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Arvo Pärt et le style tintinnabuli

La carrière artistique de l'Estonien Arvo Pärt a été sévèrement conditionnée par les politiques
culturelles répressives soviétiques. Appartenant à la génération des compositeurs rebelles et
insoumis tels que Schnittke, Gubaidúlina, Denísov ou Karétnikov, Pärt a presque complètement
abandonné la composition entre 1968 et 1976 jusqu'à ce qu'il synthétise le style tintinnabuli qui lui a
donné une extraordinaire réputation internationale des années 1980 à nos jours.

Dans ce cours, nous étudierons la musique de Pärt en considérant trois œuvres appartenant à ses
deux principales périodes créatives : Solfeggio (1963), le Cantus in memoriam Benjamin Britten
(1977) et Fratres (1977).

1. La musique de Pärt à l'époque de l'Union soviétique

Arvo Pärt naît à Paide, ville située à environ 90 km au sud-est de Tallinn. Ses parents, August Pärt
(1899 - 1972) et Linda-Annette (née Mäll ; 1907 - 1991), divorcent alors qu'il n'a que trois ans et sa
mère l'emmène vivre chez son nouveau compagnon à Rakvere, dans le Nord-Est de l'Estonie. Là,
entre sept et huit ans, il suit des cours de musique après l'école et apprend les bases du piano et de la
théorie musicale. À la maison, il ne dispose que d'un vieux piano à queue dont seuls les registres
extrêmes peuvent être joués convenablement ; cela le pousse à l'expérimentation et à inventer ses
propres œuvres. Adolescent, Arvo Pärt écoute toutes sortes de musiques à la radio mais il est plus
particulièrement intéressé par la musique symphonique. Il écoute notamment les programmes de la
Radio finlandaise qui pouvaient être captés assez clairement dans le nord de l'Estonie. On raconte
même qu'il tournait en rond, à vélo, sur la place de la ville alors que les concerts symphoniques y
étaient diffusés via des haut-parleurs. Il ne voulait pas rester statique pour ne pas éveiller les
soupçons.

Bien que le piano soit son instrument de prédilection et qu'il en joue parfois en concert comme
accompagnateur, il pratique aussi le hautbois dans l'orchestre de son école, les percussions dans un
groupe de danse et chante dans le chœur de son école. Progressivement, il passe des improvisations
au clavier à des compositions plus formelles qu'il commence à noter vers quatorze ou quinze ans.

Arvo Pärt entre en 1954 à l'École secondaire de musique de Tallinn et compte parmi ses professeurs
Harri Otsa. Il y étudie la théorie musicale, la composition, le piano, la littérature musicale, l'analyse et
la musique populaire. Cet apprentissage est interrompu après quelques mois seulement par le service
militaire obligatoire au cours duquel il joue de la caisse claire et du hautbois dans la fanfare. Ces deux
années sont vécues comme une souffrance et il contracte une maladie rénale qui compromettra sa
santé pendant plus de dix ans. Il retourne à l'École secondaire de musique de Tallinn pour l'année
scolaire 1956-1957 avec Veljo Tormis pour professeur et assimile facilement toute idée nouvelle (dont
le dodécaphonisme), en fonction du peu de musique occidentale qu'il peut entendre. Il fait déjà
preuve d'un talent évident et naturel pour la composition ; un de ses compagnons d'étude, Ave
Hirvesoo, déclare même qu'il « semblait secouer sa manche et des notes en tombaient »

Il entre au conservatoire de Tallinn à l'automne 1957 où il étudie avec Heino Eller. Les programmes
obligatoires comportent également l'économie politique, l'histoire du Parti communiste et la «
science de l'athéisme ». Parallèlement, il trouve un emploi d'ingénieur du son à la radio estonienne,
poste qu'il occupe de 1958 à 1967. En 1962, l'une de ses compositions écrites pour chœur d'enfants
et orchestre, Notre jardin (1959), le fait connaître dans toute l'Union soviétique et lui permet de
remporter le Premier Prix des jeunes compositeurs de l'URSS. À cette époque il est quelque temps
directeur musical du Théâtre des Pionniers de Tallinn et compose de la musique pour le théâtre,
particulièrement des pièces pour enfants et marionnettes (Quatre danses faciles pour le piano, Cinq
chansons enfantines) ; il reçoit également de nombreuses commandes de musiques de film. Quand il
sort diplômé du conservatoire de Tallinn en 1963, sa carrière professionnelle de compositeur est déjà
bien amorcée.

