biguës, sont donc, comme le clavecin et le piano moderne, des instru-
ments d’époque, absorbant des significations réciproques profondes de
la science et de l’art, et induisant une responsabilisation vis-à-vis d’une

13. Paul -H enri Thiry, baron d’H olbach , Système de la nature, ou des loix du monde
physique et du monde moral, Paris, Fayard, Tome premier, 1990, p. 45.
184 Manières de faire des sons

historicité locale, restreinte, vis-à-vis, en somme, de notre présent. Cette


responsabilisation, Hans Jonas indique qu’elle ne concerne pas le calcul
ex post facto de ce qui a été fait, mais la détermination de ce qui reste à
faire, « un concept en vertu duquel je me sens donc responsable non en
premier lieu de mon comportement et de ses conséquences, mais de la
chose qui revendique mon agir ». De la technique et des technologies
comme conduites, opérations et fabrications intégrées à un complexe
ou à un corps à la fois théorique et pratique (Jean-Pierre Séris 14), naquit
la techno-science. Celle-ci désigne l’interdépendance de la science et de
la technique, la correspondance de la physique mathématique avec le
savoir technique et le fait que la dimension de la science moderne en
tant que telle est technique, non au sens de science appliquée, mais en un
sens essentiel et destinal. Dans ce contexte, l’art musical et ses discours
suivent deux orientations principales. La première traduit un sentiment
de dépossession en présence de la technocratie ambiante. C’est la cri-
tique des technologies informatiques comme cristallisation d’un huma-
nisme non dialectique. La seconde orientation témoigne d’une confiance
aveugle dans l’efficacité des ressources techniciennes et leur dimension
logique, discursive, rationnelle, scientifique. Pauset récuse tout autant
cette modification expiatoire de la création en volonté de plan. L’art mu-
sical serait alors réduit au calcul et à la manipulation, à une dimension
instrumentale, neutre, mécanique, reconduisant l’existence à une nature
de consistance. Car « la technique fonctionne », comme l’écrit Umberto
Galimberti. Une exégèse technique de la technique abolit sa dimension
historique, politique, et dédouane le musicien de sa responsabilité. Or,
la création s’oppose aux exigences de production dominantes et plei-
nement rationalisées dans notre société, facilitant la dérive de l’art vers
la culture et la production culturelle. Le péril de cette technologie pro-
ductive est d’insérer l’œuvre d’art dans le tissu de l’échange commercial
ou dans le connexionnisme, dont l’absence de hiérarchie légitime une
indifférence culturelle où les fonctions sont interchangeables. Et l’ato-
misation du système engendre la conformité, l’adhésion tacite aux rap-
ports de force, et enfin la soumission au réel.
Pauset scrute au contraire le rapport entre sujet et technique, l’essence
non technique de la technique, autrement dit son destin idéologique et
éthique, et revient, avec Heidegger, à la grecque technè. Technè dési-
gnait d’une part l’art manuel, l’habileté de l’artisan, son savoir-faire et son
métier, et d’autre part l’art au sens élevé, les beaux-arts. Jusqu’à Platon,
le mot est toujours associé à celui d’epistemè. Reconnaissant dans l’art
une part technique, impliquant règles et adresse, mais aussi renouvel-
14. Cf. J ean -P ierre S éris , La Technique, Paris, Puf, 1994.
Trois thèses sur l’instrumental selon Brice Pauset 185

lement des matériaux, des supports, des méthodes et des instruments,


Pauset adopte cette dimension non instrumentale, non machiniste (la-
quelle exhiberait l’inventio ou matérialiserait la ruse technique, mè-
chanè), mais épistémique. L’homme de la technique est le connaisseur,
et la technique, « concept de savoir », suppose une connaissance, une
intelligence et une compréhension, et non un ensemble d’outils à por-
tée de main, manipulés dans la perspective de l’utilité, voire instrumen-
talisés. Technè et epistemè « désignent le fait de pouvoir se retrouver en
quelque chose, de s’y connaître. La connaissance donne des ouvertu-
res. En tant que telle, elle est un dévoilement 15 », écrit Heidegger. Car le
faire du savoir-faire de la technique amène à l’être, fait venir au monde.
« C’est comme dévoilement, non comme fabrication, que la technè est
une pro-duction », écrit-il encore. La technè est un mode de l’alètheia,
de la vérité, et pro-duire (her-vorbringen) « a lieu seulement pour autant
que quelque chose de caché arrive dans le non-caché 16 ». Citons enfin,
dans la Lettre sur l’humanisme de 1946 : « La technique est, dans son es-
sence, un destin historico-ontologique [historial] de la vérité de l’Être
en tant qu’elle repose dans l’oubli. Ce n’est pas seulement selon l’étymo-
logie qu’elle remonte à la technè des Grecs, mais sa source historique
essentielle est à chercher dans la technè comme mode de l’alètheuein,
c’est-à-dire comme mode de la manifestation de l’étant 17. » Initialement
épistémique et poétique, la technique appartient donc au mode de l’Ent-
bergen, de la mise à découvert, de la poièsis comme laisser apparaître,
ou refuser d’occulter plus encore. L’essence de la technique, mais aussi
de la physique moderne, se montre dans ce que Heidegger nomme le
Gestell, l’arraisonnement, le dispositif, le « mode de dévoilement qui ré-
git l’essence de la technique moderne et n’est lui-même rien de techni-
que ». Le sens courant traduit ce Gestell par le tréteau, le chevalet, le so-
cle, le châssis, le piédestal, l’échafaudage, toute espèce de montage ou
d’armature, ou encore le bâti, le support, la planification, l’information,
l’ordination et la disposition du monde, là même où résonne puissam-
ment le verbe stellen, poser, dresser, établir ou monter.
L’œuvre moderne donne voix à ce dévoilement, et non au cudere, cette
monstrueuse réduction du faire dont Karl Marx démasqua l’essence ser-
vile. En récusant une science intégrée aux critères de rentabilité, arti-

15. M artin H eidegger , « La question de la technique », in Essais et Conférences, Paris,


Gallimard, coll. « Tel », 1992, p. 18 (traduction de l’allemand, André Préau).
16. Ibid., p. 17.
17. M artin H eidegger , Lettre sur l’humanisme, Paris, Aubier, 1983, p. 105 (traduc-
tion de l’allemand, Roger Munier). La traduction manque la dimension « secrète »
du sens.
186 Manières de faire des sons

culant l’obsolescence et le renouvellement de ses productions plus ra-


pidement que l’apprentissage qu’elles supposent, l’art de Pauset émet
l’hypothèse d’une production devenue fragile, incertaine et obscure, et
distingue la technologie de la technique, ferment révolutionnaire, gé-
nérateur d’effets, proches ou lointains, prévisibles ou impromptus. En
somme, la technique moderne est la figure du péril, opposant au calcul
la soudaineté, un autre commencement. « L’autonomie du compositeur
à l’égard des machines se pose comme connaissance de la signification
profonde de la technique. Elle se pose corrélativement comme résis-
tance à l’hégémonie de la technologie 18. » Contre la religion moderne
de la science et le culte élevé à la technologie, nouveau totem, nouvel
emblème fétiche, contre la division du travail et la fragmentation des sa-
voirs, s’affirme une connaissance approfondie des conditions, des signi-
fications de la science et de ses machines phagocytées par les exigen-
ces marchandes et imposant leur loi. Pauset disjoint le sens et la pensée
compositionnelle du fonctionnement réel et des contraintes immédia-
tes de la technologie, de « la surface fugitive, mouvante et instable que
représentent les logiciels » (Pauset), de ce que Heidegger nommait la
« folie de la technique, de l’affairement et de la célérité expéditive ». En
excavant des strates conceptuelles et épistémologiques tissant avec le
travail musical un réseau de connexions rhétoriques, une épaisseur sur-
git, multipliant les stratégies et fondant, au-delà de l’inventio, une theôria,
au sens étymologique, non comme un « comportement théorique », mais
comme la plus haute praxis, la « percée même de la philosophie jusqu’à
l’être » (Beaufret 19), vue de la vérité et sentinelle de la non-occultation
de la chose présente. Pauset conserve donc du marxisme l’indistinc-
tion de la théorie et de la praxis, et appelle de ses vœux un quadrivium
novum, interrogeant physique, informatique, philosophie et musique à
l’endroit des anciennes géométrie, arithmétique, astronomie et musi-
que. Dans In girum imus nocte et consumimur igni (Nous tournons dans
la nuit et serons consumés par le feu) (1995), pour haute-contre, trois
instruments et traitements informatiques, les transformations en temps
réel autorisent transpositions, résonances de diverses régions du spec-
tre instrumental, synthèses croisées, hybridations de l’ensemble instru-
mental et de chuchotements vocaux. La vérité musicale des fragments
de Guy Debord tient dans leur dévoilement informatique. Le terme grec
d’alètheia, celui latin de veritas, ou notre vérité, désigne une non-oc-

18. B rice Pauset, « Autonomie et pédagogie de la fragilité », in Enseigner la composi-


tion, textes réunis par Peter Szendy, Paris, Ircam / L’Harmattan, 1998, p. 227.
19. Cf. J ean B eaufret, Dialogue avec Heidegger, II, Paris, Minuit, 1973.
Trois thèses sur l’instrumental selon Brice Pauset 187

cultation : l’électronique accorde aux mots un don de présence. Et le


chuchotement équivaut ici au murmure silencieux d’une bibliothèque.
Pauset renverse la pratique médiévale d’une lecture à voix haute, voces
paginarum, tout en maintenant l’idée d’un chant, celui du haute-contre,
écoutant, dans sa voix, les chuchotements d’un autre. Car la voix écoute,
appartient intimement à son appel, à l’instant de son vocable. L’écriture
du haute-contre suit celle de l’organum : « La crainte fit les dieux et l’es-
poir les soutint » (Sade) est son unique phrase, étirée tout au long des
huit sections de l’œuvre. L’initiative du chant, poétiquement habité, est
toujours munie de ce passé. Monde du défaut, de l’insatiable et de l’ina-
chèvement, A, retrouvera ce verbe à l’écoute de son absence, au cou-
rage ressassé de se nier sans cesse dans l’horizon de son effondrement.
La musique y traduit la terreur d’un escarpement, à travers la béance de
cinq types de silences, mesurés selon les décimales de pi : négation du
son, écho, atomisation, exégèse subjective ou aura.
Dans Membres fantômes, des corps musiciens 20, Peter Szendy a scruté
l’ambivalence entre le sujet musicien et le corps musical. L’instrument est
certes un corps externe, un artefact, voire une prothèse, mais aussi un
corps intime, en apparition, comme présence et possibilité de présence
à Autrui. Là où ont sédimenté les signes du vivant, nous écoutons l’inter-
subjectivité du musicien : s’agit-il d’un instrument ou de sa transformation
électronique ? L’interprète, en soi et transformé, intervient sur lui-même
et sur les autres en temps réel, autrement dit s’écoute dans la transfor-
mation du son, réagit sur lui-même et à son propre son déjà transformé.
Dans Perspectivæ sintagma I (1997), pour piano et traitements informa-
tiques, ou dans Perspectivæ sintagma II (2001), pour piano, deux voix,
deux ensembles et traitements informatiques, des solistes découvrent,
entre eux, leur œuvre. Celui qui écoute, musicien et auditeur, tient désor-
mais un rôle actif. Se joue donc non plus une précision métronomique,
mais un accord avec soi-même et autrui. Selon Bin Kimura 21, chaque in-
terprète a le sentiment de jouer indépendamment sa partie et, par une
sorte d’appropriation, éprouve aussi la musique en union avec les autres,
comme si l’ensemble était créé par sa spontanéité noétique. Mais le lieu
d’où surgit l’œuvre peut tout naturellement se déplacer. La conscience
d’être soi est alors absorbée par d’autres lieux, passant ainsi librement
entre les uns et les autres, au sein d’un espace virtuel, à égale distance
de chacun. Ce lieu, Bin Kimura le nomme l’aida, l’intersubjectivité, le
20. P eter S zendy, Membres fantômes, des corps musiciens, Paris, Minuit, 2002.
21. La suite de ce paragraphe reprend les thèses de K imur a B in , psychiatre et mu-
sicien japonais, dans L’Entre, une approche phénoménologique de la schizophrénie,
Grenoble, Millon, 2000.
188 Manières de faire des sons

dialogue entre une perception sensorielle et une activité agissante, le


noème et la noèse. Une telle intersubjectivité, de nature phénoméno-
logique, n’est nullement extérieure à l’être, car la Présence humaine,
et ici musicienne, est co-présence, et le sentiment de la situation musi-
cale, toujours sentiment de la co-situation (Mitbefindlichkeit). Si l’écoute
est attention à l’autre et à la qualité de sa différence, le monde du soi se
constitue comme échange ou dialogue avec un Tu. Cette écoute est la
leçon de la pensée hébraïque. Or l’Autre, l’altérité radicale, autrui indé-
finiment accueilli, comme moment négatif de ma propre subjectivité,
menace la constitution du Je. Entre ces deux étants, l’espace de l’événe-
ment est l’entre-deux, le zwischen, sur le faîte étroit où le Je et le Tu se
rencontrent, s’écoutent, au-delà de la subjectivité et en deçà de l’objec-
tivité. Il ne s’agit pas ici de rencontrer l’Absolu, mais d’une relation inter-
subjective, reconnaissant l’absolument autre. Je et Tu se déplacent l’un
vers l’autre, dans un rapport dissymétrique, à travers l’écart qui les distin-
gue, comme une dénivellation, dans la discontinuité. Le moi est mis en
question par l’autre. Il s’y jette, s’y perd ou s’y oublie. Mais l’écoute sup-
pose un rapport particulier à autrui et inscrit l’altérité radicale au cœur
de l’existence, où le dialogue n’est pas seulement une modalité dans la-
quelle s’accomplit la langue ou le son, qui n’est essentiellement qu’à titre
de dialogue. Ou, comme l’écrivait Heidegger : « Le fait de prêter l’oreille
à …, d’avoir des oreilles pour (hören auf ) est l’être ouvert existential du
Dasein en tant qu’être avec l’autre 22. » Sans écoute, nul être-avec, nulle
appartenance à l’Autre.
Outre le traitement électronique, la transcription, ce passage du
modèle à sa duplication éloignée, avec ajouts, retraits et résidus lais-
sés pour compte, traduit au mieux l’entre-deux instrumental. Dans un
article, Pauset étudie la transcription pour deux pianos du Farben de
Schoenberg, laquelle met en lumière le contrepoint : « L’éradication de
l’instrumentation colorante signifie ici que ce qui est à écouter se situe à
la limite du contrepoint strict et des outils instrumentaux permettant sa
mise en valeur 23. » Dans son œuvre, citons la transcription des Variations
op. 27 de Webern (1999), pour piano et ensemble. Face à l’influence de
la polyphonie franco-flamande, dont le discours musicologique s’est fait
abondamment l’écho, Pauset insiste au contraire sur l’héritage viennois,

22. M artin H eidegger , Sein und Zeit, Tübingen, Max Neleyer, 1993, p. 163 ; traduc-
tion française révisée par Jean G reisch , in Ontologie de temporalité, Paris, Puf, 1994,
p. 213.
23. Brice Pauset, « La transcription comme composition de l’écoute », in Arrangements-
dérangements, textes réunis par Peter Szendy, Paris, Ircam / L’Harmattan, 2000,
p. 133.
Trois thèses sur l’instrumental selon Brice Pauset 189

classique et pré-romantique. L’articulation, la souplesse du tempo, le


sens du phrasé libère l’œuvre des schémas formalistes et retrouve la di-
mension rhétorique de Webern, celle dont témoigne son enregistrement
de la transcription des Deutsche Tänze de Schubert. Autre exemple : la
Kontra-Sonate (2000), pour piano, sertissant la Sonate en la mineur D
845 de Schubert à laquelle elle emprunte le matériau, l’articulation et les
motifs des premier et dernier mouvements, serait « coessentiellement »
le sujet d’une lecture subjectivement arrangée et l’enjeu de la composi-
tion. Le choix de l’instrument, de sa légèreté mécanique induisant une
écoute subtile, s’insère dans l’œuvre, rendant le son plus court et mo-
difiant l’équilibre naturel des registres. Comme le souligne Pauset, une
même matière, de la peau animale, frappe et étouffe la corde, rend le
rôle de la pédale plus dialectique et l’apparente aux consonnes et syl-
labes occlusives de la voix parlée ou chantée. Par cette voie, Pauset re-
noue avec l’aura lachenmanienne, réminiscence ou anamnèse à un ni-
veau d’objectivation de l’écoute très aigu, interprétation subjectivée ou
subjectivation interprétée d’une remémoration plus ténue encore. « Est-
il insensé de penser une voie moyenne d’exégèse entre transcription et
composition, qui entretiendrait encore avec une œuvre du passé le prin-
cipe de construction possible d’une direction particulière de l’écoute,
tout en se réalisant à travers un travail compositionnel à part entière 24 ? »
La transcription est désormais composition de l’écoute, composition et
écoute, et puise à Benjamin, à ses ombres et fantômes : « N’est-ce pas la
voix de nos amis que hante parfois un écho des voix de ceux qui nous
ont précédés sur terre 25 ? »

Laurent Feneyrou est musicologue,


chargé de recherche au CNRS.

24. Ibid., p. 140.


25. Walter B enjamin , « Sur le concept d’histoire », in Écrits français, Paris, Gallimard,
1991. Dans l’édition des Œuvres, III, Paris, Gallimard, coll. « Folio / Essais », la traduc-
tion de Maurice de Gandillac, revue par Pierre Rusch, modifie le texte français : « Les
voix auxquelles nous prêtons l’oreille n’apportent-elles pas un écho de voix désor-
mais éteintes ? », p. 428.
Parergon en forme de prolégomènes à la
Symphonie iii (anima mundi)
Brice Pauset

Le thème du toucher, de ce double tact distribué vers le quelque chose


de l’instrument et vers le quelqu’un de l’auditeur repose une nouvelle
fois la question du corps en musique. L’instrument, par-delà les signifi-
cations qu’il a accumulées au cours de son histoire, est une authentique
prothèse : il aide, prolonge, amplifie et focalise les actions concrètes du
musicien sans pour autant se substituer à lui. Le cas de l’ordinateur ne
déroge pas à cette sommaire description : sans programmeur, sans pro-
grammation, sans projet esthétique, nulle effectuation ; en ce sens, les
promesses de l’automatisme algorithmique sont des leurres fallacieux.
On le comprend, cette instrumentalité du tact physique requiert, dans
un sens très général, de la technique et de la technologie : on coordonne
des critères esthétiques, on recherche les solutions matérielles adéqua-
tes, on élabore empiriquement la meilleure interface possible avec l’uti-
lisateur-instrumentiste, bref, on charge l’instrument d’esthétique.
On peut transposer le thème du double-tact, de la double présence du
corps au sein de l’expérience même de la composition ; je parlerais plutôt
ici d’expérience compositionnelle élargie en évoquant, comme cadre à
une nouvelle distribution d’un double processus, le corps des structures
musicales symboliques d’une part, et le corps musical devenu concret
de l’autre. Le devenir liant problématiquement ces deux corps nécessi-
tent, depuis les développements récents de l’informatique musicale, une
profonde réévaluation : le terrain jadis bien délimité de la composition
et de l’effectuation au concert à travers le filtre complexe de l’interpré-
tation doit être dépassé. La partition peut se réduire à un pur processus
(il est des réductions qui peuvent aussi être fécondes), lequel processus
est un outil compositionnel en acte, « en train de se faire », qu’on peut
alors assimiler, à travers une interprétation adéquate, à un instrument.
Les amalgames catégoriels, la mise en question de l’identité de ces caté-
gories sont – me semble-t-il – le seul moment de pensée présent où l’on
192 Manières de faire des sons

peut parler, sans sombrer dans le ridicule, de temps réel. Je pense par
ailleurs que l’expérience de l’espace d’écoute, l’expérience de la salle
de concert pensée et thématisée comme instrument, implique une réé-
valuation attentive des autres catégories musicales auxquelles s’appli-
quent plus ou moins métaphoriquement la notion d’espace : l’harmonie,
la temporalité, l’ornement, entre autres.
Il y a dans la Symphonie III une véritable diffraction du corps concret,
articulé et projeté par un contrepoint de lieux réels et de lieux composés.
Les lieux réels sont définis par cinq groupes de musiciens, répartis circu-
lairement autour du public, en îles, façonnant un espace simultanément
traversé de symétries, d’asymétries, de cas particuliers ; les lieux com-
posés sont quant à eux définis par les douze groupes de haut-parleurs
répartis hémisphériquement autour du public et des cinq groupes ins-
trumentaux. Ces douze groupes se traduisent tantôt sous la forme de
douze points, de douze lettres d’un lexique promis, par la combinatoire,
à la discrétisation possible d’une totalité à venir, tantôt sous la forme du
squelette géométique virtualisé d’espaces autres, débordant et absor-
bant la salle de concert réelle.
C’est l’articulation de ces deux espaces qui produit alors un nouveau
toucher, un tact tertiaire projeté au-dehors des corps musiciens, et dé-
voilé en tant que tel par les tensions et résorptions de ces deux espaces,
dialectisées par l’écoute individuelle. Je pose ici que le travail de l’espace
de concert doit rendre significative et féconde toute position concrète
possible d’écoute, et non pas justifier négativement, comme c’est hélas
presque toujours le cas, une sorte d’auditeur idéal et souvent virtuel, qui
serait situé à parfaite équidistance des sources sonores en jeu. Je pose
également que l’idéologie qui conduit à de telles situations audiocentrées
sont en contradiction avec l’idée d’une spatialisation musicale entendue
comme critique de la frontalité et de ce que cette frontalité signifie, no-
tamment sur le plan sociopolitique.
Le silence du toucher, dans le contexte diffracté de la Symphonie III,
devient alors possible en tant que phénomène esthétique, comme vé-
ritable spectacle : à deux moments de la pièce, le langage localisé de
chaque musicien est comme annulé par le contrepoint de ses multiples
duplications, distribuées de manière complémentaire (temporellement
et spatialement) dans l’espace ; l’espace concret et l’espace composé
deviennent alors les possibles métaphores des deux doigts d’une main
folle de négation. Les deux doigts se touchent, se pressent au lieu d’ac-
tionner les touches d’un hypothétique clavier, le temps de participer à
une véritable expérience phénoménologique du lieu et de la tempora-
lité : l’espace patient de son propre projet.
Parergon en forme de prolégomènes à la Symphonie iii 193

L’expérience originelle de la symphonie, l’âme du monde platoni-


cienne et l’exercice de la totalité qu’entamera – mais n’achèvera ja-
mais – Mallarmé dans le Livre est la source de ce plaisir négatif des es-
paces entrecroisés, doublement entrecroisés puisque, à l’instar du projet
du livre mallarméen, tout sera dit deux fois, chaque partie de la pièce
engendrera et répondra, quelque part dans son propre temps et son pro-
pre lieu, à son double ruiné, à son « ornement de l’obscurité », pour re-
prendre le mot terrible de Carlo Michelstaedter.

B rice Pauset est compositeur.


De l’objet musical aux qualia sonores
Antonia Soulez

« La musique est un exercice inconscient de philosophie dans


lequel l’esprit (« mind ») ne sait pas qu’il fait de la philosophie »
(Lydia Goehr, après Schopenhauer).

Une question commune au philosophe et au musicien

Mon propos part d’une question qui se pose aux philosophes en particu-
lier dans le champ de la philosophie du langage, depuis le début du x x e
siècle et que l’on peut formuler par « la crise de l’objet », et corrélative-
ment d’ailleurs, la disparition de la catégorie « monde » comme monde
de choses en vis à vis, bien séparé, d’un sujet de la connaissance lui fai-
sant distinctement face.
À parcourir certains écrits sur la musique, l’expression « objet musical »
parfois accolé à celui d’« universaux » m’a frappée 1. Par ailleurs, l’atten-
tion portée par les musiciens à l’exploration de la structure interne du
son qui à lui seul constitue un « monde », si ce n’est plusieurs, m’a suggéré
que les qualités et propriétés du son formaient aujourd’hui un important
champ d’enquêtes qui intéressait le musicien mais aussi dans une cer-
taine mesure le scientifique. La mise en question de l’approche dialec-
tique du matériau telle que Adorno l’a comprise dans les termes d’une
philosophie de l’histoire d’inspiration hegélienne que le musicologue Carl
Dahlhaus par exemple a, non sans raison, jugée « douteuse 2 », a sans

. Les musiciens parlent beaucoup d’objet musical. Un numéro de la revue


Philosophie porte même ce titre « L’objet musical et l’universel », n° 59 de 1998. Il
contient en tête des extraits de la correspondance Leibniz-Goldbach (1712-1713)
concernant la musique avec une présentation de Frédéric de Buzon.
. « Le concept de matériau musical chez Adorno », in Essais sur la nouvelle musi-
que (écrits entre 1965 et 1971), Éditions Contrechamps, Genève, 2004, trad. Hans
Hildenbrand, p. 225.
196 Manières de faire des sons

doute contribué à désencombrer la voie d’un retour au matériau consi-


déré autrement que comme donnée historiquement « préformée ».
Ce n’est donc qu’une fois levées ces deux dogmatiques de l’objet et du
caractère historique du matériau, qu’il devient possible d’examiner ce
avec et sur quoi travaille le compositeur pour produire ce qui sort de la
« pâte » dont il fait des sons. Un certain point de vue immanentiste me
paraît alors devenir de rigueur qui laisse plus de place aux analyses du
détail et à la technique, tout en conduisant à poser à nouveaux frais la
question des objets au carrefour de la philosophie et de la musique.
Le titre « Manières de faire des sons » inspiré du titre du livre de Nelson
Goodman Manières de faire des mondes, et qui a donné son thème à
notre manifestation, montre que, loin de donner à la philosophie son
congé, il s’impose de braquer l’objectif sur une zone d’intersection phi-
losophique et musicale, dont les contours sont ceux d’un univers com-
mun, à savoir précisément, ces « manières ».
On peut être tenté par plusieurs directions. La première qui se pré-
sente est la nature par opposition à l’artifice, distinction tout ce qu’il y
a de classique pour ne pas dire stéréotypée. Les discussions anciennes
semblent avoir grosso modo privilégié la première au sens où l’on a pu
parler par exemple de la tonalité comme d’un système « naturel » de
l’harmonie musicale à quoi Schoenberg déjà s’est opposé en montrant
que les sons ignoraient tout « droit naturel » (phrase d’Adorno dans sa
Philosophie de la nouvelle musique) 3, et les avancées plus récentes qui,
elles au contraire, font une large part à l’artifice, en particulier l’électro-
acoustique et plus récemment encore la technologie informatique, et
qui semblent au contraire admettre que les objets sont essentiellement
« construits 4 ». On verra que l’opération se solde aujourd’hui par un re-
tour en force d’une certaine « nature » entendue comme « matériau », qui
n’est plus ce que les philosophes s’accordaient plus ou moins à appeler
« monde ». L’accent mis sur les qualia sonores dont les classiques fai-
saient cas sous le nom de « qualités secondes » confirme le virage anti-

. chez Gallimard, 1962, cependant « non-naturel » veut dire la « necessité intérieure »


de l’artiste sans référence à l’artificiel. L’idée vient du volontaire dans l’art (Kunstwolle,
expression alors en vogue à Vienne chez les artistes et frappée par Alois Riegl).
. Makis Solomos dont j’ai à l’occasion bénéficié des remarques pour l’écriture de
ce texte, m’a fait observer, en citant McAdams comme représentant de la première,
l’existence de deux grandes tendances, l’une naturaliste plus helmholtzienne d’es-
prit, et l’autre « constructiviste ». Quel que soit le qualificatif retenu dans ce dernier
cas, il est préférable de parler d’« opérationalisme » notamment en ce qui concerne
le point de vue compositionnel d’Horacio Vaggione en matière d’« objets sonores ».
(voir H. Vaggione , ce volume).
De l’objet musical aux qualia sonores 197

substantialiste d’une conception du phénomène sonore où, à la question


de la « nature du son » dans le « Monde », s’est substituée une attention
privilégiée aux aspects d’un entendre-comme dans l’univers interne de
l’expérience sonore.

Les « objets » en question

C’est comme choses dans la nature auxquelles la musique renverrait


que le psychophysiologue allemand Helmholtz questionne la référence
à des objets musicaux. Empiriste mais kantien, Helmholtz, qu’on a pour
cette raison surnommé « le Newton de la psychologie physiologique 5 »
est soucieux d’ancrer dans les sensations auditives l’expérience sonore.
Les sensations sonores appartiennent, dit-il, à la « grammaire inférieure »
à laquelle puise la musique en toute indépendance vis à vis d’objets de la
nature. Partant des sensations auditives selon l’arrière-plan lockien des
« qualités secondes » (thèse de la dépendance fonctionnelle des proprié-
tés secondes par rapport à l’organe sensoriel), Helmholtz considère que,
en place de l’objet, ce sont, comme le disait Locke, « les propriétés que
nous attribuons aux objets », lesquelles ne caractérisent que « les effets
qu’ils exercent sur nos sens ou sur d’autres objets de la nature », qui mé-
ritent toute l’attention 6. En privilégiant les qualia sonores comme pou-
voirs dispositionnels d’effets sur les sujets percevants. Helmholtz – dont
les explications de la sensation par l’impulsion électrique dans le cer-
veau ont certes suscité nombre d’objections – n’en a pas moins mis sur
le tapis, pour la postérité, une question qui va occuper le centre de dis-
cussions intéressant les spécialistes de la perception auditive : psycho-
logues et acousticiens axés sur la représentation du phénomène sonore
au besoin mesuré (par exemple à l’aide de sonagrammes).
Helmholtz déclare avec clarté que partant des sensations subjectives,
il nous faut admettre que, malgré ce que l’on prétend, la musique nous
y ramène plus que tout autre art. Avec la musique, « il ne s’agit pas d’ar-

. Catherine Chevalley dans un remarquable livre sur Niels Bohr, montre en quel sens
Helmholtz ainsi surnommé, a travaillé à partir du kantisme « par déplacements » (sic)
en faisant des sensations l’ancrage empirique véritable des formes a priori kantiennes
de l’espace et du temps ; cf. N iels B ohr : Physique atomique et connaissance humaine,
Gallimard, 1991. Voir en particulier son glossaire à Épistémologie, p. 422.
. Sur l’arrière-plan lockien de Helmholtz, voir écrits de et sur « Herman von
Helmholtz… » in Revue Philosophie, 1992, n° 33, par Jérôme Dokic et Roberto Casati
(traducteur et présentateur du texte. de Helmholtz « Sur la nature des impressions sen-
sibles de l’homme » (1852). De L ocke : cf. An Essay concerning Human Understanding,
Clarendon, Oxford, (plus spécialement II, viii, 23).
198 Manières de faire des sons

river à la fidèle représentation de la nature ; les sons et sensations sont


là pour eux-mêmes et agissent tout à fait indépendamment de leur rap-
port avec un objet extérieur quelconque 7 ». S’aidant de résonateurs en
verre, modèles de simulation servant à faire ressortir les harmoniques,
Helmholtz a expérimenté sur le son donné à entendre en travaillant sur
les partiels et leurs différences de phase. Il a posé que l’oreille interne
(la cochlée ou limaçon) pratique à sa façon une analyse de Fourier en
séries logarithmiques de ce qu’elle perçoit. L’oreille, capable à la diffé-
rence de l’œil d’effectuer une décomposition des vibrations en vibrations
simples est un analogon instrumental d’analyse de vibrations, opérant à
l’image de ce qui se passe quand en faisant résonner un son contre une
table d’harmonie (après avoir remonté les étouffoirs) d’un piano, on fait
vibrer par influence toutes les autres cordes 8.
Ainsi, Helmholtz a livré aux théoriciens de la musique, du x x e siècle 9
des résultats scientifiques fondés sur les formes d’ondes et l’étude des
fréquences qui évidemment présupposent comme il dit une explora-
tion d’un « domaine inférieur à la grammaire musicale ». Attentif à cette
couche jugée habituellement trop basse, il déclare encore craindre l’in-
différence des esthéticiens (il pense aux scientifiques), tout en demeu-
rant conscient de l’importance que peuvent présenter aux musiciens les
conséquences proprement musicales de l’étude physiologique.
Deux points sont à retenir ici : cette couche des sensations auditives
constitue, comme il l’écrit, « la matière de l’art », et par ailleurs, les rap-
ports tenus traditionnellement pour agréables à l’oreille ne doivent pas
autant à l’ordre naturel qu’on le croyait jusque-là. Le premier nous ap-
prend que Helmholtz privilégie le matériau subjectif de la sensation. Le
second est que, comme Mach l’a souligné à son propos, l’introduction
en première place du matériau soumet la « naturalité » du système mu-
sical à la question 10.

