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FRANÇOIS BOTT / DOMINIQUE GRISONI

ROLAND JACCARD / YVES SIMON

LES SÉDUCTIONS
DE LEXISTENCE

essais
♦‘V--

tVV
Les Séductions de l'existence
Paru dans Le Livre de Poche

Sous la direction de Roland Jaccard :

Histoire de la psychanalyse, t. 1 et 2.
Les Chemins de la désillusion (parution 1990)

Yves Simon :
L'Amour dans l’âme.
Transit-Express.
Océans.
Le Voyageur magnihque.
François BOTT - Dominique-Antoine GRISONI
Roland JACCARD - Yves SIMON

Les Séductions
de l’existence

LE LIVRE DE POCHE
AVERTISSEMENT

Les rencontres, le hasard. Ib étaient quatre à Vlntercontinen-


tal. L’un d’eux suggéra un devoir de vacances : dbserter autour
et à propos des Séductions de l'exbtence. Ni catalogue, ni
bréviaire, chacun à sa manière proposa sa variation sur le
thème imposé. Et ce sont quatre pièces musicales, quatre
regards, quatre genres, en somme quatre textes singuliers qui
.s’interrogent et se répondent.

L’éditeur.

© Librairie Générale Française, 1990. ^


Mode d'emploi

Il faut se méfier de- ces quatre prosateurs qui,


sous prétexte de rendre justice aux séductions de
l’existence, s'en sont pris à nos dernières illusions
pour les abattre d’un coup de plume, sec et tran¬
chant, avec le plaisir pervers de mieux jouir de
leurs déconvenues dès lors qu’ils nous en avaient
convaincus... Mais les choses ne sont pas si simples,
car les membres de ce quatuor ont beau avoir des
goûts en commun, ils n’en sont pas moins uniques,
chacun dans son genre. Une personne bien infor¬
mée m’a d’ailleurs rapporté que lors de l’une de
leurs réunions secrètes qui se tiennent, allez savoir
pourquoi ! au bar de l’intercontinental, ils auraient
eu un grave litige qui portait — en toute simplicité !
— sur le bon usage du nihilisme en littérature.
L'un d’entre eux, R.J., dont on se plaît à dire qu’il
n’a jamais pris l’avion que pour exporter l’art du
flirt à San Francisco ou à Tokyo, et qui, en vérité,
s’est spécialisé dans la culture de l’Ego et l’entretien
du désespoir, prétendait que le néant était une
évidence, une perfection métaphysique qui ne fai¬
sait pas un pli et ne supportait pas le moindre
compromis, pas la moindre retouche. « Il faut,
disait-il à ses compagnons d’infortune, que vous
renonciez, une fois pour toutes, à la tentation de
l’adoucir par je ne sais quelles vaines et hypocrites
diversions. »
A quoi Y.S., qui se prénommait parfois Adrien et
s’affichait volontiers cosmopolite de profession, que
certains initiés considèrent aussi comme un arpen¬
teur des mythes modernes, rétorqua qu’un tel excès
de rigueur pouvait paradoxalement nuire au mal¬
heur, l’appauvrir et en réduire la vitalité. « Pourquoi
le figer et le soustraire aux rebondissements de la
vie ? demandait-il, pourquoi lui ôter toute chance
de nous surprendre et, par la même occasion,
d’approfondir notre connaissance de la douleur et
de nous-mêmes ? Pourquoi baisser les bras et se
rendre au néant avant même d’avoir usé de nos
dernières cartouches ? Si la vie ne vaut pas la peine
d’être vécue, qu’elle vaille au moins la peine d’être
abandonnée. »
R.J. s’insurgea : « Mais quoi ? Vous n’allez pas me
faire croire que vous prétendez mouiller ^ néant

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avec vos larmes ? » Inébranlable, Y.S. persévéra et
se risqua, en désespoir de cause, à la métaphore
que voici : « L’existence, mon ami, n’est ni plus ni
moins que le joli temps des adieux, au cours duquel
le bonheur consiste à se tromper de jour ou de
personne. » Autant vous dire que ces propos n’étaient
pas pour déplaire, loin de là, au dévoué F.B., le
détective du groupe, un fumeur de pipe partagé
entre le bonheur d’avoir connu Haendel, la mar¬
quise de Sévigné et la Veuve Clicquot et le malheur
d’en être si souvent séparé. Plus moraliste que
métaphysicien, cet amateur de mélancolies sans
esclandres préfère depuis toujours soigner les formes
de l’existence et la syntaxe de ses aphorismes, si
sombres soient-ils, plutôt que de s’attarder, parmi
la foule, sur les trottoirs glacés du néant. Il prit
donc la liberté de plaider en faveur de l’épicurisme
et autres moyens raffinés de biaiser avec la mort. Il
alla même jusqu’à mettre en cause l’énergie sus¬
pecte de certains nihilistes. Il n’en fallait pas plus
pour que D.-A.G., son voisin de droite, sophiste
corse, adepte des effets rhétoriques les plus inatten¬
dus et combattant acharné des causes les plus
frivoles, qui s’était jusqu’alors abstenu de prendre
parti dans ce douteux débat, intervienne et renverse
la situation de telle manière qu’il contribuât à la
sauver en la dramatisant. Pour ce philosophe rompu
aux tyrannies de l’inconscient, rien, strictement rien
n’a de sens, pas même le néant, si ce n’est à la
lumière de nos grands désordres intérieurs. Avec
lui, la discussion prit une tout autre tournure. Il ne

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s’agissait plus de savoir si la bouteille de l’existence
était à moitié vide ou à moitié pleine mais de
remonter aux sources obscures de nos plaisirs et de
nos aversions. Il s’employa donc à convaincre ses
amis des multiples implications du Mal dans le
plaisir de vivre. A quel moment l’humanité a-t-elle
perdu sa virginité ? Comment trouver la frontière
commune de nos déceptions et de nos désirs et
avancer en funambule entre deux vides qui s’écar¬
tent parfois sur notre passage ? Voici quelques-unes
des nombreuses pistes sur lesquelles le disciple de
Sade et de Dostoïevski entraîna ses trois complices.
On dit qu’ils le suivirent sans objection. La littéra¬
ture étant, vous l’avez compris, la planche de salut
de ces quatre naufragés qui, à en croire leur talent
et leur bonheur d’écrire, ne se portent pas si mal.

Dominique Eddé.
Lettre aux esprits chagrins

François Bott
Mon cher ami,

L'autre soir, vous m'avez confié que l'époque


vous lassait, vous incommodait et vous irritait. Il
vous arrivait même de trouver à cette fin de siècle
des airs de désastre. Et vous citiez les raisons que
vous aviez de vous émouvoir : la médiocrité des
pensées, des mœurs et des sentiments se confirme
chaque jour, l'argent triomphe, le clinquant domine,
l'imposture souffre d'obésité. Vous jugiez tout cela
fort désolant. Vous ajoutiez que de nombreuses
dictatures semblaient encore vouloir s'éterniser,
que les vieux despotes continuaient de faire payer
à la jeunesse les enthousiasmes qu'elle a coutume
de ressentir, et que les opulentes démocraties occi¬
dentales dissimulaient sous des propos charitables
le sort inhumain qu'elles réservent aux peuples
déshérités. Vous constatiez que le Nord méprisait
cruellement le Sud, et que ces mêmes démocraties
vendaient allègrement des armes aux nations dému¬
nies pour les encourager à se faire la guerre.

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Ensuite, disiez-vous, on leur envoyait des ambu¬
lances... Après avoir gagné de l’argent, le Nord
s’attirait de la considération. Que souhaiter de
mieux ?
Vous avez complété votre diatribe, en évoquant
les dommages causés par ces misérables religions
qui conjuguent l’intégrisme le plus archaïque et les
méthodes modernes de publicité. Vous avez précisé
que le terrorisme faisait naturellement partie de ces
méthodes. Et vous avez dépeint notre monde comme
la victime d’une conspiration qui réunissait Dieu, la
Bourse, le KGB et Coca-Cola. Vous aviez de la peine
pour Voltaire...
Comme la soirée s’avançait et que l’abus et le
mélange des alcools favorisaient vos confidences,
vous avez parlé des malheurs de la Chine et de vos
ennuis de santé, alors que nous désirions vous
entretenir des séductions de l’existence... Si je dis
nous, c’est pour ne pas dire je. Ce n’est pas un nous
de politesse ni de majesté. Vous l’aurez sans doute
remarqué. Pour avoir eu souvent l’impression
d’abriter plusieurs personnes à l’intérieur de moi-
même, j’éprouve des scrupules et de la répugnance
à dire je. Ce n’est pas une figure de rhétorique ni
une coquetterie de l’âme, vous le savez bien. Vous
êtes averti des singularités de la nature humaine. Il
nous arrive fréquemment de nous disputer à l’inté¬
rieur de moi-même.
La vie n’est pas facile. Cependant, « nous avons
vieilli ensemble », comme l’écrit Paul Valéry. Nous
sommes parvenus à nous tolérer. Et je crjiiindrais

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de désobliger ou de contrarier les autres si je me
donnais trop d'importance. Ils m'accuseraient de
commettre une fanfaronnade, une imposture, un
abus de pouvoir, un coup d'État, si j'employais trop
souvent la première personne. Il faudrait se résoudre
à la licencier, mais elle réclamerait des indemnités.
Les mots sont des employés ombrageux. Comme le
temps, d'ailleurs. N'est-il pas excessif d'affirmer que
nous utilisons celui-ci, alors que c'est lui notre
employeur et qu'il se joue de nos ambitions, nous
montrant leur vanité quand il nous permet enfin de
les accomplir ? Mais nous faisons comme si nous
étions les maîtres chez nous. Et La Bruyère écrivait
que « la plupart des hommes emploient la meilleure
partie de leur vie à rendre l'autre misérable ».
C'était aussi votre sentiment, lors de notre der¬
nière rencontre. Vous me parliez donc de vos
ennuis de santé. Vous déploriez l'infortune d'avoir
un corps et la pesanteur de celui-ci. Je reconnais
qu'il nous tracasse à la moindre occasion. Ayant eu
l'idée malencontreuse de vouloir attraper l'un de
ces livres qui se cachent au fond des bibliothèques,
vous aviez fait une chute qui vous avait contraint à
rester cloîtré durant une semaine. Je ne sais si vous
aviez mis la main sur cet ouvrage, mais, par sa
faute, vous aviez subi le désagrément d'être « aux
arrêts » comme le jeune Xavier de Maistre, qui en
profita pour écrire Voyage autour de ma chambre.
La réclusion laisse du loisir à nos moindres pensées.
Je n'ose imaginer quel serait le sort de la philoso¬
phie, si, d'aventure, nos gouvernements considé-

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raient l’oisiveté comme un crime ! Votre voisine
s'était révélée bruyante, mais elle ne vous avait
point empêché de méditer sur le mot de Montaigne :
« Le but de notre carrière, c'est la mort. » Et quand
on vous demandait distraitement de vos nouvelles,
vous empruntiez la réplique de Fontenelle aux jolies
dames qui s’inquiétaient de son état : « Cela ne va
pas. Cela s’en va. »
Vous aimez prendre des façons de valétudinaire.
Pardonnez-moi le mot : sa petite musique est fort
réjouissante... Et vous n’irez pas me démentir si je
vous fais cette réputation, car vous regardez la
naissance comme une maladie, et le reste de la vie
comme une illusoire convalescence.
Toutefois, vous fréquentez volontiers les piscines,
les courts de tennis, les bars ou les salons de thé.
Vous ne détestez ni les voyages qui rassurent l’âme
ni ceux qui la dépaysent, et les grands espaces ne
vous attirent pas moins que le jardin du Luxem¬
bourg. D’ailleurs, l’astronomie vous passionne. Vous
avez de l’affection pour les étoiles et de l’admiration
pour les galaxies. J’ignore si elles vous le rendent,
mais c’est probable...
Est-ce un tableau de la désespérance humaine ?
Si l’on se réfère à votre exemple, il ne semble pas
que vivre soit une contrariété. Vous dénoncez
volontiers les désavantages de votre condition, mais
votre mode de vie ne trompe personne. Vous menez
l’aimable existence d’un dilettante, et votre véritable
métier, c’est la flânerie. Vous travaillez à vos heures
et à votre rythme. Vous évitez soigneusegfnent le

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surmenage. A notre époque, je l'avoue, c’est une
performance qui mérite d’être considérée... Je pense,
en effet, que la longueur des petits déjeuners est
inversement proportionnelle au désespoir, et les
vôtres durent aussi longtemps que vos rêveries
matinales. Ils vous permettent d’apprivoiser la rumeur
des choses et de faire lentement connaissance avec
les nouvelles journées.
Vous aimez les femmes. Elles vous en savent gré,
ce qui me paraît bien naturel. Car vous êtes fort
éloigné de cette espèce masculine qui trahit sa
médiocrité dans les discours qu’elle tient sur l’autre
sexe. Vous aimez les mots et la grammaire. Et la
récompense de cette sorte d’inclination, c’est d’ac¬
quérir un style. Or, le style est également le contraire
du désespoir. Il donne aux pires désordres de l’âme
le visage de la sérénité. Il efface le ressentiment, et
il « rend singulières les choses les plus communes »,
comme le disait Voltaire...
Tout cela me suggère que, même si vous doutez
des séductions de l’existence, vous croyez au moins
à l’existence des séductions. Vous me répondrez
que ce sont des trompe-l’œil. Et vous ajouterez que
les meilleurs divertissements se révèlent dérisoires
lorsque les mauvais fantômes de la nuit reviennent
nous entourer dans la solitude de notre chambre,
et se vengent de notre absence de mémoire.
Cependant, je vous soupçonne d’être un épicurien
de la mélancolie. Dès votre enfance, vous avez
éprouvé le charme et l’infortune des arrière-saisons.
Votre vague à l’âme précoce a pris ensuite les traits

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de cette misanthropie que vous cultivez avec toutes
les précautions d'un amateur de plaisirs. Vous fré¬
quentez les philosophes les plus divers, du moment
qu’ils dénigrent l'espèce humaine avec l’élégance
que réclame ce genre d'exercice. Aussi, je vous
conseille la lecture de Rivarol. Celui-ci porte des
jugements dont la sévérité ne pourra que vous ravir.
« Les vices de la cour, disait-il, ont commencé la
Révolution ; les vices du peuple l'achèveront. »
Selon Voltaire, c’était « le Français par excel¬
lence ». Les Français ont de nombreuses traditions
de plaisir, et la mélancolie fait partie de ces tradi¬
tions. C'est une de nos spécialités comme l’irres¬
pect, la désinvolture, la conversation, Mme de
Sévigné, les Trois Mousquetaires, Platini (malgré
ses origines italiennes), les paysages de Touraine ou
de Bourgogne et les jardins du Palais-Royal... Tous
nos paysages ressemblent, d'ailleurs, à des jardins
que l'on aurait tracés pour apaiser les pensées trop
funèbres, et l'un de nos départements trouve naturel
de s’appeler le Gard.
Certes, les Anglais ont le spleen. C’est une maladie
qu’ils doivent aux désagréments de leur climat,
mais cela n'est rien à côté de notre mélancolie
nationale. Songez à la marquise du Deffand, à Vau-
venargues, à Chamfort, à Chateaubriand, à Baude¬
laire, et peut-être même à la veuve Clicquot. Je
trouve à cette dame respectable un grand air de
tristesse sur les portraits que nous connaissons
d’elle. Je suppose qu'elle ne s’était pas remise de
son veuvage. Si vous avez en mémoire la figure de

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cette personne, vous conviendrez que la nation
française mêle volontiers le plaisir avec des senti¬
ments très moroses. Dans notre pays, c’est en effet
le visage d’une femme inconsolable qui symbolise
les voluptés de la boisson.
L’étranger nous envie notre pessimisme autant
que nos vins de Champagne et de Bordeaux. Pour
un optimiste comme Descartes, nous avons toute
une assemblée d’esprits chagrins : La Rochefou¬
cauld, Pascal, La Bruyère, Sainte-Beuve, Jules Renard,
Paul Léautaud, Jacques Rigaut, Cioran, Georges
Perros et beaucoup d’autres. Ils dénoncent toutes
les sortes de vanité. Ils reviennent de leurs enthou¬
siasmes avec cet air fâché que nous donnent les
voyages trop décevants. Ils décident de ne plus
repartir et, s’ils repartent, ils se dégrisent avant de
s’être enivrés. Ils discréditent le tourisme et ils
compromettent la réputation de l’existence.
Mais le paradoxe, c’est que, loin de nous affliger,
ils nous encouragent à vivre. Leur pessimisme est,
en effet, démenti par leur manière souveraine de
dépeindre le malheur. Je vous le disais tout à
l’heure : le style désavoue le désespoir qu’il ambi¬
tionne de traduire. Vous-même, vous faites l’éloge
de la platitude, sous une forme qui est à l’opposé
de celle-ci. Le soin que vous mettez à démontrer la
vanité de toute chose réfute, à l’avance, vos argu¬
ments. Et l’on se demande si votre désespoir n’est
pas une sorte de coquetterie, car les revers que
vous déplorez ont des allures de triomphe tran¬
quille.

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Vous me répliquerez peut-être en citant cet auteur
chinois qui parlait de « la détresse de la victoire »,
et vous songerez à cette mauvaise habitude que
nous avons de mourir et d’annuler ainsi nos misé¬
rables succès. Certes, vous allez disparaître un jour.
Vous rendrez votre âme à je ne sais qui. On vous
l'avait prêtée, sans doute. Le verbe rendre est sur¬
prenant. On rend une visite, un service, la monnaie,
l’âme : est-ce la même chose de rendre tout cela ?
Le philosophe taoïste Lie-tseu nous enseigne que
mourir, c’est rentrer chez soi. Faut-il le croire ? Les
Chinois affectionnent les métaphores et les para¬
boles. Et les réponses qu’ils font aux énigmes sont
elles-mêmes très mystérieuses. L’été dernier, en
Corse, j’ai visité la réserve naturelle de Scandola.
Le spectacle était somptueux, avec les rochers à
tête d’homme ou d’animal, les orgues volcaniques,
les busards-pêcheurs, les tomates de mer et le
souvenir des phoques moines. Ceux-ci avaient la
particularité de se mettre au sec pour méditer. Ils
se demandaient peut-être si mourir, c’était rentrer
à la maison...
J’imaginais Lie-tseu sous l’aspect d’un phoque
moine. Cette métaphore lui aurait plu. J’aurais
souhaité lui en parler, mais il n’a pas eu la patience
de m’attendre. Il s’est éclipsé deux millénaires et
quelques siècles avant mon arrivée. Je ne le taxerai
pas d’impolitesse. Pourtant, j’aurais voulu l’entrete¬
nir aussi d’un paradoxe que j’ai découvert à la
faveur d’un rêve récent, car les Chinois sont égale¬
ment des amateurs de paradoxes. Je rêvai#, une fois

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de plus, que certains morts — mon père, mes
grands-parents — avaient continué de vivre sans
m'avertir de leur présence. Ils ne se cachaient pas
vraiment de moi, mais ils semblaient m'ignorer.
Pour eux, j'étais devenu invisible. Ainsi, la réputa¬
tion d'être transparents ne devait pas seulement
s'appliquer aux fantômes. Les vivants subissaient le
même sort quand ils se promenaient sous le regard
des trépassés. Les deux peuples se rencontraient
sans se voir...
Hélas ! je flâne et je m'égare au lieu de raisonner.
Mon propos était de vous dépeindre les séductions
de l'existence, et je disserte sur la mort. Mon goût
de la digression m'aura emporté sur l'autre rive.
C'est un tour fâcheux de mon esprit. Cependant, je
ne désire pas me corriger de ce travers. Les chemins
détournés me paraissent préférables aux lignes
droites. Celles-ci mènent plus sûrement au men¬
songe qu'à la vérité. Et l'espèce humaine aurait
évité beaucoup d'infortunes si elle avait pratiqué
davantage l'art de la diversion. Elle aurait compris
que rien n’a d’importance, sauf ce qui est réputé ne
pas en avoir. Chaque matin, j’essaie de me pénétrer
de cette pensée, afin d’apaiser des angoisses inop¬
portunes. Je n'ai pas besoin de vous recommander
cette sorte de médecine...
Mais voilà que je recommence à faire usage de la
première personne. Déjà, les autres me regardent
de travers. Ils me soupçonnent, allez savoir de quoi !
De vouloir m’approprier, peut-être, le meilleur rôle
et de verser dans l’immodestie. C'est que, voyez-