Des premières années de la révolution bolchevique (1917) jusqu'à sa dissolution en 1991, l'Union
soviétique a patronné les arts à une échelle inégalée dans un État moderne, tout en les soumettant à
un contrôle étroit dans le double but de projeter une image de prestige à l'étranger et d'assurer une
certaine unité de pensée à l'intérieur du pays. La surveillance et le contrôle de la vie musicale
soviétique sont confiés à l'Union des compositeurs soviétiques, fondée par décret en 1932 après
l'abolition de l'Association pour la musique contemporaine et de l'Association des musiciens
prolétariens de Russie. De cette date à la mort de Staline, deux grandes purges "anti-formalistes" sont
déclenchées contre les compositeurs modernistes - la première en 1936, la seconde en 1948 -
accompagnées de campagnes de diffamation dans la presse et de l'exclusion indéfinie des auteurs
concernés des circuits musicaux.

A partir de 1948 et pendant la première moitié des années 1950 (au plus fort de la paranoïa de la
guerre froide) l'étude de la musique contemporaine occidentale a été interdite (à l'exception de
Bartók) et les dortoirs des étudiants ont été perquisitionnés à la recherche de partitions interdites. En
1953, le compositeur Andrei Volkonsky est expulsé du Conservatoire de Moscou pour possession de
partitions de Schönberg et de Stravinsky. Depuis le début des années 1930, Stravinsky est considéré
par les autorités comme un "idéologue artistique de la bourgeoisie impérialiste". Il a été
particulièrement vilipendé par le régime en tant qu'exilé politique et déclaré anticommuniste.
Igor Stravinsky (au centre) est reçu par les autorités soviétiques en 1962 à Moscou, avec Tikhon Khrénnikov, président de
l'Union des compositeurs soviétiques, à droite.

Avec le "dégel1" politique de la fin des années 1950 et du début des années 1960, la musique
auparavant interdite (y compris les œuvres dodécaphoniques) a été autorisée à être entendue et
étudiée dans les conservatoires, ouvrant timidement mais progressivement l'espace au
développement de ces avant-gardes. Dans un geste d'ouverture largement médiatisé, Stravinsky se
rend à Leningrad et à Moscou en janvier 1962 à l'invitation des autorités soviétiques. Cela n'empêche
pas l'Union des compositeurs de continuer à émettre des avertissements et à censurer des œuvres
lorsqu'elle estime qu'un auteur a franchi un seuil en ce qui concerne l'utilisation du sérialisme 2, de
l'atonalité ou de la dissonance.

