Résumé
Les divers passages du traité de musique où Nicomaque de Gérase décrit l'ancien heplacorde qui aurait précédé l'octocorde
diatonique classique n'ont pas été expliqués. Ils sont obscurs et parfois contradictoires. La conclusion du présent article est la
suivante : Nicomaque, de son propre aveu, connaît deux traditions différentes et se réfère tantôt à l'une, tantôt à l'autre. D'après
la première, l'heptacorde ancien est identique au système conjoint classique (mi à ré avec si bémol), d'où deux notes ajoutées :
si bécarre entre si bémol et do. mi aigu pour compléter l'octave, le si bémol disparaissant du nouveau système disjoint. D'après
la seconde, c'est une octave defective de mi à mi avec un degré manquant ; mais sur la détermination de ce degré, il y a encore
flottement, car on peut comprendre tantôt do et tantôt si. bécarre. La conclusion est qu'il s'agit bien du si bécarre. L'ancien
hexatonique grec serait donc mi- fa-sol-la-do-ré-mi, c'est- à-dire les 6 premiers produits du cycle régulier des quintes, ce qui est
conforme à la fois aux principes pythagoriciens et aux récentes théories générales de l'ethno-musicologie et de la philologie
musicale.
Chailley Jacques. L'hexatonique grec d'après Nicomaque. In: Revue des Études Grecques, tome 69, fascicule 324-325,
Janvier-juin 1956. pp. 73-100;
doi : https://doi.org/10.3406/reg.1956.3426
https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1956_num_69_324_3426
(1) Nous l'avions exposé dès 1950 dans notre contribution à un Guide de
Musique préparé par les éditions Bordas et non paru à ce jour ; mais notre article de
1950 a été publié sans retouches par YÉducation Musicale de Janvier à
Novembre 1954. Nous en avons ensuite présenté un résumé dans notre communication
au Congrès de Musicologie d'Utrecht en 1952 et un nouveau développement la
même année à l'internationaler MusikKongress de Vienne (publié en allemand
dans Musikerziehung). Cette même théorie a depuis fait l'objet d'un article
extrêmement documenté de M. Constantin Brailoiu, Sur une mélodie russe, paru
dans les mélanges Musique russe, IT, P.U.F., 1953 et appuyé exclusivement sur
l'ethnologie musicale. Son développement est inclus dans notre actuel cours
l'hexatonique grec d'après nicomaque 75
-qu'il prenne quelque valeur, qu'il soit confirmé par des faits
ou des témoignages.
Ces témoignages sont nombreux et concordants dans le
domaine de l'ethnologie musicale, qui s'étend de jour en jour
grâce à la multiplication des enregistrements. Or, je suis de
plus en plus persuadé que c'est par la confrontation de la
musique grecque antique avec ces documents, et non, comme on
l'a presque toujours fait, avec la musique postérieure
occidentale, grégorienne ou classique, que l'on doit parvenir à sa
compréhension et à sa connaissance.
En ce qui concerne en particulier les systèmes primitifs dits
défectifs (j'évite à dessein d'employer le mot « mode », sur
lequel je me réserve de revenir prochainement), nous sommes
frappés d'une étroite coïncidence entre les documents
ethnologiques et les témoignages des théoriciens grecs sur les
traditions de leur passé.
L'histoire bien connue de l'accroissement progressif du
nombre des cordes de la lyre ne serait-elle pas la projection exacte
de cet accroissement progressif des notes du système selon le
cycle des quintes que nous confirme l'ethnologie? Si l'ancien
tricorde de la lyre à 4 sons est bien identique au « corps de
l'harmonie » demeuré vivant sous forme de « notes fixes », soit
mi-la-si-mi (en hauteurs relatives, rappelons-le une fois pour
toutes), il coïncide avec le tritonique régulier de 2 quintes (mi-
la-si-mi = do-fa-sol-do). Nous manquons, semble-t-il, de
témoignages sur le tétratonique intermédiaire, mais nous en
avons sur le pentatonique. Nous n'en entreprendrons pas ici
l'étude, qui a souvent été faite ; mais nous signalerons que, si
Reinach (1) (Mus. Gr. p. 16) traduit par mi-do-si-la- fa-uni le
témoignage du pseudo-Plutarque à ce sujet (De Musica, chap.
