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Préface

Origines et trajectoire d’un accomplissement artistique

En tant qu’acteur et témoin de l’histoire musicale du XX e siècle,


Alexandre Tansman (1897-1986) couvre par la durée de sa vie la plus
grande partie de cette époque si riche en évolutions esthétiques et en
transformations techniques.
L’œuvre de Tansman est vaste et reste encore trop mal connue.
Aucune étude complète n’en a encore été entreprise à ce jour. Il
semble donc primordial de replacer le compositeur dans l’histoire de
la musique de ce siècle. Et puisqu’en définitive, ce qui compte le plus
pour le public d’aujourd’hui reste l’œuvre du créateur, il paraît urgent
de tracer la courbe de cette évolution afin de mieux cerner son apport
spécifique et comprendre qui était Tansman en tant que compositeur.

Tansman dans son époque, un moderne classique aux


résonances multiculturelles
Les jugements esthétiques portés sur les compositeurs du XX e
siècle n’ont le plus souvent pris en compte que le degré de nouveauté
du langage harmonique et rythmique, de l’écriture contrapuntique, de
la forme, de la sonorité ou encore des sources de l’inspiration. Dans
une époque où, à l’instar des avancées de la science, des techniques et
du marché, la recherche de la nouveauté à tout prix est de rigueur dans
la création artistique, Tansman, par son œuvre, va tendre à prouver
que la validité esthétique de l’art ne repose pas exclusivement sur ce
critère.
Si l’on excepte Milhaud, avec ses recherches polytonales ou
polyrythmiques et sa perméabilité aux évolutions plus récentes, la
génération des compositeurs nés dans les années 1890, représentée par
Prokofiev, Hindemith, Martinu, Honegger, Frank Martin, Mihalovici,
Harsányi, Tchérepnine ou Poulenc, se présente comme une génération
intermédiaire, héritière des audacieuses avancées de leurs
prédécesseurs immédiats tels que Debussy, Scriabine, Schoenberg,
Stravinsky, Berg, et Webern. L’objectif de ces compositeurs fut moins
de découvrir de nouvelles contrées fertiles que de consolider les
acquisitions de leurs aînés par la constitution d’un répertoire d’œuvres
fortement marquées de leurs personnalités et représentatives d’un
modernisme musical accessible à un large public. C’est à cette
génération qu’appartient Tansman, c’est dans cette perspective qu’il
élabore pendant plus de soixante ans son œuvre abondante et variée,
expression d’une individualité affirmée, sans jamais céder aux
différents courants qui se sont succédés au cours de cette longue
période. Dans les années 20 et 30, il apparaît en phase avec les
créateurs de son temps, participant à cette consolidation des acquis
des deux premières décennies du siècle, sans toutefois aucunement
s’identifier aux nombreux “ retours à ”1 qui fleurissent alors. En
revanche, les profonds bouleversements de la musique après la
Seconde Guerre mondiale n’atteignent que très partiellement son
langage et ne sont d’aucune importance pour sa conception de la
création musicale, dans laquelle il persévère jusqu’à la fin de sa vie,
avec une totale indépendance. Après son retour d’exil, il n’était pas
question pour Tansman d’adopter avec opportunisme certaines
évolutions auxquelles il n’avait pas participé ou d’effectuer quelques
expériences ponctuelles sans aucune logique avec ses convictions
artistiques profondes et étrangères à la génération de compositeurs à
laquelle il appartenait.
Tansman vécut ses premières années dans son pays natal, la
Pologne. “ Volens nolens, ma musique est-elle connue en Pologne ou
non, j’appartiens à la culture polonaise ”, déclarait-il à Janusz
Cegiella2. Dans l’évolution de la musique polonaise, Tansman
constitue le chaînon indispensable assurant le lien entre les Mazurkas
1
“ Nombreux sont ceux qui cherchent la simplicité aujourd’hui dans
les “retours” à Bach, Scarlatti, Mozart, etc... C’est qu’ils ne l’ont pas en eux.
Suivre l’exemple des maîtres ne consiste pas à prendre leurs thèmes et leur
style, en les camouflant de quelques altérations pour “faire moderne”. Ce n’est
pas “leur simplicité” qu’il faut imiter, mais le fait qu’ils étaient simples.
Cherchons notre simplicité, à leur exemple, et non la leur ”. Lettre à Édouard
Ganche du 24 décembre 1928.
2
Cegiella, Janusz, Szkice do autoportrein polskiej muzyki wspó’czesnej
(Esquisses d’un autoportrait de la musique polonaise contemporaine),
Kraków, 1976, cité par Tadeusz Kaczynski in Hommage au compositeur
Alexandre Tansman 1897-1986, textes réunis par Pierre Guillot, Paris, Presses
de l’Université de Paris-Sorbonne, 2000, p. 30.
2
de Szymanowski et le Concerto pour orchestre de Lutoslawski. Son
attachement au folklore polonais et à la terre qui l’avait vu naître, son
admiration pour Chopin et son emploi des formes et genres
développés par lui, ainsi que ses nombreux emprunts aux inflexions
modales spécifiques à la musique populaire polonaise, en font
incontestablement un musicien polonais.
Par ailleurs sa place dans la musique française est indiscutable.
Depuis ses Sept Préludes pour piano de 1921 jusqu’à son ultime
partition pour orchestre, Les Dix Commandements, Tansman est un
incontestable acteur de la vie musicale française, excepté la période
obligée d’exil aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale.
Son attachement à la France et à sa culture littéraire, picturale et
musicale est bien connu. “ Toute ma vie est intimement liée à la
France ” écrivait-il dans une lettre à Madame Albert Roussel datée du
15 juillet 1941. Paris représente depuis sa jeunesse la modernité dans
laquelle il se trouve immergé dès son arrivée en 1919. Son inscription
dans le milieu musical français est immédiat. Ravel, Roussel, Schmitt,
Milhaud, Honegger et Roland-Manuel deviendront bien vite les
compagnons de son épanouissement artistique et humain. La Revue
Musicale lui ouvre ses colonnes pour diverses contributions sur la
musique polonaise, notamment sur le plus important compositeur de
l’époque, Karol Szymanowski. Ses propres œuvres y sont
abondamment commentées et analysées entre 1922 et 1938. Bien plus
encore, Tansman conforme sa musique à la pudeur, l’élégance, le
charme, la simplicité apparente qui caractérisent la musique française.
Néanmoins, par-delà les colorations polonaises et françaises de sa
musique, il conserve en lui la vitalité rythmique et le sens de l’écriture
contrapuntique qui caractérisent plus généralement bon nombre de
musiciens d’Europe centrale.
Aux côtés de Ravel, Stravinsky constituera très tôt sur le plan
esthétique un de ses modèles préférés. Tansman entretiendra une
relation tout à fait privilégiée avec Stravinsky, l’homme et sa
musique. À ses dires, la première rencontre avec Stravinsky devait
remonter au début des années vingt, à Paris, aux temps de la reprise
du Sacre par les Ballets russes3. Les rencontres se multiplièrent en
France ou à l’étranger dans la décennie qui suivit. Mais les années
d’exil à Los Angeles, à partir de 1941, furent sûrement le moment

3
In interview publiée dans Scherzo n° 4, juin 1971.
3
exceptionnel d’une relation presque quotidienne entre les deux
hommes. Il en résulta un important ouvrage 4 dont le présent recueil
propose deux chapitres essentiels, Stravinsky et le phénomène musical
et Discipline et attitude, dans lesquels Tansman analyse la méthode
stravinskienne et nous révèle dans le même temps les principes qui
guident sa propre pratique créatrice. “ La leçon de Stravinsky, écrit-il,
s’avère bien moins dangereuse que celle d’un Wagner, d’un Debussy
ou d’un Ravel. On peut parfaitement étudier Stravinsky sans être
stravinskien, car cette discipline ne se résout pas exclusivement, ni
même principalement, sur le plan de l’école ou de l’écriture, mais
avant tout dans le choix d’une ligne de conduite, dans le monde de la
composition musicale ”5. Dans une interview radiophonique tardive,
Tansman reconnaissait les influences précoces de Ravel et de
Stravinsky tout en atténuant cette dernière : “ [...] Stravinsky
prétendait qu’il aimait ma musique justement parce que je ne faisais
pas du Stravinsky. Mais très certainement, quand il s’agit du rythme,
parce que c’est toujours la question du rythme qu’on souligne comme
influence de Stravinsky, mon côté rythmique vient plutôt de la
chanson populaire polonaise que de Stravinsky ”6.
Le nom de Tansman est indissociable de “ L’École de Paris ”,
qui rassemblait cinq compositeurs d’Europe centrale et orientale,
arrivés dans la capitale française au début des années 20. Il y avait là,
aux côtés de Tansman, le tchèque Bohuslav Martinu, le roumain
Marcel Mihalovici, le hongrois Tibor Harsányi, le russe Alexandre
Tchérepnine. Les noms de l’autrichien, Alexander von Spitzmüller, du
suisse Conrad Beck, de l’italien Vittorio Rieti, du roumain Filip Lazar
et de l’espagnol Federico Mompou ont parfois été associés à
“ L’École de Paris ” dont la dénomination apparut pour la première
fois sous la plume de José Bruyr, au début des années trente 7.
4
Tansman, Alexandre Igor Stravinsky, Amiot-Dumont, Paris, 1948.
5
In Tansman, Alexandre Igor Stravinsky, ibid. p. 75-76.
6
In Alexandre Tansman : Œuvre et témoignage, émission II, “ Tansman
devient Tansman ”, de Marie-Hélène Pinel in série Les chemins de la
connaissance, diffusée sur France Culture (Radio France) en mars 1980.
7
D’après Nicole Labelle, il semble qu’il y ait eu une autre tentative pour créer à
cette époque une “ École de Paris ”, d’une constitution différente de celle que
nous connaissons aujourd’hui. En effet, les compositeurs Alexandre Tansman,
Arthur Honegger, Edgar Varèse, Arthur Hoérée et le chef d’orchestre
Vladimir Golschmann se seraient regroupés pour former un nouveau groupe
qui se serait appelé “ L’École de Paris ”. Arthur Hoérée aurait demandé à
4
Tansman quant à lui, estimait que seuls, les cinq compositeurs
d’Europe centrale et orientale constituaient le véritable cercle de
“ L’École de Paris ”. Comme “ Le Groupe des Six ”, il s’agissait avant
tout d’un groupe d’amis qui se réunissaient presque quotidiennement
au café du Dôme à Montparnasse. Chacun écrivait sa propre musique.
Tous admiraient Albert Roussel et apportaient au courant musical
français une attention particulière à la forme, une vigueur rythmique
fondée sur le raffinement de l’accentuation et de la métrique, une
conception mélodique aux inflexions modales issues des diverses
traditions musicales représentées dans le groupe et une pensée plus
linéaire.
La découverte des rythmes et des couleurs instrumentales
acérées et parfois grinçantes du jazz fut un choc pour de nombreux
musiciens de l’après Première Guerre mondiale. Stravinsky, Milhaud
et Hindemith furent les premiers à témoigner de cette influence. Les
compositeurs de “ L’École de Paris ” furent tous plus ou moins
marqués par le jazz à une période donnée de leur production.
Tansman fut sûrement celui chez qui le jazz conservera une influence
durable, non pas tant sur le plan rythmique que sur celui de la couleur
instrumentale, comme par exemple, dans les scherzos des Cinquième
et Septième Symphonies, de sa période américaine.
Enfin, l’inspiration hébraïque n’apparaîtra que plus
tardivement, dans les années trente. En effet, les difficiles conditions
d’existence imposées à la communauté du peuple juif en Europe
éveilleront chez lui un sentiment humaniste de solidarité qui nous
vaudra, après la Seconde Guerre mondiale, certaines de ses œuvres les
plus accomplies, comme l’oratorio Isaïe le Prophète, la fresque
lyrique Sabbataï Zévi ou les Psaumes pour ténor, chœur et orchestre.
On ne saurait évoquer la place de Tansman dans la vie musicale
de son temps sans parler de ses multiples interprètes qui comptèrent
au nombre des plus prestigieux de son époque. Sur une liste de chefs
d’orchestre établie par le compositeur à la fin de sa vie et ayant joué
sa musique, on relève les noms d’Arturo Toscanini, Willem
Mengelberg, Serge Koussevitzky, Leopold Stokowski, Pierre
Monteux, Vladimir Golschmann, Eugene Ormandy, Dimitri
Albert Roussel de se joindre à ce groupe. (Cf. Albert Roussel, Lettres et
Écrits, présentés par Nicole Labelle, Paris, Harmoniques, Flammarion, 1987,
p. 318 n°114 n° 1 & lettre d’Albert Roussel à Arthur Hoérée du 9 janvier
1930, p. 149).
5
Mitropoulos, Antal Dorati, Rafael Kubelík, Ferenc Fricsay, André
Cluytens, Paul van Kempen, Eduard Flipse, Franz André, Arthur
Rodzinski, Paul Kletzki, Jascha Horenstein, Sir Eugene Goossens, Sir
Malcolm Sargent, Jean Fournet, Charles Bruck, Manuel Rosenthal,
Serge Baudo, Bruno Maderna, Pierre-Michel Le Conte, Henryk Czyz,
Stanislaw Wislocki, Gary Bertini etc. Parmi les solistes, mentionnons
Pablo Casals, Arthur Rubinstein, Jascha Heifetz, Joseph Szigeti,
Nikita Magaloff, José Iturbi, Gregor Piatigorsky, Gaspar Cassadó,
Alicia de Larrocha, Mieczieslaw Horszowski, Andrès Segovia, etc.

Les années parisiennes (1919-1932)


La percée de Tansman dans le monde musical parisien est aussi
soudaine qu’exceptionnelle. Quelles facilités trouve-t-il à Paris ?
Avant tout, le jeune musicien polonais peut y faire entendre sa
musique et écrire des articles, en particulier dans La Revue Musicale.
La capitale française lui permet également d’être rapidement reconnu
par le milieu professionnel, autant par ses confrères compositeurs que
par des interprètes prestigieux tels que Vladimir Golschmann, Serge
Koussevitzky ou Pierre Monteux. Il y rencontre aussi des critiques ou
des musicologues et peut établir des contacts avec des éditeurs.
Demets, Sénart, Mathot, puis bientôt, Max Eschig, publient ses
premières œuvres.
Paris entendit Tansman pour la première fois le 17 février 1920,
à la Salle des Agriculteurs. Il joua une œuvre aujourd’hui en partie
perdue, L’Album polonais pour piano, une suite de six pièces pour
piano écrites en 1916, ainsi que sa récente et encore très post-
romantique Deuxième Sonate pour violon et piano (1919), avec la
violoniste Margot Berson. L’accueil fut favorable et l’intérêt
manifeste. Près d’un an plus tard, le monde musical parisien entendait
une première composition pour orchestre, Impressions (1920), jouée
aux Concerts Golschmann en février 1921, sous la direction du jeune
chef d’orchestre Vladimir Golschmann 8. Golschmann figurait aux
côtés de Ravel, Szymanowski ou du jeune Arthur Rubinstein parmi
les dédicataires des Sept Préludes pour piano, partition emblématique
des recherches harmoniques du compositeur à cette époque. Jusqu’à la