1
Le dégel ou dégel de Khrouchtchev en Union soviétique fait référence à la période entre 1956 et 1964, au cours de laquelle la répression
politique et la censure ont été partiellement assouplies en raison des politiques de déstalinisation mises en œuvre par le nouveau dirigeant
soviétique Nikita Khrouchtchev. L’une des conséquences les plus notables de ces changements a été la libération de quelques millions
(selon l’association Memorial) de prisonniers politiques détenus dans les camps de travail du Goulag (généralement situé dans la Sibérie
froide et inhospitalière.) En outre, le nouveau dirigeant a tenté de promouvoir une politique de coexistence pacifique avec les grandes
puissances occidentales.
2
Le sérialisme intégral est une technique de composition musicale apparue au XXe siècle. Il trouve ses origines dans le dodécaphonisme
d'Arnold Schönberg, bien qu'il embrasse des possibilités créatives plus larges. La distinction fondamentale entre le sérialisme et le
dodécaphonisme est que le principe sériel peut être appliqué à plusieurs paramètres musicaux (rythme, dynamique, timbre, etc.), et pas
seulement à la hauteur des notes, comme le suggérait l'approche dodécaphonique d'origine.
Dodécaphonisme : La technique dodécaphonique – également connue sous le nom de dodécaphonisme, sérialisme dodécaphonique et
composition à douze notes – est une méthode de composition musicale conçue pour la première fois par le compositeur autrichien Josef
Matthias Hauer, qui a publié sa « loi des douze tons » en 1919. En 1923, Arnold Schoenberg (1874-1951) a développé sa propre version,
plus connue, de la technique dodécaphonique, associée aux compositeurs de la « Seconde école de Vienne », qui ont été les principaux
utilisateurs de la technique dans les premières décennies de son existence. La technique est un moyen de s’assurer que les 12 notes de la
gamme chromatique sonnent avec la même « égalité » dans un morceau de musique, tout en évitant de mettre l’accent sur une seule note.
La grande majorité de la musique occidentale est composée sur une structure appelée système tonal qui régule les relations entre les notes
d’une gamme et les accords qui en émergent. Le système s’organise autour d’une note qui sera appelée tonique et donnera son nom à la
tonalité, qui peut être majeure ou mineure (do majeur ou mi mineur par exemple). Le dodécaphonisme propose dans ses règles l’égalité de
toutes les notes incluses dans une octave, éliminant la tonique comme note la plus importante autour de laquelle le reste des sons sont
ordonnés.
Chez Pärt on retrouve deux périodes chronologiquement et stylistiquement distinctes, séparées par
une crise créative et personnelle qui a duré de 1968 à 1976, au cours de laquelle sa production a été
réduite au minimum. Sa première œuvre cataloguée - la Sonatine en mi bémol mineur op.1, n° 1 de
1959 - a été composée alors qu'il terminait ses études de composition avec Heino Eller au
Conservatoire de Tallinn et qu'il travaillait à la Radio estonienne. Sa première œuvre sérielle -
Nekrolog (1960) - est critiquée lors du congrès de l'Union des compositeurs de 1961, dont le premier
secrétaire, Tikhon Khrénnikov, rend un verdict accablant : "une œuvre comme celle de Pärt montre
clairement que l'expérience dodécaphonique n'est pas tenable". La pratique du dodécaphonisme a
été reprise par les jeunes compositeurs soviétiques comme un exercice de liberté et de rébellion
contre le système, avec des précédents tels que l'expulsion de Volkonski de l'Union des compositeurs
après la publication de sa suite dodécaphonique Musica Stricta.

Pendant la période qui suit Nekrolog, Pärt approfondit le sérialisme intégral, bien que de manière
moins stricte que les principaux compositeurs occidentaux de ce mouvement, tels que Boulez ou
Stockhausen. En 1963, il a l'occasion de participer au Festival d'automne de Varsovie - un espace qui a
ouvert l'Europe de l'Est à l'avant-garde musicale occidentale depuis sa création en 1956 - où il
rencontre Luigi Nono, une autre figure de proue du sérialisme intégral dont l'ascension de l'autre côté
du rideau de fer a été justifiée par son militantisme communiste. De retour en Estonie, Pärt dédie à
Nono son œuvre dodécaphonique Perpettum mobile (1963), qui est présentée à l'Automne de
Varsovie en 1965 et fait l'objet d'une critique favorable dans le magazine Soviet Music. Pärt
commence à se forger un statut de jeune musicien soviétique d'avant-garde prometteur et à être
considéré comme un atout national en Estonie.

De gauche à droite : les compositeurs Jaan Koha, Luigi Nono, le musicologue Luigi Pestalozza et Arvo Pärt à Tallinn.

À cette époque, Pärt avait amorcé un retour partiel à la tonalité à travers des œuvres telles que
Diagrams op. 11 pour piano (1964), qui opposent des éléments tonaux, des séries dodécaphoniques
et des citations littérales de la musique de Jean-Sébastien Bach dans un polystilisme qui n'est pas
sans rappeler celui qui a rendu Schnittke célèbre. Plus tard, la découverte du plain-chant en 1967
l'amène à approfondir la musique sacrée et à composer Credo (1968) pour piano, chœur et orchestre.
Cette œuvre, collage d'éléments dodécaphoniques et bruitistes, d'accords triadiques chatoyants et de
citations du prélude en do majeur du Clavier bien tempéré, provoque un second conflit avec les
autorités soviétiques.