. Théorie Physiologique de la musique, 1868, introduction, ed . Jacques Gabay,


1990. Il faudrait dire plutôt que « musique » : « sensations auditives ». L’allemand est
« Tonempfindungen », en anglais, dans la traduction d’Alexander Ellis : Sensations
of Tone 1870…
. La « comparaison » s’effectue entre la fiction d’un dispositif expérimental qui
consisterait à rattacher à chaque fibre nerveuse une corde d’un piano, avec pour effet
supposé que l’on obtiendrait ce qui se passe dans l’oreille, et l’oreille (Théorie psycho-
physiologique de la musique, op. cit. voir sur la description de l’oreille, p. 165.
. Voir par exemple son continuateur Plomp.
10. J’ai développé ce point dans ma conférence d’abord au congrès HOPOS, tenue
à l’ENS rue d’Ulm, le 18 juin 2006. Ce texte est actuellement intégré dans Du son à la
De l’objet musical aux qualia sonores 199

Ernst Mach qui dès le milieu des années 1860 s’est en effet intéressé au
point de vue de Helmholtz sur les causes physiologiques de l’harmonie,
déclare à son propos qu’« avec la simple naturalité d’un phénomène,
aucun enquêteur scientifique ne peut demeurer satisfait car c’est pré-
cisément cette naturalité qui demande explication 11 ». C’est cet aspect
impliquant une distance critique par rapport à la soi-disant naturalité
du système de la musique, non questionnée jusque-là et tenue pour évi-
dente, que le musicologue allemand Carl Dahlhaus a souligné dans son
article de 1970 que nous citons ci-après (voir p. 3 de cet article, et aussi
la note 16 à propos du naturalisme musical de Helmholtz).
L’étude physiologique découvre d’autres possibilités qui étendent l’har-
monie. La dissonance s’avère elle aussi progressivement plus intéres-
sante. Malgré les craintes de Helmholtz, on peut dire que les musiciens
retiendront ces leçons. C’est le cas de Schoenberg qui a vraisembla-
blement lu Helmholtz 12. Apparaît alors l’idée qui s’exprime avec des
« comme », qu’un même accord peut être « entendu comme consonant »
ou « comme dissonant », tout dépendant de la « préparation » de l’accord
de 7e dans les procédés de résolution 13, précise Schoenberg à propos de
fa qui peut descendre à mi comme monter à sol. L’antagonisme conso-
nance/dissonance devient dès lors « faux » (dans l’édition Lattès, p. 39)
ou du moins relatif au pas harmonique accompli, à sa fonctionnalité. Le
consonnant ou le dissonant peuvent donc être perçus comme des « as-
pects » d’un même accord. Ils relèvent d’un « entendre-comme » de ca-
tactère qualique, au sens que donne Wittgenstein dans sa philosophie
de la psychologie, centrée sur les aspects, dite « dernière 14 ».

musique, autour de Helmholtz, ouvrage collectif à paraître en 2009 (chez CNRS édi-
tions ?), écrit en collaboration avec Patrice Bailhache, et Céline Vautrin. Il contient
deux écrits traduits en français d’Ernst Mach et de Carl Dahlhaus sur Helmholtz en
plus d’un texte de Helmholtz Et récemment sous forme d’une conférence donnée à
la Sorbonne, dans une Journée consacrée à Helmholtz, le 7 février 2009, org. Sabine
Plaud (équipe EXeCO), à paraître dans une version anglaise.
11. In « Causes de l’harmonie des sons musicaux », in Écrits scientifiques populaires,
1re publ. Open Court, 1893.
12. et le cite dans son Traité d’Harmonie de 1911 en déclarant faire avec les sons ce
que Helmholtz a tenté sur les couleurs.
13. sur les accords de 7e, p. 114 de sa Théorie de l’Harmonie.
14. années 1946-1947 et dont les Remarques sur la philosophie de la psychologie,
s’ouvrent sur la discussion des thèses du psychologue gestaltiste Wolfgang Köhler.
200 Manières de faire des sons

En réponse à une possible objection 15, l’on peut encore préciser que le
« naturalisme » musical de Helmholtz est très relatif et sans doute une
affaire de mots. Ce n’est pas parce que Helmholtz était un psychophy-

15. Je réponds ici à une autre remarque qui m’a été formulée par Makis Solomos et
m’inspire quelques précisions nécessaires : on peut en effet reconnaître une appro-
che naturaliste du phénomène sonore chez Helmholtz en ce qu’il a étudié les sons
essentiellement uniformes, faisant abstraction de ces « particularités caractéristiques
du son de quelques instruments, « dépendant de la manière dont le son commence
et finit » à savoir ce qu’on appelle les transitoires d’attaque à quoi s’ajoute, dit-il, la
« fin du phénomène sonore » (cf. éd. Gabay, p. 94). L’entretien du son peut d’ailleurs
également comporter de ces « caractéristiques particulières ». Certes, sous l’angle
des phénomènes stables du spectre, les sons s’adressent au naturaliste. Cependant,
il est inexact de dire que Helmholtz a sous-estimé la dynamique sonore. Il est vrai
que lorsqu’il loue Hanslick d’avoir introduit « l’idée de mouvement dans l’examen des
compositions musicales, « il pense à ses fameuses « formes sonores animées » qui
constituent le « contenu musical » selon Hanslick, et cela est différent de la dynami-
que sonore à proprement parler. Pourtant, notons qu’il précise un peu plus loin qu’il
est important de voir à travers à travers cette dynamique, « la nature du mouvement
révélant la nature des forces qui le produisent », « forces élémentaires » connaissables
et mesurables seulement par leur « action ». Il appelle cela « les particularités du mou-
vement des sons » (op. cit. p. 2 et p. 3). Helmholtz ne s’en tient donc pas seulement à
l’idée esthético-philosophique de « mouvement » venue de Hanslick qui s’est réappro-
prié l’energeia aristotélicienne. Il veut l’interpréter à un niveau psychophysiologique.
Il n’exclut pas non plus la dimension du bruit ; il parle en effet du rôle joué par « des
petits bruits caractéristiques » dont sont « accompagnés les sons des instruments ». Il
étend l’importance de ces « petits bruits accompagnateurs » qui caractérisent « à un
haute degré » les sons des instruments de musique et influent sur le son, à des consi-
dérations touchant à l’émission de voyelles et de consonnes, mais bien sûr, c’est en
vue d’en faire abstraction en tant que ce à quoi on a affaire là sont des « irrégulari-
tés non-musicales » (p. 96 ibid.). De manière générale, il est frappant que Helmholtz
développe parfois avec soin et insistance ce qu’il entend exclure de son champ, à un
tel point qu’il semble déjà orienter le regard et l’attention vers des questions qui seront
seulement bien plus tard prises au sérieux. Ajoutons qu’il y a deux angles sous lesquels
on peut placer le problème de savoir si Helmholtz est « naturaliste » ou non. Comme
le souligne Carl Dahlhaus dans un article de 1970 sur Helmholtz, – et c’est un para-
doxe intéressant – Helmholtz aborde les « conditions de l’explication des faits acous-
tiques » en naturaliste mais pose un « principe de style » (traversant cette exploration)
en conventionaliste. Il rappelle à point nommé que loin de souscrire à l’idée d’un
« système naturel » de la musique, Helmholtz au contraire (par opposition à Riemann)
était plutôt d’avis qu’il n’y pas de « lois naturelles » en musique. Ce qui n’empêche pas
d’avoir à comprendre les ressorts (sociaux, psychologiques) qui conduisent à consi-
dérer par exemple le système des tonalités comme « naturelle » : « ce qui est donné
par la nature constitue certes un fondement, mais seulement au sens d’une condition,
pas d’un principe » écrit Dahlhaus à l’appui de sa citation de Helmholtz (ibid. p. 306,
cité par Dahlhaus, dans son article : « H. von Helmholtz, et le caractère scientifique de
De l’objet musical aux qualia sonores 201

siologue 16 qu’il était un « naturaliste » sans distance. C’est même la nou-


veauté relevée par Dahlhaus que l’approche helmholtzienne annonce
un tournant en quelque sorte conventionnaliste dans les sciences de la
nature dont la musique sortira bénéficiaire. En réalité : « Le système na-
turel de la musique … est un fantôme pour Helmholtz », écrit-il en s’ap-
puyant sur ces mots de Helmholtz lui-même : « le système des tonalités,
des modes et de leur tissu harmonique, ne repose pas sur des lois im-
muables de la nature, mais est la conséquence de principes esthétiques
qui ont varié avec le développement progressif de l’humanité et varie-
ront encore 17. »
Notons que ce trait n’avait pas échappé à Ernst Cassirer qui saluait en
1923 sa théorie des signes par l’introduction du symbolisme des sensa-
tions sonores dans un chapitre consacré précisément au « concept de
réalité ». Les « signes » selon Helmholtz n’ont pas de « similarité » avec
des « objets » et exhibent des « correspondances fonctionnelles entre
structures » tandis que les choses en elles-mêmes nous demeurent in-
connues. Seules nous sont « connaissables des propriétés de relations
entre choses 18 ». Passe dès lors au premier plan la capacité de chaque
chose à produire des effets (propriété, qualité) sur d’autres choses. De
cette conception de la « relativité de la connaissance » dans les sciences
de la nature résulte une conception dont est exclue toute « ontologie »,
commente Cassirer qui conclut ces considérations en disant que l’idée
de « signes de choses objectives » a désormais cédé le pas aux signes
objectifs eux-mêmes.

la théorie de la musique », in Ueber Musiktheorie, éd. Frieder Zaminer, 1970, Berlin),


trad. fse par Céline Vautrin, dans un livre sur Helmholtz/Mach pour les éditions Kimè,
cf. note plus haut. On peut également consulter les remarques importantes de David
Hyder dans Mechanics of Meaning (the propositional content and the logical space of
Wittgenstein’s Tractatus) sur le rôle de l’apprentissage de l’audition chez Helmholtz.
comme argument contre la thèse de l’innéité de Müller (De Gruyter, 2002, p. 33).
16. C’est en opposition à cette approche physiologique de la dissonance où les bat-
tements, calculés en Hertz, jouent un rôle essentiel que la psychologie de la musi-
que moderne s’est constituée : citons Carl Stumpf (Tonpsychologie, Leipzig, 1890).
Aujourd’hui, on trouve des gens comme Pierre Buset, Michel Imbert qui sont des
psychophysiologues orientée vers la neurophysiologie, voir leur ouvrage Audition,
Hermann, 1987. Je renvoie aussi à un philosophe historien de ces questions : Robert
Francès (voir sa Perception de la musique, Vrin, 1972).
17. Théorie psycho-physiologique de la musique, trad. fse chez Gabay, 1990, p. 306.
18. Substance and Function, (voir publ. cin note ci-dessous) part 2, ch. 6, « The
concept of Reality », p. 304, cf. note ci-après. Cassirer note la « transformation histo-
rique de la « chose » (p. 302).
202 Manières de faire des sons

L’attribution d’un certain naturalisme à la figure du psychophysiologue


relève donc plutôt d’un « discours helmholtzien » que de Helmholtz lui-
même, Sous couvert de « sciences de la nature », l’on confond en effet
physique ou physiologie et approche naturelle, Mais, fin xix e, l’esprit de
la science de la nature change du tout au tout. C’est bien ce que montre
justement Ernst Cassirer en affirmant que Helmholtz a mis un terme à
une approche naturaliste-représentationaliste de la réalité. 19
Les compositeurs se plaignent parfois de ce que les recherches scien-
tifiques, psycho-physiologiques comme les expérimentations qu’elles
entraînent laissent de côté le phénomène sonore proprement musical.
C’est alors qu’ils aiment à se tourner vers la philosophie qui leur fourni-
raient d’après eux d’autres voies d’accès au « musical ». Comme si la phi-
losophie pouvait en dire plus, non pas exactement en rejetant la science,
mais en la relayant là où la jouissance musicale ne trouve pas dans la
science de quoi combler l’attente.
Aujourd’hui en particulier, les musiciens ont le choix des philosophies.
Plutôt que de se réclamer des grandes doctrines d’esthétique philosophi-
que trop éloignée des œuvres et de la pratique de l’artiste, Kant, Hegel,
etc…, la tentation est grande de tourner son regard vers les méthodolo-
gies. En tant qu’activité pure de conscience, la méthodologie phénomé-
nologique en est justement une qui, tout en suspendant la naturalité de
la chose musicale, vise à faire de celle-ci un « objet » plus que jamais di-
gne de ce nom. Elle offrirait au musicien en quête d’une définition, une
démarche rigoureuse propre à identifier la chose sonore à l’écart d’une
doctrine toute constituée.

La « naturalité » de l’objet musical comme argument pour une


méthode de saisie :

Avec Pierre Schaeffer, ce n’est pas tant l’objet naturel qui pose problème
en tant que référence de la sensation auditive que l’attitude naturelle
vers l’objet considéré dans le monde. C’est donc elle, l’attitude naturelle,
dont la mise entre parenthèse s’impose dans la méthodologie phénomé-
nologique. Dès lors, que le mot d’« objet » soit revendiqué dans un livre
qui traite des « objets musicaux » n’étonnera personne. De fait, Pierre
Schaeffer s’en explique longuement afin de préciser les conditions dans
lesquelles on est en droit de parler de tels « objets », à la lumière de la
méthode de Husserl.

19. in Substance and Function and Einstein’s Theory of Relativity, Dover Public., 1953
(orig. 1923), Part II, ch. 6, IV, p. 302.
De l’objet musical aux qualia sonores 203

La phénoménologie semble bien offrir en effet une méthodologie de


l’écoute réduite cultivée par l’ingénieur-philosophe en analogie avec
l’épochè husserlienne. Le philosophe fait explicitement référence à
Logique formelle, logique transcendantale, p. 132 de son Traité des objets
musicaux (TOM pour faire court). Partant de l’idée que la musique est
un langage, et même, dit-il, un « langage en soi », nous chercherons « de
quels objets ou mieux de quelle généralité d’objets pourrait être la mu-
sique la plus générale qui soit 20 ». L’expression d’« objet » est mûrement
réfléchie tant il est vrai que Schaeffer a voulu établir « la carte d’identité
pratique d’un son » (TOM, Seuil, p. 594). Pour cela, il faut tenir compte de
sa texture, de sa morphologie, des typologies et classements systémati-
ques, etc. Par le relais acoustique de l’oreille, définie comme « organe à
entendre qui s’écoute », le son « devient » objet identifiable comme tel,
en passant d’objet de mon écoute au statut d’objet « constitué ».
L’approche schaefférienne distingue aussi une tendance constructive
soutenue par l’appareillage technique d’un dispositif en vue d’atteindre
l’objet d’écoute, quoique la saisie de l’objet constitué réclame une ex-
périence phénoménologique. Celle-ci permet d’instruire une réduction
du vécu d’écoute au son pur traité comme un invariant dans des varia-
tions. Schaeffer l’appelle donc de ses vœux. En l’espèce du son–même,
comme il dit, pris en soi, c’est d’un « donné à entendre » qu’il s’agit alors,
sur lequel l’auditeur est invité à se rapprocher du compositeur par une
modalité de participation particulière conduisant à ce que s’élimine de
lui-même tout facteur hétérogène au musical, en particulier médiatique,
de la salle de concert au vedettariat des interprètes 21.
En réalité, le son est une « invention » à distinguer du « contenu musical »
qui lui est attribué par le compositeur et de l’évènement du phénomène
sonore (ibid. p. 485). Construit, il porte sur lui une marque d’auteur,
comme un « motif d’auteur », tiré du matériau, original et intransforma-
ble. Le matériau est bien le son. Mis à part son statut d’abstrait, l’objet
s’avère donc être le produit d’une manipulation d’inventeur-expérimen-
tateur orientée vers la didactique (« solfège »), proche de l’idée musicale
(utilisée au pluriel, TOM, p. 489) dans une approche structurale de l’œu-
vre. La musique commence avec le « passage de l’objet à la structure, et
le sens que l’objet donne à la structure » (p. 579).

20. TOM, p. 132, Seuil, 1966.


21. Ce genre d’élimination a aussi intéressé André Souris (1899-1970), auteur de dif-
férents travaux et articles réunis dans La lyre à double tranchant (Mardaga, 2000),
mais aussi d’un Essai posthume sur les Conditions de la musique (Bruxelles et Paris-
CNRS, 1976).
204 Manières de faire des sons

Il faut donc reconnaître qu’une certaine technique d’inventeur croise et


peut-être même conditionne l’écoute dite réduite, en lui conférant des
traits manipulatoires qui ne permettent pas ou difficilement de voir dans
le son un « objet » à l’état pur. Il en résulte que, si le « monde » naturel
est suspendu, ce n’est pas au seul bénéfice d’une écoute réduite au sens
phénoménologique, mais plutôt d’un artefact arrêtant le son dans une
situation aménagée en vue de le capter. La méthodologie de capture de
l’objet-son débouche sur le son comme objet de cette capture, rien de
plus. L’objet « son » s’identifie en réalité avec l’objet d’une méthodologie
technique de sa capture, nullement un « objet musical » en soi.
La logique formelle est une autre méthodologie, plus computationnelle
et moins opératoire que la précédente, qui fournit des outils d’analyse
des formes du langage musical. Un certain « sructuralisme » d’époque
cependant préside à la démarche qui s’en inspire, comme par exemple
le sérialisme boulézien. Dans Penser la musique aujourd’hui (Darmstadt,
années 1960) 22 il est frappant de voir Boulez s’en réclamer explicitement
en situant sa démarche dans le prolongement des viennois qu’il men-
tionne d’ailleurs de façon très appuyée en citant parmi les ténors du lo-
gico-positivisme, Louis Rougier, lequel en effet n’était peut-être pas le
meilleur à citer, même s’il représentait, en France, le Cercle de Vienne 23.
L’objet, dit-il, est structure.
On peut également penser à l’algébrisation logique des « Musiques for-
melles » chez Xenakis qui, voyant au début des années 50 le néo-séria-
lisme inspiré des viennois « s’essouffler », se tourne vers « la stochasti-
que » pour une meilleure formalisation incluant les lois de probabilités,
de l’acte de la composition musicale 24
22. Chez Gonthier/Denoël, 1963 p. 28.
23. La mention de Louis Rougier est intéressante car elle révèle un aspect de la ré-
ception du Cercle de Vienne dans les années 30 à Paris – il serait plus exact de dire
aspect de non-réception, cf. nos travaux sur le « style-Neurath » publ. récemment
dans le volume sur l’épistémologie française du Cercle de Vienne en France, co-
pré. par J. Gayon et M. Bitbol, PUF, 2006). Louis Rougier avec Otto Neurath du côté
autrichien s’est occupé en effet d’organiser en particulier le premier de ces Congrès
sur l’unité de la science tenus à Paris (d’abord en 1935 puis en 37 à cause du tricen-
tenaire du Discours de la méthode de Descartes). Par ailleurs Boulez tenait l’IRCAM
pour l’analogue d’un Bauhaus pour, disait-il, la musique a priori. Le post-sérialisme
a voulu s’aligner sur une certaine conception de l’analyticité très « cercle de Vienne »
à ses débuts.
24. Musiques formelles, La Revue musicale, numéro double spécial 253/254, 1963.
Voir par exemple l’avant-propos ainsi que les conclusions et extensions p. 211 où il
est clair que Xenakis recourt aux différents calculs qui sont bons pour « l’intelligence
compositionnelle » et son universalisation.
De l’objet musical aux qualia sonores 205

L’approche cognitive de son côté, poursuit plus patiemment l’enquête


de la perception auditive avec les moyens renouvelés venant de diffé-
rentes disciplines de pointe 25. La sensation auditive et ses qualités sont
ainsi remises à l’honneur. C’est dans ce cadre, articulé à une discussion
sur la question de l’objectivité et de l’espace selon Kant, que Helmholtz
a été récemment relu par Roberto Casati et Jérôme Dokic dans leur
Philosophie du son 26, mais aussi un wittgensteinien Peter Hacker, auteur
de Appearance and Reality 27. On pourrait multiplier les exemples tant
les angles d’attaque du phénomène sonore se réclamant de différentes
méthodologies, sont nombreux.

Et si l’univers n’était de part en part qu’auditif….(Peter Strawson)


Il est aussi des compositeurs qui revendiquent une recherche du son
à l’écart de l’objet ou indépendamment de lui. C’est le cas de François
Bayle, qui s’attache à explorer l’image sonore, le phénomène sonore 28,
un peu comme Jean-Claude Risset de son côté réclame que l’on passe
du matériau aux caractères des sensibilia auditifs côté sujet 29. Ces dé-
marches remettent à l’honneur l’enquête des qualia sonores en tant qu’as-
pects perçus du processus sonore.
C’est à ce genre de démarche que pourrait s’appliquer la fiction d’un es-
pace purement auditif si l’on s’y tenait. Cette fiction élaborée par le phi-
losophe anglais Peter Strawson a fait date. Elle montre que dans une telle
situation imaginée, la distinction entre soi et ce qui n’est pas soi dispa-
raîtrait et avec elle la possibilité d’identifier des particuliers objectifs. Ce
qui deviendrait alors profondément douteux serait l’existence d’une réa-
lité indépendante d’un monde de sons identifiables et ré-identifiables, et
cela jusqu’à mettre en danger l’idée même d’un observateur plongé dans
une pareille situation. Cependant, la fiction de Strawson met, je pense,
le doigt sur ce qui se passe aujourd’hui dans la musique attachée à res-

25. Voir par ex. les Actes du symposium sur la musique et les sciences cognitives de
mars 1988, à l’initiative notamment de Stephen McAdams et Irène Deliège, Centre
Pompidou-Ircam, publiés chez Mardaga en 1989.
26. de même que dans un numéro de la revue Philosophie sur la philosophie de l’es-
prit, n° 33, 1992 avec une traduction de « Sur la nature des impressions sensibles » de
H. Helmholtz (1852), présentée par R. Casati.
27. Suite du titre : A Philosophical Investigation into Perception and Personal Qualities,
Blackwell, 1987.
28. Voir en ce volume l’article de François Bayle.
29. Voir également en ce volume ce qu’il décrit à propos du « motif-oiseau » comme
une tension entre la main qui invente et l’oreille forcée de s’y plier.
206 Manières de faire des sons

saisir l’expérience acoustique dans ce qu’elle a de « déconditionnant »


par rapport à ce que nous nous attendons à entendre dans notre cadre
d’écoute. Le résultat est une « dé-réalisation » de l’objet sonore. On peut
aussi imputer cette déréalisation à une expérience provoquée de dé-ca-
drage (au sens anthropologique) forçant l’oreille à se concentrer sur la
« vie propre » du son dans cette expérience.
En réalité, et pour y revenir, l’expérience de pensée fictive de Strawson
tend moins à restaurer l’objectivité d’objets particuliers appelés sons dont
il y aurait lieu de distinguer les perceptions ou sensations d’un point de
vue musical, qu’à montrer l’inconcevabilité de la réduction de l’espace
au seul espace sonore, et donc le bien-fondé de la thèse kantienne de
l’objectivité de l’espace que des particuliers sont appelés à occuper. Il
reste qu’un musicien peut bien appréhender l’univers comme une vaste
salle de concert ou un auditorium pour des expériences acoustiques.
Mais à cela Strawson rétorque que cet univers n’existerait que du dedans.
Privé de tout ce qui n’est pas son, sa spatialité s’évanouirait. Ne resterait
à la rigueur que quelque chose comme de la temporalité 30.
Cependant, tout se passe comme si, dans l’expérience acoustique de
Bayle les déplacements de la main menant l’oreille là où il lui plait, opé-
rait une sorte de décadrage affectant notre expérience acoustique en
sorte qu’il pourrait bien en sortir un univers sonore tout autre configuré
à l’initiative d’une « main détachable 31 ». En droit, l’image de la main dé-
tachable autorise à imaginer un parcours exploratoire capable de tout
sonoriser si elle le veut.
Dans ce dialogue entre deux fictions, qui mène le jeu ?

L’objet musical aux prises avec différentes interprétations


philosophiques

Il est vrai, le philosophe aujourd’hui peut à bon droit répugner à hyposta-


sier quelque chose comme le sonore, quitte à ériger le musical en chose
auto-subsistante, se comportant à la manière d’un support de qualités
que l’expérience ou l’expérimentation lui désigneraient. Il a de bonnes
raisons pour y répugner, des raisons philosophiques qui tiennent malgré
tout aux controverses des philosophes entr’eux aujourd’hui.

30. Philosophie du son, ch. 10, p. 132.


31. Voir, ibid. la fiction de R. Casati et J. Dokic, qui, débarrassée du poids de la jus-
tification théorique de l’identification des particuliers, parle sans doute bien davan-
tage à un compositeur, ibid. p. 157.
De l’objet musical aux qualia sonores 207

Il est rendu prudent par des déclarations comme celles du philosophe


américain Hilary Putnam pour qui « les écrits des philosophes contem-
porains de Heidegger à Wittgenstein ou Quine ont sapé notre confiance
en la notion d’objet, et nous ont conduits à voir la référence elle-même
comme quelque chose de relatif au schème d’interprétation… » ainsi
que le lien de pensée à objet comme un « acte-mystère 32 ». Il se gardera
de questionner l’essence de la musique, d’ontologiser quelque chose
comme un contenu invariant du musical.
On peut réviser ou mieux retoucher un tantinet ce point de vue en pré-
cisant que le scepticisme contemporain de l’objet affecte davantage la
possibilité de sa détermination cognitive que son existence réelle. Ainsi,
rien n’empêche d’adopter un réalisme robuste tout en renonçant à justi-
fier l’existence d’objets dans la réalité, c’est à dire sans avoir à en démon-
trer la légitimité puisque l’objet dans sa réalité, s’il l’est bien, ne nous doit
rien pour être ce qu’il est. On reconnaît là un réalisme du type de celui
de Wittgenstein d’après Cora Diamond. La réalité se reconquiert moyen-
nant le « retrait de l’échelle », sans avoir à se reporter à un stade d’« avant-
le-retrait-de-l’échelle » pour voir à quelles conditions qu’il conviendrait
de présupposer, est a priori possible la confrontation des propositions
avec la réalité. Même chose avec la musique. Inutile d’adopter des contor-
sions en vue de la justification théorique d’une réalité sonore qu’il s’agi-
rait d’atteindre. Pour elle aussi, comme en philosophie, le « réalisme »
métaphysique est évincé, mais pas le réel. Reste « le monde tel qu’il est »
visible, audible. Avec cet « esprit réaliste » non métaphysique, nul n’est
besoin de restaurer l’objectivité d’un espace pour que le son y soit en-
tendu comme son occupant légitime.
À cela s’ajoute une forme de « scepticisme » auquel seule l’esthétique est
une bonne antidote. Stanley Cavell nous offre ce point de vue d’une re-
lève de l’art, là où il manque des arguments quand il s’agit, comme dans
la démarche de Wittgenstein, de « descendre d’un ciel métaphysique au
sol raboteux de l’ordinaire ». Par sa « logique d’exécution » – comme on
peut le dire avec Elie Düring de la musique de John Cage 33 – la musi-
que peut bien passer outre les embarras de la justification dans lesquels
s’enlise la théorie de la connaissance : que lui importe de voir les cho-
ses avec les déterminations et qualités qu’elles manifestent à l’oreille ou
à l’œil en l’absence d’un support ou d’un cadre de schème conceptuel
partagé, dont l’objectivité serait à démontrer ?

32. in Le réalisme à visage humain, en trad. française, Seuil, 1994, p. 274.


33. Cf. « Logiques de l’exécution ; Cage/Gould, » in Critique, nos 639/640, aôut/sept.
2000, p. 752.
208 Manières de faire des sons

Mais l’indifférence à la cause de « l’objet » ne résout pas le problème si


l’accomplissement, l’effectuation pragmatique, le processus deviennent
ou ambitionnent de devenir à leur tour des « philosophies 34 », ce qui est
le cas chez John Cage par exemple. Plier le silence au bruit de la rumeur
du monde est un geste qui se laisse comparer à la valorisation du sol
raboteux de l’ordinaire chez Wittgenstein. Simplement, le musicien n’a
pas à partager les raisons qu’avance le philosophe en rébellion contre
le diktat de l’objectivité de l’objet.

