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« Il faut imaginer Sisyphe heureux. »

Les héros de Malraux selon l’expression de Mounier,


sont des « métapracticiens » c’est-à-dire « des
explorateurs de l’inconnu par la voie de l’action
(où d’autres choisissent la connaissance), des
passionnés de la situation-limite, mordus finalement
d’un seul souci : donner un sens à leur non-sens ;
ils le font par un singulier renversement puisqu’ils
prétendent fonder une action plus résolue et
créatrice, sur le non-sens, plutôt que sur la
signification. »1 C’est précisément parce que ce
monde est absurde et que son terme est la mort qu’il
nous faut vivre pleinement, que la vie est sans
espoir et une que notre désir doit savoir
l’accueillir comme il convient ; on connaît tous le
mot que Malraux prête à son personnage Garine :
« une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une
vie. »2 Devant le désespoir qui naît de la raison,
Malraux ne peut qu’opposer un vitalisme exaltant le
privilège d’une existence insensée, libre et
ondoyante qui jouit de « l’harcelante préméditation
de l’inconnu. »3 Il faut s’abandonner au mouvement
de la vie, se laisser porter par la surprise, comme
un clin d’œil amusé à notre destination finale.
Vivre et se griser à l’idée du désespoir qui envahit
l’homme prêt à affronter sa mort ? Tel est ce à quoi
Garine se donne : « pas de force, même pas de vraie
vie sans la certitude, sans la hantise de la vanité
du monde. »4 « On ne prévoit pas, on ne connaît

1
Emmanuel Mounier, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos, op.
cit., page 25.
2
Garine, page 216.
3
André Malraux, Claude, la voie royale, page 55.
4
André Malraux, Les conquérants, page 229.
1
2

pas : on se reconnaît. »5 Avançons ; qui sait ce que


nous rencontrerons, bonheur ou malheur, lumière ou
nuit du désespoir. « Une vie comme la sienne jetée
au pari de l’extrême, est faite pour nous secouer
d’étonnements et de questions »6 sans nous offrir
une halte de repos. Si pour Sartre l’existence
précède l’essence, chez Malraux, l’action précède
l’a apriorisme de quelque système idéologique. Se
donner, c’est se découvrir, créer c’est se créer,
partir d’un matériau qu’il s’agit de modeler au gré
de l’action qui l’appelle. S’exposer. « Celui qui
vit selon Malraux boit à un alcool plus fort : une
conscience intense, sans faiblesse et aussitôt qui
contre-attaque. »7 Exister en dépit de tout, de
notre fin prochaine, répondre à l’appel impérieux
d’une vie qui se sait condamnée mais qui oppose un
appétit féroce : « mourir le plus haut possible »8
est l’exigence d’une volonté de vivre qui n’a de
cesse d’éprouver la palpitation de son cœur. C’est
cette force incompressible que le côtoiement de
l’homme avec la mort exalte : « la mort était peut-
être semblable à cette musique… au delà du cachot,
au delà du temps, existait un monde victorieux de la
douleur même, un crépuscule balayé d’émotions
primitives où tout ce qui avait été sa vie glissait
avec l’invincible mouvement des mondes dans un
recueillement d’éternité. »9 ce débordement qui se
refuse aux limites que la raison fait valoir, au
choix pour le risque, la sagesse de Mounier nous met
en garde : « il y a dans l’homme Malraux des pentes

5
André Malraux, les Noyers de l’Altenburg, éd. Du Haut
Pays, II, page 100.
6
Emmanuel Mounier, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos,
Points Seuil 1970,page 13.
7
Emmanuel Mounier, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos, op.
cit., Page 26.
8
André Malraux, La condition humaine, page 75.
9
André Malraux, Le temps du mépris, pp. 55-56.
2
3

mortelles, et mortelles non seulement pour lui


seul »10 car « cette chose absurde, que la vie nie en
vain, (la mort) peu à peu fascine la vie au point
qu’elle apparaît au sens propre comme un sacrement
de vie : celui qui la donne […] en reçoit comme une
grâce d’élection, une puberté spirituelle, une
douceur »11, comme l’élixir d’un amour paradoxal pour
la vie. Le tueur de Malraux (Tchen) inverse la
proposition de Caligula (je vis, je tue) pour
s’exclamer : je tue, je vis. Méfiance et prudence
sont donc de mise car à solliciter l’absolu, c’est
le rien et le délire qui sont au rendez-vous, et à
l’enthousiasme succède la déception, à l’idéal, le
goût amer de la désillusion ; vivre ainsi, c’est
solliciter une pulsion criminelle qui, quand elle
s’est emparée de l’homme, transforme alors son chant
de joie en un cri d’effroi, ce d’autant plus quand
« l’absence de finalité donnée à la vie est devenue
une condition de l’action »12 livrant l’homme à ses
plus vils penchants. Malraux est plus que conscient
de ce péril ; ce qu’il connaît et dont il veut se
soustraire, le goût de l’action enivrée de
puissance, ses personnages l’exprime. « Leur rythme
propre est la crise, un perpétuel mouvement de flux
et de reflux, d’échec et de victoire. Ils ne peuvent
trouver le repos que par l’angoisse, l’abandon que
par le défi. Leur vie spirituelle est comme une
tempête continuelle d’antinomies dont les termes
s’écrasent les uns contre les autres tout comme ils
se séparent dans la rupture, un existant qui doit
maintenir les contraires unis dans un terrible
effort de tension jamais résolue. »13 Mais pourquoi
10
Emmanuel Mounier, Idem, page 17.
11
Ibidem, page 27.
12
André Malraux, La voie royale, Le livre de poche, page
47.
13
Ernesto Sabado, Ma rencontre avec Malraux, in Esprit
janvier 2001, page 74.
3
4

se mentir ? Ce danger a pour vertu de nous rappeler


que la mort est notre possibilité suprême, qu’elle
peut surgir là, maintenant. Parce qu’elle est là,
présente, à chaque instant, elle nous apprend que
personne ne vivra à ma place, nous rappelant
brutalement « la solitude immuable derrière la
multitude, comme la grande nuit primitive derrière
cette nuit dense et basse… »14 Vivre authentiquement,
c’est ne pas fermer les yeux devant l’imminence de
ce possible. C’est faire face à elle, ne pas fuir en
plein désert, ou parcourir les mers, mais
l’affronter en dépit de l’échec final en la défiant
comme Malraux le fit lors de la guerre d’Espagne,
non pas pour mourir, mais au contraire pour
ressentir le plus intensément possible cette vie,
vie,
cette effraction par laquelle mon ivresse tente
d’éclairer cette nuit que beaucoup choisissent.15
Cette vie, c’est la mienne que moi seul subit ou
détermine. Tout se passe comme si quand on ouvrait
une porte une autre se refermait, annulant le pas
vers l’autre. Comme chez Sartre, on retrouve ce
thème de l’isolement qui renvoie au refus de toute
adhésion d’un l’homme en perpétuelle fuite. Sous
l’héroïsme et l’enthousiasme de l’action, derrière
la vitalité de l’être, se cache une plainte.
« Partout affleure une eau profonde et noire,
partout se devine une angoisse sans visage, une
lourde épaisseur de ténèbres sans ouverture sur le
monde, sans espoir de clarté. »16 Et de l’homme qui
s’affronte à la vérité de sa condition, naît cette
passion troublante qui, nourrie de désespoir, attise
la fascination de l’homme pour la mort. L’horizon de

14
André Malraux, La condition humaine
15
Nous pensons ici au livre de Jean-Marie Rouard consacré
à « ceux qui ont choisi la nuit », c’est-à-dire au
suicide, Grasset.
16
Gaétan Picon, Malraux, Le Seuil, 1974, page 69.
4
5

la mort, c’est un destin que l’on provoque pour


faire reculer ce qui limite l’homme. Nous retrouvons
là la pulsion anomique qui cède à l’envie du meurtre
qui emporte l’un ou l’autre des guerriers, comme si
c’était là le seul moment paradoxal de leur lien.
A l’attitude chevaleresque de Malraux, Sartre
rétorquerait que cette joie devant la mort est une
illusion, parce qu’elle n’humanise rien, qu’elle ne
signifie rien en raison de sa contingence absolue ;
qu’elle est jetée là, comme moi, sans rien avoir à
nous offrir. Malraux lui répondrait : monsieur
Sartre, vous avez bien dit qu’« il est absurde que
nous soyons nés, et il est absurde que nous
mourions. »17 Je ne puis nier votre propos. Mais si
effectivement je n’ai pas demandé à vivre, ma mort,
elle, je puis en décider et loin d’ôter à la vie
toute signification, l’homme qui sait la regarder en
face, même et surtout si elle nous abandonne à
l’incertitude absolue de notre devenir, qu’elle peut
nous faucher à chaque instant, cet homme est celui
qui sait que sa vie doit être vécue le plus
intensément possible. Le rapport de moi-même à moi-
même que médiatise la mort m’expose au choix
généreux d’exister. « La personne (qui résulte de
cette exposition), est un mouvement pour dépasser la
vie dans ce qu’elle est et dans ce qu’elle n’est
pas. Sa devise n’est pas sum, mais sursum. 
sursum. »18 La
présence de la mort réunit les hommes qui vont
combattre, elle forme le cercle d’une fraternité qui
brise la solitude de l’homme face à sa finitude. A
travers elle, on s’aperçoit que Malraux thématise
l’objet qui le hante, à savoir cette recherche d’une
« communion » des consciences. Dans l’épreuve de la

17
Sartre, L’Etre et le Néant, Gallimard, 1943, page 631.
18
Emmanuel Mounier, Introduction aux existentialismes,
op. cit., page 69.
5
6

guerre, de l’aventure, de la révolution, Malraux est


en quête d’un homme retrouvé, arraché à la morne
existence bourgeoise. « Cette œuvre où tout parle de
séparation […] est en réalité une des rares œuvres
de conciliation qu’ai produites notre époque. »19
L’écueil consiste à éviter de faire d’elle l’objet
d’un culte où triomphe le nihilisme dans lequel
tomba Drieu, mais de faire d’elle cette menace qui
vous éveille à une vie qui, parce qu’alors on sait
que tout peut se perdre, on sent la nécessité de ne
pas se refuser à la vie. Sa précarité nous donne le
goût de son inappréciable valeur, comme un infini au
sein même du fini. Malraux est d’autant moins un
désespéré qui s’offre à la mort parce qu’il ne croit
pas que celle-ci puisse servir de sens à la
réalisation chimérique du sens de l’Histoire cher à
l’utopie communiste. Elle est l’illusoire sacrifice
d’une génération pour légitimer la Cause, la
Révolution, la Société sans classe, etc. Non ; le
bonheur n’est pas dans un Lendemain hypothétique ;
il est ici et maintenant, sans qu’on puisse vraiment
le posséder et le garder, comme un instant éternel
qui s’est soustrait au Rien. C’est dans cette
perspective que Heidegger distingue deux modes
d’existence qui s’offrent à l’homme, la vie
authentique et l’inauthentique. Cette dernière
ressemble à celle qui correspond à ce que Sartre
nomme le monde des salauds, à savoir la vie dans
laquelle l’homme s’enfonce, en ayant renoncé au
questionnement de son être au profit de la banalité
d’un quotidien sans aspérités et anonyme d’où est
chassé ce qui peut troubler cette quiétude
impersonnelle et aliénée du On, une démission du
Dasein. C’est ce masque que les existentialistes

19
Jean-Marie Domenach, Le retour au tragique, Points
Seuils, page 179.
6
7

veulent arracher à l’homme engoncé dans la morne


tranquillité dans laquelle l’avènement de la société
de consommation l’a plongé. Il faut sauter le pas
qui, du sommeil d’où nous sommes, nous conduit à la
décision résolue de la lucidité de notre condition.
Pour Malraux, l’homme qui mérite le nom d’homme est
celui qui reconnaît le danger en se riant de sa
défaite certaine. Il faut vivre comme la vie mérite
de l’être, sans l’arrangement de quelque
accomplissement à venir auquel le marxisme voudrait
nous faire croire. L’action n’a pas à envisager un
futur, une organisation, des aménagements, des
projections. Elle est ouverture à un champ
d’éternels recommencements qui sollicitent l’homme à
refuser la fatalité qu’on lui propose. Malraux est
pris en tenaille entre un anarchisme qui tombe dans
l’impuissance de l’insurgé volontaire, enivré d’une
utopie chimérique, et la nécessité d’une discipline
que le communisme comme organisation structurée de
l’action suppose pour que l’idéal l’emporte. S’il
s’en délivre rapidement c’est que Malraux pressent
le danger que porte en elle cette idéologie. C’est
ainsi que celui-ci fait aux communistes le reproche
de n’être que des laquais d’un Parti avec son
évangile qui brime l’élan révolutionnaire et le
détourne de sa fin première. « Etre
révolutionnaires, pour vous, c’est être malins. Pour
Bakounine, çà n’était pas çà du tout. Vous êtes
bouffés par la discipline. Bouffés par la
complicité : pour celui qui n’est pas des vôtres,
vous n’avez plus ni honnêteté, ni devoirs, ni rien,
vous n’êtes plus que des curés »20, que les pantins
d’une dialectique qui triomphera de vous. Une fois
l’adversaire vaincu, c’est son système totalitaire
qui sera conservé pour retomber de nouveau dans une
20
André Malraux, L’espoir, page 181.
7
8

société de masse conditionnée par un système qui


réduit l’homme à n’être qu’un rouage anonyme de
l’appareil de production. Ce socialisme là, Malraux
s’y oppose de toutes ses forces, sachant qu’après la
victoire, il faut préparer une autre révolution,
celle où c’est votre liberté que vous prononcez
contre les totalités qui veulent se reformer. En
dépit de l’espoir que porte le communisme comme
symbole d’une rupture et d’une liberté arrachée à
son camp (celui de son appartenance bourgeoise), il
ne peut que trahir l’élan tragique de la pulsion
agonistique toujours prête à s’engager physiquement,
dans un corps à corps avec l’ennemi. Avec Malraux,
« nous sommes dans le domaine des forces
élémentaires : où bondit en lui un puissant désir
d’être vraiment celui qui décide et mène le combat,
qui par son seul défi nie l’ennemi au moment même
d’être terrassé, comme Perken mourant. »21 Cette
omniprésence de la lutte à mener signifie que pour
l’homme tragique, tout est toujours à rejouer. Il
n’a de cesse de redouter que sa pureté finisse par
l’abandonner. L’abandon de son choix communiste
n’est pas une démission ; elle est au contraire
l’affirmation d’une fidélité à soi-même pour des
idéaux qui ont déserté l’URSS et qui l’ont fait
choisir de Gaulle. Ce qu'il faut posséder, c’est
l’assurance qu’il y a en soi plus de puissance que
peut en avoir ceux qui veulent vous détruire, car
l’essentiel, c’est de partir en ayant fait en sorte
de s’être opposé de toutes ses forces à Thanatos,
qui, d’un sommet, vous précipitera dans le néant.
« Ce qui compte, ce n’est pas l’homme, c’est sa
lutte » nous dit un personnage du film L’Enclos
d’Armand Gatti. « L’homme tragique ne lève pas les
yeux vers le ciel. Il demeure ce néant lucide engagé
21
Emmanuel Mounier, op. cit., page 27.
8
9