Créée par l'Orchestre et le Chœur de la Radio estonienne et retransmise en direct par la Radio
estonienne, elle a dû être reprise dans son intégralité en raison de la réaction exaltée du public. Le
sentiment contestataire de l'œuvre transparaît dans tous ses gestes et plus encore en cette période
grise : le choix d'un texte sacré ("Je crois en Jésus-Christ"), les effets d'avant-garde - dissonances, cris
désordonnés du chœur - et les références tonales claires ancrées dans la spiritualité bachienne,
s'opposent, dessinant une lutte symbolique entre le bien et le mal. Immédiatement retiré de la
circulation par les autorités, Pärt est interrogé sur ses intentions politiques, bien que l'affaire soit
réglée en interne et qu'il ne soit pas exclu de l'Union des compositeurs. Souffrant de problèmes de
santé, il abandonne son travail à la radio, plonge dans une crise personnelle et abandonne presque
complètement la composition pendant huit ans. De cette réclusion naît son célèbre style
tintinnabulaire (Kevin C. Karnes, Arvo Pärt's Tabula rasa, Oxford University Press, 2017).

2. Solfeggio (1963)

Cette petite œuvre chorale à quatre voix a été composée avant la synthèse du style tintinnabulaire,
bien que sa simplicité et sa construction en anticipent certaines caractéristiques. L'ensemble de la
pièce est construit à partir d'une sérialisation de la gamme de do majeur, en entrant successivement
les notes de la gamme ascendante de do majeur à une distance d'une blanche, ce qui est répété neuf
fois au total dans des dispositions différentes.

Le dépouillement de l'approche ne cache pas une réalisation soignée. Le même nombre de mesures
n'est pas un hasard. Puisque les notes sont introduites dans un intervalle invariable de blanche, une
gamme est complétée toutes les quatre mesures de 4/4, en déplaçant une note à chaque tour.

Analyse du solfeggio (les durées sont divisées par deux et chaque "mesure" représente quatres mesures de l'œuvre
originale), nous avons omis les silences entre les notes. En vert, les mouvements cadentiels de la basse ; les flèches bleues
représentent des groupes de clusters ; en rouge, la ligne fondamentale supérieure.

3. Tintinnabuli : technique, construction et attitude

Pendant la pause créative qui a commencé en 1968, Pärt s'est converti au christianisme orthodoxe
russe en 1972 et s'est consacré à l'étude de différentes traditions de musique sacrée, notamment le
chant grégorien, la polyphonie de l'école de Notre-Dame et la polyphonie de la Renaissance. À la fin
de cette période, en 1976, il a composé un petit groupe d'œuvres dans lesquelles il a mis en pratique
un nouveau système de composition qu'il a appelé tintinnabuli, nom latin des cloches à main utilisées
par les moines médiévaux pour appeler au travail et à la prière. Il est significatif que le premier
concert de cette musique ait été donné par l'ensemble de musique ancienne Hortus Musicus - fondé
à Tallinn en 1972 - avec des pièces des compositeurs franco-flamands Guillaume de Machaut et
Guillaume Dufay.

Le tintinnabule de la basilique Virga Jessé de Hasselt (Belgique)

Formellement (selon la terminologie introduite par Paul Hillier), la technique tintinnabuli consiste à
accompagner une mélodie principale (voix M) par une voix tintinnabulaire (voix T) qui n'utilise que
des notes appartenant à un accord de triade, en suivant une sorte de règle par rapport à la voix M.

Für Alina (signifiant en français « Pour Aline ») est écrite en 1976 pour piano. Cette œuvre marque un
tournant crucial dans les compositions de Pärt. Elle est considérée comme l'œuvre fondatrice du style
tintinnabuli associé à la musique minimaliste. Arvo Pärt, après ses premières compositions de style
sériel et ses musiques de films, décide d'orienter son écriture vers un retour à la musique tonale et
plus particulièrement le plain-chant et les compositeurs médiévaux polyphoniques. Ses penchants
spirituels et mystiques le poussent à l'utilisation des silences et des sons purs. À propos de Für Alina
Pärt déclare : « C'est dans cette pièce que j'ai découvert les séries d'accords parfaits dont je fis ma
règle très simple de fonctionnement. » Für Alina est, comme son titre l'indique, dédiée à Alina, la fille
d'un couple d'amis. La pièce a été jouée pour la première fois à Tallinn en 1976 avec six autres
œuvres.

