Vous êtes sur la page 1sur 18

GEORGES SOREL ET « LE MYSTÈRE » DE LA SÉLECTION MORALE

Des « autorités sociales » aux minorités agissantes

Willy Gianinazzi

Picard | « Revue Française d'Histoire des Idées Politiques »

2005/2 n°22 | pages 77 à 93


ISSN 1266-7862
ISBN 9782708407503
DOI 10.3917/rfhip.022.0077
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-francaise-d-histoire-des-idees-
politiques1-2005-2-page-77.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Picard.


© Picard. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)

© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)


licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


É T U D E S

GEORGES SOREL ET « LE MYSTÈRE »


DE LA SÉLECTION MORALE
des « autorités sociales »
aux minorités agissantes
par Willy GIANINAZZI *

Avec Georges Sorel avons-nous affaire à un penseur conservateur ou


révolutionnaire ? Professa-t-il des principes aristocratiques ou prolétariens ?
Partagea-t-il le pessimisme de Vilfredo Pareto ou l’optimisme de Karl
Marx ? Nourrit-il davantage d’estime pour Charles Maurras ou pour Lénine
(alors qu’il est entendu qu’il horripilait l’un et l’autre !) ? Etc. L’abord de
son œuvre se prête à de telles interrogations sans que pour autant son
approfondissement n’autorise des réponses par trop tranchées. Son ami,
Hubert Lagardelle, voulait lui dédier un essai intitulé G. Sorel, un bourgeois
© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)

© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)


révolutionnaire. Un historien, en intitulant le sien, y alla aussi d’un oxy-
more : Le socialisme aristocratique 1.
L’itinéraire biographique de Sorel (1847-1922) suffit à une première
explication de la singularité paradoxale du positionnement occupé par cet
écrivain. Par ses origines familiales (bourgeoises et catholiques), par son
statut social (il fut ingénieur des Ponts et Chaussées jusqu’à sa démission
en 1892), par ses fréquentations intellectuelles (au sein d’une société savante
de Perpignan, ville où il vécut et travailla de 1879 à 1892), Sorel endossa
dans la première partie de sa vie les habits du bourgeois conservateur – déjà
acquis aux idées libérales si l’on en juge par l’engouement qu’il dira avoir

* Willy Gianinazzi est historien et membre de la rédaction de la revue Mil neuf cent.
1. Valentino Petrucci, Socialismo aristocratico. Saggio su Georges Sorel, Naples, Ed. scien-
tifiche italiane, 1984. Pour une biographie très complète et récente, voir Marco Gervasoni,
Georges Sorel. Una biografia intellettuale. Socialismo e liberalismo nella Francia della Belle
Époque, Milan, Ed. Unicopli, 1997.
302 / RFHIP No 22 – ÉTUDES

éprouvé pour l’opposition libérale au bonapartisme, aux réunions publiques


de laquelle il assista en 1868 et 1869 2. Or, en adhérant dans la fleur de l’âge
au socialisme et au marxisme – dans des circonstances qui demeurent obs-
cures (il se déclara en 1893) – , il ne put empêcher de mêler à ses nouvelles
convictions révolutionnaires une vision du monde acquise antérieurement.
En dépit des efforts affichés : « Pendant vingt ans – écrit-il en 1907 dans
les Réflexions sur la violence – j’ai travaillé à me délivrer de ce que j’avais
retenu de mon éducation » 3 (l’éducation qui modèle les esprits fut pour lui
une obsession permanente : nous le vérifierons encore). Le désenchantement
vis-à-vis de l’évolution du syndicalisme révolutionnaire après 1908, sur
lequel il avait beaucoup compté, l’amena de surcroît à repenser des idées
qu’il avait nourries dans sa jeunesse. (Par souci de clarté, il faut dire que
son rapprochement de l’Action française vers 1909-1910 ne fut pas une
adhésion au monarchisme et au nationalisme.)
Sorel ne fut pas pour cela ambigu. Le large éventail de ses références
culturelles se resserrait en une unité de vue cohérente quant aux fins. Il en
va ainsi du système de valeurs qu’il estimait régir ou devoir régir les relations
sociales. Sa prédilection pour une élite de l’excellence fut constante – à nous
la tâche d’en éclairer le sens univoque.
Avec Vilfredo Pareto, il partageait la conviction que les élites apparentes
installées au pouvoir ne se confondaient pas de manière automatique avec
les élites véritables. Les premières faisaient feu de tout bois pour affirmer
leur prééminence, les secondes répondaient à des critères d’excellence qui,
pour Sorel, participaient de la gouvernance sans être pour autant réductibles
à la sphère de la politique. Distinction qui, au demeurant, faisait écho à la
bipolarisation des élites – bourgeois et nobles déchus – qu’avait connue la
France au XIXe siècle, suite à la Révolution 4. En revanche, Sorel n’adhérait
pas à la théorie de l’alternance inévitable d’élites restreintes, chère à Pareto.
© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)

© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)


Il escomptait au contraire que la conquête du pouvoir, qui jusque-là avait
toujours donné des avantages aux minorités, ainsi que Marx l’avait reconnu,
fût transcendée par une lutte pour la conquête de droits qui aurait ruiné les
prérogatives de l’État et les privilèges qui y étaient associés 5. Cette pers-
pective historique l’empêchait également de croire à une quelconque restau-

2. Ces remarques autobiographiques sont passées inaperçues jusqu’ici. Voir « Urbain


Gohier », L’Indépendance, 1er janvier 1912, p. 314-315, 319, « “Respublica Litteratorum” »,
Les Lettres, 1er octobre 1919, p. 568, repris in « “Le point de vue du théoricien de la violence”.
Onze réponses de Georges Sorel à des enquêtes (1899-1919) », Michel Prat (éd.), Mil neuf
cent, 22, 2004, p. 206, et « Ricordando la Comune... L’anticlericalismo e i liberali », Il
Giornale d’Italia, 21 janvier 1911, repris in G. Sorel, Decadenza parlamentare, Marco
Gervasoni (éd.), Milan, M&B, 1998, p. 188.
3. Réflexions sur la violence (1908), Michel Prat (éd.), Paris, Éd. du Seuil, 1990, p. 5.
4. Voir Michalina Clifford-Vaughan, « Some French Concepts of Elites », British Journal of
Sociology, XI, 1960, cité par Jacques Coenen-Huther, Sociologie des élites, Paris, A. Colin,
2004, p. 108-109.
5. Voir « L’avenir socialiste des syndicats » (1898), in Matériaux d’une théorie du prolétariat
G. SOREL ET LA SÉLECTION MORALE / 303

ration du passé. Le passé, en tant qu’il est objet d’histoire, fournissait au


mieux des exemples, des analogies ou des modèles.
La réflexion de Sorel autour de l’élite revêt un caractère historique et
sociologique. Elle peut être appréciée en distinguant trois moments analyti-
ques. Le premier où Sorel, se posant en historien, interrogeait les valeurs
aristocratiques qui jadis avaient forgé le prestige des classes dominantes. Le
deuxième où, en sociologue détaché, il examinait, au présent, ombres et
lumières de la bourgeoisie. Le troisième où, en sociologue passionné, il
réfléchissait aux valeurs des groupes ouvriers en gestation 6.

