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« Socrate, fais de la musique !

»,

(in Mousikè et Aretè, Actes du colloque international du 15-17 Décembre 2003,


Wersinger A.G. et Malhomme F. éd. Paris, Vrin (2007, pp. 45-62)

La mousikè, l’Art des Muses, enveloppe toute une série d’activités artistiques
et intellectuelles et fonctionne comme une sorte de métaphore dans laquelle la
philosophie elle-même a voulu se reconnaître. De cela Platon est largement
responsable. Plutôt cependant que d’élaborer un traité, Platon met la philosophie
en scène à travers des dialogues ce qui implique de la part de l’auteur mais aussi
de ses lecteurs une certaine distance par rapport à ce que disent les personnages, y
compris le plus célèbre d’entre eux, Socrate. Cette distance voulue entre l’auteur
et ses personnages favorise une réflexion de type anthropologique. Au moment où
la philosophie s’élabore, c’est toute la paideia (mot intraduisible qui désigne tout à
la fois la culture, la civilisation, le sens commun des Grecs) qui est convoquée
pour être discutée et il se trouve qu’une grande partie de cette discussion concerne
directement la musique, tout simplement parce que c’est la musique qui définit
traditionnellement la paideia grecque.
La réflexion que je voudrais développer concerne précisément le rapport de
la philosophie à cette tradition musicale de la paideia. Rapport difficile et
problématique comme chacun en jugera : car, pour le dire brièvement, le
philosophe aspire à une fondation rationnelle de la vertu, il aspire à l’Éthique. Il
lui faut donc dévaloriser la musique, plus précisément celle qui prend la forme de
la mélopée, celle qui est le support ancestral mais infra-rationnel de la culture.
C’est ici justement que l’anthropologue doit être attentif. Car il lui faut
redécouvrir ce qui nous paraît souvent aujourd’hui aller de soi en raison d’une
histoire largement surdéterminée. Que signifie en particulier le fait que l’Éthique
philosophique présuppose à la fois la disqualification de la mélopée, tout en ne
pouvant faire pourtant l’économie de la musique sous peine de tomber dans
l’aporie, ce qui l’oblige à privilégier curieusement une autre forme de musique, la
musique incantatoire ? Telle est la question que permet de poser le Phédon1.

On connaît ce passage étrange du début du Phédon où, au seuil de la mort,


Socrate avoue que durant toute sa vie un songe, sans doute inspiré d’Apollon, lui
répétait de composer de la musique : « Ὦ Σώκρατες,” ἔφη, “µουσικὴν ποίει καὶ
ἐργάζου. » (Socrate, produis et mets en oeuvre de la musique 60e6-7) ».
L’injonction est surprenante, si peu habituelle que Socrate a commencé par ne pas
la comprendre : « Et moi, du moins dans le passé, je supposais que ce que je
faisais c’était ce à quoi le rêve m’appelait et m’exhortait ; comme on acclame les

1
En accordant à la dimension musicale une attention plus soutenue qu’il n’est ordinairement d’usage
dans ce contexte philosophique, je me donne les moyens d’examiner à nouveaux frais un problème
déjà ancien qui a été posé par des commentateurs tels que C. MacIntyre Alasdair (After Virtue,
London, 1981) ; T.H. Irwin (Plato’s Moral Theory : the Early and Middle Dialogues, Oxford, 1977 ;
version modifiée, Plato’s Ethics, Oxford, 1995) ; B. Williams (Ethics and the Limits of Philosophy,
London and Cambridge, Mass., 1985) ; M. Nussbaum (The Fragility of Goodness, Cambridge, 1986) ;
C. Gill (Personality in Greek Epic, Tragedy, and Philosophy, the Self in Dialogue, Oxford, 1996). Ce
coureurs, ainsi, pensais-je, le songe m’exhorte à continuer exactement ce que
j’étais en train de faire, produire de la musique ; étant donné que la philosophie
était la musique la plus haute et que moi, ce que je fais c’est cela ». Socrate
croyait interpréter correctement le songe en ramenant la musique la plus haute à la
philosophie, mais au seuil de la mort, il comprend soudain autrement : « Au cas où
- sait-on jamais ? - ce que me prescrit si souvent le songe serait de produire cette
musique de peuple (dèmôdè mousikèn), ce qu’il faut c’est ne pas désobéir et me
mettre à produire ».
Le passage a de quoi surprendre, à tel point que les commentateurs ont
souvent cherché à en affaiblir l’impact2.
Pourtant, c’est bien de musique qu’il s’agit dans ce passage et c’est à faire
de la musique, non de la philosophie, que le philosophe est appelé. C’est ce que
permettent d’établir quelques arguments philologiques, et que confirme l’attitude
que Socrate adopte face à la musique dans le Phédon.

L’un des personnages du Phédon, Cébès, décrit ainsi la nouvelle activité musicale
de Socrate : « les poèmes que tu as produits en tendant (enteinas) les contes
d’Esope et le prooimion pour Apollon » (60c9-d2). Le verbe enteinein décrit en
premier lieu un mouvement physique de tension : chez Euripide, Aristophane ou
Platon, on tend un arc, une voile, un cable ou la voix3. Mais le sens musical est
bien attesté. Dans le Protagoras, ce verbe se trouve associé à la musique dans
l’expression : εἰς τὰ κιθαρίσµατα ἐντείνοντες (326b1). Les kitharismata sont les
airs joués à la cithare qui supposent d’utiliser des harmonies, à savoir des
structures formulaires mélodiques qui sont censées influencer l’âme4. Dans les
Nuées d’Aristophane, on tend une harmonie au moment d’apprendre un chant, un
asma5. Ainsi, versification et harmonie musicale se correspondent. Il faut donc
comprendre que dans le Phédon, Socrate fait passer la prose d’Ésope en vers qu’il
chante, et qu’il tend l’harmonie qui correspond au commencement d’un hymne.
Le Protagoras nous permet de comprendre que l’activité de « tendre
l’harmonie » (et le rythme) correspond à la composition musicale. Le sophiste est
2
L. Robin se limite à évoquer le thème apollinien (Phédon, 1967, Paris, Les Belles Lettres, notice p.
23 et 37). M. Dixsaut écrit : « Faut-il comprendre que Socrate devrait au moment de mourir mettre en
doute ce dont il a été certain toute sa vie : l’identité entre la philosophie et la plus haute oeuvre d’art
(mousikè) ? Si Apollon réclamait de Socrate qu’il se fasse poète et renonce à la philosophie, le
reniement demandé par le dieu serait pire que la ciguë ». Et comme pour conjurer une menace l’auteur
déclare que « la traduction par fais de la musique est inadéquate » et qu’il faut se limiter à interpréter
mousikè au sens des arts de la muse et des pratiques caractérisées par la mesure (Platon, Phédon,
Paris, GF, 1991, p. 73-74 ; p. 324 note 43).
3
Euripide, Suppliantes, vers 745, 886 ; Oreste, vers 698 ; Aristophane, Paix, vers 514. Dans la
République (536c2), Socrate emploie ce terme pour dire que sous l’effet de la colère au spectacle
indigne de la philosophie calomniée il a « mis dans son langage une énergie exagérée » (trad. L.
Robin, Platon, La République, Paris, Gallimard, 1950), ou « parlé avec un peu d’emphase » (trad. G.
Leroux, Platon, La République, Paris, GF, 2002), ou « trop haussé le ton » (trad. P. Pachet, Platon, La
République, Paris, Gallimard, 1993), ou encore « parlé avec trop de véhémence » (trad. E. Chambry,
Platon, La République, Paris, Les Belles Lettres, 19817) ; dans le Philèbe, entenein eis phônèn, (38e2),
c’est passer de l’acte de se parler à soi-même en silence au fait de proférer à haute voix.
4
Nous revenons sur ces termes infra p. 55.
5
Vers 968. Dans le dialogue apocryphe du même nom, Hipparque fait dresser des statues d’Hermès
sur lesquelles il fait graver des pensées qu’il a mises en vers élégiaques. Dans ce but, il fait
correspondre aux pensées les rythmes propres aux harmonies du genre élégiaque, ce qu’exprime
l’expression » (228d5).

