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POLICE
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n peut parfois regretter que les notes de lecture soient publiées tardivement au regard
O de la date de parution des ouvrages sur lesquels elles portent. Dans le cas de la présente
note, qui porte sur le livre de Didier Fassin, La Force de l’ordre. Une anthropologie de
la police des quartiers, publié en octobre 2011, ce décalage s’avère au contraire bienvenu. En
effet, cet ouvrage a connu une ample réception : chroniqué à de multiples reprises dans des
revues de sciences sociales, il a aussi été l’objet d’un débat médiatique. Il a ainsi fait la une d’un
quotidien national, son auteur a été interviewé par plusieurs grands médias audiovisuels, radio-
phoniques et écrits. L’ouvrage a même été évoqué, du bout des lèvres, par un ministre de
l’Intérieur qui ne l’avait très probablement pas lu mais qui avait compris qu’il fallait en dire du
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D par l’auteur dans la presse nationale), il est donc inutile de trop s’y appesantir.
Rappelons toutefois que l’ouvrage de D. Fassin repose sur une ethnographie qui
1. À propos de Didier Fassin, La Force de l'ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Paris, Seuil, 2011
(La couleur des idées), 406 p., bibliographie.
s’est étalée entre 2005 et 2007 au sein d’un service de la BAC de la région parisienne. Les
BAC sont ces services de policiers, en tenue ou en civil, circulant de jour et de nuit, qui sont
spécifiquement dédiés à l’intervention urgente et à l’interpellation sur un territoire donné.
S’ils ne sont pas dégagés du travail administratif (rédaction de procès-verbaux d’intervention,
etc.), ils sont en revanche la plupart du temps épargnés par les servitudes de l’accueil au
commissariat ou, pire, des patrouilles déambulatoires qui n’ont pas nécessairement vocation
à déboucher sur des interpellations. Rappelons aussi que cette ethnographie est mise au
service d’une « anthropologie politique » du travail policier dans les quartiers populaires et,
in fine, de l’État, et que l’on peut résumer en une formule les résultats de cette enquête, sans
faire sursauter l’auteur : les policiers de la BAC, en exerçant leur métier tel qu’ils l’exercent,
maintiennent l’ordre public de telle manière qu’il est indissociablement un ordre social, au
sens où, sous couvert de travailler à faire respecter le premier, les policiers rappellent conti-
nûment, en réalité, les citoyens qui croisent leur chemin à leur position sociale.
Comme le relève à juste titre D. Fassin, il s’agit d’un de ces services policiers qui jouissent
d’une image largement importée du cinéma, de la production télévisuelle et, bien entendu,
de la littérature policière1. Ces représentations dessinent la figure d’un policier isolé et incom-
pris de tous – à l’exception notable de ses collègues qui affrontent les mêmes expériences
que lui –, assoiffé de justice et qui met au service de la lutte contre le crime un courage
certain, un physique imposant et un enthousiasme sans réelle reconnaissance, que ce soit de
la part de l’institution ou du public. La sociologie étasunienne a utilement documenté cette
figure du policier, aussi bien ses modes de construction que la manière dont elle rend effec-
tivement compte de certaines pratiques policières. On ne fera donc ici qu’effleurer cette
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1. Sur l'écart entre fiction et réalité policière, on se reportera utilement à l'article classique de Jean-Paul Brodeur,
« Police : mythes et réalités », Criminologie, 1984, repris par Les Cahiers de la sécurité intérieure, 6, 1991,
p. 307-337.
2. Une référence, tout de même : pour une discussion critique de ces catégories, voir Maurice Punch, Police
Corruption. Deviance, Accountability and Reform in Policing, Portland, William Publishing, 2009, en particulier
le premier chapitre.
1. Voir notamment le premier travail de sociologie mené sur la police : William Westley, Violence and the Police.
A Sociological Study of Law, Custom and Morality, Cambridge, MIT Press, 1970.
2. Pour ne prendre qu'un exemple parmi d'autres de travail relatant les effets du code du silence sur le contrôle
de l'activité policière, voir Jerome H. Skolnick, James J. Fyfe, Above the Law. Police and the Excessive Use of
Force, New York, The Free Press, 1993.
