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musique-philosophie
COLLECTION MUSIQUE-PHILOSOPHIE
dirigée par
Makis Solomos, Antonia Soulez, Horacio Vaggione
Déjà parus
Formel/Informel : musique-philosophie.
M akis S olomos , A ntonia S oulez , H oracio Vaggione
À paraître
L'Harmattan
Introduction
Antonia Soulez
Les textes que nous réunissons dans ce volume ont été présentés lors
de Journées organisées en deux fois sur « Manières de faire des sons ».
D’abord en mai 2002, à l’université de Paris VIII St Denis et au Collège in-
ternational de philosophie et sous son égide, puis, à nouveau sous l’égide
de ce Collège, un an plus tard à l’Institut finlandais à Paris.
Ils représentent une étape sur le chemin que nous traçons entre musi-
que et philosophie dans le sens annoncé par notre collection « Musique
et philosophie » que nous avons co-fondée Horacio Vaggione, Makis
Solomos et moi-même en 2003 aux éditions de L’Harmattan.
Le parti-pris est d’aborder les démarches musicales aujourd’hui au
plus près des réalisations des compositeurs, sous l’aspect des questions
qui sont communes aux musiciens et aux philosophes, en particulier
quand elles touchent à la science et à la technologie mais aussi quand
elles sont un défi à la rationalité que celles-ci revendiquent.
Il est difficile de parler en cette première décade du x xi e siècle de « la »
musique. On assiste plutôt à des « musiques » et l’on a bien souvent le
sentiment que ce que l’on dit de l’une ne vaudrait pas du tout pour une
autre, par exemple la manière dont Scelsi traite le son est une chose,
celle de Ligeti une toute autre, de même l’exploration d’un Risset n’a pas
grand chose à voir avec ce que fait Steve Reich. Les modes de traitements
possibles du son sont si variés qu’on ne peut parler de continuum d’une
œuvre à l’autre, et l’on serait même parfois bien en peine de trouver un
quelconque lignage. Quelle parenté par exemple y aurait-il entre « le son
du silence » de Cage et le geste de « toucher le son » selon Kurtág ?
Le mot « manières » a ceci de commode qu’il permet en un mot de ras-
sembler des musiques hétéroclites, d’inspirations différentes. La « musi-
que américaine », par exemple, pointe vers différentes « manières » qu’un
chapeau national réussit à peine à regrouper, sauf arbitrairement. La
pluralité inscrite dans le mot « manières » n’invite à aucune unification
Manières de faire des sons
est « quelque chose qui doit provenir du son,… au delà des notes » 2. Ce
« doit » est étonnant. Il est le « doit » projectif, non le devoir inéluctable-
ment imposé par le machinisme et ses progrès.
Sous ces différentes « manières » impliquant différentes « philosophies
du son » 3, l’on peut relever tout de même quelques points d’accord plus
ou moins acquis. On les voit se cristalliser progressivement à la faveur
de deux tournants majeurs, depuis le début du siècle dernier : après
Schoenberg et depuis l’après-guerre. Ce sont, d’une part : le primat du
son sur la mélodie, et même sur la note. Cette tendance s’est affirmée
avec le primat concomitant de la création entendue comme génération
de sons, à l’écart du « tempérament égal » et de la convention de la divi-
sion de l’octave en douze demi-tons. D’autre part, l’intérêt pour les mi-
crostructures, qui ne s’est donc pas arrêté à des formes toujours plus af-
finées de microtonalité, mais a entraîné à l’aide de moyens techniques
nouveaux, la mise en valeur de propriétés internes du son en dessous
du seuil de la note. La voie, des voies sont désormais ouvertes à la re-
cherche de medium autrement conçu qui font parfois comparer le com-
positeur à un « chercheur ».
En bref, le matériau lui-même est devenu l’objet d’une « création »
pour ne pas dire d’un « design » de programmes. Il n’est pas d’avance fait
et préformé pour la composition, mais à l’inverse, c’est du son comme
processus continu que se découvrent des formes discrètes de disconti-
nuités articulatoires requérant éventuellement l’invention d’un symbo-
lisme d’opération.
Nous verrons dans ce volume l’importance de ce symbolisme justifié par
des considérations de morphologies musicales (Horacio Vaggione) et
les questions ontologiques attenantes que celles-ci posent en des termes
évidemment plus proches de l’ontologie relative de Quine pour qui c’est
la théorie qui, relativement à un certain cadre, dit quelles entités se trou-
vent dans la nature. Autour de ces lignes d’accord entre les musiciens,
bien sûr, toutes sortes de variantes, allant des plus indéterministes aux
plus contrôlées, font valoir leurs droits.
À l’opposé d’un ouvrage voulant faire figurer des théories esthéti-
ques de philosophes qui nous éloignent généralement de l’art concerné,
nous avons suivi notre devise annoncée dans l’introduction de Formel
Informel, le livre de lancement de notre collection paru en 2003, de don-
ner en priorité la parole à ceux qui « font la musique ». Ce volume ren-
ferme un choix de variantes auxquelles un discours musical peut cor-
respondre. Le rêve eût été bien sûr d’entendre chaque Manière sur le
microsillon du discours qui la porte.
faut choisir pile poil. Voici – cité textuellement – l’annonce d’un concert
de Tommy Hools et Blonde Redhead : « Un collectif de DJs parisiens sé-
vira façon sound system à l’occasion d’un mix plus soul que hip hop et
définitivement coloré dance-hall reggae. »
Revenons à l’évolution de la musique classique occidentale. Le style to-
nal classique, bien décrit par Charles Rosen, atteint à une forme d’équili-
bre : mais le souci d’expressivité a amené les compositeurs à donner un
rôle croissant à la dissonance, au chromatisme, aux appogiatures, aux
modulations lointaines. Tous ces coups de canif dans la grammaire ont
provoqué une érosion de la force structurante du langage tonal, provo-
quant une véritable crise au début du x x e siècle.
Divers compositeurs ont alors réagi à cette situation en tentant une ré-
forme du langage musical, et plus spécialement de sa grammaire, sans
modifier de façon significative le vocabulaire sonore. La liste est lon-
gue des innovations de la syntaxe musicale au x x e siècle : polytonalité,
modalité, atonalité, dodécaphonie, sérialisme généralisé, musiques
stochastiques…
Mais d’autres compositeurs ont porté leur attention sur le vocabulaire
plutôt que sur la grammaire : ils ont cherché à innover au niveau du son
lui-même, à renouveler le matériau musical avant d’envisager de nou-
velles techniques rédactionnelles.
Même si la musique de Claude Debussy peut sembler s’inscrire dans
la tradition occidentale, même si elle apparaît non agressive, voire ras-
surante avec ses accords consonants parallèles, Debussy était en fait un
révolutionnaire tranquille, fondant déjà sa musique sur des principes ar-
chitectoniques autres que ceux de la musique tonale classique, et por-
tant attention à la sonorité des accords plus qu’à leur fonction harmo-
nique. Olivier Messiaen systématisera plus tard ces « accords-timbre » :
Debussy, déjà, compose le son. Arnold Schoenberg pousse la démarche
à l’extrême dans Farben, pièce orchestrale de l’opus 16, où il propose une
« mélodie de timbres » (klangfarben melodie) sur un accord répété.
Edgard Varèse est dans la lignée de Debussy. Mais l’utilisation que
Varèse fait des timbres et des registres instrumentaux est au contraire
provocante : elle souligne la tension entre les sons (« l’irrespect est le mo-
teur de la création »). Ionisation, première œuvre écrite pour des instru-
ments à percussion dont la plupart sont à hauteur indéterminée, tourne
le dos à l’hégémonie traditionnelle du paramètre de hauteur et procède
directement à l’articulation temporelle du timbre.
Mais surtout, Varèse voulait aller au delà des instruments pour étendre
et renouveler le matériau sonore : il aspirait à de nouvelles sources de
sons qui lui permettraient d’échapper aux contraintes instrumentales, et
22 Manières de faire des sons
se – ce qui est facile puisqu’on est à la source de tout – mais aussi des
sons enregistrés, par le biais de techniques élaborées d’analyse-synthèse.
On peut ainsi changer le rythme d’une voix enregistrée sans altérer son
timbre ou son intelligibilité. J’ai eu recours à de telles techniques pour
hybrider les sons naturels et synthétiques dans ma pièce Sud, imprimant
sur des sons naturels une échelle de hauteur ou animant des sons de
synthèse par des flux issus du bruit du vent ou de la mer. Un effort pour
marier musique concrète et électronique.
Tout est représentable sous forme de nombres et susceptible des trai-
tements et des logiques diverses que permet la programmation. Ainsi n’y
a-t-il pas de solution de continuité entre synthèse et traitement des sons.
La conjonction du codage numérique des sons et des possibilités algo-
rithmiques de l’ordinateur permet de traiter matériaux et structures de fa-
çon similaire et d’envisager une véritable syntaxe du sonore, comme l’ont
exprimé de diverses façons Edgard Varèse, Göttfried-Michael Koenig,
Pierre Boulez, Hugues Dufourt. Pour Horacio Vaggione, la composition
n’a plus à choisir entre un champ instrumental et un champ technologi-
que : sa musique comporte d’ailleurs des œuvres instrumentales, mixtes
et sur support, qui témoignent toutes des mêmes préoccupations – on
peut parler d’extension numérique du jeu instrumental ou d’extension
dans l’instrumental des préoccupations numériques. Jetant des passe-
relles entre des domaines traditionnellement disjoints comme matériau
et structure, vocabulaire et grammaire, l’informatique ouvre un conti-
nuum entre microstructure et macrostructure. Il n’y a donc plus lieu de
maintenir la distinction traditionnelle entre un domaine dédié à la pro-
duction du son et un autre domaine, de nature différente, dédié à la ma-
nipulation de structures à un niveau temporel plus large. Le choix de la
granularité, de la fragmentation des éléments sonores évite le dérapage
sur un continuum sans aspérités : il permet la mise en échelle, il donne
prise sur des éléments. Le souci formel s’étend jusqu’à la microstructure,
il peut se loger dans le grain de son.
Le musicien numérique doit assumer, nous l’avons dit, les responsabili-
tés du luthier, mais aussi celles de l’interprète. Pour une musique compor-
tant des parties quasi-instrumentales, le compositeur est responsable de
« l’interprétation », qui ne saurait se borner à un rendu exact des relations
indiquées dans la partition : la musique sonnerait alors très mécanique.
L’interprète réalise, par rapport au rendu exact, des déviations qui ne
sont pas aléatoires mais systématiques, comme l’ont montré des études
récentes sur l’interprétation. Le phrasé, la prosodie musicale sont de la
responsabilité du compositeur. Il est difficile et fastidieux de spécifier
une interprétation numériquement. Les instrumentistes ont l’habitude de
La fabrique du son musical 33
contrôler leurs nuances à l’oreille alors même qu’ils les produisent, dans
le temps de l’exécution. À cette fin il est utile de pouvoir traiter le son en
« temps réel ». On entend généralement par système temps réel un sys-
tème qui peut être commandé par des gestes et dans lequel le retard de
la réaction sonore au le geste est trop faible pour être appréciable.
De nombreux capteurs de type musical, comme les claviers, mais aussi
ceux mis en œuvre dans les jeux vidéo, par exemple, peuvent être utilisés
pour contrôler des synthèses ou des traitement de sons. L’association de
tel geste à tel aspect du son – ce qu’on appelle le mapping – joue un rôle
décisif dans les applications et leur expressivité : c’est un nouvel enjeu
de la recherche musicale.
L’IRCAM comportait à sa création en 1975 un département ordinateur et
un département électronique : mais ce dernier s’est tout de suite converti
au numérique. À la fin des années 70, certains y ont mis l’accent sur l’im-
portance du temps réel comme nouvelle ère, voire comme panacée. Sans
doute à l’excès : bien des œuvres réalisées sur le système 4X de l’IRCAM
permettant le temps réel sont devenues caduques, le système ayant été
vite périmé du fait de la rapidité de l’évolution technologique. Pour une
œuvre comme Répons de Boulez qui a été « portée » au prix d’un gros
travail pour fonctionner sur des systèmes encore en vigueur, bien d’autres
sont maintenant perdues sous leur forme « temps réel ». La préservation
des œuvres tirant parti du temps réel est un souci majeur.
Le temps réel n’est pas la solution aux problèmes de conception so-
nore : il ne suffit pas de pouvoir modifier en tâtonnant les paramètres
sonores en temps réel pour arriver à un son désiré. Le temps réel est
plus important pour l’interprétation que pour la composition elle-même.
Pour composer, il faut s’abstraire de la tyrannie du « temps réel » – ce à
quoi aide la notation musicale, qui applique le temps sur une dimension
d’espace – on ne peut en temps réel faire jouer le son dans le temps,.
C’est hors temps réel que l’IRCAM a réalisé la voix de castrat du film
Farinelli.
Les ordinateurs sont aujourd’hui assez puissants pour réaliser des traite-
ments sonores qui auraient exigé il y a vingt ans encore un studio élec-
troacoustique bien équipé et coûteux. Les logiciels commerciaux ou gra-
tuits (en freeware) sont légion – la difficulté est de s’orienter et de bien
choisir. J’ai moi-même réalisé mes dernières œuvres électroacoustiques
sur mon ordinateur portable. Cela facilite également la maintenance des
œuvres dans le temps, bien nécessaire quand les matériels et les logi-
ciels évoluent très vite.
La musique électroacoustique et numérique a suggéré de nouveaux
modes d’écriture instrumentale et vocale. Dans des œuvres orchestra-
34 Manières de faire des sons
C’est bien effet du son considéré comme « chose excitée », et dont l’épais-
seur, l’intérieur ou l’envers « tout à coup mis à jour » fait surgir « parcel-
les et paillettes », c’est de cet événement et de la surprise qu’il provoque
en moi dès son apparition fugace, que me vient avec urgence le désir
d’écoute, fort comme la promesse d’un moment important.
L’organe concerné par cet appel n’est pas seulement celui de l’écoute,
mais immédiatement associé s’y adjoint aussitôt celui de la préhension/
prédation : l’oreille s’équipe d’une main. Pour tenir-retenir-reproduire
sous diverses expositions, pressions, expressions.
Car cette « chose excitée » quelle est-elle pour m’intéresser, me lier à
elle, me mobiliser ainsi à mon tour.
Il ne s’agit peut-être plus d’un objet au sens usuel, objet du monde sur-
venant et disparaissant, et l’on sait que de tous le plus insaisissable c’est
bien le son, cet objet si peu temporel.
De cet événement perceptif, forme de concrescence qui naît vite et
meurt immédiatement, pour en faire de la « musique » il a fallu, on le sait,
en choisir des variétés bien particulières, dotées de qualités fortes (de
hauteur, durée, intensité, couleur timbrique). La stabilité de ces qualités
résistant bien à l’épreuve des percepts temporels, c’est à cette condition
38 Manières de faire des sons
. F r ançois B ayle , L’image de son – Klangbilder, Münster, LIT Verlag, 2002, p. 126.
42 Manières de faire des sons
Introduction
qu’il est capable, essentiellement, de montrer ses méthodes et son code. Ceci
reste valable même dans le cas d’un travail sur des sons naturels échantillon-
nés : ceux-ci ne seront pas des « objets trouvés » dans la mesure où leur défini-
tion numérique permettra de multiples réécritures, à travers de multiples modes
de représentation, et par là de les intégrer à une stratégie générale de composi-
tion comportant des réseaux d’opérations symboliquement déterminées ». (H.
Vaggione : « Objets, représentations, opérations », Revue Ars Sonora n° 2, Paris, 1995.
Disponible en ligne : http://www.ars-sonora.org/html/numeros/numero02/02e.html
. Notation conventionnelle que nous continuons, bien entendu, à utiliser, dans les
limites de sa pertinence temporelle.
Représentations musicales numériques 47
. Il faudrait peut-être dire d’emblée que je n’emploie pas le terme « objet » pour signa-
ler le statut ontologique de l’œuvre musicale elle-même : à cet égard, on peut consi-
dérer que l’œuvre musicale n’est pas un objet (ni un méta-objet, ni un quasi-objet) –
elle est ce qu’elle est : un état de choses, pris dans son immanence. Évidemment, il
faut creuser cette question pour l’éclaircir tant soit peu. Mais, pour rester au niveau
de ce qui sera dit au long de ce texte : notre objet constitue une catégorie opératoire,
compositionnelle, un outil multi-représentation englobant symboles, opérations et
morphologies. Pour une critique de l’« objet musical », cf. le texte de A. Soulez, ce
volume.
. Cf. « De l’opératoire », dans M. S olomos , A. S oulez , H. Vaggione : Formel-informel,
musique et philosophie. Paris, L’Harmattan, 2003.
. La composition musicale ne saurait être naturalisée, c’est-à-dire, réduite à sa di-
mension purement physique/acoustique : « Pour paraphraser G. G. Granger : nous
(musiciens) entendons les sons non pas comme des signaux, mais comme le résultat
d’un travail, c’est-à-dire d’une transformation exercée par l’homme en vue de créer
des significations » (G. C arvalho , A. S edes , H. Vaggione : « Coïncidences autour de
Granger : l’opératoire et l’objectal en musique », Actes des Journées Granger, MSH
Paris Nord, 2008, à paraître chez Hermann). On pourrait à ce propos se rappeler du
mot d’Adorno : « Le son, dans sa dimension purement acoustique, est (…) habité
dès que la composition l’absorbe » (Quasi una fantasia, trad. française de J. L. Leleu,
Paris, Gallimard, 1982)
48 Manières de faire des sons
niveau est essentielle, car il nous faut articuler très finement tous les as-
pects, tous les attributs morphologiques, aussi infimes qu’ils soient, afin
de faire vivre nos sonorités. La musique électroacoustique nous donne
accès à des morphologies musicales qui ne peuvent pas être obtenues
par d’autres moyens. Étant des entités temporelles très feuilletées, étant
donné surtout les possibilités offertes par un affranchissement par rap-
port aux causalités instrumentales, les morphologies électroacoustiques
se trouvent pour ainsi dire directement ancrées dans le micro-temps :
les contractions et dilatations des matières, les granulations, les convo-
lutions entre diverses micro-échelles, sont des choses qui font partie de
ce qui est à composer 8.
Quant aux possibilités d’interprétation, la musique électroacoustique,
notamment au travers d’outils manipulables en temps-réel, est en train
d’inventer ses ressources. L’accès au micro-temps composable ne signi-
fie donc pas qu’il ne reste plus de place pour un autre micro-temps, non
composé celui-là. Il en va de même pour ce qui est des qualités d’espace
: la musique électroacoustique a développé des attributs spatiaux (lo-
calisations, trajectoires, etc.) aussi composables, impossibles à réaliser
dans le cadre purement instrumental ; mais il reste toujours une place
pour une spatialisation non composée, conçue comme une projection
créant des mouvements et des plans d’espace qui viennent s’ajouter aux
attributs spatiaux composés.