L’irréalisme : l’approche goodmanienne


Un philosophe réputé pour son nominalisme (et son « irréalisme ») est
Nelson Goodman qui a déplacé vers les arts, une méthode d’analyse qui
doit beaucoup à la philosophie analytique. Pour lui, tout est symbolique
(cette idée lui vient aussi de Cassirer 35) du moment qu’il y a projection
de graphes, qu’ils soient des symboles logico-mathématiques ou des
notes sur une portée.
Il est clair que Goodman écrit à une époque dominée par un « para-
digme » logico-symbolique hérité des viennois – en particulier de Carnap
dont il a discuté la Construction logique du Monde (Berlin, 1928 36). En
même temps, dans les années 60 du siècle dernier, on peut relever un
déplacement de sa notion de symbolisme vers l’informatique 37. En phi-
losophie aujourd’hui, on se bat à coup de « réalisme » éventuellement
dit « à visage humain » (Hilary Putnam), de « conventionnalisme », de
« constructivisme », ou de « nouvel internalisme » contre l’externalisme,
etc, etc. De même, on ne se déclare plus « ontologue » sans d’immenses

34. Par exemple celle secrétée par « l’absolutisation du processus », dit Elie Düring
dans le même article.
35. Précisons que, dans son introduction à Languages of Art (Hackett publ. 1976,
p. xi) Goodman renvoie pour son « symbolisme » à Peirce, Cassirer, Ch. Morris et S.
Langer. Voir en ce volume les précisions de Horacio Vaggione sur les distinctions
qu’il convient de faire ici.
36. Structure of Appearance publ. chez Reidel.
37. Natacha Smolianskaia, dans une conférence à notre séminaire du 17 mai 2006 à
la MSH de Paris-nord a relevé ce déplacement dans un passage de Languages of Art,
p. IV, 8, p. 159 (« Analogs and digits »). Voir aussi l’usage que fait Horacio Vaggione
du « symbolisme comme catégorie opératoire en milieu numérique ».
De l’objet musical aux qualia sonores 209

précautions 38. À quoi ici le musicien peut-il se raccrocher pour compren-


dre et faire comprendre ce qu’il fait ?

L’expérience de pensée de Peter Strawson du


point de vue du musicien (Jean Molino) :
Il est frappant de voir se reproduire dans le discours musicologique les
tensions et conflits d’interprétations philosophiques. On dirait que l’ob-
jet musical est diffracté par ces tensions. Ces tensions, leur multiplicité,
sont sensibles dans l’ouvrage Ouïr, entendre, écouter, comprendre après
Schaeffer (p. 119 de l’ouvrage cité plus bas). Elles reflètent une palette
de positions méthodologiques de « musiciens-philosophes » mais aussi
confirment que le musicien qui pense son activité de composition, est
forcément amené à se tourner vers la philosophie. Jean Molino qui est
justement l’un des contributeurs à ce volume s’exerce dans son article
« La musique et l’objet » à refaire à un moment donné le chemin de l’ex-
périence de pensée de Peter Strawson mentionnée plus haut. Il rappelle
très justement que, chez Strawson, par « objets » il faut entendre des « par-
ticuliers de base » dont le statut de premier ordre dépend avant tout de
notre schème conceptuel plutôt que d’une raison universellement par-
tagée quant à leur nature. C’est dire leur « relativité » à un cadre humain
d’une certaine sorte. En mettant l’accent sur la nature temporelle du son,
Molino 39 en vient de plus à remarquer que la dynamique sonore dévelop-
pée aujourd’hui à l’aide de l’ordinateur et de la synthèse sonore est inapte
à livrer une quelconque définition d’un objet-son car, comme Gérard
Grisey, qu’il cite, le disait « un son isolé, cela n’existe pas ».
Notons qu’il observe dans les musiques contemporaines, un retour à
« l’ontologie naturelle » du sonore « faite de situations » où le son est de-
venir-son, rien d’autre.

38. Voir par ex. L’objet quelconque, recherches sur l’ontologie de l’objet de Frédéric
Nef, Vrin, 1998. Frédéric Nef s’en prend à l’anti-réalisme kantien et grangérien,
avant de réévaluer les débats sur « l’objet » qui, dans le prolongement de l’on-
tologie formelle, séparent les philosophes après Husserl au début du x x e siècle
autour de questions de sémantique et de théories logiques de l’objet : Twardowski,
Meinong, Reussell, Brentano. Il se déclare en faveur d’un réalisme modal de l’objet.
« Objets » comprend les objets abstraits et des objets non-existants mais pas d’ob-
jets transcendantaux (voir p. 309). Parmi des « ontologues » aujourd’hui, citons D.
Armstrong et P. Simons, et le brentanien Chisholm (théorie réaliste des catégories).
39. Voir aussi la manière dont il démonte la problématique schaefférienne de l’objet
musical dans un cadre « anthropologique » qui est celui de la manière dont la structure
effective de notre pensée au sujet du monde » se laisse « décrire » (op. cit. p. 121).
210 Manières de faire des sons

Bref, Jean Molino nous donne en somme une leçon anthropologisée de


« relativité de l’ontologie » à la Quine en la transposant dans le champ de
la musique comme une des manières de « penser au sujet du monde ».

Adorno et Goodman : de l’objet sans le symbole au symbole


sans l’objet

Ceci étant dit, les manières de « penser au sujet du monde » ne condui-


sent pas forcément directement aux manières de faire ces mondes dans
le champ de la création musicale ou autre. On pourrait même dire que la
création de « mondes » par l’artiste n’est possible qu’en rompant avec ces
manières de penser. Si l’on admet, comme je le pense, que l’intentionna-
lité de l’artiste n’est pas la voie royale vers l’accomplissement, mais que ce
n’est que lorsqu’elle est « mise dans les règles » qu’elle y conduit, la tâche
d’avoir à rendre compte du passage d’une manière de penser instruisant
une intention à une action ou à une production tombe d’elle-même. Seul
l’accompli décide de l’intentionnalité mise en œuvre, quelle qu’ait été
l’intention de l’artiste, propre à lui. On est loin de l’effort de théorisation
philosophique dont s’armerait le penseur de l’objet que voudrait être le
musicien quand il pense ce qu’il fait. La notion d’intentionnalité ne dis-
paraît pas pour autant sous l’accomplissement de l’œuvre. Désubjectivée,
elle s’incarne au contraire dans l’œuvre.
Adorno qui pourtant a résisté contre l’objectivisme à tout prix s’est ex-
primé avec autant de force contre le subjectivisme de l’intention en mu-
sique. Un exemple musical d’inexpressivité réussie à ses yeux est l’opéra
de Schoenberg Moïse et Aaron, son œuvre « maîtresse » dit-il, que la
mise à exécution d’un « idéal d’une composition intégrale » permet de
rapprocher des grands systèmes philosophiques. L’envolée du « génie
métaphysique » du compositeur autrichien demeure toutefois comprise
dans des termes classiques de « vision » subordonnée à une thématique
subjectiviste de l’Idée musicale (inadéquate d’ailleurs à la notion d’Idée
musicale selon Schoenberg, en ce sens plus proche de nous 40) comme
le prouvent les remarques sur cet opéra touchant au « manquement à
l’absolu » qui structure de l’intérieur son impossibilité d’œuvre en son
caractère sacré, et la fait plus haute encore.

40. Voir nos différents travaux sur la proximité entre l’Idée musicale selon Schoenberg
et l’expression wittgensteinienne d’« Idée musicale » dans son Tractatus Logico-phi-
losophicus, (voir propositions 4.01 et sqq), par ex. l’interview dans la revue Europe,
numéro consacré à Wittgenstein, automne 2004. Voir aussi, entre autres travaux, no-
tre article à paraître dans la revue canadienne Circuit.
De l’objet musical aux qualia sonores 211

Adorno demeure un cas absolument exceptionnel de mariage réussi


entre philosophie et musique. Compositeur lui-même, il écrivait en
connaissance de cause. Ce mariage que certains comme Boulez dans la
Revue d’Esthétique n° 8 de 1985 contestent, a donné une philosophie à
la musique malgré tout unitaire et fortement structurée par une réflexion
sur l’objet musical au singulier. S’il est possible de faire contre, il est dif-
ficile de faire mieux. Ce qui donne à cet édifice sa force de cohésion,
c’est la théorie péchant peut-être par excès de théorisation. La théorie
adornienne noue d’une manière inégalée le musical, la connaissance de
l’œuvre, de l’intérieur, avec le filtre d’une réflexion dialectique en affinité
avec le marxisme et venue du renversement de Hegel, comme il est bien
connu. L’idée de départ, sans précédent, est qu’une partie de la philoso-
phie intersecte une partie de la musique et cela pour des raisons inter-
nes. Pour l’occasion, il faut faire remarquer, à l’instar d’Adorno, qu’une
telle intersection qui, il est vrai, s’est établie en partie sur son explora-
tion de l’œuvre de Schoenberg, doit aussi beaucoup à l’architecturalité
de l’œuvre de cet « artiste-concepteur », au sens où Xenakis 41 l’entendra
en donnant une dimension également cognitive, dans le prolongement
de Valéry, à ce « nouveau type de musicien ».
Quoique hostile à l’intrusion d’un certain positivisme logique dans le
musical, Adorno aurait sa place dans le chapitre du « Formalist claim
for autonomy », – non en raison d’une positiion « formaliste » qui aurait
été sienne – mais parce que, d’une certaine façon, il a, en son temps,
partagé comme les partisans du « formalisme » qu’il dénonçait un cer-
tain paradigme de la signification musicale en contraste avec lequel il
a dû se situer 42.
41. I a nni s X e na k i s , Arts/Sciences, Alliages, Tournai, Casterman, 1979, p. 11 :
« Philosophie sous-tendue » voir aussi in Musique, Architecture, p. 181-187 Casterman,
1976. Ce texte correspond au discours qu’il a prononcé au jury de sa soutenance de
thèse où figuraient : Messiaen, Revault d’Allones, M. Serres, B. Teyssèdre…, un jury
représentatif du mélange des disciplines. Je remercie Makis Solomos d’avoir attiré
mon attention sur cet écrit.
42. L’expression « Formalist claim for autonomy » qui apparaît sous la plume de Lydia
Goehr, philosophe de la musique contemporaine enseignant à Columbia University,
laisse entendre qu’il y a aussi place pour une quête non-formaliste de l’autonomie du
musical. Dans The Quest for Voice, Cornell UP, 1990, elle entend par « formalisme »,
une orientation caractéristique de toute une filiation d’auteurs allant de Eduard
Hanslick (lui-même en réalité redevable de l’idée wagnérienne d’autonomie qu’il a
retournée contre Wagner) à l’Ecole de Vienne, qui ont attribué à la musique un statut
d’autonomie lié à l’autosuffisance des signes musicaux eux-mêmes, et à leur manière
de figurer dans une « prose » inaliénable, éventuellement à « distance critique » de
la société dont le musical ne peut être absolument coupé sous peine de perdre sa
véritable liberté « from within  ».
212 Manières de faire des sons

J’ai eu l’occasion de montrer que Schoenberg, marqué par Schopenhauer


comme les philosophes de son temps – notamment Wittgenstein – a
nourri une approche formelle de la musique à laquelle s’est mêlé un
formalisme avant la lettre, de caractère non-logique, venu d’Eduard
Hanslick, Hanslick est un important historien de la musique de la fin du
xix e siècle, à l’origine d’une esthétique centrée sur la « forme » au sens dy-
namique de « formes sonores en mouvement » qui a marqué la postérité
des critiques de la conception « affective » du contenu (mélodique) de la
musique. La « forme » ainsi comprise n’est plus, au sens hérité de Kant,
une forme vide en attente de contenu, mais « d’emblée pleine ». C’est de
cette conception « formaliste »-là, que se réclamait déjà élogieusement
Helmholtz au début de sa Psychophysiologie de l’audition, à cause de
sa conception « dynamique » du son.
Le « formalisme » de Hanslick – qui, au milieu du xix e siècle, ne peut bien
sûr avoir un sens logique – a fait plus tard une adepte aux États-Unis :
Suzanne Langer, auteur de Philosophy in a New Key 43 importante aussi
par son influence sur la philosophie contemporaine de la musique et à
qui l’on doit l’idée en grande partie venue de ses lectures de Wittgenstein,
maintenant banale, de « signification musicale ». L’ouvrage du musicolo-
gue allemand Carl Dahlhaus sur la « musique absolue » doit beaucoup à
ce formalisme dynamique de Hanslick, qu’il qualifie, en empruntant le
mot à Aristote, d’energeia sonore, et auquel il consacre une chapitre en-
tier de son livre. Ajoutons que le wittgensteinien Roger Scruton, auteur
d’une Aesthetics of Music 44, mais aussi compositeur, élabore mainte
passerelle entre l’héritage de Hanslick et sa conception du mouvement
dansé à l’écoute de la musique,
Il est possible qu’un formalisme ait donc relayé l’autre qui avait fait son lit.
Quand Adorno arrive sur la scène, c’est armé de sa « dialectique » héritée
d’une tradition étrangère au contexte viennois du « mouvement moderne
en art ». Cette dialectique vise polémiquement la forme logico-mathé-
matique dont il déplore l’intrusion dans la démarche de Schoenberg et
de son école. Or, au début du x x e siècle, le formalisme qui arrive sur la
scène musicale comme en épistémologie, ne succède pas directement
au romantisme allemand, mais se dessine sur fond d’un formalisme
déjà-là, apparu plus d’un demi-siècle plus tôt dans un climat de contro-
verse acerbe menée à l’initiative de Hanslick contre Wagner. L’enjeu est
alors de défendre « l’autonomie du musical » vis à vis du texte, du récit,
et contre l’idée que la voix l’emporterait sur l’nstrumentalité des instru-

43. 3e éd. Harvard UP, éd. orig. Cambridge, 1941.


44. Oxford UP, 1997.
De l’objet musical aux qualia sonores 213

ments. Or, rien, dans le fond, ne s’oppose chez Adorno au principe de


cette défense.
Fort de l’idée que « bien que l’histoire de la musique réfléchisse l’histoire
intellectuelle » (je préfère dire de la rationalité), le développement de
la musique selon Adorno, demeure régi par des lois internes, Adorno
s’intéresse au « côté de la musique qui s’approche le plus de l’histoire de
l’esprit » (Geistesgeschichte). D’où son projet de construire une esthéti-
que capable de fournir les arguments d’une critique sociale : celle des
formes artistiques soumises au joug totalitaire des agents sociaux de la
réification. S’il en est ainsi, c’est bien au nom d’une autonomie à recon-
quérir. La démarche articule art et philosophie de l’histoire en vue de
cette reconquête.
Cependant, Adorno ne conçoit pas l’étude de la subjectivité musicale
sans porter un regard sur le fait que, dans la musique, « tout son isolé,
écrit-il, dit déjà nous ». « Nous », c’est, écrit-il en 1963, cette « conscience
collective » – également à l’œuvre dans Moïse et Aaron, – qui précède
tout mouvement individuel. La nécessité d’avoir à « penser ensemble mu-
sique et société » l’amène à porter son regard sur cette « substance col-
lective inaliénable » quoiqu’elle se trouve plongée dans ce qu’il qualifie
encore de « conditions d’objectivité sociale », elles-mêmes liées aux pré-
conditions de production 45. L’autonomie de l’œuvre, l’inaliénabilité, la
spiritualité de la forme, tout cela constitue un arsenal de valeurs en péril
qui rattachent bien Adorno à un même paradigme culturel partagé éga-
lement par Goodman quoique dans un sens opposé à ce dernier. Adorno
et Goodman représentent deux stratégies apparemment contraires de
sauvegarde ou de reconquête d’une autonomie spirituelle perdue.
Dans la lecture sociologique qu’Adorno recommande de la musique
sous l’inspiration de Max Weber 46, il est remarquable de le voir invoquer
l’histoire au titre de matériau, plutôt que le son. Et c’est ce qu’il faut en-
tendre par la formule : « Tout son isolé dit déjà nous ». C’est « nous » et
non pas « je » qui parlons dans les œuvres d’art. Et même « déjà nous »,
c’est à dire, d’emblée, d’avance sans passer par le sujet individuel. Marc

45. « Some ideas on the Sociology of Music » in Sound Figures, Klangfiguren, 1978,
Suhrkamp, vol. XVI, Musik. Schriften I-III de l’œuvre complète. Notons ici l’importance
de la sociologie de la musique de Max Weber, pour la pensée du matériau.
46. Voir son Nachlass, 1921. Sa sociologie de la musique est traduite en anglais sous le
titre The rational and social foundation of music, transl. and co-ed. Don Martindale…,
Southern Illinois UP, 1958. Helmholtz y est mentionné nombre de fois, signe qu’il a
beaucoup compté pour Max Weber.
214 Manières de faire des sons

Jimenez a noté l’aspect général de ce « sujet collectif 47 », ni abstrait ni


transcendantal, mais cependant historique, dont l’artiste serait comme
un tenant-lieu (« Statthalter »).
Adorno conçoit « l’affinité de la philosophie et de l’art » d’une manière
forte et sans précédent ; que ce soit du côté de l’une ou du côté de l’autre,
aucune ne s’identifiera à l’autre sans se renier, et ajoute-t-il, sans pro-
duire des « pseudomorphoses ». C’est au contraire, du rapport d’« hé-
térogénéité au matériau » que la philosophie tire son thème 48. Ainsi le
concept est-il appelé a penser contre lui-même tandis que « l’objectivité
de la connaissance ne saurait se poser sans la subjectivité (qui est) le
penser lui-même ». L’objectivité se conquiert donc par la médiation et
contre l’identité, pour autant que le concept est ce par quoi passe l’étant
avant de se poser comme tel. Pas d’être premier souverain préalable à
l’objectivité, comme l’a cru à tort Heidegger qui a jugé bon poser l’onto-
logie sans – et contre – l’objectivisme.
Ici, l’objet « qui n’est pas un donné (naturel) », est ce moment qui s’ar-
ticule dans la dialectique (c'est-à-dire « conscience rigoureuse de la
non-identité ») de la médiation. Son primat n’est « accessible qu’à une
réflexion subjective ». Mais sans ce « moment d’objectivité » par lequel
il passe, le sujet lui-même, dit Adorno, ne serait rien.
Ces points sur lesquels j’ai conscience de passer un peu vite, montrent
en tous cas que pour Adorno la pensée de l’objet et de son « primat », est
avant tout celle d’un moment, dans un mouvement tensionnel arraché à
son hétéronomie de départ, de réflexion critique. Moyennant quoi, son
incarnation dans le matériau de l’œuvre d’art consacre si possible le suc-
cès de la résistance à la réification 49.

Faire sienne la tendance du matériau » (Adorno),


d’un point de vue wittgensteinien
J’ai montré dans des travaux récents que la dialectique adornienne ca-
chait à Adorno la problématicité de l’objet dans ses rapports avec la ma-
térialité du matériau 50. Adorno, selon moi, ne part pas « d’assez bas »
contrairement à ce qu’il réclame en déclarant « partir de l’œuvre », contre

47. Qui expose l’esthétique négative d’Adorno à la critique goldmanienne d’élistisme


à cause du statut d’exception de ces tenant-lieu in Vers une esthétique négative, Le
sycomore, 1983 p. 55.
48. Dialectique négative, Payot, 1978, p. 18.
49. Ibid. sur « le primat de l’objet », voir p. 146.
50. Dans un numéro de la revue Rue Descartes n° 38, sur le matériau, voir et entendre,
co-présenté par François Noudelmann et moi-même, publ. aux PUF en 2002.
De l’objet musical aux qualia sonores 215

les hauteurs hégéliennes. Anne Boissière 51 dans un livre sur Adorno a


bien relevé cette contradiction d’une recherche de la condition de la ge-
nèse de l’œuvre dans un principe non-conceptuel alors même que cette
recherche s’ordonne au principe que « l’art vise la vérité » dont le contenu
a besoin de la philosophie, expression et idée toutes deux héritées de
Schoenberg ou pensées à travers lui. On se demande comment « en dé-
passant le concept, le concept pourrait atteindre au non-conceptuel »
en tant que lieu du non-identique 52.
Je pense que la tendance du matériau peut échapper à l’intégration for-
melle, la déborder et même la dérouter, comme aussi la forme, n’est rien
de défini au départ. Sans doute pourrait-on une bonne fois renoncer à
l’idée d’une dialectique des contenus résultant de la relation entre forme
et matériau, et admettre la subsistance d’un « reste non-intégré » – lequel
résiste de fait, et non de droit, au concept – et tombe par conséquent en
dehors de la dialectique. Cette manière de voir est selon moi, la seule à
pouvoir réconcilier matériau et son, à distance critique cette fois, non de
la société qui s’y réfléchit, mais de l’objectivité de l’objet-son.
Le matériau rallié à la sonorité du son peut bien dire « nous », mais pas à
l’état « isolé » tant il est vrai qu’il se présente comme « non-pensé », doté
d’une radicale a-morphie, et conceptuellement im-présentable. C’est ce
à quoi, il me semble que tout artiste se trouve en réalité confronté, qu’il
s’agisse par exemple du bégaiement du poète, du jargon « Maucheln »
de Kafka, de la déformation physique de Michel-Ange peignant la cha-
pelle Sixtine, du chaos sonore des musiciens, ou encore du « chaosmos »
(Deleuze) du peintre.
Sans tomber dans l’ineffabilisme, l’attention à cet aspect du matériau
comme on dit à l’état brut, entraîne à faire droit au non-formé, loin de
l’œuvre et de l’apparente autonomie du sens à laquelle Adorno comme
Lukacz, Goldmann, se cramponnent, à l’encontre de toutes formes d’assu-
jettissement idéologique, comme à un principe régulateur permettant de
penser de façon critique l’hétéronomie de l’œuvre,. Pour le dire avec les
mots d’Arthur Danto, repris par Lydia Goehr, le matériau, ainsi compris,
est sans doute moins « ineffable » que « conceptuellement silencieux ».
Justement sur la notion de forme, il convient de revenir. Et là je dois dire
que l’anti-positivisme viscéral d’Adorno lui a fait manquer certains points
cruciaux relativement à la forme, pensée qu’il faut pouvoir réévaluer : 1)

51. Adorno, la vérité de la musique moderne ; PU du Septentrion, 1999, p. 30. Voir à


partir de Mar Jimenez, sa question « comment une approche conceptuelle pourrait-
elle atteindre le non-conceptuel ? »
52. C’est un point de discussion entre Vladimir Safatle et moi. Voir son article en
ce volume.
216 Manières de faire des sons

à part du formalisme symbolique, et 2) en intégrant le moment perfor-


matif d’un faire dans un jeu en fonction d’un ancrage spécifique. Sans
pouvoir démontrer ici ces deux aspects négligés par Adorno encore trop
attaché à une opposition traditionnelle entre forme et contenu, préci-
sons simplement en substance ce qui constitue ma conception du rap-
port entre musique et philosophie.
Faire sienne la tendance du matériau suppose une incorporation abou-
tissant à intérioriser le geste de l’œuvre. Je m’inspire ici d’une remarque
de Wittgenstein qui tire (sans le savoir) vers la pragmatique du geste la fa-
meuse devise adornienne, axée sur le « refoulement de l’hétérogène », de
« faire sienne en quelque sorte passivement la tendance du matériau 53 »
de façon à parvenir à une totale maîtrise compositionnelle. Il s’agit d’ar-
river à ce point où « l’oreille perçoit, au contact vivant du matériau, ce
qu’il est sorti de lui », ce que l’on peut attendre justement d’une musique
informelle. Wittgenstein déclare à propos des « infinies variations essen-
tielles à la vie » dont une phrase musicale intègre le motif : J’écoute une
mélodie. J’intériorise le geste de l’œuvre. Je le fais mien. Il s’insinue dans
ma vie, je l’assimile à ma vie (Remarque Mêlée de 1948 54).
Lorsque Adorno lui-même déclare : « interpréter le langage c’est le com-
prendre, interpréter la musique c’est la jouer », il n’est pas loin de rejoin-
dre l’esprit de ces remarques qui ouvrent sur la compréhension, comme
acte de jeu et forme de vie, de la musique.
Chez Adorno, il est vrai, le jeu est absorbé dans le langage de l’œuvre mu-
sicale : « bien jouer la musique, c’est bien parler son langage 55 ». Selon
moi, au contraire, l’intériorisation du geste de l’œuvre, geste donc objec-
tif, pour Wittgenstein, est inséparable d’un moment de jeu dans un faire
accompagnant l’expérience esthétique que ce jeu complète, mais sans
chercher à réduire à zéro l’hétérogénéité de l’oreille compositionnelle
au matériau, réduction que Adorno au contraire appelle de ses vœux.
Ce moment pour Wittgenstein qui est donc inséparablement esthétique
et pragmatique, passe par l’écoute et l’assimilation de traits d’hétérogé-
neité. Surtout, il ouvre la variation sur l’altérisation à distance de tout
point de clôture, pour des raisons liées au procès foncièrement centri-
fuge du déploiement de traits dans le langage comme dans la musique.

53. Quasi una Fantasia, Gallimard, p. 337 où maîtriser (une langue) signifie être maî-
trisé par elle, percevoir au contact du matériau ce qu’il est sorti de lui.
54. « Diese musikalische Phrase ist für mich eine Gebärde… » cf. aussi la remarque
sur le rapport thème/variation de 1946 plus haut dans les Remarques Mêlées.
55. Cette phrase reste inféodée au mythe de l’autonomie de l’œuvre et de son insuf-
fisance sémantique. Elle ne désigne pas la pratique du jeu comme une sortie hors
de l’œuvre.
De l’objet musical aux qualia sonores 217

Ce caractère centrifuge propre à l’aspect et à son rayonnement, inspire


le philosophe qui cherche à défendre un point de vue sur la signification
qui l’assure en son autonomie sans la garantie d’une référence originaire
selon un double mouvement que la musique exemplifie : un mouvement
vers le haut, d’aspiration transcendantale, et un mouvement de retour
sur soi, sans orientation vers un référent.
Cependant, l’œuvre, dont la totalité pèse encore sur le Tractatus, recule
à l’horizon pour laisser progressivement place à une palette d’aspects
où seul l’aspect compte, à l’horizontalité d’un plan unique, sans arrière-
plan plus fondamental, en quelque sorte dés-architecturalisé 56. L’aspect
marque le primat de la surface et là, comme pour le son, il n’y a pas de
germe de sens commençant par être promesse de sens avant de deve-
nir sens entendu.
Suivant le mouvement variant du motif, je comprends ce qui est exprimé
en exprimant, de façon concomitante, ce qui est entendu-comme, – dans
le langage comme en musique – sans qu’il me soit donné de dire transiti-
vement quoi. Si « écouter devient ici « faire » ce n’est pas pour constituer
une objectivité qui attendait son heure, mais au contraire pour mettre en
perspective des formes nouvelles propres à « faire le monde ».
Comme le dit et le redit André Boucourechliev 57, il n’y a pas réellement
d’« écoute passive », d’où peut-être certaines réserves à l’endroit de cette
« passivité » adornienne évoquée plus haut. Inversement, composer im-
plique une écoute interne, sur quoi tous les musiciens s’accordent. À cela
s’ajoute que le processus à deux facettes esthétique et créative (ou per-
formative), ne doit rien à une « dialectique », mais il habite toute mise
en forme compositionnelle. S’il en est ainsi, il devient douteux que l’on
puisse s’appuyer sur une démarcation nette entre art et esthétique, même
s’il est plus facile de parler de « moment » esthétique dans la création,
que d’un moment « créatif » dans l’esthétique, encore que….
On remarquera que même Helmholtz tourné vers les sensations sonores,
est obnubilé par l’art et ses œuvres et tourne volontiers le dos aux étu-
des esthétiques. Ce qui l’intrigue est le fonctionnement instrumental de

56. Si on considère comme « architecturale » la dénivellation schenkérienne des


trois ou deux plans (arrière-, moyen- et devant-plans) qui structurent la musique, cf.
L’Ecriture libre, 2 vol., orig. 1935, publ. Mardaga, 1993 pour la trad. française, (2e éd.
allemande 1956 chez Universal Ed.).
57. Par exemple, dans « le passeur », p. 22 de À l’écoute, Fayard, 2006.
218 Manières de faire des sons

l’oreille notamment chez le musicien qui joue ou compose. Le point de


vue esthétique de l’auditeur l’intéresse somme toute assez peu 58.
Pour Wittgenstein aussi, le son dit « nous » mais pas d’une manière
qui justifie la critique sociologique d’Adorno. Le « nous » est la culture,
les formes de vie. Il forme, pour celui qui en est familier, ce « Tout » qui
se tient dans une phrase musicale, de la dimension réduite d’un motif
(Fiches § 173 59) et à la constitution, à la fabrication duquel nous contri-
buons par nos formes de vie-mêmes.
La forme quant à elle, ne se donne de façon accomplie que lorsqu’elle
a parcouru tout le cycle qui va de l’entendre au jouer de façon corres-
pondante (entsprechend spielen). Elle n’est donc pas conceptuelle. Elle
dépasse le formalisme vers la pragmatique du jeu sans plus rien devoir
au concept. Ce dépassement qui l’éloigne de l’idée de forme opposa-
ble au contenu comme chez Kant, en est un par lequel le musicien tra-
vaille à « dépasser » un protocole formel « avec son aide ». Elle se dis-
tingue donc aussi du « formalisme » au sens de la logique notationnelle.
D’après Dahlhaus 60, Schoenberg, comme Wittgenstein, invite à « rejeter
l’échelle » On ne peut en prendre la mesure qu’après coup, à travers les
opérations réussies.
Ce point de vue pragmatique qui ne voit la forme qu’accomplie à travers
un faire bat définitivement en brèche un « réalisme » d’« objets ».
4 – Ajoutons à ces trois mises au point l’importance morphologique de ce
dans quoi l’œuvre vient à s’incarner qui peut bien être celle du matériau
au « stade de la technique d’une époque » (sens historique retenu par
Adorno mais contesté par Carl Dahlhaus), mais aussi désigner comme
problème l’état-formé ou achevé d’une incorporation (« inbeddedness »,
« embodyment ») dans des démarches qui se veulent opposées à toute
visée de sens ou d’intelligibilité organique, comme c’est le cas chez Cage,
Beckett ou Kafka. Cette dernière précision met en difficulté des projets
58. Voir ses déclarations contre l’esthétiques dans ses Causes physiologiques de
l’harmonie musicale, même chose pour l’optique, où l’on pourrait dire qu’il a ré-
fléchi « dans le regard des peintres ». Voir ma conférence au Congrès Hopos, citée
en note ci-dessus.
59. Voir mon article en français « Tout un monde se tient dans une phrase musicale »
dans la revue TLE (dir. Noëlle Batt, publ. PUV, 2005, n° 23) sur « Motif, Motifs », ver-
sion anglaise à paraître dans les Actes du symposium Wittgenstein tenu à Kirchberg/
Wechsel, Autriche, été 2005, et en allemand, à nouveau remaniée, autre version traduite
par les soins de Fabian Gopelsröder, publication d’un colloque à Berlin en cours.
60. le parallèle entre Schoenberg et Wittgenstein est ici de Carl Dahlhaus lui-même
(musicologue allemand critique d’Adorno, mort en 1986) dans son Schoenberg, éd.
Contrechamps, 1997 (collection d’articles publiés entre 1964 à 1988) avec une pré-
face de Philippe Albéra
De l’objet musical aux qualia sonores 219

d’esthétique analytique comme ceux de Nelson Goodman chez qui le


paradigme logico-symbolique étouffe tout ce qui peut, notamment dans
la musique contemporaine, échapper à l’inscription traditionnelle de
symboles, ainsi dans des conceptions qui ne recourent plus à l’écriture
traditionnelle de « partitions ».
J‘ai montré dans une conférence antérieure, que l’appréciation de
Goodman, sourd à la rébellion de Cage contre l’écriture de la partition
(« rien n’est écrit, mais tout est noté »), était insatisfaisante et démodée 61.
Et si le matériau se retournait contre le symbolisme pour en quelque
sorte le déborder ? Tout dépend bien sûr du sens que l’on donne ici au
mot « symbolisme ».