2
en train d’expliquer en quoi consiste la paideia et en énumère les étapes :
« Ensuite quand ils ont appris à jouer de la cithare, on leur enseigne des poèmes
d’autres bons poètes, créateurs de mélopées (melopoiôn) » (326b1). En tenant
compte des occurrences du terme melopoiia chez Platon, Aristophane, Aristote et
Aristoxène6, on peut affirmer que dans ce passage, le terme melopoiôn renvoie à la
composition mélodique en tant qu’elle fait usage des harmonies et des rythmes en
vue de l’amélioration morale (ce qui s’appelle la chrèsis) et qu’elle concerne les
melè.
Quand dans le Phédon, Socrate tend les harmonies et les rythmes, il ne fait
donc aucun doute qu’il compose de la musique, et qu’il s’agit de mélopée. Reste à
comprendre pourquoi c’est de la mélopée que Socrate doit faire, et ce que signifie
cette contrainte, non seulement par rapport à la philosophie mais aussi par rapport
à d’autres sortes de musique existantes.

Il est difficile, en effet, de comprendre pourquoi, en tant que philosophe,


Socrate devrait s’adonner à la composition mélodique. Le Phédon n’est-il pas le
dialogue où triomphe précisément la philosophie ? Ce triomphe se traduit par la
désinvolture de Socrate quand, à plusieurs reprises, il salue pour les envoyer
promener (khairein) les manifestations plus ou moins directes d’une culture qui
méprise le philosophe (64b) ; qui n’accorde de réalité qu’à ce qui relève du corps
et d’une conception de l’âme apparentée au corps (82d ; 114e) ; qui croit fonder la
science sur les sensations et la complexité des phénomènes (83a, 100d) ; qui
inversement s’impatiente devant l’usage philosophique, autrement dit heuristique
et naïf, de l’hypothèse (101d). La désinvolture de Socrate, qui parcourt et ponctue
tout le Phédon, est à son comble quand formulant le plus grand des paradoxes, il
n’hésite pas à définir la philosophie par l’exercice (epitèdeusis) de la mort (64a6)
comme prémice de l’immortalité de l’âme, heurtant de plein fouet l’interprétation
d’origine homérique pour laquelle au contraire est haïssable la mort qui ne laisse
subsister de l’être qu’un souffle, une fumée destinée à se disperser dans le néant
(70a).
Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la philosophie qui ne craint pas de
renverser le sens de la mort ait tenté de se substituer à l’un des héritages majeurs
de cette culture, la musique.

Dans le Phédon, la subversion philosophique touche le vocabulaire même de


la musique. L’harmonia, la consonance, la dissonance, aucun des termes
fondamentaux de la théorie musicale n’échappe à une appropriation qui en
transforme la signification. L’harmonique enseigne que les consonances sont des
sons unifiés et les dissonances, des sons désunis, porteurs d’une dualité non

6
Ainsi chez Platon, dans l’Ion (533e-534a : les harmonies et les rythmes) ; dans le Gorgias (449d4,
c’est la composition du melos) ; dans le Banquet (187d2), Erixymaque dit qu’on fait usage du rythme
et de l’harmonie pour produire ce qu’on appelle la melopoiia ; chez Aristophane, la melopoiia est
assimilée aux melè (Grenouilles, vers 1328 et 1250) ; dans l’écrit pseudo-Aristotélicien les Problèmes,
c’est la composition de la musique qui concerne la mélodie et le rythme (920a11) ; chez Aristoxène,
c’est pour composer des mélodies (Harmonika 48. 8), que l’on fait usage (chrèsis)) du ton, du genre,
de la modulation dans les melè (Elementa Rythmica, 20. 20-22). Chez Euripide par ailleurs, on trouve
employés en synonymie la mélopée et le chant du rossignol (Rhesos, vers 550). La melopoiia ne doit
en aucun cas être assimilée à la poésie lyrique, C. Calame, « La poésie lyrique grecque, un genre
inexistant ? », Littérature 111, 1998, 87-110.

3
résolue. Mais l’harmonique est indifférente au statut de ces éléments, elle n’émet
aucun jugement de valeur, à la différence de Socrate qui assimile la consonance à
une sorte de compatibilité logique et surtout à la vérité, tandis que la dissonance
est assimilée au faux, à ce qui doit être exclu parce que non vrai (100a3-7)7.
Quand la philosophie devient la musique la plus haute, son premier geste consiste
à réduire le langage musical à des métaphores logiques.
Nous ne serons donc pas surpris de constater que Socrate préconise l’usage
de la parole plutôt que de la musique. Au lieu de l’harmonie, c’est le dialogue qui
rend compte de la structure de l’âme. On peut prendre pour exemple le modèle
harmonique de l’âme tel qu’il se présente dans la République8 : « L’homme juste
(…) harmonise (xunarmosanta) les trois termes de l’âme qui existent en lui
absolument comme les trois limites de l’échelle intervallique (hôsper horous treîs
harmonias) 9, la nète, l’hypate et la mèse » (443d6-8).
Dans une échelle d’octave grecque, correspondant à un octocorde disjoint
comme celui que l’on trouve dans le Timée, il y a trois notes importantes, la nète
(la plus haute), la mèse (la moyenne), l’hypate (la plus basse). L’harmonie désigne
dans ce cas la consonance de l’octave dont le rapport est 2 : 1. Elle est appelée dia
pasôn (432a3). Une octave contient de la nète à la mèse, une quarte (4 : 3), et de
la mèse à l’hypate, une quinte (3 :2). L’harmonie est faite de consonances.
Comme l’explique Socrate qui développe une interprétation politique de ce
modèle, l’harmonie de la cité signifie que ses classes partagent une même opinion
au sujet du commandement et de l’obéissance (République, 431d10). L’harmonie
y est la métaphore de l’identité des pensées (homonoia, 432a7). Les citoyens
« chantent ensemble (xunaidontas, 432a3) », ils réalisent une consonance
d’octave, de quarte ou de quinte (xumphônian, 432a8). Il en est de même pour
l’âme individuelle dont les parties sont ainsi unifiées. Tel est le modèle
harmonique de l’âme dont il est question aussi dans le Phédon. Un tel modèle se
limite à la consonance et exclut implicitement d’autres modèles possibles qui
intégreraient notamment la dissonance. On constate immédiatement que soumis à
cette harmonie, le langage se limite à un accord, une unanimité bien rendue par la
métaphore chorale du « chanter ensemble ». Socrate explique pourquoi en
soulignant la correspondance entre deux notions qui relèvent de la technique
musicale, l’harmonie et la tension : l’harmonie ne peut s’opposer à ce qui permet
de tendre, de détendre ou de pincer les cordes de la lyre10.
L’harmonie est, en effet, l’expression théorique et mathématique de l’accord
des cordes de la lyre qu’on obtient en tournant leurs chevilles, selon un rapport
proportionnel de tension. La lyre est donc, en quelque sorte, le corps de
l’harmonie, car l’harmonie suit, accompagne la lyre comme l’âme est unie à son
corps et ne peut lui imposer sa direction. Mais Socrate refuse cette analogie qui

7
Ce n’est pas le lieu d’entrer dans les détails, mais en réalité le geste accompli par Socrate est plus
complexe. Socrate assimile la consonance et la non-consonance tantôt à l’opposition du vrai et du
faux, tantôt à la consistance ou au contraire à l’exclusion mutuelle des conséquences de l’hypothèse :
il y a par exemple dissonance entre la mort et l’âme (101d3-6) ; tantôt enfin à la contrariété (comme
l’imparité et la parité) et la non-contrariété (quand le bien transmet son caractère au beau).
8
Plutôt que de chercher des exemples dans des références pythagoriciennes toujours contestables.
9
Le terme horos désigne la limite d’un intervalle, ici il s’agit de l’intervalle de l’harmonia qui
représente l’échelle d’octave, l’étalon du système musical ; West M.L., Ancient Greek Music, Oxford,
Clarendon press, 1992, p. 160sq.
10
94c3-7.