Il faut cependant insister sur le fait que les échelles temporelles el-
les-mêmes se déterminent d’après le champ multi-échelle postulé pour
chaque composition. Ainsi s’ouvre la possibilité de travailler également
ce champ multi-échelle dans le cadre d’une musique purement instru-
mentale. D’une part, à la suite de ce qui a été accompli pendant le x x e
siècle concernant les aspects constructifs et perceptifs du timbre, dont
la liste des compositeurs ayant fait des découvertes majeures serait lon-
gue à établir, une relation plus directe entre la note et le son est devenue
quelque chose d’acquis : la notation instrumentale intègre aujourd’hui,
au niveau même de sa théorie, une conscience du substrat morphologi-
que sur lequel se réalisent les opérations d’écriture macroscopique. Mais,
d’autre part, l’aspect multi-échelle peut se manifester non seulement
par rapport à ce substrat morphologique (micro-temps), mais aussi de
l’autre côté de la « ligne d’horizon » des notes (macro-temps) : en défi-
nissant les niveaux opératoires visés, les types d’opérations applicables,
et les classes d’interactions provoquées. La composition instrumentale
Approche multi-locale
. La convolution est une opération de synthèse croisée, dont les modalités sont bien
connues en synthèse sonore. On peut cependant l’appliquer aux rapports entre échel-
les temporelles de toutes tailles, y compris celles situés au-dessus du niveau de la
note macroscopique. Cf. H. Vaggione : « Vers une approche transformationnelle en
CAO », Actes des Journées d’informatique musicale (JIM), GREYC/CNRS/Université de
Caen, 1996. Disponible en ligne : http://recherche.ircam.fr/equipes/repmus/jim96/
actes/vaggione/VaggioneTEXTE.html
10. A propos d’une approche opératoire ciblée sur la musique purement instrumen-
tale, cf. G. C arvalho : « Formaliser la forme », dans ce volume. Cf. aussi G. C arvalho :
« Représentations musicales d’idées mathématiques ». Thèse de doctorat, CICM,
Université de Paris viii , 2007.
11. H. Vaggione : « Son, temps, objet, syntaxe ». In Musique, rationalité, langage.
Cahiers de philosophie du langage n° 3, Paris, l’Harmattan, 1998.
Représentations musicales numériques 51
Je dois cependant insister encore une fois sur le fait que les échelles
temporelles elles-mêmes n’existent que par rapport au plan composi-
tionnel, et doivent se définir uniquement en fonction de celui-ci. À cha-
que niveau, tout dépend de la définition précise de l’échelle temporelle
(postulée) dans laquelle on fixe (temporairement) notre « fenêtrage »,
notre cadre de référence opératoire. Ainsi nous sautons d’une échelle
à une autre, dans toutes les directions, aux moments choisis (proches
ou éloignés), repassant souvent par des points très finement voisins. Un
processus de composition délibérément orienté multi-échelle est tou-
jours « multi-local ».
Ceci vaut pour le processus de composition autant que pour l’audition.
J’irai même jusqu’à dire qu’un acte d’écoute musicale, en tout cas une
« écoute opératoire », détaillée, et pas seulement « immersive », purement
globale, comporte la possibilité de focaliser notre attention de façon va-
riable, à volonté, en sautant d’une échelle temporelle à une autre. La mu-
sique se manifeste en tant que richesse morphologique perçue, et non
pas comme une trajectoire balisée de régularité. Le jeu des interactions
entre les échelles temporelles présentes dans une musique est de toute
évidence le champ où cette écoute détaillée se déploie.
Émergences (1)
12. J’utilise le terme énaction dans le sens de F. Varela (cf. F. Varel a : Connaître les
sciences cognitives. Paris, Seuil, 1989; texte repris sous le titre : Invitation aux scien-
ces cognitives, Paris, Seuil, 1996). Les travaux de Dreyfus, Winograd et Flores, entre
autres, ont établi les bases paradigmatiques. Les sources philosophiques se trouvent
dans l’herméneutique phénoménologique (Husserl, Heidegger, Merleau-Ponty), spé-
cialement par rapport à la prise en compte du monde vécu – bien qu’on critique sou-
vent la visée exclusivement théorique des phénoménologues. À propos de l’énaction
considérée du point de vue d’une pratique musicale, cf. M. S olomos : « Notes sur la
notion d’émergence et sur Agostino Di Scipio », ce volume. Je me suis référé à l’idée
d’énaction, en la situant dans un courant plus large de la critique herméneutique
de la représentation, dans H. Vaggione : « Composition musicale : représentations,
52 Manières de faire des sons
des fonctions faisant partie de ce qu’il veut composer. C’est comme cela
que la notation musicale macroscopique s’est développée au cours de
son histoire. L’aspect « flou » de la notation musicale est une manifesta-
tion de la flexibilité du système, et non pas un défaut, ni un manque de
rationalité : son caractère ouvert permet à un compositeur d’effectuer
ses propres propositions formelles. Quant aux langages informatiques
musicaux, ils ne sont pas dénués de flexibilité, de degrés de liberté, ce
qui confère à ces langages leur caractère musicalement opératoire. Ces
langages informatiques permettent au compositeur d’interagir avec un
système syntaxiquement rigoureux, mais qui n’est pour autant fermé à
des actions musicales concrètes (autrement, ils seraient des « mauvais »
langages informatiques, desquels il conviendrait de se détourner le plus
vite possible).
Le but des représentations musicales, de quelque type qu’elles soient,
n’est donc pas de réaffirmer (de re-présenter) une information déjà exis-
tante, mais de créer un fait qui est irréductible à cette information. On peut
parler donc ici, en tout état de cause, de l’existence d’un type d’émer-
gence contextuelle (incluant une espèce de puzzle triangulaire entre le
système représentationnel, son instanciation présente et le compositeur
lui-même). Je vais me référer plus bas au rôle de l’interprète considéré
du point de vue de son propre couplage avec sa partition, ce qui va nous
permettre de creuser davantage ce statut opératoire 21.
Pour résumer le thème de l’émergence énactive en ce qui nous
concerne en tant que compositeurs : celle-ci, étant action, s’éloigne
naturellement des dualismes substantialistes ou mentalistes qui « fi-
gent » le monde pour l’« expliquer ». Et, cela faisant, elle ne privilégie
aucun niveau comme étant plus essentiel qu’un autre. J’ai insisté dans
d’autres textes 22 sur le fait que de simples stratégies ascendantes (bot-
tom-up) ou descendantes (top-down) ne sauraient suffire à une sai-
sie du concept d’émergence dans toutes ses implications structurelles.
L’émergence contextuelle (le phénomène non réduit, non prédéfini)
ne saurait s’expliquer ou se construire autrement que par une approche
embrassant une multiplicité de perspectives simultanées, littéralement
multidirectionnelles.
Autrement dit : si l’on se tient à distance d’un émergentisme réduc-
tionniste, on pourra assumer le fait qu’entre la composition des sons et
la composition des œuvres, il n’y a pas de plans substantiellement « pre-
miers et seconds », mais des aspects qui renvoient à des échelles tem-
21. Cf. la section Représentations numériques.
22. Par exemple dans « Composition musicale : représentations, granularités, émer-
gences », op. cit.
Représentations musicales numériques 55
Émergences (2)
23. La distinction entre parties et éléments, d’un point de vue ensembliste, vient
de Cantor.
24. Cette non-correspondance serait le cas le plus normal, la communication one-
to-one étant de l’ordre de l’utopie, une utopie assez dangereuse car elle appartient
à l’idéologie du « total contrôle », cherchant à annuler la variété des couplages, la
richesse des situations.
25. Je serais en effet assez réservé quant à l’usage du terme « épiphénomène ». Il ne
faut pas oublier que l’émergentisme constitue un ensemble de courants de pensée
dont l’origine remonte loin dans le temps – qu’on pense à John Stuart Mill, par exem-
ple (System of Logic, 1843) – et a été en tout cas marqué par un certain matérialisme
réductionniste (« la vie n’est rien qu’un épiphénomène de la matière ; l’esprit n’est
rien qu’un épiphénomène du cerveau »). L’épiphénomène avait déjà été un argument
56 Manières de faire des sons
ce qu’elle est, sans réduction aucune. C’est pour cela que l’on peut envi-
sager aussi une ontologie de l’émergence en tant qu’immanence.
Certes, il ne s’agit pas de penser l’œuvre comme un tout. Adorno di-
sait : « le tout est le faux » 26. Assurément : on peut considérer la pensée
du tout comme négation des propriétés des parties – c’est sans doute
cela le point faible de l’approche stochastique, comme de tous les glo-
balismes, qui sont des « collectifs faux » 27, car les parties ne font que
suivre une loi globale imposée, en dehors de tout critère d’interaction.
Par contre, si l’on dit : « dans une œuvre musicale tout est émergent », on
n’est pas en train de nier aucun attribut d’aucun « moment » (pour parler
comme Husserl) de l’œuvre ; cela signifie : on ne saurait tendre l’oreille
vers quelque chose, à l’intérieur et à l’extérieur de l’œuvre musicale, qui
ne soit pas en rapport d’émergence avec une autre quelque chose qui se
trouverait là aussi, dans une situation de présence, dans le champ d’une
interaction (intrication) généralisée. Cette formulation ne contredit pas
l’expérience musicale du détail, du singulier, du hautement articulé.
Ontologies
accusatoire contre les tenants historiques des parallélismes, tels que Spinoza, par
exemple, qui, par ailleurs, insistait sur « l’aptitude à être affecté », de laquelle dé-
rive celle « d’exister et de produire », ainsi que celle «de penser et de comprendre »
(Ethique). Un texte de J. M. Roy explore quelques pistes par rapport à la réduction
matérialiste du point de vue des divers courants cognitifs actuels. Cf. J. M. R oy :
« Naturalisme émergentiste et explication causale ». intellectica 2004/2, n° 39, p.
199-227.
26. T. W. A dorno : Minima Moralia, version italienne de R. Solmi, Torino, Enaudi,
1954.
27. Cf. H. Vaggione : « Determinism and the False Collective », in J. K r amer (éd.) :
Time in Contemporary Music Thought. Contemporary Music Review, Vol. 7 (2),
Londres, Routledge, 1993.
Représentations musicales numériques 57
Représentations numériques
28. Cf. par exemple H. Vag gion e : « Some Ontological Remarks About Music
Composition Processes ». Computer Music Journal, 25 (1), Cambridge, MA., MIT Press,
2001. Disponible en ligne : http://muse.jhu.edu/demo/computer_music_journal/v025/
25.1vaggione.html. Traduction française de M. Solomos : « Quelques remarques on-
tologiques sur les processus de composition musicale », in R. B arbanti et al. (éds.) :
Musiques, arts, technologies, pour une approche critique. Paris, L’Harmattan, 2004.
29. Sur le concept d’hétérogénéité structurelle, cf. J. M. L év y -L éblond : « La physique,
science sans complexe », in La Compléxité, Colloque de Cerisy. Paris, Seuil , 1991. Cité
dans H. Vaggione : « Son, temps, objet, syntaxe », op. cit.
30. Cette hétérogénéité structurelle sous-tend ma critique des approches unidirec-
tionnelles de l’émergence.
31. Cf. la note 1 (ce texte), où je critique la durée pure de Bergson.
58 Manières de faire des sons
34. Cf. H. Vag gione : « Some Ontological Remarks About Music Composition
Processes », op. cit.
35. Une intrication faible étant, de toute évidence, une intrication fermée, car elle
ne peut pas être le lieu d’un couplage structurel. Une intrication fermée est un avatar
du rationalisme (la tendance unidimensionnelle de la raison à se constituer comme
le seul pôle de contrôle d’une action quelconque).
36. « Turing Machines computation is algorithmic, where the values of all inputs are
predeterminted at the start. It cannot be affected by subsequent changes to the en-
vironment; therefore, TMs compute as closed systems » (P. W egner et D. G oldwin :
« Computation Beyond Turing Machines », Rapport, Brown University, 1999) ; cf. J. van
L eeuwen et J. Wiedermann : « The Turing Machine Paradigm in Contemporary Comput
ing », in Mathematics Unlimited – 2001 and Beyond, eds. B. Enquist and W. Schmidt,
LNCS, Springer-Verlag, 2000. Quant aux « musiques de Turing », cf. H. Vaggione :
« Composition musicale et moyens informatiques : questions d’approche ». In M.
S olomos , A. S oulez , H. Vaggione : Formel-informel, musique et philosophie, op. cit.
60 Manières de faire des sons
non pas dans l’invention d’une façon d’écrire qui ne ferait plus usage des
caractères alphanumériques, mais plutôt dans le développement d’ap-
proches différentes de celles qui sous-tend la programmation linéaire
classique (dite « structurée »). C’est déjà le cas aujourd’hui : au lieu des
boîtes noires travaillant sur des données fournies en entrée d’un seul
coup, en laissant le programme, une fois compilé, agir « tout seul », nous
avons la possibilité d’intervenir constamment. Dans la nouvelle appro-
che, pour le dire encore une fois, « l’interaction est plus importante que
les algorithmes ». Ainsi les langages logiciels évolués offrent des aspects
dynamiques, reconfigurables à tout instant par l’utilisateur : réseaux
ouverts, création de classes d’objets « sur la marche », polymorphisme
(cf. infra), autonomie locale (exécution de parties du programme par
simple sélection de portions du script). À ceci il faut ajouter le fait que,
à partir de sa discrétisation généralisée, la notation alphanumérique
comporte la possibilité de déclarer des interfaces graphiques par l’uti-
lisateur dans le corps même du script : des formes d’onde, des images
spectrales, et même de la notation musicale conventionnelle. Il devient
possible d’utiliser au même temps toutes ces possibilités de représenta-
tion (je répète ceci sans cesse, tout au long de ce texte). Cela étant, les
scripts alphanumériques, dans leur état actuel de développement, sup-
posent un saut générationnel par rapport aux structures linéaires des
programmes de synthèse sonore de la famille historique Music-N inau-
gurée par Max Mathews dans les années 1960 37. La problématique du
script alphanumérique a donc beaucoup évolué depuis le temps de la
programmation linéaire : elle doit aujourd’hui affronter le passage de
l’algorithmique pure (transformations « finies » des entrées en sorties, à
l’intérieur d’un système fermé) vers les environnements interactifs (pro-
cessus dynamiques, ouverts vers l’extérieur ainsi que vers le contexte
dans lequel ils sont insérés). Figure 1, page suivante.
Un autre type de représentation, le patch graphique, peut être considéré
comme étant un ensemble de scripts alphanumériques encapsulés dans
des objets graphiques qui constituent leurs abstractions, et qui présen-
tent une manière différente de concevoir des interfaces utilisateur. Des
bibliothèques faisant partie du système contiennent des objets déjà com-
pilés, prêts à s’interconnecter selon un plan fonctionnel pensé par l’uti-
lisateur, afin d’atteindre ses projections opératoires. Il est aussi possible
de construire de nouveaux objets externes qui viendront s’incorporer
au système. Figure 2, page 62.
37. Cf. M. M at hews : The technology of Computer Music. Cambridge, MIT Press,
1969.
Représentations musicales numériques 61
39. Sur les idées sous-tendant Max/MSP, cf. M. P uck et t e : « Max at Seventeen ».
Computer Music Journal 26:4, 2002. Le patch montré dans la figure 2 a été réalisé
par Phivos Kollias (CICM), dans le cadre d’une recherche « systémique » portant sur
l’auto-organisation et l’émergence à partir de la notion de feedback. Concernant
ce thème, voir le texte de M. Solomos (dans ce volume) dédié à l’approche d’A. Di
Scipio, dont l’œuvre musicale est pionnière dans ce domaine (à propos des as-
somptions épistémologiques de ce compositeur, cf. la référence donnée supra, sec-
tion Émergences 1). Voir aussi le texte de S. Bokesoy sur ses propres travaux sur ce
sujet : « Feedback Implementation Within a Complex Event Generation System for
Emergent Sonic Structures », Proceedings of the Int. Computer Music Conference,
New Orleans, 2006.
Représentations musicales numériques 63
40. Naturellement, rien n’empêche d’utiliser ces patches en situation de studio, pour
la réalisation de musiques électroacoustiques sur support. En ce qui concerne les
musiques mixtes, il existe à l’heure actuelle des milliers de patches élaborés dans
des environnements de programmation graphique tels que Max/MSP ou PureData,
pour ne mentionner que les plus répandus. Pratiquement tous les compositeurs tra-
vaillant dans le domaine des musiques mixtes en font usage comme partie intégrante
de leurs œuvres, souvent en fournissant les patches dans le même document que la
partition graphique instrumentale : de plus en plus de partitions instrumentales sont
accompagnées d’un CD ou un DVD contenant les patches nécessaires à l’exécution
de la partie électroacoustique de l’œuvre.
41. Cf. T. Winogr ad : « Beyond Programming Languages ». Communications of the
ACM 22 (7), 1979.
42. M. M athews : The Technology of Computer Music, op. cit.
43. Voir le Catalogue de sons synthétisés par ordinateur de J.C. Risset (1969, publié
en 1999 dans le livret accompagnant The Historical CD of Digital Sound Synthesis,
WERGO, Mainz). Il contient non seulement les « recettes numériques » d’une foule
de sons, mais aussi des exemples de ce qui était la pratique du patch (« data flow »
ou « flow chart ») à l’époque pionnière de la synthèse sonore. Bien entendu, la pro-
grammation classique avait un contenu très faible en termes d’interaction : les pro-
grammes, en mode « batch », étaient des boîtes noires qui traitaient les données
sans aucune possibilité d’intervention pendant leur déroulement. Récemment, A. de
Sousa Dias a développé des outils de transcodage pour faire migrer des partitions
64 Manières de faire des sons
50. Cf. M. P uck e t t e : « Explode, a User Interface pour Sequencing and Score
Following », Proceedings of the International Computer Music Conference (ICMC),
Glasgow, 1990. La version 5 de MaxMSP contient l’objet live, permettant de mettre
en séquence divers types de représentation.
51. Concernant les techniques de mapping (mise en correspondance) : on peut les
considérer comme des techniques d’articulation temporelle dans la mesure où la
mise en correspondance de deux, ou plus, morphologies n’est pas conçue comme
une simple opération linéaire, mais qu’elle se présente en tant que jeu stratifié (autant
que l’est, dans la notation macroscopique, le couple mètre-rythme, ou bien, dans le
traitement du signal, la technique de convolution – cf. supra). Sur les diverses fonc-
tions du mapping cf. A. S edes : De l’espace sonore à la visualisation du son, dossier
HDR, Université de Paris viii , 2007. Sur le couple mètre-rythme cf. H. Vaggione : « Son,
temps, objet, syntaxe », op. cit. Sur la convolution, cf. H. Vaggione : « Transformations
morphologiques et échelles temporelles : quelques exemples », Actes des Journées
d’informatique musicale (JIM)1998, Marseille, LMA/CNRS.
52. La catégorie « hors temps » se réfère aux réservoirs d’attributs qui sont définis
préalablement à leurs instanciations en-temps. Même en absence de notation (c’est
le cas des musiques dites traditionnelles, ou en général des musiques improvisées)
le musicien travaille à partir d’un espace de relations postulé dans lequel on trouve
des gammes, des figures mélodiques, des grilles métriques, des objets rythmiques,
des modes de jeu : des ensembles constitués par plusieurs niveaux de symbolisa-
tion, définis hors temps, formant un vaste réservoir fini mais illimité qui s’actualise
et s’articule à chaque performance. Pour une discussion sur la catégorie hors temps
chez Xenakis, cf. M. S olomos , A. S oulez , H. Vaggione : Formel-informel : musique
et philosophie, op. cit.