dans l’action, bien que rien en soi n’a de prix ici


bas. »22 La vraie vie se nourrit de l’absence de
certitudes que la présence de la mort, de l’absurde
nous révèle. Ce qui compte, c’est sa fureur de jouir
momentanément de la victoire volée à la mort.
L’obsession de la mort qui dramatise la vie est une
sorte de victoire sur une fatalité invincible, et
elle n’est jamais que le chant pathétique de l’homme
condamné à être seul, à vivre de façon héroïque,
face à l’absurde auquel il refuse d’accorder le
dernier mot. Il apparaît nettement que son
anarchisme est coextensif à un individualisme
forcené où « il s’agit moins de détruire une société
oppressive que d’affirmer le pouvoir de l’homme
contre toute société. »23 Cet anarchisme est mû par
une volonté de s’arracher au dernier rendez-vous qui
attend tout homme, et cette volonté de tenir tête
coûte que coûte à l’ennemi ne peut que creuser
davantage le caractère tragique de la vie des héros
de Malraux si ce n’est la sienne. Alors que la
conscience des anarchistes du 19ème « ouvrait pour
eux sur une sorte de printemps des peuples et des
individus, de Pâques spirituelles et politiques, la
conscience de Malraux est plus sombre […] son
anarchisme se boucle sur son pessimisme […] Aux
mythes de paix, de libération, d’épanouissement et
d’abondance de l’anarchisme de 1860, Malraux n’a
gardé que quelques notes. Ses mythes dominants sont
des mythes de lutte et de tension. »24 Mais ce
pessimisme, Malraux n’a de cesse de l’envoyer dans
les cordes. Il n’est pas vain qu’un mot,
inlassablement revienne, celui de volonté.

22
Jacqueline Russ, Le tragique créateur, op. cit., page
17.
23
Jean-Marie Domenach, Le retour du tragique, Points
Seuil, 1967, page 183.
24
Emmanuel Mounier, op. cit., page 29.
9
10

« Diriger. Déterminer. Contraindre. La vie est


là. »25 Il s’en faudrait de peu pour que cette force
ne se retourne contre ce quoi elle bataille : le
communisme, le fascisme. Là encore, comment ne pas
être saisi par l’argument de Mounier pour lequel
« quand prédomine l’obsession de vaincre […] quand
mord la passion de puissance, la passion amère de la
puissance vaine, nous rôdons bon gré mal gré vers
les chemins de l’oppression de l’homme par
l’homme. »26 L’hubris qui peut s’emparer de l’homme
avide de mouvement, Malraux n’est pas sans ignorer
les ravages que ne peut manquer d’engendrer une
situation de perpétuels manques. Quand il y a plus
de gravité et de sentiments mêlés, s’enchaînent des
séquences de déceptions, puis des relances, où nos
désirs et nos rêves éveillés aspirent à une vie qui
demande tout sans que rien ne vienne accomplir ce
qui encombre notre imagination, où l’on ne fait que
saisir des impressions lointaines dans une terre
qu’on eût souhaité plus fertile. Par dépit, le
passionné se transforme en aventurier. « Toute ma
vie, j’ai couru le monde ; chaque désir, je l’ai
saisi aux cheveux, ce qui ne me suffisais pas, je
l’abandonnais ; je n’ai fait que désirer et
accomplir ; après je désirais de nouveau et, ainsi,
je me suis puissamment déchaîné à travers la vie. »27
En même temps que mon existence m’appelle à vivre,
sourd « une force dissolvante […] qui nous entraîne
sans cesse à la perte de l’existence. »28 Nous sommes
bel et bien au cœur de ce qu’est l’anomie telle que
la concevait Durkheim dans son ouvrage Le Suicide.
L’homme chancelle sur un chemin de crête qui peut le
25
André Malraux, Les Conquérants, page 242.
26
Emmanuel Mounier, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos, op.
cit., page 33.
27
André Malraux, Second Faust, acte V
28
Emmanuel Mounier, Introduction aux existentialismes,
Gallimard, 1971, page 83.
10
11

mener à la chute dans un désespoir sans fond qui,


parce que le sens n’a de cesse de se dérober, ouvre
comme seule expérience celle de l’intensité de
l’action révolutionnaire, de l’aventurier, de celui
qui joue sa vie comme celui qui la met en jeu à la
roulette russe. La seule norme qui subsiste est un
appel au défi faisant face au péril, allant jusqu’à
narguer la mort. « Comme dans toute position de
climat existentialiste, l’accent est placé sur
l’intensité de la conscience plus que sur son
rapport à une vérité.
vérité.29 »
Vivre, se vivre dans l’exaltante propulsion de
l’action qui s’étourdit de sa mobilité. « Faire !
Faire ! Faire ! Qui me donnera la force de
faire ? »30 clame le héros esseulé, à la recherche de
volontaires pour combattre l’ennemi. Qu’importe
d’ailleurs son identité, elle n’est que le prétexte
d’une volonté qui, éprise du besoin de s’abandonner
à la frénésie du jeu de la vie et de la mort, rêve
de se posséder. Malraux, en quête d’une plénitude
d’être, comme Drieu, croit trouver son
accomplissement dans l’action ; alors qu’elle est
censée réconcilier l’homme et la vie, celle-ci ne
fait qu’exacerber l’écart de soi avec le monde. « A
la fois homme du sensible (de l’acte, du moment, de
l’histoire) et homme de la plénitude intérieure (de
l’absolu) Malraux ne peut que poursuivre en vain cet
accord inaccessible dont il est avide autant qu’il
en est séparé. »31 Conscient de ce déchirement,
l’homme qui malgré tout s’obstine pour plier la
réalité à sa volonté ne peut que faillir dans le
choix politique de l’Un, le totalitarisme. Si
Malraux ne succomba pas à cette possibilité, son

29
Idem, 30.
30
Paul Claudel, Tête d’Or. 1889.
31
Gaétan Picon, Malraux, Le Seuil, 1974, page121.
11
12

ami, son frère, Drieu la Rochelle, lui, se précipita


dans le gouffre de l’activisme cultivé comme une fin
en soi, unique possibilité de vivre davantage quand
on ne se saisit de rien. Son suicide fut l’ultime
affirmation d’un homme ayant eu soif d’un idéal de
fraternité toujours trahi et désavoué. Prenons garde
de cet appétit : « une action qui n’intéresse
l’acteur que par la haute fréquence où elle le jette
[…] se place dans l’état même d’exaltation aveugle
où naît la mentalité fasciste […] Hitler aussi
offrait les joies fortes du jeu, de l’armée, de la
puissance, de la vie dangereuse et du beau
désespoir. »32 Mais c’est Drieu, l’aventurier
désabusé, qui est devenu fasciste alors que Malraux,
du fait qu’il disposait de valeurs, et la quête de
la dignité de l’homme n’en est pas des moindres, qui
déterminaient son combat, a rejoint la Résistance ;
parce qu’il a compris le risque de cette passion
vide de tout contenu, ou pervertie par une raison
qui dément la fin qu’elle est sensée servir, il ne
bascula pas dans l’autre camp. S’il fallait
reprendre la distinction que Simone de Beauvoir
établit entre l’aventurier et le passionné pour
qualifier Malraux, c’est le second terme qui nous
viendrait à l’esprit. Mais si nombre de traits
peuvent autoriser à le classer parmi les passionnés,
il faut cependant relativiser cette catégorisation
en regard de ses évolutions et de son sens critique
aiguisé vis-à-vis de lui-même, ce très tôt, et des
menaces inhérentes à la passion de l’engagement.
Chez lui, l’homme s’investit dans un projet où il
engage sa subjectivité pour défendre des valeurs
qu’il estime transcendant sa personne, là où
l’aventurier ne défend que son seul intérêt.

32
Emmanuel Mounier, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos, op.
cit., pages 30 et 31.
12
13

« En même temps qu’elle est assomption de la


subjectivité, la passion est aussi dévoilement
d’être ; elle contribue à peupler le monde d’objets
désirables, de significations émouvantes. »33 Comment
ne pas être fasciné par cette puissance affirmative
qui fait éclore des perspectives radicalement
nouvelles, riches de promesses qui éclairent un bel
avenir ? Mais cet appel à un dépassement de soi pour
des continents imaginaires à défricher est ambigu ;
cela suppose de reconnaître le danger que rencontre
tout novateur, et d’agir en fonction de lui, plutôt
que de se laisser griser par lui, d’en tomber
amoureux pour faire de cette menace l’instrument
d’une fin qui prétend servir quelque autorité
supérieure à soi (Dieu, la Patrie, l’Humanité, la
Vérité). Par son cynisme, l’aventurier se
précipitait dans l’abîme d’un nihilisme froid. Parce
son idéalisme, sans l’avoir voulu, le passionné
échoue sur l’écueil de ce nihilisme chaud. Pour peu
que cette passion se vive comme un don
inconditionnel de soi à une cause, c’est alors bien
le pire qui advient. Malraux ne fait-il pas dire à
Katow qu’« un homme qui se fout de tout, s’il
rencontre réellement le dévouement, le sacrifice, un
quelconque de ces trucs-là, il est foutu. Alors
qu’est-ce qu’il fait ? Du sadisme. »34 Mais son
idéalisme se dissipe bien vite quand il s’aperçoit
que ses rêves n’émanent que de son seul désir et
que, à moins de se transformer en tyran, il ne peut
contraindre les hommes à les partager. En fait, le
passionné poursuit une fin qu’il sait ne pas pouvoir
atteindre mais que pourtant il continue obstinément
à réaliser. Son malheur, c’est qu’il « se fait

33
Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, op.
cit., page 92.
34
André Malraux, La condition humaine page 247.
13
14

manque d’être non pas pour qu’il y ait de l’être,


mais pour être »35, sans avoir tout à fait conscience
des raisons qui le font agir. Aussi est-il condamné
à demeurer pour toujours à distance de l’objet
désiré, sans que sa quête ne puisse jamais être
satisfaite. Le risque est alors grand que le
passionné bascule dans le jeu gratuit de
l’aventurier, dans un jeu d’autant plus cruel que
l’objet recherché n’a de cesse de se dérober. Il
peut aussi choisir de renoncer à l’action et se
retirer d’un monde où il n’a pas sa place. Il
s’isole dans une solitude hautaine qui l’emprisonne
dans le ressassement malsain de ses souvenirs que
bercent ses déceptions. Ces deux voies, Malraux ne
les a pas empruntées, même s’il a souvent tutoyé
l’une d’elle sans choir dans le ravin de l’activisme
désespéré comme Drieu. Révolté par le pacifisme des
années 30, au moment où le fascisme se répand en
Europe, Malraux se lance au cœur des batailles,
exhortant à l’action. Il se refuse à cette fausse
paix et même s’il sait que la politique est
« l’éternelle déception de la liberté » comme le
pensait Proudhon, il y a nécessité d’agir pour que
le peuple espagnol ne sombre pas dans la perte de sa
liberté, l’abdication de son humanité. Même si la
cause est désespérée, l’homme qui s’attend au
probable échec ne veut pas renoncer à affronter ce
qu’il considère être son destin. Parce que sa
décision d’engager ses forces précède l’action, ses
futures défaites ne peuvent que renforcer sa
révolte. « Pour Malraux, l’action est ruée sur un
mur, derrière un nouveau mur, à l’infini. Le mur
s’appelle fatalité, destin. Il n’appelle pas
l’effort de raison. Il ne nous laisse qu’une issue :

35
Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, op.
cit., page 93.
14
15

foncer. L’allure du char de guerre : sécurité


derrière soi, danger devant, qui fuit le salut,
pique sur le danger, aveugle, dans une exaltation
aussi forte que le désir sexuel. »36 Surtout, ne pas
fuir, mais faire front, résolument et vouloir
triompher indépendamment du risque encouru ; tel est
ce qui guide ces personnages de roman : Garine,
Perken, Hong, Tchen, Grabst, Claude. Obtenir ce que
l’homme embourgeoisé des années 30 a renoncé : la
force du courage, l’amitié entre les peuples,
s’avancer en dépit du risque, exiger l’affirmation
d’une fidélité à un idéal. Servir, donner. Cela
prévaut sur un lendemain qui, peut-être, ne verra
pas le jour. « Quand l’utopiste se heurte à la
réalité, l’espérance s’écroule avec le rêve. Mais
celui qui a, dès le début, mesuré la part
inéluctable de l’échec, ne se résignera pas à la
défaite. »37 Au-delà du désespoir, se trouve la
liberté qui se découvre comme cette valeur qui faut
acclamer : « jamais on ne vit pareille armée ! Et
c’est comme si l’amour en était le commandement. […]
Et la mort a perdu son sens. »38 Jamais homme de ce
siècle passé fut autant que lui un être tragique,
ayant vécu, éprouvé ce qu’il a écrit, où la mélodie
du poète se mêle à la ferveur ardente toute
religieuse qui était sienne. A l’évidence, la figure
qui hante Malraux, c’est bien celle du héros39, du
conquérant, ce qui l’attise, c’est ce jeu pathétique
qui aiguise la confrontation avec la mort pour
sentir en lui s’épuiser ce qui lui échappera
toujours, tout en croyant, juste un instant fugace,

36
Emmanuel Mounier, op. cit., page 32.
37
Jean Marie Domenach, Le retour du tragique, Points
Seuil, 1967, page 178.
38
Paul Claudel, Tête d’Or.
39
Il le reconnaît fort volontiers : « Que faire d’une
âme, s’il n’y a ni Dieu ni Christ 
Christ ? De l’héroïsme 
l’héroïsme », In
la Condition humaine, page 79.
15
16

pouvoir posséder ce que jamais il ne possèdera.