« Manières de faire des sons  62 », ou manières de faire mondes avec


des sons du point de vue philosophique de la « crise de l’objet »

L’idée grangérienne de « contenu formel » en


philosophie et sa source esthétique (musicale)
On a compris que je défendais une conception opératoire sous l’aspect
de la composition, thème dominant commun à la musique et à la philo-
sophie, représenté par Wittgenstein. En ce sens, je rejoins la ligne géné-
rale de l’entreprise de Horacio Vaggione telle qu’elle est présentée par
exemple dans notre ouvrage de lancement Formel-Informel 63. Cette
conception qui ne définit l’objet que sous le rapport d’opérations, fait
prévaloir un formel de contenu inspiré de Cavaillès, irréductible à un
simple formalisme externe, et détaché de toute ontologie comme de
toute dialectique fût-elle inversée. Ce formel de contenu doit aussi peu
à un formalisme logique de caractère analytique et déductif, qu’à une
ontologie métaphysique du sujet ou de l’objet. Appelons ce « formel de
contenu » « contenu formel » : expression due à l’épistémologue Gilles
Granger, qui garde en effet trace d’une crise de « l’objet » dans les phi-

61. Dans une conférence à Bordeaux au colloque in « Faire est-il faire monde ? à
propos de Goodman, cf. Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? in Cahiers arts et sciences, n° 7,
2002, p. 167, je pense à Languages of art (Hackett, 1976) où Goodman aborde Cage
et sa rebellion anti-notationnelle, avec scepticisme, voir le chapitre V « Score, sketch
and script » à propos de la musique. En particulier les pages 178.
62. titre de séries de Journées organisées en 2002, 2003 en collaboration avec le
Collège International de philosophie.
63. 1er volume inaugurant la collection « Musique Philosophie » que nous avons co-
fondée avec Makis Solomos et Horacio Vaggione, publié en 2003 à l’Harmattan.
220 Manières de faire des sons

losophies mettant en question la relation référentielle à un objet inten-


tionnellement visé.
Dans mes plus récentes explorations, il m’est apparu que cette expression
prolonge en réalité, sous des dehors anti-métaphysiques plus volontiers
inspirés des linguistes, une filiation depuis Nietzsche et Schopenhauer,
passant par Eduard Hanslick. Hanslick, prisé par Helmholtz mais mal
aimé d’Adorno, est un maillon-clef de la transmission à l’école viennoise
de Schoenberg, d’un formalisme en musique à partir du leg romantique
d’une conception de l’autonomie du musical dont Beethoven est passé
longtemps, y compris dans la littérature 64, pour le héros. Toutefois, il faut
reconnaître que, sans renoncer à l’autonomie du sens de la musique et du
musical tout court, ce parti-pris du formel (non logique) en musique était
avant tout dirigé contre la théorie des affects en musique dont on ne sé-
parait pas jusque-là l’appréciation du Beau notamment en musique (voir
de Eduard Hanslick : Du Beau dans la musique, 1854, cit. plus haut).
La crise de « l’objet » va de pair avec ce que j’appelle l’effondrement de
la catégorie « monde » encore prédominante dans une conception où
le sujet et l’objet sont considérés comme se tenant en vis à vis, dans une
procédure de connaissance. La fracture de ce partenariat est sensible à
partir des philosophies qui se sont interrogées, au début du x x e siècle,
sur les nouvelles avancées des sciences physiques, en particulier la mé-
canique quantique. D’après l’hypothèse kantienne 65 aussi brève que ful-
gurante surnommée à cause de ses conséquences, « la fable du chaos »,
il manquerait, en l’absence de lois empiriques unifiant les phénomènes,
de quoi assurer un calibrage du monde au sujet de la connaissance en
sorte que nous ne pourrions dire que connaître est connaître quelque
chose de connaissable par un sujet. C’est tout de même cette sauvegarde
d’un tel partenariat qui, chez Kant, contribue à brider l’imagination en
la rabattant sur l’intellectuellement concevable. L’opérationalisme qui
prouve en marchant, est censé, en revanche, « opérer » en dehors des
limites de ce rabattement.
Pour cette raison, à mon sens, des musiciens comme Schaeffer se récla-
mant de Husserl et dans cette mesure, encore tributaire de l’idée d’un
partenariat sujet/objet dans la musique comme dans la connaissance,

64. Voir par exemple le court roman de Balzac intitulé Gambara.


65. mais elle est déjà esquissée sur le mode d’une hypothèse fictive, bien vite conju-
rée, par Kant dans sa Première introduction à la Critique de la faculté de Juger, 1789,
trad. par L. Guillermit, Vrin, 1982, où l’on voit ce qu’il en coûterait si un concept
de l’expérience comme système des lois empiriques, était impensable. Il faut dit
Kant, au moins « supposer » que les expériences puissent s’organiser de manière
systématique.
De l’objet musical aux qualia sonores 221

ne peuvent pas ajuster, en toute consistance théorique, leur méthodolo-


gie d’écoute réduite à la physique du son telle qu’ils l’exploitent techno-
logiquement. Le discours de leur justification ne se marie pas avec leur
technique de la composition dans la même mesure où leur philosophie
n’est pas celle de leur technologie et vice versa. La création musicale,
bienheureusement, les entraîne au de-là de leur philosophie, rompant
la garantie du bon cercle de la concevabilité intellectuelle.
Il est à mon avis moins possible que jamais, d’aller chercher des sou-
bassements théoriques du côté de la philosophie détachée des œuvres
et des contingences, pour fonder sur eux, des démarches composi-
tionnelles techniquement ou technologiquement instruites. Comme la
science physique au début du siècle dernier, la philosophie ne peut plus
arraisonner la science, la jugeant de son haut. La musique avance sans
demander la permission, obligeant la philosophie à la rigueur de « s’y
faire ». La philosophie ne peut non plus servir de decorum au discours
du compositeur. En d’autres termes, il se pourrait que de se réclamer de
Husserl pour la musique contemporaine soit une cause perdue. En gé-
néral d’ailleurs, l’invocation de la phénoménologie dans des démarches
compositionnelles ne conserve qu’une pertinence historiquement située
dans l’histoire de la philosophie envisagée séparément de l’histoire des
rationalités techno-scientifiques.
On pourrait encore montrer que la dialectisation de ce rapport su-
jet-objet introduite par Adorno, contre l’idée justement de leur face à
face inerte, ne change rien à l’affaire. Conséquemment l’objet n’est plus
quelque chose de solide et d’homogène, mais se résume à des relations
qualitatives de déterminations sonores éventuellement formalisables
en relations d’ordre fonctionnalisées. Le sujet peut à l’extrême rigueur
constituer un pôle neutre d’attribution d’aspects lui apparaissant dans
un univers qui l’inclut.
À la question : quel est désormais le monde que l’on fait (« Ways of world-
making » est ce titre de Goodman auquel j’ai fait référence au début de
ce texte) dans le champ du sonore en manipulant de tels « objets » ? l’on
répondra que ce monde n’est certainement pas le monde naturel qu’on
cherchait à connaître objectivement à l’époque de la « philosophie de
la physique » des années 20 du siècle dernier. Il est tout au plus un uni-
vers d’aspects, de qualia exprimables formellement, lesquels se présen-
tent comme construits.
Wittgenstein nous y prépare qui déclare aux § 275-276 des recherches
philosophiques : qu’« il en est de la chose comme si je n’en percevais que
des pellicules de qualité ; elle serait ce qui reste si on en détachait ces im-
pressions telles des membranes superficielles ». Avec ces mots qui visent
222 Manières de faire des sons

sans doute Russell et ce qu’il ne faut précisément pas croire avec lui, c’est
à dire la chose physique en arrière de ses qualités, Wittgenstein nous fait,
sans savoir, revenir à l’hypothèse fictive de Peter Strawson.
L’exemple est la Farbeneindruck du bleu du ciel : « l’impression de cou-
leur » n’appartient pas qu’à celui qui s’exclame en parlant d’elle, mais
elle n’est pas non plus une impression qui se détache d’un « objet » dont
on infèrerait l’existence par soustraction de l’impression. Elle est donc
à la fois intersubjective (plusieurs peuvent s’accorder sur elle) et non
ontologiquement inscrite. D’où une forme de scepticisme portant sur
l’objectivité de l’objet, n’entraînant cependant pas à un véritable anti-
réalisme, puisque, tout compte fait, l’objet peut bien continuer d’être,
sans nous, ce qu’il est.

Le motif d’une perte d’objet et l’issue des qualités sonores


comme concreta

À cet égard, Adorno a raison d’affirmer que « l’intelligibilité d’un langage


philosophique ou autre ne devient un problème que dans une société où
naît le besoin de l’exiger ». Il s’agit alors d’une société souffrant du fait que
le langage y apparaît comme ayant cessé d’être objectif ». Alors on ne
parle jamais d’objet car s’il y a objectivité, on n’en a pas besoin, et si elle
est perdue, elle est un symptôme. Dans les deux cas, elle manque.
Que le langage ait cessé d’être objectif peut induire deux attitudes :
soit une tendance à reconquérir l’objectivité perdue en travaillant sur le
« symptôme de la perte » causé par l’excès d’une maîtrise technique au
détriment de la tension essentielle entre l’essence et le phénomène 66,
c’est la voie d’Adorno –, soit une tendance plus constructiviste ou opé-
ratoire visant à produire cette objectivité par un faire-monde – ce qui
rapproche l’art de la science comme chez Goodman.
On a alors plutôt à faire à des « concrétions d’apparences phénoménales »
qu’une chose donne à voir de son individualité, et à rien de plus concer-
nant la chose en question. La musique contemporaine me paraît suivre
la deuxième voie, mais sans coller au paradigme logico-symbolique de
ce « faire-monde » selon Goodman, encore attaché à une conception
propre au début du siècle dernier d’un monde fait, non naturel, en vis à
vis d’un sujet appelé à s’effacer devant lui.

66. Voir « le caractère fétiche dans la musique » 1938, Suhrkamp, 1973, en trad. fran-
çaise, Allia, 2001.
De l’objet musical aux qualia sonores 223

Goodman et Adorno : le point de départ de l’œuvre


Si, par l’effet de l’effondrement de la catégorie « monde », comme nous
l’avons caractérisé, et si, comme dit Gérard Genette, avec Goodman « le
monde comme donné naturel est perdu », il s’en présente un autre qui
le déplace en le pluralisant par projection. Les qualia et leur traitement
chez Goodman conservent encore un lien qui soude leurs « concré-
tions » à l’idée de l’autonomie de l’œuvre, inséparable d’une totalité. Par
là, par l’adhésion à cette notion d’œuvre, Goodman, on l’a déjà souligné
au passage, rejoint bien Adorno quoique d’une façon paradoxale.. Car
en construisant cette totalité à partir du montage de systèmes symboli-
ques, on obtient les apparences. Le rapprochement est habilement sug-
géré par Marc Jimenez encore dans son chapitre sur le tournant culturel
de l’esthétique p. 408 de son livre Qu’est-ce que l’esthétique ? :
D’un côté, écriture inconsciente de l’histoire, l’art contribue à « faire un
monde » qui s’intègre dans la culture, le monde est la société, le réel des
forces de production, c’est Adorno. De l’autre côté, appliquée à l’art, la
théorie des symboles reste inféodée au mythe d’une cohérence fonc-
tionnelle assurant au monde fabriqué une valeur de « cadre », on a re-
connu Goodman.
Cependant, de quelque côté que l’on se tourne, en régime de négati-
vité ici, ou en régime virtuel de déréalisation là, ce qui domine est le
caractère rationnel d’autonomie de l’œuvre, selon le critère de complé-
tude expressive propre à ce que l’œuvre « fait », non à ce qu’elle « est ».
Contre l’ontologisation de l’œuvre, le nouage du faire avec le sens leur
est commun. Mais Adorno les noue à distance de la constitution logi-
que d’une factualité ou objectivité (Sachlichkeit) tandis que Goodman
réclame cette constitution au nom d’un cadre de référence délimitant
un « monde » fait.
C’est pourquoi, s’agissant des deux, Goodman comme Adorno, Jimenez
diagnostique « la fin d’une histoire culturelle ». Et il ajoute que :
1 – la théorie du symbolisme reste qu’elle le veuille ou non solidaire d’une
application à la connaissance de la nature, et que
2 – la suite des évènements montrera que la musique œuvre sur un
« monde irréductible à des symboles ou à un système de notations »
conformément au point 1 ci-dessus.

D’une « nature » à l’autre : Re-naturalisation du matériau sonore

Cependant, qu’est-ce qui empêche de parler, pace Strawson, d’« auto-


nomie » des qualités de son s’il est démontré que l’on n’a pas besoin de
l’objectivité d’un objet pour le faire ? De là à l’idée d’une « nature » en
224 Manières de faire des sons

un sens nouveau, il n’y a qu’un pas. Renonçons à l’idée kantienne d’une


« Nature » mais aussi aux tentatives de son unification logico-linguistique
par les philosophes de la physique usant d’une syntaxe. Si une « nature »
défétichisée, réinscrite au cœur du son, et non mise à distance de lui,
est tout ce qu’il nous faut, rien ne s’oppose à parler de naturalité en mu-
sique à condition d’internaliser la « nature » sans l’unifier ni la totaliser.
Interne donc et somme toute incontournable serait ainsi la nature ren-
due au matériau sonore livré à travers ses qualités. On peut alors rendre
grâce avec le recul, à Adorno, d’avoir dénoncé la fétichisation du ma-
tériau avec tant d’âpreté, si cette dénonciation sert ultimement à la re-
connaissance du fait suivant, à savoir, comme l’écrit Carl Dahlhaus que
« Quiconque refuse de parler du matériau est obligé de se taire sur ce
qui se passe aujourd’hui en musique 67 ».
Quels que soient les moyens mis en œuvre pour capturer ce que
Schoenberg appelait cette « essence sonore » à la fin de son Traité de
1911, la philosophie a sans doute à se préoccuper des méthodes mises
en œuvre qui, toutes plus ou moins fortement, rapportent la musique
à la rationalité scientifique depuis le milieu du siècle dernier. Il n’y a
donc pas que le « matériau » préparé, plus ou moins élaboré tel que les
éléments formels « subjektlos » dont les musiques sérielles des années
50 ont perpétué l’héritage, il y aussi le matériau non-dialectisable 68 qui
« résiste » à ces moules formels ou refusent d’y entrer, que l’opérationa-
lisme appelle à traiter dans des directions qui découvrent au composi-
teur des règnes sonores auxquels une philosophie préalable aurait rendu
l’accès improbable.
La philosophie de son côté, se doit aujourd’hui, d’ajuster son regard aux
formes de qualia sonores que met à jour une exploration de la structure
de l’objet-son en tant que celui-ci, essentiellement non donné, se pré-
sente comme étant « à composer 69 ». La philosophie a pour objet cet
attelage de l’art et de la science que Varese appelait de ses vœux dès
1936. De fait, il n’y a pas que l’héritage de l’histoire dont la musique soit

67. « Algorithmus, Klang, Natur : Abkehr von material-denken, » Int. Ferienkurse für
Neue Musik, Darmstadt, Mainz, 1984, p. 44-45 ; en français dans notre Formel-Informel,
Coll. Musique et philosophie, chez L’Harmattan, 1er vol. de lancement, M. Solomos,
A. Soulez, H. Vaggione, 2003.
68. Sur ce point que je soutiens, voir mon article dans Entendre, voir, à propos du ma-
tériau dans les arts visuels et la musique, in Revue Rue Descartes, coord. par François
Noudelmann et moi-même, PUF, 2003.
69. Comme le dit Horacio Vaggione dans « Composing with Objects, networks and
Time Scales » (Interview with Horacio Vaggione by Osvaldo Budon), in Computer
Music Journal, 24-3, p. 9-22, Automne 2000, MIT Press.
De l’objet musical aux qualia sonores 225

faite. Penser le matériau en tant qu’il déborde de la forme conceptuelle


est donc un vrai défi pour une philosophie qui s’intéresse à la musique,
comme pour le reste de ce qu’elle a à penser qui n’est par définition ja-
mais « sur mesure 70 ».
Carl Dahlhaus perçoit de son côté la réhabilitation du matériau dans des
approches processuelles comme celles de Cage où la matérialité brute
reprend ses droits au mépris du « solfège » d’un formalisme d’école. On
refait alors le chemin inverse de celui d’Adorno, de l’histoire à la « na-
ture » nouvellement comprise, « nature » impertinente, qui est un défi
au « monde objectif », « nature » également en jeu dans le passage d’une
subjectivité latente (et déniée) à une subjectivité manifeste (libérée), se-
lon Dahlhaus . Cette nature deviendrait celle qui est sollicitée dans l’ex-
périence de « la nature propre du sonore ». par exemple en écoutant de
Cage : 4’33’’ (1951) inspiré par Rauschenberg et ses peintures blanches.
Est-ce pour autant que « Le naturel réside moins dans le matériau per
se que dans l’expérience émergente, le processus de la performance »
(à propos de Cage 71) ? Si la référence à Cage accentue le processus 72
au détriment de l’objet 73, il n’en reste pas moins vrai que la version du
naturel qu’elle propose passe à côté du travail de forage que réclame le
son en lui-même – plus encore que les relations entres les sons. Le pro-
cessus n’est pas une antidote au matériau sonore dont on voudrait évi-
ter l’essentialisation.

En conclusion : retour à l’hypothèse


d’un univers purement sonore

Pour revenir à l’idée tout à l’heure caressée d’une « nature » question-


née comme nature au sens où Ernst Mach le disait élogieusement de
Helmholtz, retenons les potentialités ouvertes par le frayage de l’art/
science là où le son pourrait passer pour une entité insécable et identique
à elle-même, tout en ayant à l’esprit le fait suivant, à savoir que le composi-
70. La manière dont François Bayle pousse la « main » à s’écarter du ca-
dre de l’oreille quitte à décadrer celle-ci, montre que le dimensionnement
des qualités de l’expérience acoustique tend à déborder des limites de ce
que l’oreille est jugée capable d’entendre. Ce forcing exercé sur l’oreille lance
un défi à la « commensurabilité » du monde sonore au sujet de l’audition.
71. cit . par Lydia Goehr, The Quest for Voice, texte p. 17
72. « Je préfère les processus aux ‘objets’… », in Empty Words, Marion Boyars, 1980,
p. 178-179).
73. opposée par Cage à « l’object-art » cf. L. G oehr , « For/Against the birds », confé-
rence non publiée.
226 Manières de faire des sons

teur, lui, ne peut mener son exploration du sonore qu’à condition de faire
comme si l’univers n’était que « purement sonore » et de suspendre (ou
repousser) par conséquent le moment de mettre un terme rationnel « à
la Kant » à l’hypothèse fictive de Peter Strawson. C’est dire que Strawson
a, en un sens qui échappe à l’entreprise philosophique qui la soutient,
merveilleusement compris comment travaillait le compositeur… Pour
le musicien, le monde est bien mon monde-son : « Quand je parle d’un
phénomène, je parle de ma façon de regarder cet objet qui est là, c’est
l’objet en moi, mon objet à l’intérieur de moi tel qu’il me touche. Il ne sera
pas le même vu par quelqu’un d’autre » (François Bayle).
Dans ce mouvement qui reconduit de la structure objective du matériau
aux « conditions subjectives de l’audition » (J-Cl. Risset, dans ce volume),
ce primat donné aux qualia n’est pas enlevé au compositeur pour ne qua-
lifier que la part esthétique de la perception du son. Il intègre cette part
esthétique comme « moment » compositionnel intégral. Ce faisant, l’es-
thétique est passée de la métaphysique à la composition dont elle pour-
rait bien occuper le cœur pour contribuer, à distance de « l’objet-son »,
à une fabrication de qualités de mondes-sons-possibles, à côté d’autres
manières de faire des mondes dans l’auditorium sonore d’aujourd’hui.
Pour donner un peu consistance à ce que j’entends par là, prenons l’exem-
ple de Ligeti. S’agissant de « nature », il évoque une réalité stagnante, sta-
tique, comme une grande nébuleuse à l’arrêt qu’il compare à une toile
d’araignée qui hantait ses rêves d’enfant. N’est-ce pas là, de façon compa-
rable à la fiction de Strawson, un univers purement auditif comme il se le
représente ? C’est alors au matériau qu’il songe, propre à rendre audible
cet univers qualitatif d’états transitoires que sont encore des sons entre
les sons, en l’espèce de micro-intervalles inférieurs au demi-ton, et de
microstructures elles-mêmes faites de cellules polyrythmiques et poly-
timbrales, et autres morphismes micro-structurels. C’est un exemple de
ce que peut devenir en régime sonore « le monde » en ce sens re-natura-
lisé dans l’auditorium composé d’aspects que Ligeti entend soumettre
à une « écriture du temps 74 ». Certes, c’est au prix de ce que lui-même
appelle un certain « asémantisme ».
Le problème n’est plus désormais de savoir ce que l’on entend-comme
(aspects) mais de faire entendre ce que l’on construit que l’on entend-
comme dit par exemple Daniel Arfib 75, Dès lors, faire monde avec les

74. On peut citer à l’appui ses propos pris sur le vif, mentionnés dans une émission
récente à la TV sur Arte, après sa mort, (le 24-6-2006).
75. Le 16/5/2002, à l’Université de Paris VIII lors notre première Journée sur « Manières
de faire des sons ».
De l’objet musical aux qualia sonores 227

sons comme qualia – qui ne sont surtout pas des propriétés de supports
objectifs et perdent du coup leur caractère « second » par rapport à des
propriétés essentielles (on entend « second » par rapport à un « pre-
mier ») – devient un faire-mondes possibles projetés au cœur des sons
en tant que entendus-comme. Un tel « faire » se confond sans doute avec
un « agir sur eux 76 ». Le mot de « construction » peut évoquer des mani-
pulations de relations de timbres comme celles de Jean-Claude Risset
par exemple avec le recours à la synthèse numérique.
Ici, la construction nous propulse dans un univers perspectiviste de qua-
lités faisant des sons des évènements à caractère dynamique reflétant les
techniques et méthodes par lesquels ils sont obtenus. Les sons devien-
nent ainsi des audibilia promus au rang de « constructs » de relations,
sans égard à des propriétés d’objets ou à des processus localisés en eux.
Il est déjà vrai en physique que « Le réel ne parle pas de lui-même », écrit
Fernand Hallyn qui ajoute : « il (le réel) n’objecte que dans la mesure où
il est interrogé sous une certaine forme, par certains instruments, dans
un certain langage ». Sans être « l’équivalent d’irréel », écrit de son côté
Gilles Granger dans La Vérification (Odile Jacob, 1992) à propos des « faits
virtuels » en science, c’est à un « possible scientifique » que le savant lui-
même a affaire. La différence que Goodman estime être de degré seule-
ment entre art et science, en est une qui passerait plutôt, d’après une pro-
position de Fernand Hallyn, entre une « virtualité référentielle 77 » et une
« alternative sémantique » (propre par exemple à l’écrivain). La première
correspond à ce que permettrait d’élaborer un modèle analogique en
science (il pense aux fondateurs Maxwell, Kepler…), et la seconde serait
davantage l’œuvre d’une construction métaphorique. Cette distinction
est convaincante à condition d’être modalisée selon le registre.

76. J’emprunte cette expression à Ivanka Stoïanova, ma collègue et amie, musicolo-


gue de l’Université de Paris viii.
77. Cf « De la science comme fait rhétorique » in La rhétorique dans la science : en-
jeux rhétoriques de ses résurgences, éd. J. Gayon, J-C. Gens et J. Poirier, éd. Ousia,
1998. C’est finalement à une telle virtualité que le travail de Helmholtz pourrait être
renvoyé ; « L’existence d’un domaine positif, écrit Fernand Hallyn, constitué par les
propriétés analogues du son et de la lumière, est à la base d’une opération effectuée
sur le « domaine neutre » qui contient la propriété du son d’être propagé par l’air et
conduit à l’inférence hypothétique de la propriété de la lumière d’être propagée par
une autre matière, nommée l’éther ». L’analogie est propriétés du son//propriétés de
la lumière : cela donne la série analogique : échos//reflets, intensité//clarté, hauteur//
couleur, détectée par l’oreille//détectée par l’œil. Comme « personnage analogique »,
l’éther se voit alors attribué un « paquet de qualités ». Citation empruntée à Hintikka,
Language games and Information, Oxford, 1973.
228 Manières de faire des sons

Du côté du modèle analogique, on pourrait dire que l’on trouve au pro-


gramme de la composition des sons d’Horacio Vaggione par exemple,
l’objectif d’une « écriture des sons au sens littéral » (les italiques sont de
moi) où le son, démarqué notamment d’une procédure d’objectification
comme celle de Pierre Schaeffer et de son « solfège », n’est plus arrimé à
sa source ni à aucun référentiel originaire quelconque, ni tenu pour une
entité existante ayant telle ou telle qualité en propre, mais dotée d’une
certaine « syntaxe » liée niveau par niveau à des dimensions temporel-
les elles aussi opératoirement distinguées.
« Entre une « virtualité référentielle » et une « alternative sémanti-
que » nous dit Hallyn… Soit, mais la musique voit-elle son cas réglé
pour autant ? Rien n’est moins sûr. La musique, située en un point variable
quelque part à mi-chemin entre la science dont les styles s’analogisent
de plus en plus par des modèles algorithmiques, et les arts qui recou-
rent à des méthodologies de construction plus strictes, semble hésiter
(et varier) entre les deux fonctions selon qu’elle s’aligne plus ou moins
sur le modèle des sciences 78.
Pour résumer ces lignes, le monde n’est plus une visée du compositeur
qui construit en vue de le décrire. Il n’est plus « exprimé » (représenté)
par la musique. Il résulte de la manipulation de relations de sons de telle
façon qu’en chacune des micro-structures, ce qui se donne est tout un
univers d’aspects.
À partir du moment où le « monde » ou des « mondes » se découvrent au
sein d’un phénomène sonore fût-il infime, trouvé, synthétisé ou traité, ce
n’est plus à des « objets » du monde que nous avons à faire tandis que les
œuvres d’art seraient « des propositions sur la structure de ces phénomè-
nes », mais la musique est « ces phénomènes eux-mêmes » (Leonard B.
Meyer 79) ou ces « nouveaux objets », qu’elle fait entendre à qui veut saisir
ce que le monde (la culture, les formes de vie) est ainsi devenu 80.

A ntonia S oulez est philosophe,


professeur à l’Université de Paris VIII.

78. Ces réflexions doivent également beaucoup au caractère stylistique des mé-
thodes, signalé par les travaux de Max Black : Models and Metaphors, Ithaca (N-Y.),
Cornell UP, 1962.
79. Cf. la collection d’Essays dans The Spheres of Music, Univ. Chicago Press, 2000.
80. Ces considérations doivent beaucoup à des propos de Ligeti publiés dans Musique
en jeu, n° 15, 1974 (extraits traduits), cf. Spurlienien, Vienne, 1969.
Annuler le temps :
Sur le problème du fétichisme dans la musique

Vladimir Safatle

Le temps est ce qui, en n’étant pas, est.


H egel

Le diagnostic à propos du caractère fétiche dans la musique est l’un des


dispositifs majeurs de la perspective adornienne d’analyse du fait mu-
sical. Néanmoins, nous oublions souvent que ce diagnostic est le point
d’arrivée d’une procédure générale de critique aux modes de rationali-
sation du matériau musical dans la modernité occidentale ; une critique
qui concerne un champ d’œuvres très élargi.
Il s’agit ici donc de fournir quelques considérations plus précises pour
déterminer, dans l’expérience intellectuelle adornienne, l’extension du
problème du caractère fétiche dans la musique. Nous verrons comment
cela exige de reconnaître que le concept adornien de « fétichisme » ar-
ticule une double tradition de critique du fétichisme : les traditions psy-
chanalytique et marxiste. La reconnaissance d’une telle convergence
peut nous aider à identifier le régime de fonctionnement et les cibles
visées par Adorno. Cela permettra aussi l’identification de ce qui, chez
Adorno, apparaît comme « cure » au fétichisme dans la musique. En ce
sens, il faut insister sur le fait que le pronostic adornien n’est pas lié au
problème de la modernité des matériaux ou à des impératifs d’abandon
des matériaux fétichisés. Il n’est pas non plus un simple soutien d’une
« audition structurale » capable de s’opposer à « l’audition atomisée »
propre à la musique soumise aux protocoles fétichistes. Cette lecture
courante 1 tend à oublier la critique adornienne à l’hypostase d’une
audition structurale incapable d’absorber la particularité expressive du

. Voir, par exemple, S zendy, Écoute : une histoire de nos oreilles, p. 123-129)
230 Manières de faire des sons

détail musical. Afin de déployer la question, il faut donc reconstruire le


problème du fétichisme chez Adorno.