53. Avec le terme polymorphisme, « on désigne un fait basique qui concerne la com-
munication (interaction) à l’intérieur d’un réseau d’objets logiciels : les noms des ob-
jets sont manipulés d’une manière telle que des objets recevant des « messages » (des
activations) identiques peuvent produire des résultats tout à fait différents (puisque
ces mêmes messages activeront, pour chaque objet, des propriétés et des méthodes
Représentations musicales numériques 67
57. Il s’agit de l’une des premières formulations (dans les années 1990) : on remar-
que l’apparition d’une timeline (le cadrage temporel en secondes, absent du mo-
dèle des patches graphiques). Les « time-based containers » sont connectés à la
maquette par des « dynamic links ». Cf. A ssayag , G. : « L’architecture d’OpenMusic »,
document interne Ircam. Cf. aussi les références signalées dans la note 55 (ce texte).
Pour une chronologie des développements d’OpenMusic, cf. le site Web de l’équipe
Représentations Musicales (RepMus) de l’Ircam.
Représentations musicales numériques 69
Irréversibilité
Dualité hauteur-temps
sous les conditions sous lesquelles une position (d’une particule) peut
se mesurer avec une haute précision, un moment, ou une vitesse, peut
se mesurer seulement avec une basse précision, et vice-versa. Cette
dualité est exactement de la même nature que la dualité entre hauteur
et temps en musique » 69.
Il est à signaler cependant (Wiener ne le dit pas) que la même « dualité
entre hauteur et temps » se retrouve dans la représentation de la forme
d’onde (qui est à la base de la technique de l’échantillonnage et donc
de la description numérique du son). La forme d’onde constitue une re-
présentation bidimensionnelle dans laquelle l’axe vertical est réservé à
l’amplitude, tandis que temps et fréquence se confondent dans un seul
axe horizontal. Dans sa forme la plus « dilatée » (à des échelles de l’ordre
des millièmes de seconde) elle représente la fréquence sous forme on-
dulatoire (en tant que cycles-par-seconde), mais elle est moins parlante
en ce qui concerne l’enveloppe d’amplitude projetée dans le temps. À
l’inverse, dans sa forme la plus « contractée » (approchant des échelles
de l’ordre des secondes) elle ignore les fréquences, mais elle donne un
aperçu du profil morpho-dynamique.
Je vais me référer dans la section suivante à cette dualité implicite si-
gnalée par Wiener, que l’on retrouve dans toutes les représentations bi-
dimensionnelles du sonore 70. Mais il y a un point préalable que je vou-
drais commenter, car nous le retrouverons aussi au moment de parler
du transfert catégoriel du signal au symbole opératoire musical. Wiener
cherchait, en bon scientifique, une réponse « naturaliste » au problè-
me de l’ambiguïté de la représentation du temps ; on verra que les mu-
siciens prennent les choses autrement, car, pour le dire encore une fois,
l’ontologie régionale de la musique n’est pas celle de l’acoustique (bien
qu’il y ait un « espace » très fertile d’intersection entre les deux) 71. En
prenant comme exemple la notation musicale, qui relève en réalité d’une
pensée purement opératoire, c’est-à-dire, d’une formalisation valable
dans le monde de l’art, Wiener risquait, selon notre point de vue, une
réduction physicaliste de cette dernière. Sa visée pouvait être physique-
ment juste, mais il n’en reste pas moins qu’elle se situait uniquement du
côté du signal : Wiener ne se posait pas la question de la symbolisation
comme stratégie musicale, qui n’a de rapport avec le signal que dans la
mesure où cette stratégie l’utilise (comme support) en visant un travail
« constructif » sur les morphologies, et certainement pas une explication
d’un aspect du monde phénoménal.
Cela étant dit, on peut donner raison à Wiener sur le fait de l’absence,
dans la partition musicale, de projection vectorisée entre les deux tempo-
ralités (« temps macroscopique » représenté, et « temps microscopique »,
sans représentation). Car ceci a donné lieu à une longue série d’efforts
dans le domaine scientifique du traitement du signal.
Signaux
Par ailleurs, il faut signaler le fait que les descriptions granulaires font tou-
jours usage de la forme d’onde pour représenter (visualiser) leurs grains,
qu’ils soient des grains synthétiques ou analyseurs. Il est ainsi depuis les
débuts de la physique quantique, et Gabor n’a pas procédé autrement.
Quelle conclusion tirer de ce fait ? C’est comme si la description granu-
laire toute seule n’avait pas les moyens adéquats de sa représentation?
Ou il faut voir ici un signe d’une insurmontable « complémentarité » ?
En autres mots : doit-on hypostasier la dualité onde-particule ? Ou bien
la considérer seulement en tant que stratégie opératoire ? La deuxième
solution me semble certainement préférable. Elle conduit à considérer
ses termes comme des « perspectives » possibles, des aspects, qui émer-
gent (à la manière du célèbre canard-lapin de la psychologie gestaltiste)
selon le point de vue adopté. Mais il faut vite ajouter que, ayant projeté
une image dualiste (onde-particule, réversible-irréversible) de sa matière
sonore, il est normal que la musique soit arrivée à se poser le problème
de la multiplicité de représentations. Toutefois, elle le fait dans un but
Le « problème » notationnel
80. Ainsi la contribution de Risset à la synthèse des sons ne se situe pas uniquement
au niveau de l’étude des paramètres physiques des sons : d’où l’importance qu’il ac-
corde à l’aspect perceptuel (à la corrélation des attributs perçus) ainsi qu’à l’usage
musical des connaissances dégagées par une approche « analyse par synthèse ».
Cf. J ean -C l aude R isset : Du songe au son (entretiens avec Matthieu Guillon), Paris,
L’Harmattan, 2008.
81. En partant d’une approche du sonore marqué par la discontinuité et la fragmen-
tation, nous pouvons créer des objets exhibant des multiples degrés de continuité ou
d’intermittence : des sons lises ou « troués », laminaires, rugueux ou turbulents.
82. Il est à signaler le rôle articulatoire du silence, car les grains peuvent être des
entités vides, tout en conservant leurs attributs « externes » (forme des enveloppes,
durée globale, méthodes de rattachement aux tissus de grains, etc.).
Représentations musicales numériques 81
Introduction
. Une première version de cet article a été publiée in Anne Sedes, Horacio Vaggione (éd.),
12e Journées d’Informatique Musicale 2005, Paris, Université Paris VIII – CICM – MSH
Paris Nord – Afim, 2005, p. 101-109. Je remercie Antonia Soulez et Agostino Di Scipio
pour leur lecture critique de la présente version.
. Né en 1962, Agostino Di Scipio jouit d’une notoriété importante, notamment dans
les milieux de la musique numérique. Son catalogue comprend quelques pièces pu-
rement instrumentales et quelques autres pour instrument et support fixe, de nom-
breuses œuvres sur support fixe et de nombreuses autres pour instrument et électro-
nique en direct, des solos pour électronique en direct, quelques installations sonores
et quelques réalisations proches du théâtre musical – je me base sur la classification
du catalogue établi par le compositeur et rédigé en anglais ; « support fixe » traduit
tape (bande), « électronique en direct » (expression utilisée couramment par Horacio
Vaggione) traduit live electronics. Di Scipio a également de nombreuses publications
à son actif, théorisant ou analysant son travail compositionnel et technologique [Di
Scipio 1994, 1999a, 1999b, 2005], portant sur le répertoire déjà historique de la mu-
sique électroacoustique (sur Xenakis [Di Scipio 1997, 1998a, 2001], mais aussi sur
d’autres compositeurs [Di Scipio 2000a, 2000b]), proposant une réflexion esthétique
sur la technologie [Di Scipio 1998b, 2000c], etc.
84 Manières de faire des sons
des limites humaines de jeux, donner des trames dont le timbre puisse
être de nature différente de celui des cordes. L’hypothèse donc d’une
sonorité de deuxième ordre ne pourra dans ces conditions se trouver
ni confirmée ni infirmée » [ibid. : 122]. Sur le résultat d’Analogique B
(pièce pour bande, où les grains sont des sons sinusoïdaux), il ne se
prononce pas, mais on peut supposer qu’il en fut insatisfait, puisqu’il ne
réitéra pas l’expérience. Di Scipio se penche sur les raisons de cet échec,
mais en décalant légèrement la problématique : « Aujourd’hui, les scien-
ces cognitives et l’épistémologie décriraient probablement l’hypothèse
de sonorités de second ordre comme une question de propriétés émer-
gentes de la structure sonore 5 », écrit-il [Di Scipio, 2001 : 72], en citant
Bregman et en concluant : « En bref : la possibilité de sonorités de se-
cond ordre découle de la composition d’unités sonores minimales, qui
sont faites pour fusionner dans une image audible holistique 6 » [idem].
De là, il peut passer à la question de l’émergence : « Dans ce cas [à pro-
pos d’Analogique B], la distinction entre un modèle d’articulation et un
modèle de son composé [sound design] peut difficilement se faire, dans
la mesure où l’action du compositeur revient à laisser la structure mu-
sicale (niveau macro) émerger du son lui-même et de son organisation
interne (niveau micro) 7 » [Di Scipio, 1997 : 165]. Pour analyser l’échec
d’Analogique A et B – qui n’est donc plus seulement l’échec de la fusion
des grains, mais celui de l’émergence en question –, Di Scipio pointe le
mode de construction : la stochastique : « On pourrait se demander si la
stochastique fournit véritablement de bons moyens pour que des sonori-
tés d’ordre supérieur émergent du comportement basique [ground-level
pattern] d’unités sonores minimales 8 » [Di Scipio, 2001 : 73/79].
Énoncée autrement, on pourrait dire que cette critique pointe le fait
que l’émergence établit, à sa manière, un ordre. C’est pourquoi elle ne
peut se produire avec les outils du désordre maximal (la stochastique).
Aussi, Di Scipio fera appel aux théories qui bouleversèrent le clivage tra-
. « Today cognitive scientists and epistemologists would probably describe the
hypothesis of 2nd -order sonorities as a question of emergent properties of sound
structure ».
. « In short: the possibility of 2nd-order sonorities stems from the composition of mi-
nimal sonic units, which are made to coalesce in a holistic audible image ».
. « In this case [concerning Analogique B], the distinction can hardly be made
between a model of musical articulation and a model of sound design, insofar as the
composer’s action is meant to let the musical (macro-level) structure emerge from
sound itself and its internal organisation (micro-level) ».
. « One may ask whether the stochastic does really provide as good a means for
higher-ordrer sonorities to emerge from a ground-level pattern of minimal sonic
units ».
88 Manières de faire des sons
. « In all systemic situations, emergent properties seem to require more a lively chao-
tic ordre than a statically organized disorder ».
10. « [to] exploit [… a large] palette of grain arrangements, ranging from random to
more patterned textures, across a variety of other behaviours ».
11. « Chaos and the dynamics of complex systems, as accessible with iterated nume-
rical processes, represented for me a way to compose small sonic units such that a
higher-level sonority would manifest itself in the process ».
Notes sur la notion d’« émergence » 89
15. « The passage of a system or process from a given structural organisation to a new
state of order which is recognised as a function of the qualitative properties of the
former, is what we call here a phenomenon of emergence […]. Similar phenomena
can be described with rules of morphostasis (conservation of coherence, identity)
and morphogenesis (dynamical behavior, change), which together capture the main
peculiarity of social and living systems : self-organisation ».
16. Di Scipio [2005] donne une description détaillée de cette pièce.
Notes sur la notion d’« émergence » 91
21. « I’m not interested in creating any “virtual” space. […] I much prefer to focus on
the concrete, material, historical space (hall, room, open place, etc.) hosting the per-
formance […], in an attempt to make the real space leave audible traces of itself wi-
thin the form of the sound, within timbre. This is a way of experiencing space which,
I think, is less ideologized and contrasts the notion of “virtual reality” ».
22. « the role of noise is crucial […]. Noise is the medium itself where a sound-genera-
ting system is situated, strictly speaking, its ambience. In addition, noise is the energy
supply by which a self-organising system can maintain itself and develop ».
94 Manières de faire des sons
est toujours à réaliser, à renouveler chaque fois ; elle n’est jamais quel-
que chose qui est là, déjà existante et délimitée dans une forme idéale
ou virtuelle, qui se prête à être re-présentée, ré-incarnée. En bref, je ne
compose pas la musique elle-même, mais les conditions favorables qui
pourront donner naissance à de la musique (ma musique). La responsa-
bilité des actions à commettre (pour composer, pour jouer, pour écou-
ter) a autant d’importance que les objets à faire (à composer, à jouer, à
écouter) », écrit-il [Di Scipio, 2005].
23. « the audience attending the full performance […] doesn’t have to sit down, ra-
ther it can freely walk around. Perception can focus either on the string quartet itself
or the taped sounds. The audience can also visit the areas where the co-determina-
tions of four components bring forth peculiar sonorities and timbral shapes. A large
audience would ultimately affect the overall behaviour of the music, as its presence
would cause significant changes in the room acoustics ».
96 Manières de faire des sons
24. « Listeners are a very special kind of external observer or hearer, because their
mere physical presence in the room acts as an element of acoustical absorption.
Hence they are rather an internal component of the ecosystemic dynamics ».
25. « The subject of cognition (a composer, a listener) would be an integral part of
this model [the “theory of sonological emergence”], even though in actuality he/she
always tries to hide his/her active, inventive role and simulate a (virtual) self-organi-
sation of the musical structure ».
Notes sur la notion d’« émergence » 97
Références bibliographiques
Introduction
Géométries, formes
La vision géométrique que nous porterons ici sur les processus et objets
compositionnels prend son origine naturellement dans les mathémati-
ques. Toutefois, il ne s’agit pas de prendre la géométrie comme étude
des objets et de leur forme (intrinsèque), mais comme l’étude de l’es-
pace et de différentes formes de spatialité 2. Cette compréhension de la
. Cet article est paru dans une première version in A nne S edes , H or acio Vaggione
(éd.), 12e journées d’informatique musicale 2005, Paris, Université Paris 8 – CICM – MSH
Paris Nord-AFIM, 2005, p. 93-100.
. Sur ce concept et sur la suite de la discussion au sujet des différentes géométries,
voir [6] G.-G. G r anger , La Pensée de l’espace.
102 Manières de faire des sons
géométrie comme un travail non sur des objets mais sur des opérations
sur des objets s’impose fortement aux mathématiciens à partir de la dé-
couverte des géométries non-euclidiennes. En effet, lorsque ce qui est
défini comme une sphère ou comme une paire de droites parallèles n’a
plus l’aspect auquel nous sommes habitués, sans que cela n’entraîne de
contradiction, il faut élargir notre concept de forme et en quelque sorte
le séparer de l’apparence des objets : ce qu’« est » une paire de parallè-
les ou une sphère c’est bien ce qui suit certaines règles relationnelles et
fonctionnelles, ce qui se maintient à travers certaines opérations, plutôt
que ce qui peut représenter dans une figure un exemple de respect de
ces règles. C’est cette idée de forme géométrique qui sous-tend le propos
de F. Klein : « La géométrie projective n’a pris naissance que quand on
s’est accoutumé à considérer comme entièrement identiques la figure
primitive et toutes celles qui s’en peuvent déduire par projection, et à
énoncer les propriétés projectives de façon à mettre en évidence leur
indépendance vis-à-vis des modifications apportées par la projection. »
(cité par Granger [6], p. 71).
Figure 1 : Une ellipse et une parabole, en géométrie projective, ont la même forme.
C’est dans la pensée musicale que nous voulons projeter ces idées,
pour pouvoir prendre la forme comme un concept opératoire : quelque
chose qui peut s’écrire et se manipuler, en quelque sorte algébriquement
(ou au moins selon une syntaxe). Un exemple simple peut s’obtenir avec
les opérations sur les intervalles : nous avons l’habitude de considérer
comme ayant la même « forme » des lignes mélodiques obtenues les unes
des autres par inversion ou rétrogradation des intervalles. Si nous ajou-
tons à ces opérations la multiplication des intervalles (mesurés en demi-
tons) par 5 modulo 12, nous obtenons de nouvelles figures ayant la même
forme (et donc une nouvelle géométrie des lignes mélodiques).
. C’est à partir de ce contexte que nous voulons différencier objet sonore et musi-
cal : nous parlerons d’objet musical lorsque les relations qu’il entretient avec d’autres
objets sont aussi importantes que celles qui, intérieurement, le définissent. Dans
l’objet sonore, seules les relations internes intéressent ; il faut néanmoins toujours
un contexte pour les appréhender.
104 Manières de faire des sons
et des sens différents. Ainsi, une même figure ou un même geste instru-
mental peut avoir des formes différentes selon ce contexte (comme des
arcs de cercle ne sont pas toujours des segments de « droites » dans le
demi-plan de Poincaré) ; inversement, des figures différentes peuvent être
des représentants de la même forme (comme l’ellipse et l’hyperbole, ci-
dessus). À l’écoute, chaque figure se fait remarquer dans son contexte
local par certaines des caractéristiques qui la définissent : ceci est son
insertion dans ce contexte (cet espace) et en dépend, justement. Ce qui
sera perçu d’un objet musical, et comment, n’est ainsi pas fixé en lui : sa
forme ne peut donc lui être intrinsèque.
Figure 3 :Dans Princípio de Cavalieri [2], pour caisse claire, harpe et électronique
en temps réel, la figure réalisée par la harpe en (a) change de contexte et de
fonction en (b) ; une modification de la même figure en (c) prend la même fonction
qu’en (a). (À chaque occasion, les traitements sur les instruments sont différents.)
Formaliser la forme 105
. On pourrait se demander s’il y a des morphologies internes qui sont toujours per-
çues : elles indiqueraient la géométrie la plus « générale » de notre perception mu-
sicale ou sonore, de laquelle tout contexte musical serait un cas particulier (obtenu
par ajouts de règles).
. Plus généralement, on pourrait définir la distance comme une mesure du traite-
ment nécessaire pour faire coïncider les deux objets. Voir en particulier [1]
106 Manières de faire des sons
Figure 4 : Parmi ces objets pour piano, (a) et (b) sont très proches si on
mesure par le contenu intervallaire (harmonique) ; ils sont plus éloignés
pour ce qui est de l’articulation rythmique. Entre (a) et (c) ces rapports
s’inversent. (Extraits de ‘topologie faible’ [4], pour orchestre de chambre).
Définir un espace
Dans un article précédent [2], nous parlions des dimensions de l’espace-
temps musical. Il faut préciser et généraliser ce que nous entendons par
dimension de cet espace, et en conséquence constater qu’il n’est pas
unique (en tout cas pendant la composition).
Formaliser la forme 107
10. Cet article traite en fait de l’objet sonore numérique, mais le texte s’adapte très
bien à notre situation. Notons simplement que nous pensons que la clôture de l’ob-
jet est possible dans tout espace de définition muni d’une écriture symbolique – pas
seulement avec un support numérique.
