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ANNEXES TEXTES : Libres jusqu’à la mort :

SUR LE CARACTÈRE ABSOLU DU “SACRIFICE DES SACRIFIÉS” À LA


GUERRE :

→ Jan Patocka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire (1975), trad. du tchèque
par Erika Abrams, éd. Verdier/poche, 1999, p.204-205 :

La grande expérience profonde du front avec sa ligne de feu consiste (...) à évoquer la nuit en
tant que présence impérieuse, qui ne peut être négliée. La paix et le jour ne peuvent régner
qu’en envoyant des hommes à la mort afin d’assurer à d’autres un jour à venir sous les
espèces du progrès, d’un développement lent et continu, de possibilités aujourd’hui
inexistantes.
On exige en revanche de ceux qu’on sacrifie de tenir bon face à la mort. C’est-à-dire qu’on
sait obscurément que la vie n’est pas tout, qu’elle peut renoncer à elle-même. C’est
précisément ce renoncement, ce sacrifice qu’on exige. On l’exige comme quelque chose de
relatif, rapporté à la paix et au jour. L’expérience du front est cependant une expérience
absolue. (...) Les participants sont surpris par une liberté absolue, affranchis de tous les
intérêts de la paix, de la vie, du jour. Cela veut dire que le sacrifice de ces sacrifiés perd sa
signification relative, il cesse tout d’un coup d’être un chemin vers des programmes de
construction, de progrès, vers des possibilités de vie augmentées et élargies ; au contraire, il
n’a de sens qu’en lui-même.
Cette liberté absolue, c’est la compréhension que quelque chose là a d’ores et déjà été atteint,
quelque chose qui n’est pas un moyen en vue d’autre chose, qui n’est pas une étape vers…,
quelque chose au-delà et au dessus de quoi il ne peut plus rien y avoir. Le sommet est là
même, dans ce renoncement auquel les hommes sont appelés, pour lequel ils sont arrachés à
leur emploi, à leurs talents, à leur possibilités à leur avenir.
SUR LA SOLIDARITÉ DES ÉBRANLÉS COMME PENSÉE DU SACRIFICE :

→ Jan Patocka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire (1975), trad. du tchèque
par Erika Abrams, éd. Verdier/poche, 1999, p.207-214 (montage) :

L’ennemi n’est plus un adversaire absolu sur le chemin de la volonté de paix, il n’est plus ce
qui n’est là que pour être supprimé. L’ennemi participe à la même situation que nous, il
découvre avec nous la liberté absolue, il est celui avec qui nous pouvons parvenir à une
entente dans l’opposition, notre complice dans l’ébranlement du jour, de la paix et de la vie
dépourvue de ce sommet. Ici donc s’ouvre la sphère abyssale de la “prière pour les ennemis”,
le phénomène de “ l’amour de ceux qui nous haïssent” - la solidarité des ébranlés, malgré
leur antagonisme et le différend qui les sépare.
[...]
La solidarité des ébranlés, c’est la solidarité de ceux qui comprennent. Les choses étant ce
qu’elles sont aujourd’hui, la compréhension ne peut se borner au plan le plus fondamental, à
l’attitude d’esclavage ou de liberté vis-à-vis de la vie ; elle implique également la
compréhension de la signification de la science et de la technique, de la Force qu’on est en
train de libérer. Toutes les forces en vertu desquelles seules l’homme d’aujourd’hui peut vivre
se trouvent potentiellement entre les mains de ceux qui comprennent ainsi. La solidarité des
ébranlés peut se permettre de dire “non” aux mesures de mobilisation qui éternisent l’état de
guerre. (...) Elle devra et elle pourra instituer une autorité spirituelle capable de contraindre le
monde en guerre à certaines restrictions, d’empêcher alors certains actes et certaines mesures.
La solidarité des ébranlés s’édifie dans la persécution et les incertitudes : c’est là son front
silencieux, sans réclame et sans éclat, alors même que la Forcé régnante cherche à s’en
emparer par ces moyens. Loin de craindre l’impopularité, elle l’encourage et l’appelle
discrètement, sans discours. L’humanité n’atteindra pas le terrain de la paix en se laissant
prendre aux leurres de la quotidienneté, en se mesurant à l’aune du jour. Celui qui trahit cette
solidarité devra se rendre compte qu’il nourrit la guerre, que c’est lui, l’embusqué à l’étape
qui vit du sang des autres. Cette conscience trouve un soutien puissant dans les sacrifices du
front des ébranlés. Amener tous ceux qui sont capables de comprendre à éprouver
intérieurement l’incommodité de leur situation commode, voilà le sens qu’on peut atteindre
au-delà du sommet humaine qu’est la résistance à la Force, le dépassement de la Force.
SUR LA RÉFÉRENCE DE PATOCKA À HÉRACLITE ET SON POLEMOS COMME
SOURCE D’UNITÉ ET D’EXCELLENCE HUMAINE :

→ Jan Patocka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire (1975), trad. du tchèque
par Erika Abrams, éd. Verdier/poche, 1999, p.214-215 :