Des espaces intérieurs fermés

Contrairement à ce que nous admettons souvent, le thème adornien sur


le caractère fétiche dans la musique ne s’épuise pas dans l’analyse de
la détérioration des modes de réception du fait musical dans le capita-
lisme tardif. Nous soulignons beaucoup la « réponse » que le problème
du fétichisme dans la musique aurait apporté à certaines expectatives
d’émancipation versées par Walter Benjamin sur la culture de masse
dans son L’œuvre d’art dans l’époque de la reproductibilité technique.
Grosso modo, contre la promesse « d’approfondissement de la percep-
tion » produite par la possibilité du cinéma de pénétrer le cœur du réel
« en élargissant le monde des objets de notre perception », comme le dit
Benjamin, Adorno aurait insisté sur la tendance historique de fixation de
l’audition musicale à la particularité d’une dimension fétichisée du maté-
riau. En musique, le prétendu développement de la perception serait, en
fait, régression à un stage d’impossibilité de synthèse et de reconstruc-
tion de la totalité fonctionnelle. D’un autre côté, si Benjamin insistait que
la modernité capitaliste a vu l’art consolider le passage de la valeur de
culte vers la valeur d’exposition en affirmant ainsi l’autonomie de l’œu-
vre, Adorno aurait souligné que l’autonomie du champ artistique se paie
avec le passage de la valeur de culte vers la valeur d’échange, c’est-à-dire,
vers la réduction de l’art à la condition de marchandise.
Sans méconnaître l’importance de ce dialogue dans le cheminement du
motif adornien sur le caractère fétiche, il faut se rappeler qu’il ne rend
pas compte du rôle majeur du problème du fétichisme à l’intérieur de la
philosophie adornienne de la musique. Car la thématique du caractère
fétiche dans la musique indique surtout la dégradation de la ratio musi-
cale occidentale. Elle vise à démontrer que le processus occidental de
rationalisation du matériau musical (un processus dont les racines se
trouvent dans la formation du système tonal avec ses règles générales de
progression harmonique, de tempérament des intervalles de la gamme
chromatique, ainsi qu’avec l’autonomisation de la rationalité musicale
par rapport à tout ce qui est extra-musical) a produit son contraire, à
savoir, l’enchantement du matériau musical et, dans certains cas, l’en-
chantement de l’organisation totale du matériau. Ces deux régimes d’en-
chantement ne doivent pas être confondus, mais ils sont des symptômes
complémentaires du même processus.
Annuler le temps 231

Avant de rentrer dans des considérations sur les modes de l’interver-


sion de la rationalisation du matériau musical dans l’enchantement fé-
tichiste, il faut établir quelque délinéaments généraux à propos du dia-
gnostic adornien. Rappelons d’abord qu’il ne s’agit pas d’un diagnostic,
mais de trois diagnostics qui concernent les modes d’audition, la struc-
ture formelle des œuvres et la fonction sociale de la musique dans le
capitalisme tardif.
Lorsque nous parlons du caractère fétiche dans la musique, nous pen-
sons normalement à ce qui concerne la fonction sociale de la musique
dans le capitalisme tardif. La valeur de la musique dans l’époque du fé-
tichisme de la marchandise serait déterminée par le déplacement des
affects (Verschiebung der Affekte) vers la valeur d’échange. Cela veut
dire que la conscience musicale des masses ne serait pas guidée par le
résultat d’un jugement esthétique, mais par la simple consommation des
valeurs d’échange réifiées dans les œuvres. Des valeurs qui se produi-
sent à travers l’abstraction de toute considération qualitative à propos
des matériaux. En ce sens, la relation avec la musique dans un moment
historique où elle apparaît dépourvue des fonctions pratico-finalistes au-
delà de la simple fonction d’amusement est solidaire de la logique des
équivalents propre à la forme-marchandise. Car la possibilité d’autono-
misation de la dimension esthétique aurait succombé à la colonisation
de l’art par la forme-marchandise.
Cet argument historico-sociologique d’épuisement du jugement es-
thétique serait faible s’il n’était pas suivi d’une analyse formelle des œu-
vres visant à montrer comment la réification (Verdinglichung) concerne
leurs structures internes. Il faut montre que les œuvres elles-mêmes s’or-
ganisent en fonction de certaines exigences sociales de circulation et de
consommation. Néanmoins, et voici un point majeur, si ces exigences
concernent aussi les œuvres de « musique sérieuse » (ernsten Musik)
c’est parce que de telles exigences ne viennent pas simplement des im-
pératifs de l’industrie culturelle ; elles s’enracinent dans la logique de ra-
tionalisation du matériau musical. Il faut insister sur ce point : la critique
adornienne du caractère fétiche dans la musique est une critique envers
un processus de rationalisation qui commence bien avant l’avènement
de l’industrie culturelle.
L’analyse de la structure interne de la forme musicale faite par Adorno
essaie de montrer comment le fétichisme dans la musique est lié à ce que
l’on peut nommer fixation métonymique aux matériaux ; néanmoins, le
problème du fétichisme ne s’épuise pas ici pour autant qu’il doive rendre
compte aussi de ce qu’Adorno appelle fétichisme de la série : problème
qui occupe une place importante dans notre discussion.
232 Manières de faire des sons

Cette fixation métonymique aux matériaux concerne aussi bien la logi-


que interne des processus de composition que la dynamique de l’audi-
tion : les deux autres dimensions du diagnostic adornien. Si l’on com-
mence en analysant les modes d’audition, il faut parler de métonymie
parce que nous sommes devant un phénomène de déplacement de la
perception du Tout vers l’autonomisation des moments partiels. Et nous
pouvons parler de fixation parce qu’il s’agit d’un travail métonymique
qui se bloque dans la fascination par les parties, travail qui ne s’organise
pas à travers un postulat expressif dans le rapport entre les parties et le
Tout. Ainsi, le caractère organique de la totalité fonctionnelle de l’œuvre,
ce même caractère qui amène Schoenberg à définir la forme musicale
comme ce qui se constitue à travers des éléments qui fonctionnent tel
quel un « organisme vivant », se dissout dans un ensemble des moments
partiaux autonomisés. Tel quel le fétichiste qui détruit de façon métony-
mique la femme à fin de pouvoir jouir des traits isolés de son corps, le
public moderne se verrait dans une position de jouissance fascinante
envers des moments partiaux, ce qui le désoblige de reconstruire la to-
talité : « Le sens de la musique se déplace de la totalité vers les moments
individuels » (Adorno 10, p. 262).
En ce sens, tout genre de fixation fétichiste envers une dimension exclu-
sive du matériau sera vue comme symptôme de fétichisme. Cette exal-
tation du matériau en soi, matériau dépourvu de fonction, exaltation
fascinée par le phénomène sensible de la musique, amènera Adorno
à critiquer la fixation dans la performance technique des instrumentis-
tes (une fixation qu’Adorno appelle « barbarie de la perfection »), dans
le timbre dépourvu de fonction, dans les phrases mélodique répétées
de façon obsessionnelle (comme la « mélodie obsédante » de Theodor
Reik), dans les détails « expressifs » etc.
Mais, j’insiste à nouveau, il ne s’agit pas simplement de critiquer la dé-
gradation de l’audition. Si l’audition atomisée peut s’imposer c’est parce
qu’elle trouve des œuvres permissives à la jouissance métonymique
qu’elle présuppose. Des œuvres qui sont :
Un conglomérat d’inspirations (Einfällen) que l’on imprime dans l’esprit des
auditeurs au moyen des techniques comme l’intensification et la répétition,
sans que l’organisation de l’ensemble fasse en revanche la moindre impres-
sion sur ceux-ci 2.

Néanmoins, contrairement à ce qui peut paraître, le problème de la


perte de la possibilité d’une audition structurale, perte de la possibilité
d’accès à la transparence des structures de production de sens à travers

. A dorno , Le caractère fétiche dans la musique, p. 25


Annuler le temps 233

l’appréhension de l’organisation fonctionnelle des œuvres musicales


n’est pas du tout le noyau dur de la critique adornienne du fétichisme.
La preuve en est que le protocole de « cure » du fétichisme n’est pas lié
à la reconstruction de l’expérience de totalité auto-reflexive à travers,
par exemple, le dodécaphonisme intégral de Webern ou le sérialisme
intégral de Pierre Boulez.
En fait, ce point mérite une analyse en détail. À première vue, le pro-
blème du caractère fétiche de la musique semble indiquer tout simple-
ment la dissolution de la relation fonctionnelle entre la forme musicale et
la capacité de synthèse de la diversité du matériau. Cela est valable aussi
bien pour la dimension de la production que pour la réception musicale.
Rappelons-nous qu’Adorno parlera des œuvres comme des « espaces
intérieurs fermés » (Innen zusammenlieβt) (Adorno 1, p. 205) en définis-
sant la fonction de la forme esthétique comme la « médiation en tant que
rapport des parties entre elles et rapport à la totalité ainsi que comme
complète élaboration des détails »(204). Adorno est encore plus clair
lorsqu’il détermine la fonction de la forme comme « synthèse musicale »
ou lorsqu’il voit dans la forme musicale la totalité où un Zusammenhang
musical acquiert son caractère d’authenticité.
Mais si cette première vue était la vue correcte, alors la critique ador-
nienne ne serait qu’un secteur de la critique marxiste du fétichisme. Nous
savons que l’un des processus majeurs présents dans le fétichisme de la
marchandise est l’impossibilité subjective d’appréhension de la structure
sociale de détermination de la valeur des objets, cela à cause d’un ré-
gime de fascination envers « l’objectivité fantasmatique » (gespenstige
Gegenständlichkeit). Une fascination liée à la naturalisation des signifi-
cations socialement déterminées. Une certaine critique du fétichisme
s’organise donc à travers la thématique de l’aliénation de la conscience
dans la fausse objectivité de l’apparence et dans des relations réifiées.
Aliénation solidaire de l’impossibilité de compréhension de la totalité des
relations structurelles de sens. D’un autre côté, la prise de conscience
présuppose la possibilité, même utopique, des processus d’interprétation
capables d’instaurer un régime de relations non-réifiées garantissant la
transparence de la totalités des mécanismes de production de sens. Et
qu’est-ce que l’audition structurale sinon le résultat de la croyance dans
un horizon de transparence de sens ?
Néanmoins, une série de problèmes apparaissent lorsque nous accep-
tons une telle interprétation sur Adorno. Rappelons-nous d’abord qu’une
telle notion de forme comme synthèse musicale semble n’être adéquate
que pour l’analyse des structures traditionnelles comme, par exemple,
la forme-sonate avec ses processus de présentation et de ré-articulation
234 Manières de faire des sons

du matériau. Des processus soutenus par la tension entre le développe-


ment des parties et la construction de synthèses à travers la répétition
des motifs et des matériaux. Néanmoins, qu’est ce qu’on peut dire, par
exemple, d’une forme comme celle de John Cage, forme qui semble
n’admettre aucune médiation entre des événements régionaux et l’arti-
culation globale 3 ? Adorno n’est-il capable de voir la production du sens
qu’à travers la position d’une totalité construite à partir d’une dialectique
entre la particularité de l’expression et l’universalité de la construction
formelle ? D’ailleurs, c’est lui qui affirme, par exemple, que la grandeur
de Beethoven se trouve dans la subordination complète de l’élément mé-
lodique, accidentel et privé (züfallig-privaten melodischen Elements) à
la totalité de la forme (Formganze) 4.
En ce sens, il faut se rappeler de la façon dont Lyotard critiquait vive-
ment Adorno à cause de cette notion de forme comme synthèse musi-
cale. Dira Lyotard :
Ce scepticisme [d’Adorno] éclate dans la nouvelle musique, le matériau ne
vaut que comme relation, il n’y a que relation. Le son renvoie à la série, la sé-
rie aux opérations sur elle 5.

Néanmoins, suivre Lyotard signifie perdre de vue la particularité de l’ex-


périence adornienne et ne pas comprendre, par exemple, ses critiques
assez connues envers le sérialisme intégral et envers la rationalisation
du matériau musical chez Max Weber. Aussi bien dans un cas que dans
l’autre, la critique d’Adorno porte sur l’hypostase de la notion de relation
dans la détermination de la rationalité du fait musical. De toute façon, il
est au moins bizarre qu’Adorno, le même Adorno qui disait toujours que

. Rappelons-nous ce que dit Cage à ce propos : « J’interprète le mot ‘structure’


comme la division du tout en parties. Et j’appliquerais l’utilité de l’idée de structure
à une œuvre d’art qui part pour être un objet, c’est-à-dire, qui a un commencement,
un milieu et une fin. Et si, comme c’est souvent mon cas, on fait quelque chose qui
n’est pas un objet mais un processus, alors cette préoccupation n’a pas de place et
la question de savoir si c’est mieux ou pas mieux est sans objet. » (K onstel anetz ,
Conversations avec John Cage, p. 292).
. Nous savons comment Beethoven apparaît pour Adorno en tant que moment
majeur de résolution positive de cette dialectique entre le particulier et l’universel
propre à la structure de la dynamique musicale. Cela parce que, dans sa musique,
l’élément mélodique est pré-formé par la structure harmonique avec ses règles de
progression et de construction. D’où cette façon adornienne d’affirmer que la musi-
que de Beethoven est une « justification de la tonalité ». La possibilité de chaque dé-
tail d’être absorbé et justifié par la totalité a amené Adorno à faire une comparaison
entre les procédures compositionnelles de Beethoven et la logique hégélienne avec
sa façon d’articuler la dialectique de l’universel et du particulier.
. Lyotard , Des dispositifs pulsionnels, p. 114
Annuler le temps 235

le Tout est le non-vrai et que « la peur du chaos, aussi bien en musique


qu’en psychologie sociale, est surestimée » aurait hypostasié la notion
de relation. Il ne faut pas oublier cette affirmation majeure d’Adorno :
« l’unité des œuvres d’art ne peut pas être ce qu’elle doit être ; c’est-à-dire
unité de la variété. En synthétisant elle porte atteinte au synthétisé et
ruine en lui la synthèse ». D’où le fait que : « l’art le plus exigeant tend à
dépasser la forme comme totalité et aboutir au fragmentaire 6. » Afin de
réaliser son concept, la musique doit donc échouer en tant que totalité
fonctionnelle. Adorno a toujours essayé de penser l’analyse musicale
comme critique à l’illusion de l’œuvre en tant que Gestalt, en tant que
bonne forme totalisante. Critiquer l’apparence illusoire du tout est un
postulat valable aussi pour le projet de la philosophie adornienne de la
musique. Voici des positions qui ne font que complexifier aussi bien la
fonction du diagnostic à propos du caractère fétiche dans la musique
que le pronostic adornien.

Le devenir-image du matériau musical

Afin de comprendre ce que Adorno a vraiment en vue lorsqu’il construit


le diagnostic sur le caractère fétiche dans la musique, il faut revenir à la
notion de l’audition atomisée : le premier nom de l’audition fétichiste. Son
caractère discontinu, indice de son impuissance à articuler des synthèses,
nous montre que nous sommes devant une audition musicale qui n’est
plus guidée par des processus de remémoration et d’attente (Erinnerung
und Erwartung). Ce mode d’audition semble méconnaître que :
En musique, il n’y a rien d’isolé, tout ne se transforme dans ce qui est qu’à tra-
vers le contact physique avec ce qui est prochain et à travers le contact spirituel
avec ce qui est éloigné, dans la remémoration et dans l’attente 7.

Adorno insiste sur le fait que l’instant musical connaît une causalité tem-
porelle qui permet la constitution d’un système capable de renvoyer l’ins-
tant au-delà de soi-même 8 . Il y a donc une « transcendance » fondamen-
tale de l’instant musical ; une transcendance qui nous montre comment
l’instant n’est jamais identique à soi-même pour autant que son sens ne
se détermine qu’à travers des processus continus de re-configuration
des instants passés.

. A dorno , Théorie esthétique, p. 208


. A dorno , Quasi una fantasia, p. 254
. Voir, idem, p. 256
236 Manières de faire des sons

Mais le temps qui structure la musique fétichisée n’est plus le temps-


durée présupposé par les processus de remémoration ; il est un genre de
temps-espace soumis aux lois de la discontinuité et de la juxtaposition 9.
Comme le dira Philip Glass, cet anti-bergsonien involontaire : « ma mu-
sique est un moteur de l’espace », Voici une formule précise pour autant
que sa musique, comme beaucoup d’autres, ne fait plus appel à la remé-
moration ou aux trames téléologiques de la mémoire. Elle fait appel à la
dissolution de l’expérience de la temporalité et à l’ek-stase propre à ce
qui se transforme en objet dans l’espace. L’audition atomisée à propos
de laquelle Adorno parle est, en fait, audition soumise aux lois de l’es-
pace, audition qui se soumet à la spatialisation du temps en présentant
les complexes de durée comme des complexes spatiaux. En fait, nous
sommes devant une audition qui passe d’un matériau à l’autre comme
quelqu’un qui traverse les frontières d’un territoire discontinu pour autant
que la détermination immédiate de l’espace se fonde dans l’indifférence
réciproque en tant que marque du mode d’être de la spatialité..
Cette soumission de l’audition à la logique de la discontinuité propre
à l’espace nous permet de comprendre l’amplitude de l’enjeu propre
au diagnostic sur le caractère fétiche dans la musique. Nous pouvons
même affirmer que les modes distincts d’annuler le temps-durée nous
fournissent des régimes distincts de fétichisme. En fait, Adorno partage
des diagnostics comme ceux de Lukàcs, pour qui la rationalisation dans
la modernité capitaliste : « ramène l’espace et le temps à un même dé-
nominateur, elle ramène le temps au niveau de l’espace » pour autant
que : « le temps perd ainsi son caractère qualitatif, changeant, fluide : il
se fige en un continuum exactement délimité, quantitativement mesura-
ble, rempli de ‘choses’ quantitativement mesurables 10. » Ce diagnostic
vaut aussi pour la rationalisation du matériau musical.
Mais avant d’analyser directement les impasses de la rationalisation
musicale, il faut partir de certaines considérations à propos de la forme

. Cette distinction entre des modes de témporalités musicales permet à Adorno de


parler de deux types d’audition, pour autant que les types d’audition sont des modes
d’appréhension du temps : « Ce sont les deux types d’audition expressivo-dynami-
que (expressiv-dynamische) et rythmico-spatial (rhythmisch-räumliche). Le premier
prend sa source dans le chant ; il vise à soumettre le temps en le remplissant et, dans
ses suprêmes manifestations, transmue le discours temporel hétérogène en force du
processus musical. L’autre type obéit au battement du tambour. Il prend grand soin
d’articuler le temps par une répartition en quantités égales qui virtuellement abrogent
le temps et le spatialisent » (A dorno , Philosophie de la musique, p. 200-201). L’idée
de la grande musique a consisté dans l’articulation entre ces deux types d’audition.
Néanmoins, ils sont actuellement séparés.
10. L uk acz , Histoire et conscience de classe, p. 117
Annuler le temps 237

la plus évidente d’annulation du temps : cette forme présupposée par


l’audition atomisée. Nous pouvons dire que l’audition atomisée est, en
fait, une audition qui appréhende le matériau musical de la même façon
que l’on appréhende une image statique qui se donne dans le temps. C’est
cela qu’Adorno a en vue lorsqu’il affirme que : « la spatialisation de la
musique témoigne d’une pseudomorphose de celle-ci sur la peinture. »
Une affirmation qui est complétée par la reconnaissance de l’impossi-
bilité d’une synthèse des arts pour autant que : « toute peinture, aussi la
peinture non figurative, a son pathos en ce qui est ; toute musique par
contre vise un devenir (Werden) » 11. Cette détermination signifiante de
l’image serait étrange à l’indétermination du sens propre au fait musical.
Adorno, en fait, reprend ici la thématique romantique de la musique ins-
trumentale dépourvue de fonction, de texte et de programmes en tant
que véhicule privilégié d’exposition de ce qui excède toute détermina-
tion phénoménale, c’est-à-dire, en tant que véhicule d’une métaphysique
du sublime. Une indétermination phénoménale qui permettrait à la mu-
sique, contrairement aux autres arts, de ne pas se soumettre totalement
à la ratio objectifiante 12.
Notons ici la spécificité de la conception adornienne de la temporalité.
Adorno cherche une pensée du temps qui ne soit pas soumise au para-
digme de la spatialité. Il s’agit de ne pas penser le temps comme juxta-
position de moments inertes et indépendants, mais comme mouvement
dynamique d’auto-annulation de l’instant. Cette négativité propre à la
puissance élémentaire du temps nous renvoie nécessairement à Hegel
et à sa notion du temps comme « activité négative idéale » (ideelle ne-
gative Tätigkeit), c’est-à-dire, comme puissance qui annule la juxtapo-
sition indifférente de l’espace pour autant qu’elle instaure la continuité
des instants qui se nient en tant qu’identités autonomes.
En ce sens, nous devons nous rappeler que, pour Adorno, l’annulation
de la temporalité dans la musique apporte, au moins, deux conséquen-
ces distinctes mais complémentaires. La première porte sur la dyna-
mique musicale. Lorsqu’elle le soumet au temps-espace, le développe-
ment de la forme musicale tend a obéir à la logique des constructions
par juxtaposition.

11. A dorno , Philosophie de la nouvelle musique, p. 196


12. « La musique contient quelque chose qui échappe à la civilisation, quelque chose
qui n’est pas totalement soumis à la ratio objectivante (vergegenständlichenden); tan-
dis que les arts plastiques, qui s’en tiennent aux objets déterminés (Dinge), au monde
concret de la praxis, se montrent apparentés à l’esprit du progrès technologique »
(A dorno , Philosophie de la musique, p. 196)
238 Manières de faire des sons

Mais, de l’autre côté, et celui-ci est le point le plus important, si l’audition


atomisée peut appréhender le matériau musical de la même façon que
nous appréhendons une image statique qui se donne dans l’espace, c’est
parce que nous sommes devant un matériau réduit à sa propre image.
L’audition atomisée indique le devenir-image du matériau musical.
Cela peut signifier que le matériau se transforme dans une grammaire
figée et statique, dans des pièces d’un vocabulaire absolument codé.
Adorno parlera des accords qui sont toujours utilisés dans des fonctions
identiques, des combinaisons stéréotypées etc. Comme il ne peut pas se
développer par delà la forme définie par une appréhension stéréotypée,
le matériau est réduit à la statique des images idéalisées. Cela implique
la dissolution de ce qu’Adorno appelle « résistance du matériau » à son
instrumentalisation intégrale, c’est-à-dire, dissolution de cette étrangeté
du matériau qui résiste à tout processus de conformation intégrale à la
construction 13.
En fait, cette soumission du matériau à la statique de l’image est le
noyau du diagnostic à propos du caractère fétiche dans la musique. Le
problème de la perte du principe d’organisation et de perception de la
totalité fonctionnelle des œuvres n’est que son effet dérivé. Car le vrai
problème du fétichisme c’est la déposition de toute résistance du maté-
riau musical.
Mais il faut aussi insister sur un autre point. Dans cette réduction du
matériau à sa propre image, la thématique adornienne du fétichisme
se rapproche de ce que la théorie psychanalytique appelle idéalisation
(Idealisierung) propre à toute opération fétichiste. Jacques Lacan sera
plus explicite en parlant d’imaginarisation.
Sûrement, il y a plusieurs façons de comprendre ce mécanisme d’idéa-
lisation, mais j’aimerais me restreindre à une seule. Elle est présente
dans le sens le plus archaïque du mot idéalisation. Il s’agit de soumettre
un objet au schème mental ; c’est-à-dire, il s’agit d’appréhender l’objet
comme projection d’un schème mental qui, dans ce cas, est une image
fantasmatique 14 . L’objet fétiche c’est l’objet réduit à la condition de sup-

13. Comme l’affirme Makis Solomos, l’importance de la notion de « matériau »dans la


musique du x x e siècle est liée à la métaphore de l’immersion dans le matériau, c’est-à-
dire, à cette observation microscopique du matériau qui nous amène vers un déploie-
ment infini des détails aussi important pour Adorno. Ce déploiement est le contraire
de la statique du devenir-image du matériau. Tout usage du matériau pensé comme
« immersion » amène le compositeur à se confronter avec la « résistance du matériau »
(Cf. S olomos , Le devenir du matériau musical au xx e siècle, p. 137-151).
14. Lacan dira que : « Le fétiche est d’une certaine façon image, et image projetée. »
(L acan , Séminaire IV, p. 158).
Annuler le temps 239

port d’une image fantasmatique. Ce qui nous explique, par exemple,


pourquoi le fétichiste est nécessairement un scénographe qui, à travers
un genre de contrat, construit des situations dans lesquelles il cherche à
annuler, à travers une conformation parfaite à l’image, toute dissonance
présente dans le corps de l’objet C’est à fin d’éviter une telle production
fantasmatique qu’Adorno affirme que c’est sans image que l’objet doit
être pensé dans son intégralité.
En ce sens, ce n’est pas un hasard que les moments partiels qui s’auto-
nomisent dans la musique fétichisée soient, normalement, les moments
d’inflexion subjective. L’impulsion (Impus, Drang, Trieb) subjective
tend à l’informe, à la négation de la totalité fonctionnelle, comme nous
voyons dans le livre d’Adorno dédié à Alban Berg. Ici, Adorno rappelle
souvent que celui qui essaye d’analyser la musique de Berg se voit tou-
jours devant un processus de désagrégation, comme si la musique ne
reconnaissait rien de solide. Il lui arrive de parler de la pulsion de mort
comme tendance originaire des œuvres, cela à cause d’un désir pour
l’amorphe et pour l’informe 15.
Ces affirmations sont des indices d’une mutation majeure dans la caté-
gorie « d’expression » opérée par Adorno. Pour quelqu’un comme lui,
qui a construit la catégorie d’impulsion à partir du concept freudien de
pulsion, l’expression artistique ne peut pas être subordonnée à la gram-
maire des affects ou à l’immanence expressive de la positivité de l’inten-
tionnalité. Lacan insistera que la pulsion est foncièrement caractérisée
par son inadéquation envers toute détermination objective empirique,
c’est-à-dire, ce qui est fondamental dans la pulsion c’est le fait qu’elle n’a
pas d’objet naturellement donné. Une pulsion ainsi pensée s’exprime à
l’intérieur des œuvres comme négation des identités fixes soumises à
une organisation fonctionnelle, comme incidence du négatif dans l’œu-
vre. Dans certains cas, cette négation apparaît comme tendance vers l’in-
forme, comme chez Berg. Néanmoins, la musique fétichisée a dominé
la négativité de l’expression subjective à travers l’image fétichisée de la
subjectivité, image qui évoque toujours un certain jargon de l’authenti-
cité. D’où le fait qu’un des thèmes majeurs de l’esthétique adornienne
n’est pas l’abandon de la catégorie d’expression, mais sa libération par

15. Anne Boissière a perçu comment le problème de l’informe est l’un des éléments
qui lient Mahler et Berg. Elle nous rappelle comment la musique de Mahler est ani-
mée par une tendance dialectique vers l’informe. Cela permet à Adorno d’écrire son
Mahler ayant surtout en vue une dialectique entre organisation et désorganisation,
entre forme et l’informe qui sera absolument visible dans son livre sur Berg. Livre
sur une musique qui, même formée à l’extrême, est toujours en train de se dissoudre
dans l’amorphe (Voir Boissière , Adorno ou la vérité en musique, p. 89).
240 Manières de faire des sons

rapport au « moment de transfirguration de l’élément idéologique dans


l’expression (das Ideologische am Ausdruck) » 16. Tout se passe comme
si Adorno essayait de faire converger, dans un même mouvement, des
catégories de la musique en tant que véhicule d’une métaphysique du
sublime et un concept d’expression construit à partir de la notion psy-
chanalytique de pulsion, avec son absence de détermination objective.
Une mouvement risqué, mais absolument nécessaire à l’intérieur de la
trajectoire adornienne.

Fétichisme de la série

Nous avons vu comment le vrai problème concernant le fétichisme est


lié à l’avènement d’une forme musicale qui se structure à partir de la dé-
position de la résistance du matériau. Cette façon de poser le problème
du fétichisme nous permet de comprendre pourquoi il concerne aussi
le dodécaphonisme. Cela nous montre d’ailleurs qu’aussi bien la recons-
truction d’une expérience de totalité fonctionnelle à travers le primat
de la série que l’hypostase de l’audition structurale peuvent fournir un
genre d’enchantement.
En fait, la technique dodécaphonique empêche la désintégration du ca-
ractère organique de la forme musicale dans des moments partiels pour
autant que le dodécaphonisme fournit une procédure sérielle de com-
position qui dissout l’insistance des matériaux fétichisés propres au sys-
tème tonal. Ainsi, en permettant l’unité et la consistance formelle sans
avoir besoin d’un recours au système tonal, le dodécaphonisme semble
annuler la tendance au devenir-image du matériau. Néanmoins, Adorno
rappelle souvent que l’organisation propre à la rationalité dodécaphoni-
que trouve sa vérité dans la désensibilisation du matériau :
Certes, on a accordé l’égalité de droits au tritonus, à la septième majeure et
aussi à tous les intervalles qui dépassaient l’octave, mais au prix d’un nivelle-
ment de tous les accords, anciens et nouveaux 17.

Cette insensibilité qui serait plus tard appelée par György Ligeti, dans
sa critique du sérialisme intégral de Boulez, d’insensibilité aux interva-
les 18, indique que les opérations de sens seront des résultats des jeux
de positions déterminés par la série. Le sens est un fait de structure qui
16. A dorno , Das Altern der Neuen Musik, p. 156.
17. A dorno , Philosophie de la nouvelle musique, op. cit, p. 85.
18. Cf. Ligeti 22, p. 134 : « la disposition en séries signifie ici que chaque élément est
intégré au contexte avec la même récurrence et le même poids. Cela amène inévita-
blement à l’accroissement de l’uniformité. Plus le réseau des opérations effectuées
Annuler le temps 241

ne reconnaît pas la rationalité d’un principe qui ne soit pas venu du tra-
vail sériel. Si Schoenberg conservait encore l’écriture thématique en tant
que principe d’expression qui échappait au primat de la série (voir, par
exemple, la valse des Cinq pièces pour piano, opus 23) 19, Webern sui-
vra le chemin vers le fétichisme de la série, cela à cause de sa croyance
dans la possibilité qu’a la construction d’indexer toutes les occurrences
de sens dans l’œuvre :
À partir du moment où le compositeur juge que la règle sérielle imaginée a
un sens de par elle-même, il la fétichise. Dans les Variations pour piano et
dans le Quatuor à cordes opus 28 de Webern, le fétichisme de la série est
éclatant 20.

Au moins dans ces cas, Webern fétichise la totalité parce qu’il ne re-
connaît aucun élément qui lui soit opaque. Le matériau apparaît alors
comme ce qui peut être totalement maîtrisé dans une totalité de relations
sérielles. En fait, le matériau devient le système même de production de
l’œuvre. L’œuvre ne dissimule plus, à travers l’apparence esthétique, son
processus de production de sens. Néanmoins, cette visibilité intégrale
est figure d’un principe de domination totale du matériau à propos du-
quel Adorno voit une rationalité qui s’est transformée en domination
de la nature. Le naturalisme de Webern, aussi présent dans son idée
selon laquelle le compositeur doit découvrir les lois de productivité de
la Nature, doit donc être compris comme naturalisation des processus
généraux de construction.
Il est intéressant d’insister qu’Adorno critique Webern parce que celui-
ci essaie de penser une constructions intégrale de l’œuvre où tout n’est
que relation et où toutes les incidences de sens sont déterminés à travers
des jeux de position. Il s’agit de la même critique que Lyotard fera plus
tard contre Adorno. C’est parce qu’il voit le principe de construction in-
tégrale comme le purement irrationnel à l’intérieur de la rationalisation
qu’Adorno comprendra parfois le dodécaphonisme comme :

avec un matériau préorganisé est dense, plus le degré de nivellement du résultat est
haut. Il n’y a pas de différence fondamentale entre les résultats des automatismes et les
produits du hasard : le totalement déterminé équivaut au totalement indéterminé ».
19. Adorno insiste sur ce point en rappelant : « ce n’est qu’à travers ces catégories
traditionnelles que la cohérence de la musique a été conservée, le sens (Sinn) de la
composition authentique, dans la mesure où elle n’est pas un simple arrangement. Le
conservatisme de Schoenberg à ce propos n’est pas dû à un manque de consistance,
mais à sa crainte que la composition soit sacrifiée à la préfabrication du matériau »
(A dorno , Das Altern der Neuen Musik, p. 150).
20. A dorno , Philosophie de la nouvelle musique, p. 120
242 Manières de faire des sons

Un système de domination sur la nature dans la musique, qui répond à une


nostalgie du temps primitif de la bourgeoisie : « s’emparer » par l’organisation
de tout ce qui sonne, et dissoudre le caractère magique de la musique dans
la rationalité humaine 21.

