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Entretien avec Alexandre Tansman1

Curieuse coincidence qui, en l’espace de quelques numéros, nous a fait « rencontrer » Darius Milhaud, Alexandre
Tchérepnine, Henri Sauguet et à présent Alexandre Tansman. Ils ont en commun d’appartenir à la même génération
de compositeurs — celle qui a éclos entre les deux guerres — et de s’être fait connaître depuis cette plaque tournante
du monde musical, ce bouillon de culture, qu’était alors Paris. Ils ont également en commun, en dehors d’une
originalité marquée, une démarche : celle d’avoir cherché à être eux-mêmes, de n’appartenir à aucune école.
Alexandre Tansman aujourd’hui encore poursuit sa propre route, tracée, dès le début, « en dehors de tout système ».
Depuis maintenant presque quatre-vingts ans qu’il compose, il a traversé tous les bouleversements musicaux de ce
siècle, et porte sur la musique contemporaine un regard sans complaisance, estimant par ailleurs — et à juste titre —
que les compositeurs de sa génération ont été quelque peu mis à l’écart, « oubliés ». Génération riche, d’une époque
riche s’il en fut en France, que, à n’en point douter, nous continuerons à explorer.

Alexandre Tansman, quelle a été votre formation en Pologne ?

Je suis né dans une famille de la grande bourgeoisie. Tout le monde faisait de la musique :
ma tante fut élève d’Anton Rubinstein à Saint-Pétersbourg, ma mère et ma sœur faisaient du
piano sérieusement. Ce n’était pas exactement une famille de musiciens — mon père était un
grand exportateur de textiles entre la Pologne et le Caucase — c’était une famille très aisée,
avec beaucoup de domestiques. Je prenais aussi des leçons d’anglais, d’équitation.... C’était une
autre époque.... J’ai commencé à composer vers l’age de huit-neuf ans. Je suis devenu
compositeur par hasard : je composais, mais mon idéal, alors, était de devenir cocher. Nous
avions une petite voiture avec un cocher et son fouet, et mon rêve d’enfant était donc de devenir
cocher...Un jour, on m’a amené à un concert d’Eugène Ysaye. Il a joué la Chaconne de
Bach....et alors, j’ai décidé de devenir compositeur plutôt que cocher ! Je lui ai raconté cette
anecdote quelques trente ans plus tard, il a ri, mais ça l’a beaucoup ému. À cette époque, tous
les grands virtuoses venaient jouer en Pologne : Saint-Saens, Cortot, Thibaud.... Ils jouaient
toujours de la musique classique. Je connaissais les Arabesques de Debussy, mais je ne
connaissais même pas les noms de Stravinsky, de Schœnberg ou de Bartók. Plus tard, j’ai
commencé à écrire de la musique polytonale et atonale, sans savoir que cela existait : c’était
dans l’air, c’était spontané. C’est ainsi que j’ai écrit mes Huit mélodies japonaises2 qui,
aujourd’hui encore, semblent assez avancées pour l’époque. Lors du premier Concours de la

1
Publié dans Musique et Concerts, Entretien avec Alexandre Tansman, 1986. Propos recueillis par Marie-
Pierre Soma et Françoise Aubry Dernier interview à Alexandre Tansman, contenant de nombreuses
erreurs, corrigées à la main par le compositeur même, quelques temps avant sa mort et reportées içi.
2
Huit Mélodies japonaises écrites en 1919 en Pologne, dédiées en 1920 à Maria Freund qui les a
chantées en 1ère audition à Paris, le 19 novembre 1922 avec l’auteur au piano. Il existe une version pour
chant et orchestre de ces mélodies inédite.
Pologne indépendante, j’ai obtenu les trois premiers prix pour trois œuvres3 que j’avais
envoyeés sous différents noms. Et j’ai décidé d’aller à Paris.

Pourquoi Paris ?