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vous, les gens sont traversés par l'infini de l'espace
et par l'infini du temps. Les vies intimes sont des
endroits très fréquentés. Alors, résumer cela dans
une seule personne, c'est nécessairement une van¬
tardise, et c'est une façon de s'appauvrir.
Par bonheur, la littérature nous permet de discer¬
ner ou de pressentir nos multiples visages. Elle
ranime et stimule notre passion de l'inconnu. Le
samedi, le dimanche et durant les journées de
vacances, je reste devant ma table de travail jusqu'à
l'heure du déjeuner. J'aime particulièrement ces
matinées studieuses d'écriture. Dans ces moments,
rien ne saurait se comparer aux charmes de la
grammaire et du vocabulaire. Rien ne me sollicite
davantage. Les nonchalances de la promenade ou
les paresses de la plage me semblent, alors, beau¬
coup moins attrayantes que le commerce des mots.
Ils m'offrent la plus reposante des solitudes, et je
suis très fâché d'en être privé quand je reçois une
visite intempestive. Le téléphone est l'ennemi que
je redoute le plus. Lie-tseu me donnerait sûrement
raison...
Je vous disais que la littérature réveillait notre
passion de découvrir. Or, l'une des voluptés de
l'existence, c'est précisément de ressentir cette
convoitise. Parlant de la vie, Henri Calet écrivait ;
« J'aime ça. J'en suis fou. Et d'autant plus que nous
n avons rien d'autre. C'est une occasion exception¬
nelle. » Invités au « grand show » de l'univers, nous
ressemblons à des enfants avides de percer les
mystères d un roman policier : nous ^j^udrions

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connaître la fin de l’histoire avant de nous endor¬
mir.
Cherchant le sens du mot séduction, je suis tombé
sur le mot seigneur et sur un passage des Lettres
persanes. Je n’ai pas résisté à l’envie de flâner
encore. J’espère que vous n’en serez pas irrité...
Montesquieu définissait ainsi le grand seigneur :
« C’est un homme qui voit le roi, qui parle aux
ministres, qui a des ancêtres, des dettes et des
pensions. » Je réponds seulement à l’une de ces
conditions. Vous l’aurez deviné : ce sont les dettes...
Cela ne me contrarie pas outre mesure, car je ne
désespère pas d’obtenir une pension. Quant à la
fréquentation des rois et des ministres, je m’en
passe aisément. Et Dieu ne me manque pas, lui non
plus. Je me félicite même de sa défaillance.
Montesquieu mettait la lecture au premier rang
des séductions de l’existence. Ou plutôt, il la plaçait
au premier rang des consolations. Mais comment
distinguer les unes des autres dans ce monde telle¬
ment douteux ? Sur cette planète, tout est mélangé.
Toutes les choses que vous réprouvez — la nécessité
de mourir et le sentiment du provisoire — sont
inséparables du plaisir et de la félicité. Rien ne vaut
le désarroi qui accompagne les grands bonheurs.
Regardez les joueurs lorsqu’ils gagnent : ils sont
enivrés par la crainte de perdre. Tous nos plaisirs
seraient très fades sans l’inquiétude du temps qui
nous emporte. Quel ennui serait le nôtre si nous
n’avions pas le sentiment du provisoire !
Au cœur de l’été, il faut se laisser traverser par

21
des mélancolies de rentrée des classes, et ressentir
le tressaillement des heures qui s'éloignent comme
si elles étaient fâchées. Les moindres plaisirs devien¬
nent alors magiques... Mais vous le savez bien...
Comme moi, vous aimez probablement les lumières
qui vacillent, les soleils de pluie, le rire aux larmes.
Je ne regretterai pas d'être venu. Quand la mort me
surprendra, je regretterai seulement de ne pas
assister à la fin de la représentation.
Je regretterai Le Messie de Haendel, les parties
de football, le steak tartare, la veuve Clicquot, la
lecture de L’Équipe, le Discours de la méthode,
Ava Gardner, Liza Minnelli, les maximes de
La Rochefoucauld, les lettres de Mme de Sévigné,
les dames à voilette, Gustave Moreau, les Vêpres de
la Vierge, les déjeuners d'amis, le dictionnaire Robert,
le Gaffiot, les matinées solitaires, les vins de Bor¬
deaux, les pensées de Chamfort, le fromage corse,
la grammaire française, les Mousquetaires et Philip
Marlowe, les chroniques de Stendhal et de Roger
Nimier, la voix de Billie Holiday, le bois de mes
pipes, l'odeur et le goût de mon tabac, les films
d'Orson Welles, le Requiem de Mozart, les coups de
foudre.
Je ne regretterai pas le racisme ni les dictatures,
les armées ni les curés, le règne de l'argent ni le
spectacle des vanités, la comédie sociale ni les
ambitions mesquines, les trahisons des amis ni
l'indiscrétion du téléphone.
Je regretterai les lumières de la Corse, de Ceylan,
de l'Éthiopie, de la Sicile, de l'île Saint-^ouis, de

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l’île Maurice, de San Francisco, de Venise et de la
rue du Cherche-Midi ; la lumière de certains visages
de femme et les singularités de l'existence... Car
celle-ci est très capricieuse.
L’autre matin, place de l’Opéra — c’était peut-
être en décembre 1986 ou 1987 —, j’ai rencontré
un homme habillé d’une étrange manière. Il était
sorti de chez lui sans s’apercevoir qu’il avait oublié
de se vêtir entièrement. Il portait chemise, cravate,
veste, manteau, chaussures, mais il avait gardé son
pantalon de pyjama. Ce passant, qui n’avait cure
des intempéries de l’hiver, nous offrait de quoi
méditer sur les inconséquences de la distraction.
Certaines journées commencent de façon très
surprenante et ne cessent, par la suite, de confirmer
leur bizarrerie. Au déjeuner, j'ai retrouvé Agathe et
son mari. Je ne les avais pas revus depuis vingt ans.
Ils vivaient à Pondichéry. Agathe m’a interrogé :
« Quoi de neuf ? » J’étais fort embarrassé pour lui
répondre. Comment définir la nouveauté dans une
existence ? Alors, je lui ai parlé de l’homme que
j’avais croisé quelques heures auparavant, place de
l’Opéra. Agathe s’est mise à rire presque silencieu¬
sement. Son rire paraissait vouloir congédier les
années défuntes, et la délivrer d’un rêve trop pesant.
Elle m’a raconté qu’à Pondichéry, les gens évitaient
de se parler durant les repas. Le moment que l’on
passait à se nourrir ne se confondait pas avec celui
de la conversation. Agathe repartait le lendemain
pour l’Inde. C’est avec une grande fermeté que nous

23
avons fait la promesse de nous revoir, mais nous
savions qu'elle ne serait pas tenue.
Le soir, dans un restaurant de la rue Vivienne, je
suis tombé sur Armand. Je ne l’avais pas fréquenté
depuis longtemps. Comme je lui demandais de ses
nouvelles, il m’a relaté la mésaventure d’un homme
accusé d’espionnage et qui allait être jugé très
bientôt à Paris. Ce personnage s’était perdu pour
l’amour d’une Chinoise trop attirante. Après leurs
premières rencontres, il avait découvert que la trop
belle jeune femme n’était qu’un travesti... Il avait
persévéré néanmoins dans sa malheureuse passion.
Refusant de reconnaître qu’on l’avait trompé, il
avait accompli tout ce que sa fausse maîtresse avait
réclamé. C’est ainsi qu’il avait travaillé pour les
services de renseignement chinois. Il espérait peut-
être qu’en trahissant son propre pays, il se vengerait
de la trahison qu’il avait lui-même subie...
Une bizarre journée, vraiment. J’aime cela. La vie
est une extravagante, mon cher ami. Voilà ce qui
me plaît chez elle, comme chez certaines femmes.
Cependant, ces dernières sont très fatigantes, et je
vous déconseille de les fréquenter avant d’être
entièrement rétabli.
Vous me direz que l’on ne se remet de rien. Je
ne partage pas votre manière de penser. La maladie
humaine, c’est justement d’être infidèle à la souf¬
france autant qu’au plaisir. Nous trahissons tout,
même la félicité, même l’infortune. Hélas ou tant
mieux ! nous désertons ce qui nous avait tellement

24
sollicité. Seule la maladie humaine est incurable.
C’est pourquoi nous guérissons de tout le reste.
Regardez l’existence : nous avons mille raisons de
nous émouvoir, de nous désoler et de nous enthou¬
siasmer, sans que nous puissions les démêler. Ensuite,
nous les oublions, nous en sommes mystérieuse¬
ment distraits, avant qu’elles ne reviennent sous
d’autres visages. Le temps qui passe est notre pro¬
fesseur d’inconstance. L’Éducation nationale son¬
gerait, paraît-il, à reconnaître ses mérites... Pardon¬
nez-moi ces divagations, mais lorsqu’on écrit, on
trouve toujours ce que l’on ne cherchait pas.
Je me demande à quoi ressemblait Pierre Paul de
Riquet. Peut-être ignorez-vous qui était ce person¬
nage. Né en 1604, à Béziers, cet ingénieur français
mourut en 1680, à Toulouse, la même année que
La Rochefoucauld. C’est un homme qui m’intéresse
particulièrement, car il construisit le canal du Midi.
L’un des plaisirs que je souhaite m’offrir serait de
remonter ou de descendre ce canal, afin d’éprouver
les somptueuses lenteurs de la vie.
Je voudrais également accomplir le tour de la
Terre, à bord d’un vaisseau spatial. Je pourrais voir
ainsi la chère planète d’un peu loin, la regretter,
l’admirer et connaître plusieurs aubes dans la même
journée...
Voilà, mon cher ami. Malgré l’apparence fâcheu¬
sement décousue de mes propos, je vous aurai parlé
de quelques-unes des séductions de l’existence. Je
n’ai voulu donner à personne des leçons de savoir-
vivre. Et encore moins des leçons de savoir-mourir.

25
J'en serais fort incapable. J’espère seulement que
votre sentiment de la vie s’améliorera quand vos
ennuis de santé seront terminés. Une mauvaise
nouvelle, toutefois : demain, le ciel sera très nua¬
geux...

Votre dévoué F.B.

P.-S. Je reçois à l’instant une lettre de l’un de


mes confrères, le commissaire Maigret. La mort de
Georges Simenon l’a attristé et l’a délivré. Le para¬
doxe de l’humanité, c’est qu’elle nourrit indistinc¬
tement les sentiments les plus contraires. Certes,
Maigret se trouvait à la retraite depuis des années,
mais l’ombre de Simenon pesait sur sa tranquillité.
Il faut dire que celui-ci avait pris les mauvaises
façons d’un client vorace et despotique. Il avait fait
du malheureux fonctionnaire son détective privé.
C’est la raison pour laquelle je considère Maigret
comme l’un de mes confrères. Le vieil homme peut
enfin se reposer vraiment, et méditer sur les vanités
de l'aurore et la beauté cruelle du matin, sans
craindre que sa clientèle ne le dérange.
Il faudra que je lui réponde. Je l’aime bien, ce
commissaire. Il a mené, comme moi, des enquêtes
sur l’existence. L’univers est une immense méta¬
phore qui n’a pas fini de m’intriguer.
Éloge frivole du mal
et du plaisir de vivre

Dominique-Antoine Grisoni
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Contrairement à beaucoup, l’enfance n’a pas laissé
en moi de souvenirs vraiment heureux. Je le dis
sans amertume, sans regrets aussi. J’en fais simple¬
ment le constat, parce que ce manque m’a souvent
pesé par la suite, lorsqu’il m’arrivait d’entendre des
amis évoquer leur jeunesse. En revanche je crois y
avoir appris ce qui m’est apparu depuis comme les
rudiments du plaisir de vivre. Cette jouissance
molle, encore mal maîtrisée et aux intensités fugaces,
que l’on éprouve en se vautrant dans les petites
infâmies commises au hasard des jours et des
situations. Les échanges clandestins par exemple :
bonnes affaires et trocs en tous genres, afin d’ac¬
quérir auprès de camarades mieux lotis que soi
quelques-uns des objets interdits par une famille
sourcilleuse. Je me souviens ainsi d’une semaine
entière de pleine volupté, le temps qu’il me fallut
pour négocier un couteau à cran d’arrêt. Mon moral
en dents de scie, les creux à l’estomac au plus fort
des discussions, la sourde angoisse qui me rongeait
l’esprit quand le propriétaire du couteau, au moment

29
où nous allions tomber d’accord, haussait les
enchères d’un degré supplémentaire, enfin l’extra¬
ordinaire sensation qui s’empara de moi lorsque
l’objet tant convoité se retrouva dans ma poche. Et
ce n’était pas fini : il y eut encore le retour à la
maison. Autres sensations, autres frissons. Avec la
culpabilité alors au centre des pensées. Un étrange
état intérieur qui me donnait l’impression de vivre
dans une complète irréalité. Comme si l’accomplis¬
sement de la faute changeait radicalement l’ordre
de mon être.
Hélas ! tout n’était que provisoire. Passés les
premiers instants du plaisir de la possession inter¬
dite, puis ceux, finalement très brefs, de la confron¬
tation avec le regard parental — qui, en fait, ne
décelait jamais rien —, chaque chose revenait à sa
place : le sentiment de la faute s’estompait, l’objet
se banalisait, jusqu’à être carrément oublié dans la
cachette où il était déposé, la réalité quotidienne
réinstallait sournoisement sa monotonie.
Ainsi ai-je peu à peu découvert que si le processus
de la jouissance consiste en une instillation lente
d’inquiétudes et d’espoirs, ladite jouissance possède
un caractère éphémère qui nous oblige à toujours
recommencer, à toujours imaginer de nouveaux
scénarios pour relancer ses effets. Leçons d’enfance
grâce auxquelles je sais désormais que la vie ne
vaut la peine d’être vécue que si l’on se donne la
peine d’en chercher, et d’en renouveler sans cesse
les multiples... séductions.

30
On le voit ; ces considérations préliminaires qui
pourraient peut-être paraître déplacées, n'en sont
pas moins au coeur du sujet. Les séductions de
l'existence sont d'abord une affaire intime. On ne
les approche que parce que l'on est à soi-même son
propre maître, on ne les découvre qu'à travers une
autopédagogie. Quant à l'éducation que l'on reçoit,
elle ne sert en somme qu'à nous présenter la vie
sous ses couleurs les plus rébarbatives, comme un
ensemble compact d'interdits et de contraintes, ce
qui finit par valoriser l'envers de ce qu'elle prône :
la transgression.
A sa manière, Rousseau l'a bien expliqué. Reve¬
nant dans Les Confessions sur ses jeunes années, il
a relaté ses apprentissages successifs pour apprendre
un métier. En particulier celui qu'il effectua chez
un graveur du nom de Ducommun. Un homme
rustre et violent, qui n'était avare ni de coups, ni
d'humiliations. Au bout d^un an, raconte Rousseau,
« la tyrannie de mon maître finit par me rendre
insupportable le travail que j'aurais aimé, et par me
donner des vices que j'aurais haïs, tels que le
mensonge, la fainéantise, le vol ».
« Sous les pavés, la plage », lançait un célèbre
slogan de mai 68, « Sous la tyrannie, le vice », aurait
pu dire Rousseau. A ses yeux le phénomène est on
ne peut plus clair : il n'accède à la « friponnerie »
— le mot est délicieux — que parce qu'il essuie les
excès d'une autorité perverse.
On pourrait en rester là et accepter telle quelle
son interprétation de sa « bonne nature » déviée par

31
les méfaits d’un pouvoir injuste si, au fil du texte,
tandis qu’il détaille l’alphabet de ses turpitudes, on
ne relevait une réelle jubilation, nourrie d’une non
moins réelle volupté. Visiblement l’argument qui
consiste à brosser le tableau du malheur et de
l’affliction n’est que l’occasion de revenir une nou¬
velle fois se prélasser dans la trouble délectation du
souvenir de la faute. C’est pourquoi il faut lire le
propos en creux et entendre Les Confessions dans
la tonalité où elles s’énoncent. A l’instar d’un
saint Augustin — autre adepte du système —, Rous¬
seau ne passe aux aveux que pour mieux circons¬
crire l’espace de la loi et, du même mouvement,
désigner celui des plaisirs. La reconnaissance des
forfaits vaut démonstration : sous l’interdit, le bon¬
heur. Bataille aura peut-être tenu avec Rousseau
l’un de ses meilleurs précurseurs.

Souffrance, malheur, faute, culpabilité, mal, for¬


faits, transgression... Drôle de vocabulaire pour
commenter les séductions de l’existence. En effet.
Mais que l’on se rassure : ce n’est pas par hasard
qu’il surgit sous ma plume. La tradition occidentale
colporte depuis des lustres un préjugé qui lie soli¬
dement la séduction à la faute. De Gorgias, le
rhéteur contemporain de Socrate, à Freud, c’est à
peu près le même discours qui prévaut. Séduire
suppose toujours un arrière-fond de duperie, men¬
songe et illusion. Une fatalité. Mieux : une diaboli-
sation.

32
La conception que nous nous faisons du séduc¬
teur n'y échappe pas. Voir notre littérature : elle
regorge de cas exemplaires. Tous les forçats de la
conquête amoureuse se coulent dans le modèle
unique du héros tragique voué à la multiplication
infinie des rôles. Qui ne vit que pour et par les
travestissements de lui-même qu’il produit à la
chaîne, toujours un autre, jamais soi-même, au point
que bientôt il se dilue dans les parodies répétées de
son être et finit par ne plus savoir qui il est. Le
séducteur ou la théâtralisation à perpétuité. C.Q.F.D. :
Don Juan, Casanova, Valmont, Johannes, Adolphe,
etc. Entre mal et malheur, le séducteur est l'homme
d’un éternel provisoire.
Même l'étymologie du mot séduire conforte le
préjugé. Seduco, loin de dériver, comme on aurait
tendance à le croire, de sui-duco — tirer à soi ,
terme qui renforcerait l'idée d’une attirance, d’une
emprise, bref de la fascination, vient en fait de sed-
duco — emmener à part, à l’écart ; séparer, diviser,
partager —, c’est-à-dire intègre partiellement le sens
précédent, mais en le gauchissant. La séparation
comme l’écart définissent un mouvement de détour¬
nement, principe du mal par excellence.

Alqrs les séductions de l’existence ? En parler


reviendra-t-il à faire l’apologie de ce que réprouve¬
rait une morale normalement constituée ? A défendre
le pire contre le meilleur ? A laisser entendre que
le plaisir de vivre se ramènerait en priorité à un

33
plaisir du mal, donnant du coup raison à La Bruyère
quand il affirme que « la plupart des hommes
emploient la meilleure partie de leur vie à rendre
l’autre misérable » ? Ou faut-il décaler l’axe du
regard ? Camper sur un site plus relativiste ? En
quelque sorte faire appel au Freud des ambivalences
qui a défini l’espace des séductions comme un
espace clos, toujours borné à ses limites extrêmes
par le couple diabolique des antagonismes : le mal
et l’ascèse, la transgression et la soumission, le
dérèglement et la loi ? Sans oublier d’ajouter, bien
sûr, que pour lui le régime de !’« économie libidi¬
nale » suppose une totale indifférence au mal comme
au bien et postule une stricte équivalence entre la
barbarie et la sainteté — même poids, même inten¬
sité des jouissances entre l’un et l’autre ?
En fait, et c’est l’évidence, la résolution de l’alter¬
native passe par la mise au net des significations
que l’on affecte à l’existence. Pas de gloses possibles
autrement. Pas de développements, ni de solutions
pensables hors ce premier cheminement. La vie
comme question. Parce qu’elle est LA question. En
tout cas ici.
Comme je n’ai absolument pas l’esprit d’aventure,
et encore moins le goût du lieu commun, c’est à
Nietzsche que j’emboîterai le pas pour traiter le
problème. Je ne connais pas meilleur guide. Il est
le seul à être descendu si profond dans les gouffres
de notre culture, le seul aussi qui ait ausculté avec
autant de clairvoyance nos multiples idéaux, le seul
enfin auprès duquel on puisse apprendre éi^quelques

34
pages ce que des siècles de philosophie avant lui
ont échoué à nous enseigner.