D’ailleurs, il ne s’agit pas tant de posséder que de
vouloir l’emporter sur la petitesse d’un soi que
l’on juge par trop médiocre et étriqué quand celui-
ci exige d’être agrandi. Une bouffée de passion
envahit le militant qui s’en va défier l’ennemi :
« l’homme n’a pas envie de gouverner : il a envie de
contraindre, d’être plus qu’homme dans un monde
d’hommes. Echapper à la condition humaine. Non pas
puissant : tout-puissant »40 comme un Dieu. Nous
sommes là en plein délire, qui ressemble à s’y
méprendre au fasciste qui voue un culte sans borne
au chef, du héros aux commandes d’une force qui
déchire toutes les limites jusqu’alors admises. Mais
l’homme ne peut triompher de son ennemi, de sa
finitude, il ne peut que le braver en lui
manifestant sa résolution à le combattre quand la
guerre se déclare. C’est ainsi que pour Malraux,
l’homme qui vit dans la peur de la fatalité, celui-
là ne mérite pas le nom d’homme. Il faut non
seulement accepter, mais transformer ce destin en
une existence bousculée par la vitalité de
l’existence. Mais le quotidien est bien là, éloigné
de l’intensité extrême de l’action turbulente et si
peu préoccupée de promouvoir une volonté qui
s’arrache à la morne tâche rationnelle de
l’organisation réformiste de la sociale démocratie.
« La faiblesse de l’appel de Malraux, juge Mounier,
sa haute et royale faiblesse, c’est de n’être qu’un
appel au paroxysme, de nous laisser démunis et
proprement désoeuvrés devant la continuité modeste
de la vie. »41 Mais le terrain qui s’impose à
Malraux, ce n’est pas celui que gère depuis son
bureau le fonctionnaire promu de l’ENA, c’est le

40
André Malraux, La Condition humaine, page 272.
41
Emmanuel Mounier, op. cit., page 35.
16
17

champ où des forces collectives se confrontent et


qui sont celles de la première moitié du XXème
siècle. Et c’est sur ce champ que se joue rien moins
que le sort et le sens même de l’homme. Pour
Malraux, il faut que la politique quitte le banc des
écoles, l’abstraite connaissance de l’art de la
guerre et de la diplomatie pour la réalité brute de
son action sur le terrain où elle s’exerce les armes
à la main, là où elle prend tout son sens. C’est ce
à quoi il en appelle lors de ses meetings, non
seulement par sa voix mais aussi par ses mains qui
« sont des mains levées pour l’appel et pour la
détresse comme pour le salut ou la prière, qui ont
porté l’œuvre et l’action de Malraux à une hauteur
où le cœur peut éclater »42 devant l’urgence de la
situation politique du moment. Devant l’immobilisme
de la classe politique française envers l’Espagne,
Malraux s’emporte. Nous manquons de dignité devant
la barbarie aux portes de nos frontières. C’est pour
honorer nos devoirs d’hommes libres qu’il nous faut
rejoindre les adversaires en guerre contre le
franquisme. Ce serait faire un mauvais procès à
Malraux que de lui reprocher de s’être abandonné à
un lyrisme qu’il aurait cultivé pour lui-même, comme
la seule fin qui se proposait à lui, à une sorte
d’exaltation à laquelle se livre quelque Narcisse ou
drogué. Je ne sache pas que Malraux ait rejoint
Drieu, pas plus qu’il ne s’est égaré comme bien
d’autres dans la course haletante de l’action
guerrière pour elle-même. Jamais il ne s’est
compromis à un chef, ni ne s’est laissé enfermer
dans un Parti, et le Dieu qu’il sait mort, ce n’est
ni la révolution ni le prolétariat qui auront la
charge de se substituer à lui. Mounier reconnaît

42
Emmanuel Mounier, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos, op.
cit., page 44.
17
18

d’ailleurs que « s’il est une route vers le fascisme


par passion de l’ordre, ce n’est pas sur celle-là
que nous trouverons Malraux. »43 Est-ce à dire qu’il
y en aurait une autre qui pourrait y conduire ?
C’est ce que laisse entendre Mounier dans son
interprétation de l’Espoir : « l’Espoir louvoie
fermement ainsi entre l’illusion lyrique et le
fanatisme technique, l’une capable de produire un
fascisme chaud, l’autre un fascisme froid. »44 Le
risque existe, mais ce qui l’annihile, c’est la
fidélité indéfectible de Malraux à l’idéal de
dignité qui transfigure l’homme en un frère virtuel
auquel on ne peut ôter sa liberté sans bafouer soi-
même les valeurs dont on se sent investi. S’il a
voulu agir, c’est « qu’il est parti de cette donnée
essentielle de la conscience européenne : la
scission de l’homme avec son monde et avec lui-même,
que depuis Hegel on nomme aliénation, ce non pas
pour l’aggraver, l’irriter, et en tirer, comme tant
d’autres des effets excitants ou pitoyables, mais au
contraire pour la faire servir à des fins
supérieures : non pas une impossible réconciliation
totale, mais du moins la coïncidence de l’homme avec
son action.  C’est là toute la différence, et elle
est essentielle, qui existe entre lui et Drieu la
Rochelle. Malraux ne veut pas du monde administré
pressenti par Max Weber, c’est pourquoi il rêve
comme Claudel d’étendards, de chants et de
camaraderies qui noirs ou rouges s’élèvent contre
les oppressions. C’est parce que Malraux est lucide
que la question qui se pose à lui est de savoir
comment mobiliser cet appétit d’action pour
transformer en conscience l’expérience la plus large
possible, sachant que le monde autour de lui a

43
Idem, page 43.
44
Ibidem, page 42.
18
19

besoin de cette marche en avant ordonnée par une


action modérée par une raison raisonnable ;
maintenant je suis « plus sage, plus mesuré. Je
connais assez bien ce qui appartient à la terre. Sur
l’Au-delà la vue nous est fermée ; insensé celui qui
dirige vers lui un regard clignotant et crée dans
les nuées une illusion à son image. Qu’il
s’affermisse plutôt sur ses jambes et regarde autour
de lui ! Le monde répond à l’homme plein de courage.
Pourquoi voguer dans l’éternité ? Ce qu’on connaît,
on peut le saisir. Qu’il accomplisse son voyage
terrestre ! » L’essentiel, c’est d’être prêt à agir
quand le moment se présente pour lutter contre ce
qui offense l’homme. Comme pour Sartre où l’homme
est acte, chez Malraux, celui-ci est ce qu’il fait.
Dans ce monde où nous sommes, nous devons trouver en
nous-mêmes les ressources pour ne pas céder au
néant. Il faut jouer, aimer jouer avec le ciel
inaccessible et la terre à laquelle on voudrait
s’affranchir en prenant plaisir à ce jeu. « Une
conversion peut s’ébaucher au cœur de la passion
même. Cette distance à l’objet qui fait le tourment
du passionné, au lieu de vouloir vainement l’abolir,
il faut qu’il l’accepte ; elle est la condition du
dévoilement de l’objet. L’individu trouvera alors sa
joie dans le déchirement même qui le sépare de
l’être dont il se fait manque. »45 Ce jeu est une
façon de se déprendre de la puissance impérative du
désir qui porte l’homme à agir pour agir ou à
désirer posséder. Mais ce calme reste précaire, car
Malraux conserve toujours cette velléité
d’intervention. « Nulle part nous ne percevons dans
son œuvre, dans ses paroles, cette sorte
d’immobilité soudaine […] qui saisit l’homme

45
Idem, page 95.
19
20

transitant, vers la quarantaine, de la révolution à


la conservation. »46
Aux suicidés de la littérature (Celan, Cravan,
Crevel, Drieu, Giauque, Klaus Mann, Maupassant,
Mishima, Nerval, Pavese, Rigaut, Vaché, …) qui se
sont descendus, Malraux leur oppose sa volonté
indéfectible d’ascension, une quête vers cet absolu
qui les broya. En ce sens, on peut dire qu’il
représente une figure prométhéenne qui n’a qu’une
envie : rompre les chaînes de sa condition humaine.
« On peut vivre en acceptant l’absurde, on ne pas
vivre dans l’absurde » dit Garine ; L’alternative
est limpide : soit on se tue, soit on y fait face en
refusant de vivre dans la relativité des amitiés,
dans l’inauthenticité des relations sociales, quand
Dieu supposait une relation indéfectible. Ou bien
mourir ou vivre le risque de se retrouver seul face
à soi-même en tentant d’agripper des cordes qui vous
relient à la vie, à l’humanité. « Vivre comme la vie
doit être vécue, dès maintenant, ou décéder. »47
Vouloir tout, tout de suite, comme le personnage du
Négus dans l’espoir, jeune homme obstiné qui passa
telle une étoile filante. S’agissant de l’homme
Malraux, une réponse provisoire à cet appétit fut
celle que lui procurera la Révolution de ses jeunes
années qui porte l’homme au-delà de lui-même ; puis
viendra l’engagement auprès du général de Gaulle,
qui n’est pas le choix d’un homme finissant par se
transformer en un conservateur devenu réaliste,
assagi par quelque désir d’ordre. « S’il choisit
l’ordre contre la ferveur […] c’est pour étaler la
passion du choix (faustien) sur plus de réalité. »48

46
Emmanuel Mounier, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos, op.
cit., page 39.
47
André Malraux, L’espoir, page 181.
48
Emmanuel Mounier, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos,
L’espoir des désespérés, op. cit., page 39.
20
21

C’est surtout qu’il découvre, lui, le solitaire


invétéré et obsédé par la mort, des valeurs dont son
nihilisme juvénile se moquait bien. La dignité pour
laquelle beaucoup acceptent de mourir, laquelle
nourrit une fraternité par laquelle l’action n’est
plus un songe. « L’aventure, l’intensité, l’énergie,
la puissance creusaient la solitude. La dignité de
l’homme apporte l’espérance de la dissiper »49
faisant dire à Kyo que mourir pour la reconnaissance
de l’humanité de l’autre homme, ce n’était pas
mourir seul, quand bien même « cette fraternité ne
se trouve que de l’autre côté de la mort. »50 Celle-
ci n’est d’ailleurs pas tant union qu’élévation de
l’homme à un univers que l’action lui révèle, mais
que seul, il ne peut atteindre. Peut-on parler d’une
rupture ouvrant sur une promesse d’une communion
possible ? D’aucuns parlent d’un reniement voire de
trahison. Ce serait oublier bien vite les Noyers de
l’Altenburg où la tonalité du premier Malraux
réapparaît bien que subissant une modulation qui
rend caduque la critique d’un Malraux réactionnaire.
« Ce qu’il faudrait dire, nous indique Mounier,
c’est que l’œuvre de Malraux avance d’un monde de
néant et d’absence, au destin implacablement clos
[…] vers un monde déchiré et déchirant, heurté de
conflits insolubles, mais où sous la solitude monte
une promesse de fraternité, où sous la contradiction
couve une réconciliation secrète. »51 Mais cette
promesse de fraternité reste toute théorique. Les
personnages du premier Malraux jouent, mais ils ne
cherchent rien à créer ; tous fuient, en ayant pour
souci de rompre les amarres avec ce qui fut leur vie

49
Emmanuel Mounier, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos, op.
cit., pages 44 et 45.
50
André Malraux, le Temps du mépris, page 84.
51
Emmanuel Mounier, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos, op.
cit., page 47.
21
22

sans qu’ils aient eu à en faire le choix ; certes,


il y a bien les anarchistes, qui s’engagent, mais la
mort qui est le plus souvent leur lot est une sorte
d’échappatoire au monde. Comme pour Sartre, « le
monde romanesque de Malraux est un univers sans
communication entre les êtres : c’est le monde de la
séparation […] Pire : l’adversaire est éliminé. »52

L’acceptation de la contingence.

Malraux vieillissant découvre la passion de la


terre, s’éloignant de son anarchisme originel. Lui
qui voulait s’octroyer les attributs de Dieu se fait
l’hôte d’un monde où il ne s’agit plus d’agir pour
le seul plaisir d’agir, mais bien d’habiter cette
terre. Cette tâche, Malraux en mesure toute la
difficulté où la vie oscille entre un désir de
fraternité et de combat, entre la culture du jardin
où s’épanouit la beauté et la jungle où se déchaîne
l’instinct cruel qui ravage ce que l’homme voulu
fonder. De notre nuit, l’aube se fait attendre, sans
que l’on ne sache si celle-ci apparaîtra. « Nous
savons que nous n’avons pas choisi de naître, que
nous ne choisissons pas de mourir, que nous n’avons
pas choisi nos parents. Que nous ne pouvons rien
contre le temps. Qu’il y a entre nous et la vie
universelle, une sorte d’abîme. Quand je dis que
chaque homme ressent avec force la présence du
destin, j’entends qu’il ressent […] l’indépendance
du monde à son égard. »53 La mort nous sépare et la
vie… un frêle esquif ballotté entre des flots
contradictoires. Vincent Berger, songeant au suicide
de son père, s’aperçoit que le secret, c’est d’abord
la vie, que le vrai drame, c’est l’irrémédiable
solitude du cœur qui pousse l’homme à se résigner, à
52
Pierre de Boisdeffre, André Malraux, Editions
universitaires 1955, page 118.
53
André Malraux, Les Noyers de l’Altenburg, page 107.
22
23

renoncer à l’usage de ses forces. « L’homme est un


hasard et, pour l’essentiel, le monde est fait
d’oubli.»54 L’homme apparaît comme le jouet des
fatalités qu’il entendait dominer. Chaque homme est
rejeté à sa solitude, impuissant contre le temps, la
souffrance et la mort.
Si « Malraux a su exprimer les fatalités de notre
temps, il ne les a pas résolues. Son humanisme reste
voué au désespoir, au scepticisme ou mieux à
l’illusion esthétique. »55 Accepter son sort ? Plutôt
mourir. Vaincre ? Qu’importe ; l’essentiel, c’est se
donner la preuve que l’on a refusé de s’abandonner à
la défaite. Il ne s’agit pas de se dérober par le
rêve, l’oubli ou bien par la sérénité, mais de
combattre. Combattre, c’est se donner un espoir, du
sens à un présent à partir d’un improbable futur. En
dépit de cette tonalité sombre, se fait entendre une
modulation il est vrai quasi imperceptible, mais
néanmoins révélatrice d’une évolution où il faut
voir l’influence de Karl Jaspers et non plus celle
d’Heidegger : le monde est « un monde cassé, et non
pas un monde absurde, où se déploie le tragique,
mais pas le non-sens. »56 Devant le drame existentiel
de l’homme moderne, Malraux recourt à un
volontarisme qui substitue au nihilisme mortifère
des premiers romans une mobilisation qui prend le
ton d’une grande politique dans laquelle il veut que
l’homme puisse s’inscrire. « Nous proclamons comme
valeur, non pas l’inconscient, mais la conscience ;
non pas l’abandon mais la volonté […] Que nous le
voulions ou non, l’Européen s’éclairera au flambeau
qu’il porte, même si sa main brûle. »57 L’homme
appartient à un monde qui, même s’il ne l’a pas
54
André  Malraux, les Noyers de l’Altenburg, page 142.
55
Pierre de Boisdeffre, op.cit., page 120.
56
Emmanuel Mounier, op. cit., page 51.
57
André Malraux, Adresse aus intellectuels.
23
24

constitué, il peut façonner de sorte à ce qu’il soit


face à l’image à laquelle il voudrait être renvoyé.
Comme Sartre, il dirait « assez d’introspection ! »
car « ce n’est pas à gratter sans fin l’individu
qu’on finit par rencontrer l’homme. »58 Non, ce qu’il
faut c’est que l’Europe qui se construit dessine un
avenir et non se replie sur un passé qui chercherait
à rallumer la flamme de quelque mythe archaïque. Ce
dont il s’agit pour l’homme comme pour l’Europe de
demain, ce n’est pas de les fondre dans quelque
totalité préétablie, mais de se créer à partir de
l’acte libre d’une volonté éprise d’un mouvement qui
alimenta nos prestigieux prédécesseurs, grecs,
latins, romantiques… Le lyrisme n’a pas quitté
Malraux. Il semble ne pas avoir rompu avec la
tentation de Faust, avec la révolte de sa vingtième
année. « Et pourtant, on sent bien qu’il a dépassé
le stade de l’aventure, le culte de l’action. »59
Lançons-nous dans l’inconnu ; même s’il y a échec,
une histoire se crée qui élève l’homme vers ce à
quoi il aspire. Ta vie est unique, ne la perds pas.
Encore faut-il, répétons-le, des fins qui
accompagnent l’action sinon la liberté qui
s’enflamme peuvent tout autant déboucher sur
l’humain que l’inhumain. Car « quand l’accent est
déplacé de l’ordre universel à l’intensité de
l’engagement, le contenu et la portée de l’action
risquent d’être dévalués à l’excès par rapport à la
passion d’agir 
 »60 et ainsi conduire à la politique
du pire qui mena l’Europe aux totalitarismes bruns
et rouges. Cette menace rôde quand la situation
politique autorise le déclenchement de remous qui