8
Mentionné in Schwerke, Irving, Alexandre Tansman, compositeur polonais,
Paris, Éditions Max Eschig, 1930, p. 5.
6
fin de sa vie, Golschmann restera un fidèle défenseur de la musique de
Tansman.
En cette année 1922, Tansman venait d’achever son Deuxième
Quatuor à cordes, une œuvre dans laquelle s’affichait un souci de
clarté et une concision peu habituelle jusqu’alors dans ce genre de
composition. À cette époque, Tansman ne connaissait pas les Cinq
Mouvements op. 5 de Webern, ni même le Quatrième Quatuor de
Milhaud, récemment créé au concert inaugural du “ Groupe du Six”.
Mais il cultivait d’une manière analogue, des formes musicales
concentrées, expérimentait ses recherches harmoniques ou
contrapuntiques dans des cycles ou des morceaux isolés ayant l’aspect
de miniatures, à l’instar de bon nombre de ses contemporains 9, qui
voyaient dans la brièveté le plus sûr moyen de contrôler le langage
musical en train de se libérer du carcan des règles académiques de la
tonalité et des formes traditionnelles. En 1922, l’Étude-Scherzo,
dédiée à Rubinstein, délicieusement polytonale, ainsi que les Trois
Études, tout comme l’année suivante, les Quatre Danses Miniatures
ou même la Première Sonatine pour piano, dans laquelle Ravel avait
relevé une grande abondance d’idées mélodiques, témoignaient de
cette tendance expérimentale et de ce goût pour la miniaturisation. La
Danse de la sorcière pour orchestre reste l’œuvre la plus célèbre de
cette période. À la fin de sa vie, le compositeur était toujours étonné
par le succès constant de cette pièce. L’influence de Stravinsky, sous
l’angle à la fois de la simplicité thématique naïve de Petrouchka, et
des ostinatos rythmiques du Sacre, y est perceptible. Tansman s’y
révèle déjà un maître de l’orchestre dans les combinaisons des timbres
et la gestion des tutti.
Lorsqu’il publie ses Vingt Pièces faciles sur des mélodies
populaires polonaises, composées entre 1917 et 1924 et dédiées à
Ignacy Paderewski, Tansman s’éloigne de ces expérimentations et
s’oriente alors vers un langage plus simple. Les œuvres qu’il va créer
laissent déjà percevoir les qualités qui seront celles de toute son
œuvre future. La nouveauté et l’originalité des productions
tansmaniennes d’alors révèlent une personnalité musicale fondée sur
la primauté de l’élément mélodique et de l’expression lyrique, sur une
prédilection pour la vivacité et la fermeté rythmique, sur une fidélité

9
Tels Alexandre Tchérepnine ou Arthur Lourié.
7
aux racines polonaises et parfois, sur un intérêt pour les danses
modernes.
Dans la Sonata quasi una fantasia pour violon et piano (1924),
les quatre mouvements ne sont pas enchaînés ; leur succession reste
plus traditionnelle que dans les sonates de l’opus 27 beethovénien. Si
l’idée de fantaisie peut être retenue, c’est moins pour l’invention
formelle que pour le caractère démonstratif de la partie de violon.
L’écriture instrumentale est pleine d’effets et met en œuvre toutes les
possibilités sonores de l’instrument : trémolos, doubles notes simples
ou en trémolos, trilles, batteries, triples ou quadruples cordes,
pizzicati, emploi de la sourdine, sons harmoniques. De plus, le rôle
conféré au piano est loin d’être secondaire.
La Sinfonietta n°1 pour orchestre de chambre (1924) est la
première œuvre pour orchestre de Tansman jouée aux États-Unis, dès
le 13 novembre 1925 à Boston, par le Boston Symphony Orchestra
sous la direction de Serge Koussevitzky, peu après sa création
française. L’œuvre s’impose par sa fraîcheur et sa concision. On y
relève plusieurs tendances caractéristiques du compositeur qui seront
développées dans les œuvres ultérieures : un intérêt précoce et peu à
la mode dans les années vingt pour le genre de la symphonie, quoique
ici encore dans des proportions réduites ; une expression claire et
fluide dans la tradition française ; une attention aux inflexions du jazz
comme dans le second sujet du premier mouvement ; un attachement
aux sources polonaises apparent dans le second mouvement, une
mazurka ; une fascination pour les musiques nocturnes aux sonorités
harmoniques statiques ou étranges, à la frontière de l’impressionnisme
(‘Notturno’) ; un emploi ludique des formes de la musique baroque,
comme dans la ‘Fuga e Toccata’ du dernier mouvement, dépourvu de
tout académisme.
Avec son ‘Fox-Trot’ central, la Sonatine pour flûte et piano
inaugure à l’orée de l’année 1925, une série d’œuvres ouvertes au jazz
et aux formes de danses de la musique populaire moderne. Les
meilleures pages du Concerto n°1 pour piano avec accompagnement
d’orchestre peuvent être trouvées dans les second et troisième
mouvements, respectivement un ‘Lento’ proche de la mazurka et l’
‘Intermezzo’, un petit scherzo où le piano joue sans arrêt une musique
pleine d’esprit et dans lequel on voit poindre une ironie quelque peu
malicieuse mais aussi distanciée, trait expressif souvent présent dans

8
l’œuvre du compositeur. Rien dans ce concerto nous rappelle
l’opposition traditionnelle soliste-orchestre, tant le piano occupe
constamment le devant de la scène. Tansman voulait probablement
écrire une œuvre qui lui permette de mettre en valeur ses qualités de
pianiste. Cette partition fut jouée à l’Opéra de Paris le 12 juin 1926
avec le compositeur au piano sous la direction de Serge Koussevitzky.
La Sonata Rustica (Sonate n°1) pour piano, dédiée à Maurice
Ravel, est sûrement l’œuvre la plus française jamais écrite par
Tansman. Le caractère champêtre de ses mouvements extrêmes
évoque les musiciens du ‘Groupe des Six’, en particulier Milhaud,
tandis que la gravité du mouvement lent central, ‘Cantilena’, nous
montre combien Tansman sait exprimer avec authenticité à la fois la
mélancolie et la douleur.
Le Troisième Quatuor à cordes, autre fleuron de cette féconde
année 1925, fut accueilli avec enthousiasme en 1927 par le critique de
la Revue Musicale Raymond Petit : “ c’est une œuvre d’une extrême
maturité ; l’une des plus parfaitement agencées du jeune compositeur
polonais [...]. L’écriture est merveilleuse de précision, de mesure,
d’élégante concision ”. On peut admirer dans ce quatuor la variété de
la palette expressive du compositeur, qualité si spécifique à la création
tansmanienne, par-delà l’excellence du travail intellectuel et la
satisfaction de l’oreille. Moins expérimental que le Second Quatuor,
l’œuvre fait aussi appel en son scherzo (‘Tempo de mazurka’), aux
ressources du folklore polonais.
L’année 1926 sera dominée par la musique symphonique.
L’Ouverture Symphonique et surtout la Seconde Symphonie en la
mineur constituent un pas décisif vers le grand orchestre. Composée
entre juin et novembre, la symphonie sera créée sous la direction de
son dédicataire, Serge Koussevitzky, à Paris le 28 mai 1927, puis aux
USA, avec le Boston Symphony. Avec ses six cors, ses trompettes et
trombones par quatre, sa riche percussion et ses deux harpes, il s’agit
de la plus importante formation orchestrale utilisée par Tansman,
assez proche de celle employée dans son drame lyrique, La Nuit
kurde, composé à la même époque. Cette symphonie de forme
classique en quatre mouvements occupe dans l’histoire de la
symphonie polonaise une position médiane entre les Troisième
Symphonie et Quatrième Symphonie de Szymanowski, respectivement
une symphonie vocale et une symphonie concertante. Le scherzo fait

9
appel à des éléments du folklore sous la forme d’une polka et dans le
trio, d’une mazurka. L’originalité de cette symphonie réside dans son
langage harmonique élargi à la polytonalité, bien que ses centres
tonaux restent clairement définis. Comme la Seconde Symphonie
d’Arnold Bax exactement contemporaine, l’ouvrage annonce le
renouveau de la symphonie qui se produira au début des années trente
à l’instigation de Koussevitzky, avec la série de symphonies
commandées à Stravinsky, Prokofiev, Hindemith, Roussel, Honegger,
à l’occasion du cinquantième anniversaire de la fondation du Boston
Symphony.
Dans son Second Concerto pour piano et orchestre (1927),
Tansman reprend l’idée d’une forme en quatre mouvements déjà
utilisée pour le Premier, mais avec plus de dynamisme. Ici, les deux
derniers mouvements ‘Lento e Finale’ sont enchaînés. Au centre, se
situe un scherzo à la manière d’un perpetuum mobile avec, en guise de
trio, une mazurka lente. Dédiée à Charlie Chaplin, cette œuvre
brillante peut être comptée parmi les meilleurs concertos pour piano
composés à l’époque. Tansman en assura la création mondiale aux
USA, avec le Boston Symphony Orchestra dirigé par Serge
Koussevitzky, lors de sa première tournée américaine.
Entre 1928 et 1932, l’œuvre de Tansman prend des directions
très variées, au gré des possibilités de diffusions et des commandes,
souvent à la demande d’interprètes prestigieux. Le premier recueil de
Mazurkas, composé entre 1918 et 1928 et dédié à Albert Roussel,
inaugure la plus importante série de mazurkas pour piano écrite par un
compositeur polonais, depuis Chopin et Szymanowski. La Suite pour
deux pianos et orchestre (1928), est une œuvre pleine d’entrain qui
témoigne des diverses facettes de l’art du compositeur : tournures
mélodiques dans l’esprit français immergées dans le puissant et
énergique ‘Allegro’ initial ; couleurs de negro-spiritual introduisant
une berceuse au thème enfantin dans l’ ‘Intermezzo’ ; de nouveau,
comme dans les deux concertos pour piano, un ‘Perpetuum Mobile’
où perce dans un motif ostinato de hautbois la tendre ironie si
spécifique au scherzo tansmanien. Le dernier mouvement, à lui seul
aussi long que les trois premiers, est une des rares contributions de
Tansman à la forme de la variation. Celles-là sont au nombre de six et
de caractères diversifiés : une première brève, principalement confiée
à l’orchestre, une seconde plus développée, de tendance néo-baroque

10
tandis que les trois suivantes sont une ‘Sarabande’, une ‘Tarentelle’ à
la manière d’un scherzo, une danse polonaise lente proche de la
mazurka. La variation conclusive est une double fugue introduite aux
cordes, qui témoigne de la maîtrise contrapuntique du compositeur.
Parmi les autres compositions de cette période, il faut mentionner la
Toccata pour orchestre écrite en 1928-1929 et dédiée à Pierre
Monteux, qui est une intéressante synthèse entre une imagination
sonore constructiviste et certaines formules néo-baroques ; la
Deuxième Sonate pour piano composée en janvier-février 1929,
dédiée à Arthur Rubinstein, la plus développée des cinq, qui comporte
un final “ à la mazur ” ; enfin, la Suite-Divertissement, pour quatuor
avec piano, qui fait entendre successivement six mouvements de
caractère : une ‘Introduction et Marche’, une ‘Sarabande’ aux
tournures polonaises, un ‘Scherzino-polka’ au ton familier, une
‘Mélodie’ continue, typique du lyrisme tansmanien, un extraordinaire
‘Nocturne’ plein de fantaisie sonore, avec ses sons harmoniques,
pizzicati et trémolos et un ‘Finale’ en rondo ramenant un instant la
marche initiale.
L’année 1930 voit naître quelques-unes des partitions les plus
largement diffusées du compositeur : la Sonatine transatlantique pour
piano, totalement influencée par le jazz (‘Fox-trot’-‘Spiritual’ and
‘Blues-Charleston’) qui sera créée à Berlin par Walter Gieseking ; les
Cinq Pièces pour violon et piano, pièces de genre admirablement
ciselées qui seront jouées, excepté le ‘Mouvement perpétuel’ central,
au Carnegie Hall de New York par Josef Szigeti et Nikita Magaloff le
27 novembre 1931 ; le robuste Triptyque pour orchestre ou quatuor à
cordes, remarquable pour l’énergie de ses mouvements extrêmes et
qui s’achève sur une section lente dans l’esprit d’un choral ; l’ œuvre
forme un contraste absolu avec le lyrisme de la très fauréenne Sonate
pour violoncelle et piano, dans laquelle Tansman témoigne de son
sens inné de la mélodie.
La Symphonie concertante pour violon, alto, violoncelle, piano
et orchestre (1931) constitue par la formation instrumentale requise,
une contribution exceptionnelle dans le répertoire. L’œuvre pourrait
s’apparenter aux partitions de l’époque qui, dans l’esprit du concerto
grosso, mélangeaient une formation de chambre à l’orchestre
symphonique, comme chez Martinu, le Concerto pour quatuor à
cordes et orchestre (1931) ou les deux Concertinos pour trio avec

11
piano et orchestre à cordes (1933). Si Tansman ne tire pas
suffisamment parti du rôle de concertino qu’auraient pu jouer les
quatre instruments solistes, l’œuvre se distingue cependant par des
références explicites, d’une part, à la musique polonaise avec un
tempo de mazurka, au centre du premier mouvement et d’autre part,
au jazz, avec le ‘Tempo di blues’, comme section médiane du scherzo
(‘Tempo americano’). Avec le Concertino pour piano et orchestre
composé à Florence et Paris entre septembre et décembre 1931 et
dédié à José Iturbi, Tansman écrit une partition dynamique et
concentrée en trois mouvements. L’œuvre s’ouvre sur une ‘Toccata’
incisive introduite par un long solo de piano, et dont les thèmes de la
partie principale laissent percevoir respectivement des inflexions néo-
baroques et des harmonies suaves, influencées par le jazz. Suit un bref
‘Intermezzo Chopiniano’ (Andante cantabile) de cinquante-deux
mesures, de caractère lyrique, où s’inscrivent, sans créer de tension
expressive, de nombreux chromatismes. Le ‘Finale’, de forme
tripartite sur le mode d’un da capo, présente en son cœur un épisode
polonais moins agité, contrastant avec les parties externes du
mouvement.
Toscanini donna au cours de la saison 1932 du New York
Philharmonic, les Quatre Danses polonaises (1931). Cette même
année 1932 vit la composition d’un second recueil de Mazurkas, des
Deux Moments pour orchestre – une ‘Pastorale’ et un ‘Scherzo’ –
dédiés à Golschmann, composés entre avril et juin aux Iles Baléares,
et de la très dense Troisième Sonate pour piano, dédiée à Arthur
Rubinstein, datée de juin 1932 et écrite à Palma de Mallorca. En tant
que sonate, cette œuvre présente, avec ses trois mouvements très
contrastés, une structure générale inhabituelle. Les tendances
formelles d’inspiration néo-baroques sont contrebalancées par
l’emploi d’un langage harmonique présentant des agrégats les plus
divers, un déroulement mélodique fréquemment chromatique et une
écriture rythmique souvent syncopée. L’ ‘Introduzione e Fugato’ et
‘Notturno’ sont joués en continuité. La ‘Toccata’ finale constitue une
sorte de mouvement perpétuel en doubles-croches, à peine interrompu
en de rares moments.
En 1932, Tansman entreprit un tour du monde qui marqua la fin
de cette première période parisienne, pendant laquelle il s’était
affirmé et installé sur la scène de la vie musicale internationale. La

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relation de ce voyage, exceptionnel pour l’époque, fut consignée
musicalement dans un charmant recueil de quinze pièces pour piano
Le Tour du monde en miniature, évoquant chacune des principales
étapes du musicien.