Nietzsche donc. Et, parmi les thèmes récurrents


de sa réflexion, ces interrogations têtues ; d'où vient
que nous. Occidentaux, nous n’aimons pas la vie ?
Qu’y a-t-il eu, dans le passé, qui nous a détournés
de la volonté du bonheur ? Quels hommes, quels
événements nous ont réduits à ne voir dans le
monde qu’un enfer ? A n’avoir désormais plus d’autre
espoir que celui de mourir ? En somme, demande-
t-il : pourquoi, quand, comment sommes-nous deve¬
nus les « nihilistes » passifs que nous sommes
aujourd’hui ?
Là intervient le généalogiste, le fouilleur d’His-
toire. Une à une il soulève les strates déposées par
le temps, remonte vers les sources, en ce point
d’origine où surgirent les'premiers philosophes. « Il
vient pour tout homme — dit-il —, une heure où il
se demande avec stupéfaction : comment peut-on
vivre ? Et l’on vit cependant. Une heure où il
commence à comprendre qu’il possède une inven¬
tivité du genre de celle qu’il admire dans la plante
qu’il voit ramper et grimper pour conquérir un peu
de lumière et un peu de terre et se créer sa propre
joie dans un sol inhospitalier. » C’est le temps
primitif de la philosophie. La conscience se dégage
de sa fusion originaire avec le monde, prend ses
distances et lance les questions qui resteront doré¬
navant celles, immuables, de toute spéculation phi-

35
losophique : quoi de l'homme ? Quoi de la nature ?
Quoi du devenir ? Quoi du bonheur ? Etc.
L'apogée de cette phase, ajoute Nietzsche, se situe
dans la Grèce d'avant Socrate, « au siècle qui pré¬
cède les guerres médiques et pendant ces guerres
elles-mêmes ». Une époque de « grands hommes »
— « Qu'ils étaient beaux ! » s'exclame-t-il —, et de
« belles possibilités de vie ». Où ce qui est à l'ordre
du jour est un art de la plénitude, où la pensée ne
travaille que dans le sens d'une exaltation de la vie.
« De cette hauteur de joie où l'homme se sent lui-
même, tout entier, comme une forme divinisée et
comme une autojustification de la nature, jusqu'à
la joie des paysans sains et de saines créatures qui
sont moitié homme, moitié animal : ce long et
incroyable dégradé de lumière et de couleur du
bonheur, les Grecs l'appelaient Dionysos. »
Je ne m'appesantirai pas plus : les thèses de
Nietzsche, sur l'état et l'esprit dionysiaques, sont
maintenant suffisamment connues pour qu'il ne soit
pas vraiment utile d'en revoir le détail. Gardons
simplement en mémoire l'idée qu'il défend, d'une
période où la philosophie avait su se déployer au
long d'une ligne qui magnifiait les vertus de l'exis¬
tence et, sans jamais défaillir, reconduire les valeurs
les plus authentiques, parce que les plus anciennes,
de l'humanité : « L'instinct sexuel, l'ivresse, le repas,
le printemps, la victoire sur l'ennemi, l'ironie, un
morceau de bravoure, la cruauté, l'extase du senti¬
ment religieux. Trois éléments surtout: l'instinct
sexuel, l'ivresse, la cruauté, tous appartenant aux

36
joies les plus grandes et les plus anciennes de
l'homme... »
Ce qui nous ramène à la question de départ : que
s’est-il produit, comment a-t-on pu basculer aussi
radicalement dans le nihilisme et engendrer cette
postérité monstrueuse sur laquelle Nietzsche, pré¬
cisément, va concentrer tous ses coups ? Plus sim¬
plement : comment a-t-on pu en venir à se haïr soi-
même, à haïr si méthodiquement l’homme et la
vie ?
Les familiers de la pensée nietzschéenne connais¬
sent la réponse. Ce n’est pas un événement ou un
fait, c’est un homme. Socrate. Oh ! Certes ! Pas
Socrate tout seul. Mais Socrate quand même, au
premier chef, le responsable du mal.
Pas Socrate tout seul ? En effet. Il a été aidé, et
paradoxalement, par ceux-là mêmes qui l’ont pré¬
cédé, et que Nietzsche encensait avec tant de pas¬
sion. Ces fameux « vrais philosophes », ces « pen¬
seurs grandioses », inventeurs de bonheur, qui
annonçaient que la vie était possible parce qu’ils
aimaient la vie. Ce sont eux qui ont préparé le
terrain et aménagé les conditions d’apparition d’un
Socrate.
Tout s’est joué autour du questionnement qu’ils
avaient entamé et des solutions qu’ils proposaient.
Le monde ? L’homme ? La vie ? Chaque question
engendrait une multitude de propositions, de dis¬
cours autonomes, de vérités friables, parce que
provisoires et individuelles. Rien de stable ne se
dégageait. Rien de durable. Aux mystères ils n’op-

37
posaient que « la luxuriante plénitude de la vie... »
La diversité primait sur l’unité... Une innocence
fatale.
Mais Socrate quand même. Parce qu’il n’était pas
innocent. D’un geste, il balaya le passé. Introduisant
le doute, rappelle Nietzsche, et fustigeant la joyeuse
et alerte cacophonie. Quoi ?, dit-il à peu près, vous
prétendez parler de vérité, de connaissance, vous
estimez approcher ce qu’il en est de l’être, mais
vous vous abandonnez au chatoiement des mots,
vous vous laissez porter sur la crête des appa¬
rences ? Où se trouve alors l’ancrage de vos dis¬
cours ? A quel socle inébranlable les arrimez-vous ?
Et vers quoi conduisent-ils ? A quelle permanence ?
A quel absolu ?
Puis il enchaîna sur ce qui allait être le fondement
de son enseignement : l’affirmation tranchante que
la vérité ne pouvait qu’être unique, éternelle et
universelle, et qui n’est rien d’autre pour Nietzsche
que la formule clef du mal socratique.
La suite s’écrit d’elle-même : ce sera la théorie
des deux mondes. Le sensible d’un côté, l’intelli¬
gible de l’autre. Une dépréciation systématique de
la vie au profit d’un « au-delà » idéal : le monde des
Idées. Je n’y reviens pas. Les ingrédients du malheur
humain selon Socrate sont dans toutes les mémoires :
cette désespérance de l’homme déchu dans un
corps et plongé dans les convulsions d’un monde
en proie au devenir, à l’illusion, au changement...
Avec Socrate la vie cesse d’être une valeur posi¬
tive. C’est la première grande leçon que ^ philo-

38
sophe transmet à ses contemporains et qui, recon¬
duite de génération en génération, parviendra intacte
jusqu'à nous.

J’ai conscience que ces dernières pages sont un


peu râpeuses, mais la langue se durcit toujours
quand la pensée recherche l’origine de ses croyances
et, dans le cas qui nous préoccupe, il était important
de repérer l’espace mental où s’est instituée la
tradition intellectuelle rejetant l’existence comme
un mal inexorable. De savoir quand et comment la
vie a perdu ses vertus de joie et de plaisir, à partir
de quel moment et selon quelles modalités le goût
du bonheur s’est effacé de notre horizon culturel.
Il fallait au moins que nous apercevions, et assez
vite, le processus mis en place. Pour qu’il soit clair
que les séductions de l’existence, conçues depuis
l’Occident, dépendent d’abord d’une version de la
vie définie comme système de malheur — elle n’est
qu’un transit vers la mort, la plus terrible des
maladies, celle dont on n’aura jamais espoir de
guérir, l’incurable par excellence. Donc d’une affaire
lointaine, bien lointaine, mais aussi tellement pré¬
gnante, qu’on ne s’en sort pas, en dépit de tentatives
comme celle, par exemple, d’Épicure et de ses
adeptes. (Une lignée dont il reste d’ailleurs à mon¬
trer que, malgré les apparences, elle est restée elle
aussi dans le filon socratique, ne faisant qu’en
accentuer le tragique.)

39
La boucle est refermée. L’intitulé même de l’énoncé
du sujet — les séductions de l’existence — explique
que les premiers mots qui ont spontanément surgi
sous ma plume aient eu à voir avec les idées de mal
et de malheur. L’inconscient du langage œuvrait
malignement, comme toujours, et libérait ses sens
en contrebande. Ici, côté séduction, les rouilles de
l’âme : la morale rongée par l’illusion et les traves¬
tissements de l’être. Là, côté vie, les délabrements
physiologiques et la dilution de l’espoir : toute phi¬
losophie vouée à reconnaître que l’art de vivre se
résume à un « savoir souffrir » et, dans le meilleur
des cas, à un « vouloir survivre ». Le sujet, tel qu’il
est, dans la logique intellectuelle qui est la nôtre,
n’ouvre pas d’autre perspective, ne délivre pas
d’autre message. Il s’en tient à la description d’un
double bind métaphysique. Un piège imparable, une
vraie, une authentique fatalité, dont Nietzsche lui-
même, bien qu’il en ait décrit l’histoire et la nature,
n’a pas su se tirer — sa propre existence en est la
plus irréfutable des preuves. Exister — ou s’enfon¬
cer dans la tentation d’exister, ce qui revient au
même — se ramène donc à laisser la conscience
évoluer sur les terres du mal.
Le mal : la notion n’est pas sans complexité et je
n’aurai pas la prétention d’en éclairer les contours
autrement que de façon schématique. On sait qu’il
s’agit d’une valeur qui puise aux sources religieuses,
qu’elle y prend ses normes et ses marques. Voir le
corpus philosophique occidental. De Platon au Sartre
du Saint Genet, c’est une litanie communegque l’on

40
entend, dont la partition ne varie guère, il faut en
convenir. A l'horizon, sa figure extrême et emblé¬
matique ne change pas, malgré les époques. On
retrouve toujours le Diable dans ses œuvres. Avec
uniquement d'infimes oscillations de sa représenta¬
tion : tantôt le crime, tantôt la trahison, tantôt le
vol, etc. Georges Bataille, qui affectionnait les géné¬
ralisations, a été jusqu'à lui fournir une forme
conceptuelle suffisamment souple pour que l'en¬
semble puisse se rassembler sous un seul label : la
transgression. Le mal, défini comme franchisse¬
ment, dépassement de la Loi, comme ce qui néan-
tise l'interdit et bafoue la règle. L'autre nom du
Démon.

De l'enfance, justement, j'ai cet autre souvenir,


où le Diable a eu sa part. Ce fut, me semble-t-il, ma
première vraie rencontre avec lui.
A l'époque — j'avais onze ou douze ans —, je
fréquentais assidûment les établissements religieux.
C'était une obligation familiale à laquelle je ne
pouvais échapper : la surveillance était stricte, sou¬
mise à vérifications tâtillonnes, et je crois que
j'aurais pu plus facilement me soustraire à un cours
qu'à une messe.
En soi, je l'admets, la contrainte n'avait rien
d'excessif, mais elle prenait sur mon temps de loisir
et j'estimais souvent que l'heure hebdomadaire
réservée à ma sanctification aurait été mieux
employée si on m'avait laissé le soin de choisir son

41
affectation. Je ne pense pas que Dieu aurait eu
beaucoup à souffrir de mon absence à ses offices.
J’y étais fort peu recueilli et mes prières manquaient
honteusement de conviction.
Ceci pour dire qu’il y eut, assez tôt dans ma vie,
un contentieux entre Dieu et moi, avant que le
Diable s’en mêle. Contentieux qui s’aggrava rapide¬
ment lorsque la contrainte de la messe se doubla
d’une seconde, tout autant impérative : celle de la
confession. Elle aussi hebdomadaire — une pério¬
dicité, on va le voir, qui a son importance dans
l’histoire.
Chaque semaine, pour le salut de mon âme, je
m’en allais donc satisfaire au rite de l'aveu volon¬
taire et passer en revue mes fautes sous le regard
d’un Dieu que j’imaginais courroucé. Sauf que le
rôle divin était tenu par un prêtre, et ce sont ses
froncements de sourcils à lui qui me fournissaient
des indications sur l’état d’esprit que l'invisible
puissance pouvait avoir à mon égard. En effet,
contrairement aux usages du moment — normale¬
ment l’opération aurait dû s’effectuer derrière les
croisillons d’un confessionnal —, mon tête-à-tête
avait lieu à visage découvert, dans la sacristie de
l’église. Pourquoi un tel traitement ? Etait-ce un
privilège qui m’était réservé ? Une commodité que
s’octroyait l’homme de Dieu ? Ai-je jamais su la
raison ou est-ce la mémoire qui me manque ? En
tout cas c’était ainsi, les séances se faisaient à nu,
en direct, hors anonymat.
Si, au début, je me souviens avoir éproi^vé une

42
certaine gêne d’être exposé de la sorte, celle-ci
disparut rapidement. Probablement parce que la
régularité de l’opération, peut-être efficace dans le
cas de mécréants impénitents, se révéla bien vite
dans mon cas frappée d’inanité : je ne parvenais
pas, d’une semaine sur l’autre, à renouveler de
manière vraiment pertinente le stock de mes péchés.
Les mêmes revenaient avec une assiduité désar¬
mante et, ce qui est pis, n’avaient aucun relief. Des
broutilles, toujours des broutilles. Quelques injures,
parfois une petite désobéissance, une rixe avec un
camarade, une vague cachotterie... L’innovation
était l’exception. Et je crois que le prêtre et moi
aurions fini par nous ennuyer terriblement sans la
généreuse intervention du hasard, à moins que ça
n’ait été celle de Lucifer en personne, catastrophé
qu’il était de me voir à ce point dépourvu d’imagi¬
nation.
La grande première- eut lieu après plusieurs
semaines de ce régime répétitif. Je venais de m’age¬
nouiller, lorsque j’entrevis dans les yeux de mon
interlocuteur, oh ! de façon très fugace ! une lueur
qui me parut être annonciatrice de somnolence.
Elle me piqua au vif et je décidai, ce jour-là, de lui
offrir la liste complète de mes fautes habituelles,
sans tenir compte du fait que toutes n’avaient pas
été commises au cours de la semaine écoulée. « Ça
n’est pas mentir, me suis-je dit, c’est prendre sim¬
plement de l’avance. »
Déception cruelle : l’homme de Dieu ne réagit
pas, malgré la quantité. Il hochait placidement du

43
bonnet, l'oeil dans le vague. Visiblement ailleurs.
Vous conviendrez qu'il y avait de quoi être blessé.
Je le fus. C'était comme si Dieu avait soudain
cessé de s'intéresser à moi, alors que je faisais tant
de sacrifices pour lui. L'injustice me scandalisa et,
sans réfléchir, j'ajoutai un complément à ma liste,
dont jusque-là je n'avais pas même imaginé qu'il
puisse être de mon ressort. J'annonçai, tout à trac,
faisant exprès de balbutier, de chercher mes mots
— il fallait que j'alerte son attention —, que depuis
quelques jours j'avais perdu mon... innocence.
La plafond de la sacristie serait tombé sur la tête
du malheureux confesseur que l'effet n'aurait pas
été différent. Il a sursauté, comme un diable sortant
d'une boîte, m'a scruté attentivement, puis a semblé
se rasséréner. Il optait pour l'attitude de celui qui
n'a pas exactement compris ce qu'on vient de lui
dire. Son corps s'est redressé, ses yeux m'ont trans¬
percé, les doigts de ses deux mains, croisés en signe
de recueillement, se sont détendus, il est demeuré
silencieux d'interminables secondes, méditatif, la
poitrine se gonflant démesurément au rythme de
profondes aspirations : il réfléchissait. Enfin, il m'a
demandé d'une voix doucereuse de lui préciser plus
clairement la nature de ce péché dont, déjà, il
pressentait l'extrême gravité. De quelle innocence
avais-je voulu parler ? Celle de l'âme ou celle du
corps ? Qui d'autre que moi était en cause ? Où le
forfait avait-il été accompli ? Etc. L'affaire était
sérieuse.
Sur le coup, j'avoue avoir été plutôt décontenancé

44
par l’ampleur et la vivacité de la réaction cléricale.
Je le répète : j'avais lancé l'idée sans avoir pleine¬
ment conscience de ce qu’elle pouvait signifier. Je
fus donc pris au dépourvu, forcé d’improviser dans
un domaine où mes connaissances étaient encore
très sommaires.
Par chance, l’homme de Dieu m’aida involontai¬
rement grâce à la précision de ses questions qui me
fournissaient la première matière de mes réponses.
Et ainsi je confectionnai l’un des plus superbes
mensonges que j’aie jamais racontés. Une histoire
d’attouchements intimes auxquels je m’étais livré
sur l’une de mes camarades de jeux, sensiblement
plus âgée que moi et nettement plus délurée, après
que nous nous étions cachés sous les branchages
d’une cabane rudimentaire, construite dans un ter¬
rain vague de la ville où nous avions coutume de
nous rendre.
A dater de ce jour, mes confessions — qui durè¬
rent encore quelques mois — devinrent une fête de
l’esprit. Je les préparais minutieusement, concoc¬
tant pour chaque séance des mensonges toujours
plus conséquents et plus vils, veillant néanmoins à
ce qu’ils soient toujours plausibles — je ne voulais
pas être démasqué —, si bien que je me transformai
au fil des semaines en un galopin vicieux et pervers
que le brave prêtre désespérait de voir un jour
renouer avec le droit chemin.

Je reconnais n’avoir eu à l’époque qu’une

45
conscience assez confuse de l’exacte teneur de mes
actes. Toutefois, je savais qu'ils me faisaient franchir
une nouvelle étape dans l’infâmie et me coupaient
définitivement de la majeure partie de mes sem¬
blables. Non seulement je mentais à Dieu, via son
homme de main, mais encore j’obtenais son pardon.
Le plus fort, c’est qu’il ne semblait même pas s’en
rendre compte. Car aucune sanction, nulle punition
— en dehors des inévitables Pater et Ave que me
collait le confesseur outré — ne s’abattait sur moi.
Je restais impuni en dépit de l’énormité de mes
forfaits, qui pourtant croissaient avec chaque
confession. Ce qui bientôt signifia pour moi que je
pouvais berner Dieu aussi aisément que les hommes...
Peut-être étais-je d’ailleurs une nouvelle incarnation
du Diable : je ne compte plus les fois où l’idée me
traversa l’esprit durant ces années-là.

Lors de l’adolescence, quand j’ai commencé à


fréquenter des auteurs comme Sade ou Dostoïevski,
ma conception du mal se clarifia sensiblement et,
du coup, j’améliorai le protocole de mes plaisirs.
J’avais acquis la certitude que la vie ne méritait
d’être vécue qu’à condition de ne rien espérer
d’elle, hormis ce qu’elle apportait naturellement,
c’est-à-dire son lot quotidien de petits malheurs. Il
convenait donc de persévérer dans la voie du
retournement et de jouir sans retenue des occasions
offertes : les maux de l’existence n’étaient pas néces¬
sairement synonymes de souffrance, pour qti savait

46
y faire ils comportaient de larges plages disponibles
sur lesquelles installer des machineries de plaisir.
L’expérience réussie du détournement de la confes¬
sion me confortait dans une telle assurance. Peau¬
finer du mensonge dans l’espace réservé de la vérité
pure, et ne pas être pris, comme on dit : il fallait le
faire !
Finalement le terrain était bien préparé et les
modernes instructeurs de l’abomination n’allaient
avoir à me fournir que le supplément d’information
qui me manquait encore pour parfaitement maîtri¬
ser ce qu’il en était du mal.
Chez Sade, je fis une double découverte. D’abord,
qu’il était indispensable de maintenir le postulat de
l’existence de Dieu pour préserver la réalité du mal.
Sans ce recours, c’est-à-dire sans la possibilité d’un
Bien absolu, pas de Mal absolu, pas d’absolu de
l'horreur pensables, pa§ de faute inexpiable non
plus, les valeurs se relativisent, fluctuent, perdent
de leur consistance et leur caractère idéal. On est
renvoyé à un système éthique aléatoire, dont les
repères se modifient continûment et obéissent à des
paramètres inconstants. En quelque sorte. Dieu est
une garantie que le mal sera le mal, partout et
toujours. Une assurance tous risques.
L’autre découverte fut celle du défi, qui est la
caractéristique essentielle du personnage sadien.
Un criminel héroïque, ne concevant l’abjection que
comme une interminable ascèse, qui toujours situe
ses actes dans la logique d’une enchère tragique,
parce qu’infinie, et condamné à un éternel dépas-

47
sement de soi... dans le mal et par le mal. Noirceuil
en est certainement la représentation exemplaire,
son Hérault monstrueux. C'est à lui que Sade confie
la responsabilité d’exprimer ce que Camus nomme
le « pari libertin » — réplique au pari pascalien.
Souvenirs... L’innocente Justine s’enfuit sous un
orage d’Apocalypse et Noirceuil lance au ciel son
défi : que la foudre épargne Justine et il se conver¬
tira. Un éclair, la jeune femme meurt foudroyée.
Noirceuil triomphe. L’homme est irrémédiablement
seul et Dieu se révèle un abîme de stupidité.
Avec Sade, le Mal absolu conserve, par définition,
son ancrage dans le crime. Les perfectionnements
qu’il lui octroie reviennent ainsi à répertorier l’en¬
semble des techniques dont nous disposons pour
infliger la mort, dans le but de prélever des jouis¬
sances toujours plus conséquentes, de parvenir à
des intensités toujours plus fortes. Entre cabinet
noir et encyclopédie des perversions, son œuvre
jalonne l’espace de la méchanceté humaine, mop-
trant qu’elle est un invariant de l’espèce. Preuves à
l’appui. Les Cent Vingt Journées de Sodome, Aline
et Valcour, l’Histoire de Juliette : à lire comme des
manuels d’ethnographie, les versions du mal en
Afrique, en Europe et ailleurs. Adélaïde de Bruns¬
wick, l’Histoire secrète d’Isabelle de Bavière : à lire
comme des manuels d’histoire, les versions du mal
dans l’Allemagne du xU siècle et dans la France de
la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons.
Mais, tout bien pesé, le mal selon Sade laisse un
goût amer dans la bouche. N’est pas meurtilèr qui

48
veut. Et l'érotique qui s’y rattache n'a peut-être pas
les puissances de volupté que le Marquis lui prête.
Aussi bien dans VÉrotisme que dans Les Larmes
d'Eros, Bataille en a proposé une fine critique, dont
l’idée première récuse à la fois la nécessité du
crime et celle de la torture. Le plaisir du mal est,
au pire, une chimie de la fascination morbide,
jamais une mécanique du meurtre. Si la mort est le
point d’orientation de la vie, ce vers quoi l’on tend
et qui éclaire l’action, elle n’est pas pour autant son
idéal, elle n’est pas non plus son envers : elle est un
rien qui ruine insensiblement l’existence et la vide
peu à peu de sa substance et de son énergie.
Au final, prendre Sade comme promoteur de
modèles, voir en lui l’initiateur d’une mystique de
l’horreur, le champion du défi libidinal, et oublier
le reste. Telle fut la leçon que je tirai. Je savais que
le vrai bonheur dans le mal consisterait désormais
à travailler le face-à-face avec soi-même.