58
André Malraux, Les Noyers de l’Altenburg, page 26.
59
Pierre de Boisdeffre, André Malraux, éditions
universitaires, 1955, page 122.
60
Emmanuel Mounier, Introduction aux existentialismes,
Denoël, 1947, page 123.
24
25

s’enivrent de la déstabilisation de la société


homogène, réveillant en l’homme l’illusion d’une
grandeur retrouvée. Il appartient à l’Intellectuel
d’être celui qui, s’il s’enthousiasme devant
l’ouverture d’une brèche, doit indiquer un chemin
qui justifie l’humanité de l’homme. Ce qu’il lui
faut absolument éviter, c’est « confondre la tâche
prophétique et la tâche politique, cette éternelle
tentation de l’intellectuel fiévreux de toucher des
œuvres vives. »61 C’est ainsi que Sartre fait rimer
Révolution avec la conquête d’une authenticité qui
s’aliènerait à substituer une classe (la
bourgeoisie) par une autre, quand bien même celle-ci
serait universelle, le prolétariat. Philosophe,
Sartre voit l’homme, non pas cet être de droit,
abstrait, mais l’être qui découvre la liberté qui
est la sienne et à partir de laquelle l’homme se
choisit, se décide à tout instant. « La première
leçon de l’existentialisme est de mettre tout homme
en possession de ce qu’il est et de faire reposer
sur lui la responsabilité totale de son existence.
Et, quand nous disons que l’homme est responsable de
lui-même, nous ne voulons pas dire que l’homme est
responsable de sa stricte individualité, mais qu’il
est responsable de tous les hommes […] Et quand nous
disons que l’homme se choisit, nous entendons que
chacun d’entre nous se choisit, mais par là nous
voulons dire aussi qu’en se choisissant il choisit
tous les hommes. »62 Cette liberté à laquelle en
appelle Sartre dans sa conférence L’existentialisme
est un humanisme n’est pas ouverte à rien, et
offerte à rien, et là, il nous faut nous opposer à

61
Emmanuel Mounier, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos,
op., cit., page 62.
62
Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Nagel,
1970, pages 24 et 25.
25
26

Mounier63 ouverte à rien, offerte à rien. C’est une


liberté qui dépasse la conception qui enferme
l’homme dans son choix pour proposer « une image de
l’homme tel que nous estimons qu’il doit être. »64
Mais cet appel à une universalité n’est-elle pas
l’illusion de Sartre en regard de son analyse du
pour-soi et du pour-autrui ? Heidegger n’aurait-il
pas été en définitive plus avisé quand celui-ci
exclut toute possibilité pour l’homme d’être maître
de son avenir, lorsqu’il reconnaît que la conscience
de notre finitude nous renvoie inexorablement à
notre solitude première dont nous nous cachons en
nous abîmant dans le règne du On par peur du danger
que représente la liberté, du moins celle des
Modernes. La liberté, un danger ?! Ecoutons l’un de
ceux qui en fit l’amère expérience, expérience qui
parle pour bien d’autres, comme celle tout aussi
désespérée de son ami René Crevel : « je sens ma
propre solitude grandir autour de moi […] Il n’y a
plus de formes, seulement des espaces nébuleux.
Aucun but, aucun sourire et aucun mot : rien qu’un
silence de neige. J’ai dû aller très loin, trop loin
peut-être. Ou bien me suis-je égaré ? Etait-il
erroné, voire sacrilège, de se débarrasser de tout
ce qui unit et réchauffe les autres ? […] Je suis
déraciné… et isolé. Je n’ai accepté aucun lien
durable avec qui que ce soit. J’ai tout misé, et
j’ai tout perdu : pour quoi ? O liberté ! Mon ambigu
bonheur ! Mon tourment ! Mon aventure ! Je suis
aussi libre que j’ai toujours désiré l’être, aussi
seul que j’ai toujours craint de le devenir. Il n’y
a rien entre moi-même et l’horizon vide. »65 Malraux
63
Emmanuel Mounier, Introduction aux existentialismes,
op. cit., page 78.
64
Sartre, L’existentialisme est un humanisme, op. cit.,
page 25.
65
Klaus Mann, Hymne à la mort (1941), in Le Condamné à
vivre, op. cit., page 95.
26
27

le sait : l’harmonie, l’entente de l’homme avec son


semblable est un vain espoir que la réalité vient
démentir. D’abord au niveau élémentaire, la famille
avec ses déchirures, puis au sein de la société avec
ses divergences de classe ; puis au niveau des
relations internationales troublées d’incessantes
guerres. Que subsiste t-il ? « Les chrétientés
meurent : mais le saint engendre le saint ; les
armées se défont : mais le héros appelle le héros ;
les révolutions échouent : mais la justice allume la
justice ; les arts passent : mais le chef-d’œuvre
rejoint le chef d’œuvre. »66 Au-delà de la petitesse
et des vilenies humaines, quelque chose comme une
force transcendante persiste qui rehausse la valeur
de l’homme. Encore faut-il à l’humanité des êtres
capables d’incarner celle-ci et qui la transmettent
à d’autres. Les Européens sont ces « hommes jetés en
pâture à leur faculté divine, au bénéfice de ceux
qui en sont dignes. »67
D’aucuns y verront une forme d’aristocratisme
déplacé dans un univers démocratique où le plus
grand dénominateur commun est la plus petite
différence existentielle entre les individus.
Malraux ferait valoir que c’est et que ce fut
toujours le plus petit nombre qui assura et accorda
la garantie de la dignité humaine. L’exception n’est
pas à comprendre comme un mépris, mais comme la
qualité qui qualifie ce qui constitue l’humanité de
l’homme. Cette critique de l’aristocratisme qui
serait inhérent aux intellectuels68 fut aussi portée
66
Emmanuel Mounier, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos, op.
cit., page 55.
67
André Malraux, conférence de l’Unesco.
68
Bourdieu dirait que l’ambiguïté de l’intellectuel,
c’est d’appartenir à la classe dominée de la classe
dominante, ce qui explique la nécessité de cet
aristocratisme, seule ressource productrice d’une plus-
value que cette fraction de classe peut opposer à la
puissance des dominants dominants.
27
28

contre Heidegger ; d’aucuns lui reprochèrent d’avoir


porté sa pensée vers une méditation sur l’Etre qui
le menait hors de la voie humaniste, vers des
hauteurs que seuls quelques initiés pouvaient
atteindre. Au-delà de cette polémique, de quoi
s’agit-il ? De faire en sorte que la pensée puisse
se réfléchir à partir de « l’esprit ouvert au
secret »69 de l’Etre. A l’instar de Malraux,
Heidegger attend de l’humanisme une exigence que
ceux qui s’en réclament semblent avoir oublié. Si la
pensée qu’il expose dans Sein und Zeit est, dit-il,
contre l’humanisme, « c’est parce que l’humanisme ne
situe pas assez haut l’humanitas de l’homme. »70
Autrement dit, il faut reposer à nouveaux frais la
question de ce qui constitue la grandeur essentielle
de l’homme, non comme animal rationnel, mais comme
cet être « capable de se tenir dans ce rapport en
lequel l’Etre se destine lui-même, en l’assumant
dans le souci. »71 Cette question de la déchéance de
l’Etre par la mise en ordre systématique du réel qui
le conduit à dénoncer la situation d’inauthenticité,
nombre d’intellectuels des années 50 s’en font
l’écho, estimant qu’elle était l’attitude la plus
fréquente de l’existence humaine, la plus partagée
parce que la plus confortable. Mais à force de se
réduire à une fonction, à n’être qu’un objet devant
être opérationnel, le chiffre de quelque
statistique, son existence commence à lui apparaître
comme une suite de ruptures entre soi et les autres,
entre le réel et le monde. L’organisation programmée
de la société industrielle découvre le sentiment
d’un déracinement par lequel l’homme contemporain se

69
Martin Heidegger, Sérénité, in Question III, Gallimard
Tel, 1990, page 146.
70
Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, in Questions
III, Gallimard Tel, page 87.
71
Idem, page 90.
28
29

sent englué dans « l’ère du vide »72, c’est-à-dire


face à une situation où il ne trouve rien en lui-
même, pas plus qu’un déjà-là qui s’offrirait à lui
sinon des ersatz de religions nouvelles. De par ce
fait, on peut comprendre l’anomie comme le résultat
d’un glissement de l’intériorité du sujet humaniste
à la passion de l’intensité et des exaltations de
tout genre auxquelles recourt des individus réduits
à se produire à partir d’eux-mêmes, c’est-à-dire
presque rien. La réalité se réduit de plus en plus à
des « acteurs » selon la terminologie tourainienne
où chacun doit trouver, tel l’artiste face à son
œuvre, sa forme et le sens qui détermine sa vie.
Etre soi-même et exprimez vous, ce dès votre plus
jeune âge. C’est là une pédagogie, qui au détriment
de la sagesse des institutions jugées arriérées,
introduit un activisme qui ne débouche sur aucune
structuration de l’élève à partir de laquelle
seulement la réduction des conduites au faire peut
avoir un sens. On peut se demander si l’enfant n’est
pas devenu l’avenir de l’homme « adulte ». Vouloir
au nom d’une liberté expressive érigée en absolu
constituer un monde, c’est consacrer une conscience
qui ne rencontre qu’elle-même et sa tentation de
n’être rien, et de ne plus avoir de limites. Sartre
objecterait que « rien ne peut être bon pour nous
sans l’être pour tous »73, que c’est là notre limite,
ajoutant qu’« il n’est pas un de nos actes qui,
créant l’homme que nous voulons être, ne crée en
même temps une image de l’homme tel que nous
estimons qu’il doit être »74, ce qui suppose la
reconnaissance d’une universalité en absence de
laquelle l’existentialisme ne pourrait plus être un
72
Gilles Lipovetsky, Gallimard, 1983.
73
Sartre, L’existentialisme est un humanisme, op. cit.,
page 25.
74
Idem.
29
30

humanisme, sans quoi « il apparaîtrait à l’esprit le


moins prévenu que si la nature humaine est tout
entière et sans prédisposition, devant nous,
résultante et non pas directrice, personne au monde
n’aurait autorité de condamner un homme ou une
collectivité qui, dans l’énergie de la passion,
pousserait le destin de l’homme à quelque forme
exaltante d’inhumanité »75 anomique. Pourtant, n’est-
ce pas sur cette impasse que conduit sa pensée ? Le
drame de notre contemporanéité est de se livrer à
des situations-limites, suicide, provocations,
souffrances infligées, violences parce que nous fait
défaut l’intelligibilité d’un monde contradictoire
où règne une liberté factice, où l’enchaînement du
possible au réel devient aléatoire. « Je suis dans
ma situation avant de l’élucider et de m’élucider
avec elle, et le monde avec nous. Elle n’est pas non
plus vision subjective : elle déborde toujours la
conscience que j’en puis prendre, m’entraîne en
avant de moi ; contrairement à l’idée, elle est
opaque, et contrairement au rêve, irrévocable. Elle
me contraint à une voie étroite et encadrée pour
partir à la découverte de l’être. Et cependant, elle
n’est mienne que si je l’assume avec ma liberté. En
se défaisant sans cesse sous l’événement et sous
l’effet de mes actes, elle est un choix toujours
proposé à ma décision. Sa porte étroite est ma seule
chance d’atteindre l’existence. 
l’existence. »76 Pour Malraux, la
fin à quoi devrait tendre la mobilisation de notre
être, devrait avoir pour objet la reviviscence du
Sacré qui n’est autre qu’un appel à la vie. Il ne
s’agit plus de jouer, i. e. de voir dans l’absence
de fins le mobile de l’action, allant de périls en

75
Emmanuel Mounier, Introduction aux existentialismes,
Denoël, 1947, page 131.
76
Idem, pages 84 et 85.
30
31

périls, mais de se donner des raisons de croire en


la victoire. Avec l’expérience du sacré, Malraux
découvre « une nouvelle notion de l’homme, capable
de restituer à l’individu sa fertilité »77 et à
travers elle, l’objet de sa lutte. Non pas tant un
combat de l’homme contre l’homme, que le combat
contre ce qui annihile sa faculté de créer. Ce que
recherche Malraux, c’est faire que l’homme découvre
la force qui lui permet « de fonder en signification
sa destinée. »78 L’art est l’activité la plus haute
que la culture a engendré après la mort de Dieu.
L’artiste est le détenteur d’un bien qui exprime la
noblesse de la liberté créatrice de rapports inédits
entre les hommes. La responsabilité de l’artiste est
de faire accéder l’homme à une humanité qui, à
travers le Sacré, découvre son être. Ce serait
commettre une erreur d’appréciation que de penser
que ce réenchantement soit abandon au repos car
l’extase à laquelle il aspire ne lui fait pas perdre
l’horizon originel de son angoisse et ses éternels
doutes toujours plus vifs pour celui qui considère
que l’homme est ce qu’il fait sans qu’il puisse
prévoir quoi que ce soit. Nous sommes fort éloignés
de l’immobilisme oriental et de son aspiration au
vide. Ce à quoi en effet se refuse Malraux, c’est à
la résignation ou bien encore au repli dans
l’analyse des méandres de son moi. Au contraire, il
faut agir, ce qui n’est rien moins que sublimer les
valeurs guerrières du courage qui se refuse à
succomber sans avoir combattu pour que triomphe la
vie. Ce désir d’action subit un glissement qui va
mener Malraux de l’éthique du champ politique à
celui de l’esthétique. L’homme auquel il en appelle
dans la Psychologie de l’Art et dans Les Noyers de

