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« 

Quelle est votre conception de la vie et de la mort ? », me demandait un journaliste sud-
américain lorsque je descendais la passerelle du bateau avec mes valises à la main. Je posai mes
valises, essuyai la sueur de mon front et le priai de m'accorder vingt ans pour réfléchir à la
question, sans toutefois pouvoir l'assurer qu'il aura la réponse. « C'est bien ce que je me
demande, lui dis-je, et j'écris pour me le demander. » Je repris mes valises tout en pensant que
je devais l'avoir déçu. Tout le monde n'a pas la clef de l'univers dans sa poche ou dans sa
valise.
E. Ionesco, Notes et contre-notes, 1962.

1. Le 1er discours direct est la question du journaliste, qui


permet de poser la problématique du texte, à savoir les
conceptions d’Ionesco sur « la vie » et « la mort », notions
métaphysiques. Le 2nd discours direct est la réponse
donnée par Ionesco, qui est, en réalité, une absence de
réponse précise à la question.
2. C’est cette absence de réponse qui constitue un exemple,
emprunté à son expérience personnelle, de la thèse
soutenue par Ionesco : les questions métaphysiques sont
complexes, difficiles à résoudre.
Tous les hommes qu’on a découverts dans les pays les plus incultes et les plus affreux vivent en société comme les castors, les
fourmis, les abeilles et plusieurs autres espèces d’animaux. On n’a jamais vu de pays où ils vécussent séparés, où le mâle ne se joignît à
la femelle que par hasard, et l’abandonnât le moment d’après par dégoût ; où la mère méconnût ses enfants après les avoir élevés, où l’on
vécût sans famille et sans aucune société.
Quelques mauvais plaisants ont abusé de leur esprit jusqu’au point de hasarder le paradoxe étonnant que l’homme est originairement fait
pour vivre seul comme un loup-cervier, et que c’est la société qui a dépravé la nature. Autant vaudrait-il dire que dans la mer les harengs
sont originairement faits pour nager isolés, et que c’est par un excès de corruption qu’ils passent en troupe de la mer Glaciale sur nos côtes ;
qu’anciennement les grues volaient en l’air chacune à part, et que par une violation du droit naturel elles ont pris le parti de voyager en
compagnie.
      Chaque animal a son instinct ; et l’instinct de l’homme, fortifié par la raison, le porte à la société comme au manger et au boire. Loin
que le besoin de la société ait dégradé l’homme, c’est l’éloignement de la société qui le dégrade. Quiconque vivrait absolument seul perdrait
bientôt la faculté de penser et de s’exprimer ; il serait à charge à lui-même ; il ne parviendrait qu’à se métamorphoser en bête. L’excès d’un
orgueil impuissant, qui s’élève contre l’orgueil des autres, peut porter une âme mélancolique à fuir les hommes. C’est alors qu’elle s’est
dépravée. Elle s’en punit elle-même. Son orgueil fait son supplice ; elle se ronge dans la solitude du dépit secret d’être méprisée et oubliée ; elle
s’est mise dans le plus horrible esclavage pour être libre.    
Le grand défaut de tous ces livres à paradoxe, n’est-il pas de supposer toujours la nature autrement qu’elle n’est ?    
Le même auteur [1] ennemi de la société, semblable au renard sans queue, qui voulait que tous ses confrères se coupassent la queue,
s’exprime ainsi d’un style magistral : « Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi et trouva des gens assez
simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point
épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur;
vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne! »    
Ainsi, selon ce beau philosophe, un voleur, un destructeur aurait été le bienfaiteur du genre humain; et il aurait fallu punir un honnête homme
qui aurait dit à ses enfants : « Imitons notre voisin, il a enclos son champ, les bêtes ne viendront plus le ravager; son terrain deviendra plus
fertile ; travaillons le nôtre comme il a travaillé le sien, il nous aidera et nous l’aiderons. Chaque famille cultivant son enclos, nous serons mieux
nourris, plus sains, plus paisibles, moins malheureux. Nous tâcherons d’établir une justice distributive qui consolera notre pauvre espèce, et
nous vaudrons mieux que les renards et les fouines à qui cet extravagant veut nous faire ressembler. »   
Ce discours ne serait-il pas plus sensé et plus honnête que celui du fou sauvage qui voulait détruire le verger du bonhomme ?   
Quelle est donc l’espèce de philosophie qui fait dire des choses que le sens commun réprouve du fond de la Chine jusqu’au Canada ?  
N’est-ce pas celle d’un gueux qui voudrait que tous les riches fussent volés par les pauvres, afin de mieux établir l’union fraternelle entre les
hommes ?
[1] Voltaire désigne ici Rousseau.
Voltaire, Questions sur l'Encyclopédie, article "Homme", 1770.
1. La thèse de Voltaire, exprimée d’abord de façon affirmative, puis reprise
de façon négative (cf. passages en rouge), est que l’homme a besoin de
vivre en société, que la société lui est bénéfique.
2. La thèse adverse figure (en bleu) dans le deuxième paragraphe du texte,
elle considère que la société corrompt la nature originelle de l’homme. On
la reconnaît par les termes péjoratifs (soulignés) qui l’introduisent : ils
montrent que, pour Voltaire, cette conception est fausse.
3. Dans les deux premiers paragraphes, Voltaire recourt à deux sortes
d’exemples. La première catégorie d’exemples est représentative du XVIII°
siècle, où les découvertes de nouveaux territoires ont été nombreuses.
C’est donc un exemple à la fois historique, sociologique et géographique.
Mais il utilise aussi de nombreux exemples empruntés au monde
animal, d’abord pour montrer que les animaux aussi (« castors »,
« fourmis », « abeilles ») vivent en société. Pour dénoncer la thèse adverse,
il choisit l’exemple du loup-cervier, animal féroce auquel l’homme ne peut
pas vouloir ressembler. Il la rend ridicule par l’hypothèse qui s’appuie sur
les exemples des « harengs » et des « grues », dont il imagine que la nage
– ou le vol – en groupe serait une sorte de « corruption » de leur nature
initiale, solitaire.
4. Le premier passage de discours direct est une citation de cet « ennemi
de la société », c’est-à-dire de l’adversaire de Voltaire, dont la note
précise qu’il s’agit de Rousseau. C’est un discours qui critique la
propriété, la considérant comme la cause de tous les malheurs
humains.
Le second passage est la réponse qu’imagine Voltaire, le discours d’un
« honnête homme » qui montre les avantages de la propriété, et fait
l’éloge de la solidarité entre les hommes. Ce discours sert d’exemple à
la thèse de Voltaire : la vie en société est bénéfique, à condition qu’il y
ait une « justice distributive », c’est-à-dire une juste répartition des
résultats du travail de chacun, et une solidarité, une entraide entre les
membres de cette société.
Les Romains n'infligèrent jamais la torture qu'aux esclaves, mais les esclaves n'étaient pas comptés pour des
hommes. Il n'y a pas d'apparence[1] non plus qu'un conseiller de la Tournelle[2] regarde comme un de ses semblables
un homme qu'on lui amène hâve, pâle, défait, les yeux mornes, la barbe longue et sale, couvert de la vermine dont il a été
rongé dans un cachot. Il se donne le plaisir de l'appliquer à la grande et à la petite torture, en présence d'un chirurgien qui
lui tâte le pouls, jusqu'à ce qu'il soit en danger de mort, après quoi on recommence ; et comme dit très bien la comédie
des Plaideurs : "Cela fait toujours passer une heure ou deux".
     Le grave magistrat qui a acheté pour quelque argent[3] le droit de faire ces expériences sur son prochain va conter à
dîner à sa femme ce qui s'est passé le matin. La première fois, madame en a été révoltée ; à la seconde, elle y a pris goût,
parce qu'après tout les femmes sont curieuses ; ensuite, la première chose qu'elle lui dit lorsqu'il rentre en robe chez lui : «
Mon petit cœur, n'avez-vous fait donner aujourd'hui la question à personne ? »    
Les Français, qui passent, je ne sais pourquoi, pour un peuple fort humain, s'étonnent que les Anglais, qui ont eu
l'inhumanité de nous prendre tout le Canada, aient renoncé au plaisir de donner la question.    
Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d'un lieutenant général des armées, jeune homme de beaucoup d'esprit et
d'une grande espérance, mais ayant toute l'étourderie d'une jeunesse effrénée, fut convaincu[4] d'avoir chanté des
chansons impies, et même d'avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les juges
d'Abbeville, gens comparables aux sénateurs romains, ordonnèrent, non seulement qu'on lui arrachât la langue, qu'on lui
coupât la main, et qu'on brûlât son corps à petit feu ; mais ils l'appliquèrent encore à la torture pour savoir combien de
chansons il avait chantées, et combien de processions il avait vues passer, le chapeau sur la tête.    
Ce n'est pas dans le XIII° ou dans le XIV° siècle que cette aventure est arrivée, c'est dans le XVIII°. Les nations
étrangères jugent de la France par les spectacles, par les romans, par les jolis vers, par les filles d'Opéra, qui ont les
mœurs fort douces, par nos danseurs d'Opéra, qui ont de la grâce, par Mlle Clairon, qui déclame des vers à ravir. Elles ne
savent pas qu'il n'y a point au fond de nation plus cruelle que la française.