Une opinion que renforça encore notablement la


rencontre avec Dostoïevski et surtout, le personnage
d’Ivan Karamazov : le premier, dans l’histoire de la
pensée occidentale, à défricher les chemins d’un
nihilisme concret. A inaugurer la rupture avec la
révolte des romantiques qqi, finalement, ne dépas¬
sait guère les refus de complaisance — par jeu,
parce qu’il faut pouvoir s’imaginer libres, on ren¬
voie Dieu et ses saints, mais le sacrilège manque
d’une véritable volonté. Ivan sort du dilemme, ou

49
la vie ou la mort, ou Dieu ou le Diable, ou le
bonheur ou le malheur, et décrète souverainement
qu'il n’y a que la vie, « sans savoir pourquoi ». La
vie, dans sa profonde absurdité. « Je sais seulement,
dit-il, que la souffrance existe, qu'il n’y a pas de
coupables, que tout s’enchaîne, que tout passe et
s’équilibre. »
Ivan Karamazov est un archétype. Il contient
toutes les marques contradictoires du désespoir
métaphysique. Souci de l’autre et repli sur soi,
fulminations athées et permanente recherche du
dialogue avec Dieu, dénigrement de l’existence et
aveu qu’en dépit du pire «je voudrais vivre quand
même », apologie des vertus et affirmation qu’il
n’est d’issue que dans la volonté du mal, etc. La
liste est proprement interminable. L’abolition du
choix originaire que suggère la conscience — Dieu
ou Diable — laisse l’homme déchiré, marionnette
pantelante contrainte d’assumer l’insupportable
divinité de son être qui lui échoit en héritage. A
l’arrivée, le mal a perdu ses qualités. Ni totalement
plaisir, ni totalement souffrance, mais un mixte
monstrueux des deux, où l’un et l’autre dominent
alternativement. Le prix payé par Ivan Karamazov
sera, on le sait, la folie.

L’existence ? Un mal que le mal seul peut


combattre ? De Socrate à Schopenhauer et Genet,
la chaîne des discours est continue : une même
inspiration, une même veine suivie pour l’expliquer.

50
Pourtant... il y a les paysages de Corse et de
Bourgogne, l’immense pesanteur des églises romanes,
la subtile dentelle des rites amoureux, l’ivresse des
corps après l’amour, l’alchimie sereine des effrois
intimes, les vertiges de la liberté, la contemplation
d’un champ de Van Gogh ou d’une marine de
Nicolas de Staël, les saveurs épicées d’un aphorisme
de Cioran, le suave mystère d’un regard de femme
embrumé de larmes, la lourdeur capiteuse des
parfums du maquis, et le plaisir, tous les plaisirs
qui naissent de l’écriture, de la lecture, même de
l’ennui. Qui donc dira que ce n’est pas aussi la vie ?
La Comédie du bonheur
(Carnets de l'été 1989)

Roland Jaccard
Ce 6 juin.

Mission que nous confie le commissaire François


Bott lors de notre déjeuner mensuel à l'interconti¬
nental : livrer un rapport de vingt-cinq pages sur ce
qu’il nomme les séductions de l'existence. Les
agents Dominique Grisoni, Yves Simon et R.J. sont
chargés de mener l'enquête.

Ce 7 juin.

S’assommer à coups de somnifères. Retour à une


vieille pratique. Sans raison. Pour le plaisir, peut-
être, de flotter dans le vide, de n’être plus arrimé à
rien. Et F.B. qui me parle des « séductions de
l'existence». Laissez-moi ricaner! Je les ai toutes
approchées et elles se sont toutes dérobées. Les
séductions n’existent que dans notre imagination.
Les-pauvres plaisirs du réel, même si l’on y est
accroché comme un pendu à sa corde, ne pèsent

55
pas lourd à côté de notre lassitude, de notre dégoût,
de notre désir d’en finir. La rage que tous mettent
à vouloir se perpétuer, à vouloir jouir de cette
escale entre deux néants, à vouloir rafler quelques
menus plaisirs à la boutique chèrement taxée de
l’existence, voilà ce qui m’aura été le plus étranger.

Ce 15 juin.

A la piscine Deligny, cette Chinoise qui me confie


avoir lu à dix-sept ans tous les romans de Nabokov.
Subjuguée, elle décide de quitter Hong Kong et de
rejoindre l’auteur de Lolita au Palace de Montreux.
Pendant un mois, elle l’a suivi, l’a épié, l’a accom¬
pagné dans ses promenades, mais sans jamais lui
adresser la parole. Ensuite, elle s’est installée à
San Francisco et, maintenant, elle est journaliste à
Esquive. Aucun écrivain depuis n’a trouvé grâce à
ses yeux. On aimerait inspirer des passions aussi
exclusives et aussi silencieuses.

Le seul silence qu’il faut briser, c’est celui de


cette pudique hypocrisie, certains l’appellent tact,
qui étouffe le peu de vérité qu’il pourrait y avoir
dans nos rapports à autrui. Ainsi, cet ami qui me
racontait hier qu’il s’éloigne de sa compagne ; il ne
la désire plus et ne trouve pas le courage de lui
avouer que ses défaillances ne sont pas dues à la
fatigue, mais à cet excès de tendresse qui a noyé
leur couple et qui l’a, quant à lui, rendu impuissant.

56
Le pire ennemi du sexe n’est pas l’infidélité comme
on feint de le croire, mais l’amour. Dès lors qu’on
n’éprouve plus le besoin de blesser, d’humilier sa
partenaire, dès lors qu’on perd de vue cette loi qui
commande qu’elle soit un adversaire taillé à notre
mesure, la sanction tombe, implacable. Seules les
femmes cruelles nous retiennent ; seuls les bour¬
reaux savent trouver le chemin de notre cœur.
Autant vaudrait entrer au couvent, s’il n’y avait de
temps à autre une jeune Asiatique vouée au culte
du silence pour faire quelques pas en notre belli¬
queuse compagnie.

Ce 16 juin.

Dans une étude parue dans la revue Le Débat,


sous la signature de Jacques Lecarme et Bruno
Vercier, je lis que la hardiesse aujourd’hui en
littérature « ne consiste plus à proclamer un goût
pour tel ou tel objet sexuel, mais bien davantage à
le mettre sur le même plan que la passion pour la
piscine Deligny ».
La charge émotionnelle de Deligny est telle qu’un
jeune cinéaste a risqué cette comparaison : tourner
un film sur Deligny représente la même gageure
que de mettre en scène la vie dans un camp de
concentration ! Une journaliste, par ailleurs, me
confiait qu’elle n’allait que très rarement et très
précautionneusement à Deligny, « comme si j’en¬
trais dans un mythe ».

57
Chez mes amis, les petits événements deligniens
suscitent plus d'intérêt que les manifestations de la
place Tiananmen ou l'arrestation de Paul Touvier.
La parade de la futilité et de la nudité triomphantes,
même en différé, draine toujours sa cohorte de
jouisseurs par procuration. Ils en ont pour leur
argent, tout au moins tant qu'ils se bornent à laisser
courir leur imagination. La réalité, nul n'en doute,
a toujours un train de retard : pour avoir nagé trop
longtemps dans l'eau sibérienne de la piscine, je
suis enrhumé ; et, en jouant au ping-pong, je me
suis foulé la cheville. Comme les femmes, comme
les oeuvres d'art, Deligny gagne à être admirée de
loin. Quand on y est, c'est le bagne. Un bagne, il
est vrai, qu'on n'échangerait contre nul autre.

Ce 18 juin.

Jean-Michel Palmier me reprochait l'autre soir, à


la fête du Seuil, de le comparer à Indiana Jones. La
comparaison était flatteuse dans mon esprit. Et je
serais prêt à la justifier, maintenant que j'apprends
que Jean-Michel, lorsqu'il voulut, en 1968, se rendre
sur la tombe d'Else Lasker-Schüler, sa sœur mytho¬
logique et berlinoise, morte en 1945 en Palestine,
ne trouva qu'une route jordanienne construite avec
les pierres de l'ancien cimetière juif. Des ouvriers
lui demandèrent, en anglais, de les aider à transpor¬
ter les « ossements de ses frères ». Jean-Michel n'osa
pas leur dire qu'il n'était pas juif et il ramüssa donc.

58
lui aussi, les crânes fracassés. Peut-être y avait-il
parmi eux celui de sa chère Else...
« On ne saurait aller au ciel si on ne le porte pas
en soi ; seul l'éternel pousse à l’éternité », écrivait
Else Lasker-Schüler. Etre aveugle à la foi, c’est être
un autocriminel, disait-elle encore. J’ai bien peur
d’être un autocriminel. Je note cela en attendant
une autre Else au Cluny. Elle fête aujourd’hui ses
trente ans. Et voilà dix ans que je l’attends, que je
la guette avec la même fébrilité érotique toujours
déçue.
Quand un homme l’embrasse, Else (laquelle ?
celle, morte en Palestine, ou celle qui, en ce
moment même, sur une banquette de moleskine,
pioche dans le tombeau de mon cœur à la recherche
d’un trésor ?) se sent affligée de toute la tristesse du
monde : elle pense à « toutes les terres natales
(qu’elle) a déjà quittées et qui portent toutes les
couleurs de (son) amour ». Et elle ajoute ceci, qui
est bouleversant : « Il y a partout une goutte de mon
sang qui m’appelle. »

Ce 19 juin.

Cette adolescente qui, pendant que je l’aide à


choisir son maillot de bain, me demande de sa voix
suave ce qu’est un aphorisme. « Une forme inédite
de perversion sexuelle », lui ai-je répondu, trop
heureux de jouer les satyres impunis. Elle s’est
montrée empressée d’y goûter. Mon vieux complice

59
P.A. auquel je relate l’anecdote, me propose l’apho¬
risme suivant : « Les jeunes filles nous pompent les
trois quarts de notre énergie. Mais si nous ne les
avions pas, nous n’aurions pas d’énergie. »

Ce 20 juin.

Restaurant végétarien de la rue Delambre, puis


au cinéma : L’Amour est un chien de l’enfer, film
flamand de Dominique Deruddere d’après Charles
Bukowski. Les aventures d’Harry Vos à trois étapes
de son existence : douze ans, vingt ans et trente-
cinq ans. La découverte de la masturbation, de
l’humiliation amoureuse et de la nécrophilie. Le
film est sublime. Quand Harry pénètre dans la salle
de bal le visage bandé de papier de chiottes pour
cacher son visage défiguré par les pustules, on
éprouve physiquement cette chiennerie de vie et ce
maudit espoir qui nous fait encore croire qu’on
peut être aimé des vivants alors qu’on ne peut
baiser que des morts. C’est toujours avec des cadavres
que nous faisons l’amour.

Revu également Europe 51 de Rossellini avec


Ingrid Bergman. Itinéraire bouleversant d’une jeune
femme qui, après le suicide de son fils, découvre la
charité. Elle finit à l’hôpital psychiatrique. On renonce
à tout, sauf à ses rêves de sainteté. Et puis, comment
être heureux quand personne ne l’est?. Même la
comédie du bonheur devient obscène. I^exemple

60
du Christ est, tout compte fait, le seul qui ne soit
pas déshonorant.

En lisant le beau livre de Georges Navel, Travaux,


je songeais : les fils de riches (et j’en suis un) sont
vraiment des incapables... tout juste bons à soigner
leurs dépressions et à toucher leur rente. Alors, on
tâte un peu de psychanalyse ; alors, on s'essaie à la
littérature ; alors, on se faufile dans le journalisme.
Rien de tout cela n'est satisfaisant. On le savait
avant même de s’y enfoncer. Mais maintenant que
le pli est pris, ne reste plus qu’à s’accommoder de
nos insuffisances. Et surtout, surtout, ne plus geindre.
Quant aux autres, mon cher R.J., mais oui, ils
existent, mais oui, il est temps de t’en rapprocher...

Ce 28 juin.

On se lasse de tout, même du journal intime.


Arrivé à Lausanne, je décide de poursuivre mon
enquête — Dieu, qu’elle piétine ! Dieu que je me
perds dans les dédales de la morosité nombriliste
et de la complaisance avec le pire — sur le mode
de la fiction ! J’ai déjà un titre, L’Internationale des
Désenchantés. Let’s go !

C’était un étrange personnage. Il prétendait avoir


épuisé toutes les séductions de l’existence et
n’éprouver aucun goût pour la comédie du bon¬
heur. Je l’avais rencontré à Tokyo où il enquêtait

61
sur le suicide de Dazai, l’auteur de La Déchéance
d'un homme ; un titre, disait-il, qui laissait augurer
le meilleur.
Pour ma part, je ne m’intéressais que peu à la
littérature ; elle m’avait exalté pendant mon adoles¬
cence, mais à cet âge tout vous enfièvre, les femmes
comme le football. Si je m’étais détourné des livres,
c’était, sans que je me l’avoue vraiment, par dépit ;
créer un univers, aussi minuscule fût-il, exigeait un
effort dont je ne me savais pas capable. Quant à
vivre par procuration, non merci. J’avais donc
choisi les affaires, ce qui me conduisait souvent à
séjourner à Tokyo.
Au bar de l’hôtel Impérial, j’avais sympathisé avec
cet amateur de littérature japonaise qui prétendait
voyager pour le compte d’une organisation secrète
qu’il nommait ironiquement « L’Internationale des
Désenchantés ». Je voulus en savoir plus et, pendant
que nous vidions un flacon de saké, il m’expliqua
qu’avec quelques désoeuvrés il s’était fixé pour
objectif de réunir des documents sur les plus viru¬
lents contempteurs de l’existence, sur tous ceux qui
prétendaient non pas améliorer la geôle où nous
croupissons, mais permettre à l’humanité de s’en
échapper. Pour appartenir à cette Internationale où
les lendemains ne chantaient pas, il fallait bien sûr
n’avoir jamais procréé ou tout au moins s’en être
repenti. Quiconque avait quitté cette vie volontai¬
rement, sans cacher le mépris qu’elle, lui inspirait,
était honoré comme un dieu par cette société
secrète. §

62
L’avouerai-je ? Je trouvais cela infantile, digne de
ces dégénérés supérieurs qui en imposent au vul¬
gaire par leurs délires aussi vains que sophistiqués.
J’avais, pour ma part, été élevé dans le culte de
l’effort, du travail bien fait et du respect de certaines
valeurs. J’appréciais mes partenaires japonais pour
ces mêmes qualités et s’ils me désarçonnaient par¬
fois, c’était par le sérieux qu’ils mettaient en toutes
choses. La vie n’est peut-être pas drôle tous les
jours, mais elle se mérite et il faut la préserver.
J’appréciais d’ailleurs que mon fils aîné militât dans
un mouvement écologiste : je comprenais qu’on pût
se passer de religion, mais non qu’on restât de glace
devant le spectacle de la nature.
Comme j’évoquais la beauté sauvage de l’île de
Hokkaïdo, mon étrange compagnon me sourit avec
compassion : « Loin de moi, fit-il, l’idée d’attenter à
votre esthétique de carte-postale ; il m’arrive à moi
aussi d’y succomber... mais enfin, le monde n’est
pas un panorama. Et puis, tant de beauté vous
accable ; cet écœurement, aucun paysage, aucune
femme, aucune drogue ne peut durablement le
combattre. Quant au face-à-face avec soi-même, il
est pire encore : quand je me regarde dans le miroir
à mon réveil, c’est le fantôme haineux de mon passé
que je contemple... Non, voyez-vous, à moins d’être
continuellement trompé par l’aiguillon du désir,
comme on l’est dans sa première jeunesse, rien ne
permet d’échapper à l’accablement qu’on ressent
devant l’obstination que nous mettons tous à savou¬
rer l’existence, à la perpétuer, à la vénérer. Croyez-

63
moi ou ne me croyez pas, mais dans mon enfance
déjà je la jugeais sinistre. Oui, une farce sinistre, un
méchant rêve, un crime qui n’en finit pas de
s'accomplir... Je n’ai jamais compris cet écrivain
qui avait choisi comme épitaphe : "Je t’ai aimée, tu
me l’as rendu au centuple. Merci la vie.’’ Et, croyez-
moi ou ne me croyez pas, c’est sans nulle amertume
que je vous parle ainsi ; la fortune jusqu’à présent
m’a souri... » Il y eut un instant de silence, puis il
ajouta : « S’il y a une séduction de l’existence, elle
consiste à déjouer toutes ses séductions. A ne pas
être dupe. D’ailleurs, qu’est-ce que désillusionner,
sinon écarter les illusions ? Aujourd’hui, ce mot a
une connotation de tristesse alors qu’être délivré
des illusions est le plus roboratif des remèdes. Ne
plus avoir d’illusions, c’est enfin pouvoir regarder
la réalité en face, ne plus végéter dans une sorte
d’état hypnotique... »
Force m’était de reconnaître que j’avais devant
moi, dans ce bar de l’hôtel Impérial, le représentant
de ce que j’abhorrais le plus au monde ; un nihiliste
doublé d’un sophiste, un sectateur de Schopenhauer
et de Cioran, un homme chez qui aucun feu sacré
ne brûlait, un homme qui n’accueillait dans son
cœur que les ferments de destruction.
Et pourtant, il suscitait en moi une certaine
curiosité. Je l’incitai donc à m’entretenir des pen¬
seurs qu’il jugeait dignes de parrainer cette Inter¬
nationale des Désenchantés. « A vrai dire, me répon-
dit-il, bien peu réunissent les deux-conditions que
nous avons posées : le refus de la procré^ion et la

64
maîtrise de sa propre mort. Diogène peut-être...
mais ce que l’on sait de lui relève de la légende.
Quant à Schopenhauer, il s’est certes abstenu par
pitié pour les enfants qu’il aurait pu avoir, mais il
s’est éteint dans son lit. Il est vrai qu’il considérait
le suicide comme une manifestation particulière¬
ment retorse du vouloir-vivre. Il est resté logique
jusqu’au bout et, finalement, nous lui devons d’avoir
abattu toutes les idoles que vénérait le xix® siècle ;
après lui, on ne peut plus entendre sans sourire des
mots comme morale, progrès ou Dieu. Quant à
Cioran, il a certes eu ce mot fameux : "Je préfère
un concierge qui se pend à un poète vivant , mais
il ne s’est jamais pendu. Il prétend que c’est pour
ne pas faire trop honneur à un monde qui s’est mis
si délicatement au service de sa tristesse...
« Notez que certains membres, plus fanatiques ou
plus soupçonneux, de cette Internationale des Dés¬
enchantés, lui ont reproché d’aimer quand même,
en dépit de tout, la vie. Bref, sans l’admettre
explicitement, ils attendaient plus de 1 auteur de
l'Inconvénient d’être né. Oserais-je dire que c est
précisément cette part d’équivoque qui m’a séduit
en lui : là où il n’y a plus de jeu possible — et le
jeu seul permet le jouir —, nous ne sommes plus
dans le désenchantement, dans la desillusion, mais
dans le désespoir. Et, reconnaissons-le, les déses¬
pérés nous incommodent souvent avec leur déses¬
poir : pour avoir trop attendu de la vie, ils se
trouvent réduits à se lamenter sans élégance et à
nous accabler de leurs plaintes.