11. Sur cette idée, voir G r anger [6]
112 Manières de faire des sons
par les relations perçues entre (et dans) les objets musicaux. Or, la défi-
nition même de ces objets, leur identité à l’écoute, dépend du temps et
d’une échelle temporelle particulière : le réseau qui réunit les multiples
qui constituent un objet unique, qui les découpe ou les renferme, peut
se former selon diverses relations d’héritage et de polymorphisme (voir
encore une fois [8]) qui se transforment selon qu’on les observe de plus
près ou de plus loin. Des attributs propres à une dimension, à une certaine
échelle temporelle, peuvent agir sur une autre dimension à une autre
échelle ([10], [2]) ; des unités qui apparaissent séparées, individualisées
de par leur morphologie interne, peuvent participer à la définition d’une
morphologie plus « grande » (à une autre échelle temporelle), et être
ainsi réunies dans la clôture d’un objet musical. Tout ceci ne peut surgir
dans une œuvre musicale qu’au fur et à mesure qu’elle est entendue, et
on pourrait dire que l’espace composé est unique à chaque instant – il
se redéfinit constamment, par ce qui est entendu ensuite étant mis en
relation avec ce qui demeure dans la mémoire de l’auditeur.
Mais cette instantanéité de l’espace composé a justement pour consé-
quence que des « sous-espaces », ceux perçus auparavant mais surtout
ceux perçus à d’autres échelles que celle de tout le morceau déjà en-
tendu, s’accumulent dans la mémoire de l’auditeur, formant un réseau
complexe de spatialités distinctes et pas toujours compatibles (à l’image
des différents espaces composables plusieurs fois repliés sur eux-mêmes
par l’insertion des objets dans le temps). À partir d’une certaine durée
globale, la nécessité surgit de pouvoir « faire tenir » ces incompatibili-
tés dans une organisation générale encore compréhensible. Rappelons
que nous avons défini la forme d’un objet musical comme un ensemble
d’attributs opératoires, gérés à l’intérieur d’un espace particulier. Nous
pouvons reprendre cette idée à une échelle temporelle et logique plus
large pour penser ce que serait, de ce point de vue, la forme d’une œu-
vre entière.
Globalité(s)
Géométrie algébrique
Localement, l’espace composé n’est rien d’autre qu’un espace compo-
sable traversé par le temps, mais toute globalité composée met en jeu
simultanément plusieurs espaces. C’est en fait cette simultanéité des es-
paces qui caractérise une globalité, qu’il s’agisse d’une œuvre entière,
simplement d’une section ou même d’un objet. On pourrait être tenté
114 Manières de faire des sons
12. Nous pouvons ici considérer un cycle comme une seule œuvre.
Formaliser la forme 115
Conclusions
Références
J’ai déjà évoqué, à l’occasion de textes précédents, les enjeux d’un champ
sonore en puissance dont l’investigation et l’héritage me semblent carac-
téristiques de la modernité du x x e siècle 1. Si, de tout temps, la musique
n’a cessé d’agencer des variations et des différences, elle s’est cependant
majoritairement rapportée à l’axe stabilisé des hauteurs. La distribution
harmonique héritée du xvii e siècle était fondée sur le privilège de la pé-
riodicité et le son se rapportait avant tout à l’instrument (mécanique) et à
sa capacité à contrôler l’identité de sons tempérés. La répartition modale
et tonale des hauteurs, et avec celle-ci la notion dominante de « note »,
a canalisé l’écriture des variations d’intensité de timbres, d’amplitude,
de projection, comme différences « secondaires », venant qualifier les
premières. Cette hiérarchie, qui assurait une prédominance harmonique
dans les relations sonores, s’est aujourd’hui modifiée avec une « molécu-
larisation » du matériau musical qui s’est mise en place tout au long du
x x e siècle. Les révolutions des techniques électroniques et de l’informa-
tique musicale ont donné accès à la totalité des rapports de fréquences.
La numérisation du son a fondamentalement renouvelé la conception
du sonore et sa représentation, frayant l’accès à une nouvelle conquête
du champ sonore. Grâce à une description beaucoup plus précise des
composantes du son et de leur distribution, il devient possible de se situer
au niveau de l’organisation du sonore. Dans cet espace, appréhendable
selon une grande variété de points, le compositeur élabore sa relation au
sonore et constitue sa technique musicale à partir d’un plan qui n’est plus
donné selon des règles ou hiérarchies pré-établies. Si une pensée criti-
que (inventive) des relations sonores devient un présupposé nécessaire
à la composition, sa nature, et précisément la nécessité de le constituer,
relève d’une posture moderne de la composition musicale.
On remarquera d’ailleurs comment les démarches de compositeurs
sensibles à une « multiplicité acoustique latente » supposent un plan so-
nore en puissance, à partir duquel on (re)construit, on (re)compose les
rapports sonores. C’est en effet sur un fond non prédéfini des possibles
Faire apparaître, donner à entendre ce qui ne l’est pas encore exige une
opération de la pensée. Que faut-il pour que de l’événement advienne
dans le sonore ? Le son ne préexiste pas aux opérations qui le condition-
nent, le produisent et le composent. Le matériau, considéré comme un
ensemble de relation et de variables, doit être pensé, c’est l’objet d’un pro-
jet. Il sera donc nécessaire de mettre en place un dispositif de sélection
capable d’extraire des singularités, des directions logiques et partitives.
Le procès de différenciation, qui implique spécification et distribution,
en est un moment décisif. Il suppose la représentation non préétablie
des rapports sonores, un champ acoustique non prédéfini, disposé à re-
cevoir des opérations différenciantes.
Longtemps stabilisées autour de la consonance, les relations harmoni-
ques s’ouvrent aujourd’hui sur la reconnaissance d’une nature instable
et multiple qui prend en compte l’évolution dynamique, la transitivité. En
portant leur attention sur l’interactivité propre aux systèmes vivants, sur
leur capacité à la transformation et leur façon d’évoluer, les approches
de la « complexité » ont fait apparaître une nouvelle description des êtres
physiques intégrant la flèche du temps avec les notions d’irréversibilité
Variables spatio-temporelles
. Pour illustrer cette réalité, considérons par exemple un doigt en appui sur la tou-
che d’une contrebasse. Selon la position du doigt en appui, la longueur de la corde
se trouve allongée ou raccourcie et produit ainsi des sons de hauteur plus ou moins
grave ou aiguë. Pourtant, la partie restante de la corde, la partie « morte » située de
l’autre côté du doigt, émet une fréquence propre, de faible amplitude, qui varie égale-
ment selon la position du point de contact. La présence de cette composante acous-
tique seconde, « complémentaire » – souvent mise à l’écart car considérée comme
perturbante, double en fait la réalité sonore.
126 Manières de faire des sons
Systèmes micro-intervalliques
L’intérêt majeur des systèmes micro-intervalliques réside dans la possibi-
lité de rechercher des cohérences et d’explorer leur comportement et leur
incidence au niveau de la perception, des types de relation de système à
système et des implications au niveau des modes de jeux instrumentaux
et de l’écriture. La multiplicité vibratoire peut être soumise à des discréti-
sations diverses et des configurations de relation peuvent concerner tout
aussi bien les fréquences, les durées ou les intensités. Nous savons que la
distribution et les comportements dynamiques et temporels des fréquen-
ces ne sont pas seulement déterminants pour la lisibilité de la hauteur,
mais plus globalement pour le timbre et tous les “ facteurs de sonorité ”.
Les schèmes de distribution des fréquences auront donc nécessairement
une incidence sur le complexe interactif hauteur-timbre.
Les systèmes micro-intervalliques sont à mon sens des procédés de sélec-
tion, des stratégies capables de différencier des types de comportements
128 Manières de faire des sons
L’écoute microphonique
Avec Objectiles pour quatre guitares 11, mon souhait a été de matériali-
ser une écoute microphonique pensée comme telle, dès la composition.
En effet, les données sonores de cette pièce ne sont pas audibles sans
amplification. Reprenant les comportements acoustiques « complémen-
taires » de faible amplitude, issus de frottements de vitesses variables,
l’écoute est d’emblée liée à un dispositif microphonique. Il s’agit d’attirer
l’attention au plus près de ces rapports acoustiques parfois très ténus et
de faire apparaître la réponse « complémentaire » de la corde, l’ombre du
son en quelque sorte (ici essentielle au niveau de l’écriture). Comment
créer les conditions pour rendre audible ce comportement dynamique
infrasensible ? Ces données sonores de niveau micrologique vont de pair
avec une prise de son et une diffusion adaptée. Les rapports différentiels
« complémentaires » impliquent d’infimes réglages de position au cours
du jeu instrumental et de la prise de son. Plusieurs micros sont nécessai-
res pour construire des variables de proximité capables de passer d’une
extrême tactilité aux qualités plus spectrales de l’instrument. Ensuite, la
sonorisation conjugue la présence localisée des sources et leur relais
dans l’espace acoustique de la salle. Ce champ sensible articule l’écoute
microphonique à l’élaboration psychoacoustique d’un champ percep-
tif. Le but est ici de créer une écoute en relation « coextensive » avec le
comportement physique 12.
Il en sera de même pour les variations au niveau des modes de jeu : il
s’agit de créer (configurer) une expérience de sentir, au seuil de la percep-
11. Objectiles (2002) pour quatuor de guitares (Commande « Alla breve »,
Radio-France)
12. Pascale C riton , « Modèles de frottements et écoute spatialisée », Cycle Synthèse
sonore par modèles physiques, conférence Ircam/ France Culture, 15 nov. 2004.
Variabilité et multiplicité acoustique 131
Mobilité/réciprocité
La mise en place d’un dispositif de captation et de diffusion participe
ainsi de façon significative à la matérialisation du son. Le contrôle de
l’émission à la prise de son (captation) et les conditions de la projection
du son, sont le fait d’une synthèse, d’un dosage subjectif. La sonorisation
est en quelque sorte un stade (pré)liminaire, constitutif de l’œuvre. Au
seuil de la musique dite mixte, la microphonie allie des sources acous-
tiques et leur diffusion amplifiée sur des haut-parleurs. Premier niveau
d’un champ acoustique engendré par une conjugaison « artificielle »
des sources, une pluralité de plans et de variables peuvent être asso-
ciés/confrontés selon des degrés divers. La conjonction des sources
instrumentales et des sources de projection sonore sous-entend l’impli-
cation simultanée de l’énergie de rayonnement instrumental et la projec-
tion d’une énergie électrique. Elle est souvent périlleuse, à la merci de
facteurs imprévus et nous confronte en permanence aux contingences
d’un équilibre à établir. L’identification comme tel d’un champ acousti-
que mixte, est une condition qui rend possible une circulation entre les
deux plans à priori distincts : il s’agit d’établir des relations de simulta-
néité riches en mobilité entre les deux champ qualitatifs, acoustique et
électroacoustique. L’équilibre sonore s’établit dans une réciprocité entre
les facteurs présents, allant de l’instrumental à l’acoustique de la salle
et les options de mixage en fonction des modes de jeux et des effets re-
cherchés. Le dispositif de prise de son et de projection, nécessaire aux
conditions d’une écoute sensible, peut être différent selon chaque salle,
selon chaque lieu.
On se souviendra comment Luigi Nono, expérimentant les relations
acoustiques instrumentale/live electronic sur une multiplicité de sour-
ces, accordait précisément la plus haute importance aux particularités
acoustique du lieu. Estimant (et intégrant) de façon attentive la réaction
riaux) éveille la question d’un milieu acoustique qui doit être créé. Cet
espace n’existe pas en dehors des conditions qui lui donnent corps. Le
son découvre, articule, fait sonner l’espace plutôt que l’un précède ou
préexiste à l’autre : l’oreille décode l’information sonore selon sa loca-
lisation, ses trajectoires, les matériaux, les structures et les relations de
mouvement. Elle ausculte, discrimine. Un diagramme de différences
dévoilera ou masquera un espace acoustique. Les données de l’espace
acoustique initial peuvent être valorisées, mais aussi occultées, modi-
fiées, voire modélisées selon les conditions d’un méta-espace. Il s’agit
d’un agencement à chaque fois spécifique, établi selon les modalités ou
manières de créer des rapports et des différences audibles au sein du
multiple : c’est un espace fictif.
Fictions sonores
L’écriture du sonore relève alors de la spécification de variables spatio-
temporelles et de leur distribution dans le champ de la représentation.
La redistribution des coordonnées et des variables au niveau de l’écri-
ture concerne, comme nous l’avons vu, tous les facteurs de la multipli-
cité acoustique : il s’agit d’instrumentaliser la chaîne qui va du geste à
sa transmission, des variables de la production du son à sa captation,
de sa transformation à sa diffusion et sa propagation. Aujourd’hui, de
nombreuses dimensions spatiales et temporelles sont connectables, mo-
delables, transposables. On peut convoquer simultanément différentes
« fenêtres » de représentation, du proche au lointain, du micro au macro.
Emboîter des dimensions différentes, les appliquer à des catégories et
des champs de relation distincts. Réaliser des opérations quasi plasti-
ques sur les données du son : étirer, contracter, croiser… On peut donc
instrumentaliser, s’immiscer dans l’organisation des variables qui consti-
tuent un espace de représentation / réception. Ce sont des fictions sono-
res, artefacts matérialisant un événement en train de se construire selon
une multiplicité de points simultanés. Situation en équilibre qui invite à
une écoute active, connective, subjective.
“Lang ist
die Zeit
es ereignet sich aber
Das Wahre”
F. H ölderlin ,
Mnemosyne (Gedächtnis) 1.
Il ne s’agit pas ici d’élaborer une théorie du temps musical ni d’une quel-
conque « méthode » de composition, mais plutôt de la présentation d’un
concept utilisé dans mon travail, qui porte sur l’organisation temporelle :
une alternative pour une organisation formelle, une « manière de fabri-
quer du temps ».
L’apparition de la notion de mesure (remplaçant progressivement au xvii e
siècle le tactus 2) a perpétué tout au long de l’histoire tonale et jusqu’à
nos jours un grand malentendu quand à sa nécessité. La mesure ne rem-
plissant qu’un rôle fonctionnel en l’absence d’une tonalité cadentielle, ou
une localisation formelle pour l’interprétation de l’espace de la partition,
il est temps de rétablir sa vraie nature, sa destination structurelle.
. « Long est
Le Temps,
mais il se montre
Le Vrai. »
. Système d’indication de la mesure, des proportions et des lois de la battue élaboré
aux xv e et xvi e siècles qui sous entendait une division du temps mesuré en temps par-
fait ou imparfait, admettant aussi des prolations diverses et subtiles.
136 Manières de faire des sons
La représentation
. Ces cas se présentent dans les subdivisions irrationnelles de nombres premiers tel
la subdivision en trois (triolets, sextolets, nenolets etc…), en sept, en onze etc…
. Vecteurs de contrôles, hauteur, texte, intensités, célérité, etc.
. Par exemple la référence à une valeur de durée absolue non relative à la trilogie
durée/mesure/tempo mais plutôt présupposant un tactus absolu comme durée.
138 Manières de faire des sons
Devenir et transformation
. Il s’agit alors d’un ancrage de la ligne de fuite « bloc-durée » dans un contexte qui
lui est transversal.
Le Temps comme Territoire 139
L’addition
Partant de deux blocs différents 24/10 es et 5/12 es 12 on obtient un nou-
veau bloc de 169/60 es.
Figure 6
10. La manipulation des blocs-temporel est effectuée à travers l’expression des arbres
rythmiques (RT) implémentés pour le moment et exclusivement dans l’environne-
ment de CAO (composition assisté par ordinateur) OpenMusic et leur représentation
par le programme de gravure Lilypond.
11. Pour une description plus détaillée autour des opérations sur les blocs-temps c.f
K. H addad, Livre Premier de Motets : The Time Block Concept in OpenMusic, The OM
composer’s book. 2, collection Musique /Science, éd. Delatour.
12. Les fractions se rapportent à la division de la ronde. Nous avons voulu préserver
la convention référentielle solfégique « moderne » de la ronde tout au long de notre
présentation. Il est bien entendu que ces fractions peuvent être mis en couplage avec
d’autre valeurs initiales et de magnitudes diverses. Cette référence intègre en soi la
notion de célérité (de vitesse) de chaque bloc, ce qui rend superflu dans le cadre de
cette représentation l’utilisation référentielle du tempo par mesure.
140 Manières de faire des sons
La soustraction
Partant de deux blocs différents 23/10 es et 11/12 es on obtient un nou-
veau bloc de 83/60 es.
Figure 7
La multiplication
La multiplication est le changement de magnitude, une mise à l’échelle
du bloc. On peut appliquer la multiplication à toute fraction. Voici quel-
ques exemples à partir d’un bloc de magnitude 24/10 es :
Figure 8
Le Temps comme Territoire 141
La subdivision
La subdivision est l’opération qui consiste à décomposer un bloc-durées
en n proportions. Il existe deux catégories de subdivision : la subdivision
simple et la subdivision complexe.
La subdivision simple consiste à subdiviser un bloc-durée en n propor-
tions tel que la somme des proportions est égal à un facteur multiplicatif
du numérateur du bloc. Ici un bloc-durée subdivisé par les proportions
(11 + 7 + 3 = 21) :
Figure 9
Figure 10
Figure 11
Re-transformation en bloc-durées :
Figure 12
Canon
Voici un exemple qui part déjà d’une transformation intermédiaire de
bloc-durées. La transformation intermédiaire étant l’étape où le bloc-
durées comporte des subdivisions non encore transformées en de nou-
veaux blocs :
Figure 14
144 Manières de faire des sons
Figure 15
Le Temps comme Territoire 145
Translations
homothétiques
De même, on peut
engendrer des séries
ayant des rappor ts
homot hétique s en-
tre elles. Partant d’un
bloc-durée de 10/1 e
constitué de subdivi-
sions issues d’itéra-
tion autoréférentielles,
on applique la même
opération de « déca-
lage » vue plus haut,
mais seulement en ré-
duisant pas à pas les
blocs-durées de part
et d’autre, à chaque
fois de façon de plus
en plus resserrée.
Figure 16
146 Manières de faire des sons
Monnayages
Il s’agit d’un autre ordre d’engendrement proliférant en
relation externe de couplages, et d’une nature plus com-
plexe que les précédents
Étant donné un bloc-durée de 50/1 e :
Figure 17 : ci-contre.
[(0 1 2) (1 2 3) (2 3 4 5) (3 4 5 6 7) (4 5 6 7 8) (6 7 8 9 10)
(7 8 9 10 11 12) (0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15)]
Le résultat :
Topographies potentielles
Figure 18
148 Manières de faire des sons
Figure 19 :
Bloc-durée
complexe ouvert
Le Temps comme Territoire 149
Espaces formels
13. On peut voir ces deux catégories comme « deux types de multiplicité : l’une est
appelée multiplicité de juxtaposition, multiplicité numérique, multiplicité distincte,
multiplicité actuelle, multiplicité matérielle, et elle a pour prédicats, nous le verrons :
l’un et le multiple à la fois. L’autre : multiplicité de pénétration, multiplicité qualitative,
multiplicité confuse, multiplicité virtuelle, multiplicité organisée, et elle refuse aussi
bien le prédicat de l’un que celui du même. (…) La multiplicité numérique qui impli-
que l’espace comme une de ses conditions, et la multiplicité qualitative qui implique
la durée comme une de ses conditions. Les multiplicités numériques ont deux dimen-
sions : espace et temps ; les autres : durée et extension pré-spatiale. » in, G. Deleuze,
Conférences, Théorie des multiplicités chez Bergson.