Spiegel im Spiegel, composée en 1978, est la dernière œuvre qu'Arvo Pärt ait achevée avant de
quitter son Estonie natale. Suivant de deux ans seulement les premières œuvres "tintinnabulaires",
l'œuvre constitue l'un des exemples les plus soigneusement distillés de la nouvelle esthétique
compositionnelle de Pärt, et son extrême tranquillité contraste fortement avec la tension et la
frustration qui caractérisaient sa musique dix ans plus tôt.
4. Cantus in memoriam Benjamin Britten (1977),

Cette œuvre a été composée en hommage à Benjamin Britten, le compositeur britannique décédé un
an plus tôt. Comme dans d'autres œuvres de cette période, le Cantus combine le style tintinnabulaire
avec une réalisation simple mais stricte basée sur les canons de proportions 3 de la polyphonie du 15e
siècle et, en particulier, sur la Missa Prolationum et le canon à 36 voix "Deo Gratias" de Johannes
Ockeghem. D'autre part, basé sur une simple gamme descendante de la mineur, le Cantus est
intimement lié à Solfeggio, œuvre construite, comme nous l'avons vu, sur une gamme ascendante de
do majeur.

Cantus in memoriam Benjamin Britten (début)

Début des parties de violon I et II avec leurs divisi respectifs, où la sérialisation de la gamme descendante de la mineur, la
relation entre le rythme des violons I et II et la relation entre les voix M (mélodie) et T (Tintinnabuli) sont illustrées. Le
schéma peut être extrapolé aux altos, violoncelles et contrebasses, sauf que les altos n'ont pas de voix T.

3
Le canon, procédé de composition musicale en contrepoint dans laquelle plusieurs voix, vocales ou instrumentales, jouent ou chantent une
imitation de la mélodie, mais de manière différée
Le canon de proportion, canon dans lequel l'entrée des différentes voix ne se fait pas à la même vitesse
Le canon rythmique, canon qui ne prend en compte que la durée des notes et non leur hauteur.
Les violons I, les violons II, les violoncelles et les contrebasses sont divisés en deux groupes, la première moitié jouant des lignes
descendantes en la mineur, tandis que la seconde moitié joue, pour chaque note de la gamme de la première, la note de l'accord de la
mineur le plus proche en dessous d'elle. Par exemple, les notes La, Sol et Fa de la voix M correspondent à la note Mi de la voix T, les notes
Mi et Ré correspondent au Do, et les notes Do et Si correspondent au La.

L’œuvre consiste en l’exposition progressive d’une gamme descendante de la mineur en rythme


trochée (long-court) : d’abord une note (La), puis deux (La-Sol), trois (La-Sol-Fa), quatre, etc.
L’extension finale de la gamme atteint près de trois octaves dans le cas des violons I, deux octaves
dans les violons II, et des intervalles encore plus petits dans les sections restantes, selon les
proportions rythmiques que nous exposons ci-dessous.

Cette gamme est reproduite en cinq voix – violons I, violons II, altos, violoncelles et contrebasses – de
sorte que chaque section commence une octave en dessous de la précédente et utilise également un
motif de matrice de double durée par rapport à la précédente. C’est-à-dire : les violons I suivent un
motif rythmique de noire et blanche ; les violons II de ronde et blanche (la moitié de la vitesse), les
altos de deux rondes et une ronde, et ainsi de suite jusqu’à atteindre les contrebasses, dont le motif
est de deux valeurs de durée de huit et quatre rondes (seize fois plus lent que les violons I). Ces cinq
voix entrent de manière échelonnée, formant un canon de proportions.

De plus, les violons I et II, les violoncelles et les contrebasses (c’est-à-dire toutes les sections sauf les
altos) sont écrits en divisi en voix M et T, de sorte que la moitié des instruments portent la partie
principale (les gammes descendantes) et l’autre moitié une voix tintinnabulaire basée sur l’arpège en
la mineur.