65
« Prenez en revanche le cas de Thomas Bernhard :
voilà un homme qui est des nôtres ; il incarne la
figure la plus aboutie du dénigreur et, en même
temps, il n’est jamais dupe de ses sarcasmes. A vrai
dire, je me demande si tout grand écrivain ne finit
pas toujours dans la peau d’un humoriste : l’heure
arrive inéluctablement où nous ne sommes plus
capables de prendre nos balbutiements au sérieux,
où nos voluptés, nos élans, nos passions nous
semblent grotesques et où le grotesque nous semble
plaisant. Voyez-vous, rien ne résiste à un examen
quelque peu attentif: ni la dignité à laquelle nous
sacrifions nos plaisirs, ni nos plaisirs auxquels nous
sacrifions notre dignité. Seule une bienveillante
ironie universelle pourrait encore nous séduire,
mais Dieu, qu’elle est difficile à atteindre... Un rien
nous agace et l’impassibilité est réservée aux cadavres.
Cette rigidité cadavérique, il m’arrive de me deman¬
der si elle n’atteint pas notre mental bien avant
notre mort : ainsi, nous ne serions que de pauvres
automates irresponsables répétant des discours et
des slogans inscrits dans nos neurones durant notre
enfance, capables encore de se métamorphoser
durant notre jeunesse et dépérissant ensuite à une
allure folle. Nous commençons notre vie avec Freud
et nous l’achevons avec Pavlov. D’où le caractère
stéréotypé de tout ce que nous entreprenons, de
tout ce que nous percevons. Celui qui fait éclater
ces stéréotypes, nous le nommons génie. Celui qui
ne les supporte pas, nous l’enfernjons. Celui qui
rêve de les transformer, nous l’appelons régv^olution-

66
naire. Mais nous savons bien que le génie, le fou,
le criminel ou le révolutionnaire sont encore des
stéréotypes, légèrement déprogrammés certes, plus
intenses certainement, mais tout aussi indispen¬
sables à la bonne marche de l’humanité. Cette
course au néant, à quoi rime-t-elle ? Est-il vraiment
insensé de vouloir s'en distraire ? Faut-il vraiment
se réjouir d’avoir à endosser le brassard encore
maculé de sang arraché à un participant épuisé ?
« Certes, je vous l’accorde, la course est brève et
nous avons des éternités pour nous reposer. Certes,
je vous l’accorde encore, il est excellent de se
dépasser, de voler vers la victoire... tout au moins
avant d’avoir compris que ce sont nos victoires
mêmes qui nous détruisent. Certes, on peut mettre
son honneur à ne pas abdiquer... mais que signifie
le terme honneur quand tous nous devrions nous
sentir déshonorés de participer à un jeu où les plus
faibles sont systématiquement écrasés et les plus
forts, les plus brutaux, les plus cruels, décorés. Il
est vrai que les honneurs déshonorent et que chaque
décoration est une humiliation supplémentaire. Per¬
sonne n’est vraiment dupe. Ni le bourreau ni la
victime. Les rôles sont interchangeables. On se
promet d’être plus rusé la prochaine fois... mais on
oublie que les règles du jeu auront été modifiées.
Qu’il faudra avoir encore plus de cadavres sur la
conscience, et encore moins de conscience, ne
serait-ce que pour survivre... Évidemment, comme
le clamait Nietzsche à Sils-Maria, tout peut être
justifié d’un point de vue esthétique. A la condition

67
de détourner souvent le regard du spectacle. Celui
qui s’obstine, comme Nietzsche justement, à ne pas
fermer les yeux et à ne pas se boucher les oreilles
— la musique, c’est aussi les cris des suppliciés
qu’on étouffe — autant qu’il réserve aussitôt sa
place à l’asile. »

Deux heures déjà que je me laisse entraîner par


ce lyrisme factice. Le soleil brille. Ce type dans
l’import-export a complètement disparu de mes
préoccupations. Quant à mon grand contempteur
de l’existence, il m’insupporte : trop phraseur, trop
présomptueux, un peu fat et déjà guetté par le
gâtisme. Mieux vaut les abandonner dans ce bar de
l’hôtel Impérial et me rendre à la piscine. Et
pourquoi ne pas m’attarder à un bref opuscule que
j’intitulerai Nihilisme et piscinomanie. Avec un sérieux
imperturbable^ je démontrerai que la piscinomanie
est le symptôme ultime du nihilisme, nihilisme dont
je révélerai qu’il ne fait qu’un avec le principe de
parcimonie si caractéristique de l’homme de la post¬
modernité, tout ceci étant suffisamment confus pour
qu’on me prenne au sérieux et assez paradoxal pour
dérouter les critiques les plus pinailleurs.

Ce 4 juillet.

Les dénigreurs de la littérature noire aimeraient


nous faire croire que le monde n’est pas un cloaque.
Ils nous reprochent de systématiser. Ils noilfe disent ;

68
à force de prétendre que la vie est absurde, le destin
sans issue, le bonheur un leurre, vous nous condui¬
sez tout droit au suicide ou, pis encore, à cette
forme de suicide mental qui consiste à n'attendre
plus rien de rien, à se désintéresser de soi d’abord,
puis de la collectivité, à prendre conscience de
l'inutilité de tout effort, de la précarité de toute
entreprise et de la duperie de toute foi. Outre que
cet objectif n’est pas une des moindres séductions
de la littérature, je souscris à cette profession de foi
de Raymond Guérin : « Je préfère sincèrement que
la créature soit désespérée par une connaissance
réelle de ce qui l’entoure que réjouie par des
mensonges qui l’abêtissent. Oui, j’aime mieux la
voir déchirée dans son âme que vautrée dans sa
boue. »

Ce 5 juillet.

Comment introduire des fragments de volupté


dans chacune de nos journées ? Les « chasseurs de
femmes», disait Stefan Zweig, sont animés d’une
passion qui n’est pas celle de l’amant, mais du
joueur : une passion froide, calculatrice et péril¬
leuse. L’après-midi, surtout, est propice à la traque
d’âmes tumultueuses ; je ne connais pas de sport
plus excitant et je ne regretterai jamais d’y avoir
sacrifié une large part de mon existence.

69
Ce 6 juillet.

« Les femmes qui comptèrent le moins pour moi,


je les ai abandonnées dans le lit de mes amis ; les
autres, je les ai confiées à l’hôpital psychiatrique. »
Propos d’un cynique, peut-être. D’un goujat, cer¬
tainement. J’ai été l’un et l’autre. Et il m’arrive de
regretter de ne plus pouvoir l’être. Pourtant, me
voici arrivé à l’âge où l’on devrait tout oser parce
que l’on n’attend plus rien. Mais l’audace aussi s’est
dissipée. Et si je plastronne parfois, c’est moins
pour donner le change que pour renouer avec ce
godelureau qui rit de mes jérémiades et me souffle
à l’oreille : « Tant que tu seras encore capable de
me surprendre, je t’accorderai mon indulgence. »
J’ai veillé à ne pas trahir celui que j’étais à vingt
ans. Il maudissait la procréation, je n’ai pas eu
d’enfants. Il professait qu’il faut prendre les femmes
pour ce qu’elles ne sont pas et les laisser pour ce
qu’elles sont, j’ai suivi ce conseil. Il aspirait à
devenir écrivain, j’ai réussi à donner l’illusion que
je pourrais l’être. Il vouait un culte à Schopenhauer,
Nietzsche et Cioran, ils occupent la place d’honneur
dans ma bibliothèque. Il se gaussait de tout militan¬
tisme, j’observe avec une ironie désolée le spectacle
politique. Il tenait le nationalisme pour une impo¬
litesse, j’exècre l’esprit de clocher. Cosmopolite ?
Évidemment. Frivole ? Bien sûr. Dilettante ? Qui en
douterait ?... Et mélancolique à en crever, mais
satisfait en même temps que rien n’ait de sens, ni
de substance. Vivre sans croire à sa vi^ mourir

70
sans croire à sa mort. Mais ce n’est pas une exis¬
tence, ça ! Non, tout juste un flirt américain. Je n’en
demandais pas plus à vingt ans. Je n’en veux pas
moins aujourd’hui.

Ce 27 juillet.

Le plaisir, d’un sadisme typiquement universi¬


taire, que nous prenions, Michel Contât et moi, il y
a une dizaine d’années à interroger nos jeunes
maîtresses sur le sens des mots que nous utilisons
souvent dans nos articles, nous l’avons retrouvé,
hier après-midi, au Monde des livres, en demandant
à deux stagiaires bardées de diplômes ce que signi¬
fiaient les adjectifs suivants : roboratif, valétudinaire
et hypocondriaque... Une fois encore, nous avons
pu mesurer leur inculture — et eux notre fatuité.
Comme dit Michel Contât : « Les jeunes n’ont rien
à dire, les vieux se répètent ; l’ennui est réci¬
proque. »

Ce 28 juillet.

On connaît l’histoire de cette douairière en train


de s’assoupir un après-midi d’été dans sa luxueuse
chambre d’hôtel, et qui voit surgir dans l’encadre¬
ment de la fenêtre un redoutable énergumène,
crâne rasé, torse nu. « Vous n’allez pas me violer !
halète-t-elle. — Comment le saurais-je. Madame, ce

71
n’est pas moi qui rêve, c’est vous. » L’écrivain est
cet énergumène qui actionne la grande machine
féerique sur laquelle les humains se jettent dans le
vain espoir d’y être flagellés, violés ou crucifiés.

Ce 29 juillet.

Après s’être penché sur mes divagations nihilistes,


Michel Contât me dit qu’il regrettera toujours le
livre que je n’ai jamais écrit, « le livre de Roland
qui rendrait compte aussi de ses gaietés, de ses
générosités, de ses drôleries juvéniles ». « Mais non,
ajoute-t-il, la posture adoptée, philosophiquement
comme existentiellement, est encore une fois “celle
du Narcisse viennois déprimé’’. » Non sans humour,
il me demande si j’écris pour les anorexiques de
province « qui vont trouver dans ton élégante vision
noire de la vie une revanche sur la pâle médiocrité
de leur existence ». Je suis toujours surpris qu’il
prenne au sérieux ce qui reste pour moi de l’ordre
du divertissement. Sans doute parce qu’il ne cesse
de se débattre contre les griffes du néant, alors que
je m’y abandonne voluptueusement.
Tout écrivain véritable cultive le génie de l’am¬
biguïté : s’il est possédé par le démon de l’équi¬
voque, il sera l’éternelle caricature des gens sérieux
et la non moins éternelle parodie des gens futiles.

72
Ce 30 juillet.

Pendant que je dînais à la terrasse de l'hôtel


Lutétia avec Alain de Mijolla, une voiture fit une
embardée et accrocha un piéton qu’elle traîna sur
la chaussée. La mort était au rendez-vous comme
pour nous rappeler qu'à chaque instant tout peut
nous être enlevé et que la douceur d’une soirée
d’été ne nous protège pas contre les coups de rasoir
du destin. Ton tour viendra, et tu serais bien
inconscient de ne pas t’y préparer. Mais comment
s’y préparer quand on a vécu à la superficie de son
être, soucieux seulement de laisser une image cha¬
toyante et fausse de ce que l’on aspirait à devenir...
Comment ai-je pu vivre si éloigné des autres, de
moi-même, de Dieu ? A qui demander pardon ? Mais
y aurait-il pire crime que de renoncer à celui que
j’ai tenté de créer, fût-il un monstre ? Cela, même
Dieu ne me le pardonnerait pas. Et, pour terminer,
cette citation de Nietzsche : « Jadis, nous cherchions
un Roi, un Père, un Juge pour tous, parce que nous
manquions de rois, de pères, de juges véritables.
Plus tard, c’est un Ami que nous chercherons — les
hommes seront devenus des splendeurs et des sys¬
tèmes solaires autonomes, mais ils seront seuls.
L’instinct mythologique sera alors en quête d’un
Ami. »
Nous sommes bien loin des séductions de l’exis¬
tence. Mais par ironie et par amitié pour Alain de
Mijolla, je dirais qu’il n’en est pas de plus délicieuse
que de se plonger dans la Revue internationale

73
d’histoire de la psychanalyse qu’il concocte amou¬
reusement aux Presses Universitaires de France et
qui, comme toute entreprise d'envergure, sombre
dans l'indifférence générale.

Dégoût de qui ? Réponse d’Alain Souchon ; « Jésus,


Mahomet, etc. Si attirants et tous tellement déce¬
vants. »

Ce 1" août.

Vers la fin de notre existence, disait Arthur Scho-


penhauer, chacun de nos jours nous donne une
sensation du genre de celle que peut éprouver le
criminel à chaque pas qui le mène au gibet...
Mais que de détours pour en arriver là ! Et quel
fabuleux roman d’apprentissage que celui que nous
sommes tous amenés à écrire dès lors que nous
prenons conscience de nous-mêmes, de notre irré¬
ductible singularité et de cette insatiable curiosité
qui nous pousse à scruter chaque recoin de la
prison où, sans que nous le sachions encore, un
mauvais démiurge se prépare à nous torturer.
A la demande de Maupassant, Flaubert lut Scho-
penhauer à la fin de sa vie. « Ça me va », avait-il
opiné. Quant à son neveu, il n’était pas dupe de ce
besoin d’amour qui nous jette vers autrui, alors que
nous savons bien que tous nos efforts pour briser
notre solitude resteront stériles, nos abandons inu-

74
tiles, nos confidences infructueuses, nos étreintes
impuissantes, nos caresses vaines. Et pourtant, n’ou¬
blions jamais cette confidence de Nietzsche à sa
sœur : « Aujourd'hui encore, après une heure d’en¬
tretien sympathique avec des êtres qui me sont
absolument étrangers, toute ma philosophie chan¬
celle : il me semble tellement absurde de s’obstiner
à avoir raison au prix de l’amour... »

Ce 15 août.

Certains jours, je serais tenté de croire que les


livres déposés par la concierge devant ma porte,
surtout les petits, les obscurs, rédigés par les sans-
grades de la littérature, ont été écrits à mon inten¬
tion. Ainsi, cette « morahté » du poète Jean-Michel
Robert (que celui qui a déjà lu Jean-Michel Robert
s’adresse à mon éditeur : il recevra deux billets pour
l’Oriental à Bangkok où il pourra agoniser avec sa
compagne sous une douceur catastrophique, ce qui
est la meilleure manière de goûter aux présumées
séductions de l’existence...) :

Rien ne sert de courir

Nul besoin de fable


pour en persuader le fainéant
qui ajoute volontiers

75
rien ne sert de partir
rien ne sert d'arriver

ce pâté de lièvre est excellent.

Pour avoir interprété une chanson qui exhalait le


charme vénéneux du nihilisme, le célèbre chanteur
égyptien Abdal Wahab, âgé de quatre-vingt-trois ans,
est en butte aux persécutions des islamistes. Il ne
saurait être question de mettre en doute la finalité
de l'existence déterminée par Allah. Ailleurs, on se
heurte aux dogmes fatigués du marxisme-léninisme.
Ici, le principe d'indifférence nous protège. Il nous
protège même si bien que trouver un lecteur relève
du miracle. Un miracle auquel par dignité nous
préférons ne pas croire. Finalement, comme dit
Jean-Michel Robert, rien de tel que de somnoler
dans le confort de notre feuilleton TV, pendant
qu'autour de nous tout s'effondre en un grand
ralenti silencieux.

Ce 18 août.

Barbarie de notre temps : Henri Goetz, un ami de


Picasso, Mirô et Hartung, hospitalisé à Nice et ne
voulant plus, à son âge (quatre-vingts ans), subir
une nouvelle opération, se jette du sixième étage de
la clinique pour en finir.
Mourir, c'est rentrer chez soi. Que vaut une
société qui ne nous offre pas une issue incolore et

76
rapide quand nous le voulons ? Une telle société ne
vaut rien. J’ai toujours trouvé étrange qu'on pique
les chiens qui souffrent et qu’on n’aide pas l’être
humain à mourir... le grand plaisir des hommes ne
serait-il pas de se torturer mutuellement ? Et ceux
qui veulent persévérer dans leur être, n’est-ce pas
pour jouir un instant encore des tourments qu’ils
pensent pouvoir infliger... ?

Ce 19 août.

De cette soirée dans une boîte de jazz avec Paul


Nizon, je retiens ce mot adressé à L. ; « Pour qui
n’est pas nihiliste et séducteur comme Roland, la
vie est vraiment dure. » Il lui a également confié
que Robert Walser a eu une influence décisive sur
lui ; Walser dont L. possède dans sa chambre un
portrait sous lequel on peut lire ces mots : « Nie-
mand ist berechtigt, sich mir gegenüber so zu verhal-
ten als kennte er mich^. » A mon intention, Nizon
ajouta : « La séduction est l’aventure du snob ! »

Ce 20 août.

La vie et moi, on n’a jamais été très copains. A


quinze ans, je la jugeais sinistre *, à seize ans, je la

1. « Je ne reconnais à personne le droit de se conduire à mon


égard comme s*il me connaissait. »

77
comparais à une geôle ; à dix-sept ans, je me
demandais quels crimes commis dans je ne sais
quelle existence antérieure j’étais censé y expier ; à
dix-huit ans, Dieu lui-même ne trouvait plus aucune
circonstance atténuante ; à dix-neuf ans, seul le flirt
glacé avec le néant me réchauffait ; à vingt ans,
j’assistais, morose et dégoûté, au tournage d’un film
resté inachevé dont j’étais malgré moi un pâle
figurant. Cela n’a pas cessé depuis. J’ai même trouvé
le moyen de consacrer une thèse à la pulsion de
mort... De la thèse à la foutaise. Et rien ne me
réjouissait plus que cette boutade de Freud : « A
quoi bon vivre quand on peut être enterré pour dix
dollars ? »
Je me suis toujours représenté la mort sous son
aspect le plus séduisant, le plus désirable : une
longue jeune fille venue d’Orient, une sylphide
vêtue de mystère qui me confierait le Grand Secret :
« La vie n’est qu’un rire sur les lèvres de la mort. »
Sur ses lèvres, je jurais de déposer un ultime baiser
avant de disparaître à tout jamais. C’eût été la
sagesse. Mais cette folie qui nous attache à la béance
immonde, cette folie qui nous veut dignes de notre
mort, c’est elle qui m’a poussé à reculer le temps
des adieux. Puis est venue l’irrémédiable lâcheté.
Puis est venue la stérile lassitude. C’est ainsi qu’on
devient un vieillard tout en restant un enfant. C’est
ainsi qu’on abdique et qu’on sanglote. Alors, même
le sommeil nous fuit, même les adolescentes nous
évitent, même la mort ricane. Personne ne recon¬
naît plus cette chose crépusculaire qui aspi|pit, mais

78
il y a si longtemps... qui aspirait à quoi au juste?
Quand j’eus tout oublié, à commencer par cela,
alors, mais alors seulement, je compris pourquoi la
vie et moi, on ne fut jamais vraiment copains...

Ce 21 août.

Derniers jours à Deligny. Je relis quelques pages


de ce journal et les trouve plutôt comiques. Expri¬
mer quotidiennement l’inessentiel du monde et le
ratage de sa vie et les ravages du souvenir, voilà
l’insipide et vaine mission du diariste. Ne reculer ni
devant sa misère, ni devant ses ridicules, ses mes¬
quineries, sa médiocrité, voilà son héroïsme. La
fraternité dans la banalité, il vous l’offre sans compter.
Mais, surtout, il ne veut pas être pris au sérieux ; il
ne doit pas l’être. Oui, à y bien regarder, rien n’est
plus ridicule que cet homme penché sur les comptes
de son existence et persuadé que, par-dessus son
épaule, d’autres hommes, les yeux fixés sur les
chiffres et les mots qu’il aligne, tentent d’y retrouver
quelque chose de la nature humaine à son degré
zéro.

Sans date.

Pendant cet été 1989, Hubert Beuve-Méry, le


fondateur du Monde, est mort. Un autre vieil homme
qui lui ressemblait comme un frère m’avait tenu les

79
propos suivants quand j’étais adolescent : « Ce sont
les individus férocement égoïstes, incapables de
s’intéresser à quiconque hormis eux-mêmes, qui
rencontrent les plus grandes difficultés dans la vie
et qui, par surcroît, font le plus de mal. » Là-dessus,
le vieil homme me recommanda avec insistance de
faire chaque jour une bonne action. Je lui demandai
timidement : « Qu’est-ce qu’une bonne action ? » Il
me répondit : « C’est celle qui fait apparaître un
sourire sur le visage d’autrui. »
Alors tentons d’arracher encore un sourire au
malheureux lecteur qui, en compulsant ces notes
sur les séductions de l’existence, y aura découvert
le visage de l’ingratitude. Et d’obtenir ainsi —
ultime pirouette — l’indulgence du commissaire
Bott et de ses dangereux acolytes, les agents Simon
et Grisoni. Car, vraiment, devoir rédiger un autre
rapport sur ces maudites et bien réelles séductions
de l'existence serait au-dessus de mes forces.
Concluons donc par cet apologue :
Un homme, qui était en Enfer et sur le point
d’être réincarné, dit au roi de la Réincarnation :
« Si vous voulez me renvoyer sur la terre comme
être humain, ce ne sera qu’à certaines conditions.
— Et quelles sont-elles ? » demanda le roi. L’homme
répliqua : « Je serai le fils d’un ministre, et le père
d’un futur lauréat. J’aurai dix mille acres de terre
autour de ma maison, des étangs pleins de poissons,
des fruits de toutes sortes, une femme magnifique
et de belles concubines, toutes gentilles et amou¬
reuses de moi, des pièces remplies jusqu’aU^lafond

80
d’or et de perles, des greniers pleins de grains, des
coflFres bourrés d’argent, je serai moi-même un
grand conseiller ou un duc comblé d’honneurs et
de prospérité, et je vivrai jusqu’à cent ans. » Le roi
de la Réincarnation répliqua : « Sil y a tant de
bonnes choses sur la terre, je vais y aller et me
réincarner moi-même à votre place. »
La Dernière Passion
Yves Simon
La canicule et surtout, surtout, des avions qui
prennent sans cesse du retard. Trois, quatre heures,
à présent. « Les électroniciens du ciel ! », déclare
un homme d'une soixantaine d’années, portant cra¬
vate, chemisette et short, en revenant du bar avec
deux bières et des sandwiches. Il reprend la place
qu’une femme, âgée comme lui, avait gardée pen¬
dant son absence en posant un gros sac de toile sur
le siège en bakélite.