Du tour du monde à l’exil (1933-1941)


Les années d’avant-guerre virent Tansman s’orienter vers le
ballet, la musique concertante, mais aussi vers la musique de chambre
et la musique pour les enfants10.
Les deux ballets composés en 1935, La Grande Ville pour deux
pianos et Bric-à-brac, pourraient être vus comme une résurgence,
dans le domaine du ballet, de l’esthétique du “ Zeitoper ” mis à la
mode à la fin des années 20 par Krenek, Weill et Hindemith, et dans
lequel le sujet d’actualité remplace le sujet mythologique ou
historique. Les références à la musique populaire de danse de
l’époque y sont constantes. La Grande Ville, une version dérivée de la
Sonatine transatlantique, est entièrement placée sous l’influence du
jazz. L’argument appartient au monde de l’expressionnisme
allemand :
Dans une foule pressée d’une ville continentale, on voit la Jeune Fille et
le Jeune Ouvrier, son amoureux, rentrant chez eux après la journée de
travail. Le Libertin, en quête de nouvelles conquêtes suit la Jeune Fille
jusque chez elle. Éblouie par la promesse de l’aventure, elle sort avec lui
dans les dancings où la désillusion l’attend.
Dans Bric-à-brac, on assiste à la transformation d’une scène de la vie
quotidienne misérable contemporaine, aux portes de Paris, en une
évocation mythologique enchantée qui vite s’évanouit, pour revenir à
la triste réalité du début. Cette intrusion du rêve et de la fantaisie dans
un sujet apparemment ancré dans la vie contemporaine dut convenir à
Tansman qui ne souhaitait jamais enfermer son idéal esthétique dans
l’actualité.
Pas moins de quatre partitions concertantes voient le jour en
1936-1937 : la Fantaisie pour violoncelle et orchestre, le Concerto

10
De cette période datent les premières contributions du compositeur au répertoire
pour la jeunesse : Pour les Enfants (1933) pour piano et Les Jeunes au piano pour
piano à quatre mains (1939-1940)
13
pour alto, la Fantaisie pour piano et orchestre et le Concerto pour
violon.
La Fantaisie pour violoncelle et orchestre fut composée à Paris
en 1936 et dédiée à Gregor Piatigorsky, qui créa la partition à New
York cette année là, dans sa version avec piano. La structure générale
de l’œuvre est bipartite avec une introduction ‘Moderato’ assez
développée suivie d’une section ‘Molto vivace’, l’ensemble
présentant un aspect nettement rapsodique, tant les matériaux
thématiques y sont librement combinés.
Si à première audition, le Concerto pour alto avec
accompagnement d’orchestre (1936-1937) semble présenter quelques
analogies avec le style baroque, c’est beaucoup plus en raison du
continuum sonore mené principalement par l’instrument soliste que
pour son langage mélodique et rythmique, aux inflexions résolument
modernes. Comme dans la plupart de ses concertos, Tansman délaisse
l’aspect conflictuel beethovénien soliste-orchestre au profit d’une
fluidité résultant de l’expression lyrique continue.
Bien que composée en novembre-décembre 1937, parallèlement
au Concerto pour violon, la Fantaisie pour piano et orchestre reste à
ce jour la seule des partitions publiées de Tansman, jamais créée.
Néanmoins, l’œuvre fut jouée en 1951 par Colette Cras et le
compositeur dans sa réduction pour deux pianos. Les conditions
difficiles de l’avant-guerre ne permirent pas de la créer dans sa
version avec orchestre. Il s’agit d’un double diptyque joué en
continuité – deux parties, enchaînant chacune d’elles deux
mouvements – ‘Introduction et Scherzo’ suivi d’ ‘Adagio et Finale’.
L’introduction commence au piano solo par une musique agitée dans
l’esprit d’une improvisation instrumentale, l’orchestre n’intervenant
que pour introduire une seconde idée plus lente et pour assurer la
transition de manière quasi-recitativo vers le ‘Scherzo’. Celui-ci
présente tous les traits caractéristiques du scherzo tansmanien :
vivacité, rythmes typiques, légèreté, fluidité. Le second diptyque
commence par un prélude, vingt et une mesures de caractère
improvisé, autant dans le solo du piano que dans l’intervention de
l’orchestre. L’ ‘Adagio cantabile’, une grande mélodie, dont l’écriture
avec son accompagnement en accords répétés se déploie constamment
sur trois portées, est organisé autour d’un climax. Le retour du prélude

14
conduit au ‘Finale’ athlétique et brillant, qui fait référence par
moments à des fragments du thème principal du ‘Scherzo’.
Dans cette même année 1937, le Concerto pour violon constitue
une grande réussite de Tansman. Comme dans les deux concertos
pour piano et le Concerto pour alto, le compositeur adopte un plan en
quatre mouvements. Une longue introduction à l’orchestre seul
‘Moderato’ précède l’ ‘Allegro deciso’ initial qui oppose deux idées,
l’une de caractère virtuose, l’autre Un poco meno mosso, plus lyrique.
Le scherzo ‘Presto’ est introduit par un mouvement ‘Lento’ qui joue
le rôle d’une transition dans l’esprit d’une cadence, parsemée de sons
harmoniques, trilles et glissandi. L’ ‘Adagio cantabile’ est baigné
d’un lyrisme aux accents berceurs. Le finale, ‘Allegro molto (alla
Zingaresca)’, de caractère tzigane, met en œuvre tous les artifices les
plus variés de la technique violonistique et comprend une cadence
suivie d’un long épisode contrapuntique à l’orchestre seul.
La musique symphonique est peu représentée durant cette
époque. À l’issue de son tour du monde, Tansman écrivit à Paris, en
octobre 1933, la Partita pour orchestre à cordes, pour l’Orchestre
Philharmonique de Rotterdam et son chef Eduard Flipse. À Paris
aussi, furent composées entre mars et juin 1934, les Deux Pièces pour
orchestre (‘Aria’ & ‘Alla Polacca’), dédiées à Arturo Toscanini, et
dirigées par Franz André, Eduard Flipse ou Vladimir Golschmann.
Enfin, l’émouvante Rapsodie hébraïque(1935), dédiée à la mémoire
de sa mère, récemment défunte, indique un retour à des racines
quelque peu oubliées jusqu’alors, celles du judaïsme, dont la
préoccupation deviendra croissante chez le compositeur dans les
années qui suivirent. Ni les Deux Intermezzi (1934), ni les Images de
la Bible (1935), ni la Première Suite pour orchestre de chambre
(1937), ni la Symphonie n°4 (1939) ne parvinrent à être publiés et
joués dans ces années-là. Bien que dans les archives de l’éditeur Max
Eschig, ces œuvres resteront inédites.
Au début des années quatre-vingt, l’auteur de ces lignes eut
l’occasion de retrouver le manuscrit en deux cahiers de la Quatrième
Symphonie ; et, après lecture de cette partition oubliée, le compositeur
s’exclama “ Mais c’est du vrai Tansman de la grande époque ! ”. La
publication n’en fut effectuée qu’en 1998 et l’œuvre fut créée au
disque par Israël Yinon et le Bamberger Symphoniker. Il fallut
attendre 2004 pour que la première exécution mondiale publique soit

15
donnée, à Berlin11. Restée dans l’ombre pendant plus d’un demi-
siècle, il s’agissait sans doute de la partition du compositeur la plus
importante de cette époque.
À la différence des deux précédentes symphonies, l’œuvre ne
comportait que trois mouvements et Tansman avait pris le soin de
préciser, sur son manuscrit, que le mouvement central devait être
repris d’un Adagio pour orchestre à cordes composé et publié dès
1936, page intense et lyrique. Précédé d’une longue introduction
‘Adagio’, tranquille et sombre, le premier ‘Allegro’, de conception
polyphonique présente deux thèmes principaux, le premier expressif,
au chromatisme tourmenté ; le second (un poco meno mosso) exposé
doucement à la trompette puis repris plus tard à la clarinette, comme
une résonance lointaine du jazz. Le finale, joyeux, est dominé par le
rythme et une dense écriture contrapuntique.
Des œuvres symphoniques composées entre 1935 et 1940,
seules parvinrent à la connaissance du public, grâce aux efforts de
l’ami toujours fidèle Vladimir Golschmann, les Variations sur un
thème de Frescobaldi, l’orchestration de la Toccata et Fugue en ré
mineur BWV 538 et les Deux Chorals (BWV 705 & 599) de Bach,
toutes œuvres ayant pour point de départ des partitions de la musique
ancienne.
Quant à l’opéra-bouffe La Toison d’Or composé en 1938 sur un
livret de Salvador de Madariaga, quoique créé en 1947 après la guerre
à la radio française dans une version réduite avec deux pianos, il
attend toujours sa première mondiale à la scène.
Tansman trouvait une diffusion plus régulière pour ses
partitions de musique de chambre. D’abord, un Septuor pour flûte,
hautbois, clarinette, basson, trompette, alto et violoncelle commencé à
Tokyo en 1933 à la fin de son tour du monde et terminé à Paris en
1934. L’œuvre fut dédiée à Bartók. Ses trois mouvements constituent
une œuvre exemplaire de “ L’École de Paris ”, alliant une vigueur
rythmique bien d’Europe centrale à une transparence des timbres très
française, avec parfois, des formulations frénétiques propres à la
musique de jazz (comme dans le dernier mouvement, à la clarinette).
Le Quatuor à cordes n°4 (1935), dédié au Quatuor Kolisch sera
sûrement son quatuor le plus souvent joué. Comme pour le Triptyque,
11
La première audition mondiale de la Symphonie n°4 eut lieu au Konzerthaus de
Berlin, le 22 octobre 2004, par le Rundfunk-Sinfonieorchester Berlin, dirigé par
Jacek Kaszpryk.
16
Tansman choisit, par souci d’efficacité, une structure concentrée en
trois mouvements (le seul des huit quatuors à adopter ce plan). Le
premier mouvement ‘Allegro deciso’, précédé d’une introduction
‘Lento’, rappelle le schéma ternaire de la forme sonate. Le
mouvement central ‘Adagio’, bref interlude, expose au violon une
chaude mélodie lyrique ravelienne. Le ‘Presto agitato’ final est un
exemple typique de ces surfaces sonores que le compositeur sait créer
avec des rythmes répétés, en jouant habilement des accentuations.
Enfin mentionnons deux œuvres programmées aux Concerts du
Triton : la Sérénade n°2 pour violon, alto et violoncelle (1937), dédiée
au Trio Pasquier et qui, avec la succession de ses mouvements
–‘Introduction’-‘Nocturne’-‘Scherzo’- ‘Danse polonaise’ –
s’apparente à une suite libre de morceaux et le Trio n°2 pour violon,
violoncelle et piano (1938).
À la fin de 1939, en ce début de guerre, Tansman se tourne de
nouveau vers le piano et la musique de chambre, genres propices à
une expression plus intime. Il compose alors les quatre recueils
d’Intermezzi pour piano, un sommet de sa production pianistique et
l’une de ses expressions les plus personnelles, où s’affirme la diversité
de son inspiration et de son invention dans des formes aphoristiques.
Tout comme les Trois Ballades, composées en février et mars 1941,
au ton tragique, les Intermezzi reflètent les sombres jours du début de
la guerre, la menace et les sentiments de révolte. Les troisième et
quatrième recueils de Mazurkas et les Six Études de virtuosité voient
aussi le jour dans ce contexte.
La Sonate pour deux pianos, terminée à Nice en 1940 se signale
par la richesse et l’originalité de sa construction. L’œuvre débute par
un mouvement d’une structure complexe fondée sur deux tempi
opposés (‘Andante sostenuto’ et ‘Allegro con moto’) qui inverse le
rapport habituel entre les thèmes de la forme sonate traditionnelle. Le
premier thème est ici de nature lyrique mais tourmenté tandis que
l’idée secondaire possède un profil dynamique et plus marqué. L’
‘Adagio’ est une page intime, de nature mélodique, organisée autour
d’un climax central. Le ‘Molto vivace’ a l’aspect d’un mouvement
perpétuel et la fonction d’un scherzo sans trio. Le dernier mouvement
comporte cinq sections principales : une introduction dramatique
‘Moderato’, fortement heurtée, une fugue ‘Allegro deciso’ se
concluant par un retour de l’introduction ‘Moderato’, puis, après un

17
point d’orgue, deux sections empruntées à des mouvements
précédents : ‘Andante sostenuto’, l’idée principale du premier
mouvement et, ‘Adagio’, les mesures conclusives légèrement
modifiées du second mouvement. Restée inédite pendant très
longtemps, l’œuvre ne fut publiée qu’en 1990.
Le Quatuor à cordes n°5, composé à Nice en 1940 dans
l’attente de l’exil, offre les pages les plus dramatiques jamais écrites
par Tansman. Après un ‘Allegro deciso e con spirito’, âpre et
farouchement tendu, un ‘Intermezzo lirico’ dans le ton de la
confidence intime et un scherzo plein de couleurs et de subtilités
rythmiques, l’œuvre s’achève sur une fugue décidée et solidement
construite, qui se conclut par un rappel de dix mesures du mouvement
lent. L’œuvre fut créée à San Francisco par le Quatuor de Budapest.
Le Sextuor à cordes, dédié à Stravinsky, partition d’une expression
intense et d’une grande densité polyphonique, reste jusqu’à
aujourd’hui, l’une des œuvres de Tansman les plus injustement
négligées. La période troublée de sa composition (1940) n’a pas
permis sa diffusion puisqu’il ne fut publié que tardivement, en 1994.
Seule, la Rapsodie polonaise (1940), dédiée aux défenseurs de
Varsovie, constituera en ce début de guerre, l’unique concession du
compositeur à l’orchestre et connaîtra alors de nombreuses exécutions
aux USA, par les plus importants orchestres du pays. L’œuvre
emploie, de manière mélangée, des éléments de folklore authentique
au travers de citations, et des éléments de folklore imaginaire recréé
par le compositeur.

Les années de l’exil (1941-1946)


La première œuvre achevée par Tansman à New York en
septembre-octobre 1941, la Sonate n°4 pour piano, résulte d’une
commande de la mécène Elisabeth Sprague Coolidge. Cette sonate
obéit à une structure aussi personnelle qu’inhabituelle pour le genre.
Conçue selon un schéma général en trois mouvements, l’œuvre
réemploie l’introduction du premier mouvement (‘Andante
sostenuto’), comme transition reliant dans une même continuité les
second et troisième mouvements. Par ailleurs, le mouvement lent
(‘Adagio lamentoso’) reprend le Troisième Intermezzo du 4e recueil
(le 21e des 24), au rythme pointé très pathétique.

18
La Cinquième Symphonie composée en 1942 fut sûrement une
des œuvres de Tansman les plus jouées de son vivant. Des chefs aussi
fameux que Paul Kletzki, Dimitri Mitropoulos, Eugene Ormandy,
Serge Koussevitzky, Vladimir Golschmann, Jascha Horenstein ou
Rafael Kubelík la dirigèrent 12. Avec sa construction classique en
quatre mouvements, l’œuvre fut remarquée par un critique américain
“ par l’originalité de ses thèmes, la force des harmonies, le mordant
rythmique, l’invention contrapuntique et un lyrisme poignant ”. Cette
symphonie s’ouvre par une longue introduction lente dont le thème
initial confié aux altos, avec ses nombreux intervalles chromatiques et
de triton, présente un caractère dramatique et torturé auquel s’oppose
très vite le diatonisme des mesures suivantes. L’ ‘Allegro con moto’
s’impose par la richesse de son écriture polyphonique et son
expression lyrique continue. Un bref épilogue ramène, pour conclure,
le thème initial de l’introduction à la clarinette basse. L’ ‘Intermezzo’
‘Andante sostenuto’, de forme ternaire, commence avec la clarinette
sur les altos divisés en trois, puis expose une mélodie expressive au
hautbois sur accompagnement des cordes. Le ‘Scherzo’ est sûrement
le mouvement le plus remarquable de l’œuvre avec, en son début, une
métrique en 5/8, l’emploi du piano et du xylophone et des sonorités
grinçantes à la clarinette, assez proches du jazz. Le ‘Finale’ débute
avec un long paragraphe ‘Lento’ de soixante-quatre mesures,
opposant deux idées contrastées, l’une harmonique, l’autre
contrapuntique. Les matériaux employés dans l’ ‘Allegro con moto’
sont largement dérivés des thèmes des mouvements précédents. Le
mouvement s’achève par un épilogue ‘Lento cantabile’ qui réintroduit
le thème initial de l’œuvre et s’éclaircit en un accord final de ré
majeur.
Après ses deux premières sérénades, respectivement pour trio
avec piano (1928) et pour trio à cordes (1937), Tansman confia en
1943 sa Troisième Sérénade à l’orchestre ou aux deux pianos.
L’œuvre, par son genre, comme l’exquis Divertimento pour orchestre
de chambre (1944), dédié à Schoenberg, marque un répit dans ces
années de guerre aux productions plutôt sombres, quoique Tansman
12
Les formations symphoniques américaines montrèrent un grand intérêt pour
cette partition puisque l’œuvre fut créée par le National Symphony Orchestra,
Washington, puis jouée par les orchestres symphoniques de Cincinnati, San
Francisco, Minneapolis, Chicago, Saint-Louis, Boston, mais aussi par le New
York Philharmonic et le Philadelphia Orchestra.
19
n’ait jamais reconnu une quelconque influence des événements
extérieurs sur sa musique.
L’année 1944 sera sur le plan de la création l’une des plus
florissantes de sa vie. Dans cette année d’espoir, il ne compose pas
moins de deux symphonies, les Sixième et Septième, des œuvres
symphoniques, outre le Divertimento déjà cité, comme Lied et
Toccata, la pièce Adam et Ève pour l’œuvre collective The Genesis
commandée par Nathaniel Shilkret et à laquelle collaborèrent Arnold
Schoenberg, Darius Milhaud, Mario Castelnuovo-Tedesco, Ernst
Toch, et Igor Stravinsky, la Partita n°2 pour piano et orchestre de
chambre ainsi que le Sixième Quatuor à cordes.
La Sixième Symphonie “ In Memoriam ” est dédiée “ à la
mémoire de ceux qui sont tombés pour la France ”. Écrite à Los
Angeles entre janvier et mars 1944, elle fait appel à un chœur mixte
mettant en musique un texte du compositeur. L’œuvre comprend
quatre mouvements enchaînés, chacun pour une formation
instrumentale différente. C’est la plus brève des symphonies de
Tansman. Le premier mouvement, ‘Andante cantabile’, pour
instruments à vent, percussion et piano, peut rappeler le caractère
recueilli des Symphonies d’instruments à vent de Stravinsky. Le
second mouvement, ‘Agitato. Molto vivace-Lento-Vivo’, est une
pièce d’une grande originalité pour l’orchestre à cordes seul avec un
quatuor à cordes en concertino. Il s’agit d’une page véhémente qui se
termine par une section lente, ‘Adagio Quasi pastorale’, confiée au
seul quatuor à cordes auquel s’adjoint un second violoncelle solo. Le
mouvement rapide suivant, pour l’orchestre au complet, reprend en la
variant, l’idée principale du mouvement précédent et comprend une
section centrale lente pleine de subtilités sonores, avec ses
flatterzunge des flûtes, ses trémolos, ses sons harmoniques et ses
glissandi aux cordes, son emploi parcimonieux de la percussion. Le
final avec chœur évite l’écueil de la grandiloquence. Ce mouvement,
d’une expression contenue et pleine de dignité, sur un texte simple du
compositeur, est écrit en hommage aux combattants morts pour la
France. La symphonie est fortement unifiée par des matériaux
thématiques qui apparaissent dans tous les mouvements sous forme
variée. L’œuvre sera créée à Paris après la Libération par le Chœur et
l’Orchestre National de la Radiodiffusion française dirigé par Roger
Désormière.

