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Alexandr Scriabine, musique et théosophie.


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La personnalité artistique et atypique de l’œuvre de


Scriabine, longtemps ignorées, dédaignées des
musicologues et des interprètes, « représente une sorte
de passé non consommé »1 que des pianistes aussi
prestigieux qu’Horowitz et Sofronitzki auront permis de
sortir de l’oubli. Grâce à ceux-ci et à leur immense
talent, nous pénétrons dans un univers musical dont la
singularité séduira l’homme soucieux de connaître de
nouveaux horizons esthétiques. Ceux qui le connaissent
déjà l’admettrons volontiers : écouter la musique
d’Alexandre Scriabine, c’est aller à la découverte d’un
univers sonore inédit dont l’évolution, qui de
l’épigone de Chopin et de Liszt aux œuvres de la
maturité, nous conduit aux confins de l’atonalité. Nul
doute que sa place est celle d’un des grands pionniers
de la musique du XXème siècle au même titre qu’un
Debussy, un Bartok, ou encore un Stravinsky. Scriabine
illustre très bien le radicalisme de l’époque tout en
conservant, contrairement à Schoenberg, le pouvoir
d’enchanter. Comme l’écrit fort à propos Henry Miller,
« Scriabine, c’est comme un bain glacé, la cocaïne,
l’arc-en-ciel… » Cette reconnaissance reste néanmoins à
conquérir. En effet, si aujourd’hui Scriabine est
considéré par les musicologues comme un précurseur de
la musique contemporaine, l’œuvre que les pianistes
interprètent demeure le plus souvent cantonnée aux
premiers numéros d’opus de sorte que le grand public
n’a pas encore pris conscience de l’originalité de
l’œuvre, des beautés troublantes et voluptueuses
qu’elle recèle. Ce qui frappe avant tout, c’est
l’inventitivé tant rythmique qu’harmonique d’un
discours polychrome (mais malheureusement inachevé ;
n’oublions pas qu’il est mort en 1915 à 43 ans) qui
devance nombre de compositeurs de son temps.
Assurément, l’originalité du compositeur n’a d’égal que
son égotisme pour lequel seule « sa libre activité
créatrice est tout, rien n’existant en dehors d’elle. »
1
Note de présentation de l’intégrale des sonates pour piano
par Evelyne Dubourg, Tudor 726
3

Né en Janvier 1872, fils d’une mère musicienne et d’un


père juriste, il entame une carrière de pianiste après
des études où il eut pour professeur Arensky et Tanéiev
au Conservatoire de Moscou, années qu’il partagera avec
Sergeï Rachmaninov. Ses premières pièces sont des
valses, des mazurkas, et des préludes de facture
romantique et d’inspiration slave avec lesquelles il
rompra au sortir de la fin du XIXème siècle. Quant aux
premières sonates, elles sont écrites dans un style
lyrico dramatique, proche de Chopin avec néanmoins plus
de complexité dans leur rythme interne et plus
d’intensité dans leur contenu affectif. A partir des
années 1900, ce qui devient déterminant n’est plus la
ligne mélodique mais la qualité attractive des timbres
et des sonorités. Avec la suppression des relations
tonales disparaît la nécessité de recourir aux
principes issus de la forme sonate comme la pluralité
des mouvements, le développement préconçu du matériau
sonore. Cette disparition de la tonalité va de pair
avec la destruction de la notion de temps qui s’impose
« quand l’harmonie se suffit à elle-même, refusant
d’être l’agent de l’évolution, pour se complaire de sa
seule verticalité sur la partition. »2 Cette rupture
correspond avec l’irruption de considérations
théosophiques qui se traduira harmoniquement par la
disparition des tierces et des quintes au profit de
l’introduction de quartes augmentées qui bouleversent
la modalité majeur/mineur. L’œuvre nous initie à un
nouveau langage détaché du lyrisme romantique de sa
jeunesse. En 1905, l’art de Scriabine est installé ;
l’armature à la clé a disparu et laisse place à un
univers de consonances et de dissonances qui résulte
d’un libre usage des douze sons. Parce qu’il avait
compris que l’harmonie classique avait vécu, il lui
fallait désormais prendre d’autres chemins.
C’est ce qu’il réalise avec Prométhée (1908-1910), le
poème du feu et son accord « mystique », composé de 6
2
Denys Lémery, in présentation des Sonates interprétées par
Vladimir Ashkenazy.
4

notes (do fa dièse, si bémol mi la et ré ou bien le ré


dièse sol ut dièse fa dièse et si) dont la dissonance
nous introduit dans un monde au charme vénéneux qui
égare nos oreilles habituées à la tonalité. Il faut
remarquer que l’instrumentiste dispose de nombreuses
indications de caractère et de tempo (frémissant,
accarezzevole, avec une ardeur profonde et voilée,
haletant, avec élan, avec une joyeuse exaltation, avec
une joie subite, de plus en plus radieux, avec une
douce ivresse, avec ravissement, avec une douce
langueur de plus en plus éteinte, statico, languido,
stravaganza, etc.) pour mener à bien l’interprétation
qui parfois peut être déconcertée devant tant de
novations esthétiques. Quant à la compréhension
profonde de l’œuvre, elle suppose de la part de
l’exécutant des dispositions intellectuelles peu
banales. Un pianiste comme « Vladimir Sofronitzki
réunissait les qualités qui ont fait de lui
l’interprète par excellence, le grand initié des
mystères sonores scriabiniens […] Il a toujours exigé
et obtenu de la musique une transcendance, un
dépassement » qui nous conduit par ses mariages de sons
3