Un processus de rationalisation qui se renverse aussi en enchantement,


car :
En tant que système clos, et en même temps opaque à soi-même, où la constel-
lation des moyens s’hypostasie immédiatement en fin et loi, la rationalité do-
décaphonique se rapproche de la superstition 22.

Malgré le fait que cet enchantement n’est pas lié au fétichisme en tant
que fixation métonymique aux matériaux, fixation qui présuppose le de-
venir-image du matériau, il produit aussi l’annulation de la non-identité
propre à ce qui se manifeste à l’intérieur du temps-durée. L’insensibilité
aux matériaux à travers la conformation intégrale à la construction est
solidaire de l’annulation du temps. Comme le dit Adorno :
Une fois encore la musique arrive à dominer le temps : cependant non plus en
faisant donner de celui-ci sa plénitude, mais en le niant, grâce à la construction
omniprésente, par le figement de tous les éléments musicaux (…) Le dernier
Schoenberg partage avec le jazz, et du reste aussi avec Stravinsky, la dissocia-
tion du temps musical. La musique trace l’image d’un état du monde qui, pour
le bien ou pour le mal, ignore l’histoire 23.

Adorno parle encore une fois de la tendance de la musique d’avoir le ca-


ractère statique et de se soumettre au primat de l’identité fixe. Ainsi : « la
réification entre dans les pores de l’art moderne » 24 pour autant que l’art
moderne, en dissolvant la résistance des moments expressifs, opérerait
une synthèse qui porte la marque de la violence de la totalité sociale.
Cela amène Adorno a relativiser l’audition structurale en tant qu’horizon
idéal d’audition. Car l’hypostase de ce mode structural d’appréhension
« s’est transformé dans un mode partiel et menace d’annuler les aspects
individuels sans lesquels aucune méthode musicale n’a de la vitalité 25 ».
Adorno se sert à nouveau d’une dialectique entre le particulier et l’uni-

21. A dorno , idem, p. 74.


22. A dorno , idem, p. 58
23. A dorno , idem, p. 70. En fait, Adorno ne doit pas penser à la dernière phase de
Schoenberg, après 1934, une phase marquée par l’hybridisme d’une forme qui per-
met l’usage du matériau tonal. Certainement, le vrai but ici c’est la période 1923-1933,
où la technique dodécaphonique règne.
24. W ellmer , The persistence of modernity, p. 10
25. A dorno , Kleine Häresie, p. 299
Annuler le temps 243

versel à l’intérieur de la forme musicale mais pour insister sur l’irréduc-


tibilité du particulier à l’universel :
Dans les grandes œuvres d’art, la tension (Spannung) [entre la particularité
des moments expressifs et l’universalité du Tout] ne doit pas être résolue (aus-
gleischen), comme même Schoenberg avait pensé, mais elle doit être soutenue
pendant tout le développement de l’œuvre 26.

La musique du x x e siècle aurait connu donc deux modes complémentai-


res de fétichisme. Comme le dira Adorno, nous voyons le fétichisme se
mettre au point de rencontre entre deux extrêmes : la foi dans le maté-
riau et le soin exclusif d’organisation. Ce caractère double du fétichisme
implique aussi l’impuissance de deux modes de critique du fétichisme :
celui qui pense le travail de la critique à partir de la possibilité d’instau-
ration d’un régime des relations capables de garantir la transparence de
la totalité des mécanismes de production du sens et celui qui fait appel à
la récupération d’une expérience qui se veut immanente au phénomène
sensible de la musique, comme si le son avait une réalité en soi.
Soulignons nous aussi que ce caractère double du diagnostic adornien
doit être compris à l’intérieur d’un mouvement double de critique pro-
pre à toute pensée dialectique. Depuis Hegel, nous voyons la dialecti-
que affirmer sa dimension spéculative à travers un double mouvement
de négation qui vise, d’un côté, à invalider toute pensée de l’immanence
qui croit dans la possibilité de récupération des niveaux d’expérience
immédiate et pré-discursive et, de l’autre côté, à invalider toute pensée
transcendantale qui ne peut penser le sens qu’à travers l’élaboration des
catégories formelles déduites a priori. Dans ces deux cas, la dialectique
identifie la présence d’un principe d’identité en opération aussi bien dans
la certitude de l’immanence que dans la croyance que la forme organise
préalablement l’intégralité du sens de l’expérience. La ruse d’Adorno
consiste à trouver ces deux régimes d’identité dans les axes de l’expé-
rience musicale du x x e siècle. Le « structuralisme transcendantal » du
programme de construction intégrale (qui va du dodécaphonisme inté-
gral au sérialisme intégral) voit le matériau comme ce qui est absolument
intégré dans une totalité de relations. Le « plan d’immanence » propre à
la fixation au phénomène sensible de la musique (une position qui vise
d’abord la fixation métonymique aux matériaux propre à Stravinsky)
voit le matériau comme ce qui vaut comme image de soi-même. Pour
Adorno, il faut nier ces deux voies à fin de fonder un concept positif de
rationalité musicale. Cela sera fait à travers la récupération du concept
de mimesis. Mais il s’agit là d’un sujet pour un autre article.

26. A dorno , idem, p. 301


244 Manières de faire des sons

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Vladimr S afatle est philosophe et


professeur à l’Université de São Paulo.
« Ouvrir son cœur à la création » :
notes sur l’art du ready-made sonore
Pierre Albert Castanet

Ce qu’on écrit sur l’art est œuvre d’éducation et dans ce sens,


elle a une raison d’exister. Nous voulons rendre aux hommes
la faculté de comprendre que l’unique fraternité existe dans
le moment d’intensité où le beau et la vie concentrés sur
la hauteur d’un fil de fer montent vers l’éclat, tremblement
bleu lié à la terre par nos regards aimantés qui couvrent de
neige le pic. Le miracle. J’ouvre mon cœur à la création.

Tristan Tzar a , « Note sur l’art », 1917.

En dehors des partitions instrumentales 1 qui semblent pour certains


critiques relever du « tohu-bohu 2 » permanent, que penser des objets
sonores « prêts à porter 3», à ouïr, à sonner, à hurler, à réagir à la pluie
ou à chuchoter ? Que dire par ailleurs des machines à jouir, celles qui
augmentent l’émotion par effet ostensible de bruit ? Et que déceler dans
l’âme des outils de fantaisie qui ajoutent quelques poussières de chaos
à la confusion poétique des sens 4 ?
Dans le registre de la « parasitose » sonore comme du scandale circons-
tancié, si l’amateur éclairé a pu entendre (enregistrés) les célèbres « brui-
teurs » des futuristes italiens convoqués dans l’ouvrage mythique intitulé

. Je pense par exemple au Dit des jeux du monde – 1918 – d’Arthur Honegger ou à
la Deuxième suite symphonique – Protée – 1919 – de Darius Milhaud.
. Cf. R ené B r ancour , « Concerts Colonne », Paris, Le Ménestrel, 29 octobre 1920.
. Expression empruntée à Nam June Paik.
. Cet article poursuit les études de l’auteur sur le rapport au « bruit » dans la musique
ou « l’abject » dans l’art (cf. P.A. C astanet, Tout est bruit pour qui a peur – Pour une his-
toire sociale du son sale, Paris, Michel de Maule, 1999 et P.A. C astanet, « L’immanence
dramaturgique de l’abject – Pour une histoire sociale de l’avant-garde après 1960 », in
Musique et Dramaturgie, Esthétique de la représentation au xx e siècle (sous la dir. de
L. Feneyrou), Paris, Publications de la Sorbonne, série esthétique n° 7, 2003).
248 Manières de faire des sons

L’art des bruits de Luigi Russolo (instruments de L. Russolo et de Ugo


Piatti appelés hululeur, grondeur, crépiteur, froufrouteur, éclateur, glou-
glouteur, bourdonneur, sibileur… 5), il a également pu consulter les divers
manifestes artistiques incluant la macro structure comme la micro forme
du bruit. Envisageant les tenants et les aboutissants d’un « art nouveau »,
Filippo Tommaso Marinetti et Pino Masnata ont rédigé par exemple – en
1933 – un texte intitulé Le théâtre radiophonique futuriste dans lequel
l’esprit de narration cesse de souffler au profit de contextes d’envergure
plus abstraite. Il est ainsi question de captation, d’amplification et de
transfiguration de vibrations émises par le monde, la matière.
Comme aujourd’hui, nous écoutons le chant du bois et de la mer, demain,
nous serons séduits par des vibrations d’un diamant ou d’une fleur ». Pour ces
prophètes du sonore, il est évident qu’il faudra chercher des éléments de « vie
caractérisée par chaque rumeur et infinie variété de concret-abstrait (…) par
le biais d’un peuple de bruits 6.

De même, on ne peut que rester pantois devant la machine imaginaire


de Gambara d’Honoré de Balzac. En effet, dans cette nouvelle de 1837,
le héros – « musicien d’avant-garde préfigurant Varèse et sa quête de ma-
chines pour produire les sons 7 » – s’inspire du Panharmonicon de l’acous-
ticien Ernst Chladni afin d’émettre des sons monstrueux 8. Proche égale-
ment de l’appareil de Johann Nepomuk Maelzel appelé Panharmonica,
le meuble acoustique balzacien est capable de reproduire les sons de
tous les instruments à vent, mais aussi du tonnerre, de la guerre… et
même du jardin des justes 9.
Il y aurait beaucoup à dire sur les nouvelles quêtes acoustiques, la « re-
cherche », les « instruments de recherche », les « chercheurs en son 10 »
et les « chercheurs de sons 11» en général. Pierre Schaeffer avouait qu’« à

. L uigi R ussolo , L’art des bruits, Lausanne, L’âge d’homme, 1975, p. 92-98.
. Cf. La Gazetta del Popolo, 22 septembre 1933 (in F.T. M arinetti , Teoria e invenzione
futurista – a cura di L. De Maria – Milano, Arnoldo Mondadori, 1968).
. Cf. Jean-Claude Risset, « Nouveaux gestes musicaux : quelques points de repère his-
toriques », in Les nouveaux gestes de la musique, Marseille, Parenthèses, 1999, p. 20.
. P.A. C astanet, Balzac et la musique, Paris, Michel de Maule, 2000, p. 35-40.
. Le sujet de Gambara deviendra celui d’un opéra d’Antoine Duhamel en 1978
(cf. L’avant-scène Opéra, hors série n° 7, coll. Opéra Aujourd’hui, Paris, Premières
Loges, 1995).
10. Auteur entre autres de L’éveil (2005), Hervé Birolini (né en 1969) se dit « cher-
cheur en son ».
11. Cf. G érard N icollet, Vincent B runot, Les chercheurs de sons, Paris, Alternatives,
2004.
« Ouvrir son cœur à la création » 249

force de multiplier des sons dans ses studios, la radio avait su se créer,
presque spontanément, des objets sonores nouveaux, d’origine acous-
tique ou électro-acoustique, et des possibilités jusqu’alors inconceva-
bles de manipulation et d’assemblage. Ainsi sont nées, à la R.T.F., des
recherches d’apparence marginale, qui se sont successivement appelées
« recherche de musique concrète », puis « de musique expérimentale »,
puis tout simplement, « recherches musicales 12». Il y aurait également
beaucoup à lire sur l’aspect fantastique des instruments de musique
présents notamment dans la littérature. Ainsi, à l’ère romantique, tout
est prétexte à faire des sons ! « Jean André Uthe avait inventé le xylhar-
monicon, Weidner le triphone, Dietz le mélodion, les deux Kaufman le
chordaulion (…). Si cette influence d’Hoffmann flatte d’une certaine fa-
çon le goût du bizarre, suscite des réalisations étranges, dans le domaine
des instruments de musique, elle ne suffit pas à tout expliquer 13 » note
cependant Joseph-Marc Bailbé. Complice et ami du Normand Marcel
Duchamp, Érik Satie n’avait-il pas envie de voir fonctionner dans ses dé-
lires ésotériques des « flûtes à piston (fa dièse) », « bec de cane (mi) »,
« clarinettes à coulisse (sol bémol) », « siphon en ut » de la famille des
« céphalophones », trombones à clavier (ré bémol) », « contrebasse en
peau (ut) », « baquet chromatique en si 14 » ? Plus pragmatique, l’auteur
de Parade (1917) n’avait-il pas introduit au sein de son orchestre sympho-
nique des sons « sur-réalistes 15 » tels que les roue de loterie, machine à
écrire, sirène, pistolet et autres bouteillophones 16 ?
D’une part, l’archétype du chef d’œuvre à l’ancienne a été remplacé par
des manifestations éristiques et des fêtes hybrides en l’honneur du hasard
(« installations », « performances », « happenings », « events »), expérien-
ces pluridisciplinaires, polyexpressives 17 pour lesquelles il ne resterait
plus – selon certains esprits chagrins – qu’une dilatation d’ersatz, un suc-
cédané d’éther, un brouillard artistique vite dissipé. « En fait, la popula-
risation et la vulgarisation du ready-made, ce qu’on pourrait appeler sa

12. P ierre S chaeffer , Machines à communiquer, Paris, Seuil, 1970, p. 26.


13. J oseph -M arc B ailbé , Le roman et la musique en France sous la Monarchie de
Juillet, Paris, Minard, 1969, p. 75.
14. Cf. P ierre -Daniel Templier , Érik Satie, Paris, Rieder, 1932.
15. C’est dans un compte rendu de Parade que Guillaume Apollinaire utilisera pour
la première fois l’expression « sur-réalisme ».
16. En dehors de George Antheil ou de John Cage… Francis Poulenc fera de même
pour instrumenter Les Mamelles de Tiresias (1947)
17. Cf. O livier L ussac , Happening & Fluxus – Polyexpressivité et pratique concrète
des arts, Paris, L’Harmattan, 2004.
250 Manières de faire des sons

démocratisation – des ready-mades pour tout le monde et partout – sont


responsables de la disparition du monde de l’art par siphonnage (sic)
ou encore par vaporisation de sa substance. L’invention du ready-made
avait désubstantialisé l’art en le rendant procédural. La généralisation
de cette nature procédurale le transforme en vapeur ou en gaz qui se ré-
pand partout. Le monde est envahi par une atmosphère esthétique 18»
conclut alors Yves Michaud.
D’autre part, contrairement aux vues futuristes désireuses d’émanci-
per la représentation de la narration, le Hörspiel a visé à faire enten-
dre un « cinéma pour l’oreille 19», comme l’a montré Rudolf Arnheim
dès le milieu des années 1930. Orientant le plus souvent le jeu sonore
vers des horizons mentaux parés d’images acoustiques saisissantes ou
insoupçonnées, les compositeurs de pièces radiophoniques 20 ont mis
en exergue les potentialités efficaces du ready-made dans toute l’épais-
seur sémantique de leur matière sonore. « Composer de la musique
avec les moyens radiophoniques m’a rendu capable d’accepter non
seulement les sons de l’environnement, mais également ceux de la té-
lévision, de la radio et de la Muzak, qui s’imposent quasiment partout
de manière constante 21» déclarait John Cage. Pensant la pièce radio-
phonique comme un « art appliqué », Mauricio Kagel fera de même en
convoquant – manière d’avoir des sons – le contenu de lieux communs
extraits de vrais ou faux messages de publicité radiophonique (Guten
Morgen, Hörspiels aus Werbespots – 1971) ou extraits de bruitages ca-
ractéristiques de films « western » passant à la télévision (Soundtrack,
ein Film-Hörspiel – 1974-1975).
En conséquence, contre vents et marées esthétiques, l’artifice sonore
a pu parfois très bien simuler le naturel omniprésent de l’objet trouvé
comme il n’a pas su outrepasser la complexité manifeste de sa propre
essence fabriquée. Sans parler des installations sonores événementiel-
les (Alvin Lucier, Stan Douglas, Trimpin, Karl Gerstner, Pierre Berthet,

18. Y ves M ichaud , L’art à l’état gazeux – essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris,
Stock, 2003, p. 55.
19. R udolf A rnheim , Radio, Paris, Van Dieren, 2005 (pour la traduction française).
20. Cf. A ndrea C ohen , Les compositeurs et l’art radiophonique (sous la dir. de J.Y
Bosseur), thèse de doctorat, Paris, Université de la Sorbonne, soutenue le 10 décem-
bre 2005.
21. in J ean -Y ves B osseur , John Cage, Paris, Minerve, 1993, p. 30.
« Ouvrir son cœur à la création » 251

Pierre Bastien…) ou des vastes fresques électroacoustiques narratives 22


qui ont jalonné le derniers tiers du x x e siècle, écoutez ce chant d’oiseau
solitaire – diffusé à l’époque grâce à un gramophone – qui se trouve in-
tégré aux « Pins de Janicule » extraits des Pins de Rome (1923) pour or-
chestre de Ottorino Respighi. Dans cette optique – manière de faire des
sons avec des objets concrets – Inlets (1977) de John Cage laisse agir
sur l’environnement sonore du spectateur des clapotis, des bulles qui
claquent à la surface de l’eau, et des crépitements de brindilles en feu.
De même, L’eau sourd, bruit, chante (1984) du designer sonore Pierre
Mariétan met en jeu et en scène électroacoustique le son de l’eau qui est
à entendre dans son offrande naturelle. Prônant une « conception plas-
tique de la musique 23 », l’art des sons captés de ce paysagiste musicien
met en parallèle la donnée aquifère en tant que modèle de base avec
des sources artificielles qui ont pour fonction de les représenter ou de
les reproduire (l’effet devenant – selon l’environnementaliste – parfois
« plus vrai que nature »).
Après les « musiques d’ameublement » imaginées par Érik Satie 24 et
Darius Milhaud 25 dès 1918 26 (et même illustrées à sa manière par Arthur
Honegger), après les diverses « musiques d’ambiance » de François Bayle
ou Bernard Parmegiani, les différentes formes d’audio arts 27, les « mu-
siques d’environnement » de Max Neuhaus et autres « Muzak » de Brian
Eno ou Michel Redolfi, que penser du « tonnerre d’appartement » prôné
par Henri Michaux dans La vie dans les plis ? :

22. Cf. P.A. C astanet, « Du naturel dans l’art – voyages à travers le sensoriel », Musique
et nature, Université de Rouen, Les Cahiers du CREM n° 3, mars 1987, p. 23-24. Lire
également : K atherine N orman , « Stepping Outside for a Moment : Narrative Space in
Two Works for Sound Alone » (Paul Lansky et Luc Ferrari), in Music, Electronic Media
and Culture, Aldershotm England,Edition Ashgate, 2000, p. 217-244.
23. Cf. F rançoise K altemback , « Pierre Mariétan : pour une conception plastique de
la musique », CD Jardins suspendus, Terra Ignota, TI 35-98, p. 2-3.
24. Cf. É rik S atie , Empreintes n° 7-8, Bruxelles, Éd. L’Écran du Monde, mai-juin-juillet
1950, p. 98. Texte repris par Ornella Volta (Erik Satie, Écrits, Paris, Éditions Champ
libre, 1977, p. 307-308).
25. Cf. Darius M ilhaud , Ma vie heureuse, Paris, Belfond, 1973.
26. « Cette musique (…) prétend contribuer à la vie, au même titre qu’une conver-
sation particulière, qu’un tableau de la galerie, ou que le siège sur lequel on est, ou
non, assis » (cf. R oger S hat tuck , Les primitifs de l’avant-garde, Paris, Flammarion,
1974, p. 187).
27. Cf. William F urlong , Audio arts, Discourse and Practice in Contemporary Art,
London, Academy Editions, 1994.
252 Manières de faire des sons

Au lieu de détruire tous les gamins des environs, on peut plus pacifiquement
faire régner le tonnerre dans l’appartement, ou dans la pièce d’où partent les cris
déchireurs de paix. Il y faut une grande force de volonté bruitante – sic – (une
certaine pratique des grands orchestres peut mettre sur le bon chemin). Dès
que c’est en train, ça va tout seul et peut durer longtemps et plus aucun cri ne
filtre à travers le barrage sonore. Il vaut mieux ne pas employer la fanfare, les
cuivres même imaginaires provoquant le mal de tête. Dans ce cas, pourquoi
se donner tant de mal ? Avec le tonnerre, pourvu qu’il soit bien maniable, on
doit pouvoir supporter le voisinage d’une heure et demie de galopins en ré-
création et criant. Plus, c’est difficile 28 …

Dans l’ordre acoustique trop grossièrement cerné par les futuristes 29 ita-
liens au poste de bruitistes associés, Pierre Schaeffer – au demeurant fa-
rouche opposant à l’art de Cage 30 – a affiné scientifiquement la position
de l’objet musical au sein du complexe sensoriel. Ainsi, il a dressé toute
une nomenclature de champs de conscience et mise en place une riche
arborescence de directions d’intérêt au regard du monde auditif. À ce
titre, le père de la musique concrète a pu écrire : « cessant d’écouter un
événement par l’intermédiaire du son, nous n’en continuons pas moins
à écouter le son comme un événement sonore 31 ». Or, sous de vrais-faux
critères de non-choix, en qualité d’inventeur du ready-made, Marcel
Duchamp a joué au chat et à la souris avec l’inférence, l’indifférence,
l’interférence et donc avec la différence 32. Chacun sait que ce « jeu » qui
« repose » et « amuse » ne produit « rien : ni biens ni œuvres 33 ».
Au sujet des ready-mades ou autres artefacts fabriqués en série, Duchamp
ne déclarait-il pas – en avril 1967 – que « l’important, c’est d’en choisir
un qui ne vous attire pas (…), c’est difficile, car n’importe quoi devient
beau si vous le regardez suffisamment longtemps. (…) Mon intention
était d’éliminer complètement toute notion de goût, de bon, de mauvais

28. H enry M ichaux , « Instrument à conseiller : le tonnerre d’appartement », in La vie


dans les plis, Paris, Gallimard, 1972, p. 17.
29. Cf. L uigi R ussolo , L’art des bruits, op. cit.
30. Cf. Daniel C harles , « Musique et an-archie », in La fiction de la postmodernité
selon l’esprit de la musique, Paris, PUF, 2001, p. 270-277.
31. P ierre S chaeffer , Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966, p. 271.
32. Cf. Moira Roth, Jonathan D. K atz, Difference / Indifference, Musing on Postmodernism
Marcel Duchamp and John Cage, Amsterdam, G + B Arts International, 1998.
33. Roger C aillois , Les Jeux et les Hommes – Le masque et le vertige, Paris, Gallimard,
1967, p. 7.
« Ouvrir son cœur à la création » 253

ou d’indifférent 34 ». Dans un ordre plus ludique qu’intellectuel (au sens


d’une « stratégie de jeu »), remarquons également que John Cage tiendra
à peu près les mêmes propos dans son ouvrage intitulé Silence : « l’inten-
tion la plus noble est de n’en avoir aucune » expliquera-t-il ; plus loin, il
écrira : « je ne m’occupe pas d’intentions, je m’occupe de sons 35 ». Dans
le domaine d’une projection insolite à court terme et d’un transfert immé-
diat, désireux d’atteindre le plaisir sans contrainte, Jean Tardieu préférera
s’extasier en ces termes : « Je verrai ainsi, autour du moindre de nos actes,
ce halo d’infinité qui lui confère sa grandeur. Le plus humble pichet sur
une table d’auberge peut devenir objet sacré : il suffit que je m’étonne de
sa présence, et le voilà parti, bercé par des flots absolus 36. »
Attaché à une référence plutôt décisionnaire, Roger Caillois a présenté les
structures propres du ludisme sous quatre catégories fondamentales 37,
autant de formes qui peuvent se croiser et qui épuisent le sens du mot
« jeu », au carrefour de la réglementation et de la liberté, de la conven-
tion et de l’innéité. À l’instar des agissements du ready-maker chevronné
ou dilettante, il est ainsi possible d’étudier par cette analyse comporte-
mentale la position de l’artiste en habit de « joueur ». Ainsi, entre sens et
interprétation, entre dépendance et indépendance, entre naissance et
formation, entre information et connaissance, j’ai pu déjà évoquer quel-
ques formes catégorielles d’attitudes vis-à-vis du ready-made avec objet
sonore 38 . L’autophonie (laisser faire ou non agir, catégorie de l’« alea » se-
lon Caillois) : on laisse l’objet trouvé se mouvoir sonorement de lui-même
(naturellement ou mécaniquement). La déductiophonie (soumission ou
servitude) : on est dépendant d’un objet sonore, on laisse l’objet exercer
son influence sur soi-même. Sui generis, le matériau est déduit de lui-
même. L’extraphonie (domination ou surenchère, catégorie de l’« agôn »
selon Caillois) : on tente d’imposer, d’influencer grandement – voire de
surclasser – l’objet. La sonoclastie (détournement ou perversion, ca-
tégorie mêlant le « mimicry » et l’« ilinx » selon Caillois) : on visite, on

34. « Some Late Thoughts of Marcel Duchamp : From an Interview with Jeanne
Siegel », in Arts Magazine, déc. 1968 / janv. 1969, p. 21. À ce propos, lire aussi : « Marcel
Duchamp parle des Ready Made », entretien avec Philippe Collin du 21 juin 1967,
Marcel Duchamp, Bâle, Musée Jean Tinguely / Éd. Hatje Cantz, 2002, p. 37-40.
35. J ohn C age , Silence, Paris, Denoël, 1970, p. 109 et p. 146.
36. J ean Tardieu , La part de l’ombre, Paris, Gallimard, 1967, p. 74.
37. R oger C aillois , Les Jeux et les Hommes, op. cit., p. 91, 122, 145-146.
38. Cf. P.A. C astanet, « De la sonodoulie, portrait de l’artiste musicien en ready-ma-
ker », in L’artiste, L’université des arts, Paris, Klincksieck, à paraître, 2006.
254 Manières de faire des sons

souille ou on détruit impunément un objet trouvé 39 ou un genre référen-


tiel (cf. la Messe de Liverpool de Pierre Henry ou les Baroque Variations
de Lukas Foss)… La sonodoulie (indifférence ou détachement) : on est
coupé de l’objet lui-même, on le laisse être ce qu’il est – principe cagien
par excellence. Les liens affectifs lâchent prise au profit d’un contexte
esthétique particulièrement neuf (des volières simplement amplifiées
par Mauricio Kagel pour Ornithologica Multiplicata 40 – 1968 – aux sif-
flements de récipients de métal pour La Ronde des bouilloires de Timm
Ulrichs 41 – 1995)…
Sacrifiant à la mode du « collector », l’objet (du latin objicere qui veut dire
« qui se jette ») devient icône que l’on garde et que l’on protège à l’image
du raffut provenant d’une porcherie et dont le son devient riche matière
à être entendue… comme une manière de contrepoint aux citations wa-
gnériennes (Dracula de Pierre Henry, 2002). Ceci s’appelle par exemple
Fontaine (ou Le Bouddha de la salle de bain 42), c’est un Duchamp. Cela
s’appelle par exemple Algéries 76, c’est un cycle d’œuvres 43 de Luc Ferrari
répertorié par les musicologues 44. En 1897, Alphonse Allais publie une
partition de papier à musique vierge intitulée Marche funèbre pour les
funérailles d’un grand homme sourd. Cette intention sera réitérée en 1992
par Takehisa Kosugi pour son Music Paper (un papier à musique vierge,

39. Cf. P.A. C astanet, « L’immanence dramaturgique de l’abject – Pour une histoire
sociale de l’avant-garde après 1960 », op. cit., p. 337-381.
40. Le thème de l’oiseau aux sons bruts ou formalisés, figurés ou enregistrés, a
émaillé toute l’histoire de la musique. En ce qui concerne son enregistrement utilisé
en tant que matériau basique pour une œuvre d’art, citons entre autres d’O t torino
R espighi : Les pins de Rome (1923), de F r ançois -B ernard M âche : Sopiana (1980),
ou de J ean -L uc H ervé : Sur lisière (2004)…
41. Cf. P.A. C astanet, Tout est bruit pour qui a peur, pour une histoire sociale du son
sale, op. cit., p. 182-183.
42. Cf. G uill aume A pollinaire , Marcel Duchamp 1910 -1918, Paris, L’échoppe,
1994, p. 21.
43. Accompagnée de diapositives, la série des Algérie 76 de Luc Ferrari se présente
comme des ready-mades déguisés en reportages sonores. Dans la première pièce,
on entend des paysans algériens discuter après la Révolution Agraire, sur fond de
musique locale. Dans la deuxième, la bande magnétique fait entendre des femmes
discutant entre elles ou chantant la Révolution dans une coopérative « socialiste ».
Ces objets sonores qui proviennent du continuum de la vie quotidienne sont extrê-
mement bruts et ne bénéficient d’aucun mixage ou toilettage en studio…
44. Cf. P.A. C astanet, « Luc Ferrari : Mnemosyne mise à nu », Luc Ferrari – Portraits
polychromes n° 1, Paris, Ina-GRM / CDMC, 2001, p. 9-26.
« Ouvrir son cœur à la création » 255

juste signé) 45. Le 12 janvier 1972, Fred Forest loue 150 cm² de papier
journal blanc dans Le Monde en apposant son nom en bas à droite de
l’encart 46. L’équivoque, la polysémie, la transposition, le rêve artistique
passent des simples mots de la « prose du monde » (comme dit Merleau-
Ponty) pour accéder à la valeur ajoutée du fétiche poétique divinisé, car
médiatisé. Dans cette mouvance, Morton Feldman a un jour posé une
question à Cézanne : « Êtes-vous Cézanne ou êtes-vous Histoire ? ». La ré-
ponse a été : « Choisissez à vos risques et périls. » Son ambivalence entre
être Cézanne et être l’Histoire est devenue un symbole de notre propre
dilemme 47 » a conclu le musicien new-yorkais.
Au niveau de la (re)production, le principe d’émancipation de l’objet qui
est mis en branle ou mis en perspective s’adresse autant à la photogra-
phie, à la vidéo, à la photocopie, au support du Compact Disc, au CD-
Rom… Comme le microscope a su révéler les entrailles de l’homme et
du monde, le microphone est à la sphère des sons ce que le zoom de la
caméra vidéo est à l’art du visible. John Cage ou Pierre Henry, Luc Ferrari
ou Christian Zanesi, La Monte Young ou Nicolas Frize, Knud Viktor 48
ou Yoko Ono 49, Claire Renard ou Louis Dandrel, Cyril Hernandez ou
Bernard Heidsieck, Claire Laronde ou Roxane Turcotte, Abril Padilla
ou Sébastien Roux, Andrea Cohen ou Laurent Sellier… ont ainsi usé du
médium microphonique comme révélateur grossissant d’infimes détails
sonores usuels ou a priori insignifiants 50, approchant de ce qu’Arthur
Danto appelle « la transfiguration du banal 51». Sans vouloir parler de la
citation filigranique qui rend juste hommage à un aîné ou un confrère