Nice, la mer Méditerranée, un aéroport, des pistes


au loin avec des tourbillons de chaleur qui s’élèvent
vers le ciel. Un garçon allongé sur le sol d’une salle
d’attente joue aux dominos, un casque de Walkman
sur les oreilles pendant que des centaines de gens
tout autour s’essuient le front avec des mouchoirs
en papier, boivent ou comparent les aiguilles de
leur montre à celles des pendules de l’aéroport. Si
on entrait à l’intérieur des têtes on trouverait des
images de douches, de ventilateurs, de draps-housses
bien tirés, sans plis, parfaits, de bulles remontant à

85
la surface d’un verre de Coca embué, surf, vagues
d’océan... Des images de frais, de brise et de che¬
veux qui volent.
Chacun attend. Une annonce, un embarquement,
la durée exacte d’un retard. Un homme et une
femme, voisins de hasard, ont entamé une conver¬
sation : « Vous allez où ? dit l’homme. — Je ne pars
pas, je suis venue attendre quelqu’un », répond la
femme. On pourrait continuer d’écouter leur échange
et leurs considérations sur la grève d’un service
public, sur l’intérêt des voyages pour oublier le
quotidien ou, au contraire, l’illusion d’oubli qu’ils
procurent puisque la mémoire reste une drogue,
invisible à chaque frontière traversée.
Mais l’intérêt est ailleurs.
Un vieil homme dans la foule attend lui aussi. Ses
cheveux sont abondants et blancs. Il est accom¬
pagné d’une femme sans âge qui le suit deux pas
derrière : secrétaire, amante, souffre-douleur,
comment savoir ? Peut-être tout cela à la fois, à
moin^que les trois mots, dans ce cas précis, aient
été pris dès le départ comme synonymes. Le vieil
homme se nomme Luis Parker et il est cinéaste. La
femme, Eisa Lee, a collaboré à tous ses films, que
ce soit comme assistante, scénariste ou conseillère.
Tous les deux furent un jour citoyens allemands.
Elle parle un français sans accent, mais on ne peut
identifier de quelles langues du monde celui de
Parker est fait.
La veille à la télévision, une émission lui a été
consacrée et il a dit ceci : « Mon bonheflr, ce qui

86
m'a exalté toute ma vie, aura été le cinéma... Parce
c'est une histoire de lumière. Avec de la lumière,
une caméra, le cinéma en somme, on part explorer
l’espace invisible qui relie les gens, les délie à un
moment, les font s’aimer puis se détester, se désirer,
se fuir, parfois se tuer. Il ne faut pas croire que les
secrets soient enfermés à l’intérieur des cerveaux.
Ils sont entre les êtres. Et le cinéma est là pour
inventorier ce lieu où les secrets se nouent. Ces
réseaux de liens tissés entre les êtres sont invisibles
car ils opèrent dans un monde hors lumière. Ils
ressemblent à ce que les astrophysiciens nomment
les trous noirs, ces non-lieux de l’univers d’où la
lumière ne peut s’échapper jusqu’à ce que des
forces contraires lui redonnent sa liberté pour faire
d’eux une étoile.'Vous voyez, le cinéma est toujours
une affaire de lumière entretenant un rapport avec
l’intérieur et l’extérieur des choses. On a souvent
cité cette phrase à son propos : “Le cinéma substitue
à notre regard un monde qui s’accorde à nos
désirs.’’ Moi, je pense qu’il faudrait remplacer désir
par malheur parce que le désir renferme toujours
en lui l’idée de s’approprier quelque chose qu’une
force intérieure incontrôlable convoite et que, dans
le même temps, une force extérieure, tout aussi
incontrôlable, nous fera perdre. Cette disparition
s’appelle le malheur. »
Aujourd’hui, Eisa Lee et Luis Parker attendent un
jeune couple, des acteurs. Parker tire un mouchoir
de sa poche et/essuie son visage. L’avion en prove¬
nance de Paris vient d’être annoncé. Ils se mêlent

87
à la foule des anxieux, ceux qui déjà scrutent les
premiers sortis, avec en tête les quelques milliards
d’informations que constitue la mémorisation d’un
visage et qui vont servir à décoder l’aimé, l’ami, le
nouveau.

Les regards de Parker et de la femme viennent


de croiser ceux des deux comédiens. Esquisses de
sourire, poignées de mains, premiers contacts, sons
de voix, épidermes, tailles. Comme ils doivent tour¬
ner des essais — les essais d’un film — chacun en
un quart de seconde jauge l’autre, et déjà, bien
avant que la caméra ne soit posée entre eux, ils
s’essaient. Tous leurs sens tentent de recueillir un
caractère, une faille, une fausse timidité, une vraie
gentillesse ou encore une tyrannie. D’où cette rai¬
deur sous d’apparentes décontractions. Même Par¬
ker, qui a vécu cela des centaines de fois, ne peut
empêcher une légère appréhension venir lui chu¬
choter : « Et si ce n’étaient pas exactement eux que
tu as imaginés ! Ont-ils la force et la faiblesse que
tu leur as inventées... » Sachant qu’il va falloir
révéler un faux secret pour que tout se calme et
que s’installe un début de complicité agrémenté
d’un sourire, le vieux cinéaste présenta Eisa Lee de
cette manière :
« Quand nous nous sommes rencontrés, il y a
longtemps, nous nous sommes tutoyés, tutoyés et
aimés. Puis un jour elle m’a ditj vous, “vous les
hommes’’... J’ai compris alors que le tefnps était

88
venu que l’on se mette à seulement collaborer
ensemble... »

Eisa Lee, tout en marchant, chuchota au garçon...


« Vous allez voir, il adore parler... » C’est elle qui
s’installa au volant. Parker à côté d’elle, à l’avant
de la grosse berline, sortit d’un petit étui en cuir,
un cigare qu’il glissa dans sa bouche, sans l’allumer.
Les deux comédiens à l’arrière, s’étaient blottis
l’un contre l’autre comme s’ils venaient de s’embar¬
quer dans un train fantôme.
La voiture prit les routes de la moyenne corniche
et, tout en bas, sur la mer étale, d’un bleu dense
comme celui des piscines de David Hockney, on
pouvait voir des centaines de traits blancs, des
voiliers, tracer quelques griffures éphémères. Par¬
ker demanda à la femme de remonter la climatisa¬
tion. « J’aime ça, dit-il avec gourmandise en regar¬
dant le geste d’Eisa Lee, j’aime ce luxe et je suis
toujours prêt, les jours de canicule, à friser une
bonne angine pour en profiter au maximum. »
Cette fois, il alluma son cigare, tira quelques
bouffées puis, sans se retourner, bien calé sur son
siège, changea de conversation...
« Je suis un vieux monsieur, fatigué et je ne ferai
sans doute plus de film après celui-ci. Fatigué non
pas du cinéma, mais de la course à l’argent. Humi¬
liant, n’est-ce pas... Cette énergie qu’il faut dépenser
avant un film... Ces rapports obligés avec des gens
qu’il m’est de plus en plus difficile à supporter,
banquiers, producteurs. Ce sont eux qui auront eu

89
raison de moi et entamé ma foi. Mais il faut que je
vous parle de ce film que nous allons faire ensemble,
La Dernière Passion, vous expliquer le titre et ce
qui m’a conduit à me déterminer sur ce sujet et pas
un autre. Je trouve important de perdre un peu de
temps pour raconter l’histoire de l’histoire. On a
pris l’habitude avec la télévision de voir des images,
ou plutôt des photos qui bougent, sur le Liban,
l’Afghanistan, la Colombie, qui ne racontent jamais
ce qui s’est passé avant, ni le lendemain, ou les
semaines suivantes. On ne connaîtra jamais la suite
des choses parce que, une fois la crête d’actualité
terminée, les équipes de télé du monde entier sont
depuis longtemps reparties ailleurs. Ce sont des
images-télex, pas plus riches en informations que le
fait de savoir qu’aujourd’hui le dollar est à 6,82 F. »

Parker fit une pause. Se retourna pour la première


fois comme pour vérifier si tout allait. Il esquissa
un sourire et continua.
« Je voulais depuis longtemps faire un film sur la
vie d’Oscar Wilde... Vous connaissez bien sûr...
— Dorian Gray. Le Portrait de Dorian Gray,
répondit l’actrice peu sûre d’elle et qui confondait
souvent Oscar Wilde avec Lord Byron.
— C’est De Profundis que vous devez connaître.
D’ailleurs... (il fouilla dans la boîte à gants), il est
là. Je l’ai préparé pour que vous puissiez le lire ce
soir ou demain, avant nos essais. Il a écrit ce livre
depuis la prison de Reading où il purgeait deux ans
de travaux forcés. Cette phrase notamment résume

90
assez bien la première partie de sa vie, celle d’avant
la prison : “Mon erreur fut de me confiner exclusi¬
vement aux ombres de ce qui me semblait le côté
ensoleillé du jardin et de fuir l’autre côté à cause
de ses ombres et de son obscurité.’’
« Vous voyez, il parle de deux choses : l’ombre et
la lumière. La lumière c’est l’artifice suprême du
monde... Et c’est pour cette raison qu’elle nous
séduit tant. C’est une ensorceleuse, elle pare chaque
objet de couleurs, de scintillements, de douceur.
Sans elle, pas de ciel, pas d’étoiles et aucun visage
à regarder pour l’aimer. Et c’est bien entendu ce
monde clinquant de la lumière qui a séduit Wilde.
Toute sa vie, avec plus de talent que d’autres sans
doute, il va être ce dandy insolent, évoluant dans
tout ce qui est pétillement, lambris dorés, éclat,
brillance, esprit. Ce mondain, conscient de sa valeur
et d’un talent qu’il veut sans limite, croit que son
existence à la surface des choses ne l’empêchera
pas, dans son œuvre, d’entrer en leur cœur. Et c’est
là son erreur. Pour avoir voulu séparer l’art de la
douleur, il l’avait coupé — l’art — d’un de ses
ancrages essentiels et s’était par là même ôté, pour
lui, la vraie vie. Et c’est avec une obstination qui
ressemble à un suicide qu’il va provoquer un procès
qu’il sait perdu d’avance, et qui le conduira en
prison, dans ce monde de l’obscurité qu’il avait
toujours fui ou voulu ignorer, et avoir enfin rendez-
vous avec lui, le Wilde des ténèbres et de la
misère. »
îl y eut une courte pause pendant laquelle la

91
jeune comédienne toussota. Parker aussitôt s'ex¬
cusa : « Je ne vous ai pas demandé si la fumée du
cigare vous dérangeait... — Non, répondit-elle, c’est
nerveux... » Il continua en ayant néanmoins à l’es¬
prit d’aspirer moins profondément son havane...
« Au fait je ne vous ai pas demandé ce qui vous
séduisait dans la vie ? »
Derrière, il y eut un silence. Les deux jeunes
acteurs se demandaient quel piège pouvait cacher
une question d’apparence aussi banale. Ils hési¬
taient, ne sachant s’il fallait rester nature ou tenter
une montée au filet : paraître intelligents. Parker
devina leur embarras et dit que le fait même d’être
séduit sous-entendait un ravissement, c’est-à-dire un
vol et que ce qui était volé c’était justement l’esprit
critique...
« Alors !
— La beauté, l’inattendu, l’intelligence (elle rit),
je ne sais pas... Cette rencontre avec vous, cette
conversation avec ce décor magnifique tout autour,
dit la jeune fille.
— Les femmes ou plutôt la femme, dit l’acteur
en regardant son amie, apprendre que Voyager a
frôlé Neptune après douze années de vol dans
l’espace, c’est fascinant... Prendre un avion... (il
chercha encore, expira plusieurs fois avec bruit)...
Ne penser à rien la nuit et regarder le ciel en
sachant que quelqu’un, quelque part, m’attend.
— Être séduit, c’est succomber au vertige de son
propre oubli, continua Parker... C’est surtout être
victime, car vient alors de se produire la Cjfncontre

92
avec un objet qui est l’image même d’un secret que
l’on croyait tenir enfoui au plus profond de nous...
Laura, vous avez dit “l’inattendu"... En Allemagne
de l’Est, en ce moment, les gens s’enfuient... Vous
savez pourquoi ? Parce que là-bas, l’histoire s’est
arrêtée et que chacun pressent que son histoire
personnelle ne peut que lentement s’engluer... Alors
ils fuient... Ils fuient cette certitude qu’ils ont que
leur vie sera désormais sans surprise. Et ce n’est
pas la richesse qu’ils viennent chercher en Occi¬
dent. Ils viennent tout d’abord ôter de leur peau
cette maladie de l'ennui dont ils se sentent gan¬
grenés et préfèrent prendre le risque de vivre dans
le rejet d’une société qui accepte mal ceux qui n’y
réussissent pas, plutôt que de rester dans une autre
où l’on ne sait qu’inventer du passé... En géométrie,
le point le plus court pour aller d’un point à un
autre est la ligne droite. Dans l’existence, le trajet
le plus exaltant pour aller de la naissance à la mort
est une ligne biscornue qui passe par les méandres
d’un chaos imprévisible. L’imprévisible, voilà le
maître mot de la séduction ! Vous voyez, le principe
d’incertitude est aussi bien une loi de la mécanique
humaine que de la mécanique quantique.
— C’est sa nouvelle marotte, dit Eisa Lee, mélan¬
ger physique et poésie... Faire voisiner Heisenberg
et Rilke... »
Sans commentaire et, comme il aimait mélanger
sa propre expérience, l’actualité, les gens ren¬
contrés et ce film qui était pour le moment le sujet
de toutes ses exaltations, il enchaîna... « Godard m’a

93
dit un jour : “La souffrance, c’est la plus ultime
connaissance que l’on a de soi-même, au-delà de
l’identité. Ou alors, c’est l’identité visible non nom¬
mée...” Je suis convaincu de cette relation entre
identité et douleur... Vous connaissez cette histoire
du vieux juif emmené par les nazis pour être fusillé ?
Il marche dans la neige, tombe et finalement s’ar¬
rête parce que tout est devenu au-dessus de ses
forces. Un S.S. assez gentil lui dit : “mais je peux te
fusiller là, grand-père, ce n’est pas utile de conti¬
nuer..." Le vieil homme, qui sait pourtant que tout
au bout de son supplice il y a la mort inéluctable,
répond : “Ah ! non, non, non et non, je vais y
arriver..."
« Voilà, c’est cette rencontre avec la souffrance la
plus intense que je veux filmer, car c’est elle qui
nous détache du monde, nous isole de tout pour
que, sans miroir ni artifice, nous puissions parvenir
à “voir” qui nous sommes, sans stratégie, sans
dessein et obtenir de la vie, avant de mourir, cet
ultime Polaroid du malheur : l’instant donné d’une
vie où plus rien n’est envisageable, et où rien ne
relie plus au passé ni aux objets. Détaché de l’espace
et du temps, je me regarde alors à mes dimensions ;
hauteur, largeur, poids, sans rien d’autre que cela :
un organisme absent de rêve, dans un monde
désenchanté. Coupé du visible et de l’invisible,
aucun dieu ne peut alors être appelé en secours,
aucun océan ou ciel étoilé ne peut, par sa beauté,
me faire oublier cette souffrance qui sourd de mon
corps comme si elle y avait toujours ^é, lovée.

94
cachée dès le premier cri lorsque je fis connaissance
avec la lumière du monde. Cette souffrance de la
lumière ne s'estompe jamais, seules les séductions
qu’elle nous prodigue, éphémères, ne sont là que
pour nous camoufler son origine. Et l’histoire de
nos vies vogue ainsi, allant de notre première
rencontre avec la lumière vers celle tout aussi
atroce avec la plus grande des obscurités... »
La voiture fit une légère embardée. Un poids
lourd arrivant en face venait de déborder dans un
virage... Le vieux cinéaste s’était interrompu quelques
secondes seulement, le temps que les pneus aient
cessé de crisser et que l’on entende le seul ronron¬
nement de la climatisation...
« Pour celui qui veut faire un jour connaissance
avec lui-même, et si le hasard ne le met pas comme
ce vieux juif en relation avec la haine ordinaire et
l’hystérie de l’histoire, il doit, tel un chasseur à
l’affût, traquer la plus extravagante des séductions
afin, qu’une fois perdue, il puisse faire alors cette
ultime rencontre avec son malheur. Son unique
malheur. »
Le vieil homme se tut, tenta de tirer quelques
bouffées du cigare qu’il mâchonnait, tout en parlant,
et qui s’était éteint. Les deux comédiens, quelque
peu décontenancés par cette entrée en matière, se
regardèrent. Le jeune homme, comme il en avait
pris l’habitude chaque fois qu’il se sentait embar¬
rassé, mordilla légèrement sa lèvre inférieure. La
jeune femme, elle, sourit, puis détourna le visage

95
vers la mer, vers le lointain, comme si elle ne
regardait rien.
Parker à Eisa Lee : « Dites-leur, s’il vous plaît, ces
vers d’Hôlderlin que j’aime tant. »
La femme jeta un regard dans le rétroviseur et
commença :

Furchtlos bleïbt aher, so er es mufi, der Mann


Einsam vor Gott, es schützet die Einfalt ihn
Und keiner Waffen braucht’s und keiner
Listen, so lange, bis Gottes Fehlt hilft.

Aussitôt Parker ferma les yeux et traduisit. Len¬


tement, de sa belle voix tout aussi énigmatique que
les vers d’Hôlderlin :

Mais l’homme, quand il le faut, peut demeurer


sans peur seul devant Dieu. Sa candeur le
protège. Et il n'a besoin ni d’armes ni de ruses
jusqu’à l’heure où l’absence de Dieu vient à
son aide.

« Vous voyez, ajouta le vieil homme, ce n’est pas,


pour le poète, la présence de Dieu qui rassure
l’homme, mais son absence. »

Ils étaient arrivés. Parker avait aussitôt conduit


les deux jeunes acteurs au-delà de la maison. Quand
ils eurent longé la piscine, ils s’approchèrent du
bord du rocher. La mer, une centaine de mètres en
contrebas, s’étendait devant eux à perte de vue. Ils
se retournèrent. Tout était paisible.et cette maison
blanche derrière eux ressemblait à un pâmais blanc

96
que des ifs et des cyprès droits comme des senti¬
nelles protégeaient, immobiles, puisqu'aucun vent
n’était là pour les balancer.

Pierre et Laura, c’étaient les prénoms des deux


comédiens, n’avaient reçu ni scénario, ni synopsis.
Ils avaient accepté de faire ces essais sur le seul
renom de Parker. Aussitôt arrivés dans leur chambre
qui donnait sur le devant de la maison avec la mer
pour horizon, Laura sortit une paire de hauts talons
— elle qui n’en portait jamais — uniquement pour
s’habituer à marcher avec, d’une manière naturelle,
au cas où un film l’exigerait. « Tu pourrais te mettre
en vacances de temps en temps », lui dit Pierre.
Mais elle continua d’aller et de venir sur les dalles
rosées de la chambre en faisant son horrible clic
clac, un livre ouvert à la main. Qu’elle lisait ou
faisait semblant de lire. If continua...
« Et toi tu marches, tu lis comme si on n’avait
rien entendu... C’est terrible ce que Parker vient de
nous raconter. Comme si notre vie était résolument
vouée au malheur...
— Toi bien sûr, une piqûre te rend hystérique !
D’ailleurs, il n’a pas dit ça. Le malheur on peut
évidemment le rencontrer tous les jours, n importe
où, ici... Lui, il a parlé de la conquête du plus grand
malheur pour faire une connaissance ultime de soi-
même.
— Mais il faut bien se connaître pour être capable
de repérer, dans tout ce chaos, la chose, 1 être ou

97
l’événement qui va bouleverser et dont la perte
conduira au plus extrême malheur.
— Toi et ta manie de toujours “vouloir”... La
séduction n’est faite que de hasards, d’élans passa¬
gers provoqués par la vanité, le désir de conquête,
la morale, l’orgueil de cette morale... Écoute, petit
mec ! »
Elle lut à haute voix, tout en continuant son va-
et-vient à travers la chambre...
« Nous avions embarqué sur ce rafiot parce que
nous savions qu’il pouvait exister quelque chose de
l’autre côté du monde... Ce quelque chose nous
n’aurions pu le définir, encore moins l’imaginer.
C’était de la vie sûrement. La vie, ce mot nous le
détenions pourtant depuis toujours dans nos corps
et il n’avait d’autre signification que : respirer, man¬
ger, souffrir, pleurer, dormir. Elle était un pro¬
gramme inventé par d’autres et le plus terrible était
de savoir à l’avance qu’il n’y aurait pas de destin de
rechange. Ce que nous partions conquérir, en mon¬
tant sur ce bateau, c’était l’autre vie, persuadés
cette fois de la remplir d’autres, mots encore, aimer,
rire, danser, croire, mais surtout d’inconnu. Comme
Ulysse, nous étions des gens pauvres et simples, et
n’avions aucune certitude, sinon celle de l’existence
de cet ailleurs, convaincus que la vie est multiple
et que nous étions uniques...
— C’est de qui ?
— Peu importe, les mots des livres sont à tout le
monde. Ils sont à moi puisque je? .viens de* te les
lire, à toi puisque tu viens de les écoute^l et c’est

98
exactement cela que j'avais envie de te dire à cet
instant. »
Ils venaient de se regarder comme s’ils décou¬
vraient la cruauté dont ils pourraient être capables,
un jour, plus tard, quand le moment serait venu de
ne plus exécuter les gestes d’amour auxquels ils
étaient habitués depuis quelques mois et qu'il fau¬
drait alors les remplacer par de l’absence et des
silences.