I. « LES AUTORITÉS SOCIALES » OU LE PRINCIPE ARISTOCRATIQUE


TEL QU’IL FUT

Sorel fut de ceux qui s’engagèrent avec passion en faveur d’Alfred Drey-
fus 7. Il déchanta amèrement 8. En 1909, il jugea que l’affaire Dreyfus était
comparable à une « révolution » parce qu’elle avait « eu pour résultat de
précipiter la ruine de la structure sociale qui rendait possible un fonctionne-
ment passable du régime parlementaire ». Il interpréta la victoire des drey-
fusards comme la mise à l’écart d’« une aristocratie républicaine » dont il
s’employa à montrer la valeur et la nécessité. « Les théoriciens de la politique
– poursuivait-il – ne me semblent pas avoir assez observé que les institutions
du libéralisme moderne exigent que le pouvoir appartienne à une aristocratie
assez intelligente pour appeler dans son sein tous les hommes dont la capacité
fait honneur au pays » 9. C’est un élitisme méritocratique que Sorel décrivait.
En 1911, il récidivait, en évoquant au passage deux de ses références intel-
© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)

© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)


lectuelles les plus marquantes : « Après la Commune – expliqua-t-il dans
une revue traditionaliste qu’il avait contribué à fonder – beaucoup d’esprits
libéraux rêvèrent la création d’une aristocratie des talents : la France aurait
été gouvernée par des autorités sociales, devant leur pouvoir à l’étendue de
leurs connaissances. Flaubert et Renan ont exprimé leurs convictions aristo-

(1919), Paris, Rivière, 2e éd. 1921, p. 83 n., et « Étude sur Vico », Le Devenir social,
novembre 1896, p. 939.
6. Sorel n’aurait pas apprécié qu’on l’appelle « sociologue », pour lui synonyme de « durk-
heimien » : il s’identifiait tantôt à un « historien philosophe » tantôt à un « philosophe social ».
7. Shlomo Sand, « Georges Sorel entre utopie et politique », Comment sont-ils devenus
dreyfusards ou anti-dreyfusards ? Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 11, 1993,
p. 87-93.
8. Christophe Prochasson, « Du dreyfusisme au post-dreyfusisme », in Michel Charzat (éd.),
Georges Sorel, Paris, Éd. de l’Herne, 1986, p. 64-81 ; Michel Prat, « Georges Sorel et la
décomposition du dreyfusisme », in Michel Leymarie (éd.), La postérité de l’affaire Dreyfus,
Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1998, p. 15-30.
9. La révolution dreyfusienne (1909), Paris, Rivière, 2e éd. 1911, p. 64.
304 / RFHIP No 22 – ÉTUDES

cratiques avec une grande énergie ; mais les meilleurs républicains avaient
des préoccupations du même genre, qui demeuraient d’ordinaire un peu
vagues » 10.
Que l’on ne voie pas là l’éloge des revendications de la bourgeoisie dite
des capacités : c’est du primat de la vieille bourgeoisie installée dont il
s’agissait. Car à la soif de parvenir, au manque d’éducation et de moralité,
à la démagogie tribunitienne des classes moyennes ascendantes qu’avaient
incarnés à son sens aussi bien l’entourage de Napoléon III que Thiers, Sorel
semblait avoir toujours préféré les mœurs et la culture d’une classe domi-
nante d’un autre type. Une bourgeoisie traversant les époques, soit une
« bourgeoisie traditionnelle », héritière de la monarchie des Bourbons, ayant
fait ses preuves à l’époque de Louis-Philippe et comprenant depuis « des
monarchistes libéraux et des républicains », parmi lesquels Jules Ferry, Jules
Grévy et, avec quelques réserves, Léon Gambetta 11. C’est cette « aristocratie
républicaine » – mêlant orléanistes et opportunistes – qui, à travers l’éduca-
tion primaire, aurait pu, dans les années quatre-vingts, exercer de l’ascen-
dant sur le peuple si elle avait reçu le soutien de l’Église. C’est ainsi que
pour les disciples de Gambetta le ralliement des catholiques était « une
manière d’appuyer le parlementarisme sur une aristocratie déjà formée, qui
combinerait son activité avec celle de l’aristocratie républicaine en forma-
tion » 12.
Passablement floue et fantasmée, cette présentation des aristocraties révo-
lues sous-tendait un prototype de relations sociales auquel Sorel fit constam-
ment référence. Il le puisait dans l’œuvre de Frédéric Le Play. Ce n’était
pas faute d’avoir prévenu, à l’époque de son approfondissement marxiste,
que l’école de Le Play avait réduit ses observations à « un récit moral fondé
sur une utopie de cléricaux » 13. Dans l’Introduction à l’économie moderne,
publiée en 1903, il reprenait à celui-ci la catégorie des « “autorités socia-
© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)

© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)


les” » qui, selon Le Play lui-même, « sont la source vive du bien pour les
hommes égarés, chez lesquels s’est éteinte la notion de Dieu et de sa loi
[...] C’est auprès de ces hommes d’élite que les peuples souffrants, oublieux
de leurs traditions, peuvent revenir à l’intelligence des principes sociaux [...]
Ces autorités sont les plus sûrs arbitres des intérêts moraux » 14. Pour le
réformateur catholique, ces valeurs sociales et morales concernaient « l’éner-

10. « Lyripipii sorbonici moralisationes », L’Indépendance, 15 avril 1911, p. 115.


11. « Ricordando la Comune... », loc. cit., p. 185-189. Voir aussi « Le monument de Jules
Ferry », L’Indépendance, 1er mars 1911, p. 1-16 ; La révolution dreyfusienne, op. cit., p. 71-72.
12. « La decadenza parlamentare », Il Divenire sociale, 16 mai 1908, p. 170, repris in
Decadenza parlamentare, op. cit., p. 125.
13. « Le spiegazioni economiche » (1899), in Saggi di critica del marxismo, Palerme, San-
dron, 1903, p. 123.
14. Frédéric Le Play, La réforme sociale en France, Tours, Mame, 1874, 5e éd., III, p. 421-
422, cité par Sorel dans Introduction à l’économie moderne ([1903]), Paris, Rivière, 2e éd.,
1922, p. 79.
G. SOREL ET LA SÉLECTION MORALE / 305