3. Je me permets de renvoyer à mon travail de thèse : Cédric Moreau de Bellaing, « La police dans l'État de droit.
Les dispositifs de formation initiale et de contrôle interne de la police nationale dans la France contemporaine »,
thèse de doctorat en science politique, Paris, Institut d'études politiques, 2006, p. 440 et suiv.
4. Catherine Rémy, La fin des bêtes. Une ethnographie de la mise à mort des animaux, Paris, Economica, 2009.
5. Là encore, D. Fassin documente utilement ce que la sociologie de la police a déjà montré. Voir Fabien Jobard,
Marta Zimolag, « Quand les policiers vont au tribunal », Questions pénales, 97, 2006.
d’ailleurs à l’auteur d’ouvrir, plus largement, une interrogation sur la manière dont les poli-
ciers ont été constitués comme victimes (p. 276 et suiv.) par les pouvoirs publics.
Extrayons-nous maintenant quelques instants de ce livre très bien écrit, qui recèle peu de
longueurs et qui repose sur une enquête consistante, pour nous intéresser à la dispute
publique à laquelle il a donné lieu. Je voudrais ici me concentrer sur trois points. Les deux
premiers s’appuient sur certaines critiques qui ont été adressées au travail de D. Fassin (et
sur les réponses qu’il a apportées), visant d’une part la montée en généralité qu’il opère à
partir de son terrain et, d’autre part, la normativité de sa démarche. Puis je conclurai sur
un troisième point, placé sur un autre plan, qui concerne précisément l’ambition du livre
d’ouvrir un débat critique sur la police.
1. Même si Fabien Jobard n'a jamais prétendu qu'il était impossible en sciences sociales de monter en généralité
à partir d'un cas, mais simplement qu'il y a des exigences préalables à une telle opération (ainsi que le fait,
dit-il, Alain Dewerpe dans son étude sur Charonne qui lui sert de tremplin pour mener une « anthropologie
historique d'un massacre d'État »).
2. C'est ainsi que Cyril Lemieux traduit le concept de thick description forgé par Gilbert Ryle : Cyril Lemieux, Le
devoir et la grâce. Une analyse grammaticale de l'action, Paris, Economica, 2009, p. 50-52.
3. Les références renvoient au travail anthropologique de Clifford Geertz : voir en particulier The Interpretation
of Cultures. Selected Essays, New York, Basic Books, 1973, p. 3-30.
du policier qui n’est finalement pas advenu, réserve qu’il saisit comme une autocensure)
mutilent alors la possibilité d’une analyse compréhensive, démarche que l’auteur revendique
pourtant dès l’introduction (p. 28). Une démarche compréhensive implique une exigence de
description symétrique dont l’auteur, encore une fois, se dispense, probablement parce que
les policiers qu’il observe, par leurs comportements politiquement et moralement inadmis-
sibles, rendent difficile la conduite de ce type d’enquête. Mais c’est précisément en l’appli-
quant à des objets pour lesquels on a une répulsion, aussi fondée soit-elle, que l’on peut être
en mesure de formuler une critique qui porte.
1. Sur ce point, cf. Danny Trom, « Critique et diagnostic. Deux styles de sociologie », Divinatio, 33, 2011, p. 73-84.
2. Sur l'exigence de la description en sciences sociales, voir C. Lemieux, Le devoir et la grâce..., op. cit.
3. John van Maanen, « The Asshole », dans Peter Manning, John van Maanen, Policing. A View from the Street,
Santa Monica, Goodyear Publishing Company, 1978, p. 221-238.
« assholes » des policiers étasuniens. Mais une démarche de recherche qui postule plus
qu’elle ne montre l’influence décisive de ces catégorisations perd en justesse ce qu’elle
prétend gagner en réalisme. D. Fassin, dans les réponses qu’il rédige à destination de ses
critiques, est souvent prompt à dévoiler les soubassements politiques qui expliqueraient le
sens de leur critique ; en l’occurrence ici, ce sont ses propres principes qui doivent être
mis en cause, non pour leur teneur – que je partage sans nul doute – mais en raison de
leurs effets sur sa démarche de recherche.