Ma famille était francophone, et beaucoup de polonais sont venus en France — à


commencer par Chopin. Je suis arrivé à Paris vers la fin de l’année 1919. J’ai commencé par
travailler comme ouvrier — nous avions perdu toute notre fortune avec la révolution russe. Et
j’ai rencontré Ravel, qui m’a introduit partout : auprès des chefs d’orchestre, des interprètes, des
éditeurs.... Au bout de six mois, j’appartenais déjà à l’avant-garde internationale. Après, tout est
allé très vite. J’ai été joué en Allemagne, Espagne, Italie, Tchécoslovaquie, aux États-Unis
(Mengelberg....). On me jouait et l’on m’invitait pour jouer mes concertos ou diriger mes
œuvres. C’est ainsi qu’en 1933, j’ai fait le tour du monde. Ce fut une grande surprise pour moi
lorsque je suis allé en Amérique, avant de commencer mon grand voyage autour du monde, de
voir sur l’affiche du premier concert mes Quatre danses polonaises4 par la Philharmonie de
New York, sous la direction de Toscanini ; c’était vraiment la consécration : il était presque
aveugle. Et, au Japon, j’ai véritablement eu une réception royale : à la première répétition
d’orchestre, j’apporte ma partition, mais aucun des musiciens n’avait la musique : ils avaient
tout appris par cœur ! Même si je disais « cinq mesures avant B », ils savaient où reprendre.
C’est incroyable, un orchestre de quatre-vingt dix personnes.... C’était pour me faire honneur.

Vous avez commencé à composer très jeune, mais ensuite vous êtes allé au conservatoire, vous avez
étudié avec quelqu’un, ou bien avez-vous travaillé tout seul ?

J’avais toujours un professeur de piano5, qui venait de Varsovie et habitait chez nous.
Après, lorsque je suis allé à l’Université de Varsovie, je prenais des leçons privées de fugue, de
contrepoint6. Je continuais à composer, mais je ne montrais pas tout à mon professeur, parce
qu’il était très conservateur... Parallèlement, je menais des études de droit et de philosophie. Ma
mère voulait que j’aie une culture générale, en plus de la musique, et cela m’a beaucoup servi.
Ici, à Paris, je me suis tout de suite lié avec les compositeurs : après Ravel, Roussel, Schmitt,
Milhaud, Honegger, Poulenc, Auric...

Vous avez d’emblée fait partie de ce que l’on appelait l’École de Paris ?

Oui. Ce n’était pas une véritable école : plutôt des amis venus des pays de l’Est, de l’Europe
Centrale, comme Martinu, Mihalovici, Tchérepnine, Harsanyi... Nous ne faisions pas la même
musique, il n’y avait pas d’interpénétration. J’ai continué ma propre route, et tout est allé très,
très vite. J’ai été lancé aux États-Unis par Koussevitzky ; c’est lui qui m’a invité pour ma
première tournée là-bas, en 1927-28, où j’ai joué mes concertos à la Boston Symphony7 sous sa
direction. Par la suite, j’ai fait seize tournées en Amérique.
3
Romans pour piano et violon : 1er prix, Impression pour piano : 2e prix, (manuscrit non localisé et
inédit), Prélude pour piano en si majeur, ( manuscrit non localisé et inédit).
4
Quatre danses polonaises écrites en 1931. Création à Paris le 4 décembre 1931, Théâtre des Champs
Elysées sous la direction de Rhené Baton, Orchestre Concerts Pasdeloup. Les 6 et 7 octobre 1932,
Toscanini les a dirigées à New-York, au Carnegie Hall avec la Philharmonic Symphony Society
Orchestra.
5
Études de piano et théorie au Conservatoire de Lodz avec Wojciech Gawronski.
6
Études au Conservatoire de Varsovie avec Piotr Rytel (le professeur conservateur !) - Études privées
avec Henryk Melcer- Szczawinski de 1916 à 1918.
7
Concerto n° 2, écrit en 1927. Création les 28 et 29 décembre 1927 à Boston - L’auteur au piano, Boston
Symphony Orchestra sous la direction de Serge Koussevitzky. L’œuvre est dédiée à Charlie Chaplin.
C’était une époque très riche ?

Très riche, c’était la vraie renaissance. Paris, surtout, était le centre du monde. Tous les
musiciens venaient ici : Bartók, Hindemith... sans parler de Stravinsky et Prokofiev. Tous
étaient amis, sans aucune hiérarchie de génération, de célébrité..., il n’y avait pas de mafia,
comme maintenant : je montrais mes œuvres à Ravel, qui lui-même me montrait les siennes ; de
même avec Roussel. Nous allions déjeuner les uns chez les autres, sans aucune hiérarchie. J’ai
fait ma première tournée aux États-Unis — 1927-28 — en même temps que Ravel et Bartók. Il
y avait aussi des salons, où l’on rencontrait tout le monde : le salon de Madame Clemenceau, où
nous avons connu Einstein par exemple, Hofmannstahl, Stefan Zweig
— qui m’a donné une lettre pour Richard Strauss, tout se faisait comme cela ; le salon des
Godebski, les meilleurs amis de Ravel — Ma mère l’Oye est d’ailleurs dédié aux enfants des
Godebski — chez qui l’on rencontrait Gide, Ricardo Viñes. Le lundi soir, tout le monde se
rencontrait chez Roland Manuel ; Roussel, Ravel, Honegger, Ibert... Maintenant, tout cela
n’existe plus, c’est fini.