4
interdit de penser séparément l’âme et le corps. Il préfère le modèle dialogique de
l’âme. Le dialogue s’établit entre deux choses opposées, dont aucune ne suit
l’autre, mais chacune peut influencer l’autre. Pour illustrer le dialogue, Socrate
cite deux vers de l’Odyssée qui mettent en scène Ulysse apostrophant son cœur
(94d8-9)11. Le premier de ces vers figure aussi dans la République (441b7) où il
est commenté en ces termes : « Là, en effet, Homère assurément a représenté avec
clarté, comme un être qui en frappe un autre, la raison qui compare le meilleur au
pire et l’esprit ardent qui déraisonne ».
Le contexte de la République permet de préciser encore les choses. Tout ce
passage obéit, en effet, à une série de gestes décisifs consistant essentiellement à
manipuler des métaphores dont l’enjeu est de disqualifier le rôle de la musique
dans la culture, en privilégiant la gymnastique. Cette manipulation culmine dans
notre passage, lorsque Socrate déclare que la musique est assujettie à la
gymnastique du logistikon (441e4-6). La métaphore de la « gymnastique de
l’âme » est aussi employée pour désigner la philosophie (498b9) ou plus
précisément encore, l’exercice des sciences, (en mathemasi polloîs gumnazein,
503e3)12. Dans l’exemple homérique précité, la dimension gymnique du dialogue
est soulignée par la présence du verbe « frapper » (plèssein) : le dialogue y
apparaît comme un combat qui met aux prises deux instances de l’âme, dont l’une
doit triompher de l’autre. Même si, dans le Phédon, Socrate distingue deux modes
de ce combat, selon qu’il est plus violent ou plus doux (94d4), assimilant le
premier à la gymnastique et à la médecine, et le second au dialogue, la métaphore
gymnique domine néanmoins et ce privilège revient à disqualifier le rôle
adoucissant qu’une longue tradition avait dévolu à la musique13. Dans le Phédon,
Socrate prétend substituer la douceur du dialogue à celle de la musique. Quelle est
la portée d’une telle substitution ?
Lorsque Socrate affirme que la structure de l’âme est celle du dialogue, il
présuppose que la raison est capable par elle-même de maîtriser ce que le Phédon
nomme les « appétits, les colères et les peurs (94d5) ». Faire du dialogue
l’instance privilégiée de la vie morale revient à admettre la possibilité d’une
éthique, c’est-à-dire la détermination rationnelle et dialectique de la moralité et de
la vertu. Une telle détermination est clairement affirmée dans le Phédon, lorsque
Socrate déclare que la justice en soi, la beauté et la bonté en soi, autrement dit les
vertus prises dans leur essence ne sont pas accessibles à la perception physique
mais au raisonnement (logismos, 66a1) et à la pensée (dianoia, 66a2). L’hypothèse
ou le postulat de formes intelligibles des vertus enveloppe la possibilité de la
détermination cognitive de la vie morale. C’est tout le sens du passage où, passant
en revue le courage, la tempérance, la justice, Socrate dit qu’on doit les monnayer
contre la seule vertu susceptible de leur octroyer l’authenticité (alèthès) : la pensée

11
Chant XX, vers 16-17.
12
Faute de temps, il est impossible d’interroger ici le fait que c’est la métaphore de la mélopée que
Socrate convoque pour qualifier la dialectique dans la République. Sur cette question voir A.G.
Wersinger, Platon et la Dysharmonie, recherches sur la forme musicale, Paris, Vrin, 2001, p. 296 et
« La ‘Musique’ des Lois », Plato’s Laws, from Theory into Practice (Proceedings of the VI
Symposium platonicum, S. Scolnicov and L. Brisson eds., Sankt Augustin, Academia, 2003, 191-196,
p. 196.
13
Ce rôle adoucissant de la musique est souligné par exemple dans la République lorsque Socrate
déclare que l’harmonie et le rythme détendent et apaisent l’esprit ardent (anieîsa paramuthoumenè,
441e8).

5
(phronèsis, 69a10). Or, dans ce même passage, Socrate accuse de faux-semblant
les vertus qui seront quelques lignes plus loin assimilées à la vertu populaire et
politique (dèmotikèn kai politikèn aretèn, 82a11) acquise par l’habitude et
l’exercice sans philosophie ni intelligence (aneu philosophias te kai noû, 82b1-
3)14. Socrate ne précise pas de quelle manière se produit l’éducation dont il s’agit,
mais il est possible de le savoir grâce à une proposition presque identique de la
République où la culture est explicitement mise en relation avec la musique
(522a4-7)15.
Socrate oppose donc l’Éthique en tant qu’instruction dialectique de la
moralité à la culture musicale accusée de produire une vertu ontologiquement
défaillante en tant qu’elle est complice des apparences16.

Au terme de cette première approche, il est clair que ce que Socrate refuse et
réfute obstinément dans le Phédon relève de tout un ensemble de fonctions à la
fois théoriques et pratiques, de toute une culture (paideia) qu’une certaine
tradition relie à la musique.

Pourtant, une lecture attentive montre que le rejet de la musique n’est pas si
radical qu’il paraît. Certains personnages du Phédon font remarquer que les
arguments (autrement dit les discours qui relèvent de la structure du dialogue) ne
sont pas absolument infaillibles dans des circonstances exceptionnelles ou
excessives comme la mort, en particulier la mort de Socrate17. Comme le déclare
Cébès : « Il est grand besoin d’une parole qui apaise (paramuthias, 70b2) ». Le
verbe paramutheîsthai est ambigu parce que son spectre de significations oscille
d’une valeur plutôt cognitive à une valeur inverse purement affective. Il peut
signifier conseiller mais aussi apaiser, et c’est ce sens affectif qui domine18 dans
le contexte musical. Socrate répond en déclarant qu’il va diamuthologeîn,
« énoncer un mythe » (70b6). Or le mythe n’est pas alors dissocié de la mélodie,

14
Socrate assimile le faux-semblant de tempérance à un échange mercantile et mesquin de pièces de
monnaie (68e-69a). L’accusation de faux-semblant fait écho à un passage du Protagoras où Socrate
oppose aux faux-semblants de l’évaluation (356e1) la valeur de la science métrétique appliquée aux
biens et aux maux, argument qui revient à définir les vertus par l’intelligence (353c1 sq.). Mais elle
fait écho aussi à la description des oligarques dans la République où ces hommes d'affaires soupèsent
les douleurs et les plaisirs en les soumettant à un calcul mesquin destiné à ménager leur peine (584 a-
b).
15
« Éduquant des gardiens par l’habitude (èthesi paideuousa), leur donnant un certain état
harmonieux sur la base de l’harmonie (kata te harmonian euarmostian tina) et non la science 522a5).
16
Dans la République, Socrate souligne qu’on se contente des apparences de la vertu (505d7). Que
l’on soit sincère ou non (T. Irwin a bien montré que le « sens de l’honneur » qui fonde la vertu ne se
réduit pas à l’attente de récompenses et doit se montrer désintéressé, Plato’s Ethics, Oxford, 1995, p.
235), on doit donner l’apparence de la vertu, parce qu’on est motivé par l’estime des autres et que l’on
doit se montrer honorable.
17
M. Dixsaut observe : « Ni la mort, ni l’immortalité ne sont des questions à propos desquelles la
dialectique puisse librement et tranquillement déployer sa puissance. Face à elles, le discours se
fracture », (1991), p. 66.
18
République, 441e8, supra. Ce terme ne semble pas compris par les commentateurs dont les
traductions divergent. G. Leroux traduit : « en le détendant par des récits encourageants » ; L. Robin,
« en la sermonnant » ; P. Pachet : « en le calmant par des histoires ». Or il me semble que l’opposition
entre le discours et la musique constitue le ressort du passage, de sorte qu’il me paraît préférable de
conserver l'ambiguïté du terme en le traduisant par « apaiser », qui lui conserve toute sa portée
musicale.

6
comme le signale son association avec le verbe « incanter » (epaidein, 114d7) et
avec l’adjectif plèmmeles, qui signifie « en fausses notes » (115e6)19.
Pour identifier la musique dont il s’agit, il est important de remarquer que le
contenu des mythes énoncés par Socrate possède la connotation orphique qui
traverse l’ensemble du Phédon : en 61e2 où le thème du mythe est le voyage après
la mort, repris pour être considérablement développé en 107c ; en 62b3-5 où
Socrate cite une formule qu’il attribue aux doctrines secrètes (aporrhétois)20 des
Orphiques ; en 67b2, 69c2, 83d9 où le thème de la purification (katharmos) est
associé à la séparation du corps et de l’âme et à la pensée ; en 68a4-5 où Socrate
fait allusion au mythe de la descente d’Orphée aux Enfers ; en 69c3-d2 et 81a9 où
il est question des Initiations (teletas) et où sont citées des sentences prélevées
dans les recueils d’énigmes concernant le rôle des Mystères orphiques dans
l’acquisition de la vie éternelle. Sans doute Socrate ne fait-il que donner à la
philosophie cette couleur orphique et il est évident qu’il s’efforce de faire du
dialogue philosophique lui-même le viatique capable de produire l’effet du
paramuthion (83a3 ; 115c7-8). Il n’empêche que c’est à l’Orphisme, connu pour
sa poésie intimement mêlée à l’exégèse21, que le philosophe emprunte un style où
se mélangent les éléments mythiques et argumentatifs. Dans le Phédon, Socrate
est une sorte d’Orphée qui à la fois initie ses interlocuteurs aux mystères
philosophiques et en fait l’exégèse, conformément au style même des discours
orphiques.
Or, la fonction eschatologique de la musique dans les initiations
éleusiniennes et orphiques est attestée22. On y trouve notamment des odes et des
chants choraux en l’honneur de Mnémosyne, déesse de la mémoire et mère des
Muses, invoquée aussi dans les lamelles d’or, et aussi des incantations.
Dans le Phédon c’est essentiellement sous la figure de l’incantation et de
son chanteur, l’épôdos, que se déploie la musique du philosophe23. Comme en
témoignent les Tragédies24 et les Dialogues25, l’incantation appartient à la
catégorie des sortilèges, ligatures magiques, drogues (Lois, 933a2, 933d7 ;
Gorgias, 484a5). Dans l’Orphisme auquel elle est intimement liée (République,
364b7, 426b1), l’incantation est une formule magique que l’on chante afin de
soumettre à sa volonté un être (animaux, serpents, tarentules, scorpions, mauvaises
bêtes, Euthydème, 289e5-290a1) ; afin de guérir une maladie, ou encore de purifier