A l’aube de l’histoire, Héraclite d’Éphèse formulait son idée de la guerre comme loi divine
dont se nourrissent toutes les lois humaines. Il n’entendait pas la guerre au sens d’une
“expansion” de la vie mais comme prééminence de la Nuit, volonté d’affronter librement le
péril dans l’aristeia, la preuve d’excellence à l’extrême limite des possibilités humaines que
choississent les meilleurs en se décidant à échanger le prolongement éphémère d’une vie
confortable contre une célébrité durable dans la mémoire des mortels. Ce conflit est père des
lois de la cité, père de toutes choses : il montre que les uns sont esclaves, les autres libres ;
mais il y a encore un sommet au-dessus de la libre vie humaine. La guerre peut faire
apparaître que, parmi les hommes libres, certains sont capables de parvenir à des dieux, de
toucher à la divinité, à ce qui constitue l’unité dernière et le mystère de l’être. Ce sont ceux
qui comprennent que polemos n’a rien d’unilatéral, qu’il ne divise pas, mais unit, que les
ennemis ne sont des touts distincts qu’en apparence, qu’ils sont en réalité inséparables dans
l’ébranlement commun du quotidien qui les fait toucher à ce qui est de tout temps, partout, en
tout, étant la source dont procède tout étant, qui les fait donc toucher au divin.
SUR LA MORT DE MANDELSTAM EN CAMP DE TRANSIT VERS LA KOLYMA :

→V. Chalamov, Cherry-Brandy* (sur la mort de Mandelstam) dans Récits de la Kolyma


(1978), trad. du russe par Sophie Benech, Catherine Fournier, Luba Jurgenson,
Verdier, « Slovo », 2003
Le poète se mourait. Ses grandes mains gonflées par la faim, aux doigts exsangues et sales,
leurs ongles longs et recourbés comme des cornets, reposaient sur sa poitrine sans se dérober
au froid. Avant, il les fourrait sur son sein, sur son corps nu, mais il y restait trop peu de chair
à présent. Ses moufles, on les lui avaient volées depuis longtemps ; le vol demandait juste du
culot – on volait en plein jour. Le pâle soleil électrique, souillé par les mouches et enchâssé
d’une grille métallique circulaire, était fixé en hauteur au plafond. Sa lumière tombait sur les
jambes du poète : il était allongé comme dans un casier sur la rangée inférieure, dans la
profondeur sombre des châlits superposés. De temps en temps, ses doigts remuaient,
claquaient comme des castagnettes, tâtaient un bouton, une boutonnière, un trou dans son
caban, chassaient une saleté et puis s’immobilisaient. Le poète était mourant depuis si
longtemps qu’il avait cessé de comprendre qu’il se mourait. Une pensée simple et forte,
douloureuse au point d’en être presque palpable se frayait parfois un chemin à travers son
cerveau : on lui avait volé le pain qu’il avait mis sous sa tête. Et c’était une brûlure si
effrayante qu’il était prêt à contester, à invectiver, à se battre, à rechercher, à prouver. Mais il
n’en avait pas la force, et la pensée au sujet du pain s’affaiblissait (...)
La vie entrait en lui et en ressortait, il se mourait. Mais la vie réapparaissait, ses yeux
s’ouvraient, des pensées lui venaient. Seuls les désirs ne se montraient pas. Il avait longtemps
vécu dans un monde où il fallait souvent ramener les gens à la vie – à l’aide de la respiration
artificielle, et de glucose, de camphre et de caféine. Le mort revenait à la vie. Et pourquoi pas
? Il croyait à l’immortalité, à la véritable immortalité de l’homme. Il s’était souvent dit
qu’aucune raison biologique ne s’opposait à ce que l’être humain vécût éternellement… La
vieillesse n’était qu’une maladie curable, et sans cette tragique méprise durant jusqu’à
présent, il pourrait vivre indéfiniment. Du moins, tant qu’il n’en serait pas las. Lui n’était pas
du tout fatigué de vivre. Même maintenant, dans ce baraquement d’étape, le « transit »,
comme disaient affectueusement les habitants du coin. On y était au seuil de l’horreur, mais
pas dans l’horreur. Il y régnait au contraire un esprit de liberté, tout le monde le sentait.
Au-delà, c’était le camp, et en arrière, la prison. C’était un « monde en chemin », le poète le
comprenait.
→ Ossip Mandelstam, Épigramme contre Staline (ou Le Montagnard du Kremlin) 1933 :

Nous vivons sourds à la terre sous nos pieds,


À dix pas personne ne discerne nos paroles.
On entend seulement le montagnard du Kremlin,
Le bourreau et l'assassin de moujiks.
Ses doigts sont gras comme des vers,
Des mots de plomb tombent de ses lèvres.
Sa moustache de cafard nargue,
Et la peau de ses bottes luit.

Autour, une cohue de chefs aux cous de poulet,


Les sous-hommes zélés dont il joue.
Ils hennissent, miaulent, gémissent,
Lui seul tempête et désigne.
Comme des fers à cheval, il forge ses décrets,
Qu'il jette à la tête, à l'œil, à l'aine.
Chaque mise à mort est une fête,
Et vaste est l'appétit de l'Ossète.

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