Pourquoi à votre avis ?

Les gens ont changé, la guerre les a changés. Après la Première Guerre mondiale, c’était la
victoire, après la Deuxième, par contre, ce n’était pas la grande gaîté. Il n’y plus ces grands
courants. Et c’est un peu partout la même chose. Je crois que c’est une marque d’un changement
de société.

À l’époque, on jouait les compositeurs contemporains ?

Oh oui ! Il y avait énormément d’orchestres : les trois orchestres dominicaux — Colonne,


Lamoureux, Pasdeloup — ensuite, l’Orchestre Symphonique de Paris de Monteux et Ansermet,
l’orchestre des concerts Poulet, les concerts Straram, Koussevitzky — Koussevitzky donnait
huit concerts à Paris par an. Il a beaucoup joué de ma musique, du Milhaud, du Honegger... Il a
fait beaucoup de créations. J’ai fait ma réputation avant la guerre. Mais je trouve que c’est plus
difficile aujourd’hui, parce qu’il y a une sorte de conditionnement du public : j’ai assisté un jour
à un concert d’un compositeur ultra-moderne ; tout le monde était assis en se bouchant les
oreilles, personne n’a rien entendu... à la fin, le public a fait une ovation parce qu’on lui avait dit
que c’était génial. Et il y a beaucoup de choses comme ça. Pour le Festival de Venise, j’ai même
écrit sur ce sujet un ballet, qui s’appelle Les Habits neufs du roi8 d’après un conte d’Andersen :
dans l’histoire, le roi est tout nu et tout le monde trouve qu’il est admirablement bien habillé...

Vous êtes donc d’accord avec Henri Sauguet lorsqu’il dit que « l’espace contemporain a été
confisqué » ?

Tout à fait. Il y a un clan. Je ne peux pas me plaindre parce que je suis beaucoup joué à
l’étranger — je suis toujours parmi les dix compositeurs vivants les plus joués, d’après les
sondages. En France, il y a à peu près dix ans, on a enlevé des programmes beaucoup de
compositeurs de ma génération : on ne jouait plus Honegger, ni Poulenc, ni Sauguet... Migot est
aujourd’hui un grand oublié ; Ibert également — et c’est un scandale, Ibert est un grand

8
Les Habits neufs du roi, Divertissement symphonique ou ballet pantomime d’après Andersen.
Commande du Festival International de Musique Contemporaine de Venise - écrit en 1958-59. Dédié à
Charles Bruck. Création, le 16 septembre 1959, Venise, Théâtre La Fenice, Orchestre du Teatro La
Fenice, direction Ettore Gracis, mise en scène Franco Enriquez.
compositeur ! De même Koechlin, un grand musicien, lui aussi complètement oublié. C’est un
très grand maître, qui a également écrit un traité d’harmonie, un traité d’orchestration....

Mais pour Koechlin, un renouveau semble se dessiner — on vient, par exemple, de donner à Paris son
Livre de la jungle, qui va également faire l’objet d’un disque...

Maintenant, ça commence à changer — parce que la direction a changé. On rejoue aussi


mes concertos à la radio et en province... Paris n’est pas toute la France.

Paris n’est pas toute la France, mais beaucoup de choses s’y décident ?

J’ai reçu le 13 mars, trois jours avant les élections, une lettre de Monsieur Lang,
m’annonçant que j’étais nommé Commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres. C’est une
grande distinction ; Commandeur tout de suite, d’habitude, on commence par Chevalier !
Autrefois, j’avais toujours des commandes du Ministère de la Culture, maintenant... j’en ai de
l’étranger.

Votre musique est-elle influencée par votre origine polonaise ?