19
Socrate accuse gentiment Criton qui lui demande comment il faut l'ensevelir, d'anticiper sa mort.
Criton se trompe dans les urgences. Le spectre de la mort l'affole et le rend incrédule au mythe que
Socrate a prononcé comme une incantation. Pour lui le corps de Socrate est la seule chose qui reste
après la mort et les discours de Socrate lui semblent des incantations dérisoires devant la mort. Pour
Socrate, le langage de Criton est « fait de fausses notes », il ne convient pas, au moment où le mythe,
lui, est de mise. Voir infra, p. 60.
20
D’après le Cratyle (400c), il s’agirait du corps, prison de l’âme selon la doctrine orphique. Sur cette
formule et son usage par Socrate, Dixsaut (1991) note 57, p. 328.
21
M. Détienne, L’Écriture d’Orphée, Paris, Gallimard, 1989, p. 119 ; A. Hardie, « Muses and
Mysteries », Music and the Muses, The Culture of Mousikè in the Classical Athenian City, P. Murray
and P. Wilson eds., Oxford, Oxford University Press, 2004, 11-35, p. 29.
22
A. Hardie, ibid.
23
77e8 ; 78a1 ; 78a5 ; 114d7.
24
Par exemple, Euripide, Hippolyte, vers 1038 : épodos kai goès ; Bacchantes, vers 234 ;
Phéniciennes, vers 1259-1260, Cyclope, vers 616.
25
Où l’on compte 34 occurrences de ce terme. Rappelons que dans le Ménon, Socrate est à la fois
enchanteur, magicien et auteur d’incantations, 80a-b.

7
d’une souillure ; afin d’évoquer les esprits des morts (Lois, 909b5 ). Sans doute le
terme s’emploie aussi pour décrire l’effet psychagogique des discours rhétoriques
sur les foules et les assemblées. Dans ce cas, l’incantation est un discours édifiant
qui contient de « belles pensées » (logous kalous, Charmide, 157a4) et exerce un
effet d’« apaisement » (paramuthia, Euthydème 289e5-290a1). Mais l’usage du
terme se situe alors à la limite de la métaphore car même lorsqu’elle est un
discours visant à persuader ou un mythe (Lois, 887d4, 903b1), une incantation
n’est jamais exempte de musicalité. En fait, l’incantation est le chant lorsqu’il
obéit à une intention idéologique et politique (« Ce que nous appelons des chants
s’est transformé en incantations pour les âmes » Lois, 659e1)26. Et il est clair que
l’incantation relève d’un projet idéologique distinct de celui de celui des poètes de
l’ancienne paideia (Lois, 671a1 ; République, 608a4).

Le choix de Socrate n’est donc pas innocent et ce n’est pas n’importe quelle
musique qui se trouve ainsi investie d’une fonction philosophique, mais celle qui a
pour but de calmer magiquement la peur de la mort. Avant de revenir sur la
signification d’un tel usage de la musique orphico-magique par le philosophe, il
convient de revenir sur l’autre type de musique à laquelle il s’oppose.
À première vue, il semble que l’usage philosophique de l’incantation prend
son sens à être opposé symétriquement à l’ensorcellement que le corps fait subir à
l’âme qu’il infecte quand elle lui est attachée. Socrate associe alors la puissance
érotique à l’ensorcellement (goèteuomenè, 81b3) et nous devons comprendre que
lorsqu’au contraire l’éros caractérise le philosophe amoureux de la pensée (68a2),
c’est d’un autre ensorcellement, cette fois purificateur, qu’il s’agit, celui dont il est
dit dans le Banquet qu’il relève du « démonique », intermédiaire entre les hommes
et les dieux (202e7-203a1). Conformément à la logique « pharmacologique » bien
connue de la notion de « transposition », la figure érotique oscillerait entre une
magie impure, celle qui enchaîne l’âme au corps et une magie purificatrice, dont le
philosophe serait l’instigateur27.
Mais il ne s’agit ici que d’un écran nimbé de religiosité orphique qui
dissimule une opposition plus profonde entre la musique incantatoire et la
mélopée, c’est-à-dire la musique associée à la paideia.

Notons en effet que par l’incantation, il s’agit de s’opposer surtout à


l’attitude psychologique que décrit le verbe aganakteîn, être agacé, irrité, indigné.
Ce verbe traverse de manière insistante l’ensemble du dialogue28. Et il est
26
L’affinité de l’incantation et de la politique est soulignée par J.-M. Bertrand, De l'Ecriture à
l'Oralité, Lectures des Lois de Platon, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, pp. 399-420.
27
En général c’est la notion de transposition qui rend compte de ce que Socrate fait subir aux
pratiques religieuses et magiques (voir par exemple l’analyse de la « purification » de H. Joly, Le
Renversement platonicien, logos, épistémè, polis, Paris, Vrin, 1994, p. 53-78). Par le déplacement
opéré grâce aux métaphores notamment, un contenu concret reçoit un sens figuré qui inaugure un
procès d’idéalisation et de rationalisation. Cependant, précisément parce que la notion de transposition
demeure prisonnière d’une perspective que l’on peut qualifier de progressiste, elle ne permet pas
d’expliquer comment le contenu latent qui persiste dans la métaphore pèse sur la signification
transposée de la philosophie. Elle est indifférente en particulier aux raisons qui poussent le philosophe
à choisir ses métaphores dans un héritage plutôt qu’un autre.
28
Alors que l’expression goéteuoménè en relation avec le corps n’apparaît qu’une seule fois dans le
Phédon, les termes dérivés du verbe aganaktein apparaissent douze fois : 62d4 ; 62e6 ; 63b9 ; 63c5 ;
64a8 ; 67e2 ; 67e9 ; 68b1 ; 68b9 ; 69e1 ; 115e2 ; 117d5.

8
explicitement employé dans la République pour caractériser l'état de l'âme dans la
tragédie29. Il s'agit du caractère pathétique par excellence, de l’attitude tragique
devant la mort qui exacerbe la sensibilité. Un tel effet est produit en particulier par
le type de musique qui domine dans les tragédies, accusé d’amollir l’esprit ardent,
le thumoeidès (République, 411a7-8)30.
Il est donc intéressant de remarquer que Socrate oppose à la sensibilité
exacerbée et relâchée des tragédies, la sensibilité plus ferme et volontaire
exprimée par les termes dérivés du verbe prothumeîsthai (Phédon, 64a7 ; 69d4,
d5), qui indiquent un état plus tendu du thumoeidès31. L’espoir32, la confiance
caractérisent le thumoeidès tendu, au lieu de la peur qui est l’état émotif
correspondant à la sensibilité relâchée. Mais c’est la musique incantatoire seule
qui, selon le Socrate du Phédon, se montre capable de redresser le thumoeidès et
cette décision de Socrate revient en réalité à rejeter la mélopée. La République
nous permet de comprendre pourquoi.