20
Le Sixième Quatuor à cordes avec ses trois premiers
mouvements enchaînés, est des huit, celui dont la conception formelle
est la plus inhabituelle. Comparé au tragique Cinquième Quatuor aux
chromatismes tendus, le Sixième, par son diatonisme fréquent laisse
percevoir une détente et une luminosité que Tansman semblait avoir
perdues au début de la guerre, sous le choc des événements
historiques. Le troisième mouvement, en particulier, présente une
coupe originale avec ses passages quasi cadenza du premier violon et
de l’alto, son épisode central en pizzicati de nature rythmique et sa
conclusion lente qui ramène le matériau thématique de la première
section du second mouvement. Quant au dernier mouvement, séparé
des trois premiers, il retrouve une énergie rythmique pleine de
contretemps et de syncopes et ferme le cycle avec des éléments
empruntés à l’ ‘Allegro moderato’ initial et à l’introduction de
l’œuvre.
Tansman considérait sa Partita n°2 pour piano et orchestre de
chambre, dédiée à Madeleine et Darius Milhaud, comme sa meilleure
œuvre concertante pour le piano. Ici encore, la partita, et la liberté de
structure qu’elle autorise, permet au compositeur d’éviter les formes
trop connotées historiquement. Après un mouvement rapide et
vigoureux, ‘Intrada’, et un mouvement lent, le compositeur insère
trois interludes entre le ‘Scherzo’ échevelé et une puissante toccata
finale, le premier pour les bois seuls en forme de canon, le second
pour le piano solo et le troisième pour les cordes seules.
La Septième Symphonie "Lyrique" dédiée à Vera et Igor
Stravinsky est d’une nature très différente des deux précédentes,
respectivement démonstrative et commémorative. Elle sera jouée
jusqu’au début des années cinquante par des chefs comme Vladimir
Golschmann, Dimitri Mitropoulos, Franz André, Eduard Flipse,
Eugene Ormandy ou André Cluytens. “ Lyrique ”, l’œuvre l’est sans
doute par les prologues et épilogues lents qui encadrent les deux
mouvements rapides extrêmes et qui permettent d’éviter toute
péroraison emphatique, mais aussi par l’ ‘Andante cantabile’
admirablement construit, d’une remarquable économie de moyens
visant au dépouillement ascétique et qui témoigne de l’aspiration
apollinienne de la création tansmanienne. Cette partition peut illustrer
à merveille la déclaration de Tansman “ La musique doit être
construite absolument. Il ne s’agit pas qu’il y ait une forme définie

21
comme la forme sonate dans le genre de Beethoven ou même et plutôt
de Mozart ou Brahms, mais il faut voir la forme ; la structure d’une
œuvre, cela est très important ”13.
Short Suite for orchestra and instrumental groups (1944), tout
comme la Symphonie n°6 et la Partita n°2, indique à cette époque une
volonté chez le compositeur d’utiliser les diverses familles de
l’orchestre de manière contrastée, selon les différentes parties de
l’œuvre. Cette façon de faire sera menée plus loin dans le Concerto
pour orchestre, au niveau des échanges entre les familles
d’instruments.
Après cette année fructueuse, les années 1945-1947
apparaissent bien peu significatives sur le plan de la création
musicale. Aucune partition de premier plan pour le concert ne sortira
de la plume du compositeur durant cette période : Tansman est trop
occupé à l’écriture de son livre sur Stravinsky, à la composition des
musiques de film pour Paris Underground (1945) ou Sister Kenny de
Dudley Nichols (1946) ou de pièces pour piano pour la jeunesse
(Children at play, Ten Diversions for the Young Pianist). À cela
s’ajoutent son retour en Europe et sa réinstallation à Paris, les
nombreux concerts qu’il donne en France, en Italie, en Belgique, en
Hollande, en Norvège, notamment en 1947 à l’occasion de la
célébration de son cinquantième anniversaire, ainsi que les premières
musiques radiophoniques. La seule œuvre substantielle qu’il compose
encore aux USA est le Concertino pour guitare et orchestre (1945),
dédié à Andrés Segovia, longtemps ignoré et publié seulement en
1991.

Les années de maturité (1946-1962)


Ni le très raffiné cycle de mélodies pour chant et orchestre de
chambre, Ponctuation française (1946), sur des poèmes écrits par
Charles Oulmont dans la clandestinité de la Résistance et comportant
un prélude, un interlude et un postlude purement instrumentaux, ni le
Trio à cordes n°2 (1946), n’annoncent les importantes partitions à
venir.
L’année 1948 marquera un tournant et peut-être une nouvelle
approche de l’œuvre musicale par Tansman, avec deux partitions
13
Émission radiophonique de Catherine Ravet et Alain Jomy diffusée par France
Musique (Radio France) les 21 et 28 février 1985.
22
significatives de cette évolution : Musique pour orchestre (Symphonie
n°8) et Musique pour cordes (Quatuor n°7). Le terme “ musique ”
correspondait à une conception plus abstraite, moins reliée en
apparence aux formes traditionnelles. Tansman voulait-il par là suivre
le modèle de Bartók dont la Musique pour cordes, percussion et
célesta, avec son plan général de sonata da chiesa et sa fugue initiale,
pouvait l’avoir séduit ?
La Musique pour orchestre (Symphonie n°8) composée entre
mars et mai 1948, comporte les quatre mouvements habituels d’une
symphonie. Tansman renonce à l’introduction qui ouvrait les premiers
mouvements des trois symphonies instrumentales antérieures. Comme
la précédente Septième Symphonie, l’œuvre témoigne, par la concision
de ses idées musicales et la netteté de sa construction, de la maîtrise
atteinte par le compositeur à cette époque. Elle fut dirigée à Turin,
Amsterdam et Chicago par Rafael Kubelík.
La Musique pour cordes peut, tout comme le Triptyque de
1930, être jouée par l’orchestre à cordes ou par le quatuor. Elle
comporte quatre mouvements fortement contrastés. L’ ‘Adagio
cantabile’ introductif, calme et statique, fait entendre à son sommet
dynamique un motif d’accords qui sera repris dans deux des
mouvements ultérieurs. Suit un ‘Allegro molto’ aux rythmes
vigoureux, optimiste et d’une extrême vitalité. Le ‘Lento’, de forme
ternaire, culmine en sa partie centrale sur le “ motif d’accords ”. Le
‘Scherzo’ est une page pleine d’entrain en pizzicati dans laquelle les
interventions arco sont soigneusement dosées. Le ‘Finale’ débute par
un prélude lent qui cite de nouveau, à la fin, le “ motif d’accords ”. La
fugue conclusive très tendue se termine avec des éléments empruntés
au premier mouvement.
Les Ricercari pour orchestre (1941-1949) comptent au nombre
des grandes réussites de Tansman pour l’orchestre, mais demeurent
l’une de ses pages les plus méconnues. Écrite pour fêter le 70 e
anniversaire du Saint-Louis Symphony Orchestra, l’œuvre présente
cinq mouvements, dans des sphères expressives bien tansmaniennes :
‘Notturno’ - ‘Scherzo et Danza Polacca’ - ‘Intermezzo’ - ‘Toccata’ -
‘Studie in Boogie-Woogie’. Les deux premiers mouvements
témoignent de l’origine polonaise du compositeur : le ‘Notturno’ avec
son thème polonais descendant, caractérisé par l’altération ascendante
du quatrième degré, le second par l’introduction d’une rustique

23
mazurka. L’ ‘Intermezzo’ est confié aux cordes seules. La puissante
‘Toccata’, aux contours énergiques et au mouvement mécanique
implacable, met en œuvre toutes les ressources du langage rythmique
du compositeur. Tansman prévoit la possibilité d’arrêter l’exécution
de cette œuvre à la fin de la toccata. ‘Studie in Boogie-Woogie’, a été
écrit à New York en 1941, antérieurement aux quatre autres pièces.
Ce mouvement provient de la quatrième des Quatre Études
symphoniques restées inédites, issues de la musique que le
compositeur avait écrit pour le film de Julien Duvivier, Flesh and
Fantasy. Il s’agit d’une page échevelée fondée sur un ostinato
mélodique de cinq croches, sur lequel viennent se superposer de
manière polyrythmique d’autres motifs, dans une progression effrénée
de plus en plus dense.
L’oratorio symphonique Isaïe le Prophète (1950), œuvre
majeure de Tansman, est conçu pour chœur mixte et orchestre et
constitue le premier pas du compositeur vers une reconsidération des
textes bibliques, direction qu’il poursuivra dans Prologue et Cantate
(1957) et les Psaumes pour ténor, chœur et orchestre (1960-1961).
Comme l’indique, à propos de ces trois partitions, Michel Fischer
dans l’étude détaillée qu’il consacre à Isaïe le prophète14, Tansman
exprime “ sa foi en un idéal religieux éloigné de tout fonctionnalisme
et de tout fondamentalisme ce qui, au niveau de son parcours créateur,
le place comme un auteur libre de se référer comme il l’entend aux
sources du prophétisme d’Isaïe, de relire le Qohéleth et de faire
chanter les Psaumes 118, 119 et 120. Le prophétisme, l’angoisse
devant l’insondable mystère de toute vie humaine ainsi que la valeur
inaltérable de la littérature psalmique éclairent une démarche
musicale qui dévoile l’intimité d’un agnostique conscient de la
spécificité et du particularisme de son itinéraire ”. L’œuvre est divisée
en sept mouvements dont les troisième et sixième sont des interludes
purement instrumentaux. La gravité de cette partition imposante nous
rappelle que l’œuvre fut écrite à la mémoire des 6.000 000 de juifs
exterminés durant la Seconde Guerre mondiale et pour saluer la
création récente de l’État d’Israël 15.
14
Fischer, Michel, “ Isaïe, le Prophète : un oratorio du messianisme pour le
peuple des rachetés ” in Hommage au compositeur Alexandre Tansman 1897-
1986, textes réunis par Pierre Guillot, op. cit., p. 183.
15
Émission radiophonique de Catherine Ravet et Alain Jomy diffusée par France
Musique (Radio France) le 28 février 1985.
24
L’effectif de la Sinfonia piccola (1951-1952) pourrait nous
ramener aux premiers temps de la Sinfonietta n°1, mais le style de
Tansman a considérablement mûri depuis. Le compositeur a déclaré
que l’œuvre “ se rapproche des sérénades ou cassations
mozartiennes ”, mais aussi il reconnaît une volonté explicite de
construction symphonique condensée, avec des développements
réduits à l’essentiel. L’esprit de la toccata domine le premier
mouvement, un ‘Allegro’ précédé d’une brève introduction ; le
lyrisme irrigue le second ; le ‘Scherzo’ comporte dans son trio un effet
amusant, “ une sorte de stylisation de l’orchestre en train de
s’accorder ” tandis que le ‘Finale’ est construit en forme lied, avec un
court épisode lyrique comme partie centrale et une coda. Cette
partition poursuit la rigueur dans la construction et l’efficacité dans la
mise en œuvre des éléments mélodiques, rythmiques et sonores, qui
sont observées depuis les Sixième et Septième Symphonies et la
Musique pour orchestre.
Le Serment (1953), épisode lyrique en deux tableaux avec un
prologue et un épilogue d’après “ La Grande Bretêche ” de Balzac,
reste l’œuvre lyrique de Tansman la plus souvent représentée ou
jouée. “ L’œuvre est conçue – nous dit le compositeur – comme une
évocation rétroactive d’un épisode tragique du passé. Un passant,
faisant partie de l’action dramatique, se promène dans le parc d’un
château délabré, tombé en ruines. Le passé dont ce château a été
témoin se reconstitue et se déroule peu à peu dans son action réelle
pour revenir à son point de départ actuel. L’action dramatique est
ainsi construite sous la forme d’un “lied à trois compartiments”. 1)
Réalité présente – 2) Réalité sous forme d’une évocation de l’action
passée – 3) Retour à la réalité présente ”. Bref dans sa durée,
condensé sur le plan dramatique avec un nombre limité de
personnages (cinq au total), cet épisode lyrique fait appel à des
moyens inhabituels à l’opéra, un récitant et trois voix de sopranos
invisibles, qui participent aux timbres de l’orchestre, en créant un halo
de rêve autour du cauchemar vécu par la femme. Son mari, jaloux,
fera murer l’amant dans le placard où, sur le point d’être surpris, il
s’était réfugié. L’œuvre, tout emplie de mystère, illustre les idées du
compositeur quant à l’union d’une action théâtrale et de la musique.
“ Le théâtre – estime Tansman – repose sur une somme de
conventions tacites entre l’auteur et l’auditeur, chacun d’eux

25
apportant sa part d’illusions. Pour que ces illusions, nécessaires,
opèrent, certaines conditions demeurent indispensables. D’abord
l’éloignement : un sujet situé en dehors de notre temps et de notre
atmosphère quotidienne : l’auditeur admettra malaisément d’entendre
chanter ses propres paroles, sa propre vie ou ce qu’il voit se dérouler
quotidiennement sous ses yeux, sans en éprouver un sentiment
anormal, voire de ridicule. Ceci n’implique d’ailleurs pas un passé
extrêmement reculé, pourvu que l’action nous reporte à une époque
révolue ou une ambiance hors de l’actualité, permettant ainsi
l’évasion du réalisme présent, l’éloignement du quotidien. Cette
rupture nettement établie, il faudra encore que la création d’opéra
évite de laisser son inspiration s’égarer dans des analyses de
sentiments, de considérations philosophiques, de digressions
symboliques qui, pour avoir du rapport avec le sujet, n’ont que faire
dans un théâtre qui doit être, avant tout, d’action. Le rôle de la
musique n’est pas d’illustrer ou de décrire l’action dramatique d’une
façon synchronisée, mais d’agir par son action propre, parallèle, sur le
plan expressif ”16.
Le Concerto pour orchestre, dédié à Darius Milhaud, fut
composé à Paris en novembre et décembre 1954, l’année même où
Witold Lutoslawski et Tadeusz Baird écrivaient aussi leurs concertos
pour orchestre. Si dans cette œuvre, à l’instar de Bartók dans son
propre Concerto pour orchestre, Tansman adopte une structure en
cinq mouvements, il demande, à la différence du compositeur
hongrois, que l’œuvre soit jouée sans discontinuité, pour rendre plus
évidentes à la perception de l’auditeur, les relations étroites qui
existent entre les différentes parties. Ainsi, le quatrième mouvement
est une reprise variée et développée de l’introduction de l’œuvre et il
existe des relations thématiques entre les premier et dernier
mouvements. L’œuvre est remarquable pour le sentiment d’unité créé
par le choix et le travail des intervalles constituant ses motifs et
matériaux thématiques. L’idée de concerto pour orchestre est ici
traitée par Tansman comme une possibilité de faire dialoguer les
familles instrumentales en tant que masses plus que pour mettre en
valeur la virtuosité individuelle des instruments de l’orchestre, en tant
que solistes.