Grâce à ce plan, le Cantus in memoriam Benjamin Britten évolue tout au long de ses presque sept
minutes comme un long crescendo qui conquiert progressivement les régions basses des
instruments. En raison de leurs vitesses différentes et du découplage entre les parties, les registres de
chaque groupe instrumental se croisent à de nombreuses reprises, provoquant une matière sonore
dans laquelle les dissonances se produisent et se défont à des rythmes et dans des registres
différents, jusqu'à ce que le mouvement entier s'arrête lorsque toutes les voix - en commençant par
les violons I et en terminant par les contrebasses - atteignent leur limite inférieure et forment un
accord extatique de la mineur.
Une caractéristique essentielle des œuvres de cette période clé de la production de Pärt est la rigueur
de leur construction - dans une interview de 1977, il qualifie l'une d'entre elles de "mathématiques
pures" - car, comme nous le verrons dans les exemples ci-dessous, chacune des compositions obéit à
un ensemble de règles aussi précises que n'importe quelle composition sérielle de Boulez ou
Stockhausen, bien que leurs qualités sonores soient infiniment plus douces et plus transparentes.

Ce ne sont cependant pas les qualités sonores de ces œuvres -consonance, centralité tonale-, ni la
rigueur de la construction qui déterminent à elles seules le style tintinnabulaire de Pärt. Ce sont des
œuvres essentiellement non discursives, qui déploient des processus qui naissent et s'éteignent avec
le naturel d'une réaction chimique, et qui - pour paraphraser Richard Taruskin - partagent avec
d'autres avant-gardes de l'après-guerre la conviction que l'auteur doit supprimer l'artiste pour que
quelque chose de "plus réel" puisse émerger de cet acte d’écoute.

5. Tabula rasa

Le style tintinnabulaire de Pärt s'est avéré difficile à aborder pour ses premiers interprètes parce qu'il
exige une attitude complètement différente de celle de toute musique composée antérieurement ;
une sorte d'époché4 qui ne coïncide ni avec l'objectivisme présumé de l'interprète de la musique
d'avant-garde, ni avec le subjectivisme de la musique de la tradition rhétorique. La création de Tabula
rasa (1977) par le violoniste letton Gidon Kremer 5 illustre parfaitement les difficultés que posent ces
œuvres à leurs premiers interprètes.

Kremer - une personnalité internationale qui avait déjà commencé sa carrière en travaillant avec
l'Orchestre philharmonique de Berlin et Herbert von Karajan - a demandé à Pärt d'écrire une œuvre
pour deux violons solos et orchestre à cordes qui pourrait être couplée dans le même programme
avec le Concerto grosso n° 1 d'Alfred Schnittke pour une tournée en Union soviétique, en Autriche et
en Allemagne avec la violoniste Tatiana Gridenko. Avant d'accepter la commande, Pärt lui a demandé
s'il était prêt à jouer de la "musique très lente", ce à quoi Kremer a répondu par un signe de tête.
Malgré l'avertissement, la perplexité des violonistes est totale lorsqu'ils reçoivent une partition dont
le premier mouvement consiste en une suite infinie d'arpèges en la mineur et dont le deuxième - et
dernier - mouvement (senza moto, sans mouvement) assigne des notes extrêmement longues à
pratiquement toutes les parties instrumentales.

Gridenko raconte la perplexité des solistes et de l'orchestre lors des répétitions du deuxième
mouvement et leurs tentatives de donner vie à l'œuvre par des effets dynamiques (intensité) et
acoustiques (tempo) habituels dans la musique romantique, car il leur était inconcevable de se
contenter de jouer une partition aussi extrêmement statique. À un moment donné, Pärt est monté
sur scène et, dans un geste de supplication, a demandé aux musiciens de "ne pas essayer de sauver
l'œuvre" et de se limiter à jouer ce qui était écrit. Avant le concert, la pâleur des visages donnait le
sentiment que le concert allait se terminer de manière catastrophique.

La catastrophe n'a pas eu lieu, mais le public a été très déconcerté par l'œuvre. La presse occidentale
établit des comparaisons avec la musique d'Extrême-Orient, l'École de Notre-Dame 6 et même le

4
Épochè est un mot grec (ἐποχή / epokhế) qui signifie « arrêt, interruption, cessation ». En philosophie, et par la suite en psychanalyse, ce
terme désigne la suspension du jugement.
5
Gidon Kremer (en letton : Gidons Krēmers), né le 27 février 1947 à Riga, est un violoniste et chef d'orchestre letton.
6
L’École de Notre-Dame désigne un style de musique développé par des compositeurs ayant exercé à la cathédrale Notre-Dame de Paris de
1160 à 1250 faisant partie de l'Ars antiqua. Mais plus qu'une connotation géographique (des sources proviennent aussi de Beauvais ou de
psychédélisme de Pink Floyd. Dans certaines villes - Graz, Bonn - l'œuvre a fait sensation et a été
accueillie par un tonnerre d'applaudissements enthousiastes. Manfred Eicher, fondateur de
l'influente maison de disques munichoise ECM, publie l'œuvre sur un premier album monographique
en 1984, marquant la première étape de la mondialisation de Pärt et de son style tintinnabulaire
(Karnes, 2017).