Si l’auteur n’avait pas renoncé à des exigences minimales de description, il aurait sans doute
évité d’utiliser un certain nombre de notions, comme par exemple celle de discernement
policier (en l’occurrence pour en pointer le manque) sans envisager la possibilité qu’elle
mériterait elle-même d’être sociologisée dans la mesure où elle est mobilisée par les acteurs
eux-mêmes. Plus important encore, il aurait certainement davantage pris au sérieux les com-
pétences pratiques des acteurs qu’il a suivis. Il aurait ainsi, par exemple, pu interroger la
topique du soupçon qui habite les policiers de la BAC et qui finit par générer des schèmes
pratiques aux conséquences redoutables. Il aurait aussi pu faire un tout autre traitement de
ces scènes où les policiers de la BAC racontent leur nostalgie de « la délinquance à
l’ancienne », c’est-à-dire des délinquants qui, une fois qu’ils étaient pris, acceptaient de
« jouer le jeu ». D. Fassin n’aurait alors probablement pas commencé le paragraphe qu’il
consacre à cette question par « paradoxalement, la population que les policiers considéraient
comme la plus fiable en termes de coopération était celle des gens du voyage » (p. 161).
L’emploi de cet adverbe témoigne en effet moins d’un paradoxe du point de vue de l’action
policière que de celle du chercheur qui, sachant déjà ce qu’il a à dire sur le sujet, se trouve
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1. Pour ne citer qu'un texte paru en français, voir Egon Bittner, « Florence Nightingale à la poursuite de Willie
Sutton. Regard théorique sur la police », Déviance et Société, 25 (3), 2001, p. 285-305.
La distinction entre recours à la force légitime et exercice de la violence illégitime n’est pas,
comme l’affirme D. Fassin, « essentiellement normative » (p. 193). Elle est essentiellement
pratique d’une part, et formellement juridique d’autre part. Elle est ainsi indexée à la fois à
des exigences situationnelles et à des rapports de droit. Si bien que, de la sorte, elle participe
largement de la détermination du « professionnalisme » des policiers. Si D. Fassin avait
approfondi cette question, il aurait pu alors questionner, avec un horizon normatif que l’on
partage, ce qui fait que les policiers de cette BAC sont considérés comme de bons profes-
sionnels alors même qu’ils se comportent manifestement en rupture avec le modèle du
policier exigé dans un État démocratique. L’auteur effleure la question page 89, lorsqu’il cite
plusieurs responsables policiers qui prennent leur distance avec les méthodes des BAC tout
en réaffirmant leur nécessité. Mais il ne peut pas creuser cette question, puisqu’il se prive
d’enquêter sur les incertitudes qui caractérisent les pratiques policières, en particulier l’usage
de la force. De la même manière, D. Fassin aurait davantage pu prendre au sérieux le fait
que, quand bien même les policiers des BAC bénéficient d’une autonomie forte au regard
de la morphologie de leur activité, ils n’en sont pas moins contraints, dans une certaine
mesure, par des dispositifs de droit qui ont bel et bien des effets sur leurs pratiques. Voilà
qui est regrettable dans la mesure où une analyse compréhensive des BAC qui aurait exploré
l’hypothèse selon laquelle ces brigades sont d’autant plus utiles à l’institution que ses mem-
bres ne se comportent pas en professionnels – alors même, comme l’auteur le remarque
page 125, que l’équipage le plus « efficace » est celui qui, manifestement, se soustrait le moins
aux exigences professionnelles et déontologiques – aurait ouvert une piste plus qu’intéres-
sante pour le débat public que D. Fassin appelle de ses vœux.
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N l’introduction qu’il a conçu ce livre dans l’objectif d’ouvrir un débat public, mais
aussi un débat au sein de l’institution policière. Il appuie cette volonté légitime sur
l’indignation toute aussi légitime qui a été la sienne face aux agissements des policiers suivis.
Et il est à première vue arrivé à ses fins puisque, comme je le soulignais en introduction, le
livre a eu un succès retentissant dans les médias. Libération en a fait sa une (et il faut saluer
ici le travail de Sylvain Bourmeau qui promeut au sein du journal une approche qui prend
au sérieux le travail des sciences sociales), D. Fassin est passé sur France 3, sur France Inter,
a été chroniqué par Télérama, Le Monde et tant d’autres qu’il est effectivement possible
d’affirmer qu’un débat public a été suscité. Et c’est déjà beaucoup plus que ce que provoquent
les centaines de livres de sciences sociales publiés chaque année. C’est, de ce point de vue,
une réussite. Mais ce succès apparent, dont l’acmé a sans nul doute été la bénédiction négative
accordée par le ministre de l’Intérieur (qui ne rêve pas de voir son livre frappé d’anathème
par Claude Guéant ?), ne doit pas dissimuler une question : à quoi un tel débat a-t-il abouti ?