14. Des points d’orgues, ou des événements décisionnels ouverts se rapportant à
l’exécution du temps direct.
15. Quatre solistes utilisés comme groupe vocal, deux voix de femmes (2 sopranos),
ou deux voix d’hommes (ténor, basse-baryton), quatuor vocal et enfin solo final .
150 Manières de faire des sons
À partir de cette esquisse, les blocs-durées seront générés dans une ma-
quette d’OpenMusic pour être sélectionnés selon l’esquisse. La repré-
sentation visuelle de la maquette de OpenMusic permet un autre degré
Le Temps comme Territoire 151
Une fois « générés » les blocs sont filtrés selon le schéma initial de l‘es-
quisse ne laissant apparaître que les interventions désirées.
Figure 25 :
L’homothétie par
monnayage du
bloc-durée pour
le quatuor vocal
s’effectue à partir
de la troisième voix
sur le onzième bloc-
durée de cette voix.
Le Temps comme Territoire 153
Depuis quelques décennies, et pour la première fois dans l’histoire, les com-
positeurs ont accès à la possibilité de représenter et de maîtriser la réalisation
directe du son lui-même à travers sa forme d’onde. Ce saut dans l’infiniment
petit est à la fois un défi pour nos sens et pour notre intellect. Peut-on désor-
mais composer directement le son lui-même, sans passer par un « instrument » ?
Quelle est la modalité de cet accès, s’agit-il d’un dessin ou d’une écriture ?
Comment comprendre la composition à un niveau si bas de la structure mu-
sicale ? L’ensemble de ces questions sera ici explorée à travers l’expérience
d’une œuvre très particulière, Drawing the sound, où l’intégralité du matériau
n’a été ni captée, ni synthétisée, mais tout simplement dessinée.
Le syndrome de l’instrument
L’objectivation du sonore
La première chose que fait le nouveau-né en venant au monde, c’est de
pousser un cri. Au delà de la voix qui est soudain capable de combler
ce grand espace soudain vide, le rapport au monde des sons est décalé.
C’est par des objets, de mille et une manières fort diverses, que les efflu-
ves sonores nous parviennent, nous renseignant avec une précision telle-
ment évidente sur la nature de ce qui nous entoure que nous n’y pensons
même plus. Nous apprenons à émettre ces sons, qui sont bien souvent la
Dessiner, écrire, composer le son 157
Le domaine de la synthèse
Le contrôle du geste musical est donc la source de toute production so-
nore jusqu’à l’apparition de la possibilité d’un transfert du signal acous-
tique en signal électrique et réciproquement. Dès lors, la possibilité de
produire un son non pas à partir d’un objet réel mais de sa représentation
sous forme d’onde électrique semblait changer radicalement l’accès au
domaine sonore. La synthèse est-elle pour autant si différente dans son
essence du monde instrumental auquel elle cherche, dans un premier
temps, à se substituer ?
La dialectique entre la représentation qui est faite du signal et le mode de
synthèse qui en découle agit en fait comme l’instrument dans l’univers
acoustique : son rôle est de limiter l’espace possible du sonore pour ca-
ractériser une personnalité spécifique, sous les diverses dimensions du
timbre. Par exemple, la représentation spectrale conduit à la synthèse
additive (c’est déjà le cas avec les orgues…), la représentation par forme
d’onde donnera naissance aux premiers synthétiseurs sous forme d’os-
cillateurs électroniques (avec des formes carrées, triangulaires, en dent
de scie, sinusoïdales… qui ne correspondent à aucune réalité objective
mais sont les possibilités vectorielles simples issues de la représentation),
la représentation sonagraphique induira la synthèse granulaire (ou plus
tard par FOF (Fonction d’Onde Formantique)), ou, plus récemment, la
représentation sous forme d’équations différentielles conduira à la syn-
thèse par modèle physique.
À chaque fois, contrôler équivaut à réduire l’étendue des possibilités, iso-
ler dans l’espace gigantesque du timbre un paramètre isolé, contrôlable
simultanément par l’esprit et par l’oreille, et c’est bien cela qu’il convient
d’appeler « fabriquer un instrument ». L’exemple de la synthèse par mo-
dulation de fréquence est très significatif à ce sujet. Ce type de synthèse
158 Manières de faire des sons
Le temps infime.
Le microscope à son.
La première représentation des ondes sonores a été donnée par les os-
cillographes (et les oscilloscopes). La possibilité de construire des os-
cilloscopes à mémoire est relativement récente, et on a longtemps pallié
à ce manque par le truchement de la cyclicité du phénomène observé,
qui permettait, en jouant sur la persistance rétinienne, de retenir le flux
temporel sur des échelles qui trompaient notre vision.
Prenons, pour être clair, un ordre de grandeur : le la du diapason vibre
à 440 Hertz, c’est à dire que l’onde sonore correspondante décrit 440
cycles dans une seconde, ce qui donne pour la durée du cycle 0,00227
secondes soit 2,27 millisecondes. C’est un temps en quelque sorte « in-
fra-conscient », c’est à dire que nous ne pouvons percevoir que le résul-
tat global de l’oscillation, nous n’avons aucun moyen de nous attarder
sur un cycle particulier. Mais s’il advenait qu’un seul de ces cycles soit
différent, nous serions pourtant alertés ! Car nous sommes en effet ex-
trêmement sensibles au changement d’énergie que cela induirait. C’est
un peu comme le défilement des images au cinéma : tant qu’il y a conti-
nuité, nous ne pouvons pas discerner une image isolée ; mais le point
de repère inscrit sur une seule image (un vingt quatrième de seconde)
qui annonce au projectionniste le changement de bobine est parfaite-
ment perceptible.
1a
1b
. Dans les notations de Dirac, il s’agit simplement d’un changement d’axe de pro-
jection : une rotation en somme.
160 Manières de faire des sons
1c
2a
2b
Exemple 2 : influence d’un filtre passe-bas sur une impulsion temporelle. 2a-g :
impulsion temporelle initiale ; 2a-d : courbe fréquentielle « plate », respectant toutes
les fréquences ; 2b-g : résultat du traitement de 2a-g par le filtre passe-bas 2b-d.
162 Manières de faire des sons
3a
Dessiner, écrire, composer le son 163
3b
Exemple 3 : influence d’une fréquence de résonance sur le
comportement temporel d’une impulsion (2a-g). 3a : sans coupure
des aigüs ; 3b, avec adjonction d’un filtre passe bas.
ses membres est arrachée ; tout son corps n’est bientôt qu’une plaie, le
sang coule de toutes parts, ses nerfs sont mis à nu ; on peut voir le mou-
vement de ses veines que la peau ne cache plus, l’œil peut compter ses
entrailles et ses fibres transparentes », emprunte aux Métamorphoses
(VI, 388-391) d’Ovide la deuxième partie (6) de A (1999), pour solis-
tes, quatre chœurs, deux ensembles et traitements informatiques. La
chair, musicienne, écoute la « déchéance du corps supplicié, vieilli, la-
bouré », citant Nietzsche et Michelstaedter, en connivence presque lit-
térale avec Antonin Artaud, sujet de l’œuvre. Dès son Premier quatuor
à cordes (1993), sous-titré µηδεν αγαν (rien de trop), la devise de Solon
d’Athènes, commentée par Friedrich Nietzsche dans La Naissance de la
tragédie et dans Aurore, traduit l’immuable dynamique de la partition,
un quasi niente sempre préservant l’intensité naturelle des instruments.
Cette nuance correspond au moment où « le son de l’instrument dis-
paraît, faute de l’énergie nécessaire pour revivifier sa résonance physi-
que », où les langages se taisent. Elle se conjugue à la menace du rien
dans le sublime, à son plaisir négatif, comme lien avec un Absolu rendu
à l’audible, à la connaissance. « Cette nuance implique une production
vibratoire dans laquelle les critères d’extériorisation et de convenance
en matière de beau son doivent être proscrits. Elle doit être impérative-
ment respectée par les interprètes, y compris dans le cas d’une acous-
tique locale ne permettant pas une perception satisfaisante aux audi-
teurs les plus éloignés. Dans ce cas, l’ensemble devra être sonorisé, non
pas pour amplifier le son du quatuor, mais pour diffuser de manière
égale dans toute la salle la stricte intensité naturelle des instruments 3. »
Cette négation doit encore, et simultanément, être une affirmation, la
table construite du tronc de l’arbre abattu. Le silence radieux, les débris
épars, la puissance du néant et de l’évanouissement ne signifient plus
un matériau promis au naufrage, mais découvrent une existence réelle.
Et Pauset d’affirmer sa dette vis-à-vis de Nono, ce dont témoigne son pre-
mier quatuor : « L’évaluation de la différence structurellement organisa-
ble – c’est-à-dire à l’exclusion de toute charge psychodramatique – du
silence vers l’absence de silence est une des préoccupations fondamen-
tales de mon propre travail, en ceci fortement marqué par l’héritage de
la dernière période créatrice de Nono, son analyse et la richesse de ses
prospectives 4. » Les nuances ppppp, à l’orée du silence, deviennent alors
« des intensités inverses, qui, en deçà de la nuance quasi niente, réappa-
raîtraient par réflexion dans le domaine de l’audible ». Hésitante, fragile,
. Préface de la partition.
. B rice Pauset, « Moments de la forme et de l’écriture dans la composition musicale »,
in Césure, revue de la Convention psychanalytique, 1996, n° 10, p. 238.
176 Manières de faire des sons
puissance, une théorie de ce qui préexiste dans les faits du passé, une
soumission du vocabulaire au discours, dans le but de vaincre l’interlo-
cuteur, autre nom de l’adversaire, par l’interminable dépassement de la
doxa. « La rhétorique persuade donc uniquement en tant qu’elle a déjà
obéi 10. » Donnant la raison de la persuasion, elle réduit la vie aux mots,
la subsume en eux et, fleurissant à ses côtés, liquide les interprétations
éthiques ou a fortiori littéraires. Est rhétorique toute science des signes,
connaissant vertus, passions et caractères, mais aussi sentences pour
la plupart répétées, artifices pour la plupart appliqués, ou comme l’écrit
Michelstaedter « débris du naufrage de la philosophie ». Est rhétorique
toute conception intentionnelle de la vérité, en rien descriptive, mais
de l’ordre de l’interprétation. Est rhétorique la prétention de posséder
le savoir à travers un système de noms. Pauset est un lecteur attentif de
Michelstaedter. Rhétorique sera le cinquième de ses Six Préludes, teso a
tempo giusto. L’idée de rhétorique attaque la structure même du discours
musical, sa cohérence interne. Elle n’est pas une forme du langage, mais
le langage dans son essence. « La méthode rhétorique donc, si elle doit
être finie en soi, ne doit pas exiger de ressources en dehors des discours,
mais en révélant les discours, ou mieux encore le discours, elle doit com-
muniquer à chacun la valeur communicable en soi, et persuader qui elle
veut afin qu’il puisse persuader autrui 11… » C’est une enquête sur les sons
et les formes donnant, à travers le voisinage des choses lointaines, les
signes rapprochés grâce auxquels reconstruire ce qui est éloigné. À cet
égard, Pauset écrit des vingt-cinq fragments de ses Vanités : « Un geste
musical écrit aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, est souvent le symp-
tôme d’une évocation rhétorique jadis codifiée. À l’heure où l’ensemble
du passé est intensivement consommé, la concomitance d’une musi-
que nouvellement composée et d’arrière-plans historiques lointains ou
non implique que l’écriture prenne en charge d’une manière ou d’une
autre cette connivence particulière. » Ou encore : « J’espère faire écou-
ter une musique qui soit en perspective critique avec elle-même, dans
laquelle les figures mises en tension pourraient autant être considérées
comme le vocabulaire propre à cette œuvre, que comme les émergen-
ces conscientes du lexique légué par l’histoire 12. » Pauset reconduit la
notion de répertoire à la Renaissance, inventrice du musée, de l’esprit
10. Carlo Michelstaedter, Appendices critiques…, op. cit., p. 264. Sur ce sujet, voir Massimo
Cacciari, « Interprétation de Michelstaedter », in Dran, méridiens de la décision dans la pen-
sée contemporaine, Combas, Éditions de l’éclat, 1992, auquel ce paragraphe emprunte.
11. C arlo M ichelstaedter , Appendices critiques…, op. cit., p. 245.
12. Préface de la partition.
182 Manières de faire des sons
13. Paul -H enri Thiry, baron d’H olbach , Système de la nature, ou des loix du monde
physique et du monde moral, Paris, Fayard, Tome premier, 1990, p. 45.
184 Manières de faire des sons
22. M artin H eidegger , Sein und Zeit, Tübingen, Max Neleyer, 1993, p. 163 ; traduc-
tion française révisée par Jean G reisch , in Ontologie de temporalité, Paris, Puf, 1994,
p. 213.
23. Brice Pauset, « La transcription comme composition de l’écoute », in Arrangements-
dérangements, textes réunis par Peter Szendy, Paris, Ircam / L’Harmattan, 2000,
p. 133.
Trois thèses sur l’instrumental selon Brice Pauset 189
peut parler, sans sombrer dans le ridicule, de temps réel. Je pense par
ailleurs que l’expérience de l’espace d’écoute, l’expérience de la salle
de concert pensée et thématisée comme instrument, implique une réé-
valuation attentive des autres catégories musicales auxquelles s’appli-
quent plus ou moins métaphoriquement la notion d’espace : l’harmonie,
la temporalité, l’ornement, entre autres.
Il y a dans la Symphonie III une véritable diffraction du corps concret,
articulé et projeté par un contrepoint de lieux réels et de lieux composés.
Les lieux réels sont définis par cinq groupes de musiciens, répartis circu-
lairement autour du public, en îles, façonnant un espace simultanément
traversé de symétries, d’asymétries, de cas particuliers ; les lieux com-
posés sont quant à eux définis par les douze groupes de haut-parleurs
répartis hémisphériquement autour du public et des cinq groupes ins-
trumentaux. Ces douze groupes se traduisent tantôt sous la forme de
douze points, de douze lettres d’un lexique promis, par la combinatoire,
à la discrétisation possible d’une totalité à venir, tantôt sous la forme du
squelette géométique virtualisé d’espaces autres, débordant et absor-
bant la salle de concert réelle.
C’est l’articulation de ces deux espaces qui produit alors un nouveau
toucher, un tact tertiaire projeté au-dehors des corps musiciens, et dé-
voilé en tant que tel par les tensions et résorptions de ces deux espaces,
dialectisées par l’écoute individuelle. Je pose ici que le travail de l’espace
de concert doit rendre significative et féconde toute position concrète
possible d’écoute, et non pas justifier négativement, comme c’est hélas
presque toujours le cas, une sorte d’auditeur idéal et souvent virtuel, qui
serait situé à parfaite équidistance des sources sonores en jeu. Je pose
également que l’idéologie qui conduit à de telles situations audiocentrées
sont en contradiction avec l’idée d’une spatialisation musicale entendue
comme critique de la frontalité et de ce que cette frontalité signifie, no-
tamment sur le plan sociopolitique.
Le silence du toucher, dans le contexte diffracté de la Symphonie III,
devient alors possible en tant que phénomène esthétique, comme vé-
ritable spectacle : à deux moments de la pièce, le langage localisé de
chaque musicien est comme annulé par le contrepoint de ses multiples
duplications, distribuées de manière complémentaire (temporellement
et spatialement) dans l’espace ; l’espace concret et l’espace composé
deviennent alors les possibles métaphores des deux doigts d’une main
folle de négation. Les deux doigts se touchent, se pressent au lieu d’ac-
tionner les touches d’un hypothétique clavier, le temps de participer à
une véritable expérience phénoménologique du lieu et de la tempora-
lité : l’espace patient de son propre projet.
Parergon en forme de prolégomènes à la Symphonie iii 193
Mon propos part d’une question qui se pose aux philosophes en particu-
lier dans le champ de la philosophie du langage, depuis le début du x x e
siècle et que l’on peut formuler par « la crise de l’objet », et corrélative-
ment d’ailleurs, la disparition de la catégorie « monde » comme monde
de choses en vis à vis, bien séparé, d’un sujet de la connaissance lui fai-
sant distinctement face.
À parcourir certains écrits sur la musique, l’expression « objet musical »
parfois accolé à celui d’« universaux » m’a frappée 1. Par ailleurs, l’atten-
tion portée par les musiciens à l’exploration de la structure interne du
son qui à lui seul constitue un « monde », si ce n’est plusieurs, m’a suggéré
que les qualités et propriétés du son formaient aujourd’hui un important
champ d’enquêtes qui intéressait le musicien mais aussi dans une cer-
taine mesure le scientifique. La mise en question de l’approche dialec-
tique du matériau telle que Adorno l’a comprise dans les termes d’une
philosophie de l’histoire d’inspiration hegélienne que le musicologue Carl
Dahlhaus par exemple a, non sans raison, jugée « douteuse 2 », a sans
. Catherine Chevalley dans un remarquable livre sur Niels Bohr, montre en quel sens
Helmholtz ainsi surnommé, a travaillé à partir du kantisme « par déplacements » (sic)
en faisant des sensations l’ancrage empirique véritable des formes a priori kantiennes
de l’espace et du temps ; cf. N iels B ohr : Physique atomique et connaissance humaine,
Gallimard, 1991. Voir en particulier son glossaire à Épistémologie, p. 422.
. Sur l’arrière-plan lockien de Helmholtz, voir écrits de et sur « Herman von
Helmholtz… » in Revue Philosophie, 1992, n° 33, par Jérôme Dokic et Roberto Casati
(traducteur et présentateur du texte. de Helmholtz « Sur la nature des impressions sen-
sibles de l’homme » (1852). De L ocke : cf. An Essay concerning Human Understanding,
Clarendon, Oxford, (plus spécialement II, viii, 23).
198 Manières de faire des sons
Ernst Mach qui dès le milieu des années 1860 s’est en effet intéressé au
point de vue de Helmholtz sur les causes physiologiques de l’harmonie,
déclare à son propos qu’« avec la simple naturalité d’un phénomène,
aucun enquêteur scientifique ne peut demeurer satisfait car c’est pré-
cisément cette naturalité qui demande explication 11 ». C’est cet aspect
impliquant une distance critique par rapport à la soi-disant naturalité
du système de la musique, non questionnée jusque-là et tenue pour évi-
dente, que le musicologue allemand Carl Dahlhaus a souligné dans son
article de 1970 que nous citons ci-après (voir p. 3 de cet article, et aussi
la note 16 à propos du naturalisme musical de Helmholtz).