En Occident, la musique de Pärt a été rattachée dans les années 1980 à d'autres courants de
l'époque, comme la Nouvelle Simplicité 7 de compositeurs tels que Manfred Trojahn ou Wolfgang
Rhim ou le minimalisme américain8 de Steve Reich ou Philip Glass. L'émergence d'autres figures
d'Europe de l'Est - comme le Polonais Henryk Górecki - ayant un fort impact commercial au cours des
années 1990 a donné naissance à l'étiquette "minimalisme sacré" pour désigner ce nouveau courant
inattendu de crossover post-sérialisme. En effet, Pärt a été nommé 11 fois aux Grammy Awards entre
1989 et 2013, et Gorecki a placé sa Symphonie n°3 en sixième position des albums les plus vendus au
Royaume-Uni en 1992. Cependant, ces circonstances ne doivent pas faire croire que la musique de
Pärt est liée ou influencée par l'un ou l'autre de ces courants. Pärt et Górecki sont tous deux issus du
sérialisme intégral, et cette empreinte est essentielle pour comprendre leur musique ; dans le cas
d’Arvo Pärt on retrouve dans son style minimaliste la pureté conceptuelle et la construction formelle
rigoureuse du sérialisme intégral.

6. Fratres

Fratres, pour orchestre à cordes et percussions, a été composé la même année que Tabula rasa et
Cantus in memoriam Benjamin Britten. L'œuvre est conçue comme une sorte de litanie dans laquelle
la même phrase est répétée séquentiellement neuf fois, séparées les unes des autres par six
interventions délicates de claves et de grosse caisse. La phrase utilise une gamme de A phrygien
majeur (une gamme qui, dans certains manuels, est appelée "gamme andalouse"), qui n'est rien
d'autre qu'une gamme phrygienne avec une tierce majeure. C'est-à-dire : la, si♭, do#, ré, mi, fa, sol.