Il s’agit là d’une authentique question. D’une part, l’activité médiatique autour de ce livre
a-t-elle eu pour effet d’aiguiser le sens critique des personnes à l’encontre de l’institution
policière ? Et, d’autre part, des responsables policiers ont-ils été en mesure de se saisir des
résultats du livre pour en faire quelque chose en interne ?
Si la réponse à ces deux questions est positive, D. Fassin pourra toujours répondre aux deux
premiers points soulevés dans cette recension qu’il ne s’agit là que de débats scolastiques qui
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UNE CRITIQUE SOCIOLOGIQUE DE LA POLICE ❘ 673
pèsent bien peu face à la nécessaire transformation sociale à laquelle le chercheur souhaite
participer et il aura raison. Mais si tel n’est pas le cas, ce que je crains, si le livre n’a eu pour
effet que de convaincre un peu plus les convaincus, d’une part, que la police est un ramassis
de fascistes violents et, d’autre part, que la recherche en sciences sociales est un amas d’uto-
pistes malveillants, on pourra regretter que l’objectif premier du livre n’ait pas été atteint.
L’explication de cet échec pourrait alors bien se loger au cœur des deux premiers points, qui
ne seraient dès lors peut-être pas uniquement de la capillotraction académique. Car si le
livre offre quelques prises critiques sur la BAC, il offre aussi de nombreux moyens de rela-
tivisation, en particulier la singularisation de ce qui a été observé (« c’est cette BAC qui est
comme cela mais pas les autres », ce qui dispense d’une réflexion générale sur les BAC au
profit d’une stigmatisation localisée), précisément parce que la montée (ou la descente) en
généralité n’a pas été menée correctement et que les descriptions ne permettent pas de
dessiner un espace commun, fût-il d’affrontement, avec les policiers. Voilà qui serait regret-
table pour qui a voulu rendre son livre « accessible » pour susciter un débat. C’est qu’une
conception spécifique du monde académique (et, finalement, du public auquel l’auteur
s’adresse) se donne à lire ici en filigrane : D. Fassin pense que les sciences sociales sont par
définition inintelligibles au commun des mortels et qu’il faut donc opérer une traduction
pour pouvoir atteindre celles et ceux qui se trouvent « au-delà du lectorat habituel des
sciences sociales » (p. 29). Ce qui, au final, métamorphose une ethnographie en succession
d’anecdotes d’où a disparu toute forme d’incertitude alors que c’est exactement le contraire
de ce que devraient faire les sciences sociales soucieuses de participer à un débat public
démocratique : radicaliser l’exigence descriptive pour faire émerger des situations observées
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Cédric Moreau de Bellaing est maître de conférences en science politique et en sociologie du droit à
l’École normale supérieure – Paris. Son doctorat a donné lieu à plusieurs publications récentes portant
sur la formation policière (« Comment la violence vient aux policiers. École de police et enseignement
de la violence légitime », Genèses, 75, 2009, p. 24-44 ; « De l’obligation à la ressource. L’apprentissage
différencié du droit à l’école de police », Déviance et Société, 34 (3), 2010, p. 325-346), sur le contrôle
interne de l’institution policière (« Violences illégitimes et publicité de l’action policière. Une sociologie
des déviances policières », Politix, 87, 2009, p. 119-141) et sur la sociologie de l’État (avec Dominique
Linhardt, « Légitime violence ? Enquêtes sur la réalité de l’État démocratique », Revue française de science
politique, 55 (2), avril 2005, p. 269-298 ; « L’État, une affaire de police ? Ce que le travail des dispositifs
policiers de discipline interne nous apprend de l’État », Quaderni, 78, 2012, p. 85-104). Tout en conti-
nuant à travailler sur l’institution policière, sur le maintien de l’ordre et sur ses mises à l’épreuve,
l’auteur amorce une recherche collective portant sur des configurations socio-historiques ne se rendant
pleinement descriptibles ni sur le registre de la paix, ni sur celui de la guerre (École normale supérieure,
48 boulevard Jourdan, 75014 Paris <cedric.moreau.de.bellaing@ens.fr>).