[1] Il n’est pas très vraisemblable.


[2] La Tournelle était la Chambre Criminelle du Parlement de Paris.
[3] Les charges officielles s’achetaient.[
4] Fut jugé coupable.

Voltaire, Dictionnaire philosophique,  article "Torture", 1764.


1. La thèse soutenue par Voltaire figure dans la dernière
phrase du texte : il dénonce la cruauté de la torture alors
encore pratiquée en France.
2. On relève six exemples, de différentes catégories.
 Le 1er est emprunté à l’histoire antique.
 Le 2ème est un exemple sociologique : il évoque avec précision le
fonctionnement de la justice à l’époque où Voltaire écrit.
 Le 3ème est une citation tirée des Plaideurs, comédie de Corneille.
 Le 4ème est une anecdote, où Voltaire met en scène « le grave
magistrat », qui torture, et sa femme : celle-ci, d’abord « dégoûtée »,
s’habitue vite et réclame elle-même le récit des séances de torture.
 Le 5ème est historique, géographique et sociologique : Voltaire oppose la
justice anglaise, sans torture, à la situation française.
 Le 6ème exemple est un événement historique contemporain à l’écriture,
l’affaire du chevalier de La Barre.
3. L’exemple le plus probant est le sixième, pour plusieurs
raisons :
- Voltaire le place en dernier : il doit emporter définitivement la conviction
d’un lecteur encore sceptique.
- C’est un exemple emprunté à l’histoire récente, donc avéré et connu
des lecteurs – et Voltaire lui-même s’est impliqué dans cette affaire. Il
est donc plus frappant que celui de l’antiquité romaine, bien loin du
lecteur, ou que celui de l’Angleterre, pays ennemi, qu’il peut ne pas
croire.
- Voltaire le développe avec beaucoup plus de précisions que celles
apportées dans les 2ème et 4ème exemples. Le 2ème exemple reste, en
effet, très général, le 4ème est une situation, certes racontée de façon
vivante, mais imaginaire. Dans ce dernier exemple Voltaire donne des
détails particulièrement horribles, destinés à choquer le lecteur.

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