L’étude physiologique découvre d’autres possibilités qui étendent l’har-
monie. La dissonance s’avère elle aussi progressivement plus intéres-
sante. Malgré les craintes de Helmholtz, on peut dire que les musiciens
retiendront ces leçons. C’est le cas de Schoenberg qui a vraisembla-
blement lu Helmholtz 12. Apparaît alors l’idée qui s’exprime avec des
« comme », qu’un même accord peut être « entendu comme consonant »
ou « comme dissonant », tout dépendant de la « préparation » de l’accord
de 7e dans les procédés de résolution 13, précise Schoenberg à propos de
fa qui peut descendre à mi comme monter à sol. L’antagonisme conso-
nance/dissonance devient dès lors « faux » (dans l’édition Lattès, p. 39)
ou du moins relatif au pas harmonique accompli, à sa fonctionnalité. Le
consonnant ou le dissonant peuvent donc être perçus comme des « as-
pects » d’un même accord. Ils relèvent d’un « entendre-comme » de ca-
tactère qualique, au sens que donne Wittgenstein dans sa philosophie
de la psychologie, centrée sur les aspects, dite « dernière 14 ».
musique, autour de Helmholtz, ouvrage collectif à paraître en 2009 (chez CNRS édi-
tions ?), écrit en collaboration avec Patrice Bailhache, et Céline Vautrin. Il contient
deux écrits traduits en français d’Ernst Mach et de Carl Dahlhaus sur Helmholtz en
plus d’un texte de Helmholtz Et récemment sous forme d’une conférence donnée à
la Sorbonne, dans une Journée consacrée à Helmholtz, le 7 février 2009, org. Sabine
Plaud (équipe EXeCO), à paraître dans une version anglaise.
11. In « Causes de l’harmonie des sons musicaux », in Écrits scientifiques populaires,
1re publ. Open Court, 1893.
12. et le cite dans son Traité d’Harmonie de 1911 en déclarant faire avec les sons ce
que Helmholtz a tenté sur les couleurs.
13. sur les accords de 7e, p. 114 de sa Théorie de l’Harmonie.
14. années 1946-1947 et dont les Remarques sur la philosophie de la psychologie,
s’ouvrent sur la discussion des thèses du psychologue gestaltiste Wolfgang Köhler.
200 Manières de faire des sons
En réponse à une possible objection 15, l’on peut encore préciser que le
« naturalisme » musical de Helmholtz est très relatif et sans doute une
affaire de mots. Ce n’est pas parce que Helmholtz était un psychophy-
15. Je réponds ici à une autre remarque qui m’a été formulée par Makis Solomos et
m’inspire quelques précisions nécessaires : on peut en effet reconnaître une appro-
che naturaliste du phénomène sonore chez Helmholtz en ce qu’il a étudié les sons
essentiellement uniformes, faisant abstraction de ces « particularités caractéristiques
du son de quelques instruments, « dépendant de la manière dont le son commence
et finit » à savoir ce qu’on appelle les transitoires d’attaque à quoi s’ajoute, dit-il, la
« fin du phénomène sonore » (cf. éd. Gabay, p. 94). L’entretien du son peut d’ailleurs
également comporter de ces « caractéristiques particulières ». Certes, sous l’angle
des phénomènes stables du spectre, les sons s’adressent au naturaliste. Cependant,
il est inexact de dire que Helmholtz a sous-estimé la dynamique sonore. Il est vrai
que lorsqu’il loue Hanslick d’avoir introduit « l’idée de mouvement dans l’examen des
compositions musicales, « il pense à ses fameuses « formes sonores animées » qui
constituent le « contenu musical » selon Hanslick, et cela est différent de la dynami-
que sonore à proprement parler. Pourtant, notons qu’il précise un peu plus loin qu’il
est important de voir à travers à travers cette dynamique, « la nature du mouvement
révélant la nature des forces qui le produisent », « forces élémentaires » connaissables
et mesurables seulement par leur « action ». Il appelle cela « les particularités du mou-
vement des sons » (op. cit. p. 2 et p. 3). Helmholtz ne s’en tient donc pas seulement à
l’idée esthético-philosophique de « mouvement » venue de Hanslick qui s’est réappro-
prié l’energeia aristotélicienne. Il veut l’interpréter à un niveau psychophysiologique.
Il n’exclut pas non plus la dimension du bruit ; il parle en effet du rôle joué par « des
petits bruits caractéristiques » dont sont « accompagnés les sons des instruments ». Il
étend l’importance de ces « petits bruits accompagnateurs » qui caractérisent « à un
haute degré » les sons des instruments de musique et influent sur le son, à des consi-
dérations touchant à l’émission de voyelles et de consonnes, mais bien sûr, c’est en
vue d’en faire abstraction en tant que ce à quoi on a affaire là sont des « irrégulari-
tés non-musicales » (p. 96 ibid.). De manière générale, il est frappant que Helmholtz
développe parfois avec soin et insistance ce qu’il entend exclure de son champ, à un
tel point qu’il semble déjà orienter le regard et l’attention vers des questions qui seront
seulement bien plus tard prises au sérieux. Ajoutons qu’il y a deux angles sous lesquels
on peut placer le problème de savoir si Helmholtz est « naturaliste » ou non. Comme
le souligne Carl Dahlhaus dans un article de 1970 sur Helmholtz, – et c’est un para-
doxe intéressant – Helmholtz aborde les « conditions de l’explication des faits acous-
tiques » en naturaliste mais pose un « principe de style » (traversant cette exploration)
en conventionaliste. Il rappelle à point nommé que loin de souscrire à l’idée d’un
« système naturel » de la musique, Helmholtz au contraire (par opposition à Riemann)
était plutôt d’avis qu’il n’y pas de « lois naturelles » en musique. Ce qui n’empêche pas
d’avoir à comprendre les ressorts (sociaux, psychologiques) qui conduisent à consi-
dérer par exemple le système des tonalités comme « naturelle » : « ce qui est donné
par la nature constitue certes un fondement, mais seulement au sens d’une condition,
pas d’un principe » écrit Dahlhaus à l’appui de sa citation de Helmholtz (ibid. p. 306,
cité par Dahlhaus, dans son article : « H. von Helmholtz, et le caractère scientifique de
De l’objet musical aux qualia sonores 201
Avec Pierre Schaeffer, ce n’est pas tant l’objet naturel qui pose problème
en tant que référence de la sensation auditive que l’attitude naturelle
vers l’objet considéré dans le monde. C’est donc elle, l’attitude naturelle,
dont la mise entre parenthèse s’impose dans la méthodologie phénomé-
nologique. Dès lors, que le mot d’« objet » soit revendiqué dans un livre
qui traite des « objets musicaux » n’étonnera personne. De fait, Pierre
Schaeffer s’en explique longuement afin de préciser les conditions dans
lesquelles on est en droit de parler de tels « objets », à la lumière de la
méthode de Husserl.
19. in Substance and Function and Einstein’s Theory of Relativity, Dover Public., 1953
(orig. 1923), Part II, ch. 6, IV, p. 302.
De l’objet musical aux qualia sonores 203
25. Voir par ex. les Actes du symposium sur la musique et les sciences cognitives de
mars 1988, à l’initiative notamment de Stephen McAdams et Irène Deliège, Centre
Pompidou-Ircam, publiés chez Mardaga en 1989.
26. de même que dans un numéro de la revue Philosophie sur la philosophie de l’es-
prit, n° 33, 1992 avec une traduction de « Sur la nature des impressions sensibles » de
H. Helmholtz (1852), présentée par R. Casati.
27. Suite du titre : A Philosophical Investigation into Perception and Personal Qualities,
Blackwell, 1987.
28. Voir en ce volume l’article de François Bayle.
29. Voir également en ce volume ce qu’il décrit à propos du « motif-oiseau » comme
une tension entre la main qui invente et l’oreille forcée de s’y plier.
206 Manières de faire des sons
34. Par exemple celle secrétée par « l’absolutisation du processus », dit Elie Düring
dans le même article.
35. Précisons que, dans son introduction à Languages of Art (Hackett publ. 1976,
p. xi) Goodman renvoie pour son « symbolisme » à Peirce, Cassirer, Ch. Morris et S.
Langer. Voir en ce volume les précisions de Horacio Vaggione sur les distinctions
qu’il convient de faire ici.
36. Structure of Appearance publ. chez Reidel.
37. Natacha Smolianskaia, dans une conférence à notre séminaire du 17 mai 2006 à
la MSH de Paris-nord a relevé ce déplacement dans un passage de Languages of Art,
p. IV, 8, p. 159 (« Analogs and digits »). Voir aussi l’usage que fait Horacio Vaggione
du « symbolisme comme catégorie opératoire en milieu numérique ».
De l’objet musical aux qualia sonores 209
38. Voir par ex. L’objet quelconque, recherches sur l’ontologie de l’objet de Frédéric
Nef, Vrin, 1998. Frédéric Nef s’en prend à l’anti-réalisme kantien et grangérien,
avant de réévaluer les débats sur « l’objet » qui, dans le prolongement de l’on-
tologie formelle, séparent les philosophes après Husserl au début du x x e siècle
autour de questions de sémantique et de théories logiques de l’objet : Twardowski,
Meinong, Reussell, Brentano. Il se déclare en faveur d’un réalisme modal de l’objet.
« Objets » comprend les objets abstraits et des objets non-existants mais pas d’ob-
jets transcendantaux (voir p. 309). Parmi des « ontologues » aujourd’hui, citons D.
Armstrong et P. Simons, et le brentanien Chisholm (théorie réaliste des catégories).
39. Voir aussi la manière dont il démonte la problématique schaefférienne de l’objet
musical dans un cadre « anthropologique » qui est celui de la manière dont la structure
effective de notre pensée au sujet du monde » se laisse « décrire » (op. cit. p. 121).
210 Manières de faire des sons
40. Voir nos différents travaux sur la proximité entre l’Idée musicale selon Schoenberg
et l’expression wittgensteinienne d’« Idée musicale » dans son Tractatus Logico-phi-
losophicus, (voir propositions 4.01 et sqq), par ex. l’interview dans la revue Europe,
numéro consacré à Wittgenstein, automne 2004. Voir aussi, entre autres travaux, no-
tre article à paraître dans la revue canadienne Circuit.
De l’objet musical aux qualia sonores 211
45. « Some ideas on the Sociology of Music » in Sound Figures, Klangfiguren, 1978,
Suhrkamp, vol. XVI, Musik. Schriften I-III de l’œuvre complète. Notons ici l’importance
de la sociologie de la musique de Max Weber, pour la pensée du matériau.
46. Voir son Nachlass, 1921. Sa sociologie de la musique est traduite en anglais sous le
titre The rational and social foundation of music, transl. and co-ed. Don Martindale…,
Southern Illinois UP, 1958. Helmholtz y est mentionné nombre de fois, signe qu’il a
beaucoup compté pour Max Weber.
214 Manières de faire des sons
53. Quasi una Fantasia, Gallimard, p. 337 où maîtriser (une langue) signifie être maî-
trisé par elle, percevoir au contact du matériau ce qu’il est sorti de lui.
54. « Diese musikalische Phrase ist für mich eine Gebärde… » cf. aussi la remarque
sur le rapport thème/variation de 1946 plus haut dans les Remarques Mêlées.
55. Cette phrase reste inféodée au mythe de l’autonomie de l’œuvre et de son insuf-
fisance sémantique. Elle ne désigne pas la pratique du jeu comme une sortie hors
de l’œuvre.
De l’objet musical aux qualia sonores 217
61. Dans une conférence à Bordeaux au colloque in « Faire est-il faire monde ? à
propos de Goodman, cf. Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? in Cahiers arts et sciences, n° 7,
2002, p. 167, je pense à Languages of art (Hackett, 1976) où Goodman aborde Cage
et sa rebellion anti-notationnelle, avec scepticisme, voir le chapitre V « Score, sketch
and script » à propos de la musique. En particulier les pages 178.
62. titre de séries de Journées organisées en 2002, 2003 en collaboration avec le
Collège International de philosophie.
63. 1er volume inaugurant la collection « Musique Philosophie » que nous avons co-
fondée avec Makis Solomos et Horacio Vaggione, publié en 2003 à l’Harmattan.
220 Manières de faire des sons
sans doute Russell et ce qu’il ne faut précisément pas croire avec lui, c’est
à dire la chose physique en arrière de ses qualités, Wittgenstein nous fait,
sans savoir, revenir à l’hypothèse fictive de Peter Strawson.
L’exemple est la Farbeneindruck du bleu du ciel : « l’impression de cou-
leur » n’appartient pas qu’à celui qui s’exclame en parlant d’elle, mais
elle n’est pas non plus une impression qui se détache d’un « objet » dont
on infèrerait l’existence par soustraction de l’impression. Elle est donc
à la fois intersubjective (plusieurs peuvent s’accorder sur elle) et non
ontologiquement inscrite. D’où une forme de scepticisme portant sur
l’objectivité de l’objet, n’entraînant cependant pas à un véritable anti-
réalisme, puisque, tout compte fait, l’objet peut bien continuer d’être,
sans nous, ce qu’il est.
66. Voir « le caractère fétiche dans la musique » 1938, Suhrkamp, 1973, en trad. fran-
çaise, Allia, 2001.
De l’objet musical aux qualia sonores 223
67. « Algorithmus, Klang, Natur : Abkehr von material-denken, » Int. Ferienkurse für
Neue Musik, Darmstadt, Mainz, 1984, p. 44-45 ; en français dans notre Formel-Informel,
Coll. Musique et philosophie, chez L’Harmattan, 1er vol. de lancement, M. Solomos,
A. Soulez, H. Vaggione, 2003.
68. Sur ce point que je soutiens, voir mon article dans Entendre, voir, à propos du ma-
tériau dans les arts visuels et la musique, in Revue Rue Descartes, coord. par François
Noudelmann et moi-même, PUF, 2003.
69. Comme le dit Horacio Vaggione dans « Composing with Objects, networks and
Time Scales » (Interview with Horacio Vaggione by Osvaldo Budon), in Computer
Music Journal, 24-3, p. 9-22, Automne 2000, MIT Press.
De l’objet musical aux qualia sonores 225
teur, lui, ne peut mener son exploration du sonore qu’à condition de faire
comme si l’univers n’était que « purement sonore » et de suspendre (ou
repousser) par conséquent le moment de mettre un terme rationnel « à
la Kant » à l’hypothèse fictive de Peter Strawson. C’est dire que Strawson
a, en un sens qui échappe à l’entreprise philosophique qui la soutient,
merveilleusement compris comment travaillait le compositeur… Pour
le musicien, le monde est bien mon monde-son : « Quand je parle d’un
phénomène, je parle de ma façon de regarder cet objet qui est là, c’est
l’objet en moi, mon objet à l’intérieur de moi tel qu’il me touche. Il ne sera
pas le même vu par quelqu’un d’autre » (François Bayle).
Dans ce mouvement qui reconduit de la structure objective du matériau
aux « conditions subjectives de l’audition » (J-Cl. Risset, dans ce volume),
ce primat donné aux qualia n’est pas enlevé au compositeur pour ne qua-
lifier que la part esthétique de la perception du son. Il intègre cette part
esthétique comme « moment » compositionnel intégral. Ce faisant, l’es-
thétique est passée de la métaphysique à la composition dont elle pour-
rait bien occuper le cœur pour contribuer, à distance de « l’objet-son »,
à une fabrication de qualités de mondes-sons-possibles, à côté d’autres
manières de faire des mondes dans l’auditorium sonore d’aujourd’hui.
Pour donner un peu consistance à ce que j’entends par là, prenons l’exem-
ple de Ligeti. S’agissant de « nature », il évoque une réalité stagnante, sta-
tique, comme une grande nébuleuse à l’arrêt qu’il compare à une toile
d’araignée qui hantait ses rêves d’enfant. N’est-ce pas là, de façon compa-
rable à la fiction de Strawson, un univers purement auditif comme il se le
représente ? C’est alors au matériau qu’il songe, propre à rendre audible
cet univers qualitatif d’états transitoires que sont encore des sons entre
les sons, en l’espèce de micro-intervalles inférieurs au demi-ton, et de
microstructures elles-mêmes faites de cellules polyrythmiques et poly-
timbrales, et autres morphismes micro-structurels. C’est un exemple de
ce que peut devenir en régime sonore « le monde » en ce sens re-natura-
lisé dans l’auditorium composé d’aspects que Ligeti entend soumettre
à une « écriture du temps 74 ». Certes, c’est au prix de ce que lui-même
appelle un certain « asémantisme ».
Le problème n’est plus désormais de savoir ce que l’on entend-comme
(aspects) mais de faire entendre ce que l’on construit que l’on entend-
comme dit par exemple Daniel Arfib 75, Dès lors, faire monde avec les
74. On peut citer à l’appui ses propos pris sur le vif, mentionnés dans une émission
récente à la TV sur Arte, après sa mort, (le 24-6-2006).
75. Le 16/5/2002, à l’Université de Paris VIII lors notre première Journée sur « Manières
de faire des sons ».
De l’objet musical aux qualia sonores 227
sons comme qualia – qui ne sont surtout pas des propriétés de supports
objectifs et perdent du coup leur caractère « second » par rapport à des
propriétés essentielles (on entend « second » par rapport à un « pre-
mier ») – devient un faire-mondes possibles projetés au cœur des sons
en tant que entendus-comme. Un tel « faire » se confond sans doute avec
un « agir sur eux 76 ». Le mot de « construction » peut évoquer des mani-
pulations de relations de timbres comme celles de Jean-Claude Risset
par exemple avec le recours à la synthèse numérique.
Ici, la construction nous propulse dans un univers perspectiviste de qua-
lités faisant des sons des évènements à caractère dynamique reflétant les
techniques et méthodes par lesquels ils sont obtenus. Les sons devien-
nent ainsi des audibilia promus au rang de « constructs » de relations,
sans égard à des propriétés d’objets ou à des processus localisés en eux.
Il est déjà vrai en physique que « Le réel ne parle pas de lui-même », écrit
Fernand Hallyn qui ajoute : « il (le réel) n’objecte que dans la mesure où
il est interrogé sous une certaine forme, par certains instruments, dans
un certain langage ». Sans être « l’équivalent d’irréel », écrit de son côté
Gilles Granger dans La Vérification (Odile Jacob, 1992) à propos des « faits
virtuels » en science, c’est à un « possible scientifique » que le savant lui-
même a affaire. La différence que Goodman estime être de degré seule-
ment entre art et science, en est une qui passerait plutôt, d’après une pro-
position de Fernand Hallyn, entre une « virtualité référentielle 77 » et une
« alternative sémantique » (propre par exemple à l’écrivain). La première
correspond à ce que permettrait d’élaborer un modèle analogique en
science (il pense aux fondateurs Maxwell, Kepler…), et la seconde serait
davantage l’œuvre d’une construction métaphorique. Cette distinction
est convaincante à condition d’être modalisée selon le registre.
78. Ces réflexions doivent également beaucoup au caractère stylistique des mé-
thodes, signalé par les travaux de Max Black : Models and Metaphors, Ithaca (N-Y.),
Cornell UP, 1962.
79. Cf. la collection d’Essays dans The Spheres of Music, Univ. Chicago Press, 2000.
80. Ces considérations doivent beaucoup à des propos de Ligeti publiés dans Musique
en jeu, n° 15, 1974 (extraits traduits), cf. Spurlienien, Vienne, 1969.