En dépit de son caractère à la fois provisoire et insuffisant33, l’exposé de


Socrate aux livres II et III de la République, nous donne toutes les clefs pour
comprendre pourquoi la mélopée avait un rôle majeur dans l’édification de la
paideia. En effet, la mélodie (melos) est la cause de la complémentarité intime et
indissociable des trois aspects de la musique que Socrate ne distingue que dans un
29
Sur ce terme et sa signification, A.G. Wersinger, « Platon et les figures de l’harmonie », Musica
Rhetoricans, F. Malhomme ed. Paris, PUS, 2002, 9-20, p. 15.
30
Le thumoeidès renvoie au thumos (République, 375b2) : Socrate s’appuie sur une tradition dont il
est impossible ici de montrer en détail qu’elle remonte à Homère, et qu’on la retrouve notamment
chez Démocrite. Dans cette tradition, l’âme vitale est essentiellement constituée par le thumos, notion
physiologique des fonctions psycho-morales (voir Wersinger A.G., Platon et la Dysharmonie, op. cit.
pp. 15-29). Le thumos contient, en effet, l’ensemble de la vie émotive que la musique a
traditionnellement pour charge d’éduquer. Il se présente comme une sorte de gamme de la sensibilité
selon l’usage plurivoque que nous donnons encore au mot cœur, mais à l’époque de Socrate, il tend à
se réduire à l’une de ses composantes seulement. En effet, parmi les émotions qu’il peut désigner, le
thumos se confond avec l’émotion de l’indignation (la nemesis), une sorte de colère chargée de
sauvegarder la justice comme en témoignent non seulement les Poèmes homériques mais aussi le
Protagoras. C’est cette restriction qui permet de comprendre pourquoi le thumos est souvent identifié
chez Platon, à l’irascibilité, orgè. Il semble possible de traduire le thumoeidès par la susceptibilité,
dans la mesure où l’irascibilité n’est pas éloignée de la blessure d’honneur et de l’amour-propre d’un
héros ombrageux et farouche, mais aussi généreux (voir A.G. Wersinger, « De l’extériorité à
l’intériorité : le problème de l’aidôs d’Homère à Platon », in Pour une histoire de l’amour-propre,
séminaire d’anthropologie classique du 7 Novembre 2003, Kambouchner D. dir.).
31
Même la dialectique suppose un usage du thumoeidès comme en témoigne le participe
prothumoumenos en République 506d7, et n’exclut pas certaines vertus comme le courage en 534b8-
c5 : le dialecticien doit défendre l’idée du Bien comme un combattant qui se détermine à affronter les
objections, sur la base de la vérité.
32
L’espoir apparaît tout au long du Phédon : 63c1 ; 63c5 ; 64a1 ; 67b8 ; 67c1 ; 68a1 ; 68a6 ; 68a8 ;
70a8 ; 98b4 ; 98b7 ; 100b7 ; 114c8.
33
Parce que, d’une part, la mousikè sera dépassée par la paideia philosophique dont elle ne constitue
qu’une étape préalable et que, d’autre part, Socrate opère une amputation importante de l’héritage de
la paideia traditionnelle. La paideia, telle que Socrate l’examine aux livres II et III, est limitée à un
type d’homme, le gardien (il n’est pas question pour le moment de l’éducation des autres types de
citoyens comme les artisans, les commerçants ou les médecins dont il a pourtant été question). Cette
restriction de la paideia au gardien signifie que la paideia traditionnelle fera l’objet d’une série
d’amendements, ce que Socrate appelle une purification (374a). Cette restriction est commandée par
une vision politique qui se réduit à une entreprise de purification, une catharsis, (diakathairontes,
399e5) de la cité « gonflée d’humeurs» ( 372e9).

9
but didactique : les discours légendaires (muthoi), grands mythes et méta-récits qui
fondent toute culture et ont pour finalité de façonner les individus en fonction d’un
projet de civilisation34 ; la lexis35 qui, comprise à l’horizon de la musique, se
ramène à ce qu’on pourrait appeler le nombre de la voix36, qui définit la manière
dont celui qui parle se rapporte à sa voix37 ; le melos enfin, qui nécessite les
rythmes et les harmoniai38, formules d’interprétation des sons que l’on accorde sur
l’instrument musical choisi en fonction d’elles (par exemple l’aulos semble
convenir surtout au mode phrygien), et caractérisées essentiellement par une
hauteur de la voix (par exemple le mixolydien, assimilé au féminin, oeuvre dans
les aigus) et par une répartition intervallique particulière39.
On ne saurait assez insister sur l’impossibilité de dissocier ces aspects de la
musique. C’est ainsi que le premier, le muthos, est indissociable du régime
mimétique de la posture de la voix, sans lequel il ne « prendrait » pas. Et ce
principe est évidemment valable aussi pour le melos parce que, comme Socrate le
déclare, le régime mimétique40 a besoin de toutes les « formes de modulations »
(morphas tôn metabolôn), c’est-à-dire du passage d’une harmonie à une autre, ce
qui suppose qu’il ait à sa disposition toutes les harmonies (397c4-6). De plus, les
harmonies ne sont pas seulement caractérisées par des « émissions de voix »
(phthongoi), autrement dit les sons (phônai) en tant qu’ils correspondent aux notes
de la musique et qu’ils reçoivent un sens musical en fonction précisément des
formules d’intervalles qui les contiennent. Ces formules d’intervalles sont aussi
caractérisées par les mots. Socrate nous permet de comprendre que c’est par
l’intermédiaire des phthongoi et des prosodiai41 que procède la mimèsis musicale,

34
Ce que Socrate appelle les logoi (376e10). Les exemples pris par Socrate sont essentiellement
prélevés chez Homère, Hésiode et les Tragiques.
35
La lexis se distingue du contenu des paroles (conformément à la distinction opérée par Socrate en
392c7-8 entre « ce qui doit être dit (ha lekteon) » et « comment on doit le dire (hôs lekteon) ».
36
Socrate n’envisage que deux postures de la voix possibles. Soit l’énonciateur identifie sa voix à
celle du personnage qui est censé parler ; soit il conserve une distance par rapport à la voix du
personnage. Dans le premier cas, dit Socrate, il parle comme s’il était un autre (hôs tis allos ôn,
393c1), dans le second, c’est le poète qui parle lui-même, 393a7). L’identification peut être interprétée
en tant que mimèsis parce que celui qui parle se rend semblable à un autre par sa voix (kata phônèn,
tout comme on se rend semblable à un autre par ses gestes, kata schèma, 393c6). Un mime se produit
grâce à ce « milieu » qu’est la voix considérée dans sa sonorité et son intonation. Le nombre de la
voix est évidemment associé à la différence des points de vue au théâtre.
37
Qu’il s’agisse de celui qui produit un muthos comme l’aède ou le poète, ou de celui qui lit ou répète
à haute voix ce muthos, comme dans la prestation d’un rhapsode, d’un acteur ou d’un simple récitant.
Le poète prend alors la voix de ses personnages, changeant de voix suivant la circonstance : il est donc
d’autant multiplié par le nombre des voix. Mais lorsque le poète retire la parole au personnage, qu’il
est seul à parler, il demeure un. C’est ce que signifie l’exclusion de l’homme double ou multiple,
397e1-2) et la réquisition d’un poète plus « austère », 398a8).
38
Ce que Socrate appelle « tropes de la musique (mousikês tropoi) » ou « tropes du chant (tropoi
ôdês) » (398e1-2) ou encore, notons-le, « formes » (eidè, 424c3-5). Il ne s’agit pas des modes que
notre musique connaît, ni même, dans le contexte où nous nous trouvons, de la systématisation
théorique des octaves, mais de ce que Socrate énumère en 398d11-399c3, en usant de noms d’origine
ethnique : le dorien, le phrygien, le mixolydien, le syntonolydien, le iastien, le lydien.
39
Certaines remplissent une octave ; d’autres une échelle de sixte ; d’autres sont plus réduites encore
parce qu’elles omettent certaines notes, comme le précise Aristide Quintilien Pour une étude précise
voir A.G. Wersinger, « La ‘Musique’ des Lois », op. cit., 2003, 191-196.
40
Entendons celui qui relève de l’homme double et multiple.
41
Comme le dit Socrate à propos du dorien et du phrygien, en 399a7 et c3. En effet, les prosodiai sont
les schèmes d’intonation qui commandent les mouvements en hauteur de la voix parlée, selon la

10
tel caractère (èthos) s’exprimant par l’emploi de tels mots plutôt que d’autres en
raison de leur schème d’intonation, et par telles notes plutôt que d’autres en raison
de leur hauteur et de leur schème intervallique. Enfin, aucun régime de la lexis
n’échappe à la mélodie, ne fût-ce que la mélodie pauvre de la lexis diégetikè42.
Les trois aspects de la musique sont scellés, et c’est le melos qui en constitue
le sceau43, comme le confirme la remarque de Socrate en 401d4-5, selon laquelle
si la musique est « la plus importante nourriture, kuriôtatè trophè ) »44, c’est à
cause de la présence en elle, des harmonies45. Ce sont donc bien les harmonies qui
expliquent le lien de la musique avec la paideia.