Oui, beaucoup. Le folklore polonais est très riche. Il contient l’intervalle du triton (do-fa
dièse), ce qui donne déjà des possibilités harmoniques et mélodiques très particulières ; on le
remarque beaucoup dans mes œuvres, même celles qui ne sont pas des mazurkas, par exemple.
Mon langage harmonique doit certainement beaucoup au folklore ; un critique français a
d’ailleurs appelé cela les « accords Tansman »9.

Quelle est la ligne directrice de votre œuvre ?

J’ai toujours été contre les systèmes. J’ai employé l’atonalité, quand j’en avais besoin, mais
je n’ai jamais été antitonal ; de même pour la polytonalité. Chaque œuvre exige ses propres
moyens d’expression. Je suis contre ceux qui disent qu’il faut tout recommencer à zéro. La
musique est comme un arbre : les branches pourries tombent d’elles-mêmes. Il ne faut pas
toucher aux racines, mais continuer à apporter un renouveau. Dans toute l’histoire de la
musique, les grands musiciens, y compris Bartók et Stravinsky, se sont toujours appuyés sur la
tradition ; ils ont ajouté quelque chose de personnel, mais ils n’ont rien renversé. Tandis que
maintenant, tout le monde crie qu’il faut recommencer à zéro... alors on reste à zéro !

Donc, pour chaque œuvre vous avez utilisé ce dont elle avait besoin, y compris tout ce qu’il y a de plus
classique, comme la fugue et le contrepoint ?

Oui, vous savez, on peut faire une fugue très moderne. J’ai très souvent, dans mes œuvres,
écrit des fugues. Si vous avez un thème un peu compliqué, la rigueur n’y enlève rien. Il y a une
grande fugue dans mon oratorio Isaïe le Prophète10, une double fugue dans ma Stèle in
Memoriam Igor Stravinsky11.

9
Les « accords gratte-ciel ».
10
Isaie le Prophète, oratorio symphonique pour chœur et orchestre, écrit en 1950, d’après des textes de la
Bible. Dédié A Colette (épouse du compositeur). Création le 5 mai 1952 à Paris, Chœur et Orchestre
National de la Radiodiffusion française, direction l’auteur.
11
Stèle in Memoriam Igor Stravinsky, Commande du Ministre des Affaires Culturelles, écrit en 1972.
Création le 24 janvier 1973 à Paris, Théâtre des Champs-Élysées, Orchestre National de l’ORTF, sous la
direction de Maurice Suzan.
Y a-t-il des formes que vous aimez particulièrement ?

Oui, j’ai une forme assez particulière : quelque chose qui réunit tous les mouvements d’une
œuvre, dans une sonate ou une symphonie. Par exemple, j’ai une certaine qualité harmonique
qui est commune à tous les mouvements. Je ne fais pas les développements classiques. Ce qui
fait l’unité d’une œuvre en plusieurs mouvements, ce peut être un petit motif, ou une certaine
séquence harmonique, qui apparaît dans tous les mouvements. Ma Cinquième Symphonie12, par
exemple, commence comme elle finit, avec un Lento. La plupart de mes œuvres, d’ailleurs,
finissent par un andante et piano.

Y a t’il des compositeurs qui vous ont influencé ?

Tous. Vous savez, Ravel disait qu’un compositeur qui ne subit pas d’influence devrait
changer de profession... J’ai été influencé par toute la musique écrite avant moi, et je sais que
j’ai également influencé d’autres compositeurs. Je crois que c’est surtout le folklore polonais
qui m’a le plus marqué ; Ravel peut-être — bien que lui-même prétendait le contraire — j’ai
certainement été influencé par Bach, comme tout le monde.

Comment avez-vous vécu le grand bouleversement dodécaphoniste ?

Comme je vous l’ai dit, je suis contre les systèmes. J’étais en très bons termes d’amitié avec
Schœnberg, mais j’étais contre tout système sine qua non. Il ne faut pas être esclave d’un
système, mais le dominer. On peut être atonal, mais il ne faut pas être antitonal. Je me souviens
d’un Festival de Venise. Je me trouvais à côté de Kodaly. On jouait une œuvre aléatoire. C’était
horrible, et tout à coup, par hasard, il y eut un accord de do majeur ; Kodaly s’est alors
exclamé : « Oh, quelle dissonance ! » Kodaly était toujours très spirituel...

Vous avez écrit beaucoup de pièces pour les enfants ; avez-vous enseigné ?