gie des croyances, la frugalité des mœurs, le respect du pouvoir paternel, la


fermeté de l’éducation domestique et surtout l’étendue des libertés loca-
les » 15.
Outre l’accent mis sur le gouvernement local, qu’il voyait spécialement
à l’œuvre dans les campagnes françaises d’autrefois et dans les « démocra-
ties » rurales ou montagnardes de Kabylie ou de Suisse, c’est surtout un
modèle de déférence sociale que Sorel reprenait à Le Play. À ses yeux, la
« véritable aristocratie » correspondait « à un corps de gens respectés dont
les jugements sont accueillis favorablement par les masses populaires, aux-
quels le pays s’adresse pour connaître les meilleures directions à suivre dans
les circonstances difficiles » 16. En conservant les règles de la coutume, en
aidant à leur diffusion auprès des travailleurs par leur adaptation aux besoins
de l’économie, les autorités sociales contribuaient au « sentiment juridique
du peuple ». Remarque fondamentale. Sorel reprochait à Le Play, dont il
jugeait le bilan nul, de n’être pas parvenu à une telle conclusion car obnubilé,
sous l’influence dérobée du saint-simonisme, par une vision paternaliste
(« sacerdotale »), technocratique (« administrative ») et urbaine des autorités
sociales 17.
Sorel justifiait globalement cette analyse des autorités sociales par l’exis-
tence dans les campagnes d’une « infrastructure sociale » encore viable, à
son avis, au tout début de la IIIe République 18 et qui correspondait à ce que
son ami Daniel Halévy décrira comme le régime des notables, qui touchait
à sa fin 19. Par le souci de préservation du droit et d’équité juridique, il
rejoignait implicitement la pensée libérale du XIXe siècle tout en se départant
des Doctrinaires en ce qu’il faisait reposer l’autorité (la « hiérarchie spiri-
tuelle », disait Charles de Rémusat) davantage sur le libre consentement des
règles que sur le critère de la Raison 20.
© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)

© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)

15. Ibid., I, p. 73, cité par Sorel, ibid., p. 77.


16. « La decadenza parlamentare », art. cit., p. 170, loc. cit., p. 126.
17. Introduction à l’économie moderne, op. cit., p. 87.
18. « Projet de préface à La réforme intellectuelle et morale » (ms. de 1915), Patrice Rolland
(éd.), Revue française d’histoire des idées politiques, 11, 1er sem. 2000, p. 169-170.
19. Voir Daniel Halévy, Le régime des notables, Paris, Grasset, 1930, et Christophe Charle,
Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Paris, Éd. du Seuil, 1991, p. 229-239.
20. De la vaste pensée libérale, il ne citait guère que Germaine de Staël, Tocqueville et, plus
fréquemment, l’économiste belge Gustave de Molinari. Dans sa jeunesse, il avait suivi les
cours de Joseph Garnier et d’Édouard Laboulaye. Quitte à les critiquer, les auteurs auxquels
il se référait couramment étaient autrement conservateurs : Taine et surtout Le Play et Renan.
306 / RFHIP No 22 – ÉTUDES

II. « LA CHARLATANERIE DES CAPACITÉS »


OU LA BOURGEOISIE TELLE QU’ELLE EST

Il est un principe issu de la Révolution française que Sorel ne laissa pas


sans commentaire : l’égalité 21. Dans une première longue étude sur la pensée
de Proudhon, publiée en 1892, il mettait côte à côte Proudhon et Alfred
Fouillée, auteur de L’idée moderne du droit, pour avoir développé un même
postulat, soit la tendance universelle du législateur à augmenter l’équilibre
entre les parties en vue de l’accomplissement toujours plus grand de l’égalité.
À ce postulat, il associait le principe aristotélicien du juste milieu. L’édu-
cation paraissait un puissant moyen d’accroître l’égalité. Or Proudhon lui-
même avait été forcé de constater qu’en favorisant l’épanouissement des
talents, trop souvent elle aboutissait à creuser encore plus l’écart entre les
masses paupérisées et cette partie de la population qui profite de l’élargis-
sement de la bureaucratie, s’enrichit et vit aux dépens de l’autre 22. L’égalité,
activée par l’éducation qui libérait les capacités, risquait donc de produire
son contraire. C’était là les prémices d’une critique de la croissance des
couches moyennes dont ne bénéficient ni les ouvriers, ni le prolétariat intel-
lectuel désœuvré qui est prêt ainsi à toutes les compromissions pour arriver.
Sorel affina plus tard sa critique du formalisme bourgeois grâce à la lecture
de Marx. Il reprocha dès lors à Proudhon d’avoir succombé à un évolution-
nisme linéaire et optimiste de l’égalité que lui aurait inspiré le tableau
fataliste de la démocratie américaine dépeint par Tocqueville 23.
C’est en examinant à son tour la situation aux États-Unis que le principe
de l’égalité se révélait à ses yeux des plus ambivalents. Non pas Tocqueville,
© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)

© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)


mais un enquêteur leplaysien, Paul de Rousiers, lui fournissait un matériau
mis à jour 24. Contrant cette fois-ci les illusions égalitaristes du sociologue
Célestin Bouglé (dans son livre Les idées égalitaires), Sorel relevait que
l’esprit capitaliste égalitaire qui imprégnait la société américaine consistait
essentiellement dans la possibilité d’une mobilité sociale extrême pour l’indi-
vidu, à laquelle faisait pendant une inégalité sociale des groupes raciaux et

21. Sur ce point et en général pour le sujet qui nous retient, il est indispensable de voir
Patrice Rolland, « Égalitarisme et autorités sociales : les paradoxes de Sorel sur l’égalité dans
les sociétés démocratiques modernes », in Françoise Gerbod, Françoise Melonio (éd.), L’éga-
lité au tournant du siècle. Péguy et ses contemporains, Paris, Honoré Champion Éd., 1998,
p. 115-138.
22. « Essai sur la philosophie de Proudhon », Revue philosophique, juillet 1892, p. 41-68.
23. Voir Les illusions du progrès (1908), Paris, Rivière, 3e éd. 1921, p. 254-259.
24. Antoine Savoye, « Paul de Rousiers, sociologue et praticien du syndicalisme », Cahiers
Georges Sorel, 6, 1988, p. 52-77, repris in Id., Les débuts de la sociologie empirique. Études
socio-historiques (1830-1930), Paris, Méridiens Klincksieck, 1994, p. 203-230.
G. SOREL ET LA SÉLECTION MORALE / 307

nationaux tout aussi extrême 25. Et l’inégalité et les injustices allaient crois-
sant.
Il existait cependant aux États-Unis des autorités sociales. Sorel les ima-
ginait à travers les lunettes de Rousiers qui pensait que l’Amérique, conduite
par une aristocratie en formation de grands patrons industrieux et dévoués
à l’intérêt général, aurait imposé son modèle à des pays européens trop
bureaucratiques et réglementés 26. Mais Sorel finira par se convaincre que
l’évolution spéculative du capitalisme américain n’offrait guère d’avenir aux
autorités sociales. Profitant du rayon d’action limité des pouvoirs publics, à
l’incurie desquels elles suppléaient, ces forces sociales comptaient sur la
latitude et l’extension considérables de l’initiative privée : « Sous les formes
politiques de la démocratie, il y a une aristocratie des capacités et des
énergies dans la société civile. Il ne s’agit pas ici d’une aristocratie de
naissance, mais d’une classe d’hommes qui parviennent aux premières pla-
ces, dirigent toutes les grandes affaires et voient leur suprématie acceptée
par tout le monde. Nulle part ailleurs l’inégalité n’est plus grande qu’aux
États-Unis et nulle part ailleurs elle n’apparaît plus naturelle aux citoyens :
or c’est ce dernier trait qui caractérise avant tout une société aristocrati-
que » 27. On perçoit à nouveau que pour Sorel le principe aristocratique était
fondé sur une suprématie qui n’avait de légitimité que par le consentement,
d’autant plus acquis en la circonstance que l’inégalité paraissait comme
naturelle. L’ambiguïté que pourrait susciter la référence au caractère naturel
du rapport hiérarchique doit donc être balayée : Sorel n’attribuait aucune
valeur en soi à un prétendu ordre naturel, ou divin, pas plus d’ailleurs qu’à
la primauté du sang, de la propriété ou du cens.
Cet éloge de l’initiative capitaliste s’explique. Sorel, qui prenait soin de
se réclamer de Marx, voyait d’un bon œil l’expansion de la bourgeoisie
© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)

© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)


productive, « dévorée par l’ambition de la puissance », car les prolétaires
auraient grandi d’autant en nombre, en concentration et en force 28. En
Europe prévalaient au contraire des « aristocraties de mollassons » sans
ambitions qui avaient pour seul idéal « la médiocrité économique » et aux-
quelles correspondaient des ouvriers vite satisfaits et misonéistes 29.
En France, l’appel aux talents – aux « capacités », disait-on –, était pour-

25. « Le idee di uguaglianza », Il Divenire sociale, 16 mars 1907, p. 81-84, repris in Deca-
denza parlamentare, op. cit., p. 111-117.
26. Voir Paul de Rousiers, La vie américaine, Paris, Libr. Firmin-Didot, 1892, chap. « L’aris-
tocratie en Amérique » et « Conclusion ». Plus tard, de Rousiers expliquera la nécessité
d’élites de plus en plus larges par l’organisation hiérarchisée du travail capitalistique exigeant
une action concertée de plus en plus étendue (Id., L’élite dans la société moderne. Son rôle,
Paris, A. Colin, 1914, p. 28-29).
27. Insegnamenti sociali dell’economia contemporanea. Degenerazione capitalista e dege-
nerazione socialista, Palerme, Sandron, 1907, p. 348.
28. Ibid., p. 347. La formule citée est à la p. 349.
29. Ibid., p. 349-351.
308 / RFHIP No 22 – ÉTUDES

tant un refrain bien rôdé. Mais Sorel ne l’appréciait pas. Il était entonné par
une petite bourgeoisie remuante qui s’était développée depuis les années
quatre-vingts. On sait que Gambetta avait soutenu ces « nouvelles couches ».
Sorel semblait lui reconnaître au moins le mérite de n’avoir pas contredit
« une aristocratie capable à la fois de conserver certaines traditions et d’être
largement ouverte aux capacités » 30. Il y avait une autre association qui à
ses yeux était autrement détestable. Déjà dans Le procès de Socrate écrit en
1888, il était affirmé sans détour : « De tous les gouvernements le plus
mauvais est celui où la richesse et les “capacités” se partagent le pouvoir.
Les préjugés de la plupart de nos historiens contre la noblesse leur ont fait
fermer les yeux sur les vices des constitutions ploutocratiques » 31. Sorel
s’inspirait de Renan. Pareto, avec qui il entama en 1896 une longue corres-
pondance – perdue en très grande partie –, n’aurait pas changé une virgule
à cette sentence.
Il est un domaine où, selon Sorel, la « charlatanerie des “capacités” » 32
se donnait libre cours tout particulièrement, c’est celui de l’État et de la
politique qu’investissait la démocratie. Le personnel concerné était formé
essentiellement d’intellectuels. L’avenir socialiste des syndicats, rédigé en
1897, contenait la diatribe sorélienne la plus développée – et la plus connue –
contre les intellectuels : « La véritable vocation des Intellectuels est l’exploi-
tation de la politique [...] Ils veulent persuader aux ouvriers que leur intérêt
est de les porter au pouvoir et d’accepter la hiérarchie des capacités, qui met
les travailleurs sous la direction des hommes politiques » 33.
Mais c’est dans un livre en italien ayant pour titre Enseignements sociaux
de l’économie moderne, rédigé pour l’essentiel en 1903, que la critique des
capacités, comme revendication d’un groupe social identifié, était la plus
explicite 34. Contrairement à la très proudhonienne Introduction à l’économie
moderne, qui s’attardait sur la genèse rurale du droit et sur les types de
© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)

© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)


propriété, cet ouvrage s’attaquait aux formes les plus modernes du capita-
lisme. Le sous-titre annonçait un diagnostic à deux faces : Dégénération
capitaliste, dégénération socialiste.
Au XVIIIe siècle déjà, y remarquait Sorel, l’on était préoccupé d’amener
aux affaires les hommes les plus aptes. L’aristocratie de naissance, les fils
des nouveaux riches incapables d’égaler leur père, tout comme, après la
Révolution, les résultats médiocres des élections populaires avaient montré
les failles d’un système qui ne reconnaissait pas le critère du mérite. On
escomptait pourtant que cette reconnaissance apaise la question sociale. Tout

30. « La decadenza parlamentare », art. cit., p. 170, loc. cit., p. 125. A contrario, pour une
sévère critique des gambettistes, voir l’Introduction à l’économie moderne, op. cit., p. 246-
247, et surtout la « Préface pour Gatti » (1901), in Matériaux, op. cit., p. 220.
31. Le procès de Socrate, Paris, Alcan, 1889, p. 210.
32. « L’avenir socialiste des syndicats », loc. cit., p. 91.
33. Ibid., p. 98.
34. Insegnamenti sociali, op. cit., p. 138-142.
G. SOREL ET LA SÉLECTION MORALE / 309

le système scolaire fut donc conçu pour résoudre ce problème. En multipliant


les écoles, en sollicitant les talents par une série compliquée d’examens
donnant droit aux diplômes, on consacra officiellement les capacités qui
prétendirent dès lors aux fonctions correspondantes. Jean Jaurès s’en était
fait le porte-parole à la Chambre en demandant à ce que l’intelligence et
l’abnégation de cette bourgeoisie diplômée, mais privée de capital, accèdent
aux commandes de l’État et de la production, organisée entre autres en
monopoles étatiques 35. Cette « doctrine des intelligences » conduisait, selon
Sorel, à un « communisme très autoritaire », non seulement parce que cen-
tralisé, mais parce qu’en mettant ses espoirs en « un gouvernement où la
science, les talents et la vertu sont des conditions requises pour diriger les
affaires », il était inévitable que « l’on aille jusqu’au bout et que l’on souhaite
que tout dépende d’une “volonté infaillible” ». L’on rejoignait ainsi les
idéaux de Platon, de Rousseau, des saint-simoniens et également l’esprit
théocratique des églises. Mais Renan avait déjà remarqué que l’organisation
théocratique n’est pas celle qui amène aux pouvoirs les plus sages. Il en
allait de même de la volonté générale – laquelle ne peut errer selon Rous-
seau – qui générait des administrations profondément corrompues. L’exem-
ple américain en témoignait. En soumettant la sélection au jugement d’une
volonté infaillible, on aboutissait « à proclamer la nécessité d’un pouvoir
régulateur indiscuté, et à accepter aveuglément le choix de chefs absolus,
nommés par le suffrage universel auxquels l’on aurait confié la mission de
transformer le monde selon la raison » 36. En alternative à des chefs qui
délibèrent sur la base de tels grands principes, Sorel proposait un système
de « simples fonctionnaires » s’occupant de tâches spécifiques pour lesquel-
les leur mérite était reconnu. Et de citer la polémique anti-intellectuelle des
guesdistes – avec qui, en 1903, il était en bons termes – qui se faisaient les
avocats de savants cantonnés dans leur seule spécialité 37.
© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)

© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)


De cette longue analyse de Sorel, on retiendra sa méfiance pour les élites
s’affirmant par le savoir, c’est-à-dire la petite bourgeoisie ascendante. Elle

35. Journal officiel, 26 janvier 1897, p. 117, cité par Sorel, ibid., p. 138.
36. Ibid., p. 141.
37. Avec Jules Guesde, Sorel collaborait alors à l’éphémère revue marxiste Études socialistes.
Dans un ouvrage préparé en 1916-1917, Sorel revint à nouveaux frais sur ces analyses (voir
De l’utilité du pragmatisme, Paris, Rivière, 1921, p. 161-172). Les traits censés illustrer les
aristocraties aux États-Unis et en Europe – au demeurant contradictoires entre eux – étaient
ramassés sous la bannière de ce qu’il préférait appeler ici la « Cité morale ». Cette Cité
morale, présentée de manière idéal-typique, aurait été en opposition aux Cités politique,
ecclésiale ou à côté de celle qu’il sauvait de son mépris, la « Cité savante », dont il offrait
une description subtile et captivante en éclairant l’entrelacement de rivalités et d’émulations
à l’intérieur du champ (« clan ») scientifique (ibid., p. 122 sq.). Hors urgence politique,
l’ouvrage avait moins pour but de mettre l’accent sur les vecteurs sociaux de l’excellence
que sur une question d’ordre philosophique – posée à partir des postulats de William James –
qui, pour ne pas être complètement étrangère à notre sujet, nous en éloignerait trop : les
modalités pragmatiques de valider l’action.
310 / RFHIP No 22 – ÉTUDES

profitait, à son avis, des canaux sociaux et politiques de promotion mis en


place par la République pour accroître – matériellement et idéologiquement –
sa séparation d’avec le prolétariat auquel elle proposait, via le personnel
radical et socialiste, des plans de solidarisme et de pacification sociale. Avec
Pareto et Gustave Le Bon, qui avaient chacun écrit un livre caustique contre
le socialisme, Sorel flétrissait cette circulation des élites qui n’avantageait
que les intéressés. Il avait cependant une autre conception du devenir histo-
rique puisqu’à la différence de ces deux partisans de la bourgeoisie, il
n’évacua jamais le rôle émancipateur que les ouvriers auraient pu jouer.
Scandée certes par l’idée de décadence (et par des phases personnelles de
découragement), cette façon de concevoir l’histoire était fondée sur l’espoir
de la « régénération » (une expression qu’il préférait à « révolution »).

III. « LA CAPACITÉ SUPÉRIEURE » DES SYNDICATS


OU LE PRINCIPE DE MINORITÉ

Il n’est pas superflu de présenter d’emblée l’image que Sorel avait du


prolétariat. L’affectif et le réactif y comptaient pour beaucoup. En aucun cas
il n’assimilait les masses – qu’il appelait volontiers, à la manière du XIXe siè-
cle, le « peuple » – au topos de foules violentes dominées par de bas instincts
que décrivaient les Taine, Lombroso, Le Bon et Zola. Il lui arrivait d’admirer
le conservatisme de Renan, mais la condescendance élitiste de celui-ci pour
les gens simples l’indisposait – d’où cette exclamation : « C’était un sale
bourgeois flagornant les ouvriers (déjà !) » 38. Il n’avait pas en revanche des
© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)

© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)


« masses populaires » l’image de l’altérité spontanément rebelle. Tant s’en
faut. Il les disait parfois misonéistes (nous l’avons vu à propos de l’ouvrier).
Et là où Proudhon les voyait aveugles, lui les tenait pour crédules et per-
méables aux ingérences de ce qu’il qualifiait, avec Hegel, d’« état pensant ».
C’est qu’elles étaient « sollicitées, par mille moyens, de suivre les exemples

38. Lettre du 25 septembre 1903, in « Lettere di Giorgio Sorel a Uberto Lagardelle », Edu-
cazione fascista, juin 1933, p. 510. Il est certain que Sorel, jamais tendre avec Saint-Simon,
réprouvait également l’élitisme de Renan lorsqu’il prenait un tour rationaliste et méprisant
comme dans l’échantillon que voici : « L’essentiel est moins de produire des masses éclai-
rées – écrivait Renan en mai 1871 – que de produire de grands génies et un public capable
de les comprendre. Si l’ignorance des masses est une condition nécessaire pour cela, tant
pis ». Ce qu’il faut, c’est « une aristocratie servant de tête à l’humanité, et en laquelle la
masse aurait mis le dépôt de sa raison ». Elle serait « l’incarnation de la raison ; ce serait une
papauté vraiment infaillible [...] L’humanité inférieure, dans une telle hypothèse, serait bientôt
matée par l’évidence, et l’idée même de la révolte disparaîtrait » (Ernest Renan, Dialogues
et fragments philosophiques (1876), 3e éd., Paris, 1886, p. 103, 111-112).
G. SOREL ET LA SÉLECTION MORALE / 311

de la bourgeoisie 39 ». À la « séduction » d’un côté, répondait l’« imitation »,


de l’autre. Le constat de Flaubert était le sien : « Tout le rêve de la démo-
cratie est d’élever le prolétaire au niveau de bêtise du bourgeois. Le rêve est
en partie accompli. Il lit les mêmes journaux et a les mêmes passions » 40.
Désolé de la pénétration du « principe de hiérarchie » dans les milieux
ouvriers, voilà comment il l’expliquait : « Le sentiment socialiste est extrê-
mement artificiel ; et Marx a eu grand tort de ne pas insister sur ce principe :
ce sentiment repose sur des réflexions qui n’ont rien de nécessaire ». Et de
donner cet exemple : « Parce que sentiment de classe, il est en contradiction
avec cet instinct naturel qui élève nos défenses directement contre les hom-
mes qui s’opposent à nous. C’est pour cela que les démagogues ont tant
d’influence sur le peuple lorsqu’ils dénoncent les méfaits de certains indi-
vidus et concentrent toute la colère populaire sur un personnage représentatif.
Il est beaucoup plus facile de faire comprendre à des pauvres que leurs maux
dépendent de Rothschild ou de quelque autre Juif que de leur expliquer les
bases économiques de la lutte de classe » 41. Le découragement le gagnait-il
que Sorel se laissait aller à la plus grande amertume : « Il faut prendre son
parti de l’avachissement général du socialisme – laissait-il tomber en privé,
au hasard d’un dépit que nous choisissons parmi d’autres – et chercher si
nous ne nous sommes pas gravement trompés quand nous avons eu confiance
dans le bon sens populaire. Nous avons trop suivi les conceptions de Rous-
seau. L’homme n’a aucune conscience naturelle du vrai, du juste ou du
beau ; il acquiert par l’apprentissage et très lentement quelques bribes de
connaissances. Quand on va au fond de l’âme populaire, on trouve le ser-
vilisme royaliste, le ritualisme catholique et la niaiserie humanitaire, qui ont
été déposés par l’éducation et qui ne peuvent disparaître que par un très
© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)

© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)


long travail de critique et de renouvellement. Faisons notre propre examen
de conscience et voyons combien nous avons eu de peine à désapprendre
les âneries universitaires. Dans le peuple, c’est bien autre chose encore » 42.
Le modèle inusable de Sorel était finalement ce Proudhon qui constatait la

39. Lettre du 12 décembre 1911, in « Lettres de Georges Sorel à Daniel Halévy (1907-
1920) », Michel Prat (éd.), Mil neuf cent, 12, 1994, p. 201.
40. Lettre de Gustave Flaubert à George Sand de 1871, in Correspondance, Paris, Charpen-
tier, IV, 1893, p. 80, citée par Sorel dans sa préface à Édouard Berth, Les méfaits des
intellectuels, Paris, Rivière, 1914, p. XXV.
41. Insegnamenti sociali, op. cit., p. 342. Connu pour son antisémitisme, consécutif à sa
déception post-dreyfusienne, Sorel ne crut pas à un usage politique de l’antisémitisme : c’était
là un reproche qu’il adressait à l’Action française tout en saluant la mission morale dont elle
aurait été porteuse (voir « Camelots du roi e militi del proletariato. I monarchici dell’Action
française e i sindacalisti », Il Giornale d’Italia, 16 février 1911, repris in Decadenza parla-
mentare, op. cit., p. 195-196).
42. Lettre du 7 octobre 1906, in « Lettere di G. Sorel a U. Lagardelle », art. cit., août-
septembre 1933, p. 782 (souligné par nous).
312 / RFHIP No 22 – ÉTUDES

spontanéité influençable des masses et qui pensait en même temps qu’il


fallait, coûte que coûte, rester à leurs côtés 43.
On a compris : Sorel n’était pas de ceux qui idéalisaient ou flattaient le
peuple. Il n’était pas populiste puisqu’il ne lui reconnaissait aucune qualité
intrinsèquement positive – pas plus, d’ailleurs, qu’intrinsèquement négative.
« Nous savons – explicitait-il dans les Matériaux d’une théorie du prolétariat
– que la classe ouvrière a deux genres d’activité radicalement distincts ;
tantôt elle prend une place dans le monde moderne, en créant des institutions
compatibles avec l’ordre bourgeois, tantôt elle semble marcher sur une voie
qui conduirait à la catastrophe du capitalisme 44 ». Bourgeois haïssant les
bourgeois, Sorel nous apparaît plutôt comme un plébéien au sens où il était
prompt à s’enflammer pour tous les signes d’indépendance et de révolte qui
jaillissaient du bas. Sa constante étant l’attachement pas seulement et pas
tant au prolétariat, qui en soi est sans qualité, qu’à son autonomie qui contient
le secret de la palingénésie de l’humanité tout entière.
L’autonomie ouvrière, principe cardinal du syndicalisme révolutionnaire
qui allait en s’affirmant à l’époque où Sorel s’apprêtait à rassembler en
volume ses célèbres et sulfureuses Réflexions sur la violence, est avant tout
un refus des ingérences politiques qui se traduit par le refus de la hiérarchie.
C’est ainsi que Sorel l’entendait, dès 1896, avant même la rédaction du très
ouvriériste Avenir socialiste des syndicats 45 – dont le titre mérite bien d’être
renversé par la paraphrase de la formule qui clôt le texte : « L’avenir syndical
du socialisme » 46. Dans une préface à un ouvrage de l’ex-anarchiste italien
Francesco Saverio Merlino, Sorel confirmait : « Tout ce qui a pour effet de
concentrer les pouvoirs politiques, tout ce qui accroît la force de la hiérarchie,
ne paraîtra pas socialiste à qui partage les idées politiques de Marx ou celles
de M. Merlino » 47.
Comment donc « à une égalité purement idéale et utopique », qu’était la
© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)

© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)


fiction démocratique (dans le domaine politique), « se substituerait la juste
et réelle égalité organisée » des masses ouvrières (dans le domaine extra-
politique de la lutte de classe) ? Comment donc les syndicats auraient-ils
évité la « dictature de chefs » qui s’était affirmée jusque-là dans toute révo-
lution politique ? Comment donc auraient-ils « évincé la démagogie des
mauvais bergers » ? Sorel ne répondait pas dans l’abstrait. Il s’inspirait de
près des expériences récentes du mouvement ouvrier en France et en Angle-

43. Voir « Proudhon et la renaissance du socialisme » (ms. de 1920), Michel Prat (éd.), Mil
neuf cent, 10, 1992, p. 117-136, en particulier p. 132-134.
44. Matériaux, op. cit., p. 410-411.
45. Voir « Étude sur Vico », art. cit., p. 939.
46. L’heureuse anastrophe donne le titre à l’une des études de Jacques Julliard sur L’auto-
nomie ouvrière. Études sur le syndicalisme d’action directe, Paris, Gallimard-Éd. du Seuil,
1988.
47. Préface de Sorel à Saverio Merlino, Formes et essence du socialisme, Paris, Giard et
Brière, 1898, p. XXIV.
G. SOREL ET LA SÉLECTION MORALE / 313