Toute paideia supposant l’insémination de types de caractères qu’on veut


obtenir46, la mimèsis est l’adjuvant de toute paideia parce que « commencée dès
l’enfance, elle tourne en habitude (eis ethè) et devient une seconde nature qui
change le corps, la voix, la pensée» (395d2-3). Or, la mimèsis est d’autant plus
efficace qu’elle se produit dans la mélopée47.
Grâce à cette influence, la musique régule ce qu’il y a de plus intime, elle
apporte avec elle l’eunomia, dans la mesure où les harmonies fournissent une
norme en deçà du langage rationnel (425b7-8). Et c’est précisément cette réalité
infra-linguistique et infra-rationnelle de la musique qui lui confère un rôle

formule requise. D’après Aristoxène,: « λέγεται γὰρ δὴ καὶ λογῶδές τι µέλος, τὸ συγκείµενον ἐκ τῶν
προσῳδιῶν τῶν ἐν τοῖς ὀνόµασιν (car on dit qu’il existe une certaine mélodie dans la parole, celle qui
est constituée par les schèmes d’intonation des mots) », Éléments d’Harmonique, 23, 14 (da Rios R.
TLG).
42
Ne croyons pas que la diégèse se confonde nécessairement avec la prose et notons que Socrate a
précisé que la diégèse est sans modulations (metabolai) ou presque (397b6). À ce moment en effet, il
ne fait aucun doute que Socrate parle bien des deux régimes de la posture de la voix (397b4).
Admettre que même la diégèse implique quelques modulations revient clairement à lui attribuer un
type de melos et d’harmonia, même s’il est limité.
43
Le principe d’indissociabilité de la musique peut être saisi en mettant en parallèle deux passages,
celui où Socrate dit que la musique comprend trois aspects, les logoi (376e10), la lexis (392c6) et le
melos (398c2) ; et celui où il déclare que le melos comprend trois aspects, les logoi, les harmoniai et
les ruthmoi (398d1). Les logoi apparaissent donc tantôt comme aspect de la musique, tantôt comme
espèce du troisième aspect de la musique.
44
Il paraît inutile ici et même faux d’ajouter avec Grube et Leroux (2002, p. 582) « et la poésie »
puisqu’il s’agit ici non pas des discours, mais de la partie de la musique qui concerne les harmonies et
les rythmes.
45
L’importance des harmonies dans la paideia est donc fondamentale et lorsque Socrate déclare que
les harmonies accompagnent les logoi (akolouthein, 398d8), il ne faut pas s’imaginer que cela signifie
que les harmonies n’ont qu’un rôle secondaire et contingent.
46
Les muthoi façonnent l’empreinte dont on veut marquer l’individu (377a12-b3). Les mythes qui
offrent au jeune enfant un idéal à « imiter » (Protagoras, 326a2-3) s’impriment dans leur âme,
s’insinuent en elle (enduetai, 377b2). Ce vocabulaire de l’imprégnation, de la pénétration et de
l’insinuation est l’indice fort d’un dynamisme plus profond qu’une simple imitation, parce que le
modèle et la copie y sont indiscernables. Les mythes s’emparent de l’âme qu’ils façonnent tout en la
constituant, sans se présenter comme tels. La civilisation pénètre dans l’homme (}µ«ä¥çµ`«¢`§,
377b2) de façon inaugurale et fait procéder sa force aliénante en-deçà de toute différence entre le
propre ou l’impropre. Socrate le souligne en disant que ces « mythes » reposent majoritairement sur
des mensonges ( 377a9).
47
Elle s’insinue dans l’intériorité de l’âme. Le vocabulaire convoqué pour décrire ce processus est
celui de l’influence et de l’infiltration : s’enfoncer, plonger (kataduein, 401d5), couler sous, s’insinuer
(huporreîn, 424d8), aller s’établir dans (eisoikizein, 424d8) , se faire recevoir dans (eisdechesthai,
425a4), toucher en s’ajustant (haptesthai, 401d7), donner un élan (425c1). La paideia musicale opère
à l’insu du sujet (lanthanôsin, 401c2).

11
civilisateur. C’est pourquoi la vie morale qui relève de cette partie de la musique
est toute entière de l’ordre de l’èthos . La musique infléchit l’èthos et produit
l’euètheia (littéralement, l’excellence du caractère, mais le mot peut être employé
péjorativement pour signifier la naïveté imbécile48. Or Socrate insiste bien sur le
fait que l’euètheia dont il s’agit ici n’exclut pas la dianoia, la pensée, 400e3). Pour
rendre à ce mot sa valeur laudative, on pourrait proposer de le traduire par
« ingénuité ». La relation entre l’ingénuité et la noblesse morale est attestée au
Vème siècle comme en témoigne un passage de Thucydide49. La musique ne doit
pas simplement donner, comme on le dit, des habitudes morales, mais donner à
l’âme l’ingénuité comprise comme l’élan précurseur de toute moralité. C’est ce
que suggère toute la série des qualités énumérées par Socrate qui explicitent la
signification de l’euètheia ; l’euharmostia, la bonne harmonie ; l’euschèmosunè,
la belle figure ; l’euruthmia le beau rythme (400e)50. L’euètheia est définie comme
« la pensée qui équipe le caractère (èthos) en excellence et en beauté, 400e2). Une
ligne plus loin, toutes ces qualités infra linguistiques qui relèvent de la grâce de
l’intimité, seront rapportées par Socrate à la sôphrosunè que je ne traduirai surtout
pas dans ce contexte par ses traductions habituelles de tempérance et de
modération. L’ingénuité, l’euètheia que produit la mélopée coïncide avec le
caractère sage et bon (sôphronos te kai agathos èthos, 401a)51, ce que Socrate
confirme en 410a8-9.

Le lien de la musique avec la sôphrosunè n’est pas une invention de Socrate.


Ce lien existe non seulement dans le discours sur la musique prononcé par
Erixymaque dans le Banquet (187c8), mais aussi dans le Protagoras (326a4). Pour
Protagoras, la sophrosunè (qui doit être interprétée en fonction de l’aidôs52) doit
instruire la pensée (la dianoia est alors dite chrèstès, formée, adulte, noble, 326c1)
et c’est précisément la mélopée qui permet de parvenir à ce résultat. Cette
interprétation pourrait trouver une confirmation dans l’insistance de Protagoras à

48
Comme le fait remarquer Socrate, 400e1-2. Sur cette notion, C. Gaudin, EUHQEIA. La théorie
platonicienne de l’innocence, Revue philosophique de la France et de l’Étranger 171, 1981, 145-168,
p. 161 : « l’euètheia est donc l’èthos en tant que caractère de l’homme lorsqu’il possède l’usage
harmonieux de la dianoia». Toutefois, Gaudin nous semble assimiler trop rapidement l’euètheia à
l’austérité qui est la qualité de la lexis diégétique. Il y a là de la part de Socrate un geste
d’appropriation et de purification politique qu’il convient de distinguer de l’usage attesté de cette
notion dans la paideia traditionnelle, voir infra, note suivante.
49
« L’ingénuité où la noblesse a tant de part », III, LXXXIII, 1)
50
Ces qualités « accompagnent » (akoloutheîa) l’euètheia.
51
Ce rapprochement existe chez Démocrite qui les distingue : « Ne pas croire tout le monde mais
seulement ceux qui sont dignes de foi : la première attitude est niaiserie (euèthes), la seconde est
ingénuité (sôphroneontos) » (fragment D.-K. B 67). Rappelons que Démocrite définit la noblesse
humaine par la bonne disposition du caractère : « La noblesse (eugenia) du bétail est dans l’excellence
de la force du corps (eusthenia) mais celle des hommes est dans l’excellente tournure du caractère
(ètheos eutropiè) » (fragment D.-K. B 57).
52
Dont Protagoras souligne l’importance dans son mythe (323a2). L’aidôs est traditionnellement
opposée à l’arrogance et au mépris. C’est le respect de soi-même indissolublement lié au respect des
autres. Cette noblesse de la pensée se manifeste dans l’euboulia (la bonne délibération) que Protagoras
déclare enseigner (318e5). On se trouve dans une interprétation vraisemblablement traditionnelle.
Chez Eschyle par exemple, l’euboulia s’oppose à l’authadia, l’arrogance et la suffisance qui
caractérisent Prométhée (Prométhée Enchaîné, vers 1035 et 1038). Protagoras pourrait donc partager
une conception de l’intelligence définie non par la puissance de juger mais par la dimension la plus
haute de la sophrosunè, l’aidôs.

12
définir la finalité de l’éducation non par la maîtrise technique des connaissances,
mais par l’amélioration ou l’élévation morale53.