45. Cf. Tom J ohnson , « Minimalism in Music : in Search of a Definition », Catalogue


de l’exposition Minimalismos, un signo de los tiempos (11 juillet au 8 octobre 2001),
Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia / Aldeasa, 2001.
46. Cf. Paul A rdenne , Un art contextuel, Paris, Flammarion, 2002.
47. M orton F eldman , « Entre catégories », in Écrits et paroles (sous la dir. de J.Y.
Bosseur), Paris, L’Harmattan, 1998, p. 210.
48. Jouant avec le microphone comme avec un microscope sonore, Viktor a révélé
dans certaines de ses œuvres, le bruit des vers dans le bois, le son des crevettes, le
souffle des escargots…
49. Cf. Yoko Ono, Pamplemousse, Paris, Textuel, 2004 (pour la traduction française).
50. Cf. S ophie M. S tevance , « Marcel Duchamp, pour une symphonie de l’aléatoire »,
Vernon, L’Éducation musicale, nos 511-512, mars / avril 2004, p. 25.
51. A rthur Danto , La transfiguration du banal, Paris, Seuil, 1989.
256 Manières de faire des sons

durant quelques secondes 52, certains compositeurs se sont comportés


proprement comme Duchamp vis-à-vis de l’objet trouvé culturel. Ainsi,
si François Nicolas écrit que « l’objet trouvé est une chose qu’on dote,
par le regard, la préhension, la contextualisation d’une identité d’objet
dans le nouveau contexte où cette chose est apparue 53 », on peut sans
doute ajouter que cette cosa – si chère à Léonard de Vinci – peut être
accusée également par le strict médium de l’écoute.
La citation beethovénienne de Mauricio Kagel (Ludwig van – 1969)
comme l’emprunt lisztien de Pierre Henry (Concerto sans orches-
tre – 2000), l’écho de La Marseillaise dans le Tombeau de Claude
Debussy (1962) de Maurice Ohana comme la présence de Hey Jude des
Beatles dans le Requiem pour un jeune poète (1967-1969) de Bernd Alois
Zimmermann comme, l’environnement sonore de la roue de bicyclette
vissée sur un tabouret de Marcel Duchamp 54 (dont on peut faire tinter
les rayons métalliques avec des aiguilles à tricoter) comme le bruit du
cactus sonorisé que l’on époussette (bruit demandé par John Cage pour
Branches – 1976)… toutes ces manières insolites d’engendrer des ambian-
ces sonores, toutes ces intentions sonores d’obédience artistique mon-
trent autant de situations musicales prégnantes, si les dites opérations
sont mises en conditionnement spectaculaire. Allan Kaprow ne déclarait-
il pas à la fin des années 1950 que « dès que vous changez les conditions
d’un art, cela entraîne un conflit dans l’autre (ou au moins un contraste,
ce qui est suffisant pour attirer l’attention sur le changement) 55 ».
Le besoin du sacrilège, « le risque de la désacration – sic –, l’ambiguïté
du sacer n’existent cependant qu’aussi longtemps que persiste une re-
ligiosité – même sans religion 56» analyse à sa manière Jean Clair. Sans
l’audace du coup de force qu’implique le détournement des activités
fonctionnelles ou sans cet ébranlement vers l’extase qu’induit l’émanci-

52. Voir par exemple les œuvres de A. Berg, I. Stravinsky, B.A. Zimmermann, A.
Boucourechliev, F. Donatoni, I. Malec, E. Salmenhaara, A. Louvier, G. Grisey, T. Murail,
M. Levinas, P. Dusapin, T. Adès, V. Paulet… pour ne survoler que le x x e siècle.
53. Cf. F r ançois N icol as , « Questions sur l’exposé de Tom Johnson : Found
Mathematical Objects », http://www.entretemps.asso.fr/Seminaire/Johnson/de-
bat.html.
54. Tom Johnson a écrit une Musique pour la r(o)ue Marcel Duchamp à l’occasion
de l’inauguration de la « première rue Marcel Duchamp du monde » (à Paris, le 10
juin 1995).
55. A ll an K aprow, « Assemblages, environnements et happenings », in Art en théo-
rie 1900-1990, Paris, Hazan, 1997, p. 775.
56. J ean C l air , De Immundo, Paris, Galilée, 2004, p. 69.
« Ouvrir son cœur à la création » 257

pation des données structurelles vers le jeu esthétique (le « jeu du jeu »
dit Duvignaud), l’aura artistique du ready-made ne peut être appréhen-
dée ni reconnue. Faut-il rappeler que, pour certains, « les œuvres d’art
sont détruites dès que le sens de l’art disparaît 57 » ?
Dans ce sillage de l’espérance naïve et de l’étonnement spontané, re-
mémorons-nous peut-être ce qui peut passer comme la plus grande il-
lusion sonore du x x e siècle : les fameuses 4’33’’ de John Cage pour les-
quelles, en 1952, le public américain « était interprété 58 » sans le savoir.
Dans un espace protéiforme aux registres perpétuellement mobiles,
les trois mouvements de cet opus discretus étaient conçus pour n’im-
porte quel instrument restant inactif dans un pseudo silence environne-
mental. Engendrant un état hiératique parfait (satire muette du concert
bourgeois), la découpe tripartite devait refléter, en temps réel, le libre
jeu sonore de la contingence alogique et la rumeur insoupçonnée de
l’ambiance circonstanciée : bruits de fond divers (en l’occurrence, un
orage lors de la première audition publique), réactions non civilisées
du public… À propos de cette partition lacunaire – a priori « anartisti-
que » – l’auteur de Silence confesse : « En réalité, ce qui me plaît dans
cette pièce silencieuse est qu’elle peut être jouée n’importe quand,
mais qu’elle ne prend vie que lorsque vous la jouez. Et chaque fois que
vous l’exécutez, c’est une expérience prodigieusement vivante 59 ! ».
Passablement dépourvus face à la dissolution de la culture dans la na-
ture, de la déliquescence de l’art dans la vie, de l’épanchement de l’œuvre
dans la non-œuvre, de la dissémination de l’homme dans le monde, de
la contagion de la musique dans le silence, et de la distribution du bruit
dans l’art sonore, ne pouvons-nous pas affirmer que nous nous trouvons
au seuil d’une singulière expérience métaphysique ?
Dans cet ordre d’idée, Mikel Dufrenne rappelle que « prêter à l’objet es-
thétique quelque chose comme la transcendance du Dasein ; exprimer,
c’est se transcender vers un sens, et la lumière de ce sens, la qualité de

57. J ohann Wolfgang von G oethe , Maximes et Réflexions, Paris, Payot & Rivages,
2001, p. 93.
58. Considérant la production cagienne, Daniel Charles arrête trois étapes circons-
crivant les notions de création, interprétation et réception : « 1/ le compositeur se
réduit à n’être plus qu’un simple auditeur ; 2/ l’auditeur devient lui-même interprète ;
3/ l’interprète tend à se dissoudre dans ce qui est interprété » (Daniel C harles , La
fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, op. cit., p. 255).
59. J ohn C age , Pour les oiseaux (entretiens avec D. Charles), Paris, L’Herne, 2002,
p. 184-185.
258 Manières de faire des sons

l’atmosphère, fait surgir un visage nouveau de l’objet 60 ». Chacun aura


compris, à l’instar des travaux pluriels et des idées fécondes de Marcel
Duchamp 61, que l’une des données fondamentales de l’esthétique ca-
gienne réside dans l’extrême liberté de laisser vivre l’objet – en l’occur-
rence, le plus souvent le son ou le silence – et ce, d’une manière non
démonstrative, évasive, d’une façon flottante, non dirigiste. Si Tristan
Tzara proclame – en avril 1919, à Zürich – que « l’art a besoin d’une opé-
ration 62», Ben déclare – en août 1966, à Saint Paul de Vence (lors d’un
concert John Cage / Merce Cunningham) – que « la musique doit se li-
bérer de la musique 63 ». En l’occurrence, Cage qui a milité pour la « vie
des sons » a voulu également rendre plausible le projet de la « partici-
pation des sons à la vie » pouvant devenir – mais pas volontairement, et
c’est là toute la nuance – « une participation de la vie aux sons 64 ». Ainsi,
permettez-moi ce jugement personnel : si la musique se libère et tend
à s’épanouir naturellement dans la sonosphère basique de l’humanité,
sa cristallisation et son actualité ne doivent aucunement servir à narrer
concrètement la fable de l’humanité, à véhiculer des mots d’ordre sugges-
tifs, à colporter des messages nourris de concrétude ou à déployer des
signaux gorgés de sens métasonores. En revanche, elle peut laisser en-
tr’ouverte la porte de la métaphore, mais cela est une autre histoire 65.
En terme d’intention artistique, songeons peut être à la Joconde à mous-
taches : « plaisanterie très osée » qui a été commentée des milliers de
fois, « ready made modifié » signé par Duchamp en 1919, œuvre conçue
d’après le célèbre tableau de Léonard de Vinci. Avec cet état d’esprit de
visiteur d’art, Mauricio Kagel s’est plu à déformer les références paternel-
les de Bach, Beethoven et Debussy (dans la Sankt-Bach Passion – 1985) ;
Helmut Lachenmann s’est intéressé à Mozart (dans Accanto – 1975-
1976), Luciano Berio a rendu hommage à Mahler (dans Sinfonia – 1968-

60. M ichel D ufresne , Phénoménologie de l’expérience esthétique, Paris, PUF, 1953,


tome 1, p. 247.
61. Cf. S ophie M. S tevance , Impacts et échos de la sonosphère de Marcel Duchamp,
thèse de doctorat en musicologie (sous la dir. de P.A. Castanet), Université de Rouen,
soutenue le 3 octobre 2005.
62. Tristan Tzar a , « Proclamation sans prétention », Dada est tatou. Tout est Dada.,
Paris, Flammarion, 1996, p. 215.
63. D’après « (Tout) BEN Fluxus », L’altra America negli anni sessanta (sous la dir. de
F. Pivano), Milano, Arcana, 1993, vol. 2, p. 37.
64. J ohn C age , Pour les oiseaux, op. cit., p. 81.
65. Cf. P.A. C astanet, Tout est bruit pour qui a peur, pour une histoire sociale du son
sale, op. cit.
« Ouvrir son cœur à la création » 259

1969), Pierre Henry a pillé Beethoven (dans La Dixième Symphonie de


Beethoven – 1979)… De même, mais d’une manière insistante voire ob-
sessionnelle, l’Américain Lukas Foss s’est attaqué sauvagement aux pa-
ges de Haendel, Scarlatti, et Bach pour établir les partitions hybrides de
ses Baroque Variations (1967) 66. La modernité demande des ingrédients
extra-esthétiques. Theodor W. Adorno écrivait déjà juste après la seconde
guerre mondiale que la mission de l’art était « d’introduire le chaos dans
l’ordre 67 ». Néanmoins, si le geste de Duchamp tient plus de l’iconoclas-
tie 68 que de l’iconolâtrie, avançons que celui de Foss tiendrait plus de la
sonoclastie que de la sonodoulie.
Par ailleurs, au cœur de ces nomenclatures infinies qui tentent d’élever
un monument à la gloire de l’imagination, je me suis mis – en 2004 – à
composer pour le « porte bouteille » et la « Roue » de Marcel Duchamp.
Sans vouloir légitimer mes faits et gestes créatifs vis-à-vis de la sonosphère
de Duchamp, je voudrais néanmoins mettre en relation deux citations :
la première, qui est de Duchamp lui-même, date de 1961 : « En 1913, j’eus
l’heureuse idée de fixer une roue de bicyclette sur un tabouret de cuisine
et de la regarder tourner 69 ». C’est le début de l’élaboration – sous formes
de « notes de travail » – d’un système original de recherche dominé par
une méditation (sérieuse ou farfelue) sur les sciences exactes. De cette
activité grapho-philosophique résulteront différents genres de ready-ma-
des (simple, aidé, rectifié, imité, « imité-rectifié », servi, réciproque) selon
le degré d’intervention de l’artiste. La seconde, qui date de mars 2005,
provient d’une Lettre morte (à Marcel Duchamp) – inédite – écrite par le
metteur en scène Daniel Mayar : « Un règne a pris fin : celui du convenu
premier. Et inversement. Place aux trouvailles, aux répliques, aux pelles
et aux mécaniques rotatives et broyeuses de noir ou de chocolat ! une ère
nouvelle s’ouvre (délicieusement alternative, délicieusement érotique),
je devrai dire un cycle. Vous n’y êtes pour rien, votre Silence parlait pour
vous. Et la Roue de tourner… »

66. Disque 33 tours, New York, Nonesuch Records H-71202.


67. Theodor W. A dorno, Minima Moralia – Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot,
1991, p. 207.
68. Jouant volontiers sur l’ambiguïté et le paradoxe, Henri Meschonnic écrit que
« Marcel Duchamp, symbole du modernisme iconoclaste, est support idéal pour le
néo-classique et l’anti-moderne » (H enri M eschonnic , Modernité, Modernité, Paris,
Verdier, 1988, p. 204).
69. « À propos des « Ready-mades » », Duchamp du signe, Paris, Champs Flammarion,
1994, p. 191.
260 Manières de faire des sons

Sculpture à l’agogique primaire réalisée par Duchamp par pure « dis-


traction 70», la roue sur tabouret a donc servi de base à un spectacle de
théâtre musical intitulé Flagadapatafla (2005), en hommage à Duchamp.
La création a eu lieu à l’opéra de Rouen 71, mettant en valeur – entre
autres – les potentialités percussives des ready-mades de Duchamp,
lui qui prenait un malin plaisir à regarder tourner la roue de bicyclette
sur son axe, donc à l’écouter ! Il disait aussi qu’une boîte d’allumettes
« pleine est plus légère qu’une boîte entamée parce qu’elle ne fait pas
de bruit 72 » ! Parlant de « ready-made réciproque », il préconisait même
de « se servir d’un Rembrandt comme planche à repasser 73 » ; dans cet
esprit, je me suis servi d’un Duchamp comme instrument gyrophonique
de percussion ! De même, pour le projet de la pièce radiophonique The
City Wears a Slouch hat (1941), John Cage voulait prendre en considé-
ration la présence de sons environnementaux (là où se déroule l’action
de la pièce elle-même). L’auteur de Not Waiting to say Anything About
Marcel a ainsi déclaré : « si la pièce se déroulait à la campagne, il serait
naturel d’avoir des sons d’oiseaux, de criquets, de grenouilles, etc. Mais,
si c’était une pièce qui avait lieu en ville, il serait naturel d’avoir des sons
de trafic. En d’autres termes, je voulais élever l’effet des sons au niveau
des instruments de musique 74».
Duchamp était subjugué par la rotation de la Roue ; la potentialité du
sonore – ce « halo d’infinité » comme le chante Tardieu – semblait donc
omniprésente à l’esprit de l’auteur de l’Erratum musical. Du reste, dans les
notes accompagnant le projet des Moules mâliques, Duchamp pensait
que les moulages entendraient « les litanies que récite le chariot, refrain
de toute la machine-célibataire 75»… tout un univers mécanico-technolo-
gique 76 environnemental qui respire le musical, toute une technologie
imaginaire au service du sonore, lâchée à demi-mot. Au reste, comme a
70. Cf. M arc Partouche , Marcel Duchamp – J’ai eu une vie absolument merveilleuse,
Marseille, Images en Manœuvres Éditions, 1992, p. 41.
71. En janvier 2005 – 19 représentations à Rouen, ville où a vécu et où est enterré
M. Duchamp. Cf. R adosveta B ruzaud, « Théâtre musical : Flagadapatafla de Pierre
Albert Castanet et Daniel Mayar ou l’avènement du ready-made sonore », entretien
avec P.A. Castanet, Vernon, L’Éducation Musicale, à paraître en 2006.
72. Duchamp du signe, op. cit., p. 156.
73. Duchamp du signe, op. cit., p. 49.
74. In R ichard K ostel anetz , Conversations avec John Cage, Paris, Éditions des
Syrtes, 2000, p. 218-219.
75. Duchamp du signe, op. cit., p. 76.
76. Cf. P.A. C a sta net, « Théâtre musical contemporain : le ready made sonore
comme outil mécanico-technologique », colloque international Nuove risorse per
« Ouvrir son cœur à la création » 261

pu l’exprimer Luciano Berio en son temps, la musique – « c’est tout ce que


l’on écoute avec l’intention d’écouter de la musique 77 » (on sait peut-être
moins que ce même geste souverain se retrouve également dans l’« in-
tention de lecture 78 » de l’operator photographe, analysée subtilement
par Roland Barthes dans La chambre claire).
Pour revenir à l’aventure verbale, gestuelle et sonore 79 de Flagadapatafla,
certaines résonances d’objets ont alors tenu de l’insolite artistique et de
l’inouï primarisé ; et au hit-parade des différents jeux proposés, la fa-
meuse « Roue » de Duchamp a été, me semble-t-il, la grande gagnante
poétique du spectacle. Théorisant les premières pensées sur la moder-
nité, Vassili Kandinsky a noté que « l’œil ouvert, et l’oreille attentive trans-
forment les moindres sensations en événements importants 80 ». C’est en
somme, une question de réception, de connotation, d’éducation, de vo-
lonté et d’ouverture d’esprit ! Et puis, à l’instar de Paul Klee qui déclarait
dans son « Credo du créateur » que « l’art ne reproduit pas le visible ; il
rend visible 81 », je dirais volontiers que le ready-made sonore ne repro-
duit pas l’audible ; il rend audible !
Objectale (au sens bachelardien du terme, c’est-à-dire qui se rapporte
au monde, à un élément extérieur à soi 82), l’idée référentielle de valori-
sation sonore du ready-made a priori muet opère in absentia, comme
un prélude antinomique aux conventions responsables, responsabili-
sées ; comme un cri primal qui serait plus important que le mot civilisé
appris à l’école. Séparé de sa modélisation universelle, déconnecté du

l’educazione musicale : tecnologie musical e multimedialità, Montepulciano, 30°


Cantiere Internazionale d’Arte, 21-22 juillet 2005.
77. Cf. L uciano B erio , Entretiens avec Rossana Delmonte, Paris, Jean-Claude Lattès,
1983, p. 21.
78. Cf. R ol and B arthes , La chambre claire – Note sur la photographie, Paris, Cahiers
du cinéma / Éditions de l’étoile, Gallimard / Seuil, 1980, p. 122.
79. Par la suite, j’ai écrit – avec la collaboration de Daniel Mayar pour le livret et la
dramaturgie –, la musique d’un spectacle de rue intitulé Teoratorio dans lequel fi-
gurait – entre autres – un octuor de « roues de Duchamp » (création le 5 novembre
à Rouen).
80. Wassili K andinsky, Point et ligne sur plan, Paris, Gallimard, 1991, p. 27.
81. Paul K lee , Théorie de l’art moderne, Paris, Denoël, 1985, p. 34.
82. « L’imagination est curieuse des nouveautés du réel, des révélations de la matière.
Elle aime le matérialisme ouvert qui s’offre sans cesse comme des occasions d’ima-
ges nouvelles et profondes » écrit Gaston Bachelard (G aston B achel ard , La Terre
et les rêveries du repos, Paris, José Corti, 1948, p. 54). Il pourrait en être tout autant
vis-à-vis « d’occasions de sons nouveaux » et d’« inouï ».
262 Manières de faire des sons

quotidien concret, pulvérisé dans les champs de la nouvelle résonance,


le noyau dur du ready-made s’exhibe en éclats, dans la projection pata-
physique, dans l’au-delà de sa simple prestance. Alors le moindre souffle
« décibellique », la fréquence la plus brute, le silence le plus chargé de-
viennent germe émotionnel, force potentielle, présence artistique, œu-
vre d’art moderne. Jacques Henri Lévesque a écrit en 1955 qu’« une œu-
vre de Duchamp n’est pas exactement ce qu’on a devant les yeux, mais
l’impulsion que ce signe donne à l’esprit de celui qui le regarde 83. » ; là
encore, j’ajouterais volontiers : de celui qui l’entend.
Alors au regard de l’histoire, d’intrigue en scepticisme, d’ambiguïté en
ambivalence, de source naturelle en contrefaçon artificielle, l’art du
ready-made sonore verse autant dans le provisoire que dans l’universel,
faisant autant l’éloge de l’univalence primaire que de l’infinitude poten-
tielle. Alimentant la crisologie paradoxale des données esthétiques et
des critères ésotériques, il quitte sans ambages le même pour devenir
l’autre. Identique ou sali, décontextualisé ou sacralisé, contextualisé
autrement ou désacralisé… il préside aux destinées de l’art entre l’igno-
rance, la moquerie des sourds et l’extase fière des percepteurs d’audace.
À l’aube du xxi e siècle, le ready-made – visuel, textuel 84 ou sonore – nous
conduit encore et toujours in aliore loco car, en dehors de la délocalisa-
tion effective, il incite paradoxalement à la réfection inconsciente et à
l’oubli conscient. Il focalise la faculté de parution ou de disparition de ce
qui est ; il galvanise le pouvoir d’apparition de ce qui semble caché, dé-
guisé, ignoré, impensé, insensé. À travers ce prisme ludico-chaotique, il
est donc permis de croire en la présence d’un nouveau potentiel sonore,
de lui prêter quelque crédit et d’espérer voir cet accroissement d’être qu’il
porte intrinsèquement en lui (manière de faire tout simplement de nou-
veaux sons sans passer par la technologie sophistiquée).
L’art du ready-made sonore se doit de se cristalliser en un médium iden-
titaire croisant, dans une zone de non-droit, des objets concrets et des
éléments indicibles ; là où, à travers les significations abolies et les dé-
signations perdues – pour paraphraser Gilles Deleuze : « le vide est le
lieu du sens ou de l’événement qui se composent avec son propre non-

83. « La leçon de Marcel Duchamp », The United States Lines Paris Review, 1955.
84. Je pense par exemple aux vertus purement acoustiques de la poésie sonore. Ainsi
que le déclare Gerhard Rühm, « un poème sonore doit, à partir des sonorités qui en-
trent dans sa composition, transmettre une information appréciable uniquement à
travers la réalisation acoustique du texte » (in Vincent B arras et N icholas Z urbrugg ,
Poésies sonores, Genève, Contrechamps, 1992, p. 1).
« Ouvrir son cœur à la création » 263

sens, là où n’a plus lieu que le lieu 85. » Tout le secret de « l’objet trouvé
artistique » réside dans l’idée mystérieuse des « esprits conducteurs 86 » :
du transfuge objectal à l’évaporation esthétique, de la métamorphose
auratique à la passation d’âme, « j’ouvre mon cœur à la création 87 » dé-
clarait Tzara. Adopté par le champ théorique de « l’information esthéti-
que 88 », l’esprit du ready-made naît donc du hasard, de l’opportunité, de
l’inattendu, de l’étonnement, du détournement, de l’inédit, du rapport
contextuel, de la résonance inouïe (de sens ou d’esprit, de cœur ou d’évé-
nement), plaçant en exergue les dialectiques de la métaphore et de la
métonymie, de l’imagination et de la perception, de la perplexité et de
la subjectivité, du désordre naturel et de l’harmonie feinte.
Par le « choc » hardi de la puissance cachée de l’art 89, il s’agit de déclen-
cher ou de libérer (consciemment ou non) des éléments de syntaxe
utopique qui révèlent une forme poétique à ses membres fantômes, à
ses fantasmagories potentielles, qui acquiescent aux propositions fan-
taisistes de ses propres fantasmes sonores (textuels ou visuels), et qui
satisfont – naturellement et dans la plus grande liberté fantasque – à ses
multiples possibles inattendus.

Pierre-Albert Castanet est musicologue,


professeur à l’Université de Rouen et au CNSP.

85. G illes D eleuze , Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 162.


86. Expression de Victor Hugo extraite des Mages (1856), poème inclus dans Les
Contemplations (Victor H ugo , Œuvres poétiques, Paris, Gallimard / Bibliothèque
de La Pléiade, 1967, tome II, p. 780).
87. Tristan Tzar a , « Note sur l’art » – 1917 –, Dada est tatou. Tout est Dada., op. cit.,
p. 241.
88. L’information esthétique, « se réfère au lieu d’un répertoire universel, au réper-
toire des connaissances communes au transmetteur et au récepteur et reste théori-
quement intraduisible dans une autre « langue » ou systèmes de symboles logiques
puisque cette langue n’existe pas » (A br aham M oles , Théorie de l’information et per-
ception esthétique, Paris, Denoël/Gonthier, 1972, p. 196).
89. « Sans choc, il ne peut y avoir d’art » disait l’artiste peintre Antoni Tapies (A ntoni
Tapies , La pratique de l’art, Paris, Gallimard, 1984, p 52).
La part gestuelle du sonore :
expression parlée, expression dansée
Main et narration chez Walter Benjamin 1
Anne Boissière

Le titre que j’ai choisi fait explicitement référence à un propos de Walter


Benjamin figurant à la fin de son essai de 1935 sur le langage, Problèmes
de sociologie du langage. Cet essai est un « compte rendu collectif », il se
présente comme une recension d’un certain nombre de théories sur le
langage datant des années 30, et à ce titre il a un contenu assez foison-
nant voire hétéroclite. Il est toutefois l’occasion pour Benjamin d’avan-
cer une thèse personnelle sur le langage, qui s’affirme tant au plan de la
méthode adéquate dans l’approche du langage qu’au plan d’une concep-
tion du sonore. Benjamin avance l’exigence d’une sociologie du langage
dont il précise de façon oppositive le statut : celle-ci n’est pas une ap-
proche sémantique qui s’attacherait à la seule signification du langage.
S’écartant de la conception linguistique, il relie la sociologie du langage
à une « physiognomonie de la langue 2 ». Cette thèse méthodologique se
redouble d’une conception du son à première vue surprenante. À la fin de
son texte, en se référant à deux théoriciens du langage qui n’ont d’ailleurs
entre eux aucun rapport direct, Richard Paget qui est un scientifique,
membre de la société de physique de Londres, et Marcel Jousse savant
jésuite, futur auteur de L’anthropologie du geste 3, Benjamin affirme que
ce qui est premier, « c’est le geste, non le son 4 ». Ce qu’il retient donc de

. Ce texte a déjà fait l’objet d’une publication sur la revue électronique DEMeter,
Juin 2004, revue électronique du Centre d’Étude des Arts Contemporains de l’Uni-
versité de Lille 3 dirigée par Vincent Tiffon, références : www.univ-lille3.fr/revues/
demeter/manieres/boissiere.pdf
. Walter Benjamin, « Problèmes de sociologie du langage », Œuvres III, Paris, Gallimard,
folio essais, traduction par Maurice de Gandillac revue par Pierre Rusch, p. 41
. M arcel J ousse , L’anthropologie du geste, Paris, Resma, 1969
. Problèmes de sociologie du langage, op. cit., p. 38
266 Manières de faire des sons

ces deux théoriciens est que l’un et l’autre, à travers leur approche du
langage, accordent que « l’élément phonétique est fondé sur un élément
mimico-gestuel 5 ». Et c’est cette idée qu’il reprend, cette fois-ci à partir
d’une parole de Mallarmé sur la danse, en écrivant qu’il faut situer « dans
une seule et même faculté mimétique les racines de l’expression parlée
et de l’expression dansée 6 ».
C’est ce rapport entre le son et le geste, chez Benjamin, que je sou-
haite explorer et comprendre. Pour cela, je propose de m’arrêter sur un
texte exactement contemporain, Le Narrateur (ou Le conteur selon la
traduction) afin d’y voir se construire cette conception gestuelle du so-
nore qui n’est qu’esquissée et suggérée dans Problèmes de sociologie
du langage. Aussi serai-je attentive dans cet essai à tout ce qui concerne
le geste, effectivement présent à travers la thématique de la main. C’est
donc le rapport que Benjamin établit entre la main et la narration ou le
récit que je propose d’envisager et de comprendre, partant de l’idée que
la main, ici, est précisément cet élément mimico-gestuel du sonore qu’il
oppose de façon explicite dans Problèmes de sociologie du langage à
la conception phonologique du son comme signifiant, mais également
à la conception onomatopéique traditionnelle à laquelle il reproche une
conception non historique de la mimesis.