77
Gaétan Picon, Malraux, Le Seuil, 1974, page 91.
78
Idem, 103.
31
32

l’Altenburg n’est plus l’homme politique mais


l’artiste virtuose d’une vie réenchantée. Plus que
les autres, il a conscience du destin tragique de
l’homme ; la mort, la solitude le hante.
Si Malraux accorde à l’artiste une si grande valeur,
c’est parce qu’il est celui qui révèle à l’homme une
grandeur qu’il ignorait. Non seulement l'art nous
préserve de l’avilissement (avec l’art, nous
« retrouvons l’homme partout où nous avons trouvé ce
qui l’écrase »79), mais il éveille en nous un désir
d’absolu que notre être réclame. « Comment une
civilisation agnostique écarterait-elle le recours à
ce qui la dépasse et souvent la grandit ? »80 L’objet
de l’art : « élaborer un système de lignes qui
arrache les hommes à la condition humaine pour les
faire accéder à la condition sacrée »81 perdue par
l’homme moderne.
Par ce qu’il suscite en nous, l’art est une sorte de
contrepoids à l’absurde ainsi qu’à l’indifférence du
monde ; il est l’instrument essentiel par lequel
l’homme qui subissait sa vie comprend que le non-
sens ne règne pas en absolu. C’est surtout le média
par lequel l’homme affirme sa liberté, « il est la
liturgie d’une révolte métaphysique, la revanche de
l’esprit sur la fatalité. »82 Mais cette conception
n’est pas sans incidence sur la fonction que l’art
doit remplir : elle n’a pas pour vocation d’embellir
la vie, d’introduire par la Raison de l’ordre quand
le chaos règne, ce qui contente l’homme cultivé.
L’art moderne a pour fin de mettre en perspective le
scandale de l’être démuni, ce que nous révèle les

79
André Malraux, Les voix du silence, Gallimard, 1951,
page 639.
80
André Malraux, Les Voix du silence, Gallimard, 1951,
page 638.
81
André Malraux, Le musée imaginaire, page 155.
82
Pierre-Henri Simon, Témoins de l’homme, Payot, 1968,
page 168.
32
33

tableaux de Goya. Inquiéter les assurances de ceux


qui se réfugient dans le christianisme ou encore
l’humanisme, tel doit être le parti pris de
l’artiste inscrit dans son temps. Pas de sourire,
mais un cri ; pas d’apaisement, mais une urgence qui
refuse l’univers des faussaires de la condition de
l’homme sans s’enfermer pour autant dans la pose
critique : tel doit être pour Malraux le sens dont
doit s’acquitter l’art moderne. L’art du 19ème se
nourrissait de la culture grecque et du mysticisme
chrétien, c’était un art où l’emportait la croyance
en un idéal et l’espoir d’un bonheur, ce que fut
aussi le rationalisme des Lumières. Aujourd’hui,
tout cela semble perdu. Le procès de désenchantement
n’a de cesse de croître et la quête folle d’absolu
se transforme en cauchemars. Les succédanés que l’on
a voulu substituer à ce processus de
désacralisation, le Progrès, la Science deviennent
obsolètes ; et l’incantation à laquelle on recourt
pour ne pas ouvrir les yeux ressemble à s’y
méprendre à une plainte qui, à celui qui l’entend,
l’ouvre à la vraie question. Pas même la Société
chère à Durkheim ne peut constituer le socle d’une
civilisation qui voue aux gémonies toute prétention
à une quête métaphysique. Le désert croît. Pourtant,
l’homme est fondamentalement un être qui veut vivre
avec, avide de solidarité, mais qui est empêtré dans
un système qui mutile ses aspirations, se sent vide,
prisonnier d’une recherche de son identité qui ne
débouche que sur des doutes. Comme Durkheim, comme
Bataille, Malraux sait que l’homme ne peut pas vivre
sans que celui-ci soit au contact avec le Sacré.
L’art est l’artisan de ce lien qui fait tant défaut
et fait écho à cet appel profond au désir de son
être à communier. Et sa tâche première n’est pas
tant le culte de la beauté que la création d’un
33
34

sentiment commun qui, dans la ferveur qu’elle


engendre, réunit alors tout ce qui éclate.
L’esthétique de Malraux se veut un acte prométhéen
par lequel l’homme se déclare maître d’une vie qu’il
a pouvoir de modeler à sa guise : « l’humanisme ce
n’est pas de dire : ce que j’ai fait, aucun animal
ne l’aurait fait, c’est de dire : j’ai refusé ce que
voulait en moi la bête et je suis devenu homme sans
le secours des dieux » ; c’est ainsi qu’il conclut
sa Psychologie de l’Art. Ce qu’il nous faut, c’est
donner matière à une existence qui, par ses forces,
parvient à endiguer le nihilisme. L’art, ce doit
être « la monnaie de l’absolu », cette valeur qui
puisse justifier l’aventure humaine. Cela, Malraux
ne fut pas le seul à le dire ; il y eut avant lui
Nietzsche, Tolstoï, Flaubert… mais comment ne pas
être touché par la récurrence de cette obsession à
vouloir trouver un sens à la notion d’homme à
travers la quête d’un absolu qui soit l’instrument
de la dernière devise républicaine : fraternité. Tel
est le sens de sa conférence donnée à l’Unesco en
1948. N’est-ce pas là entretenir une illusion se
demande Mounier pour lequel « celui qui vit selon
l’esthétique est toujours excentrique, ayant
toujours son centre à la périphérie »83, ce qui
anéantit son désir d’une communauté fraternelle.
Quand bien même il rejoint l’absolu esthétique, il
le rejoint seul. Ce qui nous touche profondément,
c’est son refus radical de croire en un bonheur de
l’homme que l’homme atteindrait en ayant renoncé à
l’absolu. C’est là son drame et ne peut qu’aviver sa
souffrance. Vouloir en effet faire de l’Art le motif
de notre identité ne peut conduire qu’à affiner la
singularité de l’être qui se crée au détriment de ce

83
Emmanuel Mounier, Introduction aux existentialismes,
op. cit., page 75.
34
35

qui ré-unit les hommes. C’est choisir la détresse de


la maigreur de l’existence sociale, préférer la
jouissance qu’offre la Beauté plutôt que faire le
choix éthique qui transforme la particularité
individuelle en une personne contenue dans une
communauté morale. Cette décision, « c’est
l’opération la plus malaisée de toutes, car toutes
nos puissances de tranquillité, y compris les plus
hautes, intelligence, croyance, se liguent contre le
saut qui met l’individu en rapport absolu avec
l’Absolu. »84 Nihiliste Malraux ? Oui et non. Toute
son appréciation de l’art est enveloppée de sacré,
le faisant rejeter tout académisme au profit de la
liturgie symbolique de l’œuvre qui éveille
l’émotion. Son intention est bien moins de
désacraliser l’histoire que d’y découvrir la source
d’un sacré nouveau ; et la nuance singulière de sa
tristesse est faite de la crainte qu’elle ne
jaillisse pas, que ne renaisse pas une culture
totale où se puissent prolonger la qualité de
l’homme et la noblesse du monde. »85 Ce quelque
chose, cette manifestation indicible que l’Art avait
pour fin de révéler ne pouvait être que
défavorablement accueillie par ses contemporains;
l’art de l’après-guerre eut vite fait de congédier
« ce mystère qui ne livre pas son secret, mais
seulement sa présence. »86 Plus de mythes, plus de
Sacré. Pourtant qui ne sent pas l’actualité et
l’intensité de cette grande méditation sur la
transcendance de l’art ? Ce qui est privilégié a les
traits d’un néo-vandalisme qui surenchérit sur le
procès de désenchantement du monde. C’est à partir

84
Emmanuel Mounier, Introduction aux existentialismes,
Gallimard, 1971, page 90.
85
Pierre Henri Simon, l’esprit et l’histoire, Payot,
1969, page 180.
86
André Malraux, Les Noyers de l’Altenburg, page 200
35
36

de ce désarroi que l’on comprend qu’interroger


l’Art, c’est penser au-delà de l’esthétique pour
envisager le rapport de l’homme à son être. Malraux
formule cette question du besoin culturel de la
façon suivante : « le problème fondamental de la
personne, c’est de savoir de quoi elle entend se
nourrir. »87 Avec le recul qui est le nôtre, ne voit-
on pas que l’art qui se livre à nous, aujourd’hui,
est une esthétique de la laideur revendiquée comme
telle, dont la représentation est la réplique
parfaite et significative de l’homme postmoderne,
abêti par le règne du On, à force d’être surexposé
sous les sunlights de l’audimat, à la plus grande
joie des contempteurs de la « barbarie ordinaire. »88
Rarement l’humanisme est apparu aussi menacé tant
est grand le divorce entre l’homme et sa culture. Ce
sacré de l’Art, comment y accéder, nous,
contemporains du XXIème siècle ? Nous pour lesquels
l’art est objet de violentes polémiques et non plus
source d’émerveillement. N’est-il pas illusoire de
croire en une possible communion esthétique par le
biais de laquelle une intersubjectivité transcendant
nos différences pourrait se faire jour ? Au mieux
parviendrons-nous à réunir des « croyants » d’aucune
foi avec les amateurs mondains pour qui l’art n’est
guère qu’un divertissement chic. Au pire, l’art
contemporain tel « un fruit mort à détacher de
l’arbre de vie »89 ne peut qu’encourager le climat
délétère du nihilisme ambiant. Pour que le Musée
imaginaire ait un sens, encore faudrait-il un monde
qui cultive une conscience ayant pour fin et la
Beauté et la Révolution, et non pas pour objet une

87
André Malraux, cité in Emmanuel Mounier, Malraux,
Camus, Sartre, Bernanos, op. cit., page 58.
88
Ouvrage de Jean Clair, 2001.
89
Emmanuel Mounier, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos, op.
cit., page 60.
36
37

soustraction spectaculaire qui jette en pâture « le


cimetière des civilisations mortes pour ceux qui
s’imaginent que le monde se feuillette comme un
album. »90 S’il fallait répondre à Malraux, il
faudrait lui dire que l’art n’appartient qu’à lui-
même et que le Sacré, qu’il voudrait tant raviver,
il lui faut le trouver ailleurs. Non, l’art n’est
pas « un anti-destin »91 et d’ailleurs que doit lui
importer la métaphysique ? C’est en demander trop à
l’artiste qui, lui-même, est confronté à la question
de ce qui lui reste à inventer. Il faut bien se
faire à l’idée que le chemin esthétique auprès
duquel Malraux pensait retrouver du Sacré mène à une
impasse, à nulle résurrection du lien social. A-t-il
su franchir le mur des solitudes sinon individuelles
mais sociales ? La sociologie de l’Art de Bourdieu
aura vite fait d’anéantir cette illusion.
Qu’importe ! Malraux n’est d’ailleurs pas dupe car
il n’ignore rien du divorce entre l’art contemporain
délesté de sa dimension mythique et l’homme, l’homme
qui aurait voulu que son existence répondit à son
ambition de se relier à l’infini ; en dépit de son
défi de la mort, il sait bien qu’il n’est qu’« un
hasard, et que, pour l’essentiel, le monde est fait
d’oubli. »92 « Ni la conquête du monde matériel
(l’humanisme « scientifique » du marxisme), ni la
transfiguration esthétique ne suffisent à justifier
l’existence humaine »93 : pas plus que l’homme
prométhéen, l’homme apollinien ne peut satisfaire
cette demande. Pour réconcilier l’homme avec lui-

90
Jean-Marie Domenach, Le retour du tragique, op. cit.,
page 190.
91
« Et c’est l’Art dans sa totalité, délivré par le
nôtre, que notre civilisation, la première, dresse
contre le destin », Les Voix du Silence.
92
André Malraux, Les Noyers de l’Altenburg, page 142.
93
Pierre de Boisdeffre, Métamorphose de la littérature,
Editions Alsatia, 1950, page 373.
37
38

même, il faudrait que celui-ci accepte ses limites


plutôt que chercher dans l’héroïsme désespéré sa
plus haute vocation. Ce qu’il convient à nous,
hommes de ce nouveau millénaire, c’est de saisir le
dessein qui dirigeait son action, à savoir « ce
souci premier, constant, dévorant de sauver la
qualité de l’homme en lui offrant du sacré »94 par
lequel on parvient à nier le néant. Malraux est ici
dans la digne lignée d’Emile Durkheim pour lequel il
n’y a de véritable société qui ne trouve ses
ressorts que dans cette force vitale qui sacralise
son objet, dont il faut admettre que l’optimisme
scientiste et historique n’incarnent plus. Pour
autant, en dépit de l’actualité de ce souci, la
question demeure entière : comment à partir de la
conscience du non-sens de la vie peut-on lui
accorder quelque valeur ? Comme nous l’avons vu,
Malraux ne se dérobe pas à cette question ; il
rejette tout autant le fatalisme que l’illusion
religieuse. Certains se droguent pour éprouver une
jouissance momentanée qui endort leur angoisse95 ;
mais ce n’est là qu’une évasion qui élude la
question. L’amour ? Voilà une expérience à la fois
enivrante et affirmative qui rompt la solitude,
croit-on, dirait Malraux, car en réalité, elle n’est
que la rencontre d’êtres qui se blessent plus qu’ils
ne se rejoignent et finissent tôt ou tard par se
quitter. Là encore, on bute sur une illusion, une de
plus. Qu’importe, ce qu’il convient, c’est de lutter
d’abord contre l’inhumanité des sociétés qui humilie
l’homme. Ici, la victoire est possible contre ce que
l’on voudrait nous présenter comme des nécessités
structurelles de la société économique. Le climat