« Pina colada, véritable mezcal d’Oaxaca, Jack


Daniel’s, saké, zubrovka, velvet-pousse-l’amour ?
proposa Bernard-Noël Petit, dit « BNP », le produc¬
teur. Et pour les amateurs... cigares, de Cuba bien
sûr : Montecristo N° 4 et 5, Rey Del Mundo, Romeo
y Julieta, Partagas, Upmann et Cohibas, la marque
préférée de Castro ?
— Un Perrier-rondelle,, demanda Laura...
— Vous avez honte, j’espère ? »
Chacun choisit selon ses goûts ou en fonction de
l’opportunité présente de tester une denrée au nom
aussi évocateur qu’un prospectus d’agence de
voyages. Autour de la piscine : Luis Parker, Eisa
Lee, « BNP » le producteur, Pierre et Laura les
comédiens et Paul Fournel le coscénariste du film.
Une jeune femme allongée sur un mini divan flot¬
tant, stagnait au milieu de la piscine. Le producteur
lança :
« Il y a aussi une Heineken pour toi, beauté !
— J’ai horreur des femmes qui boivent de la
bière, chuchota Laura à Pierre.

99
— Regardez ce luxe autour de nous ! dit BNP.
Cette piscine de rêve, les hibiscus, les bougainvillées
et ce coucher de soleil qui nous attend. Laura, vous
ne préféreriez pas tourner dans un film qui parle
de votre génération, avec de la haine, de la violence,
de l’amour, de la guerre...
— De l’émotion, ajouta Parker qui connaissait
ses classiques. De l’émotion... C’est ça un film. Le
reste ce sont des ingrédients qui passent tous les
soirs au journal télévisé.
— Dites quelque chose, Fournel ! Vous êtes payé
pour que l’on fasse des entrées, non ? C’est inouï
quand même. J’ai versé des centaines de milliers
de dollars parce que je croyais que l’on allait
tourner la vie d’un dandy pédéraste extravagant qui
tous les soirs se rendait au Savoy pour y faire
scandale... Puis (il s’adressa aux acteurs) j’ai reçu
un jour un télex avec une phrase minuscule en
guise de synopsis... Dites-la-moi, Parker, avec tous
ces chiffres, je n’ai plus la mémoire des mots... »
Le cinéaste fit un geste vague en direction d’Eisa
Lee qui, habituée à être le répertoire des citations,
était prête à s’exécuter :
« C’est une phrase du Voyage au bout de la nuit,
dit aussitôt Parker en reposant le verre qu’il tenait
près de ses lèvres.
— Voilà. On ne veut même pas me la redire,
mais j’ai reçu une phrase et j’ai continué à verser
des dollars, des francs et des marks pour ce...
monsieur ! » Il avait feint un total mépris. Puis, sans
transition, et tout sourire, il se leva, un ^rre à la

100
main et porta un toast : « A ta santé Luis Parker, à
ton talent, à La Dernière Passion, aux jeunes amou¬
reux... Et que vous creviez l’écran, bon dieu ! »
Fournel, qui n'avait pas encore parlé, but une
gorgée et dit :
« C'est autour de cette mer que le monde dans
lequel nous vivons s’est édifié... La Palestine, l’Égypte,
la Grèce... Rome. C’est ce même climat, ce même
bleu du ciel et de la Méditerranée, ces mêmes
rochers et ces cyprès qui ont accompagné des
générations d’hommes et d’idées pour parvenir à ce
que nous sommes aujourd’hui, à ce que nous pen¬
sons et rêvons...
— Moi, je ne pense pas, je ne rêve pas, je paie...
dit BNP. Je perds mes cheveux, je grossis et je
paie... Je ne suis pas amoureux, je ne sais toujours
pas ce qu’est le cinéma et je paie... L’amour et les
films ! »

Parker se pencha vers Laura et murmura, pour


elle seule : « Regardez. Ne pensez à rien d’autre
qu’à cet instant — comme s’il n’allait jamais en
venir d’autre comme celui-là —, jouissez de la
lumière, de la douceur de l’air, de ce ciel couchant
grandiose, de la mer, de la beauté de cette maison,
de votre histoire avec Pierre prise à cette seconde.
Si vous parvenez à ressentir tout cela, cette inten¬
sité, alors, sans souvenir, sans pensée pour le futur,
vous pouvez dire que l’existence est magnifique.
Parce que vous ne vous sentirez pas posée sur le
monde comme un bibelot sur une cheminée, mais

101
à l'intérieur de lui, comme lorsque vous n’étiez pas
née. Ce sont ces instants, comme le jeu, qui nous
délivrent de tous nos maux et nous offrent sur un
plateau un univers sans limites, et pourtant à notre
exacte mesure. »
C’est alors que des sarcasmes fusèrent de partout
et qui ordonnaient expressément au jeune Pierre de
se méfier des metteurs en scène qui n’entreprennent
leurs films que pour séduire les actrices... Parker
souriait en regardant Laura... Mais il s’adressa cette
fois aux deux jeunes comédiens :
« Le jeu c’est votre travail. Être acteur c’est
reproduire sur une scène irréelle le sérieux de la
vie, mais en en éliminant les fardeaux. J’ai cette
chance qu’il existe un couple, vous, qui corresponde
à ce que j’imaginais et qui en même temps vive une
réelle histoire d’amour. Quand il s’agira de jouer la
déchirure, de jouer la souffrance d’un amour ter¬
miné, vous ne pourrez pas ôter de votre esprit une
partie de ce fardeau de la vie dont je parlais, puisque
forcément vous vous imaginerez dans le même
instant, exécuter une scène hypothétique de votre
propre avenir. Ce sera le jeu, plus le fardeau.
— C’est une perversion que je ne vous avais pas
encore connue, dit Paul Fournel, histoire de relan¬
cer la conversation pendant qu’ils s’installaient à
table.
— Non, un souci de la perfection », répondit
Parker, plein de malice dans les yeux.
î,,.
Ils dînèrent. Dehors. Le silence autour c^ux était

102
parfois pesant. Même le chant des cigales semblait
venir de trop loin, comme la rumeur de la mer,
pour troubler cette tranquillité.
Eisa Lee n’étant pas du soir, disparut assez tôt. La
jeune fille qui aimait la bière avait plongé dans l’eau
illuminée de la piscine, juste avant le café, puis était
rentrée voir un film avec Paul Newman à la télévi¬
sion... Des effluves de parfums mélangés flottaient
parfois autour de la table, puis s’en allaient. Parker
avait rapporté de la maison une pile de Compact
Dises et, face au large, comme installés sur une
proue de bateau, tout en haut de leur rocher, les
cinq qui étaient restés écoutèrent les musiques que
Fournel et son metteur en scène écoutaient eux-
mêmes en écrivant le scénario : Mahler, Mozart,
Rachmaninov, Fauré...
Puis BNP et Luis Parker se levèrent et marchèrent
un peu à l’écart sur la pelouse qui menait à la
maison, effectuant de lents allers et retours.
« Je n’ai pas voulu en parler devant vos acteurs,
mais il y a toujours quelques difficultés à trouver la
fin du financement... C’est pour ça que je pars
demain matin... Je vous appellerai dès que j’aurai
du nouveau...
— Moi, comme tous les matins j’irai nager au
milieu de la mer en attendant que la maison
s’éveille.
— Vous la trouvez... Heu, comment dire... Assez
sexy cette petite Laura ?
— C’est de ces visages innocents que naissent les
plus grandes tragédies, répondit Parker avec assu-

103
rance, parce qu’ils semblent ne receler aucune des
ruses de la séduction... Mais c'est leur ruse suprême :
nous faire croire que cette absence d’artifice ne
peut que conduire à la sérénité, ou au pire, à la
tranquillité. Et c’est tout le contraire qui se passe.
Le piège est à double détente et d’autant plus
implacable. Pierre ne sait pas encore que c’est lui
le faible et que c’est lui qui, pour le moment, aime
le plus. Elle, elle sait tout cela. Et ce sont ces secrets
enfermés dans le visage des acteurs que le cinéma
sait fracturer. Nous sommes des cambrioleurs d’âmes,
vous le saviez, n’est-ce pas ?
— Et moi, un pilleur de banques... Pour vous
servir... »
Paul Fournel était resté aux côtés de Pierre et
Laura. Ils écoutaient Idyll for strings de Janacek. Le
scénariste aurait bien aimé parler de ce roman qu’il
préparait, dès que le film aurait commencé. Mais
ce soir il écrirait, comme chaque soir, sur les pages
d’un cahier cartonné, le récit des événements de la
journée, de ses discussions et points de discorde
avec Parker. Le journal d’un film en quelque sorte...
Il savait que tout ce matériau, emmagasiné pendant
des mois en vivant près de ce vieux bonhomme qui
avait connu les camps nazis, la peur, l’exil et la
notoriété, serait un vrai trésor.
« Luis vous a-t-il parlé du film ?
— Très peu, dit Laura. Il y a cette idée de
connaître la plus grande passion...
— La dernière, précisa Fournel. a, ^

104
— Oui. Connaître La Dernière Passion pour ren¬
contrer le plus intense des malheurs. »
Le scénariste s'adressa au jeune acteur :
« Ce serait quoi aujourd’hui votre plus grand
chagrin ?
— La perdre, répondit-il aussitôt, en désignant
Laura.
— Et vous, Laura ? »
Elle hésita, puis lança :
« Je ne suis pas obligée de vous répondre ! »
Pour couper court, Fournel parla de ses désac¬
cords avec Parker, sur cette supposée stratégie de
l’existence qui consisterait à rechercher dans les
séductions qu’elle nous présentait, celle, fatale, qui
nous ferait basculer vers une connaissance de soi
qui nous aurait échappé jusque-là.
« Moi, je crois au mouvement, au hasard... dit-il.
Parfois, il suffit de croiser un regard, d’être sur un
quai à attendre quelqu’un, de regarder la mer se
mêler au soleil, comme ce soir, pour se dire que le
monde est grandiose, simple, et que c’est une
chancre inouïe d’avoir à vivre cëtte^vie-là. D’autres
fois, tout ressemble à une décharge publique, et les
êtres et les objets sont fripés, meurtris, écorchés.
Le sentiment est alors qu’il eût été préférable que
nous soit épargné ce fardeau de vivre, ce mal à
! ajuster des rêves à du réel, ou encore, l’absence de
rêve face à trop de réalité... Cet éternel retour au 1
malheur après de courts instants passés à vivre 1
l’oubli de soi, semble être le mouvement régissant
chacune de nos histoires.
— Et pourquoi pas l’éternel retour au bonheur ?
— Puisque le malheur fait partie de notre condi¬
tion, donc de notre expérience, il a bien fallu
inventer quelque chose qui semblât être son
contraire : le bonheur. Mais ce mot ne renferme
aucune réalité. Il est rempli d’images, d’obsessions,
d’imaginaire et de projections, mais d’aucune expé¬
rience. Béatitude, sérénité ou encore indifférence
et désaffection semblent être des mots ou des
démarches où le malheur parvient à être conjuré.
Mais l’absence du malheur, ce n’est pas le bonheur.
— Ce que vous êtes pessimiste ! dit Laura.
— Lui, oui, dit Parker qui venait de les rejoindre
et avait entendu. Moi, je ne crois qu’aux miracles. »
BNP était parti rejoindre Miss Heineken. Luis
Parker, très vieille France, ou très vieille Allemagne,
baisa la main de Laura et dit quand il eut relevé les
yeux : « Vous êtes magnifiquement belle quand vous
êtes en colère. Je saurai m’en souvenir. »
Avec ce regard qui semblait percer les secrets et
deviner le prochain projet, il les observa tous les
deux.
« Avant de vous quitter, je veux encore vous parler
de notre film, c’est-à-dire du malheur, puisque c’est
le sujet. On ne ccmnaîk l’intensité d’une séduction
— tout ce~^i nous attachait à elle — que lorsqu’elle
a dTsparu.TTXe malheur survient lorsque se produit
l’événement qui anéantit ce à quoi on tenait le plus.
Pour un président de république c’est redevenir un
citoyen ordinaire, pour un golden bpy c’est un krach
boursier.... ‘

106
— Et pour un cinéaste, ne plus pouvoir faire de
film », dit Fournel, les yeux fermés, tournés vers le
ciel.
Parker continua...
« Pour un homme amoureux, c'est perdre l’objet
qui occupait toutes ses pensées et tous ses rêves. Le
malheur revêt toujours le visage dé~la“guèrre.
Parfois elle est réelle avec des bruits de bombes,
des morts et concerne des millions d’autres per¬
sonnes, parfois — et le résultat est identique — une
seule personne est concernée, vous, et c’est le
même deuil. Un monde ancien qui se brise, le
ventre et le cerveau qui se déchirent et il faut alors
apprendre à exister avec son corps, rien que cette
machine à vivre, nu, sans rien qui relie à un
quelqu’autre objet du monde, sinon cette brûlure
incessante qui réveille la nuit, et veille le jour à
embellir le souvenir de ce qui a désormais disparu. »
Il salua Pierre, fit un signe à Fournel, puis s’éloi¬
gna.

La musique s’était arrêtée, les trois restèrent sans


mot dire. Les jeunes acteurs semblaient anxieux de
se retrouver face à face, seuls dans leur chambre.
Il s'était dit de drôles de choses au cours de cette
journée ! et même si le scénariste ne leur était pas
très sympathique avec son air revenu. tie^J^ouL
douceur de la_jiuiL ^PEés la canicule les rendait
néanmoini^ïus paisibles. Fournel aurait aimé par¬
ler. Débarrassé der la: présence envahissante de
Parker, il aurait aimé montrer qu’un scénariste a

107
V

son autonomie, et une manière personnelle de


porter un regard sur le cinéma... Au lieu de cela, il
but un nouveau verre...
« Vous verrez comme Parker, sans manifester une
quelconque autorité, saura révéler ce qu’il y a en
vous de plus inattendu, de violence, de haine, de
passion...
— De beauté aussi j’espère ! » dit Pierre.
Laura venait de lui faire un signe, invisible pour
Fournel.
« Au cas où nous tournions demain, il faudrait
aller dormir... »
Elle prit la main de son ami.
« Bravo, très professionnel ! Mais cette nuit est
magnifique et c’est en elle qu’il faut puiser son
repos... En elle et avec elle, pour l’admirer et se
perdre dans les étoiTes de l’univers... Jouir de
l'extrême solitude face à üne immensité incompré¬
hensible. »
Ils se dirent bonsoir.
« Qu’est-ce qu’il peut être emphatique ! dit la
jeune comédienne quand ils se furent éloignés.
— Moi, je le trouve intéressant... »
Dans la chambre, Laura dit qu’elle aurait bien
aimé marcher ou s’asseoir au bord du rocher pour
imaginer la mer en écoutant seulement le bruit des
vagues.
« Pourquoi tu as hésité tout à l’heure ?
— De quoi tu parles ?
— Ne fais pas semblant d’avoir ^publié, baura...
Quand il a posé la question du plus grancfeehagrin.

108
— Je n’avais pas envie de répondre.
— Moi, je n'ai pas hésité, dit Pierre... J'ai tout de
suite pensé à toi.
— Moi j’ai hésité, parce que je ne savais pas. La
vie est immense et offre tant de séductions inatten¬
dues que je me sens incapable de choisir celle qui
me ferait chavirer, aujourd'hui, en plein été, à
presque minuit. Mais, si tu y tiens, je te promets de
faire comme cette courtisane japonaise qui avait
établi la liste "des choses qui font battre le cœur”,
et de te remettre la liste des choses qui séduisent
Laura, actrice de vingt-trois ans qui déteste les
interviews, déteste livrer ses secrets et qui ce soir a
ses règles. Bonne nuit petit mec ! »

Dehors, Fournel venait d’ouvrir son journal d’un


film.

«... Dans la lumière caracole la beauté. Sans elle


la mer ne serait qu’une ardoise noire. C’est elle qui
sculpte le visage regardé et donne l’éclat aux yeux.
Elle nous apprivoise du malheur de l’avoir rencon¬
trée au jour de notre naissance car alors elle
ressemblait à la guerre. Les années passant elle s’est
évertuée à être notre amie, celle qui annonce
chaque matin que tout doit recommencer car rien
ne peut continuer. Il faut sans cesse dire aussi que
le bonheur est un mot, seulement un mot qui ne
renferme aucune réalité. Dire, écrire, proclamer
qu’il y a des instants heureux, sans plus... Une robe
de femme qui vole à cause du vent, un enfant qui

109
regarde sans rien dire quelqu’un qu'il ne connaît
pas, une main qui se laisse aller à une première
étreinte, Sadate arrivant en Israël, dire à une per¬
sonne qu’on l’aime et qu’on l’aimera, quoi qu’il
puisse arriver, être persuadé de cela au moment où
les mots sont prononcés tout en sachant que le
temps brisera ce pacte, regarder vivre un couple
marié et croire qu’ils sont différents des autres
puisque leur histoire dure, assister à la victoire de
son coureur préféré, retarder la fin d’une lecture
tant on est bien avec les mots de ce roman-là...
Pour un sourire inattendu croisé dans la rue, avoir
renoncé à un suicide envisagé ce jour-là, regarder
un soutien-gorge blanc sur une peau métissée,
apprendre que l’on est séro-négatif, être seul au
bord d’une route étrangère, loin de tout, sans
identité, sans cette carapace que sont un statut et
une fonction, n’être que cela, cette silhouette
d’homme qui fait signe à un inconnu, voir la voiture
s’arrêter et entendre le chauffeur dire : moi je ne
sais pas où aller, et vous ? Monter alors dans cette
voiture et regarder cet homme, pour la première
fois de sa vie, comme un être humain... »

Parker nageait. Autour de lui, la Méditerranée.

Le soleil à peine levé, il s’était éloigné de la


maison encore endormie. Il aimait cette sensation
d’être un point perdu, et il allait le plus loin
possible, se perdre, disparaître au milieu des vagues,
sachant seulement de quelles forces il aur^t besoin

110
pour son retour. Nager et ne penser à rien. Ou
plutôt, à tout. Comme si l'eau était la partition
d’une sonate indéchiffrable, iX irnaginait _que son
corps effleurait la mer, soutenu par elle, en apesan¬
teur et flottait dans la musique, léger... Avoir gagné
céTâ“du monde, la légèreté.
Laura, attirée par ce premier matin, voulut profi¬
ter de la lumière sur la Méditerranée. Elle s’était
levée et, par la fenêtre, elle aperçut ce point dans
l’eau. A la crinière blanche, elle reconnut Parker.
Que penser de cet homme ? Elle trouvait en lui une
image de talent et de vieillesse mélangés qui lui
donnait envie, pour la première fois de sa vie, de
gagner des années afin que se portent sur son visage
à elle, les marques du temps : porter son existence
sur son corps, et que cela se voie... Aujourd’hui,
chacun voulait être jeune, garder comme une pierre
précieuse cette partie de soi où la peau, intacte,
imperméable au temps, ne savait qu’offrir de l’es¬
poir, mais aucune histoire...
Lorsque la maison fut éveillée, Parker voulut
accélérer les choses.
L’équipe technique venait d’arriver et, au petit-
déjeuner, il donna à Laura et Pierre quatre feuillets,
la scène à jouer. Les essais se feraient cet après-
midi. Il demanda qu’on installe le travelling, de la
piscine au rocher surplombant la mer. La scène
commencerait au moment où Pierre, sortant de
l’eau, viendrait s’allonger près de Laura. Il y aurait
une discussion banale à propos d’une marque d huile

111
solaire, puis Laura annoncerait qu'elle veut rentrer
à Paris. Comme ça.
« Comment, comme ça ?
— Je ne me plais plus ici... Je ne m'y sens plus
belle. Je voudrais... Je veux voir des visages, entendre
du bruit, entendre la vie qui bourdonne autour de
nous pour nous appeler à faire des milliers de
choses...
— Mais c'est une parenthèse... On est en vacances !
— Je hais les parenthèses... »
Ils répétèrent en marchant sur le gravier du parc
pendant que les machines installaient les projec¬
teurs, les réflecteurs et le pied de la caméra sur les
rails de travelling. Parker portait un panama blanc,
un costume blanc et, à son cou, pendait un oeilleton
dans lequel il regardait à tout moment.
« Il faut choisir l'espace exact dans lequel les
mots seront prononcés. C'est très important, car la
tragédie ne se déroule jamais dans des lieux de
hasard. Parfois il y faut du ciel, parfois, les seuls
visages suftisent puisque c'est uneTiistoire entre un
homme et une femme. Mais, à un moment précis,
l'espace et l'horizon sont nécessaires, car la tragédie
de ces deux êtres, seuls et uniques, vient de se
relier à toutes les tragédies du monde. »
Il tira un nouveau cigare de la poche de sa veste
et pendant qu'il l'allumait, dit encore à ses
comédiens :
« Vous avez déjà vu ces hologrammes en cartes
postales. Et bien, si vous coupez un petit morceau
de la carte, vous aurez — en un peu moii^ précis