La narration comme art chez Benjamin et le style oral


mnémotechnique selon Jousse

Le Narrateur est un texte complexe, dont je n’épuiserai évidemment pas


la signification. Je m’attacherai à y travailler un thème toutefois puissant
pour sa compréhension, à savoir le lien essentiel qui relie la narration
ou le récit à la main, ainsi que Benjamin l’explicite à la fin de l’essai
quand il écrit en commentant une citation de Valéry : « L’âme, l’œil et la
main se trouvent ici mis en rapport. Par leur interaction, ils définissent
une pratique. Mais cette pratique ne nous est plus familière. Le rôle de
la main dans la production est devenu plus modeste, et déserte la place
qu’elle occupait dans le récit (Car celui-ci, dans sa dimension sensible
n’est nullement l’œuvre de la seule voix. Dans le véritable récit, la main
aussi doit intervenir, par les gestes rodés dans le travail, elle soutient de
mille manières ce que la bouche dit) 7. » Ce lien essentiel que Benjamin

. idem
. Problèmes de sociologie du langage, op. cit., p. 40-41
. « Le conteur, Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov », Œuvres III, Paris, Gallimard,
folio essais, traduction par Maurice de Gandillac revue par Pierre Rusch, p. 149-150
– je souligne –.
La part gestuelle du sonore 267

pose entre la main et le récit justifie que la narration, qui est une forme
de langage, ne se laisse pas saisir à travers son seul sens ou sa seule si-
gnification : la narration est avant tout une pratique, et plus précisément
encore une pratique « artisanale » : « l’art de conter présente un caractère
artisanal 8. » En cela j’aimerais montrer qu’elle engage une théorie du so-
nore, au titre de deux motifs déterminants qui ne sont autres que deux
aspects du caractère artisanal de la narration. Le premier motif est celui
de l’écoute, que Benjamin introduit à propos de l’utilité de toute vraie
narration, « porter conseil » : « dans tous les cas le conteur est un homme
de bon conseil pour son public. Si l’expression “ être de bon conseil ”
commence aujourd’hui à paraître désuète, c’est parce que l’expérience
devient de moins en moins communicable. C’est pourquoi nous ne som-
mes plus de bon conseil, ni pour nous ni pour autrui. Porter conseil, en
effet, c’est moins répondre à une question que proposer une manière
de poursuivre une histoire (en train de se dérouler) 9. » La narration ne
désigne ni le pôle objectif, l’histoire en elle-même, ni même d’abord la
production langagière considérée du point de vue du narrateur. Comme
Benjamin le dit à propos de l’utilité pratique de la narration comme sa-
gesse, elle doit permettre avant tout à l’autre de raconter à son tour une
histoire, sa propre histoire. La narration, avant de désigner le pôle pro-
ducteur, désigne le pôle réceptif, ou plus exactement elle ne se définit
comme production langagière qu’à partir du pôle réceptif. La narration
se définit comme réponse, mais non pas comme réponse de l’autre à
une question qu’on aurait soi-même posé, elle est la propre réponse de
celui qui a pu écouter. Il n’y a pas de narration sans écoute : « L’art de
raconter les histoires est toujours l’art de reprendre celles qu’on a enten-
dues, et celui-ci se perd, dès lors que les histoires ne sont plus conser-
vées en mémoire 10. »
Ainsi un second motif vient s’ajouter, qui précise ce statut auditif de la
narration en le liant à la mémoire. Écouter non pour comprendre selon
le postulat de la linguistique, mais écouter avant tout pour retenir : « On
s’est rarement rendu compte que la relation naïve de l’auditeur avec le
conteur est dominée par l’envie de retenir l’histoire racontée 11. » L’utilité
de la narration n’est pas seulement la sagesse, dans le bon conseil, elle
est de constituer une mémoire dont Benjamin dit précisément qu’elle dé-
cline progressivement avec l’émergence de la reproduction technique
liée à l’invention historique de l’imprimerie. Écouter pour mémoriser, ou

. Le conteur, op. cit., p. 127


. Le conteur, op. cit., p. 119
10. Le conteur, op. cit., p. 126
11. Le conteur, op. cit., p. 134
268 Manières de faire des sons

mémoriser parce qu’on peut écouter selon les modalités d’une mémori-
sation qui disparaîtront historiquement avec la fin de l’art de narrer, tel
est le second motif de la narration comme artisanat.
Que l’écoute soit liée à la mémoire et non pas à la compréhension, ou
même au plaisir, doit interpeller. Car à l’inverse cela signifie que cette
mémoire narrative n’est pas liée à l’écriture. Si Benjamin insiste sur le
caractère oral de la narration qui est une « expérience transmise de bou-
che à bouche 12 », en même temps il déplace la traditionnelle opposition
entre l’écrit et l’oral, rapportant la mémoire narrative à la seule écoute,
affirmant donc que la narration ne se confond pas avec l’oral mais qu’elle
désigne une mémoire orale, une tradition orale. C’est donc cette idée
qu’il faut tenter de comprendre, celle d’une mémoire orale, ce que je pro-
pose de faire en effectuant un détour par la pensée de Marcel Jousse que
Benjamin cite dans Problèmes de sociologie du langage.
Benjamin, apparemment, n’a pas une connaissance directe de Marcel
Jousse et la référence qu’il fait à son travail est celle d’un commentaire,
celui de Frédéric Lefèvre 13. Toutefois on peut s’autoriser de ce détour à
proportion de l’intérêt tout particulier que Jousse a porté au style oral
mnémotechnique dans son texte paru à l’époque « Le style oral rythmi-
que et mnémotechnique 14 ». Le travail de Jousse permet de mieux com-
prendre l’articulation forte que Benjamin établit, à propos de la narration,
entre écoute et mémoire. Je ne retiendrai donc de l’œuvre de Jousse que
les éléments susceptibles d’éclairer cet aspect de la pensée de Benjamin,
c’est-à-dire ce qui se rapporte chez lui à la compréhension des récita-
tions orales dans les civilisations anciennes. C’est sur l’intérêt de Jousse
pour les récitateurs de style oral, capables de retenir sans la médiation
de l’écriture des récitatifs extrêmement longs, pour les réciter, les varier
et les transmettre, que j’insisterai. L’analyse que fait Jousse du style oral
mnémotechnique repose sur trois éléments : premièrement sur une com-
préhension du « style oral » – c’est-à-dire de la production sonore des ré-
citateurs –, à partir du « style manuel » ; deuxièmement sur l’ancrage psy-
chophysiologique de ce style manuel à travers « la loi du parallélisme »
qui le conduit à ce propos à introduire l’idée de « schèmes rythmiques » ;
enfin sur le lien qu’il établit entre cette rythmisation du style oral, dont
l’ancrage est psychophysiologique, et la mémoire orale. Reprenons ces

12. Le conteur, op. cit., p. 116


13. F rédéric L efèvre , Marcel Jousse, une nouvelle psychologie du langage, Paris,
Librairie de France, coll. Les Cahiers d’Occident, 1926, I, 10
14. M arcel J ousse , « Le style oral rythmique et mnémotechnique chez les verbo-
moteurs », Archives de philosophie, volume II, 1924, cahier IV Étude de psychologie
linguistique, Paris, Beauchesne, p. 1-241
La part gestuelle du sonore 269

trois points, et d’abord le présupposé qui conduit Jousse à introduire et


développer l’idée d’un style manuel. La conception de Jousse d’un style
manuel s’ancre dans l’idée que la tendance fondamentale de l’homme,
livré à sa spontanéité, est une tendance mimique. Ce thème est d’ailleurs
aussi celui de Benjamin dans ses premiers essais dits matérialistes sur
le langage qui datent de 1933 Sur le pouvoir d’imitation et Théorie de la
ressemblance. Selon Jousse, le premier rapport de l’homme au monde
est une danse, une gestuelle, dont le son, comme le retient Benjamin
dans Problèmes de sociologie du langage, ne sera qu’un accompagne-
ment, qu’un adjuvant audible tardif. En étudiant le style manuel, Jousse
se propose d’en dégager et d’en comprendre la logique ou la rationalité à
partir « des gestes propositionnels », qui sont à la fois logiques et expres-
sifs. L’homme de style manuel mime les actions des êtres qu’il perçoit,
par exemple l’action de voler pour l’oiseau – qui est d’abord « volant »
–, mais également les actions des êtres entre eux, sous forme d’une pro-
position gestuelle qui relie par l’action un agissant et un agi : par exem-
ple le « volant » – l’oiseau – « mangeant » le « nageant » – le poisson. Ce
sont ces actions mimétiques dans leur coordination que Jousse étudie
à travers les gestes propositionnels du style manuel. Mais l’important est
aussi que ce style manuel, qui est mimique, marque pour l’homme une
première possession intellectuelle du monde. Jousse ne sépare pas sa
conception génétique du langage, qui s’organise à partir du mimisme,
d’une conception également génétique de la pensée humaine, selon un
motif qui ne peut laisser indifférent Benjamin dans son effort d’élabora-
tion d’une pensée matérialiste de l’homme, soucieuse d’étudier le pro-
cessus historique par lequel l’homme, dans son rapport à la nature, se
produit comme homme, c’est-à-dire comme être vivant doué de langage
et de pensée. Toutefois, et c’est le second élément, Jousse adjoint dans
son explication du style manuel – justifiant d’ailleurs l’idée de style plu-
tôt que de langage manuel ou gestuel – une autre considération qui n’est
pas indifférente à son analyse de la mémoire orale : la loi du parallélisme.
Quand le gesticulateur s’est accoutumé jusqu’à la routine à mimer toutes
les actions de l’univers, il se sent poussé malgré lui à balancer ces ges-
tes par deux ou trois, c’est-à-dire à adopter un rythme gestuel qui tient
compte des contraintes organiques. Jousse tient que les gestes proposi-
tionnels, assimilés, devenus routiniers, finissent par obéir à des schèmes
rythmiques, c’est-à-dire à des balancements qui sont tout autant d’ordre
physiologique que sémantique. Les gestes propositionnels acquièrent
un certain automatisme, deviennent des « clichés » ou des « formules »
pour autant qu’ils obéissent à cette rythmisation qui définit le statut psy-
chophysiologique des gestes propositionnels. Enfin, c’est à partir de là
qu’il explique les récitatifs de style oral, en disant tout d’abord, ainsi que
270 Manières de faire des sons

le retient Benjamin, que le style manuel est arrivé à une admirable per-
fection bien avant l’utilisation affinée du son, le son ne venant d’abord
que préciser la gesticulation bien qu’il prenne ensuite une importance
de premier ordre – ce qui n’empêche pas l’analyse du son de rester dé-
pendante d’une psychologie voire d’une anthropologie du geste, la ges-
ticulation laryngo-buccale qui permet sa production n’étant qu’un dé-
calque ou la transposition auditive du geste manuel visible, plus global
et primitif. Jousse pointe de façon négative ce moment où à travers l’évo-
lution des civilisations, la vie du son commence à vivre de sa vie propre,
se détachant du style manuel. Mais ce qu’il retient précisément pour le
style oral mnémotechnique des civilisations anciennes est l’articulation
qui y existe encore entre le style manuel et le style oral. Les récitatifs sont
des productions sonores, et non pas gestuelles ou manuelles, mais el-
les sont essentiellement liées à la rythmisation qui qualifie le style ma-
nuel. Les récitations sont des productions sonores encore rythmées par
les clichés ou la schématisation binaire ou ternaire du style manuel. Et
c’est ce qui explique la facilité avec laquelle les récitateurs peuvent les
mémoriser par l’audition pour ensuite les réciter : non à proportion de
leur sens mais en raison de leur rythmisation qui obéit à une loi psycho-
physiologique. « Le développement de ces clichés se fait automatique-
ment, suivant des règles fixes. Seul leur ordre peut varier. Un bon guslar
– récitateur nomade chez les Slaves Méridionaux – est celui qui joue de
ses clichés comme on joue avec des cartes, qui les ordonne diversement
suivant le parti qu’il veut en tirer 15 ». Aussi Jousse insiste-t-il sur l’utilité de
ce style oral, qui n’est pas simplement moyen communicationnel mais
outil didactique dans l’élaboration et la transmission du savoir de ces
sociétés humaines sans écriture.
Chez Jousse la récitation orale, en vertu de son caractère mnémo-
technique, n’est pas sans rapport avec la narration chez Benjamin. Si
les récitatifs peuvent être mémorisés par l’écoute, ce n’est pas en vertu
de leur sens, mais de leur dimension psychophysiologique que Jousse
appréhende à travers leur rythmisation, qui leur confère le statut de cli-
chés ou de formules qui peuvent être retenues, reprises, produites, va-
riées, dans l’engagement entier de l’homme oral et manuel qu’est le ré-
citateur de style oral.

La signification de la main chez Benjamin

Les présupposés de Marcel Jousse relatifs à son analyse du style oral


sont à bien des égards éclairants quant à l’approche benjaminienne de
15. F rédéric L efèvre , op. cit.
La part gestuelle du sonore 271

la narration dans son rapport à la main. Toutefois Benjamin développe


sa pensée dans une perspective évolutive qui est en revanche totalement
étrangère à Jousse. La perspective de Benjamin s’inscrit dans l’horizon
d’une pensée historique qui est matérialiste et dialectique, et c’est pour-
quoi la main ne renvoie chez lui ni au style manuel ni aux récitations ora-
les ; la naissance de l’écriture, et a fortiori de l’imprimerie ne suscite pas
non plus chez lui le passéisme qu’on trouve au contraire chez Jousse. La
thématique de la main, chez Benjamin, se construit comme on l’a vu à
travers celle de l’artisanat, et prend sens dans le cadre plus général d’une
pensée du déclin de la narration lié non à l’écriture en elle-même, mais
à la reproduction technique de l’écriture, c’est-à-dire à l’imprimerie. On
ne peut interpréter chez lui la signification de la main sans interroger
l’effort qui est le sien de penser l’émergence historique des techniques
de reproduction, ce qu’il fait dans Le Narrateur pour la littérature, mais
ce qu’il fait exactement à la même période à travers le thème du déclin
de l’aura en rédigeant son essai L’œuvre d’art à l’ère de sa reproduction
technique. Le rapport entre la main et le récit ou la narration, chez lui,
s’étaye sur une perspective historique qu’il indique précisément à travers
l’artisanat. Ainsi indique-t-il, à propos de l’écoute mnémotechnique de la
narration : « l’art de raconter les histoires est toujours l’art de reprendre
celles qu’on a entendues, et celui-ci se perd, dès lors que les histoires
ne sont plus conservées en mémoire. Il se perd, parce qu’on ne file plus
et qu’on ne tisse plus en les écoutant. Plus l’auditeur s’oublie lui-même,
plus les mots qu’il entend s’inscrivent profondément en lui. Lorsque le
rythme du travail l’occupe tout entier, il prête l’oreille aux histoires de telle
façon que lui échoit naturellement le don de les raconter à son tour » .
Benjamin relie la narration à la main dans la mesure où la main ne dési-
gne pas seulement l’organe physique, mais renvoie à l’activité artisanale,
au geste artisanal : filer et tisser en écoutant.
Ce sont les textes sur Baudelaire, et notamment celui de 1939 Sur quel-
ques thèmes baudelairiens, qui permettent de préciser les détermina-
tions spécifiques d’une telle pensée du geste, dans l’opposition que fait
Benjamin entre le geste artisanal qu’il relie à « l’exercice » et à la « mé-
moire », et le geste devenu automatique qu’il relie au « dressage » et au
« choc » : « Ne confondons surtout pas dressage et exercice. Au temps
de l’artisanat, l’exercice jouait seul un rôle déterminant : à l’époque des
manufactures, il a pu conserver une fonction. C’est grâce à lui, dit Marx,
que « chaque branche de la production trouve, par expérience, la forme
technique qui lui convient… Par le dressage qu’opère la machine, le
travailleur « inhabile » subit une profonde perte de dignité. Son travail
272 Manières de faire des sons

devient imperméable à l’expérience 16 ». L’automatisme du geste, chez


Benjamin, renvoie aux analyses de Marx sur le travail et sur les condi-
tions humaines du travail dans l’industrie capitaliste : les travailleurs sa-
lariés confrontés à la machine sont contraints d’apprendre à « adapter
leurs mouvements au mouvement continu et uniforme de l’automate 17 ».
Toutefois on trouve chez Benjamin une extension de ce thème marxiste
lié au travail machinique dans l’industrie, qui affleure également à pro-
pos de l’analyse de l’audition dans Le Narrateur. L’automatisme des ges-
tes, qui marque la disparition de l’écoute narrative, est lié à la ville, selon
le thème que Benjamin développera dans ses réflexions sur Baudelaire,
à travers la foule mais également l’analyse des mutations spatiales de
Paris au xix e siècle. L’automatisme des gestes ne qualifie pas seulement
l’activité du travail salarié d’une classe sociale historiquement détermi-
née, le prolétariat, mais renvoie chez lui aux modalités générales d’une
existence humaine confrontée au devenir technique. L’automatisme des
gestes est analysé non à partir de l’activité du travail mais de « l’expé-
rience du choc 18 », qui définit le devenir de la perception humaine dans
le monde technique et à propos de laquelle Benjamin parle de « percep-
tion traumatisante 19 ». Si l’automatisme des gestes, dans le texte de 1939
sur Baudelaire, s’inscrit dans l’horizon d’une pensée du déclin de l’expé-
rience ou du déclin de l’aura, et non pas dans le strict cadre de la pensée
de Marx qui est liée au travail, c’est dans la mesure où Benjamin y pour-
suit l’effort d’une qualification historique de la perception humaine, dont
la photographie marque pour lui une étape décisive. Les modalités de
cette mutation historique coïncident avec une mutilation de la percep-
tion humaine : « des yeux qui ont perdu le pouvoir de regarder 20 », mais
aussi des oreilles qui ont perdu le pouvoir d’écouter.
La signification de l’artisanat, dans Le Narrateur, doit être envisagée
à partir de là. L’artisanat ne désigne pas seulement une période histori-
quement déterminée, mais qualifie un état historique de la perception
humaine, et notamment ici de l’écoute. L’activité artisanale ne désigne
pas seulement les modalités historiques du travail humain, mais les mo-
dalités historiques de l’engagement de l’être humain dans son rapport

16. Walter B enjamin , « Sur quelques thèmes baudelairiens », Charles Baudelaire,


Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot, 1979, traduction par Jean
Lacoste, p. 181
17. Walter B enjamin , Charles Baudelaire, op. cit., p. 180
18. Walter B enjamin , Charles Baudelaire, op. cit., p. 179
19. Walter B enjamin , Charles Baudelaire, op. cit., p. 180
20. Walter B enjamin , Charles Baudelaire, op. cit., p. 201
La part gestuelle du sonore 273

au monde et aux autres hommes. Aussi la signification que Benjamin at-


tache à la main diffère-t-elle sensiblement de l’analyse marxiste. Comme
Engels, il tient que la main n’est pas seulement l’organe du travail mais
le produit du travail 21, signifiant par là que la main décrit un état histo-
rique de l’homme dans son rapport à la nature et aux autres hommes.
Mais pour Benjamin ce rapport n’est pas seulement pensé à travers la
production, c’est-à-dire dans une perspective économique, il veut être
appréhendé dans une perspective qui est esthétique, le terme désignant
ici une « théorie de la perception 22 ». Aussi la distinction de Marx entre
l’outil et la machine – l’outil est mû par les forces de l’homme, il est outil
de l’organisme humain alors que la machine est mue par une autre force
que la force humaine, la machine est totalement émancipée de la force
humaine – est-elle élaborée chez Benjamin à partir d’autres présuppo-
sés et dans une autre direction.
Dans l’analyse qu’il fait de l’automatisme des gestes, c’est la notion de
rythme qui est importante, précisément celle que l’on trouve dans Le
Narrateur à propos de l’écoute narrative : « lorsque le rythme du travail
l’occupe tout entier, il (l’auditeur de la narration) prête l’oreille aux his-
toires de telle façon que lui échoit naturellement le don de les raconter
à son tour 23. » À travers la machine et plus généralement l’automatisme,
Benjamin pense la disparition du rythme de l’activité artisanale, dont
l’ancrage manuel impose le rythme des conditions physiologiques de
l’organisme humain. C’est ici la distinction implicite qu’il fait entre ce
rythme de l’activité artisanale et le rythme de l’automatisme des gestes
qui est pertinente, et qui permet d’expliquer l’opposition centrale dans
Le Narrateur entre l’artisanat et l’imprimerie, c’est-à-dire entre une tech-
nique qui est manuelle d’un côté, la narration, et une technique de re-
production qui est machinique de l’autre, qui marque la fin de l’art de
narrer. La main désigne l’ancrage organique de l’activité technique hu-
maine, qui disparaîtra avec la machine. Aussi ce qui définit le geste ar-
tisanal dans sa dimension d’« exercice », est qu’il n’est pas totalement
étranger aux conditions organiques qui constituent l’être humain comme
être vivant. C’est ce qu’indique la notion de rythme. Le rythme artisa-

21. E ngels , Dialectique de la nature, Trad. par Denise Naville, préface, introduction
générale et notes par Pierre Naville, Paris, 1950 : « La part du travail dans la transi-
tion du singe à l’homme », p. 376 sq., cité par Jean Brun, La main et l’esprit, Paris,
PUF, 1963, p. 43
22. Wa lt er B enja min , L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (pre-
mière version), Paris, Gallimard, folio essais, 2000, traduction française par Rainer
Rochlitz, p. 110
23. Walter B enjamin , Le conteur, op. cit., p. 126
274 Manières de faire des sons

nal, par rapport au rythme machinique qui est en totale extériorité avec
l’homme, obéit encore aux conditions physiologiques de l’organisme :
automatique s’oppose ici à vivant. À travers l’automatisme des gestes,
Benjamin pense au contraire une activité humaine qui a perdu son an-
crage physiologique, ce qu’il indique aussi en dessinant la figure d’un
homme moderne séparé de son corps. Ainsi écrit-il dans son essai sur
Kafka de 1934 : « L’homme d’aujourd’hui vit dans son corps comme K.
dans le village au pied du château ; il lui échappe, il lui est hostile. Il peut
arriver que l’homme un matin se réveille et se trouve transformé en ver-
mine. Le pays étranger – son pays étranger – s’est emparé de lui. C’est
cet air-là qui souffle chez Kafka, et c’est pourquoi il n’a pas été tenté de
fonder une religion 24. »
C’est à partir de là, je pense, qu’on peut donner un sens fort au lien que
Benjamin établit entre écoute et mémoire, et que l’on peut justifier le rap-
port entre son approche, et l’analyse par Marcel Jousse du style oral mné-
motechnique. La narration peut être mémorisée par l’écoute dans la me-
sure où elle relève d’une production sonore qui se caractérise avant tout
par sa rythmisation, au sens où à travers ce terme Marcel Jousse pense
l’ancrage psychophysiologique du sonore langagier. La narration chez
Benjamin est à ce point d’articulation du style oral et du style manuel,
que Jousse pense à travers la récitation orale. C’est pourquoi la reprise
de la narration par celui qui écoute n’est ni de l’ordre de la compréhen-
sion, ni de l’ordre de l’interprétation, mais relève d’un « processus d’as-
similation qui se déroule au plus profond de nous-mêmes 25 ». À travers
le sonore de la narration, c’est une gestuelle commune, intersubjective,
qui s’actualise dans le rapport qui lie l’écoute ou la réception, à la pro-
duction sonore langagière.
Je conclurai à partir de là sur deux points. Le premier concerne le statut
du sonore lui-même dans la narration. On l’a vu, Benjamin écarte dans
son approche du langage le seul point de vue sémantique. Toutefois il ne
délaisse pas totalement le point de vue de la signification. Ce qui compte,
et c’est là qu’intervient le thème organisateur de la mémoire orale, c’est
l’articulation du sens à l’élément mimétique ou gestuel ou, comme il le
dit à la fin de son bref essai Sur le pouvoir d’imitation, « la fusion du sé-
miotique et du mimétique 26 ». Dans la narration, cette fusion est encore

24. Walter B enjamin , « Franz Kafka », Œuvres II, Paris, Gallimard, folio essais, 2000,
traduction française par Maurice de Gandillac, revue par Pierre Rusch, p. 433
25. Walter B enjamin , Le conteur, op. cit., p. 125-126
26. Walter B enjamin, « Sur le pouvoir d’imitation », Œuvres II, Paris, folio essais, 2000,
traduction française par Maurice de Gandillac revue par Pierre Rusch, p. 363
La part gestuelle du sonore 275

réalisée, ce qui lui confère sa dimension de mémoire orale, mais ce qui


détermine aussi pour partie sa forme. Benjamin note qu’une des quali-
tés de la narration, dans son rapport à la mémoire, est l’absence de dé-
terminations psychologiques 27, celles que l’on retrouvera au contraire
dans le roman. La narration a une certaine généralité, celle qui permet
précisément à celui qui écoute de se couler dans l’histoire pour raconter
la sienne. La narration a affaire à des types plutôt qu’à des profils psycho-
logiques. Cette qualité de la narration n’est pas seulement analysable en
terme de contenu, mais tient à sa dimension gestuelle qui lui confère le
statut de s’organiser, selon le terme de Jousse, à partir de schèmes ryth-
miques, de « clichés ». De cela Benjamin ne parle pas directement mais
indirectement, en reliant la narration à « la communauté humaine 28 ».
Ce qui compte dans la narration, c’est moins son sens que sa détermina-
tion formulaire, en terme de clichés, que Benjamin analyse à travers le
geste de la main rythmée par l’activité du travail artisanal. À travers la
narration, il n’appréhende pas le langage comme un moyen de commu-
nication entre les hommes, mais propose une conception langagière de
la communauté humaine, qui s’organise autour du geste et d’une concep-
tion historique du gestuel.
Le deuxième point concerne donc cette conception historique du
geste, que Benjamin développe à travers la narration et son déclin. On
ne prend la mesure véritable de cette conception qu’en la rapportant,
certes, au moment du déclin de la narration et plus généralement de
l’expérience, mais aussi à ses linéaments que Benjamin expose dans ses
textes de 1933 sur l’imitation. La narration doit être comprise comme un
moment de cette conception historique de la mimesis, dont il soutient
l’exigence dans ses textes sur le langage datant des années trente. C’est
cette conception historique de la mimesis, qu’il oppose à la conception
onomatopéique traditionnelle du langage, qui permet en dernier lieu
de comprendre l’idée de geste – laquelle en aucun cas ne se confond
avec l’aspect moteur de l’appareil phonatoire. Le statut de ces textes
sur le langage, qu’on appréhende en général en disant que Benjamin y
développe une conception matérialiste du langage, doit être en réalité
envisagé à partir de l’effort de Benjamin d’élaborer une conception ma-
térialiste et historique de l’homme. C’est un des aspects fondamentaux
de la dimension génétique de son approche, envisagée tant au plan on-
togénétique que phylogénétique : Benjamin tient que le langage comme
la pensée ne sont pas des données qui définissent a priori l’espèce hu-
maine. À partir de la mimesis, il envisage le procès de la constitution
27. Walter B enjamin , Le conteur, op. cit., p. 125
28. Walter B enjamin , Le conteur, op. cit., p. 126
276 Manières de faire des sons

du langage humain en même temps que de la pensée humaine. Aussi


la mimesis désigne-t-elle l’activité par laquelle l’homme, dans son rap-
port à la nature et aux autres hommes, se produit en son entier comme
homme, dans un processus qui ne concerne pas seulement ce qu’on
appelle traditionnellement le langage humain. Ce processus concerne
pour Benjamin l’homme en son entier dans sa dimension indissociable-
ment biologique et psychique.
Dans la définition qu’il donne de la mimesis, deux aspects peuvent être
ici retenus. Le premier est que la mimesis désigne une donnée naturelle,
en aucun cas confinée à une détermination qui serait spécifiquement
humaine. En convergence sur ce point avec Roger Caillois, Benjamin af-
firme que le mimétisme humain trouve sa signification dans un mimé-
tisme beaucoup plus général, qu’il rapporte à la nature. Toutefois, c’est
le deuxième point, il soutient en même temps l’idée que le mimétisme
humain se distingue qualitativement du mimétisme naturel dans la me-
sure où il n’est pas pur automatisme ou réflexe, mais réponse, avec toute
la marge d’indétermination et de construction qui sépare les deux : « Mais
ces correspondances naturelles ne prennent une signification décisive
(chez l’homme) que si l’on comprend qu’elles sont toutes, fondamen-
talement, des stimulants et des éveilleurs de la faculté mimétique qui
leur répond chez l’homme 29 ». La nature crée des ressemblances mais
l’homme, en tant qu’être naturel, a « la plus haute aptitude à la ressem-
blance », c’est-à-dire qu’il ne crée pas immédiatement ou naturellement
la ressemblance comme les autres êtres dans la nature, mais la produit
et la met en œuvre. L’histoire du langage n’est autre pour Benjamin que
les modalités de l’évolution de cette production humaine de ressemblan-
ces, qui se différencie jusqu’à devenir « ressemblances non sensibles ».
Mais l’important est que ce langage mimétique humain ait le statut d’une
« réponse », celle qui définit le rapport de l’homme à la nature mais aussi
le rapport de l’homme aux autres hommes, c’est-à-dire le lien intersub-
jectif. La mimesis humaine a cette plasticité qu’on a déjà rencontrée à
travers la fusion du sémiotique et du mimétique qui définit le sonore de
la narration. Pour Benjamin la mimesis humaine a un ancrage naturel,
mais précisément pour l’homme considéré comme être vivant, elle est
en même temps toujours autre chose : elle est un rapport qui se définit
par son ouverture, c’est-à-dire par son devenir humain et social. C’est
pourquoi la perception, qui est un des aspects de ce rapport miméti-
que ou langagier, se définit également pour Benjamin à l’articulation du

29. Walter B enjamin , « Théorie de la ressemblance », Revue d’esthétique numéro


hors série « Walter Benjamin », Paris, Jean-Michel Place, 1990, traduction française
par Michel Vallois, p. 63 (je souligne).
La part gestuelle du sonore 277

physique et du social. Ainsi reprend-il à son compte ces considérations


d’Henri Delacroix : « le sens de l’ouïe est, chez l’homme, un sens intel-
lectuel et social, fondé sur le sens purement physique. Le plus vaste do-
maine auquel se réfère le sens de l’ouïe est représenté chez l’homme par
le monde des rapports sociaux 30. » C’est l’idée de réponse que Benjamin
attache à la signification de la mimesis humaine, qui donne son statut
à cet élément mimico-gestuel qui habite le sonore de la langue, mais
plus généralement qui innerve toute forme de langage dans sa dimen-
sion mimétique. Cet élément mimico-gestuel est celui à travers lequel
Benjamin, refusant de céder à l’approche dualiste du corps et de l’âme,
ou à la conception qui d’emblée postule un lien entre la pensée et le
langage en laissant pour compte la dimension organique de l’homme,
propose l’idée d’une constitution historique et sociale de la perception
humaine. Aussi l’élément mimico-gestuel définit-il un rapport qui lie
indissociablement l’organique et le psychique dans une histoire. C’est
pourquoi chez Benjamin la conception du geste sonore n’est pas phy-
siologique, pas plus que sa conception du langage n’est sémantique. À
travers la narration il théorise un moment de cette constitution, pour lui
historique et sociale de l’écoute, qui s’inscrit dans le cadre plus général
d’une conception mimétique et historique du langage humain. La narra-
tion est un moment de l’histoire du rapport, qui chez l’homme articule le
physique ou l’organique au social. Ce moment se qualifie par sa dimen-
sion encore mimétique, et c’est la raison pour laquelle l’idée de réponse
est essentielle à la définition de la narration. Raconter une histoire, c’est
parler non pour se faire comprendre, mais pouvoir parler parce qu’on
se sent ou parce qu’on se sait écouter. Comme le dit Benjamin à la fin
de Problèmes de sociologie du langage, une sociologie du langage ne
se justifie qu’à considérer le langage non comme instrument ou moyen
de communication mais comme « ce par quoi l’homme peut établir un
rapport vivant à soi et à ses semblables ».

A nne B oissière est philosophe,


professeur à l’Université de Lille III.

30. Walter B enjamin , Problèmes de sociologie du langage, op. cit., p. 35


Table des matières 279

Introduction
Antonia Soulez 5

La fabrique du son musical : calculer et composer le son


Jean-Claude Risset 17

Manière de dé-faire les sons


François Bayle 37

Représentations musicales numériques :


temporalités, objets, contextes
Horacio Vaggione  45

Notes sur la notion d’« émergence » et sur Agostino Di Scipio


Makis Solomos 83

Formaliser la forme
Guilherme Carvalho 101

Variabilité et multiplicité acoustique


Pascale Criton 119

Le Temps comme Territoire : pour une géographie temporelle


Karim haddad 135

Dessiner, écrire, composer le son


Jean-marc Chouvel 155

Trois thèses sur l’instrumental selon Brice Pauset


Laurent Feneyrou 173

Parergon en forme de prolégomènes à la


S ymphonie iii (anima mundi )
Brice Pauset 191

De l’objet musical aux qualia sonores


Antonia Soulez 195

Annuler le temps :
Vladimir Safatle 229
280 Manières de faire des sons

« Ouvrir son cœur à la création » :


notes sur l’art du ready-made sonore
Pierre Albert Castanet 247

La part gestuelle du sonore : expression parlée, expression dansée


Main et narration chez Walter Benjamin
Anne Boissière 265

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