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Aussi longtemps que les Alpes passaient pour un mur impénétrable, effrayant, voire un enfer quasiment dantesque, la jeunesse dorée de l’aristocratie
anglaise réalisait son « voyage d’éducation » vers l’Italie en évitant le parcours alpin. Mais depuis que les esprits des Lumières comme De Saussure,
Haller ou Rousseau ont relevé la beauté majestueuse des montagnes et la pureté de la nature à l’altitude, les poètes et musiciens romantiques désireux
de cultiver leur génie risquent l’aventure périlleuse dans l’univers des falaises, torrents et gouffres : qu’y a-t-il de plus palpitant que la marche
exténuante sous la pluie vers les sommets (Mendelssohn), une nuitée sur la paille dans un cabane primitive (Wagner) ou un pique-nique avec les
bergers (Liszt)? Les têtes moins échevelées privilégient les sites lacustres, au décor montagneux, comme retraite et lieu d’inspiration (Tchaïkovsky,
Brahms, R. Strauss). Pour accéder au dossier complet : Voyages en Suisse
Au bout de 16 ans aux côtés de son mari et sensiblement réduite au foyer comme mère de sept enfants, la compositrice et pianiste
de renommée internationale se lance dans un marathon de tournées le lendemain de la mort de Robert Schumann en 1856,
décédé après 2 ans d’internement psychiatrique. Comment subvenir aux besoins de ses enfants sinon en donnant des concerts,
sans parler de sa passion juvénile d’interpréter les grandes œuvres devant un auditoire ?
Les voyages, les salles à louer, la publicité et les programmes : Clara Schumann en assume la gestion elle-même, soutenue en partie par ses amis, dont
Johannes Brahms. Ses entrées en scène comme soliste la conduisent sur les plateaux des centres musicaux de l’époque : Berlin, Vienne, Paris,
Budapest, St-Pétersbourg… et toujours Leipzig, sa ville natale, avec Mendelssohn au pupitre, puis Londres où elle fera dix-neuf incursions. Les
commentaires élogieux de la presse font l’unanimité et la Schumann s’impose souverainement à côté de ses concurrents comme Kalkbrenner ou
Moscheles. Elle suscite partout des « standing ovations », se trouvant au faîte de ses capacités pianistiques à 37 ans et interconnectée dans les réseaux
culturels. Cependant, le message des œuvres schumaniennes ne passe pas d’emblée à côté des Beethoven, Chopin ou Liszt, mais Clara réussit à leur
déblayer le terrain, surtout avec le Carnaval op. 9, le Quintette op. 44 et le Concerto op. 54.
Et son rapport à la Suisse ? Comme Brahms elle visitera souvent le pays en tant que soliste ou pour des séjours de villégiature, à la rigueur pour des
cures thermales : ses rhumatismes dans les bras l’empêchent par moments de jouer. C’est que le concerto de Schumann, les numéros 4 et 5 de
Beethoven, ceux de Chopin et son propre op. 7 lui demandent ses dernières ressources physiques, sans parler du Premier concerto op. 15 de Brahms :
un tour de force herculéen !
Après les obsèques de Robert elle vient se ressourcer à Gersau, site méditerranéen au Lac des Quatre Cantons (au pied du Rigi), en compagnie de deux
de ses enfants et de Brahms, avant sa première tournée suisse en décembre 1857. A Berne, elle exécute le no. 1 de Mendelssohn, en empochant un
cachet apparemment inattendu : « Les Allemands ne sont pas aussi généreux (‘honett’). » Mais les musiciens de l’orchestre lui font pitié : « Quand je
les vois dans leurs fringues en lambeaux, devant la salle comble, ces musiciens qui gagnent à peine leur vie, je leur aurais volontiers cédé mes
entrées si je n’avais pas mes enfants… » Et la presse bernoise de s’extasier : « Clara Schumann savait susciter auprès de l’auditoire un enthousiasme
progressif. Elle est en fait une des plus grandes ! Et ce qui caractérise particulièrement son jeu, c’est la profondeur de la vérité et des émotions, ce qui
s’est fait sentir surtout dans la sonate de Beethoven. »
A Klosters, dans les Grisons, elle se réjouit de son incognito, des forêts rafraîchissantes, et de la pluie (lettre à Brahms de 1875) ! Un prochain
déplacement en chemin de fer de Zurich à Coire le long du Lac de Zurich et du Walensee lui procure une joie inouïe : « Le plus beau que j’aie jamais
fait. » Mais la suite en diligence jusqu’à St. Moritz sur le col du Julier (comme Wagner 20 ans auparavant) lui cause de sérieux troubles : « … un des
voyages les plus affreux que j’aie réalisés. » C’est que le soleil brûlant et la poussière des sabots lui donnent le reste. Quant au climat estival de
l’Engadine, elle en connaît déjà les ingrédients de par un séjour précédent : le froid, un soleil violent, les bourrasques de l’après-midi, parfois même la
neige (voir Nietzsche et ses migraines à Sils-Maria !). « La région de l’Engadine est sublime, mais stérile par endroits, si bien qu’il faut s’y conformer
entièrement, sa nature répand une atmosphère profondément sérieuse. »
En 1870, la guerre franco-prussienne empêche notre voyageuse de revenir près de Gersau. Sur le point de monter dans le train elle découvre une
dépêche « dans laquelle on disait que les Suisses sympathisaient avec les Français et qu’ils ‘insultaient’ les Allemands. Cela me mettait toutefois mal
à l’aise… » Et Interlaken? Le patelin situé « entre les deux lacs » s’est mué en destination huppée du tourisme alpin suisse du XIXe siècle. Tout comme
la jet-set se donne rendez-vous aujourd’hui à Gstaad ou à St. Moritz, l’on se retrouvait alors à Interlaken. Clara Schumann y séjournera neuf fois entre
1872 et 1895, souvent avec ses enfants, en descendant dans la Pension Ober où elle rencontre de nombreux amis allemands et suisses.