16
Interview parue dans la revue belge L’Éventail lors de la création scénique de
l’opéra au Théâtre Royal de la Monnaie à Bruxelles le 11 mars 1955.
26
Moins souvent joué, le Capriccio pour orchestre (1954),
commandé par la Ford Foundation, écrit pour le Louisville Orchestra,
est un joyau caché de la musique symphonique de Tansman. Avec ses
mouvements intitulés ‘Ballade’-‘Notturno’-‘Scherzo’, l’œuvre
s’apparente, à l’exemple des Capriccios pour orchestre écrits par les
compositeurs du XVIIIe siècle, à une suite de pièces de caractères
différents. Mais la comparaison doit s’arrêter là, car rien dans cette
partition ne ressemble de près ou de loin à un quelconque “ retour à ”,
tant la musique, par son langage et sa liberté formelle, est bien celle
d’un compositeur du XXe siècle. Moins massif que le Concerto pour
orchestre, le Capriccio se distingue par sa mise en valeur des claviers
et de la percussion, qui vont prendre, dans les œuvres à venir, une
importance croissante. La ‘Ballade’ est nettement bipartite avec ses
pages initiales stravinskiennes, à la verdeur rythmique et au
scintillement sonore évoquant tout autant Petrouchka que Les Noces,
tandis que, fait assez rare chez Tansman, la partie secondaire laisse
entendre des solos, trompette, hautbois puis flûte dans un passage
quasi cadenza. Le ‘Notturno’ poursuit cette exploration des sons de la
nuit, déjà entreprise depuis la précoce Sinfonietta n°1 : sonorités
ruisselantes des claviers, trilles des bois ou des cordes, solos des bois,
ostinatos, dessins chromatiques aux violons, figures minimales aux
claviers et percussions. Le début du ‘Scherzo’ commence comme la
‘Ballade’. On serait tenté de qualifier ce capriccio de polonais, en
raison de l’inspiration populaire de l’épisode central de ce ‘Scherzo’.
Si la Septième Symphonie, la Musique pour orchestre et la Sinfonia
piccola peuvent en apparence témoigner d’une influence du maître
russe sur Tansman, c’est bien moins par leur langage rythmique que
par une sonorité générale, qui exclue tout effet gratuit de timbres, et se
situe à mi-chemin entre les Danses concertantes et la Symphonie en
trois mouvements. Chez Tansman, la langage rythmique fondé sur un
élan vital naturel, reste proche de ses racines populaires tandis que
chez Stravinsky, le rythme est un objet permanent de construction et
de déconstruction.
Après ces expériences symphoniques, chorales et lyriques, et
avant d’aborder sa fresque lyrique monumentale, Sabbataï Zévi, le
compositeur s’offre alors un répit en produisant quelques œuvres
majeures de musique de chambre, qui témoignent de toute sa maîtrise.

27
La Sonate n°5 pour piano (1955) fut écrite à la mémoire de Béla
Bartók pour commémorer le 10e anniversaire de la disparition du
compositeur. Il s’agit d’une page tendue, tout à fait idéale pour les
pianistes virtuoses, sûrement l’un des sommets de la production
pianistique de Tansman. Cette œuvre possède dans ses mouvements
extrêmes ce caractère “ barbaro ” que Bartók avait si bien cultivé
dans certaines de ses partitions. Les premier et quatrième mouvements
présentent aussi des parentés thématiques. Le mouvement lent est une
sarabande grave aux nombreuses imitations, dans un esprit néo-
baroque proche de Bach. Le scherzo se situe presque constamment
dans le registre aigu du clavier et se signale par un emploi abondant
des intervalles de secondes. Le final débute par une introduction
‘Largo’ à la manière d’un choral et se poursuit avec un ‘Allegro con
moto’ résolu, dans lequel une seconde idée plus lyrique apporte un
bref instant de détente.
La Musica a cinque (1955) est, à l’exception des Trois
Esquisses composées en 1922 et aujourd’hui perdues, l’unique
quintette avec piano laissé par Tansman. La forme générale de
l’œuvre, en cinq parties, est organisée autour de la lente ‘Elegia’
centrale flanquée de deux mouvements très rapides, ‘Toccata’, une
page véhémente, et ‘Divertimento’, une sorte de scherzo. Aux
extrêmes, d’une part un ‘Praeludium’, et d’autre part, une fugue
précédée d’une introduction lente. Particulièrement remarquables
sont, par leur énergie rythmique et leur fantaisie sonore, les second et
quatrième mouvements, dans lesquels le compositeur se conforme
plus à l’esprit qu’à la lettre de la toccata et du scherzo. Pour des
raisons matérielles, l’œuvre ne put être créée comme prévu par les
interprètes dédicataires, le Quintette Chigiano, et ne fut entendue pour
la première fois qu’en 1996.
La Partita pour violoncelle et piano (1956), est dédiée au
violoncelliste espagnol Gaspar Cassadó qui en assura la création à
Milan avec la pianiste Alicia de Larrocha. La conception formelle
générale est entièrement originale. L’œuvre débute par un mouvement
constitué de trois parties distinctes : un ‘Préambule’ chromatique, un
‘Interlude’ à 3/4 confié au seul piano préparant la ‘Toccata’ plus
clairement polarisée sur la tonique de mi. Le deuxième mouvement,
‘Dialogue et Aria’, s’enchaîne directement et reste gouverné par le
même centre tonal. Le mouvement suivant, ‘Divertimento’ (‘Allegro

28
vivo’), s’apparente par sa forme et son caractère à un scherzo et
montre une profusion de syncopes et de contretemps. L’ ‘Interlude’,
‘Andante cantabile’, reprend le contenu rythmique et mélodique de l’
‘Interlude’ de la première partie. Cette fois, les deux instruments
jouent ensemble. Il s’agit en fait d’une introduction à la quatrième
partie, ‘Cadence et Fugue’. La ‘Cadence’ élabore les motifs d’un
thème qui deviendra le sujet principal de la ‘Fugue’ finale. En guise
de coda à la ‘Fugue’, Tansman réintroduit dix-neuf mesures de la
‘Toccata’ du mouvement initial de l’œuvre.
Le Quatuor à cordes n°8 (1956), ultime partition achevée par
Tansman pour cette formation, est une page exigeante et de haute
tenue, qui n’est pas sans rappeler l’ascétisme expressif du Cinquième
Quatuor. Sans aucune introduction, le premier mouvement ‘Rapsodia’
nous jette d’emblée dans un monde véhément aux rythmes sauvages.
Il n’y a pas une mesure de repos dans ce mouvement tumultueux, à la
conception formelle très libre et dont la polyphonie inventive reste
dominée par une écriture chromatique. L’intérêt musical de la
‘Romanza’, qui appartient à la veine lyrique du compositeur, repose
sur l’harmonie et la mélodie. Dans le ‘Scherzo’ de caractère
capricieux, le compositeur joue habilement des possibilités
d’organisation rythmique à sa disposition. Le mouvement final, en
deux parties, oppose un ‘Adagio (‘Lento cantabile’) joué avec
sourdines, mystérieux et interrogatif, à une fugue vigoureuse, au
contrepoint habilement travaillé. Tansman reprenait ici presque
littéralement, moyennant quelques aménagements instrumentaux,
l’intégralité de deux mouvements de son quintette avec piano Musica
a cinque, l’ ‘Elegia’ et la fugue du ‘Finale’.
Sabbataï Zévi, le Faux Messie est sûrement l’œuvre la plus
imposante jamais composée par Tansman. En témoigne
particulièrement la durée extrêmement longue de sa gestation et de sa
réalisation durant les années 1957-1958, fait exceptionnel chez le
compositeur réputé pour sa facilité d’écriture. Cette fresque lyrique en
un prologue et quatre actes, est écrite sur un livret de l’écrivain
israélien Nathan Bistritzky, dans une traduction française de I. Ezrachi
Krichevsky. Sabbataï Zévi nous remet en mémoire un mouvement
messianique qui se développa au XVII e siècle. L’action se situe à
Smyrne en 1653 (prologue), puis au Caire en 1671 chez un riche
personnage (acte I) ainsi qu’ au sein de la synagogue (acte II), enfin à

29
Istamboul dans la tour de la prison-forteresse (acte III) et dans la salle
du trône de la cour du Sultan (acte IV). Le personnage principal,
Sabbataï Zévi, qui eut une existence historique, s’est montré complice
d’une falsification d’un texte sacré pour se faire passer pour le
Messie, tant attendu par le peuple d’Israël. Les opposants n’auront de
cesse de démasquer l’usurpateur. L’œuvre met en scène de nombreux
personnages, partisans ou adversaires de la prophétie. Le chœur, qui
symbolise le peuple ou les rabbins, joue un rôle central. Tansman
utilise des vocalises empruntées au rituel religieux juif, mais aussi des
chants aux inflexions moyen-orientales. Si les nombreux chants
liturgiques sont toujours chantés en français, le chant final “ Schma
Israël ”, la prière la plus ancienne du peuple d’Israël, l’est en hébreu.
Tansman tenait le troisième acte de cette œuvre scénique comme
l’une de ses compositions les plus réussies. Dans un entretien avec
Dan Aronowicz17, Tansman s’est expliqué sur la signification de son
œuvre : “ Sabbataï Zévi représente pour moi le sommet de mon œuvre
musicale et en même temps, par son texte et sa musique, une
glorification de la spiritualité judaïque. Dans ce sens-là, il peut être
considéré comme le vrai “ Opéra juif ”, non seulement à cause de ses
auteurs, mais par la profondeur du sujet messianique, comme vocation
du judaïsme ”. L’œuvre se caractérise, avant tout, par l’emploi
combiné des multiples moyens stylistiques à la disposition du
compositeur. Par exemple, l’introduction du Prologue, exclusivement
pour orchestre, se construit sur un empilement de secondes mineures,
ayant pour résultat une parfaite atonalité. Jusqu’à ce jour, malgré deux
exécutions sous forme d’oratorio à la Radio française, Sabbataï Zévi
n’a pas encore été représenté à la scène.
Alors qu’il composait cette fresque magistrale, Tansman
travaillait parallèlement à sa Neuvième Symphonie. Écrite entre
décembre 1957 et février 1958, l’œuvre est restée à ce jour inédite et
n’a jamais été exécutée, bien que déposée à la SACEM dès le 5 mars
1958. On a maintes fois constaté, dans l’œuvre du compositeur, des
tendances chromatiques sans cesse consolidées voire contrariées par
des repères tonaux bien affirmés dans les basses, ou venant en
opposition simultanément à des phrases se déployant dans le plus
parfait diatonisme. La Neuvième Symphonie montre une direction

17
In Dan Aronowicz : “ L’œuvre capitale d’Alexandre Tansman doit être
produite en Israël ” in : L’information d’Israël, 6 avril 1961.
30
expérimentale à laquelle le compositeur ne donna pas suite dans
l’immédiat. L’examen du manuscrit laisse percevoir le jugement
critique de Tansman sur certains aspects de son œuvre et témoigne de
ses doutes et de ses incertitudes. L’ ‘Allegro con moto’ est une page
pleine de tensions et d’une grande densité polyphonique. Le second
mouvement, ‘Grave-Più Lento’, limite l’orchestre au premier hautbois
et aux cordes. Le scherzo, ‘Molto vivace’, commence avec un jeu de
sonorités diaphanes et raffinées. Rarement Tansman semble être allé
aussi loin dans cette voie d’exploration sonore, sinon dans la Musica
a cinque. Le final, ‘Allegro con moto, molto risoluto’, est précédé
d’une courte introduction ‘Lento’. Curieusement, les huit dernières
mesures de l’œuvre amènent une conclusion totalement diatonique.
Les Habits neufs du Roi (1959) est un divertissement
symphonique ou ballet-pantomime commandé par le XXII e Festival
de Musique contemporaine de Venise et inspiré par un conte
d’Andersen. Dans la veine satirique, l’œuvre stigmatise les vecteurs
sociaux de l’illusion, de la croyance et de la falsification consciente
pour, nous dit Tansman, affirmer que “ le choix est libre : à chacun sa
vérité ””, position à la fois relativiste et en dehors de l’alternative.
Musicalement, Tansman écrit un scherzo symphonique qui épouse les
divers épisodes du conte d’Andersen et dans lequel il s’attache à
mettre en valeur les contrastes sonores, dans une partition vivante,
concentrée, colorée et brillante qui se suffit parfaitement au concert,
indépendamment de l’argument. Ici encore, comme pour l’opéra ou la
musique pour le cinéma, Tansman prône un déroulement parallèle et
indépendant du discours musical et de l’action dramatique.
La Lutte de Jacob avec l’Ange (1960) est, avec les Deux Images
de la Bible de 1935, Adam et Ève, extrait de The Genesis, l’une des
rares œuvres de Tansman écrites pour l’orchestre, qui semble en
apparence avoir été stimulée par un contenu externe. Mais en fait, ce
merveilleux mouvement symphonique existait dans une version
antérieure, dans les Quatre Mouvements Symphoniques composés en
1956 et sa matière musicale est largement dérivée des deux premiers
mouvements – ‘Lento cantabile’ et ‘Allegro con moto’ – restés
inédits. Cette partition se présente comme un bref mais puissant
mouvement symphonique qui répond au tableau éponyme de
Gauguin. L’œuvre est constituée d’un violent ‘Allegro con moto’
encadré de deux sections ‘Lento’ respectivement qualifiées par le