Annuler le temps :
Sur le problème du fétichisme dans la musique
Vladimir Safatle
. Voir, par exemple, S zendy, Écoute : une histoire de nos oreilles, p. 123-129)
230 Manières de faire des sons
Adorno insiste sur le fait que l’instant musical connaît une causalité tem-
porelle qui permet la constitution d’un système capable de renvoyer l’ins-
tant au-delà de soi-même 8 . Il y a donc une « transcendance » fondamen-
tale de l’instant musical ; une transcendance qui nous montre comment
l’instant n’est jamais identique à soi-même pour autant que son sens ne
se détermine qu’à travers des processus continus de re-configuration
des instants passés.
15. Anne Boissière a perçu comment le problème de l’informe est l’un des éléments
qui lient Mahler et Berg. Elle nous rappelle comment la musique de Mahler est ani-
mée par une tendance dialectique vers l’informe. Cela permet à Adorno d’écrire son
Mahler ayant surtout en vue une dialectique entre organisation et désorganisation,
entre forme et l’informe qui sera absolument visible dans son livre sur Berg. Livre
sur une musique qui, même formée à l’extrême, est toujours en train de se dissoudre
dans l’amorphe (Voir Boissière , Adorno ou la vérité en musique, p. 89).
240 Manières de faire des sons
Fétichisme de la série
Cette insensibilité qui serait plus tard appelée par György Ligeti, dans
sa critique du sérialisme intégral de Boulez, d’insensibilité aux interva-
les 18, indique que les opérations de sens seront des résultats des jeux
de positions déterminés par la série. Le sens est un fait de structure qui
16. A dorno , Das Altern der Neuen Musik, p. 156.
17. A dorno , Philosophie de la nouvelle musique, op. cit, p. 85.
18. Cf. Ligeti 22, p. 134 : « la disposition en séries signifie ici que chaque élément est
intégré au contexte avec la même récurrence et le même poids. Cela amène inévita-
blement à l’accroissement de l’uniformité. Plus le réseau des opérations effectuées
Annuler le temps 241
ne reconnaît pas la rationalité d’un principe qui ne soit pas venu du tra-
vail sériel. Si Schoenberg conservait encore l’écriture thématique en tant
que principe d’expression qui échappait au primat de la série (voir, par
exemple, la valse des Cinq pièces pour piano, opus 23) 19, Webern sui-
vra le chemin vers le fétichisme de la série, cela à cause de sa croyance
dans la possibilité qu’a la construction d’indexer toutes les occurrences
de sens dans l’œuvre :
À partir du moment où le compositeur juge que la règle sérielle imaginée a
un sens de par elle-même, il la fétichise. Dans les Variations pour piano et
dans le Quatuor à cordes opus 28 de Webern, le fétichisme de la série est
éclatant 20.
Au moins dans ces cas, Webern fétichise la totalité parce qu’il ne re-
connaît aucun élément qui lui soit opaque. Le matériau apparaît alors
comme ce qui peut être totalement maîtrisé dans une totalité de relations
sérielles. En fait, le matériau devient le système même de production de
l’œuvre. L’œuvre ne dissimule plus, à travers l’apparence esthétique, son
processus de production de sens. Néanmoins, cette visibilité intégrale
est figure d’un principe de domination totale du matériau à propos du-
quel Adorno voit une rationalité qui s’est transformée en domination
de la nature. Le naturalisme de Webern, aussi présent dans son idée
selon laquelle le compositeur doit découvrir les lois de productivité de
la Nature, doit donc être compris comme naturalisation des processus
généraux de construction.
Il est intéressant d’insister qu’Adorno critique Webern parce que celui-
ci essaie de penser une constructions intégrale de l’œuvre où tout n’est
que relation et où toutes les incidences de sens sont déterminés à travers
des jeux de position. Il s’agit de la même critique que Lyotard fera plus
tard contre Adorno. C’est parce qu’il voit le principe de construction in-
tégrale comme le purement irrationnel à l’intérieur de la rationalisation
qu’Adorno comprendra parfois le dodécaphonisme comme :
avec un matériau préorganisé est dense, plus le degré de nivellement du résultat est
haut. Il n’y a pas de différence fondamentale entre les résultats des automatismes et les
produits du hasard : le totalement déterminé équivaut au totalement indéterminé ».
19. Adorno insiste sur ce point en rappelant : « ce n’est qu’à travers ces catégories
traditionnelles que la cohérence de la musique a été conservée, le sens (Sinn) de la
composition authentique, dans la mesure où elle n’est pas un simple arrangement. Le
conservatisme de Schoenberg à ce propos n’est pas dû à un manque de consistance,
mais à sa crainte que la composition soit sacrifiée à la préfabrication du matériau »
(A dorno , Das Altern der Neuen Musik, p. 150).
20. A dorno , Philosophie de la nouvelle musique, p. 120
242 Manières de faire des sons
Malgré le fait que cet enchantement n’est pas lié au fétichisme en tant
que fixation métonymique aux matériaux, fixation qui présuppose le de-
venir-image du matériau, il produit aussi l’annulation de la non-identité
propre à ce qui se manifeste à l’intérieur du temps-durée. L’insensibilité
aux matériaux à travers la conformation intégrale à la construction est
solidaire de l’annulation du temps. Comme le dit Adorno :
Une fois encore la musique arrive à dominer le temps : cependant non plus en
faisant donner de celui-ci sa plénitude, mais en le niant, grâce à la construction
omniprésente, par le figement de tous les éléments musicaux (…) Le dernier
Schoenberg partage avec le jazz, et du reste aussi avec Stravinsky, la dissocia-
tion du temps musical. La musique trace l’image d’un état du monde qui, pour
le bien ou pour le mal, ignore l’histoire 23.
Bibliographie
. Je pense par exemple au Dit des jeux du monde – 1918 – d’Arthur Honegger ou à
la Deuxième suite symphonique – Protée – 1919 – de Darius Milhaud.
. Cf. R ené B r ancour , « Concerts Colonne », Paris, Le Ménestrel, 29 octobre 1920.
. Expression empruntée à Nam June Paik.
. Cet article poursuit les études de l’auteur sur le rapport au « bruit » dans la musique
ou « l’abject » dans l’art (cf. P.A. C astanet, Tout est bruit pour qui a peur – Pour une his-
toire sociale du son sale, Paris, Michel de Maule, 1999 et P.A. C astanet, « L’immanence
dramaturgique de l’abject – Pour une histoire sociale de l’avant-garde après 1960 », in
Musique et Dramaturgie, Esthétique de la représentation au xx e siècle (sous la dir. de
L. Feneyrou), Paris, Publications de la Sorbonne, série esthétique n° 7, 2003).
248 Manières de faire des sons
. L uigi R ussolo , L’art des bruits, Lausanne, L’âge d’homme, 1975, p. 92-98.
. Cf. La Gazetta del Popolo, 22 septembre 1933 (in F.T. M arinetti , Teoria e invenzione
futurista – a cura di L. De Maria – Milano, Arnoldo Mondadori, 1968).
. Cf. Jean-Claude Risset, « Nouveaux gestes musicaux : quelques points de repère his-
toriques », in Les nouveaux gestes de la musique, Marseille, Parenthèses, 1999, p. 20.
. P.A. C astanet, Balzac et la musique, Paris, Michel de Maule, 2000, p. 35-40.
. Le sujet de Gambara deviendra celui d’un opéra d’Antoine Duhamel en 1978
(cf. L’avant-scène Opéra, hors série n° 7, coll. Opéra Aujourd’hui, Paris, Premières
Loges, 1995).
10. Auteur entre autres de L’éveil (2005), Hervé Birolini (né en 1969) se dit « cher-
cheur en son ».
11. Cf. G érard N icollet, Vincent B runot, Les chercheurs de sons, Paris, Alternatives,
2004.
« Ouvrir son cœur à la création » 249
force de multiplier des sons dans ses studios, la radio avait su se créer,
presque spontanément, des objets sonores nouveaux, d’origine acous-
tique ou électro-acoustique, et des possibilités jusqu’alors inconceva-
bles de manipulation et d’assemblage. Ainsi sont nées, à la R.T.F., des
recherches d’apparence marginale, qui se sont successivement appelées
« recherche de musique concrète », puis « de musique expérimentale »,
puis tout simplement, « recherches musicales 12». Il y aurait également
beaucoup à lire sur l’aspect fantastique des instruments de musique
présents notamment dans la littérature. Ainsi, à l’ère romantique, tout
est prétexte à faire des sons ! « Jean André Uthe avait inventé le xylhar-
monicon, Weidner le triphone, Dietz le mélodion, les deux Kaufman le
chordaulion (…). Si cette influence d’Hoffmann flatte d’une certaine fa-
çon le goût du bizarre, suscite des réalisations étranges, dans le domaine
des instruments de musique, elle ne suffit pas à tout expliquer 13 » note
cependant Joseph-Marc Bailbé. Complice et ami du Normand Marcel
Duchamp, Érik Satie n’avait-il pas envie de voir fonctionner dans ses dé-
lires ésotériques des « flûtes à piston (fa dièse) », « bec de cane (mi) »,
« clarinettes à coulisse (sol bémol) », « siphon en ut » de la famille des
« céphalophones », trombones à clavier (ré bémol) », « contrebasse en
peau (ut) », « baquet chromatique en si 14 » ? Plus pragmatique, l’auteur
de Parade (1917) n’avait-il pas introduit au sein de son orchestre sympho-
nique des sons « sur-réalistes 15 » tels que les roue de loterie, machine à
écrire, sirène, pistolet et autres bouteillophones 16 ?
D’une part, l’archétype du chef d’œuvre à l’ancienne a été remplacé par
des manifestations éristiques et des fêtes hybrides en l’honneur du hasard
(« installations », « performances », « happenings », « events »), expérien-
ces pluridisciplinaires, polyexpressives 17 pour lesquelles il ne resterait
plus – selon certains esprits chagrins – qu’une dilatation d’ersatz, un suc-
cédané d’éther, un brouillard artistique vite dissipé. « En fait, la popula-
risation et la vulgarisation du ready-made, ce qu’on pourrait appeler sa
18. Y ves M ichaud , L’art à l’état gazeux – essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris,
Stock, 2003, p. 55.
19. R udolf A rnheim , Radio, Paris, Van Dieren, 2005 (pour la traduction française).
20. Cf. A ndrea C ohen , Les compositeurs et l’art radiophonique (sous la dir. de J.Y
Bosseur), thèse de doctorat, Paris, Université de la Sorbonne, soutenue le 10 décem-
bre 2005.
21. in J ean -Y ves B osseur , John Cage, Paris, Minerve, 1993, p. 30.
« Ouvrir son cœur à la création » 251
22. Cf. P.A. C astanet, « Du naturel dans l’art – voyages à travers le sensoriel », Musique
et nature, Université de Rouen, Les Cahiers du CREM n° 3, mars 1987, p. 23-24. Lire
également : K atherine N orman , « Stepping Outside for a Moment : Narrative Space in
Two Works for Sound Alone » (Paul Lansky et Luc Ferrari), in Music, Electronic Media
and Culture, Aldershotm England,Edition Ashgate, 2000, p. 217-244.
23. Cf. F rançoise K altemback , « Pierre Mariétan : pour une conception plastique de
la musique », CD Jardins suspendus, Terra Ignota, TI 35-98, p. 2-3.
24. Cf. É rik S atie , Empreintes n° 7-8, Bruxelles, Éd. L’Écran du Monde, mai-juin-juillet
1950, p. 98. Texte repris par Ornella Volta (Erik Satie, Écrits, Paris, Éditions Champ
libre, 1977, p. 307-308).
25. Cf. Darius M ilhaud , Ma vie heureuse, Paris, Belfond, 1973.
26. « Cette musique (…) prétend contribuer à la vie, au même titre qu’une conver-
sation particulière, qu’un tableau de la galerie, ou que le siège sur lequel on est, ou
non, assis » (cf. R oger S hat tuck , Les primitifs de l’avant-garde, Paris, Flammarion,
1974, p. 187).
27. Cf. William F urlong , Audio arts, Discourse and Practice in Contemporary Art,
London, Academy Editions, 1994.
252 Manières de faire des sons
Au lieu de détruire tous les gamins des environs, on peut plus pacifiquement
faire régner le tonnerre dans l’appartement, ou dans la pièce d’où partent les cris
déchireurs de paix. Il y faut une grande force de volonté bruitante – sic – (une
certaine pratique des grands orchestres peut mettre sur le bon chemin). Dès
que c’est en train, ça va tout seul et peut durer longtemps et plus aucun cri ne
filtre à travers le barrage sonore. Il vaut mieux ne pas employer la fanfare, les
cuivres même imaginaires provoquant le mal de tête. Dans ce cas, pourquoi
se donner tant de mal ? Avec le tonnerre, pourvu qu’il soit bien maniable, on
doit pouvoir supporter le voisinage d’une heure et demie de galopins en ré-
création et criant. Plus, c’est difficile 28 …
Dans l’ordre acoustique trop grossièrement cerné par les futuristes 29 ita-
liens au poste de bruitistes associés, Pierre Schaeffer – au demeurant fa-
rouche opposant à l’art de Cage 30 – a affiné scientifiquement la position
de l’objet musical au sein du complexe sensoriel. Ainsi, il a dressé toute
une nomenclature de champs de conscience et mise en place une riche
arborescence de directions d’intérêt au regard du monde auditif. À ce
titre, le père de la musique concrète a pu écrire : « cessant d’écouter un
événement par l’intermédiaire du son, nous n’en continuons pas moins
à écouter le son comme un événement sonore 31 ». Or, sous de vrais-faux
critères de non-choix, en qualité d’inventeur du ready-made, Marcel
Duchamp a joué au chat et à la souris avec l’inférence, l’indifférence,
l’interférence et donc avec la différence 32. Chacun sait que ce « jeu » qui
« repose » et « amuse » ne produit « rien : ni biens ni œuvres 33 ».
Au sujet des ready-mades ou autres artefacts fabriqués en série, Duchamp
ne déclarait-il pas – en avril 1967 – que « l’important, c’est d’en choisir
un qui ne vous attire pas (…), c’est difficile, car n’importe quoi devient
beau si vous le regardez suffisamment longtemps. (…) Mon intention
était d’éliminer complètement toute notion de goût, de bon, de mauvais
34. « Some Late Thoughts of Marcel Duchamp : From an Interview with Jeanne
Siegel », in Arts Magazine, déc. 1968 / janv. 1969, p. 21. À ce propos, lire aussi : « Marcel
Duchamp parle des Ready Made », entretien avec Philippe Collin du 21 juin 1967,
Marcel Duchamp, Bâle, Musée Jean Tinguely / Éd. Hatje Cantz, 2002, p. 37-40.
35. J ohn C age , Silence, Paris, Denoël, 1970, p. 109 et p. 146.
36. J ean Tardieu , La part de l’ombre, Paris, Gallimard, 1967, p. 74.
37. R oger C aillois , Les Jeux et les Hommes, op. cit., p. 91, 122, 145-146.
38. Cf. P.A. C astanet, « De la sonodoulie, portrait de l’artiste musicien en ready-ma-
ker », in L’artiste, L’université des arts, Paris, Klincksieck, à paraître, 2006.
254 Manières de faire des sons
39. Cf. P.A. C astanet, « L’immanence dramaturgique de l’abject – Pour une histoire
sociale de l’avant-garde après 1960 », op. cit., p. 337-381.
40. Le thème de l’oiseau aux sons bruts ou formalisés, figurés ou enregistrés, a
émaillé toute l’histoire de la musique. En ce qui concerne son enregistrement utilisé
en tant que matériau basique pour une œuvre d’art, citons entre autres d’O t torino
R espighi : Les pins de Rome (1923), de F r ançois -B ernard M âche : Sopiana (1980),
ou de J ean -L uc H ervé : Sur lisière (2004)…
41. Cf. P.A. C astanet, Tout est bruit pour qui a peur, pour une histoire sociale du son
sale, op. cit., p. 182-183.
42. Cf. G uill aume A pollinaire , Marcel Duchamp 1910 -1918, Paris, L’échoppe,
1994, p. 21.
43. Accompagnée de diapositives, la série des Algérie 76 de Luc Ferrari se présente
comme des ready-mades déguisés en reportages sonores. Dans la première pièce,
on entend des paysans algériens discuter après la Révolution Agraire, sur fond de
musique locale. Dans la deuxième, la bande magnétique fait entendre des femmes
discutant entre elles ou chantant la Révolution dans une coopérative « socialiste ».
Ces objets sonores qui proviennent du continuum de la vie quotidienne sont extrê-
mement bruts et ne bénéficient d’aucun mixage ou toilettage en studio…
44. Cf. P.A. C astanet, « Luc Ferrari : Mnemosyne mise à nu », Luc Ferrari – Portraits
polychromes n° 1, Paris, Ina-GRM / CDMC, 2001, p. 9-26.
« Ouvrir son cœur à la création » 255
juste signé) 45. Le 12 janvier 1972, Fred Forest loue 150 cm² de papier
journal blanc dans Le Monde en apposant son nom en bas à droite de
l’encart 46. L’équivoque, la polysémie, la transposition, le rêve artistique
passent des simples mots de la « prose du monde » (comme dit Merleau-
Ponty) pour accéder à la valeur ajoutée du fétiche poétique divinisé, car
médiatisé. Dans cette mouvance, Morton Feldman a un jour posé une
question à Cézanne : « Êtes-vous Cézanne ou êtes-vous Histoire ? ». La ré-
ponse a été : « Choisissez à vos risques et périls. » Son ambivalence entre
être Cézanne et être l’Histoire est devenue un symbole de notre propre
dilemme 47 » a conclu le musicien new-yorkais.
Au niveau de la (re)production, le principe d’émancipation de l’objet qui
est mis en branle ou mis en perspective s’adresse autant à la photogra-
phie, à la vidéo, à la photocopie, au support du Compact Disc, au CD-
Rom… Comme le microscope a su révéler les entrailles de l’homme et
du monde, le microphone est à la sphère des sons ce que le zoom de la
caméra vidéo est à l’art du visible. John Cage ou Pierre Henry, Luc Ferrari
ou Christian Zanesi, La Monte Young ou Nicolas Frize, Knud Viktor 48
ou Yoko Ono 49, Claire Renard ou Louis Dandrel, Cyril Hernandez ou
Bernard Heidsieck, Claire Laronde ou Roxane Turcotte, Abril Padilla
ou Sébastien Roux, Andrea Cohen ou Laurent Sellier… ont ainsi usé du
médium microphonique comme révélateur grossissant d’infimes détails
sonores usuels ou a priori insignifiants 50, approchant de ce qu’Arthur
Danto appelle « la transfiguration du banal 51». Sans vouloir parler de la
citation filigranique qui rend juste hommage à un aîné ou un confrère
52. Voir par exemple les œuvres de A. Berg, I. Stravinsky, B.A. Zimmermann, A.
Boucourechliev, F. Donatoni, I. Malec, E. Salmenhaara, A. Louvier, G. Grisey, T. Murail,
M. Levinas, P. Dusapin, T. Adès, V. Paulet… pour ne survoler que le x x e siècle.
53. Cf. F r ançois N icol as , « Questions sur l’exposé de Tom Johnson : Found
Mathematical Objects », http://www.entretemps.asso.fr/Seminaire/Johnson/de-
bat.html.