Interlaken en 1870 (vers le sud – domaine public)
Après son dernier concert public en 1891 à Francfort (sa dernière charge de professeure au Conservatoire de Joachim Raff), elle compte déjà parmi les
habitués d’Interlaken. Son Journal évoque le logement confortable, la vue sur la Jungfrau et le soleil couchant sur le Lac de Thoune, ainsi que les
excursions dans les collines de l’arrière-pays. C’est le paramètre que Brahms séjournant à Thoune avait souvent parcouru d’un pas vigoureux entre
1886 et 1888, s’il ne fréquentait pas son ami Josef Viktor Widmann à Berne, le théologien, écrivain et rédacteur, pour venir emprunter de ses livres
philosophiques et débattre sur l’état du monde. Brahms lui recommande maintenant son amie Clara Schumann venue dans l’Oberland bernois. La
correspondance qui en résulte révèle une admiration quasiment religieuse de l’écrivain pour l’artiste. Il lui fait même parvenir un instrument. Clara à
Brahms : « On nous a envoyé un pianino de Berne par la généreuse entremise de monsieur Widmann, nous le plaçons dans une vieille ferme. »
Widmann soumet ses nouveaux textes à l’examen bienveillant de la « Hochverehrte Frau Schumann » et les deux vont s’engager dans un dialogue
intellectuel de plus en plus intense.
Pour son 75e anniversaire, Clara Schumann vient réintégrer Interlaken en compagnie de ses deux filles Marie (qui se fera construire ici un chalet pour
ses dernières années), Eugénie et ses petits-enfants. Elle tâche de venir à bout d’une abondante correspondance de félicitations venues du monde
entier. Un beau dimanche, la troupe se hasarde sur les sentiers, en poussant le fauteuil roulant de Clara, lorsqu’un cheval en débandade surgi d’en face
fait culbuter la chaise et la grand-mère dégringole au bas d’un talus, contorsions aux épaules comprises… La presse parlera de l’incident, sur quoi
Widmann s’empresse de témoigner à madame Schumann sa profonde sympathie.
Lors de son dernier séjour suisse en 1895, Brahms lui écrit depuis Ischl (région viennoise) : « Quel dommage que tu n’aies pas réalisé ton amour pour
I. pendant les trois ans que j’ai passés à Thoune. Combien de fois n’ai-je pas visité la région, combien de fois j’y viendrais maintenant ! » Dans son
Journal, Clara évoque son bonheur de mère entourée de sa famille, mais aussi du deuil lorsqu’un arrière-petit-fils de Mendelssohn est porté disparu ici
après la tentative d’escalader la Jungfrau. Clara Schumann ne retournera plus à Interlaken, elle meurt en mai 1896 à Francfort.
Sources
Les citations sont tirées de la correspondance volumineuse et du Journal de Clara Schumann – Traductions : Joseph Zemp
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Aussi longtemps que les Alpes passaient pour un mur impénétrable, effrayant, voire un enfer quasiment dantesque, la jeunesse dorée de l’aristocratie
anglaise réalisait son « voyage d’éducation » vers l’Italie en évitant le parcours alpin. Mais depuis que les esprits des Lumières comme De Saussure,
Haller ou Rousseau ont relevé la beauté majestueuse des montagnes et la pureté de la nature à l’altitude, les poètes et musiciens romantiques désireux
de cultiver leur génie risquent l’aventure périlleuse dans l’univers des falaises, torrents et gouffres : qu’y a-t-il de plus palpitant que la marche
exténuante sous la pluie vers les sommets (Mendelssohn), une nuitée sur la paille dans un cabane primitive (Wagner) ou un pique-nique avec les
bergers (Liszt)? Les têtes moins échevelées privilégient les sites lacustres, au décor montagneux, comme retraite et lieu d’inspiration (Tchaïkovsky,
Brahms, R. Strauss). Pour accéder au dossier complet : Voyages en Suisse