94
Pierre-Henri Simon, L’Esprit et l’Histoire, Payot,
1969, page 179.
95
Malraux lui-même est un consommateur invétéré d’opium.
38
39

révolutionnaire produit des solidarités qui unissent


des volontés jusqu’alors dans l’illusoire lien
social de la société administrée, tendues vers un
même idéal de dignité, de justice. On peut
comprendre le choix initial de Malraux pour le
communisme, symbole à ses yeux, d’une communauté des
consciences, d’une camaraderie de luttes.
Mais parce que le marxisme ne voulait comprendre le
malheur qu’à partir d’un certain type d’organisation
de la société, éludant la question de l’être mortel
qui veut trouver un sens à son existence, Malraux ne
pouvait que quitter le mouvement. Interrogé par la
revue Monde Malraux expliquait sa rupture : « Garine
représente à un haut degré le sens tragique de la
solitude humaine qui n’existe guère chez le
communisme orthodoxe »96, ce qui est le cas de
Borodine, son autre personnage qui constitue son
roman les Conquérants. Et Malraux fait cette
déclaration au moment où le marxisme est à son
apogée, ce qui indique bien qu’il n’est pas dupe de
l’illusion politique que propose le communisme à
ceux qui attendent un espoir après la mort de Dieu.
Malraux ne cache ni son mépris pour sa classe, la
bourgeoisie, ni pour les autres quand bien même
vaincraient-ils. Fonder un ordre nouveau où la vie
serait expurgée des souffrances que font subir les
maîtres : Malraux rétorque en métaphysicien que ce
n’est là qu’un habillage qui occulte la vraie
question de l’angoisse qui ne se résout pas par
l’augmentation du niveau de vie et de la victoire de
l’égalité. En présence d’une telle œuvre, nous
sommes exposés à « une recherche du sens de
l’existence qui semble exiger la nudité verbale que
nous imaginons toujours pour la Vérité. »97 Parce que
Malraux considérait que l’angoisse ne peut être
96
André Malraux, interview au Monde, le 18 octobre 1930.
39
40

résolue que par une ascèse qui débouche sur un


renouvellement du Sacré et non en la foi
utilitariste du plus grand bonheur pour le plus
grand nombre par l’expansion de la société de
consommation, il ne pouvait que mécontenter ses
contemporains. Peut-être l’angoisse est-elle
toujours la plus forte, peut-être est-elle
empoisonnée dès l’origine, la joie qui fut donnée au
seul animal qui sache qu’elle n’est pas
éternelle. »98 Sartre, face à l’angoisse, à la
conscience lourde du dualisme de l’en-soi et du
pour-soi, ne peut proposer que l’affirmation du
sujet qui manifeste sa liberté et à travers elle, sa
responsabilité envers le monde. Oreste rentrant à
Argos et assumant son destin d’Atride, c’est l’homme
qui préfère à la fausse liberté de l’apatride et du
dandy, la liberté de l’individu qui s’engage pour
renverser les lois de Jupiter. Et elle n’a de sens
qu’à partir du moment où elle est un acte, et non
simplement une méditation, un jugement intérieur.
Mais cette liberté ne s’arrête pas à l’élimination
de Dieu. Il lui faut encore se débarrasser des
illusions que le rationalisme a substituées à sa
mort. Supposer une anthropologie qui sous-tendrait
l’action humaine est une idée qui mérite d’être
combattue. Pas plus que Sartre n’accepte le
spiritualisme athée d’un Auguste Comte, pas plus il
n’admet à inscrire dans un ciel constellé d’idées
des valeurs transcendantes, prétextes de normes qui
orientent l’homme. Si Dieu n’existe pas, on peut
l’inventer, se plaisait à dire Voltaire. Sartre,
lui, s’en passe très bien car il ne peut y avoir de
bien a priori, du fait qu’il n’y a pas de conscience

97
Ernesto Sabado, Ma rencontre avec Malraux, Esprit
janvier 2001, page 78.
98
André Malraux, Les Noyers de l’Altenburg, page 238.
40
41

parfaite pour le penser. Il y a seulement des hommes


qu’aucune absoluité ne dirige sinon leur liberté.
L’homme est l’expression d’un possible qui n’est pas
déterminé, que ses actes réalisent, qui donne un
visage à l’humanité. Il est la promesse d’un futur
qui n’est pas écrit, un acte de création constante,
porteuse d’une inventivité, symbole d’une
individualité libre. D’un point de vue éthique,
l’être moral n’est pas celui qui obéit à des règles
préétablies, reproduisant un modèle, mais celui, qui
dans son action, fait preuve d’authenticité.
L’humaniste n’est pas celui qui déclare sa foi en
des valeurs universelles et transcendantes, mais
celui qui fait valoir l’homme comme naissance
incessante à lui-même, renouvellement d’un mouvement
à jamais inachevé. Au sentiment initial de la
nausée, dépassé par l’acquiescement à une liberté
totale, lui succède un autre, tout aussi terrible,
le vertige de l’être condamné à être libre. Sartre
en parle en employant le terme de délaissement, qui
saisit l’homme, errant dans l’espace infini des
possibles, où son être est suspendu à son choix. Si
le Chrétien a la foi et la loi révélée, si
l’humaniste possède la Raison, les Droits, la
Culture, l’homme sartrien n’a qu’une liberté et son
revers, l’angoisse, dont Sartre dit qu’elle est
comme une « malédiction. » Malédiction, parce que
l’homme libre emprunte des voies qui ne sont
jalonnées par un aucun repère, aucune certitude. Sa
liberté est telle qu’elle est détachée de l’ordre du
monde et des fins de l’esprit que l’homme ploie sous
ses exigences. « Je voudrai ne rien tenir que de
moi-même 
moi-même », ne plus dépendre de quiconque et de
quelque chose, ni même de moi pour être une liberté
pure. L’athéisme que revendique Sartre suppose un
sacrifice radical : celui qui consiste à mettre fin
41
42

à la croyance en des valeurs transcendantes, à la


morale idéaliste qui continue de croire, en dépit de
la mort de Dieu, que « les valeurs sont semées sur
ma route comme mille petites exigences réelles
semblables aux écriteaux qui interdisent de marcher
sur le gazon. »99 Débarrassée de son fondement
cosmologique, théologique et laïque, la morale
devient question par laquelle l’homme interroge ce
qui peut fonder son action. Ce qu’il comprend, c’est
qu’il « ne trouvera ni en lui, ni hors de lui une
possibilité de s’accrocher. »100 Pas en lui, c’est-à-
dire dans quelque nature humaine. Les valeurs ne se
réfèrent pas à l’être ; elles existent par une libre
décision que l’homme doit accepter comme ce qui le
constitue. Parce que l’homme est le créateur de ce
qu’il engage, il en est totalement responsable,
dépourvu de toute justification ou toute excuse. Le
drame de celui qui ne se réfugie pas dans la
mauvaise foi, c’est de devoir porter le fardeau de
cette liberté qui lui manifeste cette béance qu’il
doit combler par des choix que lui seul peut
déterminer. Il doit trouver ses raisons, confronté à
lui-même pour choisir ses actes privés de toute
garantie. « Aucune morale générale ne peut vous
indiquer ce qu’il y a à faire. »101 Il faut faire
face à la singularité de la situation ; inventer,
toujours. Notre être-au-monde nous expose à
l’incertitude, au doute de l’homme condamné à
s’inventer ; l’angoisse, c’est la conséquence d’une
conscience qui vous déborde, d’une liberté que je ne
puis fuir, par laquelle je m’engage sans l’assurance
d’une vérité préétablie. L’individu est seul devant

99
Sartre, L’Etre et le Néant, Tel, page 74.
100
Sartre, l’existentialisme est un humanisme, Gallimard,
Folio, page 39.
101
Sartre, L’existentialisme est un humanisme, op. cit.,
page 46.
42
43

sa conscience, désespéré des normes qui le


préservaient de l’inquiétude éthique, désespéré de
tout sens de l’histoire. Ce désespoir, il faut non
seulement l’accepter, mais le vivre comme l’exigence
qui me constitue comme sujet de mes actes. Ce n’est
pas parce que je ne suis sûr de rien qu’il me faut
déserter ; c’est même cette absence de certitude qui
authentifie mon engagement ; c’est ce risque assumé
qui est la condition de la valeur de ce que
j’entreprends, ce qui fait dire à Sartre que « la
morale commence là où s’arrête l’espérance. »102 En
dépit des doutes, il faut prendre le pari de faire :
l’homme n’existe qu’à partir de cet élan par lequel
il se produit, contre le désespoir qui consiste à
s’enfermer dans une attente avortée, déçue, à
s’abstraire de la vie pour s’en protéger. Je mérite
ma vie parce que je l’ai construite, voulue : « ce
qui m’arrive, m’arrive par moi et je ne saurais ni
m’en affecter ni me révolter, ni me résigner. Tout
ce qui m’arrive est mien ; ce qui veut dire que je
suis toujours à la hauteur de ce qui m’arrive »103
est-ce là du désespoir ? « Ce qu’on nous reproche
là, ce n’est pas au fond notre pessimisme, mais une
dureté optimiste. »104 Sartre retourne les arguments
de ses critiques pour leur faire entendre que
l’angoisse, le délaissement, le désespoir que
suscite sa réflexion tourmentent l’homme qui refuse
de reconnaître que vivre, c’est s’engager. Parce que
l’existentialisme est une philosophie de l’action,
Sartre peut soutenir qu’« il n’y a pas de doctrine
plus optimiste, puisque le destin de l’homme est en
lui-même, ne décourageant pas l’homme d’agir
puisqu’il lui dit qu’il n’y a d’espoir que dans son

102
Sartre, Les Carnets de la drôle de guerre, page 122.
103
Sartre, l’Etre et le Néant, Gallimard, 1947, page 639.
104
Sartre, L’Etre et le Néant, Nagel, 1970, page 58.
43
44

action, et que la seule chose qui permet à l’homme


de vivre, c’est l’acte. »105 La vie, la morale sont
comme une œuvre d’art apportant sa lumière sur une
beauté qui surgit de l’inventivité de l’artiste.
Toute détermination de soi est une aventure par
laquelle l’homme se fait, se réalise à partir de
fins librement choisies. N’existant aucun modèle
préétabli ni de règles a priori pour définir des
choix moraux, il faut improviser. Tout comme
l’artiste innove en se donnant des règles
esthétiques inédites, l’acteur moral crée ses lois
en fonction de la situation concrète qu’il
rencontre. Les valeurs sont le produit d’un acte
libre de valorisation. Sartre n’ignore cependant pas
que l’homme se définit par des contingences qui
l’ont situé ici ou là, dans tel milieu social, en
une époque donnée, qu’il est un être historique.
L’homme n’a pas choisi de naître ici plutôt
qu’ailleurs, ni décidé de vivre les conditions qu’il
connaît. Mais, il n’en demeure pas moins responsable
de ce qu’il est. L’homme peut toujours dépasser sa
situation. L’ouvrier peut accepter d’être humilié
comme il peut vouloir triompher de son sort. Le
choix est donné au prolétaire de se résigner ou de
se révolter. N’est-ce pas là une abstraction, qui,
au niveau de la subjectivité, ne recueille aucun
retentissement pratique. L’homme aliéné, et par
l’économie, et par l’intériorisation sociale de sa
condition, peut-il entendre dire qu’il est libre
comme un dieu ? Encore faudrait-il qu’il fraternise
pour que sa force puisse être multipliée afin de
renverser les choses ; mais quel peut être son
pouvoir d’action sur d’autres libertés sur
lesquelles sa décision n’a pas prise. Sa liberté est
d’abord celle d’agir en soi, mais que peut-elle face
105
Sartre, idem, page 63.
44
45

aux carcans du monde extérieur ? Si l’on se choisit


d’être, nous butons malgré tout contre des
nécessités dont nous ne sommes pas l’origine. Sartre
place notre liberté à une telle altitude que
l’enracinement de notre existence charnelle et
historique est déréalisé au profit d’une nouvelle
illusion, au service d’un nouvel idéalisme quasi
stoïcien. On pourrait faire le reproche à Sartre de
vivre comme un bourgeois n’ayant jamais assumé de
responsabilités sociales et politiques, en
célibataire sans famille, qui peut se payer le luxe
d’ignorer les pesanteurs et les limites qui sont
celles de l’homme ordinaire. Les personnages de
Sartre sont-ils d’ailleurs aussi assurés de leur
liberté ? Le sentiment qui est le leur est-il lié à
leur condition d’homme libre condamné à choisir leur
chemin ? Leur angoisse, après la destruction de
toutes les valeurs et certitudes sociales, n’a pour
seule échappatoire qu’un désir de liberté qui se
sent faible et fluctuant, contingent et dont le sens
n’est jamais véritablement défini. La liberté qui se
double d’une lucidité infinie qui n’épargne pas à
l’homme de se critiquer sur ses choix va de chute en
chute. Alors, il devient hésitant, faible, pris de
remords d’avoir agi plus par hasard que par
conviction. C’est le portrait du personnage de Hugo
dans Les Mains Sales. L’homme est libre, mais il ne
possède aucun sextant, aucune boussole, ni étoile
qui puisse l’aider à se diriger. Sait-il seulement,
par delà sa volonté d’arrachement, ce qu’il cherche.
Et d’ailleurs à quoi bon chercher si « toutes les
activités humaines sont équivalentes […] vouées par
principe à l’échec. Ainsi revient-il au même de
s’enivrer solitairement ou de conduire les
peuples. »106 L’essentiel n’est pas d’atteindre un
106
Sartre, L’être et le Néant, page 721.
45
46

but mais d’avoir une conscience aiguë de ce qui vous


fait être. Ce qu’il convient, c’est d’« éprouver la
dureté du réel, car c’est le seul moyen d’accéder à
soi-même. »107 Celui qui y consent, se condamne à une
solitude (de l’artiste, de l’écrivain, de
l’intellectuel) qui voue aux gémonies les
appartenances enfermant l’homme dans une fausse
conscience de soi. Pour Sartre, il s’agit de dire
adieu à sa classe originelle, la bourgeoisie, à
cette classe qui s’identifie avec ce qu’elle
possède, propriétés, honneurs, qui est ce qu’elle a.
Seule l’indétermination sociale est en mesure
d’engendrer la conscience authentique de soi. Celui
qui dit non à toutes les conventions qui lui furent
inculquées, qui remet en cause les valeurs qui lui
ont été transmises, celui-là mérite le nom d’homme
et non celui de « salaud ». Aux yeux de Sartre,
l’intellectuel est celui qui non seulement prend
congé de sa classe, mais surtout celui qui la
combat. C’est ainsi que « dans la Nausée […], la
relation structurante fondamentale est celle qui
oppose l’intellectuel à l’ensemble des positions de
la classe dominante. Pour montrer la spoliation
totale de Roquentin, il faut le faire triompher sur
toute la gamme des tentations mondaines. »108

Une lucidité sans pareille.