Sens), l'expression fait référence aux caractères des compositions : outre l'utilisation des modes rythmiques et mélodiques (les huit tons
d'église) en usage, on constate surtout l'apparition, suivie d'un important développement, de formes musicales polyphoniques telles que le
conductus (le conduit), l’organum fleuri et enfin le motet .
7
La nouvelle simplicité (en allemand, die neue Einfachheit) est une tendance stylistique qui a émergé chez certains compositeurs allemands
de la jeune génération à la fin des années 1970 et au début des années 1980, en réaction non seulement à l'avant-garde musicale
européenne des années 1950 et 1960, mais aussi à la tendance plus générale à l'objectivité au tournant du siècle. D'autres termes sont
parfois utilisés pour désigner ce mouvement : "nouvelle subjectivité" (neue Subjektivität), "nouvelle essence" (Neue Innigkeit), "nouveau
romantisme", "nouvelle sensualité", "nouvelle expressivité", "nouveau classicisme" et "nouvelle tonalité".En général, ces compositeurs
prônaient l'immédiateté entre l'impulsion créatrice et le résultat musical (contrairement à la planification pré-compositionnelle élaborée
caractéristique de l'avant-gardisme), dans l'intention de faciliter la communication avec le public. Dans certains cas, cela s'est traduit par un
retour au langage tonal du XIXe siècle, ainsi qu'aux formes musicales traditionnelles (symphonie, sonate) et aux combinaisons
instrumentales (quatuor à cordes, trio avec piano), qui avaient été largement évitées par l'avant-garde. Pour d'autres compositeurs, cela
signifie travailler avec des textures plus simples ou utiliser des harmonies triadiques dans des contextes non tonaux. Parmi les compositeurs
les plus étroitement identifiés à ce mouvement, seul Wolfgang Rihm a acquis une réputation significative en dehors de l'Allemagne.
8
La musique minimaliste est un courant de musique contemporaine qui s'est développé dans les années 1960 aux États-Unis. Née comme
un mouvement underground dans les espaces alternatifs de San Francisco, elle a rapidement commencé à être entendue dans les lofts de
New York et est devenue le style de musique expérimentale le plus populaire du 20e siècle. À ses débuts, il a impliqué des dizaines de
compositeurs,Note 1St.1991 1 bien que seuls quatre d'entre eux aient atteint la célébrité, La Monte Young, Terry Riley, Steve Reich, Philip
Glass,1 rejoints plus tard par John Adams. L'une des premières œuvres minimalistes est le Trio pour cordes de La Monte Young (1958), bien
que la pièce considérée comme fondatrice soit In C de Riley, composée en 1964. Plus qu'un retour à la tonalité, le courant est surtout
caractérisé par l'utilisation d'une pulsation régulière et la répétition de courts motifs évoluant lentement. Au-delà d'un mouvement de
réaction au sérialisme, alors dominant en Europe, la musique minimaliste marque l'émergence d'une musique américaine novatrice, déliée
de ses attaches européennes. Les compositeurs minimalistes ont aussi opéré un retour vers plus d'émotion musicale, au lieu de l'approche
essentiellement intellectuelle de la musique sérielle, ou l'approche conceptuelle de la musique expérimentale telle que la pratique John
Cage. Après des débuts difficiles hors des circuits traditionnels de la musique classique, la musique minimaliste a acquis l'adhésion d'un
certain public, venant parfois d'univers différents comme le jazz, le rock, les musiques improvisées, ou la musique électronique. La
télévision et le cinéma ont utilisé abondamment cette musique, en particulier les œuvres de Philip Glass, contribuant à sa diffusion jusque
dans le grand public. De violentes critiques se sont aussi exprimées de la part du monde musical envers le courant minimaliste, l'accusant
de produire une musique de consommation, superficielle, et sans âme.
La phrase est divisée en deux demi-phrases mutuellement symétriques, qui utilisent une talea 9 (motif
rythmique) de durée croissante répétée trois fois. La talea commence par une blanche et se termine
par une blanche pointée, et comprend entre deux, quatre et six noires, respectivement, à chaque
répétition.

Talea utilisée dans Fratres

D'un point de vue mélodique, la deuxième phrase est le renversement de la précédente, en prenant
la note initiale comme axe de symétrie et en s'en tenant toujours à la gamme de La Phrygien majeur.
Chacun des trois segments des deux phrases commence par la même note (dans l'exemple ci-
dessous, la note mi) et parcourt les degrés adjacents en formant une sorte de double fioriture qui
s'étend à l'aigu et au grave jusqu'à couvrir les sept notes de la gamme, au fur et à mesure que la
longueur de la talea augmente.

Phrase initiale de Fratres (1977) de Arvo Pärt.

Les neuf répétitions de cette phrase sont exécutées séquentiellement, en commençant par le premier
mi de la deuxième ligne supplémentaire ci-dessus et en descendant par tierces - mi, do#, la, fa, ré, si,
sol, mi, do# - dans chaque phrase jusqu'à ce que la limite inférieure de la tessiture du violon soit
atteinte.

Structure des quatre premières phrases de Fratres (1977) d'Arvo Pärt (écrites une octave en dessous de l'original). Les phrases restantes
poursuivent la séquence descendante par tierces.

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Aux XIV et XVe siècle, dans le cadre de l’isorythmie, cellule rythmique se reproduisant sur des notes différentes.
L'œuvre qui en résulte a été adaptée par le compositeur pour de nombreux ensembles
instrumentaux différents, dont violon et piano (1980), violoncelle et piano (1989) et violon, orchestre
à cordes et percussion (1992). Ces versions comportent des parties virtuoses pour violon et
violoncelle solo, qui reproduisent la polyphonie tintinnabulaire au moyen du bariolage, de cordes
doubles et triples et d'harmoniques artificielles. Dans tous ces cas, la transposition de la polyphonie à
chaque support instrumental a impliqué des choix spécifiques qui n'ont pas toujours été identiques.

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