Il de l'édition Lasserre, 1954), ce dernier commentateur con-
(1) Texte grec ap. Meibom, Antiquae musicae auclores seplem, 1652 (avec
traduction latine) et Karl Jan, Musici scriptores Graeci, 1895 (coll. Teubner), pp. 237-
282. Trad, française et notes par Ch. Em. Ruelle, 1881. L'abréviation Mb. renvoie
au texte de Meibom. La numérotation des chapitres est celle de Ruelle.
(2) Peu importe que dans le fragment donné par Ruelle p. 46 il reprenne cette
nomenclature inversée : cela ne touche pas au problème qui nous occupe.
l'hexatonique gkec d'après nicomaque 77
Ν PN Tr PM M L PH H
i 2 3 4
Tableau 5
L HEXATONIQUE GREC L>APKÈS NICOMAQUE 81
Tableau 6
« Puis, par l'adjonction d'un autre ton, c'est-à-dire le ton
intercalé, il en résulte le système de quinte composé de 3 tons et
d'i/2 ton ». En effet
4/2 Τ Τ Τ
ΜΙ FA SOL j LA SI intercalé
i 1 ι
Tableau 7
Une fois de plus, nous notons que c'est le son intercalé qui
apporte la quinte mi-si, donc que ce son ne peut êlre que si.
« Viennent ensuite 1/2 Τ Τ, autre système de quarte, c'est-
à-dire sesquitiers ». En effet :
1/2 Τ Ϊ
(SI) DO RE ! MI
Tableau 8
« En effet, dans la lyre heptacorde, antérieure à celle-ci, tous
les 4mes sons à partir du plus grave consonnaient toujours entre
eux à la quarte, le demi-ton occupant tour à tour, par suite
KEG, LX1X, 1956, u» 324-3+5. 6
82 JACQUES CHA1LLEY
MI FA SOL LA SI b DO RE
Tableau 9
b) Place du 1 /2 ton dans le tétracorde :
Premier degré
Degré moyen
L quinte-
quinle-
Tableau 11
Le nom de ;< trite » donné au si par Philolaos, nom qu'on ne
retrouve dans aucun des systèmes précédemment exposés, gêne
visiblement Nicomaque, qui le commente comme suit : Με-
[Λνησθαι, δε δει, δτ». τρίτη ν νϋν καλεί την έν τ^ έπταχόρδω παραμέσην,
προ της του διαζευγνύντος τόνου παρενθέσεως της εν οκταγόρδω.
'Απείχε γαρ αυτή της παρανεάτης τριηιητόνιον άτύνθετον, άφ' ου
διαστήματος ή υ,εν παρεντεΒεϊσα χορδή τόνον απέλαβε, το δε λοιπόν
ήυ,ιτόνιον μεταξύ τρίτης καΐ παραμέσης άπελείφΟη έν τί) διαζεύξει.
Trad. Ruelle : « II faut se souvenir que dans ce passage
Philolaos nomme trite ce qui était paramèse dans la lyre hepta-
corde, avant l'intercalation du ton disjonctif qui eut lieu dans
la lyre octocorde, car cette corde était éloignée de la paranète
d'un trihémiton incomposé. Sur cet intervalle, la corde
intercalée préleva un ton, et le demi-ton restant entre la trite et la
paramèse fut absorbé dans la disjonction ».
Evidemment, il ne peut plus s'agir ici du système conjoint
de l'heptacorde n° 1, où il n'y a pas de trihémiton incomposé.
S'agit-il de l'heptacorde défectif n° 2, où le passage II
détermine nettement la défection au-dessus de la mèse, soit la-do ?
C'est a priori probable, mais des difficultés surgissent. La trite
de Philolaos, le tableau précédent l'établit, ne peut être que
si t|. Il semblerait donc que l'on doive tirer de la lre phrase :
PM de l'ancien heptacorde = si t], PN = ré, avec défection du
do, d'où Ν = mi. Soit un nouveau système défectif, différent
du précédent :
81 JACQUES CHAILLEY
H .... M PM PN Ν
mi (fa sol) la si (= Tr de Philolaos) ré mi
Tableau 12
C'est bien ainsi que le comprend Meibom, p. 52, suivi par
Ruelle-Jan (p. 253), et plus récemment 0. Gombosi (i).