Un peu, mais pas pour les jeunes enfants ; j’ai enseigné pendant trois ans dans la classe de
composition de Saint Jacques de Compostelle13.

Mais qu’est-ce qui vous a poussé à écrire pour les enfants ?

Ce sont mes éditeurs qui m’ont demandé d’écrire ces pièces. Cela fait maintenant cinquante
ans que je les ai composées ; je les ai écrites pour le plaisir, et elles marchent toujours très
bien... la plus grande difficulté était de trouver le titre.

12
5e Symphonie, en ré , écrite en 1942. Dédiée à Paul Klecki. Création le 31 janvier 1943 à Washington,
National Symphony Orchestra Washington, sous la direction de l’auteur.
13
En réalité, le compositeur n’a enseigné que deux années à Santiago de Compostelle : 1959 et 1960.
Avez-vous des contacts avec la jeune génération de compositeurs ?

Oui, beaucoup de jeunes compositeurs viennent me montrer leurs œuvres.

Que pensez-vous de l’évolution de l’écriture actuelle ?

J’en ai une triste vue. Je pense que, par exemple, la musique aléatoire ou répétitive, ce n’est
pas sérieux. Vous répétez pendant dix minutes la même mesure : c’est du vol, parce que vous
touchez des droits d’auteur sur la durée sans beaucoup vous fatiguer... Quant à la musique
aléatoire, je n’ai pas tellement confiance dans le génie de compositeur des musiciens
d’orchestre. Je n’en vois pas la nécessité. Le hasard n’est pas toujours bon conseiller. Il y a eu
trop d’ismes après la guerre, et surtout en Pologne.

Vous avez écrit, en 1938, un article sur l’état de la musique en Pologne, une sorte de cri d’alarme, dans
lequel vous disiez, en résumé, que seule devrait compter la valeur intrinsèque des œuvres, et non pas les
« lettres de recommandation », « certificats de baptême », etc., de leurs auteurs, sous peine de tuer la vie
spirituelle et artistique. Pensez-vous que cet état de fait ait changé en Pologne ?

La situation est absolument identique...

N’est-ce pas aussi le lot de beaucoup d’autres pays ?

Oui ! C’est une maladie qui se transmet très facilement, surtout lorsqu’il s’agit de choses
faciles. Dans certaines émissions de la radio, on entend parfois des choses impossibles ; c’est
n’importe quoi ! écrit parfois par des gens qui ne connaissent même pas la musique. Je ne sais
pas où l’on déniche cette musique-là : c’est amateur, ennuyeux, c’est laid. Je ne dis pas que la
musique doive être jolie, mais elle ne doit pas être toujours laide. Il y a une sorte de manque
d’imagination, les gens s’imitent. C’est comme le Rock : on peut apprendre tant de bonnes
choses en Amérique, et on choisit toujours ce qu’il y a de moins bon.

Pensez-vous que le temps rétablisse les choses ?

Oui. Je ne prétends pas être la vérité pure, je ne donne que mon opinion ; je me trompe peut-
être, mais pour moi, ce mouvement aléatoire, les synthétiseurs..., ce n’est pas sérieux, c’est du
bluff. John Cage dit que n’importe quel bruit est de la musique. Non ! La musique est une
interruption du silence qui exige certains postulats ; il faut qu’il y ait un mouvement linéaire,
une harmonie, un rythme, une forme et la couleur. Mais la seule couleur n’est pas la musique.

Comment composez-vous ?

Je compose n’importe où, même en marchant ou dans mon lit, mais pas au piano. Je vérifie
parfois au piano ; si l’on compose au piano, on écrit trop pianistiquement ; pour l’orchestre, ce
n’est pas valable.

Vous avez écrit pour tous les instruments ?

À peu près. J’ai des concertos pour violon, alto, flûte, hautbois, clarinette, piano... J’ai écrit
beaucoup aussi de musique de chambre : huit quatuors, des « divertimenti », des trios, etc...
Que composez-vous en ce moment ?

Un quatuor14, mais je travaille lentement parce que j’ai eu un accident il y a deux ans.

Normalement, vous travaillez très vite ?

Avant de mettre sur le papier, j’ai déjà les grandes lignes ; je note de petits détails. Je
n’attends pas l’inspiration : quand je me mets à composer, je sais déjà ce que je veux faire,
même pour une commande.

Y a-t-il des disques de vos œuvres ?