terre. Or il se trouve qu’il mit en lumière un principe spécifique de l’action


syndicale qui consacrait le droit de la minorité et qui pouvait sembler bafouer
les postulats d’égalité et de démocratie. C’est ici qu’un auteur perspicace
décela dans la pensée de Sorel « une originalité réelle : la théorie des élites
prolétariennes ou syndicalistes » 48.
On sait que Sorel, étranger aux théories organicistes, ne pensait pas que
les masses étaient un corps soudé et indistinct mû par un quelconque instinct
de classe ou « élan vital ». Il estimait au contraire qu’elles se composaient
d’individus à la fois soumis aux influences et capables de s’en libérer par
un effort de la volonté. Aussi ne sacrifiait-il pas à l’illusion d’une volonté
populaire uniforme. L’avenir socialiste des syndicats, complété dans la bro-
chure préparée en 1900 par des annexes étudiant l’actualité ouvrière 49, décor-
tiquait la question.
Sorel y constatait, sur la foi de Rousiers cette fois enquêteur auprès des
trade-unions, que les syndicats anglais n’embrassaient pas une majorité de
travailleurs. Et il ne fallait surtout pas prétendre à leur élargissement par
l’adhésion obligatoire parce que le succès même des syndicats provenait
« d’une sélection particulière exercée dans les corps de métier 50 ». Il fallait
éviter « d’aller noyer l’intelligence dans la masse des indifférents et des
badauds 51 ». Certaines pratiques, comme la tentative de contrôler l’embau-
che, purent faire penser à une « “tyrannie des syndicats” », mais ces actes
paraissaient « justifiés par la capacité supérieure des syndiqués » qui
offraient à la cause commune leur temps et leur argent sans aucun avantage
personnel 52. On aurait là une sorte de « gouvernement technique, choisi par
des travailleurs sélectionnés, ayant fait dans le métier des preuves d’intelli-
gence, de capacité et de valeur morale » 53. Ayant « beaucoup insisté sur
l’importance de cette sélection », Sorel la scellait par une référence d’auto-
rité. En taisant les divergences axiologiques, il se disait « heureux de voir
© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)

© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)


un des économistes les plus savants d’Europe, le professeur V. Pareto, arriver
aux mêmes conclusions que [lui] : il estime qu’à l’heure actuelle l’organi-
sation syndicale produit une aristocratie nouvelle, c’est-à-dire un groupement
d’hommes les plus dignes de gouverner » 54.
Sorel en concluait à un « nouveau principe politique du prolétariat » :
celui de la minorité qui s’impose sur une « majorité chaotique ». Par-dessous
la fiction rousseauiste d’un gouvernement de l’ensemble des citoyens, c’était

48. Victor Sartre, Élites syndicalistes et révolution prolétarienne, Paris, Éd. Spes, 1937, p. 51.
49. L’avenir socialiste des syndicats, Paris, Jacques, 1901, « Note A. Grèves. Conseils du
travail », p. 61-68, et « Note C. Syndicats obligatoires », p. 75-81 (ces notes ne sont pas
reprises dans les Matériaux).
50. « L’avenir socialiste des syndicats », in Matériaux, op. cit., p. 115-116.
51. « Note C », loc. cit., p. 77.
52. « L’avenir socialiste des syndicats », loc. cit., p. 116-117.
53. « Note C », loc. cit., p. 76.
54. Ibidem.
314 / RFHIP No 22 – ÉTUDES

là aussi – concédait-il – une réalité de l’histoire puisque celle-ci n’avait


jamais été qu’une histoire des factions politiques en lutte pour s’emparer de
l’État. La véritable nouveauté était ailleurs : elle résidait dans les modalités
et dans la finalité de la sélection d’une élite menant la lutte de classe. Ne
visant pas à conquérir le pouvoir politique, l’élite syndicale œuvrait au sein
même du mode de production pour asseoir les fondements structurels du
socialisme 55 (c’est ici que Sorel divergeait d’avec l’avant-gardisme jacobin
du léninisme).
Cette pratique avait sa spécificité. C’est le point important. Elle consistait
à faire accepter sur un plan juridique les nouveaux droits qu’impliquaient
l’organisation syndicale et le type de lutte qu’elle conduisait. Contre les
codes libéraux, il avait ainsi fallu s’opposer à la notion individuelle du
contrat capital-travail en faisant valoir non seulement la valeur collective de
la revendication ouvrière, mais son application à l’ensemble des salariés de
l’entreprise. Il fallait toujours se battre pour que le droit de coalition débou-
chant sur la cessation du travail s’accompagne d’un droit de contrainte sur
les non-grévistes afin que l’efficacité de la lutte ne soit pas compromise. Et
il fallait demeurer vigilants vis-à-vis des adeptes de la paix sociale : partisans
de la grève légale, comme Jaurès, ils étaient favorables à une loi qui aurait
donné le droit à la majorité, dégagée par un vote de tous les salariés, de
contraindre la minorité, comme si les ouvriers en lutte n’agissaient pas au
nom et au profit du bien collectif ; ce qui aurait eu pour conséquence, d’une
part, d’introduire dans le monde ouvrier les méthodes politiques de l’agita-
tion électorale et par suite d’accroître le rôle manipulateur des orateurs
professionnels, et, d’autre part, de livrer à la répression les grèves illégales
qui n’auraient pas manqué d’éclater 56.
La conquête de ces droits ouvriers se faisait toujours en période de lutte,
© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)

© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)


voire de crise révolutionnaire. La violence, que Sorel finit par accepter à la
suite de ses amis syndicalistes révolutionnaires (notamment italiens), y jouait
un rôle déterminant parce qu’elle clarifiait les enjeux par la mise en oppo-
sition absolue des parties 57. Dans les Réflexions sur la violence, Sorel pré-
sentait la lutte de classe sous les traits de la guerre – mais prenons garde :
pas n’importe quelle guerre qui embrigade : il s’agissait de la guerre popu-
laire. C’est qu’à l’instar des soldats de la Révolution française, intimement
convaincus de leur mission, chaque protagoniste engagé dans la lutte sociale
appliquait à lui-même la discipline : volontaire et individuelle, elle n’avait
rien à voir avec la discipline d’atelier ou avec tout autre contrainte imposée

55. « L’avenir socialiste des syndicats », loc. cit., p. 118-120.


56. Voir ibid., p. 101 sq., « Note A », loc. cit., et « Grèves et droit au travail », in Matériaux,
op. cit., p. 395-413.
57. Les illusions du progrès, op. cit., « Grandeur et décadence » (appendice à la 1re éd.
italienne, 1910, puis à la 2e éd. française, 1911), p. 317.
G. SOREL ET LA SÉLECTION MORALE / 315

de l’extérieur 58. Ce sont ces circonstances militaires du conflit qui exigeaient,


aux yeux de Sorel, une « sélection des groupes de combat » ouvriers, et donc
une « division de fonctions » entre les « troupes d’élite » et la « masse
inerte » des « pacifiques » 59.