31
compositeur de misterioso et de subito et dans lesquelles se
distinguent les timbres caractéristiques du cor anglais et de la
clarinette basse. À noter que pour la première fois, Tansman fait
figurer ici le vibraphone dans la nomenclature instrumentale de son
orchestre, instrument qu’il allait largement utiliser à partir de cette
date.
L’originalité de la Symphonie de chambre (1960) réside dans
son orchestration limitée à un hautbois, un cor, timbales, percussion,
xylophone, glockenspiel, piano et cordes. L’œuvre comporte trois
mouvements très caractéristiques de Tansman :
‘Toccata’-‘Elégie’-‘Finale (Fuga)’. La ‘Toccata’ ‘ comprend un
épisode central lyrique, de caractère pastoral dont la mélodie, confiée
d’abord au hautbois, est reprise par le cor. Principalement dévolue aux
cordes, l’ ‘Élégie’, aux accents romantiques et presque dramatiques,
regarde, par sa texture imitative, plus vers Frescobaldi. Le ‘Finale’ est
une fugue précédée, en guise d’introduction, d’un épisode au hautbois
et cordes pizzicati, dans l’esprit d’un scherzo. Après avoir largement
réintroduit percussions et claviers, le mouvement se conclut avec le
retour du thème de la ‘Toccata’ initiale.
Le triptyque des Psaumes 118, 119, 120 (1960-1961) constitue
avec l’oratorio Isaïe le Prophète, les deux œuvres chorales majeures
du compositeur. On peut s’étonner que Tansman ait si peu écrit de
musique vocale. Seuls des sujets présentant un contenu spirituel en
adéquation avec sa pensée pouvaient stimuler ses forces créatrices.
Certes, de prime abord, en raison de la source des textes et de la
structure générale tripartite de l’œuvre, on peut être tenté d’établir un
rapprochement avec la Symphonie de psaumes de Stravinsky. Mais, la
lecture de la partition, ou son écoute, évite de nous égarer sur cette
voie. Autant l’œuvre de Stravinsky, le croyant, se situe dans une
esthétique du dépouillement et de la prière vers Dieu, qui se traduit
jusque dans la nomenclature limitée de l’orchestre, autant Tansman,
l’agnostique, nous offre une fresque à la fois puissante et intériorisée,
mais aussi d’une orchestration somptueuse et audacieuse. Avec cette
magistrale composition, Tansman prouve sa connaissance des textes
fondateurs du judaïsme et témoigne de sa sensibilité aux valeurs
spirituelles de celui-ci.
Résurrection (1961) est la dernière contribution de Tansman à
la danse. Il s’agit d’un ballet en quatre tableaux sur un argument de

32
Pierre Médecin, d’après le roman de Léon Tolstoï. Ici, l’argument est
transposé dans un lieu non déterminé, à une époque contemporaine et
les personnages portent des prénoms français. De la trame du roman
original de Tolstoï, Médecin ne conserve que l’essentiel : la rencontre
entre Claire et Patrice, la déchéance de Claire, le drame dans l’hôtel,
Claire menacée par la foule dans la rue, la visite de Patrice à Claire en
prison et le rejet de celui-ci pour toujours. Tansman écrit une partition
continue de presque quarante-cinq minutes qui, de nouveau, fait appel
aux danses modernes (tango, valse, blues), une référence quelque peu
oubliée depuis les partitions des années trente. Comparée aux
partitions symphoniques brillantes et si profondément originales,
écrites par le compositeur depuis les Sixième et Septième Symphonies,
l’œuvre pourrait se situer en retrait, mais il serait injuste de mettre sur
le même plan cette partition à vocation chorégraphique et les
compositions purement abstraites ou les grandes fresques lyriques ou
religieuses, d’un langage plus élaboré et d’une conception formelle
plus exigeante.
Il ne faut pas manquer d’évoquer à ce stade deux œuvres
populaires du compositeur : la Fantaisie sur des valses de Johann
Strauss pour deux pianos (1961) et la Suite in modo polonico pour
guitare (1962) dédiée à Andrès Segovia, qui comptent au nombre des
compositions les plus largement diffusées de Tansman.

La fécondité des dernières années (1963-1986)


Peu de compositeurs parvenus à un âge avancé auront connu
une dernière période créatrice, aussi féconde que riche d’œuvres de
qualité. À l’instar de Janácek dans ses dernières années, Tansman,
sous la pression d’une forte impulsion imaginative, semble à même de
faire fructifier toute son expérience. Il s’agit alors pour lui plus
d’approfondir les moyens acquis que de découvrir de nouveaux
territoires. Néanmoins, on peut constater au niveau de l’orchestre un
élargissement de sa palette sonore, en particulier dans l’emploi des
percussions et claviers. En outre, par rapport aux quinze années
précédentes, ses œuvres tendent à redonner davantage d’importance
au langage harmonique en regard de l’aspect rythmique. Déjà des
pages comme le Capriccio pour orchestre, Les Habits neufs du roi ou
La Lutte de Jacob avec l’ange laissaient entrevoir ces tendances
nouvelles.
33
Les Six Études pour orchestre (1962) constituent une œuvre
charnière dont l’origine peut en partie être trouvée dans les Études
Symphoniques (1941-1942), restées inédites. Le cycle tel qu’il a été
édité, propose trois fois l’alternance de mouvements rapide-lent.
Cependant, le chef d’orchestre Charles Bruck suggéra à Tansman de
reporter la première étude à la fin du cycle et joua, en accord avec le
compositeur, l’œuvre sous cette forme. Un autre rythme de succession
entre les mouvements lents et rapides était ainsi mis en évidence.
Force est de constater qu’elle apparaît ainsi encore plus convaincante :
la seconde étude nous introduisant d’emblée dans un monde sonore
plein d’attente et de mystère et la première concluant l’œuvre avec
puissance et virtuosité. Quel était l’enjeu pour Tansman dans ses
Études pour orchestre ? Il s’agissait sûrement pour lui d’aller plus loin
que dans ses œuvres antérieures, dans l’exploration de la couleur
sonore des timbres de l’orchestre, individuellement ou combinés. Il
s’agissait aussi de composer une série de pièces fortement unifiées par
des similitudes de motifs, et qui alliaient la virtuosité instrumentale
dans les mouvements rapides à la musicalité des phrasés dans les
mouvements lents. Outre ses nombreuses exécutions au concert,
l’œuvre devait connaître une exploitation assez inattendue sous la
forme d’une adaptation chorégraphique représentée à l’Opéra de
Mulhouse, à Paris et au Festival d’Aix-en-Provence.
Les Six Mouvements, pour orchestre à cordes, composés à Rome
et Paris en 1962-1963, sont la dernière œuvre consacrée par Tansman
à l’orchestre à cordes seul. Magnifiquement équilibré dans ses
proportions, ce cycle n’est pas sans évoquer, avec des moyens
différents, les Six Études pour orchestre exactement contemporaines.
Mais ici, quatre mouvements rapides s’organisent autour de deux
mouvements lents (II & IV) dans une succession, ‘Introduzione e
Allegro giocoso’ (‘Andante misterioso & Allegro con moto, ben
ritmato’) –‘Dirge’ (‘Adagio cantabile’) –‘Perpetuum mobile’ (‘Vivo
con fuoco’) – ‘Intermezzo’ (‘Andante sostenuto’) –‘Scherzino’
(‘Molto vivace’) –‘Fuga’ (‘Allegro deciso’). L’œuvre indique par de
nombreuses symétries, tant dans la construction formelle que dans
l’élaboration motivique, tant dans la facture harmonique que par le
titre même de son deuxième mouvement, une proximité avec la
musique de Bartók, déjà entrevue dans la Cinquième Sonate pour
piano. Une influence de compositeurs plus jeunes s’y manifeste aussi.

34
Par exemple, dans l’ ‘Introduzione’, les entrées successives en trilles
des instruments, du grave vers l’aigu (ou l’inverse), ne sont pas sans
faire penser à certaines ouvertures en éventail entendues dans la
Musique Funèbre de Lutoslawski, ou chez certains maîtres
contemporains plus jeunes comme Ligeti, Cerha ou Penderecki.
Ultime page pour violon et piano du compositeur, la Fantaisie
(1963) est dédiée à la pianiste Diane (Andersen) et au violoniste
André Gertler. Dans une forme continue en six moments de caractères
différents, Tansman propose six mouvements destinés à mettre en
valeur les qualités virtuoses du violoniste, en faisant se succéder très
rapidement des modes de jeu sans cesse changeants. Excepté dans le
premier mouvement, la construction de cette Fantaisie évite toute
allusion à une forme sonate traditionnelle au profit de formes plus
libres et ramassées, enchaînées de manière non conventionnelle.
L’unité de l’œuvre est assurée par de nombreuses correspondances
motiviques ou harmoniques, particulièrement entre le premier et le
dernier mouvements.
L’Usignolo di Boboli est un conte lyrique en un acte et trois
tableaux (1963) d’une durée d’une heure, écrit sur un livret de Mario
Labroca. Il s’agit, après le ballet Résurrection, les Six Études pour
orchestre et le Concerto pour violoncelle, de la quatrième des œuvres
de Tansman qui, année après année, connurent leur création à Nice
entre 1962 et 1965. Ici encore, Tansman traite un sujet qui se situe,
comme dans le ballet Bric-à-brac et dans l’opéra Le Serment, aux
confins du rêve, entre réalité et illusion. Le cadre de l’action, bien
réel, est celui du célèbre Jardin de Boboli de Florence, avec le monde
des fonctionnaires d’une austère administration, dont fait partie
Giacinto. C’est l’histoire d’un rossignol fait homme : Giacinto,
amoureux, sous l’étreinte de sa bien aimée, retourne dans le monde
des oiseaux. La morale de la fable sera chantée par Giacinto “ qu’elle
est belle la liberté lorsqu’on la donne à ceux qu’on aime ! ”
L’originalité du Concerto pour violoncelle et orchestre (1963-
1964) réside dans sa structure en cinq mouvements, la seule des
œuvres concertantes du compositeur à employer une telle organisation
formelle. Les cinq mouvements ‘Cadenza e Toccata’ (‘Con moto’ &
‘Allegro risoluto’ - ‘Aria’ (‘Lento cantabile’) - ‘Scherzino’ (‘Molto
vivace’) - ‘Cantilena’ (‘Adagio lontano’) - ‘Finale’ (‘Allegro con
moto’), joués en continuité, ont peu à voir avec les formes

35
traditionnelles du concerto. La ‘Toccata’ témoigne de la liberté de
Tansman dans l’utilisation des matériaux à sa disposition. Ainsi, il
harmonise une phrase du violoncelle solo marquée patetico avec des
agrégats de secondes répétés en doubles croches. Ailleurs, dans la
‘Cantilena’, il peut pendant plusieurs mesures déployer une phrase
totalement diatonique et la conclure par un motif ostinato
chromatique. Le Final est un bref mouvement fugué qui, comme la
‘Toccata’ et le ‘Scherzo’, exige beaucoup du soliste sur le plan de la
virtuosité.
La Suite concertante pour hautbois et orchestre de chambre
(1966) et le Concertino pour flûte, orchestre à cordes et piano (1968)
sont, comme les deux autres œuvres concertantes pour instruments à
vent de Tansman, le Concertino pour hautbois, clarinette et orchestre
à cordes (1952) et le Concerto pour clarinette (1957), des commandes
de la Radio française. L’œuvre pour hautbois emploie un orchestre de
formation Mozart (hautbois exceptés) complété par des claviers et des
percussions. Cette composition se distingue par la fraîcheur de son
invention mélodique qui semble retrouver le ton agreste de la Sonata
Rustica de jeunesse. Comme dans le Concerto pour violoncelle, le
motif principal est exposé en son début (‘Notturno’) par l’instrument
soliste à découvert. La robuste ‘Toccata’ amène de nombreux ostinati
et esquisse, en son milieu, une sorte de fugato. La ‘Berceuse’ expose
l’ostinato à l’orchestre, un motif de quatre noires de construction
symétrique, tandis que la matière mélodique se déploie à l’instrument
soliste, colorée de manière raffinée par le vibraphone. Le final est un
‘Scherzino’ joyeux, pétillant et plein d’esprit. L’œuvre emploie dans
le ‘Notturno’ et la ‘Berceuse’ un polyaccord très caractéristique de la
dernière période du compositeur 18 et qui réapparaîtra ultérieurement
dans plusieurs œuvres. Le Concertino pour flûte, orchestre à cordes et
piano, composé à Paris et Londres entre octobre et décembre 1968,
présente la même alternance de mouvements lents et rapides. L’œuvre
est d’un aspect plus sévère que la Suite concertante. Le ‘Prélude’ est
largement fondé sur le polyaccord déjà employé dans la Suite. La
‘Toccata’ présente deux brèves cadences de l’instrument soliste dont
la seconde, plus développée, est introduite et conclue par le
polyaccord. Lui succèdent une ‘Aria’ expressive et une fugue dont le
18
La structure particulière de ce polyaccord peut s’analyser comme la
combinaison un accord parfait d’ut majeur, un accord de quartes, si bémol-mi-
la et d’un accord de septième de dominante sur la bémol.
36
sujet, dominé par le chromatisme et les intervalles de triton, esquive
toute affirmation tonale précise.
Les Quatre Mouvements pour orchestre composés à Paris,
Rome et Venise entre décembre 1967 et novembre 1968 comptent au
nombre des grandes réussites de Tansman pour l’orchestre. L’œuvre
dédiée “ à mes amis Vladimir et Lulu Jankélévitch ”, est une
commande du Ministère des Affaires culturelles. Le cycle est divisé,
au centre, par un bref Interlude qui sépare les deux premières pièces
‘Notturno’ et ‘Perpetuum mobile’, des deux dernières ‘Elegia’ et
‘Ostinato’ (‘Toccata’). Le ‘Notturno’ nous introduit dans un monde
nouveau mais déjà en germe dès 1954 dans une partition comme le
Capriccio pour orchestre. Depuis sa Sinfonietta n°1, le compositeur
n’ignore rien des sortilèges sonores de la nuit. Les matériaux sont
variés et inattendus : trilles en clusters aux violoncelles et aux altos,
accords de neuvièmes égrenés par motifs épars au vibraphone, au
célesta, aux bois, textures arachnéennes aux violons. Le ‘Perpetuum
mobile’ a la forme tripartite d’un scherzo et témoigne de la maîtrise
contrapuntique de son auteur. Un motif de huit sons (dans la tonalité
de mi mineur!) est introduit en entrées décalées aux cordes (les
violons sont divisés en six) auxquelles se joignent peu après d’autres
instruments. Le motif est répété à la manière d’un ostinato dont les
superpositions non synchronisées créent un tissage sonore sur lequel
vient se greffer un thème en imitations. La partie centrale, avec une
nouvelle idée aux trompettes, constitue cependant essentiellement un
développement des principales idées de la première partie, ensuite
reprise littéralement avant une brève coda. Le mouvement est un
festival de sonorités raffinées. Tansman emploie selon ses besoins,
clusters, glissandi, flatterzunge au sein d’une riche orchestration
illuminée par les claviers et fourmillante de percussions. Le bref
interlude central définit un axe de symétrie encadré par l’accord joué
au début et à la fin ; au centre, des figures éparses en un pointillisme
rappelant le premier mouvement. L’ ‘Elegia’ est une pièce au ton
dramatique et à l’écriture chromatique. Le dernier mouvement,
‘Ostinato’ (‘Toccata’), est fondé, à la manière d’une chaconne, sur un
motif de neuf sons exposés en croches et pizzicato aux cordes graves,
dans le cadre d’une mesure à 4/4. Il en résulte des départs du motif,
dont la place change sans cesse au sein de la mesure. Véritable tour de
force contrapuntique, le motif est entendu pas moins de quatre-vingt

37
fois sous sa forme droite ou récurrente (à l’écrevisse), mais aussi en
augmentation ou en diminution. Après une dissolution progressive, la
fin du morceau réintroduit des matériaux harmoniques ou motiviques
empruntés au ‘Perpetuum mobile’ (l’ostinato) et au ‘Notturno’.
L’Hommage à Érasme de Rotterdam (1968-1969) fut
commandé par l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam à l’occasion
de la commémoration du cinquième centenaire d’Érasme 19. Cette
œuvre, dédiée à l’orchestre et son chef Jean Fournet, est organisée
autour des deux mouvements centraux, I ‘Tempo di toccata’ & II
‘Perpetuum mobile’, qu’encadrent un ‘Prologue’ très lent et une
‘Épitaphe’, (‘Tombeau d’Érasme’). De plus, le compositeur a écrit
une fanfare-choral facultative pour une éventuelle introduction, qui,
par son écriture polyphonique, n’est pas sans évoquer quelque
cérémonie solennelle aux temps de la Renaissance. Un accord
complexe, de nature dodécaphonique, et déjà utilisé dans l’interlude
des Quatre Mouvements, ouvre et conclut le ‘Prologue’. Ce
mouvement d’ouverture peut, par son climat mystérieux ponctué de
sonorités étranges du célesta, du vibraphone et du piano, symboliser
les conditions de la naissance de la pensée, du questionnement de
l’homme et de l’élévation de sa réflexion. Le ‘Tempo di Toccata’ est
un mouvement à l’allure énergique, à la sonorité massive, frôlant
souvent l’atonalité avec ses clusters ou ses basses oscillantes en
tritons. Le caractère implacable, la présence importante des
percussions, les sonorités acérées du xylophone ne sont pas sans
évoquer Chostakovitch, jusque et y compris dans l’importance
accordée au célesta. Le ‘Perpetuum Mobile’ est fondé sur trois idées
tandis que l’ ‘Épitaphe’ conclusive (‘Tombeau d’Érasme’) est une
page sévère dépouillée, dominée par le timbre du hautbois puis du
vibraphone.
Tansman eut une existence d’une longévité exceptionnelle. Il
fut témoin de la disparition de beaucoup de ses amis musiciens. Et,
dans ses dernières années, il aimait à chaque fois rendre hommage à
ceux qu’il avait admirés et avec qui il avait entretenu des relations
d’amitié et de fraternité. La mort de Stravinsky en 1971 ne pouvait le
laisser indifférent. En 1972, après une année de silence, il donne à
soixante-quinze ans, avec une sûreté d’écriture sans faille, l’une de ses