Oui, mais pas en France. Il y a en a eu un, que l’on a fait en 1922, dans lequel je jouais neuf
Mazurkas15 ! J’en ai fait aussi au Japon. Mais autrement, on en trouve aux États-Unis, en
Hollande... Il y a des disques de Ségovia, parce que j’ai écrit beaucoup pour lui.

Pensez-vous qu’il y ait une interpénétration entre les arts ?

Certainement. Lorsque je vais à l’étranger, je commence par aller visiter les musées. Je me
suis toujours intéressé à la peinture, à la littérature, l’architecture. Mais il ne faut pas confondre,
c’est-à-dire : il ne faut pas qu’un peintre fasse de la musique ou qu’un musicien peigne. La
peinture m’influence certainement. Si je vais en Hollande voir des Vermeer, j’en suis sans doute
enrichi et je ressens une influence certaine sur ma création. J’ai aussi écrit de la musique de
film. Mais je n’ai jamais voulu faire de la musique descriptive. Il y a des « règles » : par
exemple, s’il y a une scène d’amour, on l’accompagne par des violons... .J’ai un peu cassé les
habitudes.

Que représente Chopin pour vous ?

C’est un très grand révolutionnaire, non seulement au niveau de l’écriture pour le piano,
mais également au niveau de l’harmonie. Il avait toutes les qualités d’un musicien créateur : un
don mélodique qui n’était jamais banal, une invention harmonique tout à fait nouvelle, une
écriture pianistique qui n’existait pas avant lui... Même dans ses Études : qui aurait pensé avant
lui à écrire une étude sur les touches noires ? Et ensuite, il avait une sensibilité formidable. Il est
aussi un symbole pour la Pologne : il est le plus grand artiste que la Pologne ait donné au
monde.

Que pensez-vous du rôle de la musique dans la société ?

Cela dépend où et quand. Entre les deux Guerres, le rôle de la musique était très
important. Depuis, il s’est particularisé : on s’intéresse à un genre de musique qui n’est pas
nécessairement de la musique... Ce qui est bon restera, ce qui ne l’est pas tombera de lui-même.
La musique devrait avoir un rôle sur la sensibilité des gens ; on aurait dû avoir besoin de la
musique. Les peuples slaves ont « ça », les allemands aussi. En France, vous n’avez pas de
compositeurs comme Beethoven ou Bach, vous avez Rameau... Ce n’est pas la même chose :
toutes ces notes avec des ornements, chaque note a un retard, il n’y a jamais une vraie ligne. Le
grand handicap de la France, c’est la langue : c’est le seul exemple d’une langue que l’on ne

14
Quatuor dont on n’a retrouvé qu’un seul mouvement : Allegro con moto, inédit.
15
Mazurkas, 4 recueils écrits entre 1918 et 1941 (les 2 derniers recueils ont été écrits à Nice où le
compositeur et sa famille étaient réfugiés depuis juin 1940, avant le départ pour les États-Unis). Le disque
cité ne concerne que des mazurkas du 1er recueil.
chante pas de la même façon qu’on la parle. Si vous prenez le russe ou l’italien, les accents
varient ; tandis qu’en français, c’est toujours la dernière syllabe qui doit être accentuée. Le
français n’est pas une langue vocale. On change aussi les noms propres : quand je suis arrivé ici,
je ne savais pas qui était Léonard de Vinci... je n’avais entendu parler que de Leonardo da
Vinci, ou Michel Ange au lieu de Michelangelo... on dit aussi « Litsz » ! (ndrl : oui, mais ce
sont ou les ignares ou les distraits). Regardez le XIXe siècle, en Allemagne, vous avez après
Mozart, Beethoven, Schumann, Brahms... ; en France, il n’y a que Berlioz et Bizet qui sortent !
Au XXe siècle, la France a quand même donné de grands musiciens, comme Debussy, Ravel,
Roussel, Milhaud, Ibert, etc., mais il n’y a pas beaucoup d’opéras. La France est surtout un pays
pour les peintres : la musique a longtemps été considérée comme un divertissement. On parlait
pendant qu’on jouait des symphonies. Quand je suis arrivé en France, on applaudissait encore
entre les mouvements...

À quelle partie de votre œuvre êtes-vous le plus attaché ?

À la musique de chambre, parce que c’est ce qu’il y a de plus pur dans la musique. On ne
peut pas tricher dans un quatuor.

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