et de couleurs jusqu’à l’extase. Ce qui nous touche,


c’est le fait que sa musique nous révèle une
préoccupation spirituelle qui animera sa vie tout
entière laquelle l’amènera à concevoir un clavier
couleur qui synthétiserait l’art pictural et l’art
musical. Cette idée restera à l’état de projet jusqu’à
présent inabouti. Scriabine projetait de créer un opéra
qui serait la fusion de tous les arts et de tous les
sens, lequel devait être créé dans un temple hindou. Il
mourut sans que ce projet puisse être réalisé. C’est à
partir de l’année 1902 que ses idées philosophiques et
mystiques vont peu à peu envahir sa musique pour
constituer l’armature intellectuelle de ses
compositions. On peut en suivre la trace par les
adjectifs qui qualifient ses poèmes : un poème divin,
3
André Lischke, in présentation des sonates de Skrjabin par
Vladimir Sofronitzki, Le chant du monde ldc 278.764
5

un poème de l’extase, des poèmes pour piano, tragique,


satanique, fantastique, ailé, languide. Se faisant de
plus en plus rare en Russie, il mène une carrière
internationale qui le conduit en France, en Italie, en
Belgique où il découvre les symbolistes, comme
Maeterlinck, et les cercles théosophiques autour de
Delville ; il joue à New York tout en continuant de
dévorer Nietzsche. Malheureusement, il n’aura pas le
temps de développer ses idées les plus modernistes ; il
meurt d’une septicémie en avril 1915. La dimension
ésotérique à laquelle le nom de Scriabine est associé
l’a longtemps desservi. « L’aura d’intuition et
d’improvisation subjective qui reste attachée depuis
toujours aux œuvres pour piano de Scriabine, avec en
plus une phraséologie qui se couvre de voiles mystiques
et qui prétend définir une philosophie par des slogans
restent encore aujourd’hui les grands facteurs négatifs
qui s’opposent à la découverte du monde sonore de
Scriabine. » 4
C’est l’opinion qu’en a Igor Stravinsky
pour lequel la pensée de Scriabine est l’expression «
d’un désordre idéologique et psychologique, détaché de
toute tradition. »5 Ce que l’on reproche à Scriabine,
c’est d’écrire une musique qui ne serait que le
prétexte d’une pensée égarée dans la théosophie, i.e.
de ne pas être de la musique pure, mais une musique à
programme « basée sur une très mauvaise et fumeuse
littérature. »6 Ce reproche demeure d’actualité et pas
seulement pour Scriabine : toute compréhension de la
musique qui recourt à une explication extramusicale
encourt les foudres de la critique. Pour celle-ci, la
musique se suffit à elle-même, aussi doit-elle être
exempte de toute interprétation étrangère à sa logique
immanente. Cet interdit doit cependant être levé parce
qu’il altère, quoiqu’on en dise, la compréhension des
motivations profondes de Scriabine. Celui-ci était-il
4
Roberto Dikamn, Skrjabin, Beschluss und Vollendung, Revue
musicale suisse, sept. 1969.
5
Igor Stravinsky, Poétique musicale, Plon 1952, page 66.
6
Henri Barraud, L’école russe in Histoire de la musique, II,
la Pléïade, Gallimard, 1963, page 697.
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un mystique authentique ou bien son mysticisme ne


représentait-il qu’une attitude de façade ? Existe-t-il
un rapport entre ses écrits et sa musique et ce rapport
comment s’exprime-t-il, s’il existe ? C’est à ces
questions que nous allons tenter de répondre par le
biais de ses écrits et de ses œuvres musicales.
La philosophie, Scriabine l’a étudiée en autodidacte ;
c’est au hasard de ses lectures qu’il s’est forgé une
conception de l’univers musical qu’il rapproche de la
magie. En analysant les textes qu’il nous a laissés, on
s’aperçoit qu’il possède une conception idéaliste du
monde, expliquant l’existence à partir de la prise de
conscience qu’on en a. « Tout ce qui existe n’existe
que dans la conscience »7 Niant la réalité objective de
la matière, ce sont les pensées, les idées qui sont à
l’origine du monde extérieur ; dans cette perspective,
les choses n’ont pas d’existence propre ; elles
n’existent pas en tant qu’objet indépendant du Moi. Par
idéalisme, il faut comprendre un système philosophique
qui ramène l’être à la pensée et les choses à l’esprit.
En affirmant que « le monde n’existe qu’en qu’objet
perçu, il en arrive à la conclusion que le « monde est
le résultat de l’activité du moi » où tout ce qui
existe n’existe que dans l’activité de la conscience.
C’est pourquoi on peut dire que le moi en créant la
sensation, s’actualise comme donnée immédiate de la
conscience. Le monde n’est qu’un produit d’une
subjectivité opérante : « il n’y a rien, et il ne peut
rien y avoir en dehors de notre esprit. »8 C’est le moi
qui détermine le monde ; c’est lui le principe
d’activité ; en faisant de la conscience la cause du
monde, Scriabin débouche sur un solipsisme pour lequel
l’existence est une émanation du moi. Procéder à
l’analyse de la réalité signifie examiner la nature de
l’activité de sa propre conscience et la libre
créativité. Qu’implique musicalement cette position ?
7
A. Skrjabin, Prometheische Phantasien, Deutsche
Verlagsanstalt, 1924, page 33.
8
Prométheische Phantasien, page 67.
7