IV. UN PENSEUR DE L’ÉLITE ÉLITISTE ?

Il nous semble, pour conclure, que l’on peut reconnaître à Sorel le sin-
gulier mérite d’avoir posé clairement la question de la spécificité de la lutte
ouvrière à son époque – et à d’autres. Spécificité consistant dans la conquête
de droits nouveaux – qui deviennent des « acquis sociaux » – en dehors des
processus de conciliation de la démocratie politique et dans le cadre du
conflit qui, par définition, n’est pas régi par le critère démocratique du
nombre, mais par le rapport de force. Au principe majoritaire, ou démocra-
tique, qui commande le politique correspond dans le social le principe de la
représentativité qui consiste à reconnaître à une minorité reconnue la légiti-
mité de revendiquer des droits pour tous.
Reste une autre question induite par notre exposé. Elle a trait au rapport
qu’il y a entre l’attention que Sorel porta à l’élitisme aristocratique – qui
n’avait cessé d’alimenter la critique anti-bourgeoise des droites en France
au cours du XIXe siècle – et sa conception activiste des minorités – que
véhiculaient déjà à leur façon les anarchistes. La comparaison fait ressortir
des invariants dans la pensée de Sorel qui sont révélateurs d’une posture qui
ne manquait pas de porter à conséquence : ce sera notre deuxième conclu-
sion. Comme Sorel finit par le remarquer tardivement, et après coup, dans
© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)

© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)


des notes ajoutées aux Matériaux d’une théorie du prolétariat – recueil de
textes anciens préparé en 1914 et publié en 1919 –, il y avait en effet de
« remarquables analogies » entre celles qu’il avait appelées les autorités
sociales et les syndicats tels qu’il les concevait 60. Il était question dans les
deux cas d’élites pourvues de connaissances et d’expérience, mais surtout
porteuses de valeurs – principes éthiques, dévouement, désintéressement
matériel, etc. – et avec une conscience juridique du lien social indépendante

58. Réflexions sur la violence, op. cit., p. 241-246.


59. Ibid., « Unité et multiplicité » (appendice à la 2e éd. de 1910), p. 257, 282. Une recherche
lexicographique portant sur l’Introduction à l’économie moderne, les Réflexions, La décom-
position du marxisme et les Matériaux (consultés en mode texte sur le site électronique de
l’Université du Québec) montre que c’est ici le seul endroit où Sorel employa le vocable
« élite » pour désigner les groupes ouvriers agissants, qu’il comparait aux « troupes d’élite »
monastiques de l’Église. Le vocable, que Sorel rencontrait chez Le Play, Pareto ou Kautsky,
avait la même connotation sémantique qu’aujourd’hui : neutre ou légèrement négative.
60. Voir Matériaux, op. cit., notes aux p. 56, 117, 118, 120, 128 et 131 ; voir aussi p. 393.
316 / RFHIP No 22 – ÉTUDES

du dirigisme de l’État. Elles en tiraient une légitimité morale, en forme


d’approbation volontaire de la base, qui était censée écarter le rapport hié-
rarchique et la discipline imposée d’en haut.
Cette posture avait le défaut de ses vertus. Car c’est justement l’accent
porté sur la valeur éminemment éthique des élites qui empêcha Sorel d’ana-
lyser les facteurs de dérive bureaucratique des organisations ouvrières – et
a fortiori les possibles remèdes. Sorel, tout comme les autres théoriciens du
syndicalisme révolutionnaire (Hubert Lagardelle, Édouard Berth), pourtant
si lucides dans la mise à nu des effets pervers de la représentativité politique
en démocratie, perdirent sans doute une occasion de débattre sérieusement
avec un penseur qui leur avait été proche, mais que son pessimisme amenait
à ériger en loi les tendances à l’oligarchie des organisations : Robert
Michels 61. Certes, Sorel était plus à l’aise en analysant l’évolution modérée
de la CGT, à partir de 1908, sur le mode récriminatoire de la dérive déma-
gogique de ses chefs ou du complot politique fait de récupération et de
manipulation gouvernementales, étant entendu que « le salut est dans le
sentiment des masses et non dans les manœuvres savantes des chefs » 62.
Il faut dire qu’en matière de sélection de l’excellence, Sorel savait par-
faitement que « le mystère de la mesure morale » 63 ne pouvait être éclairé.
Partie prenante d’une « métaphysique des mœurs » que Sorel creusait sans
relâche, ce mystère recelait comme un idéal à atteindre et jamais atteint.
En dernière conclusion, constatons que Sorel ne cessa de penser l’élite.
Fut-il pour autant élitiste ? S’il lui arriva de penser l’élite en des termes
élitistes, ce fut par une sorte de référence atavique à une tradition intellec-
tuelle conservatrice dont il n’arriva jamais à se défaire complètement. Cette
référence, néanmoins, n’aboutit jamais au réalisme désabusé de ceux que
l’on nomme parfois les néo-machiavéliens (Pareto, Mosca, Michels), parce
que l’élite était pour Sorel une sorte d’idéal-type moral qu’il recherchait
© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)

© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)


dans l’histoire ou dans les évolutions contemporaines du capitalisme sans
jamais en faire un programme de restauration politique. Cet élitisme reflétait
son horizon politique et institutionnel qui ne fut point la démocratie, qui
consacre l’ère des masses, mais le système libéral, fondé sur l’individu.
Mais Sorel regarda par-delà cet horizon. Venant de la droite en emportant
dans ses bagages un souci éthique anti-bourgeois, c’est à gauche qu’il réflé-
chit et se mit en quête de la « délivrance ». Il plaçait tous ses espoirs dans
des « groupes ouvriers » qui auraient coalisés les volontés individuelles pour
asseoir un socialisme de droits, anti-autoritaire, ayant réduit l’État à sa plus
simple expression, et fondé sur le fédéralisme et la libre coopération des

61. Willy Gianinazzi, « La démocratie difficile à l’ère des masses. Lettres d’Hubert Lagar-
delle à Robert Michels (1903-1936) », Mil neuf cent, 17, 1999, p. 103-119.
62. Lettre du 2 [novembre] 1908, in « Lettere di G. Sorel a U. Lagardelle », art. cit., novembre
1933, p. 969.
63. Insegnamenti sociali, op. cit., p. 141.
G. SOREL ET LA SÉLECTION MORALE / 317

unités de production. Dans ce cadre, il fut un penseur de l’élite en tant qu’il


fut un penseur réfléchi de l’autonomie sociale. Autonomie qui n’était pas
une qualité infuse qu’auraient possédée les masses, mais qui se construisait
à travers la pédagogie et l’effet entraînant des associations ouvrières enga-
gées dans la lutte. Aussi l’idée essentielle que Sorel se faisait du marxisme,
et qu’il s’appliquait à divulguer à travers la « nouvelle école » syndicaliste
révolutionnaire, se résumait-elle en « un postulat de marche vers une régé-
nération par les idéologies autonomes du prolétariat 64 ». De ce point de vue,
sa théorie des minorités agissantes n’était pas élitiste : la vision qu’il avait
de la lutte ouvrière excluait la hiérarchie, la discipline et la morale imposées.
Elle ne l’était pas non plus parce qu’elle était restreinte aux conditions
spécifiques de l’action et n’impliquait pas une théorie du pouvoir. C’est pour
avoir déplacé la problématique sorélienne sur le terrain de la politique et du
pouvoir que les fascistes, et autres syndicalistes révolutionnaires égarés,
purent s’en inspirer tout en la pervertissant 65.
© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)

© Picard | Téléchargé le 07/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.71.245.55)

64. Lettre du 12 novembre 1906, in « Lettres de Georges Sorel à Jean Bourdeau », Mil neuf
cent, 14, 1996, p. 176.
65. Ce texte a mûri par le dialogue avec Marie Laurence Netter, Michel Prat et Patrice
Rolland.

Vous aimerez peut-être aussi