Mais, si l'on admet cette interprétation, la phrase suivante
relative au ton disjonctif n'a plus aucun sens : ce ton disjonctif,
bien connu du système parfait, ne peut être que ία-si ; comment
peut-on parler de Γ « intercalation » d'un intervalle qui
existait déjà ? Glosons Ruelle : « Sur cet intervalle (ré-sï), la corde
intercalée (do) préleva un ton (ré-do), et le 1/2 ton restant entre
la (nouvelle) trite (do) et la (nouvelle) paramèse (si) fut
absorbé (?) dans la disjonction (la-si) ». Cela ne veut rien dire, mais
n'est peut-être qu'un contre sens sur le mot άπελείφθη qu'on
pourrait traduire « fut dépassé, laissé en arrière ». Cependant
le commentaire qui suit n'en est pas moins incompréhensible
dans cette interprétation : « Par suite, l'ancienne trite (si) était
régulièrement éloignée de la (nouvelle) nète (mi aigu) d'une
quarte, intervalle que la (nouvelle) paramèse (si) a déterminé à
la place de cette (ancienne) trite. (C'est exact, mais on ne
comprend pas la raison de cette remarque, puisque les cordes sont
les mêmes sous d'autres noms). 11 y a des gens qui, ne
comprenant pas cela, le contestent, alléguant qu'il n'est pas possible
que la trite soit éloignée de la nète d'un intervalle en rapport
sesquitiers (c'est-à-dire d'une quarte : il faut alors comprendre
l'ancienne trite si et la nète mi). D'autres émettent cette
opinion, qui n'est pas improbable, que le son intercalé (do) n'a
pas été placé entre la mèse (la) et la trite (non-sens : comment
le do peut-il être intercalé entre le la et une trite qui vient
d'être définie si dans l'ancienne nomenclature, et qui serait do
lui-même dans la nouvelle ?), mais entre la trite et la paranète
(incompréhensible : dans l'ancienne acception, cela voudrait
dire entre si et ré : ce serait donc répéter la donnée que « ces
(1) Tonarten ttnd Stimmungen der antiken Musik, Copenhague 1939, p. 84 etc.
l'hEXATONIQUE GREG DAPRÈS MCOMAQUE 85
Octocorde classique H PH L M PM Tr PN ?
Octocorde de Philolaos H PH L M Tr ? (PN) ?
Heptacorde n° 1 H PH L M Tr PN ?
Heptacorde n° 2 a) H PH L M <- incomposé
intervalle ,.» pm
Oivr ?
b) H PH L M *- incomposé
interva"e s»
= PM
rrllr PN ?
Tableau 13
(MI?) RE DO LA SOL FA MI
I M !
Tableau là
tandis qu'il s'applique sans restriction au conjoint heptato-
nique de l'heptacorde n° 1 :
? M H
RE DO Slb LA SOL FA MI
I Il I
Tableau 15
Cela exige en tout cas impérieusement ? = ré.
Au paragraphe suivant (§ 55), Nicomaque décrit l'addition à
l'ancien système du tétracorde des hyperbolées, et s'exprime
en ces termes (trad. Ruelle) :
« Du côté de la nète primitive, il y eut le tétracorde dit des
hyperboléennes, parce qu'il était établi sur un degré vocal plus
l'hexatonique grec d'après nicomaque 891
Moyennes Conjointes
Tableau Î8
et la dénomination de « conjointes » est présentée comme un
terme récent appliqué à une chose ancienne.
Mais en même temps il est confirmé qu'aucun des passages
relatifs à un système défectif ne peut s'y référer; qu'on les
relise, on verra l'évidence de l'incompatibilité. Il se confirme
de plus en plus qu'on parle ici de 2 systèmes différents en
passant sans cesse de l'un à l'autre.
Le § 57, relatif à l'adjonction du tétracorde des hypates, ne
soulève pas de problème. Mais le § 58 prétend établir la
synthèse en ces termes :
« Le système total compris entre la mèse (la) et l'hypate des
hypates (si grave) se trouvait former un heptacorde (ία sol fa
mi ré do si) composé de 2 tétracordes conjoints (en descendant
Îa-?ni, mi-si) et employant un son conjoint, l'ancienne hypate
(mi). On eut ainsi, depuis l'hypate des hypates (si grave)
jusqu'à la nète des hyperbolées (ία) 4 tétracordes conjoints for-
(1) Correction de Ruelle plausible mais non nécessaire : ίνα μή au lieu de 'ίνα δή.
Mais on pouvait laisser sans correction : les noms trite, paranète et nète sont
identiques ; ils deviennent différents par l'adjonction du génitif de tétracorde.
La phrase peut donc être à volonté positive ou négative.
l'hexatonique grec d'après nicomaque 91
{\) Voir des exemples dans l'article cité de Brailoiu ou dans notre Cours de
Sorbonne polycopié déjà mentionné.