54. Tom Johnson a écrit une Musique pour la r(o)ue Marcel Duchamp à l’occasion
de l’inauguration de la « première rue Marcel Duchamp du monde » (à Paris, le 10
juin 1995).
55. A ll an K aprow, « Assemblages, environnements et happenings », in Art en théo-
rie 1900-1990, Paris, Hazan, 1997, p. 775.
56. J ean C l air , De Immundo, Paris, Galilée, 2004, p. 69.
« Ouvrir son cœur à la création » 257
pation des données structurelles vers le jeu esthétique (le « jeu du jeu »
dit Duvignaud), l’aura artistique du ready-made ne peut être appréhen-
dée ni reconnue. Faut-il rappeler que, pour certains, « les œuvres d’art
sont détruites dès que le sens de l’art disparaît 57 » ?
Dans ce sillage de l’espérance naïve et de l’étonnement spontané, re-
mémorons-nous peut-être ce qui peut passer comme la plus grande il-
lusion sonore du x x e siècle : les fameuses 4’33’’ de John Cage pour les-
quelles, en 1952, le public américain « était interprété 58 » sans le savoir.
Dans un espace protéiforme aux registres perpétuellement mobiles,
les trois mouvements de cet opus discretus étaient conçus pour n’im-
porte quel instrument restant inactif dans un pseudo silence environne-
mental. Engendrant un état hiératique parfait (satire muette du concert
bourgeois), la découpe tripartite devait refléter, en temps réel, le libre
jeu sonore de la contingence alogique et la rumeur insoupçonnée de
l’ambiance circonstanciée : bruits de fond divers (en l’occurrence, un
orage lors de la première audition publique), réactions non civilisées
du public… À propos de cette partition lacunaire – a priori « anartisti-
que » – l’auteur de Silence confesse : « En réalité, ce qui me plaît dans
cette pièce silencieuse est qu’elle peut être jouée n’importe quand,
mais qu’elle ne prend vie que lorsque vous la jouez. Et chaque fois que
vous l’exécutez, c’est une expérience prodigieusement vivante 59 ! ».
Passablement dépourvus face à la dissolution de la culture dans la na-
ture, de la déliquescence de l’art dans la vie, de l’épanchement de l’œuvre
dans la non-œuvre, de la dissémination de l’homme dans le monde, de
la contagion de la musique dans le silence, et de la distribution du bruit
dans l’art sonore, ne pouvons-nous pas affirmer que nous nous trouvons
au seuil d’une singulière expérience métaphysique ?
Dans cet ordre d’idée, Mikel Dufrenne rappelle que « prêter à l’objet es-
thétique quelque chose comme la transcendance du Dasein ; exprimer,
c’est se transcender vers un sens, et la lumière de ce sens, la qualité de
57. J ohann Wolfgang von G oethe , Maximes et Réflexions, Paris, Payot & Rivages,
2001, p. 93.
58. Considérant la production cagienne, Daniel Charles arrête trois étapes circons-
crivant les notions de création, interprétation et réception : « 1/ le compositeur se
réduit à n’être plus qu’un simple auditeur ; 2/ l’auditeur devient lui-même interprète ;
3/ l’interprète tend à se dissoudre dans ce qui est interprété » (Daniel C harles , La
fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, op. cit., p. 255).
59. J ohn C age , Pour les oiseaux (entretiens avec D. Charles), Paris, L’Herne, 2002,
p. 184-185.
258 Manières de faire des sons
83. « La leçon de Marcel Duchamp », The United States Lines Paris Review, 1955.
84. Je pense par exemple aux vertus purement acoustiques de la poésie sonore. Ainsi
que le déclare Gerhard Rühm, « un poème sonore doit, à partir des sonorités qui en-
trent dans sa composition, transmettre une information appréciable uniquement à
travers la réalisation acoustique du texte » (in Vincent B arras et N icholas Z urbrugg ,
Poésies sonores, Genève, Contrechamps, 1992, p. 1).
« Ouvrir son cœur à la création » 263
sens, là où n’a plus lieu que le lieu 85. » Tout le secret de « l’objet trouvé
artistique » réside dans l’idée mystérieuse des « esprits conducteurs 86 » :
du transfuge objectal à l’évaporation esthétique, de la métamorphose
auratique à la passation d’âme, « j’ouvre mon cœur à la création 87 » dé-
clarait Tzara. Adopté par le champ théorique de « l’information esthéti-
que 88 », l’esprit du ready-made naît donc du hasard, de l’opportunité, de
l’inattendu, de l’étonnement, du détournement, de l’inédit, du rapport
contextuel, de la résonance inouïe (de sens ou d’esprit, de cœur ou d’évé-
nement), plaçant en exergue les dialectiques de la métaphore et de la
métonymie, de l’imagination et de la perception, de la perplexité et de
la subjectivité, du désordre naturel et de l’harmonie feinte.
Par le « choc » hardi de la puissance cachée de l’art 89, il s’agit de déclen-
cher ou de libérer (consciemment ou non) des éléments de syntaxe
utopique qui révèlent une forme poétique à ses membres fantômes, à
ses fantasmagories potentielles, qui acquiescent aux propositions fan-
taisistes de ses propres fantasmes sonores (textuels ou visuels), et qui
satisfont – naturellement et dans la plus grande liberté fantasque – à ses
multiples possibles inattendus.
. Ce texte a déjà fait l’objet d’une publication sur la revue électronique DEMeter,
Juin 2004, revue électronique du Centre d’Étude des Arts Contemporains de l’Uni-
versité de Lille 3 dirigée par Vincent Tiffon, références : www.univ-lille3.fr/revues/
demeter/manieres/boissiere.pdf
. Walter Benjamin, « Problèmes de sociologie du langage », Œuvres III, Paris, Gallimard,
folio essais, traduction par Maurice de Gandillac revue par Pierre Rusch, p. 41
. M arcel J ousse , L’anthropologie du geste, Paris, Resma, 1969
. Problèmes de sociologie du langage, op. cit., p. 38
266 Manières de faire des sons
ces deux théoriciens est que l’un et l’autre, à travers leur approche du
langage, accordent que « l’élément phonétique est fondé sur un élément
mimico-gestuel 5 ». Et c’est cette idée qu’il reprend, cette fois-ci à partir
d’une parole de Mallarmé sur la danse, en écrivant qu’il faut situer « dans
une seule et même faculté mimétique les racines de l’expression parlée
et de l’expression dansée 6 ».
C’est ce rapport entre le son et le geste, chez Benjamin, que je sou-
haite explorer et comprendre. Pour cela, je propose de m’arrêter sur un
texte exactement contemporain, Le Narrateur (ou Le conteur selon la
traduction) afin d’y voir se construire cette conception gestuelle du so-
nore qui n’est qu’esquissée et suggérée dans Problèmes de sociologie
du langage. Aussi serai-je attentive dans cet essai à tout ce qui concerne
le geste, effectivement présent à travers la thématique de la main. C’est
donc le rapport que Benjamin établit entre la main et la narration ou le
récit que je propose d’envisager et de comprendre, partant de l’idée que
la main, ici, est précisément cet élément mimico-gestuel du sonore qu’il
oppose de façon explicite dans Problèmes de sociologie du langage à
la conception phonologique du son comme signifiant, mais également
à la conception onomatopéique traditionnelle à laquelle il reproche une
conception non historique de la mimesis.
. idem
. Problèmes de sociologie du langage, op. cit., p. 40-41
. « Le conteur, Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov », Œuvres III, Paris, Gallimard,
folio essais, traduction par Maurice de Gandillac revue par Pierre Rusch, p. 149-150
– je souligne –.
La part gestuelle du sonore 267
pose entre la main et le récit justifie que la narration, qui est une forme
de langage, ne se laisse pas saisir à travers son seul sens ou sa seule si-
gnification : la narration est avant tout une pratique, et plus précisément
encore une pratique « artisanale » : « l’art de conter présente un caractère
artisanal 8. » En cela j’aimerais montrer qu’elle engage une théorie du so-
nore, au titre de deux motifs déterminants qui ne sont autres que deux
aspects du caractère artisanal de la narration. Le premier motif est celui
de l’écoute, que Benjamin introduit à propos de l’utilité de toute vraie
narration, « porter conseil » : « dans tous les cas le conteur est un homme
de bon conseil pour son public. Si l’expression “ être de bon conseil ”
commence aujourd’hui à paraître désuète, c’est parce que l’expérience
devient de moins en moins communicable. C’est pourquoi nous ne som-
mes plus de bon conseil, ni pour nous ni pour autrui. Porter conseil, en
effet, c’est moins répondre à une question que proposer une manière
de poursuivre une histoire (en train de se dérouler) 9. » La narration ne
désigne ni le pôle objectif, l’histoire en elle-même, ni même d’abord la
production langagière considérée du point de vue du narrateur. Comme
Benjamin le dit à propos de l’utilité pratique de la narration comme sa-
gesse, elle doit permettre avant tout à l’autre de raconter à son tour une
histoire, sa propre histoire. La narration, avant de désigner le pôle pro-
ducteur, désigne le pôle réceptif, ou plus exactement elle ne se définit
comme production langagière qu’à partir du pôle réceptif. La narration
se définit comme réponse, mais non pas comme réponse de l’autre à
une question qu’on aurait soi-même posé, elle est la propre réponse de
celui qui a pu écouter. Il n’y a pas de narration sans écoute : « L’art de
raconter les histoires est toujours l’art de reprendre celles qu’on a enten-
dues, et celui-ci se perd, dès lors que les histoires ne sont plus conser-
vées en mémoire 10. »
Ainsi un second motif vient s’ajouter, qui précise ce statut auditif de la
narration en le liant à la mémoire. Écouter non pour comprendre selon
le postulat de la linguistique, mais écouter avant tout pour retenir : « On
s’est rarement rendu compte que la relation naïve de l’auditeur avec le
conteur est dominée par l’envie de retenir l’histoire racontée 11. » L’utilité
de la narration n’est pas seulement la sagesse, dans le bon conseil, elle
est de constituer une mémoire dont Benjamin dit précisément qu’elle dé-
cline progressivement avec l’émergence de la reproduction technique
liée à l’invention historique de l’imprimerie. Écouter pour mémoriser, ou
mémoriser parce qu’on peut écouter selon les modalités d’une mémori-
sation qui disparaîtront historiquement avec la fin de l’art de narrer, tel
est le second motif de la narration comme artisanat.
Que l’écoute soit liée à la mémoire et non pas à la compréhension, ou
même au plaisir, doit interpeller. Car à l’inverse cela signifie que cette
mémoire narrative n’est pas liée à l’écriture. Si Benjamin insiste sur le
caractère oral de la narration qui est une « expérience transmise de bou-
che à bouche 12 », en même temps il déplace la traditionnelle opposition
entre l’écrit et l’oral, rapportant la mémoire narrative à la seule écoute,
affirmant donc que la narration ne se confond pas avec l’oral mais qu’elle
désigne une mémoire orale, une tradition orale. C’est donc cette idée
qu’il faut tenter de comprendre, celle d’une mémoire orale, ce que je pro-
pose de faire en effectuant un détour par la pensée de Marcel Jousse que
Benjamin cite dans Problèmes de sociologie du langage.
Benjamin, apparemment, n’a pas une connaissance directe de Marcel
Jousse et la référence qu’il fait à son travail est celle d’un commentaire,
celui de Frédéric Lefèvre 13. Toutefois on peut s’autoriser de ce détour à
proportion de l’intérêt tout particulier que Jousse a porté au style oral
mnémotechnique dans son texte paru à l’époque « Le style oral rythmi-
que et mnémotechnique 14 ». Le travail de Jousse permet de mieux com-
prendre l’articulation forte que Benjamin établit, à propos de la narration,
entre écoute et mémoire. Je ne retiendrai donc de l’œuvre de Jousse que
les éléments susceptibles d’éclairer cet aspect de la pensée de Benjamin,
c’est-à-dire ce qui se rapporte chez lui à la compréhension des récita-
tions orales dans les civilisations anciennes. C’est sur l’intérêt de Jousse
pour les récitateurs de style oral, capables de retenir sans la médiation
de l’écriture des récitatifs extrêmement longs, pour les réciter, les varier
et les transmettre, que j’insisterai. L’analyse que fait Jousse du style oral
mnémotechnique repose sur trois éléments : premièrement sur une com-
préhension du « style oral » – c’est-à-dire de la production sonore des ré-
citateurs –, à partir du « style manuel » ; deuxièmement sur l’ancrage psy-
chophysiologique de ce style manuel à travers « la loi du parallélisme »
qui le conduit à ce propos à introduire l’idée de « schèmes rythmiques » ;
enfin sur le lien qu’il établit entre cette rythmisation du style oral, dont
l’ancrage est psychophysiologique, et la mémoire orale. Reprenons ces
le retient Benjamin, que le style manuel est arrivé à une admirable per-
fection bien avant l’utilisation affinée du son, le son ne venant d’abord
que préciser la gesticulation bien qu’il prenne ensuite une importance
de premier ordre – ce qui n’empêche pas l’analyse du son de rester dé-
pendante d’une psychologie voire d’une anthropologie du geste, la ges-
ticulation laryngo-buccale qui permet sa production n’étant qu’un dé-
calque ou la transposition auditive du geste manuel visible, plus global
et primitif. Jousse pointe de façon négative ce moment où à travers l’évo-
lution des civilisations, la vie du son commence à vivre de sa vie propre,
se détachant du style manuel. Mais ce qu’il retient précisément pour le
style oral mnémotechnique des civilisations anciennes est l’articulation
qui y existe encore entre le style manuel et le style oral. Les récitatifs sont
des productions sonores, et non pas gestuelles ou manuelles, mais el-
les sont essentiellement liées à la rythmisation qui qualifie le style ma-
nuel. Les récitations sont des productions sonores encore rythmées par
les clichés ou la schématisation binaire ou ternaire du style manuel. Et
c’est ce qui explique la facilité avec laquelle les récitateurs peuvent les
mémoriser par l’audition pour ensuite les réciter : non à proportion de
leur sens mais en raison de leur rythmisation qui obéit à une loi psycho-
physiologique. « Le développement de ces clichés se fait automatique-
ment, suivant des règles fixes. Seul leur ordre peut varier. Un bon guslar
– récitateur nomade chez les Slaves Méridionaux – est celui qui joue de
ses clichés comme on joue avec des cartes, qui les ordonne diversement
suivant le parti qu’il veut en tirer 15 ». Aussi Jousse insiste-t-il sur l’utilité de
ce style oral, qui n’est pas simplement moyen communicationnel mais
outil didactique dans l’élaboration et la transmission du savoir de ces
sociétés humaines sans écriture.
Chez Jousse la récitation orale, en vertu de son caractère mnémo-
technique, n’est pas sans rapport avec la narration chez Benjamin. Si
les récitatifs peuvent être mémorisés par l’écoute, ce n’est pas en vertu
de leur sens, mais de leur dimension psychophysiologique que Jousse
appréhende à travers leur rythmisation, qui leur confère le statut de cli-
chés ou de formules qui peuvent être retenues, reprises, produites, va-
riées, dans l’engagement entier de l’homme oral et manuel qu’est le ré-
citateur de style oral.
21. E ngels , Dialectique de la nature, Trad. par Denise Naville, préface, introduction
générale et notes par Pierre Naville, Paris, 1950 : « La part du travail dans la transi-
tion du singe à l’homme », p. 376 sq., cité par Jean Brun, La main et l’esprit, Paris,
PUF, 1963, p. 43
22. Wa lt er B enja min , L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (pre-
mière version), Paris, Gallimard, folio essais, 2000, traduction française par Rainer
Rochlitz, p. 110
23. Walter B enjamin , Le conteur, op. cit., p. 126
274 Manières de faire des sons
nal, par rapport au rythme machinique qui est en totale extériorité avec
l’homme, obéit encore aux conditions physiologiques de l’organisme :
automatique s’oppose ici à vivant. À travers l’automatisme des gestes,
Benjamin pense au contraire une activité humaine qui a perdu son an-
crage physiologique, ce qu’il indique aussi en dessinant la figure d’un
homme moderne séparé de son corps. Ainsi écrit-il dans son essai sur
Kafka de 1934 : « L’homme d’aujourd’hui vit dans son corps comme K.
dans le village au pied du château ; il lui échappe, il lui est hostile. Il peut
arriver que l’homme un matin se réveille et se trouve transformé en ver-
mine. Le pays étranger – son pays étranger – s’est emparé de lui. C’est
cet air-là qui souffle chez Kafka, et c’est pourquoi il n’a pas été tenté de
fonder une religion 24. »
C’est à partir de là, je pense, qu’on peut donner un sens fort au lien que
Benjamin établit entre écoute et mémoire, et que l’on peut justifier le rap-
port entre son approche, et l’analyse par Marcel Jousse du style oral mné-
motechnique. La narration peut être mémorisée par l’écoute dans la me-
sure où elle relève d’une production sonore qui se caractérise avant tout
par sa rythmisation, au sens où à travers ce terme Marcel Jousse pense
l’ancrage psychophysiologique du sonore langagier. La narration chez
Benjamin est à ce point d’articulation du style oral et du style manuel,
que Jousse pense à travers la récitation orale. C’est pourquoi la reprise
de la narration par celui qui écoute n’est ni de l’ordre de la compréhen-
sion, ni de l’ordre de l’interprétation, mais relève d’un « processus d’as-
similation qui se déroule au plus profond de nous-mêmes 25 ». À travers
le sonore de la narration, c’est une gestuelle commune, intersubjective,
qui s’actualise dans le rapport qui lie l’écoute ou la réception, à la pro-
duction sonore langagière.
Je conclurai à partir de là sur deux points. Le premier concerne le statut
du sonore lui-même dans la narration. On l’a vu, Benjamin écarte dans
son approche du langage le seul point de vue sémantique. Toutefois il ne
délaisse pas totalement le point de vue de la signification. Ce qui compte,
et c’est là qu’intervient le thème organisateur de la mémoire orale, c’est
l’articulation du sens à l’élément mimétique ou gestuel ou, comme il le
dit à la fin de son bref essai Sur le pouvoir d’imitation, « la fusion du sé-
miotique et du mimétique 26 ». Dans la narration, cette fusion est encore
24. Walter B enjamin , « Franz Kafka », Œuvres II, Paris, Gallimard, folio essais, 2000,
traduction française par Maurice de Gandillac, revue par Pierre Rusch, p. 433
25. Walter B enjamin , Le conteur, op. cit., p. 125-126
26. Walter B enjamin, « Sur le pouvoir d’imitation », Œuvres II, Paris, folio essais, 2000,
traduction française par Maurice de Gandillac revue par Pierre Rusch, p. 363
La part gestuelle du sonore 275
Introduction
Antonia Soulez 5
Formaliser la forme
Guilherme Carvalho 101
Annuler le temps :
Vladimir Safatle 229
280 Manières de faire des sons