Il en découle que l’art est un mode supérieur de


connaissance, une intuition analogue à celle du
mystique ; l’art nous permet d’accéder au monde du
divin. Il en résulte que l’artiste est le relais d’une
mission à accomplir : relier l’homme à Dieu.
Pour Scriabine, il ne fait aucun doute que le sujet, le
moi, est la cause première et dernière de toute
expérience : « j’affirme le fait de ma conscience tout
comme celui de mon activité. Sans cette activité, tout
disparaîtrait pour moi. »9 Il rejoint là l’action-fait
de Fichte pour lequel le moi est à la fois ce qui agit
et le produit de cette activité. Ce qui implique que
l’action et le fait qui en résulte sont identiques,
autrement dit, que l’être et l’agir se confondent.
Cette priorité ontologique du moi fait que l’homme est
capable d’édifier le monde tout entier. Cela suppose de
l’individu qu’il rentre en soi pour aboutir à une
pleine conscience de ses possibilités créatrices.
Si Scriabine doit beaucoup à Fichte, il est aussi
redevable à Schopenhauer auquel il a emprunté plusieurs
de ses concepts : d’abord le concept de vouloir-vivre,
ensuite l’idée que l’activité est sans but, qu’elle
n’est qu’un jeu et enfin le rôle de la musique en tant
qu’art libérateur. Qu’est-ce que notre vie sinon un jeu
sans but d’une éternelle nécessité. « Tout n’est que
jeu, mais ce jeu, c’est la réalité suprême la plus
réelle. »10 Parvenue à son degré maximum, l’activité est
extase, plaisir infini par lequel je fais un avec
l’Etre. Cette volonté de totalisation explique la
volonté scriabinienne de faire la synthèse de tous les
arts. Ainsi le poème Prométhée faisait appel à des
projections de lumières colorées. Dans la partition,
Scriabine avait prévu une portée supplémentaire,
intitulée « luce » où les couleurs sont indiquées par
des notes. Avec Prométhée, Scriabine s’était contenté
de synthétiser les correspondances entre les sons et

9
Idem, page 101.
10
B? Ibidem, page 34.
8

les couleurs. Il avait voulu créer un poème sonore et


lumineux à la fois. Avec l’acte préalable, il va
essayer de combiner les sons, les couleurs, les
mouvements et les paroles, les gestes et les parfums
pour obtenir une synthèse complète de tous ces
éléments. Il veut créer l’œuvre d’art total. Cette
composition n’était qu’une introduction à une œuvre
ultime, son opus magnum : le Mystère. Celui-ci devait
être à la fois un acte liturgique et une œuvre d’art.
En tant qu’œuvre d’art, il devait représenter la
synthèse de trois arts : la poésie, la musique et les
arts plastiques ; en outre, il imaginait une symphonie
de lumières et de couleurs ; il rêvait que la Nature
participât à la liturgie artistique de ce mystère : le
souffle du vent dans les arbres, le scintillement des
étoiles, la couleur du soleil à l’aube et au couchant.
Ce mystère devait durer sept jours sans que se dresse
de barrière entre le public et les participants. L’acte
final devait se finir sur une danse orgiaque qui ne
serait plus disciplinée que par le rythme.
« En construisant son Opus Magnum, le compositeur
espérait parvenir au but final de l’alchimie
spirituelle : la réintégration cosmique, i.e. la
régénération du Cosmos tout entier et de toutes les
créatures spirituelles dans l’extase, but ultime de
l’alchimie véritable. »11 Le but final de Scriabine
était sans doute chimérique ; il n’en demeure pas moins
une ambition dont l’influence sur la musique actuelle
est plus forte qu’on ne le pense. Il suffit de s’en
tenir à ce qu’en dit Karlheinz Stockhausen à propos de
son oeuvre Sternklang : « La musique, c’est comme une
sonorité d’étoile qui mène à une méditation conduisant
l’individu à pénétrer le Tout cosmique. »

Franck-Pascal le Crest.

11
Manfred Kelkel, Alexandre Scriabine, Sa vie, l’ésotérisme
et le langage musical dans son œuvre, Honoré Champion, 1984.
9

Bibliographie :

Jean-Yves Clément, Alexandre Scriabine ou l’ivresse


des sphères, Acte Sud, 2015.

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