19
Parmi les autres œuvres commandées par l’orchestre à cette occasion,
mentionnons l’Erasmi monumentum de Frank Martin.
38
partitions les plus considérables, Stèle in memoriam Igor Stravinsky,
une œuvre en trois parties, ‘Elegia’-‘Ritmico’-‘Lamento’, l’un des
plus beaux hommages musicaux jamais rendu au compositeur du
Sacre du printemps. Dans cette Stèle, Tansman cite une phrase
d’Apollon Musagète, une œuvre de Stravinsky qu’il chérissait entre
toutes. L’ ‘Elegia’ se concentre sur les sentiments personnels et le
choc éprouvé par le compositeur, à l’occasion de cette perte
irrémédiable. Le mouvement est dramatiquement orienté vers un
climax d’intensité et de densité. ‘Studio ritmico’ est un hommage
artistique au grand compositeur russe, d’une sauvagerie proche du
Sacre du printemps. Le dernier mouvement ‘Lamento’ élève la
déploration de la perte dans le registre universel.
L’Élégie, ‘dédiée à la mémoire de mon ami Darius Milhaud’,
fut écrite entre janvier et mai 1975, moins d’un an après la disparition
du compositeur français. Composée d’un seul tenant, l’œuvre
commence par des entrées échelonnées de l’aigu vers le grave aux
cordes divisées, effectuées sur un roulement de tambour militaire, qui
installent un accord trillé d’où naît une phrase expressive des cordes
graves. Au-dessus émerge une mélodie jouée par le cor anglais et
reprise en canon par la clarinette. La partie médiane, elle même en
deux volets (‘Un poco più mosso’ et ‘Più mosso tranquillo’) fait
référence à des motifs empruntés à La Création du monde de
Milhaud, une partition que Tansman admirait beaucoup. Comme dans
l’ensemble de ses dernières partitions symphoniques, Tansman laisse
la part belle aux instruments du “ gamelang ”, claviers et percussions,
qu’il aime si souvent utiliser. En outre, il n’hésite pas parfois à
étendre son vocabulaire harmonique et mélodique à l’emploi de
clusters dans les registres aigus des cordes ou des bois, ou à des
successions mélodiques dodécaphoniques, au vibraphone. La fin
consiste en un rappel de la section initiale en mouvement contraire :
cette fois, les cordes entrent en trilles du grave vers l’aigu. L’œuvre
est frappante par la concentration de ses idées, la fraîcheur de son
inspiration et reste un témoignage de cette capacité qu’avait Tansman
dans ses dernières années à se renouveler.
Commande du Testimonium de Jérusalem, l’Apostrophe à
Zion, cantate pour chœur et orchestre (1976-1977), est la dernière
contribution du compositeur aux œuvres vocales d’inspiration
judaïque. Il s’agit d’une page écrite sur un texte découvert en 1947

39
dans les caves de Qumran, dans le désert de Judée. Comme l’Élégie
précédente, l’œuvre est conçue en une forme continue divisée en trois
parties, sur un schéma général lent-vif-lent. Le style musical reste
proche des dernières compositions symphoniques. Le texte utilisé ici
n’appartient pas à la tradition canonique judaïque, mais à celle des
esséniens qui prônaient, en opposition aux pharisiens, une observance
plus stricte de la loi juive et effectuèrent une rupture avec le culte du
Temple.
La Musique à Six pour clarinette (et aussi clarinette basse),
quatuor à cordes, piano (1977), est la dernière partition de musique de
chambre de grande envergure du compositeur, l’ultime Musique pour
clarinette et quatuor à cordes (1982) étant de proportions plus
modestes. Commande de Radio France, cette œuvre en six
mouvements est une sorte de synthèse des différentes sources
d’inspiration ou modes d’écriture utilisés par Tansman tout au long de
sa longue carrière de compositeur. On y retrouve l’intermezzo en
forme de perpetuum mobile, la fugue, la musique nocturne et
l’inspiration polonaise.
La Sinfonietta n°2 pour orchestre de chambre (1978),
commande de la Radio polonaise, est comme un lointain écho de la
première, écrite cinquante-quatre ans plus tôt. Rarement compositeur
à un âge aussi avancé n’aura créé une œuvre d’un dynamisme et d’un
optimisme aussi prononcés. Tansman limite les bois et cuivres à une
flûte, un hautbois, une clarinette et un cor, mais accorde une part
importante à la percussion, au vibraphone, xylophone et piano.
L’ ‘Introduzione’, assez dépouillée, comporte trois parties ABA’ et
commence aux bois avec un thème, en noires et en octaves, qui
alterne avec un balancement harmonique des cordes, évoquant l’
‘Élégia’ de la Musica a cinque. La partie centrale est précédée d’un
accord dodécaphonique, résultant d’un empilement successif de
quintes. Elle expose sur des figures d’ostinati des cordes et du piano,
une mélodie au cor, relayée par la suite, par les violoncelles. Le
‘Scherzetto popolaresco’ cite deux thèmes populaires d’origine
polonaise, le premier, nostalgique, accompagné par des clusters du
piano et sur le tissu chromatique des violons, le second au hautbois
puis au piccolo, joyeux et plein d’humour, tantôt harmonisé de
clusters ou tantôt doublé par le piano dans une tonalité différente. L’
‘Adagio’ quasi intermezzo, confié seulement aux bois et cordes est un

40
interlude vers le ‘Finale Romantico’ (‘Allegro giocoso’) qui se
termine par un épilogue dans la tonalité de si majeur, reprenant la
conclusion de la partie centrale du premier mouvement.
Les Dix Commandements, œuvre composée entre octobre 1978
et févier 1979 pour répondre à une commande du Ministère de la
Culture, constituent le testament musical de Tansman dans le domaine
de la musique symphonique. Tansman se réfère à un texte fondateur
de l’humanité, non pas tant pour l’illustrer musicalement que pour
s’en imprégner sur le plan spirituel. Il en résulte une pièce d’une
grande variété d’expressions et de textures, conçue formellement de
manière multisectionnelle et comportant pas moins de dix-neuf
changements de tempi. Tout à fait exceptionnelle est la place accordée
à la percussion. Rarement Tansman n’aura fait usage de cette famille
de l’orchestre avec autant de liberté. Au centre de l’œuvre (‘Andante
tranquillo’), une fugue dont le sujet est exposé aux cordes et au
hautbois. Si l’œuvre commence avec véhémence par une section qui
revient plusieurs fois de manière variée, elle s’achève dans
l’apaisement.
Après cette magistrale et étonnante partition, Tansman devait
continuer à donner des pièces de moindre envergure, quoique toutes
attachantes par la diversité de leurs sources d’inspiration : Huit Stèles
de Victor Segalen pour voix et orchestre de chambre (1979), œuvre
qui avait été esquissée dès 1937 sous le titre de Huit Hymnes
primitifs ; un recueil de neuf miniatures pour piano intitulé Album
d’amis (1980), chacune dédiée à des personnalités qui lui étaient
chères ; la Musique pour harpe et orchestre à cordes (1981) écrite pour
Nicanor Zabaleta, mais qui reste à ce jour non créée ; la Musique pour
clarinette et quatuor à cordes déjà citée et surtout, cet Hommage à
Lech Walesa pour guitare (1982), qui montrait que Tansman, malgré
son grand âge, restait toujours fidèle à sa Pologne natale et demeurait
très concerné par le monde qui l’entourait.

Les fondements de la création musicale selon Tansman


Les idées de Tansman sur la création musicale doivent être
appréciées dans le contexte de l’époque où elles ont été émises. Les
problématiques de la création musicale ne sont effectivement pas les
mêmes dans les années vingt et trente, que dans le quart de siècle
suivant la Seconde Guerre mondiale.
41
Tansman ne niait pas l’influence de son époque sur sa musique.
La musique qu’il écrivait exprimait la sensibilité d’un homme de son
temps, marquée par les avancées techniques et les événements socio-
politiques contemporains : “ L’émotion peut se trouver dans l’époque
présente comme dans les époques passées. Exprimer une émotion de
l’époque de la machine, son lyrisme, c’est de la musique mais imiter
musicalement le mouvement des machines, c’est du cirque ”20. Il ne
s’agissait pas pour Tansman de refuser le présent, mais il ne souhaitait
pas se soumettre à ses modes et à ses décrets. “ L’élément lyrique –
disait-il – est aussi présent dans la sensation du mouvement
irrésistible et des pulsations intenses de la vie moderne et de ses
machines qu’aux époques précédentes. S’il se révèle d’une autre
manière, c’est à nous d’apprendre à le sentir et le capturer. Le renier
par le moyen de la réaction vers le passé à cause des exagérations qui
se trouvaient dans sa manifestation, est une ineptie qui ne durera
pas ”21. Certaines œuvres de Tansman seront écrites en relation avec
les événements de son temps comme la Rapsodie polonaise, la
Symphonie n°6 “ In memoriam ”, ou l’Hommage à Lech Walesa.
La fonction “ phare ” de l’artiste romantique est ici remplacée
par une attitude d’humilité face au processus créateur. Sans se croire
aucunement porteur d’un quelconque message d’origine religieuse ou
politique, Tansman se veut un témoin sensible de son temps, prêt à
partager avec ses auditeurs, par la musique, dans l’ordre de l’émotion.
Le créateur, pour lui, n’est qu’un vecteur ; il se veut comme un
révélateur de ce qui existe déjà, celui qui a le don, grâce à sa
sensibilité développée, de dévoiler à ses semblables une réalité qui est
pourtant si proche d’eux. C’est pourquoi il s’exprime avec réserve sur
la musique utilitaire, la Gebrauchmusik prônée par Hindemith, non
pas tant parce qu’il en condamne la vocation essentiellement
pédagogique en direction du plus grand nombre, mais parce que pour
lui, le don de la création véritable ne peut revêtir qu’un caractère
unique, exceptionnel et individuel. Néanmoins, Tansman, à la
demande de ses éditeurs, sera en son temps, avec réalisme et talent, un
grand producteur de ces musiques utilitaires, écrites pour les enfants
ou la jeunesse. Il saura, avec lucidité, faire le partage entre les
20
Cité in Schwerke, Irving, Alexandre Tansman, compositeur polonais, ibid.,
p.100.
21
Cité in Schwerke, Irving, Alexandre Tansman, compositeur polonais, ibid.,
p.101.
42
différents niveaux de l’activité du compositeur. Toutefois, son
exigence artistique l’incite à concevoir la musique déconnectée de la
sphère du quotidien et du marché. En effet, disait-il, “ L’œuvre
musicale, comme toute œuvre d’art, poursuit un but spirituel et non
utilitaire ”22.
La question est de savoir ce que Tansman exprime dans et par
sa musique et quelle hiérarchie il établit entre les différents degrés de
signification. Tansman considère la musique comme un art autonome,
qui n’a pas besoin de support programmatique pour exister et être
perçu et qui n’est pas destiné, que ce soit à l’opéra ou au cinéma, à
venir souligner les mots, l’action dramatique ou les images. Maintes
fois, Tansman s’est exprimé sur ce point, indiquant que, s’il avait eu
besoin de dire quelque chose de conceptuel, il n’aurait pas utilisé le
vecteur des sons. Comme Stravinsky, il estime que la musique est le
seul art qui n’a pas pour point de départ des éléments de la réalité.
Tansman, sans adopter la position extrême de Stravinsky pour qui “ la
musique, par son essence, est impuissante à exprimer quoi que ce
soit : un sentiment, un état psychologique, un phénomène de la nature,
etc. ”, établit une hiérarchie entre musique abstraite, c’est-à-dire une
construction temporelle organisée selon ses moyens propres et toute
musique qui, par une convention tacite, se dit inspirée par ou prétend
exprimer ou illustrer.
Il reconnaît volontiers que dans toutes les sociétés de tous
temps, la musique a pu avoir une fonction liée aux différents moments
de la vie : travail, religion, guerres, fêtes. Il reconnaît aussi que
certaines musiques savantes de la tradition occidentale ont pu
présenter des tendances illustratives comme le poème symphonique,
l’opéra vériste ou la musique de film. N’a-t-il pas cédé, dans une part
importante de son catalogue, aux musiques fonctionnelles pour le
cinéma ou la radio ? Tansman estime qu’il y a, pour ce genre
d’utilisation de la musique, autant de distance qu’entre la littérature et
la publicité. Très peu des compositions de cette catégorie ont été
jugées dignes par lui de figurer au nombre de ses œuvres
“ sérieuses ”23. De même, Tansman n’est pas sans savoir que des
sentiments suffisamment généraux comme la joie, la douleur,
l’angoisse ou même des contenus spécifiques non narratifs (d’ordre
22
Tansman Alexandre, Igor Stravinsky, ibid., p. 43.
23
À la seule exception néanmoins de la Suite dans le goût espagnol que
Tansman tira de la musique radiophonique Les Voyages de Magellan.
43
philosophique, poétique ou pictural), peuvent être associés par le
compositeur ou l’auditeur à certaines musiques, moyennant un accord
conventionnel entre l’émetteur et le récepteur. Les nombreux
hommages et élégies que comporte son œuvre témoigneraient de cette
tendance. Néanmoins, le sujet d’inspiration, objet de la composition
musicale, reste dans un rapport éloigné de la structure de l’œuvre et
l’écriture est informée plus par la conception abstraite que par
l’expression du sentiment. Le mouvement symphonique La Lutte de
Jacob avec l’Ange, inspiré par le tableau de Gauguin, appartenant à
l’origine Quatre mouvements symphoniques, en est un exemple
flagrant. De même, ni l’Hommage à Érasme de Rotterdam, ni Les Dix
Commandements ne nous apprennent, en tant qu’œuvre musicale,
quelque chose de substantiel sur la pensée d’Érasme ou sur les tables
de la loi.
La question du langage n’a jamais cessé de préoccuper le
compositeur. Dans le chapitre Discipline et attitude de son ouvrage
sur Stravinsky, auquel le lecteur peut ici se référer, Tansman a décrit
clairement sa position sur le débat qui a fondé toute l’histoire
musicale du XXe siècle opposant les partisans de la tonalité à ceux de
l’atonalité. Tansman n’est pas a priori contre l’atonalité, à condition
que ce moyen technique ne devienne pas exclusif. Sa position a
toujours été de ne pas exclure les nouvelles possibilités conquises.
Son œuvre est celle d’un esprit libre qui sait assimiler tout ce qui est
utile à sa création parmi les moyens disponibles de son temps. Il fera
dans ses œuvres de maturité et de sa dernière période créatrice, de
plus en plus souvent appel à des éléments atonaux (clusters, lignes
dodécaphoniques, lignes d’accompagnement chromatique) sans aucun
esprit systématique et toujours en contraste avec des éléments tonaux
ou modaux.
Dès le début de sa carrière de compositeur, Tansman affirme la
prédominance de l’élément humain dans le processus créatif. Tansman a
un jour déclaré “ Le moment subjectif crée l’art, le moment objectif le
transforme ”24. Pour lui, “ la musique n’a jamais changé de substance et
elle ne changera jamais ses buts. Sa réalisation est la mélodie, son but est
l’émotion. Sont sujets au changement, la forme de la réalisation et les