Tout cela pourrait trouver un écho dans le Phédon, lorsque Socrate évoque
la sôphrosunè dèmotikè (82a10-b3). Pareille vertu naît de l’habitude (ethos),
explique-t-il. On ne peut s’empêcher de rapprocher cette sôphrosunè dèmotikè de
l’euèthè sôphrosunè mentionnée en 68e5, et qu’en fonction de ce que nous venons
de dire, il ne convient pas de traduire par « tempérance naïve », parce qu’elle
correspond à la notion d’excellence morale où se mélangent l’ingénuité et la
sagesse, indépendamment de toute détermination purement cognitive. La musique
dont il est question dans la mélopée forme le caractère moral, sans jamais faire
intervenir une éthique.

Notons surtout que Protagoras n’opère aucune sélection des harmonies qui
entrent dans la paideia, comme s’il croyait que l’éducation de l’âme passait par
l’épreuve de toutes les harmonies, y compris celles de la tragédie54, afin de
développer chez l’adolescent toute la palette de la sensibilité. Protagoras ne veut
pas d’une tête savante mais d’une intelligence pétrie de sensibilité, ce qui implique
de ne rejeter aucune de ses facettes55.
La mélopée instruit une paideia dans laquelle même la tragédie prend une
part active. De manière à la fois fugitive et surprenante, Socrate semble le
reconnaître lorsqu’il évoque la personnalité du serviteur des Onze qui illustre les
qualités de la paideia non philosophique : « Comme cet homme est courtois /…/
c’était le meilleur des hommes. Et maintenant, avec quelle générosité il me
pleure ! » (116d5-7).
Chacune de ces qualités, la courtoisie, l’excellence, la générosité relèvent
des effets de la paideia musicale qui, dans la République, s’oppose à la sauvagerie
brutale et inculte (agriotès, 410d2-3). Mais à cela s’ajoute une qualité à première
vue inattendue pour qui connaît les attaques incessantes de Socrate contre la pitié
et les larmes dans la République56. Les larmes peuvent être généreuses et
53
Comme en témoigne encore le fait qu’au moment d’observer que la sophrosunè est initiée par le
sens de l’harmonie donné par le cithariste (325d8-325e1), il n’entend pas l’harmonie simplement
comme la faculté de donner à toutes ses actions et ses pensées le bon tempérament, la juste mesure
quand il faut et où il faut, en toutes circonstances, mais comme ce qui s’oppose au mal agir (326a5).
54
On pourrait se fonder aussi sur l’importance de l’aulos dans le discours de Protagoras (Protagoras,
327a4-b1 ; b5-c4). Le fait que Protagoras, pour illustrer sa théorie, choisisse cet instrument connu
pour sa panharmonie plutôt que la lyre, n’est pas anodin, comme le suggère A. Brancacci,
« Protagore, Damone e la musica », Quaderni Urbinati di Cultura Classica, Nuova Serie 68, n. 2,
2001, 137-148, p. 146.
55
Il n’est donc pas invraisemblable que pour Protagoras, le plus haut niveau de la sophrosunè ne soit
ni le bon sens, ni la modération, ni la tempérance, ni la maîtrise de soi qui sont les sens habituels de la
sophrosunè, mais l’intelligence animée par l’aidôs et la bienveillance, toute la vertu résidant en
l’aidôs comme le disait Démocrite. Si l’on admet la vraisemblable influence de Démocrite sur
Protagoras, on ne peut qu’être frappé par le fragment B 179 qui déclare que l’aidôs constitue le but de
la paideia et de la culture, à savoir l’aretè elle-même, ce en quoi consiste par dessus tout la vertu, à
savoir éprouver l’aidôs »). Il faudrait montrer ce que Protagoras et Démocrite doivent à Homère, mais
il est certain que pour Homère, l’aidôs est une émotion que l’on peut dire morale en tant qu’elle est la
condition de possibilité émotive des vertus morales (voir A.G. Wersinger, Platon et la Dysharmonie,
2001, op. cit. pp. 175, 182-3, 241).
56
Au livre X de la République, (606b), Socrate accuse les tragédies de ruiner les âmes, en faisant de
l'âme « une pleureuse professionnelle » qui prend du plaisir à pleurer. La pitié est l’assouvissement

13
témoigner de la possibilité d’une élévation morale due à la tragédie et à la mélopée
qui lui est associée.
Tel est aussi le sens de la théorie des « formes de modulation »57 exposée en
République (411a5-b5), où Socrate admet que, avant de l’amollir jusqu’à
l’éteindre, les harmonies adoucies, amollissantes et funéraires commencent par
attendrir (emalaxen) le thumoeidès : le texte dit qu’à ce moment le thumoeidès est
rendu chrèsimon (« bienfaisant », 411b2), ce qui, nous l’avons vu renvoie à la
sophrosunè. Il existe donc bien une théorie selon laquelle la mélopée tragique
produit la vertu morale58.

La différence fondamentale posée par Socrate dans le Phédon entre les deux
états du thumoeidès diamétralement opposés que sont l’aganaktèsis et la
prothumia répond en fait à une opposition entre deux façons de concevoir la mort.
En effet, la tragédie ne croit pas qu’il soit possible de maîtriser la mort par des
incantations59. En conséquence, la tragédie ne connaît d’autre musique que celle
qui considère qu’il n’y a rien de plus pitoyable que la mort et afin de le signifier
emploie une mélopée réputée pour faire pleurer et énerver la sensibilité. L’effet de
cette musique sur la sensibilité (qui culmine dans l’aganaktèsis, 115e2) peut être
comparé à celui qu’opère sur Criton le déroulement de la mort de Socrate tel que
celui-ci en brosse pour lui le tableau. Il énumère les étapes de sa mise en
sépulture comme dans un thrène, en usant de répétitions pathétiques (« Socrate
qu'on expose, qu'on transporte, qu'on enterre», 115e3-4)60. Grâce aux allitérations,
aux homéotéleutes et à la gradation rythmique (kaomenon hè katoruttomenon,
115e2) il suggère la progression des flammes sur son corps qui brûle avant d'être
enseveli.
Socrate est parfaitement conscient de la poétique, mais aussi de la
musicalité61 qui conditionne l’effet tragique : il explique à Criton, que la « manière
de parler » (115e5), aussitôt traduite en termes musicaux, joue un rôle
fondamental, ce qui sous-entend une conception du langage où les mots ne se
limitent pas à une fonction instrumentale mais impressionnent l'âme. Selon
Socrate, le même spectacle change de sens suivant la façon dont on en parle et
dont on le chante. Bien parler, c'est dire que c'est seulement le corps qui est
enseveli, mal parler c'est dire que c'est « Socrate » qu'on ensevelit. Dans le

d’une effusion. Au livre III, de même, il accuse les tragiques de donner libre cours aux passions
excessives et frappe d’atéthèse les passages tragiques qu'il convient d'expurger (387d-388a sq.).
57
Voir supra p. 9, où elle est explicitement mise en relation avec la mimèsis dont relève la tragédie.
58
Cette théorie est généralement mal comprise, parce qu’elle semble contredire celle qu’expose
Socrate en 399a3c3, où il ne veut retenir que deux harmoniai, le dorien et le phrygien, qui, explique-t-
il, sont les seules à convenir aux gardiens. Or à ce moment-là, Socrate se situe dans la perspective de
l’énumération des harmoniai. Pour des raisons de politique philosophique, il refuse toute perspective
modulatrice et donc, au premier chef, les « formes des modulations » (morphai tôn metabolôn) qui
interviennent au contraire en 411a sq., précisément parce que le contexte est polémique. Cela signifie
concrètement que, du grave à l’aigu, on part du Dorien en passant par le Phrygien avant de parvenir au
Mixolydien (ou au Syntonolydien), ce qui se traduit par le glissement correspondant à l’éthos, du
courage aux émotions tragiques, la pitié et la crainte, en passant par la sophrosunè. Sur tout cela, A.G.
Wersinger, Panharmonie et Politique, à paraître.
59
Eschyle, Euménides (vers 647-650) ; l’incantation est impuissante devant la mort, devant Anankè
(Euripide, Alceste, vers 965-975).
60
Traduction L. Robin.
61
Voir le terme plèmmeles (115e6), qu’il ne faut pas réduire ici à une métaphore.