L’homme libre sait exactement ce que sera sa


condition, une succession d’échecs, mais c’est le
prix dont il s’acquitte sans sourciller afin
d’accéder à une existence qui ne veut pas vivre dans
le leurre, qui se refuse absolument à la
compromission et au mensonge à soi. C’est ainsi que

107
Cité in Karl Jaspers, La situation spirituelle de
notre époque, op. cit., page 248.
108
Anna Boschetti, Sartre et les Temps Modernes, Editions
de Minuit, 1985, page 122.
46
47

Roquentin peu à peu se défait de ce qu’il est pour


devenir le spectateur cynique d’un monde qu’il
abhorre ; il « perd son passé goutte à goutte »109
pour devenir étranger à la vie ainsi qu’à lui-même.
Immanence totale, sa conscience n’est plus que
conscience de conscience, transparence absolue. « Il
n’y a pas dans La Nausée une seule image de la
réalité sociale […] qui ne contribue à célébrer, en
peignant l’absurdité et l’aveuglement des existences
réussies, le solitaire raté en tout, dépourvu de
tout, sauf du pouvoir de regarder en face
l’Existence. »110 Il est celui qui sait, et ce qu’il
voit le dissuade à jamais de rejoindre le troupeau
bêlant des bien-pensants. Non, « je ne veux pas
qu’on m’intègre. »111 La solitude est le seul bien
auquel il s’attache parce qu’elle le détache des
autres. Désirant être totalement libre, Roquentin se
sépare de tout ce qui le lierait à ce qui forme
l’expérience de l’homme ordinaire. Ne possédant nul
objet, nul souvenir, encore moins de patrie, l’homme
libre peut, du haut de son abîme, mesurer son
éloignement et le dégoût qu’engendre ce qu’il voit :
« il me semble que j’appartiens à une autre espèce.
Ils sortent de leurs bureaux après leur journée de
travail, ils regardent les maisons et les squares
d’un air satisfait, ils pensent que c’est leur
ville, une « belle cité bourgeoise ». Ils n’ont pas
peur, ils se sentent chez eux. […] Les imbéciles. Cà
me répugne, de penser que je vais revoir leurs faces
épaisses et rassurées. Ils légifèrent, ils se
marient. Ils ont même l’extrême sottise de faire des
enfants. »112 Leur existence est faite en sorte
qu’ils ne pensent pas tout en leur laissant croire
109
Sartre, Œuvres romanesques, Gallimard 1981, page 1695.
110
Anna Boschetti, op. cit., pages 124 et 125.
111
Sartre, La Nausée, page 140.
112
Idem, pp. 186-187.
47
48

que leur vie est importante, alors que ce ne sont


que les jouets, les pantins abusés d’une comédie
tragi-comique que transperce le regard lucide,
privilège de l’homme solitaire. Ils existent,
croient-ils ; non, ils sont, entiers, massifs ; ne
manquant de rien, ils tirent satisfaction de leur
suffisance, à savoir de leur adhésion entière de
leur être à l’être social. Confiants et repus, « ils
ont chacun leur petit entêtement qui les empêche de
s’apercevoir qu’ils existent »113 comme « existe »
l’en-soi. Roquentin, lui existe ; mais sa vie est
celle d’un éternel présent qui n’a ni passé, ni
avenir, ni lieu, ni identité. Si l’homme libre,
l’intellectuel, l’artiste, est celui qui, par son
œuvre, dénonce l’inanité du monde bourgeois, c’est
une bien amère victoire, car en rendant manifeste la
contingence du monde, il est submergé par le dégoût
de soi : « si j’existe, c’est parce que j’ai horreur
d’exister 
d’exister »114, « La contingence n’est pas un faux
semblant, une apparence qu’on peut dissiper ; c’est
l’absolu […] Quand il arrive qu’on s’en rend compte,
çà vous tourne le cœur et tout se met à flotter. »115
Au plus fort de cette révélation, tout devient épais
et mou, comme si tout s’était liquéfié ; on est
englué dans une existence qui vous fige en une masse
informe, vous condamnant à rester collé à un réel
vaseux, avarié. Rien ne peut vous distraire de
l’ennui, lequel, « en s’étendant dans les abîmes de
l’existence, comme une brume silencieuse, confond
étrangement les choses, les hommes et nous-mêmes
dans une indifférence générale. »116 Existant à la
subjectivité que l’inanité du réel vient irriter,
Roquentin finit par vivre comme s’il était une chose
113
Sartre, La Nausée, page 132.
114
Sartre, idem, page 119.
115
Sartre, La Nausée, Folio, 1990, page 180.
116
Martin Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique ?
48
49

encombrante, sans que son existence ait l’évidence


que les autres, les salauds, vivent sans plus de
question. Il est, sans raison, sans pourquoi ; « les
mots s’étaient évanouis et, avec eux, la
signification des choses, leur mode d’emploi. »117
Quelque chose s’est rompu, abandonnant l’homme à
l’angoisse que provoque une existence où l’on ne
trouve plus d’appui ni repos. Devant « le courant de
l’être qui envahit, submerge tout, sujet, personne,
chose »118, l’homme est comme pétrifié, saisi
d’effroi. Historiquement, la découverte des camps de
la mort révèle à l’homme son pouvoir, un pouvoir qui
l’abandonne à ses propres forces sur lesquelles
repose désormais son existence. Ce qu’a détruit la
guerre, écrit Sartre dans La mort dans l’âme, c’est
« la certitude tranquille que le monde a été fait
pour l’homme. »119 Cette liberté qui apparaît à
l’homme qui accueille la vérité de notre nudité, de
sa nullité ontologique, débouche sur un monde où
chacun est seul, où, à tout instant, tout peut être
remis en question. Ennui, mais aussi inquiétude pour
ne pas dire angoisse : dans un monde où tout se
dérobe à mesure que nous prenons conscience de la
contingence du monde, l’expérience de la néantité
abandonne l’homme au vertige de sa liberté
prédatrice des illusions que la société alimente.
« On pouvait penser que la philosophie nous
permettait d’échapper à de tels sentiments, en
parvenant à faire de l’homme une partie d’un monde
objectif, comprendre son appartenance à une nature
dont l’idée engendre quelque amour et quelque
paix. […] Or la philosophie de Sartre nous prive à
la fois de l’ordre objectif et de l’universalité de
117
Sartre, la Nausée, Gallimard, 1938, page 24.
118
Emmanuel Lévinas, il y a, in Deucalion I, 1946,
page145.
119
Sartre, La mort dans l’âme, page 46.
49
50

l’esprit connaissant, pour nous réduire à un sujet


purement individuel qui, mesure de ces choses,
n’aperçoit en dehors de soi qu’un monde sans
structure, dont la charge l’écrase et l’effraie, au-
dedans de soi que finitude. »120 Parce que Sartre
part de l’expérience singulière de la finitude, il
ne peut identifier que des individus eux-mêmes
irréductibles qui, même quand ils agissent pour une
cause commune, demeurent à distance de la fin visée
par le mouvement révolutionnaire. « Une liberté qui
se veut liberté, c’est en effet un être qui n’est
pas ce qu’il est et qui est ce qu’il n’est pas qui
choisit, comme idéal d’être, l’être ce qu’il n’est
pas et le n’être pas ce qu’il est. Il choisit donc
non de se reprendre, mais de se fuir, non de
coïncider avec soi, mais d’être toujours à distance
de soi. »121 Qu’est donc l’homme sartrien ? A y
regarder de plus près, presque rien, voire personne,
tant il est inconsistant ; c’est ce que traduit les
romans de Sartre ; ses personnages sont vides,
banalement ordinaires ; si semblables aux choses
qu’on pourrait dire qu’ils n’existent pas. Leur
conscience n’est qu’un lieu de passage, sans règle
ni loi, sans durée, soumise à des déterminations, le
plus souvent narcissiques, qui leur échappent. Ne
pouvant vivre dans la plénitude de la coïncidence
avec soi, en restant une conscience déliée, leur vie
n’est qu’une quête perpétuelle vers une valeur qui
se dérobera toujours, à jamais absente. « Ni du côté
de la valeur, qui n’a pas d’être, ni du côté des
choses, où l’existence est toujours en perdition,
Sartre n’arrive pas à donner un fondement
authentique à l’extériorisation du pour-soi. »122 Lui
120
F. Alquié, Revue internationale, 1945.
121
Sartre, l’Etre et le Néant, tel, page 692.
122
Emmanuel Mounier, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos,
op. cit., page 133.
50
51

donner le nom de personne supposerait une


réciprocité des consciences alors que tout oppose
l’homme à l’être au monde, à l’être d’autrui. Il se
heurte à un réel comme on se cogne à un mur. Etre
seul à être soi dans un rapport d’exclusion à tout
autre est le propre de la situation au monde de
l’être-là. « L’existant secrète l’absolue solitude
comme une structure inéluctable de l’existence. Il
faut dire de la solitude ce que Sartre écrit du
néant : elle apparaît avec l’être de l’homme, le
double comme son ombre, ne disparaît qu’avec son
anéantissement. »123 Parler de personne suppose un
être-avec, une contemporanéité de soi et d’autrui ;
or « loin d’être une plénitude appelée par d’autres
plénitudes, la personne n’apparaît que comme un
recul devant le mur inexorable de l’être ; son
intériorité, au lieu du mûrissement d’une
transgression progressive, est comme une fuite sans
fin. Malgré son insistance sur l’engagement, sur
l’être dans le monde, Sartre n’arrive pas à donner à
cette personne qu’il défend la consistance et la
valeur. »124 « Etre sans odeur et sans ombre, sans
passé, n’être plus rien qu’un invisible arrachement
à soi vers l’avenir »125 lui-même indéfini. C’est
ainsi que Roquentin est « néant », défaut d’être »,
« manque », il est « conscience vide » qui, toujours
en mouvement, est voué à l’absence de tout séjour.
Souhaitant ne rien faire car « faire quelque chose,
c’est créer de l’existence, et il y a assez
d’existence comme çà »126, il se rapetisse au point
de n’être plus personne, rien. Il est porté par
l’être qui est sans raison, sans que rien ne puisse

123
Idem, page 138.
124
Ibidem, pp. 136-137.
125
Sartre, Les chemins de la liberté, I, l’âge de raison,
page 93.
126
La Nausée, page 243.
51
52

prétendre le fonder. Ainsi se vit-il comme une


privation, à la recherche de ce qu’il a à être.
Faisant l’expérience de son être-là jeté dans un
monde inconnu (« je n’ai pas d’ennuis, j’ai de
l’argent comme un rentier, pas de chef, pas de
femmes ni d’enfants ; j’existe, c’est tout »127),
l’écœurement le saisit pour ne plus l’abandonner. A
force de vouloir être sans attache, parce qu’il
n’entrevoit aucune solution, Roquentin s’abandonne à
une lente dégradation physique et psychique qu’il
prend soin de noter dans son Journal. Il lui arrive
parfois d’avoir des sursauts brutaux, des colères
par lesquelles il se découvre des appétits
meurtriers. N’écoutant plus que ses pulsions, il
sent qu’il est prêt à faire n’importe quoi. Faisant
en sorte d’exacerber sa différence au point que tout
lui devienne étranger, Roquentin n’est plus qu’un
champ de forces instables, qui peut, à tout instant,
éclater (donner un coup de couteau) et s’adonner au
plaisir furtif de l’ivresse. Mais bien vite, ces
excitations retombent pour le plonger de nouveau
dans une mélancolie qui le rend étranger à toute
chose. Cette voie est la décision d’un homme déçu
par son impuissance à s’approprier quoi que ce soit,
ce qui éveille en lui le désir de mettre à mal une
vie qui se donne aux autres comme une évidence. Ce
qu’il tente par ce choix, c’est d’infirmer l’idée
selon laquelle « ma liberté dépend entièrement de la
liberté des autres »128, c’est s’arracher à
l’engagement auquel tient tant Sartre lequel est lié
à l’exigence d’une authenticité totale. « Dès qu’il
y a engagement, je suis obligé de vouloir en même
temps que ma liberté la liberté des autres, je ne

La Nausée, op. cit., page 153.


127

Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Nagel,


128

1970, page 83.


52
53

puis prendre ma liberté pour but, que si je prends


également celle des autres pour but. »129 Roquentin
n’est ni un lâche ni un salaud, il a fait le choix
radical de se précipiter dans le gouffre d’une
indétermination irréductible. « Personne. Pour
personne, Antoine Roquentin n’existe 
n’existe »130 ce qui
n’est pas sans nous rappeler le propos du personnage
de Hong dans les Conquérants de Malraux pour lequel
« tout état social est une saloperie 
saloperie » 131
ou encore
celui de Garine déclarant son « impossibilité de
donner à une forme sociale, quelle qu’elle soit, son
adhésion. »132 La liberté que valorise Sartre à
partir de laquelle il estime « qu’il y a possibilité
de créer une communauté humaine »133 dépend d’une
réciprocité des consciences qui, comme on l’a vu,
est sinon impossible du moins bien compromise. Le
personnage de Roquentin est emblématique de cette
contradiction entre une liberté qui se veut totale
et le besoin de quelque appartenance. « La tentation
est fatale de réduire la subjectivité à un non-être
jaillissant et isolé dans le monde et défini par
cette situation. »134 Ce que Sartre nomme liberté
n’est que l’expression d’un déterminisme dans lequel
l’homme s’englue. Sa philosophie n’est qu’un
formalisme épris d’abstractions qui dédaignent la
richesse de l’existence au profit d’un nihilisme
incapable de se surmonter. Car Sartre ne parvient
pas à réaliser l’ambition qui le détermine : donner
à la vie humaine une plus grande intensité ; au
contraire, « 
« il la réduit à une insignifiance

129
Idem.
130
Sartre, la Nausée, page 213.
131
André Malraux, Les Conquérants, page 67.
132
Malraux, idem, page 159.
133
Sartre, L’existentialisme est un humanisme, op. cit.,
page 90.
134
Emmanuel Mounier, Introduction aux existentialismes,
op. cit., page 129.
53
54

absolue. 
absolue. »135 « Des pensées abstraites et des
intentions vides, voilà ce qu’on laisse à l’esclave
sous le nom de liberté métaphysique »136 : Sartre ne
croit pas si bien dire. Déniant la réalité d’une
conscience intérieure, que laisse-t-il à l’homme
« libre » sinon le sentiment d’éprouver une liberté
gratuite, qui n’est autre qu’une volonté de volonté,
vide et abstraite qui se saisit des choses pour les
dénigrer. La liberté sartrienne est à l’image de ses
personnages et de leur vie, elle est manque d’être,
nihil. Mais « c’est parce que la réalité humaine
n’est pas assez qu’elle est libre. »137 C’est cette
consomption ontologique qui me rend si fluctuant et
vif à l’action, c’est l’attrait de ce néant qui se
présente à moi et me mobilise. Mais cette « liberté
ne donne pas à l’univers un couronnement et un sens,
elle n’est qu’une perpétuelle intériorisation de la
contingence, le retour au jaillissement de
l’absurdité primitive »138 quel que soit votre choix.
Si le malheur de l’homme naît de la découverte d’un
monde insignifiant, il est aussi la conséquence
d’une conscience qui, s’apercevant que la liberté
est vide de tout contenu, que c’est elle seule, par
son affirmation, et non l’obéissance à quelque règle
la précédant, qui constitue la moralité en la
définissant par une créativité en acte, doute que le
volontarisme puisse apporter quelque réconfort.
C’est octroyer là un pouvoir à l’homme dont la
démesure est tout aussi angoissante que la
révélation de la vacuité existentielle. L’homme est
ainsi pris en tenailles entre deux infinis : le non-
sens de l’en-soi et l’absoluité du pour-soi dont la