24
Cité in Schwerke, Irving, Alexandre Tansman, compositeur polonais, ibid., p.
100.
44
moyens d’expression ” 25. C’est pourquoi après la Seconde Guerre
mondiale Tansman rejette l’aléatoire, qu’il s’agisse de l’aléatoire
contrôlé au moyen de réservoir de hauteurs et de rythmes, employé par
Lutoslawski, ou de la musique stochastique assistée par ordinateur chère
à Xenakis, ou des formes ouvertes mobiles de Boulez, Stockhausen ou
Berio, ou encore, des différentes possibilités d’inclure des éléments
d’improvisation dans la composition musicale. L’idée d’ad libitum et
même d’ossia est absolument étrangère à la composition tansmanienne.
Face à une partition de Tansman, l’interprète doit conserver une attitude
de respect du texte musical comme s’il s’agissait d’une partition
classique ou romantique. C’est pourquoi Tansman exprime aussi ses
réticences envers l’intrusion des machines non seulement dans le calcul
servant à l’élaboration de l’œuvre mais aussi dans la fabrication du son,
car il perçoit dans le phénomène de la reproduction sonore du son un
risque de voir les productions musicales se standardiser et se
dépersonnaliser. En fait, Tansman ne voit pas comment la subjectivité
peut trouver sa voie dans les nouvelles configurations offertes au
créateur, avec l’introduction d’une pensée relativiste et de technologies
qui n’existaient pas au début de sa carrière de compositeur. C’est contre
ce désengagement de la subjectivité du créateur que Tansman se
mobilise. Pour lui, “ une œuvre musicale est une manifestation
d’individualité humaine, donc d’intelligence. Elle est la manifestation
d’une pensée personnelle, et non collective ou anonyme. Cette pensée
peut être, et elle est dans la plupart des cas, un produit de la
collectivité anonyme dont elle réalise ou synthétise les possibilités.
Mais la condition primordiale d’une œuvre d’art est l’originalité de sa
source et de sa réalisation à laquelle s’ajoutent les qualités inhérentes
à la personne du compositeur : vocation particulière, aptitude et
formation professionnelle, caractère particulier de la substance et de
l’expression réalisée que nous dénommons personnalité, originalité,
individualité ”26. Ainsi, l’œuvre de Tansman nous apparaît comme un
art d’équilibre entre l’intelligence et la sensibilité. “ L’intelligence se
manifeste, par conséquent, dans une œuvre d’art sous des aspects
divers : commençant par le sens de la discrimination et l’autocritique
dans le choix des matériaux à utiliser, elle aboutit à l’invention des

25
Cité in Schwerke, Irving, Alexandre Tansman, compositeur polonais, ibid., p.
97.
26
Tansman Alexandre, Igor Stravinsky, ibid., p. 44.
45
moyens propres à coordonner ces matériaux et à en faire une
construction logique d’un genre particulier ”27.
Tansman a toujours voulu réserver l’expérimentation à l’atelier
du compositeur. Néanmoins, il admet pour la musique certaines
possibilités d’évolution. Son œuvre est là encore pour en témoigner,
lorsqu’on prend en compte son parcours, des œuvres de jeunesse à
celles de ses dernières années. Sans jamais en avoir fait l’expérience,
il considérait même que la musique sur bande pouvait, dans certaines
circonstances, être un complément de moyens à la disposition du
compositeur d’aujourd’hui, mais ne concevait pas qu’elle puisse
remplacer, elle seule, définitivement la musique instrumentale et
écrite.
Tansman estimait que, par-delà toute spéculation théorique, un
artiste devait avant tout avoir quelque chose à communiquer, et que le
choix des moyens d’expression était subordonné à cette exigence.
“ La personnalité de l’artiste ne se manifeste pas exclusivement dans
l’originalité de ses moyens d’expression, qui sont un facteur
temporaire d’une évolution générale, mais principalement dans
l’attitude spirituelle qu’il adopte vis-à-vis de son art et dans les buts
qu’il s’assigne ”28. Il insistait toujours sur la nécessité pour le
compositeur d’avoir quelque chose à dire et d’être porteur non pas
tant d’un message que d’une capacité de faire naître chez l’auditeur
une émotion.

La personnalité musicale de Tansman


Que Tansman s’oppose aux tendances subjectivistes du post-
romantisme ou aux raffinements sonores de l’impressionnisme,
indique une volonté chez lui de ne pas s’inscrire dans les chemins déjà
parcourus. Quelles voies sont offertes à un jeune compositeur en
1920 ? Le debussysme et ses prolongements au sein de l’école
française? Certes, Tansman admire Ravel, l’homme et sa musique.
Mais, par-delà l’admiration, il semble difficile à un jeune compositeur
polonais de prétendre vouloir s’inscrire dans cette tradition. Cette
piste n’appartient pas à sa filiation culturelle. De même, l’école
allemande de Strauss et Reger semble trop expansive et “ ampoulée ”
au regard de l’expression intime souhaitée par Tansman. Alors faut-il
27
Tansman Alexandre, Igor Stravinsky, ibid., p. 45.
28
Tansman Alexandre, Igor Stravinsky, ibid., p. 44.
46
pour lui suivre la voie de l’atonalisme tracée par Schoenberg ? Les
développements de ce langage conduisent à l’expressionnisme qui,
par l’exagération des sentiments mis en scène, ne convient pas à sa
nature profonde. Doit-il regarder vers la Russie avec ses deux
tendances divergentes : celle de Scriabine, sulfureuse, à l’harmonie
élaborée ou celle, plus angulaire de Stravinsky, dont le Sacre
constitue un stade indépassable dont Stravinsky lui-même n’aura de
cesse de s’évader en explorant d’autres voies, aussi inattendues
soient-elles. Peut-il enfin s’inscrire dans le sillage du grand maître de
la musique polonaise d’alors, Karol Szymanowski ? Si les agrégations
harmoniques des Préludes pour piano laissent transparaître quelques
influences de Scriabine et de Szymanowski, elles seront de courte
durée. Quant à Stravinsky, il semble trop présomptueux pour un jeune
compositeur de continuer après le Sacre une direction que Stravinsky
lui-même s’est refusé de poursuivre. L’influence réelle de Stravinsky
sur Tansman se fera nettement plus sentir à partir de 1944, non pas
tant de manière littérale et technique que d’un point de vue
intellectuel et spirituel, lorsque Tansman aura vécu ses années d’exil
dans la proximité humaine et artistique de Stravinsky et aura analysé
en profondeur la conception, l’attitude et la discipline créatrice du
maître russe.
Très vite, au début des années 20, Tansman choisira une voie
qui lui sera propre et qui, comme toujours, résultera de la synthèse
d’éléments épars qui conviendront le mieux à son projet esthétique
global. L’harmonie sera simplifiée, la pensée linéaire jouera un rôle
prédominant, la construction mélodique sera soigneusement travaillée
dans le but de privilégier l’expression lyrique, le rythme s’affichera
plein d’énergie, la forme sera subtilement articulée selon des
procédures très personnelles n’ayant rien à voir avec la pensée
formelle académique et les inflexions polonaises, françaises,
hébraïques, le jazz seront de temps à autre convoquées, selon les
nécessités.
Le concept de néoclassicisme n’est pas satisfaisant pour tenter
de décrire la personnalité musicale de Tansman, ni dans l’entre-deux
guerres, ni surtout après la Seconde Guerre mondiale. En effet,
l’œuvre de Tansman comprend sa part de modernité qui réside dans
certains aspects de l’écriture et de la facture : l’emploi de la
dissonance, une conception tonale élargie, un goût prononcé pour les

47
sonorités soigneusement combinées, une propension à l’écriture
linéaire, une conception libre de la forme. En outre, il s’est toujours
opposé aux “ retours à ”, par essence impossibles. Il estimait en outre
que la musique qu’il écrivait, exprimait la sensibilité d’un homme de
son temps. “ Je veux être un musicien de mon temps, cela veut dire
essayer de poursuivre le but fondamental et inchangeable de la
musique par les moyens de mon temps, ou plutôt par les moyens
auxquels mon temps a abouti dans son évolution ”29.
Tansman définit l’attitude classique sur un autre plan que celui
du seul langage : “ Le classicisme d’un musicien ne se définit pas par
l’usage d’un style déterminé, attaché à l’écriture d’une certaine
époque, mais uniquement par la manière de s’en servir, par l’attitude
de “l’ego” créateur en face de l’œuvre abstraite, par le degré de son
intervention et de sa participation consciente à l’élaboration de cette
œuvre ”30. Le classicisme et le romantisme sont donc pour Tansman
“ avant tout des facteurs psychologiques intervenant dans la genèse et
dans le processus créateur de l’artiste, non des dates et des époques
historiquement délimitées ”31. Rien n’est plus étranger à l’art
tansmanien que l’expressionnisme, la boursouflure, l’expression de
sentiments exagérés, l’exhibitionnisme, la mise au-devant du soi. La
musique est avant tout conçue comme une mise en jeu de structures
sonores dans lesquelles rythme et mélodie, harmonie et contrepoint,
forme et instrumentation coopèrent en vue d’un objet esthétique
destiné à toucher l’auditeur. Il se situerait volontiers dans une lignée
de compositeurs sachant réfréner l’expression débordante de l’ego au
profit d’une expression lyrique largement fondée sur un chant continu,
lignée à laquelle pourraient se rattacher d’une manière ou d’une autre
des personnalités aussi diverses que Fauré, Roussel, Stravinsky,
Milhaud, Aaron Copland ou David Diamond. Tansman apparaît
comme le représentant d’un art fait de pudeur et de réserve ; mais
aussi d’un art fondé sur le choix, l’élection et l’élimination, facteurs
qui, pour lui, participent de manière primordiale à l’acte créateur et
constructeur. “ Il est facile à un musicien connaissant bien son métier

29
Cité d’après des notes manuscrites du compositeur destinées à l'émission
radiophonique “ Pour ou contre la musique moderne ”.
30
Tansman Alexandre, Igor Stravinsky, p. 20.
31
Tansman Alexandre, Igor Stravinsky, ibid., p. 20.
48
de réaliser une œuvre “difficile”, mais il n’est pas donné à chaque
musicien d’avoir quelque chose de simple à dire... ”32.
Comme tout musicien compétent et indépendamment de ses
propres tendances esthétiques, il savait reconnaître les véritables
personnalités et les talents authentiques de son temps. Sans parler de
personnalités qu’il vénérait comme Ravel ou Stravinsky, Tansman
reconnaissait l’apport incontestable et la validité des œuvres produites
par des personnalités aussi diverses que Schoenberg, Berg, Webern,
Roussel, Dallapiccola, Henze, Dutilleux, Messiaen, Lutoslawski,
Penderecki ou Boulez. Sa générosité se traduisait dans le soutien qu’il
apportait à de jeunes personnalités comme Cristóbal Hálffter ou
Vlastimir Trajkovic. En définitive, il était parfaitement conscient que
le langage pouvait évoluer à condition que cette évolution tienne
compte de la tradition et ne masque pas un manque de personnalité.

L’origine des textes réunis dans ce volume : écrits, conférences,


cours, interviews.
L’ensemble des textes publiés ici ne constitue aucunement
l’intégralité des écrits 33 ou des entretiens réalisés par Tansman. Le
compositeur raconte sa vie dans de multiples interviews dans la presse
ou à la radio, qui sont autant de témoignages de ses idées artistiques,
de sa conception de la création et de l’œuvre musicale, de la fonction
du compositeur dans la société et de ses vues sur l’évolution de la vie
musicale.
Il n’a pas eu une vie d’universitaire ou de professeur de
conservatoire, laissant des traces de son enseignement et de ses
recherches. En dehors des cours de composition donnés aux alentours
de 1960 à Santiago de Compostela, ses activités d’enseignant ont eu
un caractère discontinu et se situaient le plus souvent dans le cadre de
cours privés. Compositeur, pianiste, chef d’orchestre, musicien,
praticien avant tout, Tansman n’a jamais prétendu être un théoricien
de son art. Il écrit peu, surtout pas pour laisser un message à la
postérité. Lorsqu’il écrit, c’est pour répondre à une demande de la
société de son temps qui le presse de communiquer son témoignage

32
Lettre à Édouard Ganche du 24 décembre 1928.
33
En particulier, son important ouvrage sur Stravinsky ne figure ici que sous la
forme des deux chapitres : Stravinsky et le phénomène musical et Discipline
et attitude.
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sur Stravinsky, Bartók, Ravel, Gershwin ou ses vues sur Chopin, le
ballet ou les questions liées à la création musicale de son temps. Il
écrit encore plus rarement sur ses propres œuvres, considérant
qu’elles doivent être assez transparentes par elles-mêmes, au travers
du seul langage de la musique.
Les textes réunis ici proviennent d’origines diverses :
conférences, cours, interviews, articles, chapitres empruntés, notes de
programmes de concerts, et constituent forcément un choix. Souvent,
les textes publiés comme articles étaient amplement réutilisés dans ses
conférences. Les interviews sont une source non négligeable
d’informations biographiques ou de témoignages sur ses
contemporains. Elles demandent cependant à être croisées avec
d’autres sources (correspondances, programmes de concerts,
manuscrits), car elles peuvent contenir certaines imprécisions ou
confusions dues à la mémoire et à l’expression spontanée.
Il n’a pas été possible d’inclure la totalité des très nombreuses
interviews accordées par Tansman, soit à la presse, soit à la radio 34.
En effet, elles comportent forcément beaucoup de redites qui auraient
alourdi inutilement le présent ouvrage, mais chacune d’elles transmet
des informations spécifiques qu’il serait souhaitable de prendre en
compte pour une étude globale du compositeur et de son œuvre.
Il convient enfin d’accorder une attention particulière aux
documents épistolaires figurant en annexe. Bien qu’il s’agisse d’une
sélection forcément limitée, certains d’entre eux sont publiés ici pour
la première fois et constituent des sources irremplaçables pour les
chercheurs concernés par l’histoire de la musique au XX e siècle.
L’œuvre de Tansman, trop ignorée du public français encore à
ce jour, connaît cependant une véritable renaissance internationale.
De jeunes interprètes aujourd’hui s’y intéressent, la découvrent,
34
À titre informatif, mentionnons les entretiens suivants :
Rencontre avec Alexandre Tansman à l’occasion de son 80 e anniversaire,
entretien avec Myriam Soumagnac, 13 juillet 1977, Radio France.
“ Alexandre Tansman : Œuvre et témoignage ” in Les Chemins de la
Connaissance, émission de Marie-Hélène Pinel, mars 1980, Radio France
Alexandre Tansman, émission de Catherine Ravet et Alain Jomy, 21 et 28
février 1985
Entretiens avec Alexandre Tansman avec Marie-Pierre Soma et Françoise
Aubry publié in Musique et Concerts, 1986
Entretiens avec Alexandre Tansman de Christine de Obaldia, Radio France
1986 (diffusé le 14 décembre 1986).
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l’admirent, l’enregistrent et la jouent. La critique se réjouit toujours de
pouvoir de nouveau l’entendre grâce à l’enregistrement
phonographique. Le “ Concours international de personnalités
musicales Alexandre Tansman ”, organisé tous les deux ans en
Pologne à Lódz, dans la ville natale du compositeur, permet à de
jeunes musiciens de tous les pays de découvrir et de faire entendre ce
passionnant répertoire, qui appartient aujourd’hui au patrimoine
musical européen.
Représentant convaincu d’un art humaniste, conscient de se
situer dans un héritage qu’il n’a jamais renié, attentif à tout ce qui
s’est vécu dans ce siècle bouleversé et plein de contrastes, Alexandre
Tansman a donné une œuvre étendue et variée, exigeante et
émouvante, remarquablement accomplie et profondément personnelle,
qui fait de lui une des très grandes figures de l’histoire musicale du
XXe siècle.
.

Gérald Hugon, août 2004

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