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premier cas, on conserve son calme, alors que dans le second, on éclate en
sanglots, les larmes étant liées à la tragédie qui est un chant de deuil mis en
scène62. La clef de l’effet tragique est dans la différence entre l’appréhension
sympathique dans laquelle puise le pathétique et l’appréhension distanciée face au
mort (Criton ne doit pas identifier Socrate à sa dépouille mais croire que son âme
quittera son corps. Socrate refuse le tragique qu'il a rendu solidaire du corps, en
l'opposant à la philosophie qui triomphe dans l'immortalité de l'âme). Or, c’est
encore sur le mode d’une ligature que Socrate exprime ce qu’il entend par « bien
parler » qui revient selon lui à s’engager à croire en l’immortalité de l’âme63.
Quand bien même il nous est très difficile d’admettre qu’il n’y a pas
d’incompatibilité entre la dimension magique de l’incantation et sa dimension
argumentative et exégétique qui explique pourquoi Socrate en retient le modèle
pour son entreprise philosophique, il faut se rendre à l’évidence : le privilège
donné à l’incantation signifie que c’est sur le mode de la magie purgative que
Socrate interprète l’attitude du philosophe à l’égard de la mort. Force est de
constater cette intrication surprenante de la philosophie avec la magie, notamment
lorsque la comparaison musicale est appliquée à la fragilité de l’hypothèse des
formes intelligibles. Socrate déclare en effet qu’il faut « s’époumoner à (la)
proclamer » (boân, 101c2)64. L’intensité de la voix est un élément musical que
l’on met au service d’une incantation lorsque l’on vise à exhorter65. Au moment de
mourir, Socrate serait attentif à la fragilité de l’hypothèse pourtant fondatrice de la
philosophie, hypothèse qu’il faudrait consolider en haussant la voix pour lui
donner de la force persuasive.

Il est donc clair qu’au moment de mourir, Socrate ressent vivement les
exigences propres de la mélopée tragique, tout en refusant la tradition musicale qui
est depuis toujours liée à la mort. Cette tradition est celle qui est en relation avec
les émotions que fait naître la mort : la crainte et la pitié ; celle du thrène, le chant
endeuillé auquel correspondent les harmonies syntonolydienne et mixolydienne.
Mais Socrate voudrait renverser le ton traditionnel de la sensibilité vis-à-vis de la
mort : de même qu’il renverse le sens traditionnel du chant du cygne (84e5), en
expliquant que ce n’est pas parce qu’il pleure sur sa mort prochaine qu’il chante,
mais parce qu’il se réjouit, de même Socrate veut substituer à l’harmonie des
thrènes pitoyables, celle d’un péan triomphal. Réussit-il pourtant dans cette
entreprise ? L'entreprise purgative de Socrate ne ressemble-t-elle pas plutôt à celle
que mettent en scène Eschyle dans les Sept contre Thèbes, ou encore Euripide
dans les Suppliantes ? On se souvient comment dans ces tragédies, Oreste et
Thésée tentent de mettre fin aux gémissements du chœur parce qu’ils représentent
la menace que font peser la crainte et la pitié sur la sérénité de l’État athénien.
Chacun des deux héros intervient pour tourner le chant de deuil en chant de
triomphe, en prononçant un discours capable de purifier le pathos par sa mise à

62
Sur le rôle de la pitié, voir A.G. Wersinger, Platon et la Dysharmonie, 2001, op. cit. p. 229.
63
Le verbe eyyueîn (donner une caution, se porter garant) apparaît quatre fois en trois lignes (115d6-
9).
64
Le même verbe était employé lorsqu’il s’agissait d’exprimer la protestation contre une fausse
explication (101c2).
65
Voir les nombreux exemples donnés par É. Moutsopoulos, La Philosophie de la Musique dans la
Dramaturgie antique, Paris, Vrin, 1999, pp. 102-103.

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distance66. Mais il suffit à la tragédie de replacer ce geste conjurateur dans la
perspective émouvante du pathétique pour en anéantir toute la signification.
De même, pour quiconque lit le Phédon, le renversement opéré par Socrate
ne fait qu’accentuer encore davantage le ton pathétique de sa mort. Et ce n’est pas
de ma part une appréciation idiosyncrasique, puisqu’elle vaut aussi pour les
personnages qui entourent Socrate : à partir de 117c4, au moment le plus
émouvant du Phédon, tous les assistants fondent en sanglots, l'un après l'autre, en
un mouvement d'amplification circulaire, abandonnant Socrate à sa grandeur
solitaire67. La description s’attache avec une précision clinique aux manifestations
de l’aganaktèsis tragique, la montée irrésistible des larmes de Glaucon68 qui le
forcent à se voiler le visage69, et le chagrin d'Apollodore, devenu si intense qu’il
bascule en catastrophe dans le ridicule.

L’une des leçons du Phédon pourrait donc bien être que l’incantation reste
impuissante devant l’effet invincible de la musique tragique, en vertu d’une
irréductibilité des modes de la sensibilité, autrement dit en vertu d’une résistance
des harmonies de la mélopée.
L’hypothèse que pour conclure, je formulerai à la lumière de ce que nous
apprend la République, est que la résistance des harmonies s’explique par le poids
que leur donne une tradition épico-tragique de la paideia. En conséquence,
l’injonction faite par Apollon à Socrate de composer de la mélopée signifie
d’abord assurément qu’il est impossible de maîtriser la vie morale par la seule
rationalité (sauf à réduire cette possibilité de maîtrise au seul philosophe, seul
capable de parvenir à une éthique)70, ce qui implique de recourir aussi à la
66
N. Loraux a montré comment Périclès institua l’éloge funèbre à la place du thrène, en promouvant
le courage. En effet, l’élaboration de la Cité politique n'a pu s'effectuer sans l'éviction des valeurs et
vertus aristocratiques traditionnellement retransmises dans l'épopée, mémoire de l’action héroïque
édifiante. Or, la pitié joue un rôle considérable dans ce type d'éducation parce que dans les cultes
héroïques, le deuil et le chant de gloire (le kleos) sont intimement liés de sorte que les appels à la pitié
abondent dans les épitaphes aristocratiques. Au contraire, lorsque l'Etat grec s'instaure, au VIème
siècle -J.C., à partir du raidissement de l'humain autour des valeurs militaires, il supprime la pitié qui
devient corrélativement le point d'entame du politique parce qu'elle communique avec le deuil refoulé
par l'État. La tragédie ne ferait autre chose que réactiver cette ambivalence. À cet égard la pièce
d'Eschyle, les Perses, jouée en 472, est révélatrice. L'éloquence officielle veut que les plaintes de
l'ennemi vaincu soient des hymnes à la valeur éminente des citoyens-soldats athéniens, de sorte que la
liste, douloureuse pour les Perses, des villes reprises aux Perses par Athènes se transformait pour les
Athéniens en catalogue d'exploits, et que les pleurs des Perses, les gémissements de l'ennemi,
constituaient la plus belle louange d'Athènes. Mais grâce à un subtil dosage entre patriotisme et
compassion, Eschyle a libéré de l'emprise exclusive du sentiment de la victoire, la perception des
sanglots de l'ennemi vaincu (L'Invention d'Athènes, Histoire de l'oraison funèbre dans la « Cité
classique », 1981, Paris, Payot, 19932).
67
Pour ces raisons, je ne suivrai pas les commentateurs qui veulent faire de Socrate tantôt un
personnage d’épopée, tantôt un personnage tragique (sur ce problème, voir S. Halliwell, « Plato and
Aristotle on the denial of Tragedy », Proceedings of the Cambridge Philological Society, 30, 1984,
50-58).
68
Qu’il faut mettre en parallèle avec République, 605 c.
69
Ce qui est un geste traditionnel de pudeur qui nous renvoie à une autre remarque énoncée dans la
République, livre X (604a-b et 605d-e) : lorsque nous sommes frappés de deuil, nous avons honte de
nous livrer aux effusions devant les autres. Dans le Phédon, Socrate lui-même se cache le visage
(118a6).
70
Le Phédon est le dialogue où la notion de vertu reconnue par le philosophe est celle qui est définie
par les principes de la connaissance dialectique par les Formes, mais ce sera l’objectif de la

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musique qui a toujours instruit la civilisation (paideia). Cette injonction signifie
aussi que Socrate devrait saisir de surcroît quel type de musique il doit pratiquer :
l’incantation qui obtient ses effets mécaniquement comme par suggestion
magique, ou la mélopée fondée au contraire sur la liberté des modulations dans la
composition musicale, de façon à produire l’élévation morale de la sensibilité,
autrement dit la combinaison de la sagesse et de l’ingénuité.

République d’articuler la nécessité d’une paideia pré-philosophique à la philosophie (C. Gill,


Personality in Greek Epic, op. cit. p. 291). Toutefois, cette articulation n’est finalement possible que
dans l’exception que constitue le naturel philosophe, ce qui constitue une restriction considérable qui
explique à mon sens la nature du projet politico-musical exposé dans les Lois (sur cela voir A.G.
Wersinger, « La ‘Musique’ des Lois », op. cit.).

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