135
Raymond Ruyer, Le Monde des valeurs, 1948, page 95.
136
Sartre, Situations III, page 196
137
Sartre, L’Etre et le Néant, 1943, page 516.
138
Emmanuel Mounier, Introduction aux existentialismes,
op. cit., page 128.
54
55

liberté ne connaît pas de limite et dont l’action


est sa propre fin. Dès lors, à quoi bon s’engager si
l’action ne présuppose pas des valeurs d’une morale
substantielle qui l’orientent, s’il s’agit, en fin
de compte, de s’abandonner à un vertige qui, au lieu
de nous ravir, potentialise notre abîme intérieur ?
Vide de valeurs, les personnages de Sartre
développent une conscience obsédée ; livrés à une
liberté gratuite, ils s’abandonnent à leurs désirs.
Ce sont des êtres excédés de sensations, saturés par
la libido à laquelle se ramène leur activité. On ne
peut pas dire qu’ils pensent comme ils agissent,
c’est plutôt qu’ils ne pensent ni n’agissent,
paraissant soumis à une sorte de mécanique
passionnelle qui est la forme même du pâtir. Leur
mise en mouvement qui leur tient lieu de liberté
n’est qu’une précipitation qui ne mène à rien sinon
à tourner autour de soi-même. Aussi est-il vain 
d’attendre de Sartre la constitution morale, car
cela suppose l’existence d’une entente
intersubjective qui, nous l’avons vu, fait défaut.
Se déprendre d’autrui pour ne dépendre que de soi,
n’est-ce pas en définitive la pire des dépendances.
Le monde que nous décrit Sartre est celui de l’im-
monde où se dissout la psychologie ordinaire de
l’homme pour ne nous laisser qu’une odeur de
cadavre. C’est l’aboutissement logique de sa pensée
de considérer « que l’homme tend à s’éprouver de
plus en plus comme déchet et comme possibilité
excrémentielle »139 et phobique au point que l’on
peut se demander si sa philosophie n’est pas un
inexistentialisme ayant à reconnaître son
impuissance à agir en quelque manière devant
l’épreuve de sa lucidité confrontée à l’indifférence

Gabriel Marcel, L’existence et la liberté humaine chez


139

Sartre, op. cit., page 89.


55
56

de l’être. Sartre est un témoin de la conscience


moderne et même un témoin agissant, puisqu’il
cherche à en hâter la formation. Homme d’hier, il
est aussi homme d’aujourd’hui, parce qu’il restitue
ce à quoi aboutit l’individualisme qui revendique
une totale indépendance. « Ce philosophe, ce
psychologue des ténèbres introduit une lumière
subtile et qui met en plein jour les derniers
linéaments de l’horreur. Il ne procède comme s’il
n’y avait que de l’horreur en ce monde, et, quand il
nous promet enfin le héros, nous restons sceptique…
En attendant, il n’a pas son pareil pour suivre les
dégradations d’une nuit d’orgie, pour chercher dans
une conduite infâme le fond même et l’essence de
l’infamie, pour aller arracher des entrailles un
vomissement, pour trouver le mot qui marquera le
dernier sursaut du stupre ou le suprême raffinement
de l’ignominie. »140 L’esthétique à laquelle il vise
est une esthétique de la laideur, qui veut saisir la
vie telle qu’elle est à partir des paroles les plus
simples et communes, ordurières s’il le faut. Aussi,
faut-il écarter la stylisation qui embellirait un
réel alors qu’il faut restituer celui-ci tel quel,
brut de décoffrage. Ce qu’il entend restituer, c’est
l’indécence qu’il ressent devant le spectacle
scabreux, honteux que lui inspire le monde en
décomposition. « C’est là que mène la dialectique
sartrienne. Nous nous trouverons au terme avec sa
littérature et une bonne partie de la littérature de
notre temps où nous pourrons nous voir déliés de
tout lien, affranchis de toute armature et en pleine
désagrégation. »141

140
Gonzague Truc, de J.-P. Sartre à L. Lavelle, Tissot,
1946, page 104.
141
Gonzague Truc, op. cit., page 43.
56
57

Dès lors la question qui se pose est de savoir


comment fonder une morale à partir d’une ontologie
qui affirme la possibilité permanente du non-être ?
L’éthique sartrienne se refuse à tout ancrage a
priori ; seule importe la valeur morale d’un acte
qu’un sujet authentiquement libre doit déterminer
lui seul et assumer. Reste à savoir si cette liberté
se porte vers un absolu supposé. Cette liberté parie
sur l’exigence intérieure d’un homme qui affirme la
possibilité d’une vie supérieure, comme le fit
Antigone. Mais quid de la liberté d’un tyran ? La
liberté, répondrait Sartre, est la seule
justification de l’existence, par conséquent il en
résulte qu’une volonté qui va à l’encontre de celle-
ci, n’est pas un acte moral. Celui-ci sert la cause
de la liberté en moi et dans les autres. Cela
suppose une exigence intérieure non aliénée qui
recherche le bien. Sartre prend le risque de laisser
ouverte la possibilité du caprice ou de l’orgueil
qui peut emporter l’homme, au nom de l’appel à une
authentique liberté. Faire de la liberté l’unique
référent sur lequel l’homme détermine sa vie ne peut
convenir qu’à des êtres disposés à un héroïsme qui,
transcendant la nausée et l’angoisse nées des
incertitudes, les destine très probablement au sort
d’Icare. La question qui se pose est donc de savoir
s’il est possible de fonder une morale sur un socle
aussi inconsistant, et angélique, d’établir une
société fondée à partir d’une liberté que l’on
présume rationnelle et capable de limiter sa liberté
pour ne pas me subordonner l’autonomie des autres ?
« Il n’y a pas de signes dans le monde » répondait
Sartre à quelqu’un qui lui demandait comment agir.
Il y en a pourtant un, c’est la reconnaissance d’une
liberté qui n’est pas mienne et qui exige que je la
respecte. C’est elle qui justifie la révolte contre
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la dictature, l’oppression capitalistique, et les


totalitarismes rouges et bruns. Elle demeure
cependant sans réel pouvoir s’agissant de conduire
l’homme à se trouver dans le dédale des possibles et
l’élever à une conscience supérieure qui donne
consistance à son être. Car à quoi sert l’action si
elle n’est que le passage d’une situation à une
autre, contingente, si elle ne vise pas la recherche
d’un meilleur. Considérer que l’accroissement de la
liberté est la seule fin de l’histoire, c’est
réduire celle-ci à une simple mise en mouvement
duquel est absent un horizon, alors que son
impulsion lui est donnée par des fins, des vertus
qui constituent ses plus sûrs atouts
d’accomplissement. Jupiter avait averti Oreste :
« tu vas leur faire cadeau de la solitude et de la
honte […] Tu leur montreras soudain leur existence,
leur obscène et fade existence, qui leur est donnée
pour rien. » Alors à quoi bon une liberté qui dénude
et aliène l’homme dans le désespoir ou le plonge
éperdument dans l’action éternellement en quête d’un
je ne sais quoi. Si l’existentialisme sartrien a le
mérite de nous arracher de nos torpeurs
confortables, il nous rappelle la fragilité de notre
condition humaine à la conquête de son
épanouissement, supposant de notre regard de ne pas
se détourner de nos misères. Mais l’aventure de la
liberté qui nous plonge dans bien des tourments
demande un lieu qui suppose que nous fassions le
deuil d’une liberté, qui, absolutisée, est, selon
les termes de Simone de Beauvoir, une métaphysique
de Satan. Sans requérir de la liberté des fins qui
subordonnent son action et lui donnent sens, elle
n’est qu’agitation et impuissance qui creuse
davantage le sentiment de l’absurde. Croire que la
puissance et l’autonomie du sujet libre soient les
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59

seules fins qui puissent se proposer à l’homme,


c’est se livrer au drame d’un univers indifférent à
ses échos lointains qui rejoindront vite le Néant,
comme nous sommes insensibles la vie des insectes.
Du vertige grisant de l’action, il n’y a qu’un pas
qui précipite l’homme dans l’ennui et le fait choir
dans la nausée. C’est ce sentiment « profond, en
s’étendant comme une brume silencieuse, qui confond
étrangement les choses, les hommes et nous-mêmes
dans une indifférence générale. »142
« L’existentialisme pourrait redevenir la
philosophie de cette autre libération que nous
connaissons depuis 1989. »143 En effet, l’homme est
de plus en plus assujetti à une logique économique
qui expose chacun à la question de son insertion
sociale et du même coup, à sa possibilité de pouvoir
s’en distancier. La précarisation d’une existence où
le travail devient une préoccupation majeure expose
l’homme à la question d’une insécurité ontologique,
travaillé par l’angoisse d’un avenir incertain, sans
garantie. Il y a là un dispositif socioculturel
propice à un retour de l’existentialisme. Cependant,
« comment expliquer qu’on ne voit pas apparaître de
mouvement qui y correspondrait ? […] On pourrait
soutenir que la figure actuelle est l’inverse de
celle de la fin de la guerre où l’existentialisme
fut une philosophie de la libération, stimulante,
révoltée, polémique, joyeuse et contestataire.
Aujourd’hui, on est plutôt dans un repli sérieux,
moralisant, et la perception de la conjoncture
marquée par l’incertitude conduit à une demande de
règles, d’ordre, et pas du tout à ce qui était
l’appel sartrien à ce que chacun décide de sa

142
Martin Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique,
Questions I,
143
Idem, page 25.B
59
60

vie. »144 Mais sa lucidité lui rappelle qu’il baigne


dans un océan de contingences. Il n’y a que l’homme
qui soit pour l’homme quelqu’un, le seul être qui
soit. Il lui faut se réapproprier les qualités dont
il s’est dépouillé au profit d’un être fictif que la
conscience lucide sait distinguer. Il faut accepter
de jouer à qui perd gagne. « L’existentialisme ne
propose aucune évasion. C’est au contraire dans la
vérité de la vie que sa morale s’éprouve et elle
apparaît alors comme la seule proposition de salut
qu’on puisse adresser aux hommes. […] La morale
existentialiste affirme que malgré ses limites, à
travers elles, il appartient à chacun de réaliser
son existence comme un absolu. »145 L’anomie comme
impossibilité pour la vie de s’étendre au-delà des
limites qui sont les siennes faisant obstacle à nos
désirs nous renvoie à la conscience de notre
finitude, de notre nullité ontologique qui débouche
sur une crise du sens dans laquelle s’abîme la vie.
Depuis que la modernité est advenue, la question de
sa crise n’a cessé de la hanter. La naissance de la
sociologie scientifique dans la dernière décennie du
XIXème siècle par Durkheim correspond à cette
inquiétude qui transparaît dans le concept d’anomie
auquel son ouvrage, le Suicide, consacre un chapitre
le cinquième. La Première Guerre mondiale a engendré
une pensée désormais consciente du péril qui menace
les sociétés historiques. « Nous autres
civilisations, nous savons maintenant que nous
sommes mortelles […]. Nous savions bien que toute la
terre apparente est faite de cendres […] mais ces
naufrages, après tout, n’étaient pas notre

Ibidem, pages 25 et 26.


144

Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté,


145

Gallimard, pages 222 et 223.


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61

affaire. »146 Nombre d’intellectuels prennent la


mesure de la maladie que la société moderne, et
l’humanisme, dévoyé de ses fins, porte en elle.
Husserl, dans son ouvrage, La crise de l’humanité
européenne et la philosophie, publié en 1935,
s’interroge sur le devenir spirituel de l’Europe
menacé par la montée du nazisme. D’autres courants
incarnés en Allemagne par le courant national
conservateur d’un Moeller Van den Bruck, d’un
Spengler et en France par l’idéologie maurrassienne
et la Jeune Droite vitupèrent contre « la sottise
des modernes. »147 D’autres, dans le sillage de Max
Weber, parlent d’éclipse de la raison, ce avant même
la découverte de l’ampleur de l’horreur nazie.
« Mais la destruction agonistique n’est pas la seule
forme d’autodestruction d’une civilisation. La fin
de notre siècle dévoile des figures encore plus
complexes engendrées par Thanatos, fruits d’une
évolution déséquilibrée de l’individualisme exacerbé
et de la prise du pouvoir par le « Dernier homme »,
avant tout soucieux […] d’irresponsabilité et
d’absence de contraintes »148, recherchant la
maximisation de sa jouissance qui l’agite en tout
sens. La découverte de l’absurde n’est pas une
hypothèse, c’est la première des vérités, mon lien
étroit avec le monde, mon seul principe d’action. On
a beau se distraire du monde, rien ne peut éluder
cette vérité. « Tâche forcenée : un esprit de
nostalgie nous possède et nous séduit du difficile
chemin de la limite et de la mort. Il inspire ces
pseudo pensées qui ne sont que justifications
savantes de nos faiblesses devant la conclusion

146
Paul Valéry, La crise de l’esprit, in Œuvres I,
Pléïade Gallimard, page 988.
147
Titre de l’ouvrage d’Henri Guaino, Plon, 2002.
148
Jacqueline Russ, Le tragique créateur, op. cit., page
180.
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62

inexorable. »149 Plutôt que s’abandonner aux rêves


illusoires des paradis artificiels, tel le
communisme, ou attendre un sursaut utopique, l’homme
absurde doit accepter sa situation. Oui, il faut
imaginer Sisyphe heureux qui, malgré le fait que son
action ne cesse d’échouer, entretient en lui l’idée
d’une vie qu’il lui faut accomplir. Cette idée est
nécessaire car elle nourrit en l’homme un sentiment
qui l’élève et dont la mise en cause peut être
lourde de conséquences. Malraux ainsi que Bataille
nous met en garde : « un homme qui est tout à la
fois actif et pessimiste, c’est ou ce sera un
fasciste. » Actif, l’homme est condamné à l’être.
Aussi, l’idée qu’il se donne de sa vie déterminera
ce qu’il fera de son existence. Celle-ci est
d’autant plus précieuse que, naissant de rien, elle
revendique la volonté d’être le seul absolu.

149 ?
Emmanuel Mounier, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos, Le Seuil, 1953, pp 76-77.

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