112
— mais vous retrouverez exactement le dessin ou
la vue représentée sur la carte toute entière. C’est
étrange, n'est-ce pas ? Quelques physiciens pensent
que chaque infime particule élémentaire détient
toutes les informations de l'univers... S'il s’avère un
jour qu’ils avaient tort, ça m’aura beaucoup fait
rêver de penser une partie de ma vie qu’ils avaient
raison... »
Fournel qui s’était réveillé tard, fut surpris par
tant d’agitation. Une tasse de café à la main, il se
balada sur ce lieu où s’entremêlaient à présent des
fils électriques et des trépieds de sunlights, et salua
les techniciens qu’il connaissait déjà. Il s’attarda un
moment avec le directeur photo, un Italien qui avait
été des deux derniers films de Parker. Comme il le
savait amateur de bordeaux, Fournel lui annonça
une surprise pour le soir, sans préciser le cru ni le
château... « Dis-moi au. moins l’année, demanda
l’Italien. — Soixante-quinze », répondit le scénariste
en s’éloignant rejoindre les deux acteurs qui mar¬
chaient, leurs feuilles dactylographiées à la main.
« Bien dormi ? » Ils firent un signe, sans répondre.
Il les accompagna un instant... « Je ne sais pas ce
que Parker a mijoté pour vous, mais il a pour
habitude de faire des cadeaux à tous ses acteurs.
Vous savez, un jour, il tournait avec deux stars
américaines qui étaient mariées, mais sur le point
de se séparer. Le premier soir du tournage, dans
leur chambre, ils ont découvert sur leur oreiller
deux revolvers à barillets et, dans un écrin, à côté
de chacun d’eux, une balle en or... »

113
1

Dès midi, chacun sut que la chaleur serait iden¬


tique à celle de la veille, écrasante. Eisa Lee traversa
la pelouse en courant pour tendre une feuille
arrivée par téléfax, à Parker. Il lut sans sourciller,
chuchota quelques mots et la rendit à la femme.
Il avait été décidé de tourner à seize heures.
Pendant le déjeuner, Foumel vint retrouver l’équipe
déjà à table, un tome du Petit Robert sous le bras.
Comme si tout le monde n’était venu que pour ça,
il lut à haute voix : « Essai : Opération par laquelle
on s’assure des qualités, des propriétés d’une chose
ou de la manière d’user d’une chose en la plaçant
dans les conditions prévues pour son utilisation... »
« Vous voyez, dit-il à l’adresse des comédiens,
nous allons nous assurer de vos qualités et... »
Parker l’interrompit sans ménagement. « Ces essais,
comme ce film, sont inspirés de l’esprit de Mon¬
taigne, qui disait ; “J’ai assez vécu pour mettre en
compte l’usage qui m’a conduit si loin. Pour qui en
voudra goûter, j’en ai fait l’essai...’’ » Il continua.
« C’est ce film, La Dernière Passion qui est un
essai. Et le travail de cet après-midi n’est qu’une
répétition, la mise en orbite d’un projet qui, lui,
m’est personnel : quelle séduction de mon existence
va me conduire à l'éblouissant désastre ? A présent,
le scénario est terminé, l’intrigue est nouée, écrite,
figée déjà dans le temps et pour l’éternité. Pour
moi, comme pour vous, notre vie avec ses tracas,
ses contrariétés et ses petits bonheurs va continuer
parallèlement à lui. Mais le cinéma -ne remplace ni
la vie, ni le chaos dont elle est faite. C’est au

114
contraire une mise en forme, une tentative pour
réduire le désordre dans lequel nous basculons à
chaque seconde et que rien ne peut entraver, sinon
ces cristaux, ces perfections venues de l’art et qui
anéantissent provisoirement cette quête du monde
vers le rien. »
Devant un auditoire décontenancé. Luis Parker
ajouta encore, en s'adressant cette fois à Eisa Lee :
«J-'art est une pratique incessante qui est, d'une
certaine manière, une mise en œuvre de la non-vie,
tout en demeurant toujours au plus près d'elle, là
6ü~séTîoue l'existence... »
Fournel, comme chacun des convives, ne disait
mot. Mais venait de se fixer dans son esprit cette fin
de phrase : « là où se noue notre existence »... Il
sortit précipitamment de table et chacun crut à une
vexation. Mais une fois dehors, il releva la tête vers
le ciel et se mit à pleurer.
Bien avant seize heures, les projecteurs furent
allumés. De grands panneaux blancs de polystyrène
cherchaient le soleil pour reporter sur le visage des
acteurs une lumière adoucie. La caméra, une Arri-
flex 35, avec un énorme pare-soleil autour de l’ob¬
jectif, une fois installée sur son socle, ressemblait à
une divinité sombre descendue spécialement explo¬
rer le mystère des sentiments humains. Une jeune
maquilleuse prépara les visages des jeunes acteurs
qui allaient devoir trouver à l’intérieur de leurs
âmes ce qu'il faudrait de cruauté pour entrer et
exister sur la scène du jeu inventé par Luis Parker.
Comme ces boxeurs que tout va opposer, ils ne se

115
parlaient plus, chacun se remplissant de cet autre
qu’il allait falloir interpréter, sachant, comme l'avait
annoncé Parker la veille, que le fardeau de leur vie
ne parviendrait pas à être absent.
Parker vint encore leur chuchoter ses dernières
recommandations... « J’ai voulu que les héros du
film portent vos prénoms. Ce sera plus étrange
entre vous... N’oubliez pas, Laura, vous venez de
prendre une décision grave, et vous ne savez pas
l’expliquer. Mais quitter Pierre est soudain devenu
essentiel. Vital. Vous Pierre, vous voulez raisonner,
alors qu’il n'y a pas de raison. Vous cherchez des
faits, les mots qu’ils n’auraient pas fallu prononcer,
et vous vous heurtez à un mur... »
Parker lança : « Moteur ! » puis : « Action ! », et
Pierre sortit de la piscine, s’allongea près de Laura.
Ils parlèrent de l’huile solaire et de ce retour
précipité vers Paris qu’elle venait de décider.
« Viens, dit-elle, ne restons pas là, allongés comme
des serpents au soleil, le nez au ras des mosaïques
d’une piscine. Ce que j’ai à te dire mérite un paysage
plus grandiose. »
Ils s’étaient levés. Parker suivait avec une extrême
attention chaque geste, chaque mouvement de visage,
chaque inflexion de voix des comédiens. Les machi¬
nistes poussèrent le travelling vers la mer, précé¬
dant le couple.
« Tu dis toujours “moi” et jamais “nous". Je veux
rentrer à Paris parce que je te regarde et que
quelque chose a disparu de mon re^rd. Je ne sais
si cela s’appelait attendrissement, amour,^mais je

116
sais qu’à ces moments-là tu étais le monde entier
pour moi. Rien d’autre ne m’a fait plus pleurer que
toi. Pas de tristesse. Je pleurais, c’est tout.
(Il la prend par la taille.)
— C’est l’innocence qui s’est perdue... Mainte¬
nant, tu calcules. Tu penses sans cesse : est-ce qu’il
restera fidèle, est-ce que l’on sera ensemble dans
dix ans. Tu réfléchis sur l’avenir et tu ne parviens
plus à être présente...
— Je n’ai jamais été aussi présente puisque je te
dis avec ma voix, pour que tu les entendes, les
sentiments qui sont à l’intérieur de moi... »
Ils se faisaient face. Au bord du rocher, la caméra
à présent derrière eux les cadraient avec le ciel et
le bleu de la mer. Laura continua...
« J’aimais ton regard, Pierre, ta bouche, tes mains,
ton intelligence, le son de ta voix, mais toutes ces
choses ne parvenaient pas à construire dans ma tête
une personne...
— J’aime ton regard, ta bouche, tes seins, ta
peau, tes_cui^_ses^Jja icaîcheur_dÆ.XQn_âmiZ]ëOôür
cëla~îa5nque une personne que j’aime... Une femme...
— Je veux partir... Sans toi, si tu veux rester.
Tout à coup, je sais que je vais mourir si je reste là.
— Mais moi, je ne veux pas que tu partes !
— Tu ne peux rien contre ça. Tu as toujours cru
que tout allait de soi... Mais rien ne va de soi,
jamais. La vie, c’est du tourment et de l’inquiétude...
(Elle regarda Pierre bien en face, pendant que la
caméra cadrait leurs deux visages, découpés sur la
mer.) Et tu n’as jamais été inquiet de moi. Voilà. »

117
« Coupez ! » cria Parker. Il fit rejouer la scène,
quatre fois encore, jusqu’à ce que le visage de Laura
soit totalement en larmes au moment de prononcer
les derniers mots.
Il remercia les acteurs et les techniciens. Pendant
tout le tournage, Eisa Lee avait fait plusieurs pelli¬
cules de photos et, sur un grand bloc, n’avait cessé
de prendre des notes.
L’équipe commença le démontage. Pendant que
l’on s’installait autour de la piscine, Pierre et Laura
rentrèrent dans leur chambre pour le démaquillage.

Ce deuxième soir ne fut pas identique à celui de


la veille. Une sorte de désenchantement s’était
introduit au milieu de tout ce monde. Ce qu’il
signifiait, ou quelle était sa cause, personne ne
pouvait le dire, mais il était là, présent dans les
têtes. On se regardait avec un vague sourire qui
disait... oui, oui, moi aussi je sens quelque chose,
mais... Ce nouveau silence de Parker n’y était sans
doute pas pour rien. Le fait aussi, imperceptible
que, depuis le début de la soirée, il s’adressât
fréquemment à Eisa Lee et à personne d’autre
contribuait à accentuer le malaise. Lui qui aimait
tant parler haut, mettre en avant cet accent impos¬
sible, il chuchotait à présent. Mais tout le monde
savait que là n’était pas la cause de ce charme
interrompu.
Laura et Pierre restèrent longuement au bord du
rocher. Ils se découvraient étrangers. Les mots du
film, cet âpTèSTTridiTEâura savait qu’ils étaient venus

118
dans sa bouche, naturellement, comme si elle s'était
apprêtée depuis quelque temps à les prononcer.
Fournel traînassait un verre à la main, lançant au
passage des remarques sur l'immensité des choses...
Puis, venant se poser à côté des comédiens, sans
les regarder, le visage tourné vers l'obscurité de la
mer, il lança :
« Je vais vous dire la phrase qui servit de synopsis
à notre film. Elle dit exactement ceci : “C’est peut-
être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela,
le plus grand chagrin possible, pour devenir soi-
même avant de mourir.’’ »
La nuit était radieuse et une partie des techniciens
jouaient aux cartes près de la piscine.
Eisa Lee et Luis Parker s'étaient retirés. Dans la
partie de la maison qui leur était réservée, tout
contribuait à ce qu'ils puissent cohabiter, travailler,
sans se gêner. La plupart du temps, ils réglaient
tout ce qui concernait le travail dans le grand salon
commun, puis prenaient ensemble la direction de
leurs chambres pour se séparer sur un grommelle¬
ment qui devait signifier bonsoir. Cette fois, Parker
suivit Eisa dans sa chambre et s'affala sur le lit en
arrivant.
« Voilà, c'est terminé, dit-il.
— Pour ce film-là ! Mais il en reste d'autres à
entreprendre », répondit-elle sans trop y croire.
Dans l'après-midi, il y avait eu ce fax de BNP,
puis un coup de téléphone, juste avant le dîner.
« Impossibilité de continuer, deux banques viennent
de se désister... Il est des moments où il faut savoir
s’arrêter et ne pas insister » avait dit le producteur.
« C'est la première fois qu’il dit quelque chose
d’intéressant », ricana Parker. Il s’adressa à Eisa et
demanda pourquoi elle était restée si longtemps
auprès de lui...
« Vous saviez que cette histoire était morte depuis
longtemps et que je ne vous aimais plus... Que je
ne vous avais peut-être jamais aimée...
— Je savais tout cela, mais il est un enracinement
dans... l’amour qui ressemble à celui d’un arbre ou
de certaines plantes qui ne peuvent vivre que dans
une seule région du monde. Et pas ailleurs. C’est
là, et uniquement là qu’elles s’accrochent à la terre,
qu’elles s’élèvent vers le ciel... Pas ailleurs... »
Parker savait que son film La Dernière Passion
était désormais terminé. Il n’avait pas voulu pour
autant briser les essais des deux comédiens. Et puis,
cela ressemblait presque à un premier jour de
tournage. Il y avait eu « Moteur », « Coupé », les
mots rituels qui encadrent chaque scène, chaque
morceau de jeu-vie qui servira à fabriquer cette
émotion du cinéma. Il montra à Eisa la chaîne qu’il
portait autour du cou et le minuscule pendentif en
argent qui y était accroché.
« A l’intérieur, il y a ce parfum que vous portiez
lorsque je vous ai rencontrée à Berlin...
— Dans Unter den Linden... Je me souviens.
— ... Je l’ai toujours porté sur moi, comme une
amulette. Vous saviez ce secret ?
— Ça ressemble à de l’amour ! f>.
— Non, Eisa... Un jour, vous m’avez dif “vous les

120
hommes’’.,ELbieri/^iT^us les hommes”, sommes des
collectionneurs d’objets, d’odeurs, de corps, de
parties de corps, et ce parfum ne représente pas
mon amour pour vous, seulement l’amour d’un
instant : celui de cette rencontre. »
Ils se tinrent les mains, longuement.
Luis Parker commença...

Pour voir que tout s’en est allé.


Pour voir les creux des nuages et des fleuves...

Eisa Lee continua...

... Donne-moi tes mains de laurier, mon amour.


Pour voir que tout s’en est allé.

« Lorca à New York... » dirent-ils ensemble.

Parker avait retiré ses mains de celles d’Eisa et


s’était levé. Elle murmura cette dernière phrase :
« C’est tout cela qui aura été ma joie d’être auprès
de vous : partager avec quelqu’un, et au même
moment, les mêmes goûts, les mêmes attirances
pour tout ce qui est la vie et l’au-delà de la vie,
l’art, la poésie, le cinéma : les lieux mêmes où se
nouent nos existences. »

Au petit matin, Laura se préparait à partir. Seule.


Son compagnon dormait encore. Par la fenêtre, elle
regarda la Méditerranée. Parker nageait. Il n’était
qu’un point blanc, perdu dans la mer.
Table

Mode d’EMPLOI, par Dominique Eddé. 5

Lettre aux esprits chagrins, par François Bott . 9


Éloge frivole du mal et du plaisir de vivre,
par Dominique-Antoine Grisoni. 27
T-a Comédie du bonheur (Carnets de l'été 1989),
par Roland Jaccard. 53

La Dernière Passion, par Yves Simon. 83


Cahiers de THerne
(Extraits du catalogue du Livre de Poche)

Julien Gracq 4069


Julien Gracq, le dernier des grands auteurs mythiques de la
littérature contemporaine. Par Jünger, Buzzati, Béalu, Juin,
Mandiargues, etc. Et un texte de Gracq sur le surréalisme.
Samuel Beckett 4934
Mystères d'un homme et fulgurance d’une œuvre. Des textes
de Cioran, Kristéva, Cixous, Bishop, etc.
Louis-Ferdinand Céline 4081
Dans ce Cahier désormais classique, Céline apparaît dans sa
somptueuse diversité : le polémiste, l’écrivain, le casseur de
langue, l’inventeur de syntaxe, le politique, l’exilé.
Mircea Eliade 4033
Une œuvre monumentale. Un homme d’exception, attaché à
l’élucidation passionnée des ressorts secrets de la vie de l’esprit.
Par Dumézil; Durand, de Gandillac, Cioran, Masui...
Martin Heidegger 4048
L’œuvre philosophique la plus considérable du XX' siècle. La
métaphysique, la pensée de l’Être, la technique, la théologie,
l’engagement politique. Des intervenants prestigieux, des
commentaires judicieux.
René Char 4092
Engagé dans le surréalisme et chef de maquis durant la seconde
guerre mondiale, poète de la dignité dans l’épreuve et chantre
de la fraternité des hommes, René Char confère à son écriture,
au lyrisme incantatoire, le style d’un acte et les leçons d’un
optimisme en alerte. Par Bataille, Heidegger, Reverdy, Eluard,
Picon, O. Paz...
Jorge Luis Borges 4101
Enquêtes, fictions, analyses, poésie, chroniques. L’œuvre dérive
dans tous les compartiments de la création. Avec Caillois, Sabato,
Ollier, Wahl, Bénichou...
Francis Ponge
La poésie, co'mcidence du parti pris des choses et de la
nécessité d’expression. Quand le langage suscite un strict ana¬
logue du galet, de l’œillet, du morceau de pain, du radiateur
parabolique, de la savonnette et du cheval. Avec Gracq, Tardieu,
Butor, Etiemble, Bourdieu, Derrida...

A paraître :
Henri Michaux
Le Livre de Poche Biblio
Extrait du catalogue

Sherwood ANDERSON René CREVEL


Pauvre Blanc La Mort difficile
Guillaume APOLLINAIRE Alfred DÔBLIN
L’Hérésiarque et Cie Le Tigre bleu

Miguel Angel ASTURIAS louri DOMBROVSKI


Le Pape vert La Faculté de l'inutile

James BALDWIN Lawrence DURRELL


Harlem Quartet Cefalù
Friedrich DURRENMATT
Adolfo BIOY CASARES
La Panne
Journal de la guerre au cochon
La Visite de la vieille dame
Karen BLIXEN
Jean GIONO
Sept contes gothiques
Mort d’un personnage
Mikhail BOULGAKOV Le Serpent d'étoiles
La Garde Blanche Jean GUÉHENNO
Le Maître et Marguerite Carnets du vieil écrivain
André BRETON Lars GUSTAFSSON
Anthologie de l’humour noir La Mort d’un apiculteur
Erskine CALDWELL Henry JAMES
Les Braves Gens du Tennessee Roderick Hudson
Italo CALVINO La Coupe d’Or
Le Vicomte pourfendu Le Tour d’écrou

Elias CANETTI Ernst JÜNGER


Jardins et routes
Histoire d’une jeunesse -
(Journal 1, 1939-1940)
La langue sauvée
Premier Journal parisien
Histoire d’une vie -
(Journal II, 1941-1943)
Le flambeau dans l'oreille
Second journal parisien
Les Voix de Marrakech
(Journal III, 1943-1945)
Le Témoin auriculaire
La Cabane dans la vigne
Biaise CENDRARS (Journal IV, 1945-1948)
Rhum Héliopolis
Jacques CHARDONNE Abeilles de verre
Les Destinées sentimentales Orages d’acier
L’Amour c’est beaucoup plus Isma'il KADARÉ
que Tamour Avril brisé
Qui a ramené Doruntine ?
Joseph CONRAD
et Ford MADOX FORD Franz KAFKA
L’Aventure Journal
Yasunari KAWABATA Joyce Carol OATES
Les Belles Endormies Le Pays des merveilles
Pays de neige
Edna O’BRIEN
La Danseuse d’Izu
Un cœur fanatique
Le Lac
Une rose dans le cœur
Kyoto
Le Grondement de la montagne Liam O’FLAHERTY
Tristesse et Beauté Famine
Le Maître ou le tournoi de go Mervyn PEAKE
Andrzeij KUSNIEWICZ Titus d’Enfer
L’État d’apesanteur Augusto ROA BASTOS
Par LAGERKVIST Moi, le Suprême
Barabbas Joseph ROTH
D.H. LAWRENCE Le Poids de la grâce
L’Amazone fugitive
Raymond ROUSSEL
Le Serpent à plumes
Impressions d’Afrique
Sinclair LEWIS
Arthur SCHNITZLER
Babbitt
Vienne au crépuscule
Carson McCULLERS Une jeunesse viennoise
Le Cœur est un chasseur
solitaire
Isaac Bashevis SINGER
Shosha
Reflets dans un œil d'or
Le Blasphémateur
La Ballade du café triste
Le Manoir
L’Horloge sans aiguilles
Le Domaine
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Le Docteur Faustus Robert Penn WARREN
Les Fous du roi
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Un diable au paradis Virginia WOOLF
Le Colosse de Maroussi Orlando
Max et les phagocytes Les Vagues
Mrs. Dalloway
Vladimir NABOKOV
La Promenade au phare
Ada ou l'ardeur
La Chambre de Jacob
Ana'ïs NIN Années
Journal 1 - 1931-1934 Entre les actes
Journal 2 - 1934-1939 Flush
Journal 3 - 1939-1944 Instants de vie

Composition réalisée par C.M.L.,.Montrouge

IMPRIMÉ EN FRANCE PAR BRODARD ET TA^PIN


Usine de La Flèche (Sarthe).
Librairie Générale Française - 6, rue Pierre-Sarrazin - 75006 Paris.
ISBN : 2 - 253 - 05225 - 6 ^ 42/4114/7
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Le malheur n’existe pas, mais on ne saurait être heureux
sans lui.
Jerry Lewis.

C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que


cela, le plus grand chagrin possible, pour devenir soi-même
avant de mourir.
Louis-Ferdinand Céline.

Une question, aujourd’hui, retrouve toute son actua¬


lité : la vie vaut-elle la peine d’être vécue ? Quatre
écrivains donnent ici l’ébauche d’une réponse, chacun
selon ses inclinations et ses rêves.

Inédit

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Code prix LPS


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9 782253 052258 Dépôt légal Impr. 4823-5 Édit. 5188 1/1990

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