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François Terré
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François TERRÉ
Membre de l'Institut
Qu’il y ait un droit mou, des standards juridiques et même une logique du flou, cela ne
date pas d’hier. La meilleure des preuves de cette tendance assez naturelle du droit, au moins
dans certaines phases de son développement ou de son histoire, ne la trouve-t-on pas dans celle
notion d’ordre public, si importante, si souvent utilisée ? Notion fonctionnelle, peut-on dire.
Et si générale que l’article 6 du code civil, jusque dans le Titre préliminaire où il est situé, a
vocation à dépasser même le domaine déjà immense et fondamental du droit privé : « On ne
peut déroger, par des conventions particulières aux lois qui intéressent l’ordre public et les
bonnes mœurs ». À telle enseigne qu’en cette fin de siècle, fertile en crises de tous genres, il est
heureux qu’on en revienne au noyau central pour savoir ce qu’il est advenu de cette notion et
de ses fonctions dans le droit, dans notre droit.
D’autant plus que dans ces deux directions, une incertitude persistante se manifeste. Dans
le tome I, publié en 1953, de son ouvrage sur l’ordre public et le contrat, M. Philippe Malaurie
a rappelé de manière pénétrante les affres de la définition, l’obscurité du concept, ce qui, après
tout, en fait peut-être le charme. Tenons-nous en, pour l’heure, à une méthode issue des règles
propres à conduire notre esprit, d’emblée astreint au doute méthodique. Admettons que cela
puisse consister à suivre les coutumes de notre pays. Adressons-nous d’abord au Vocabulaire de
Lalande, V° Ordre. Cela nous renvoie à l’idée d’un « ensemble de règles auxquelles les citoyens
doivent se conformer », En quoi l’on discerne aisément, par contraste, tout à la fois la
révolution, l’anarchie et la désobéissance aux lois. Auguste Comte vient ici à la rescousse : « Le
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*
Nous remercions les éditions Dalloz de nous avoir permis de reproduire ce « Rapport introductif »,
paru dans L’Ordre public à la fin du XXe siècle, coordination Thierry Revet, Dalloz, 1996.
des règles de droit. Le phénomène a été constaté, surtout dans la seconde moitié du XXe siècle,
en droit des personnes et de la famille. Le droit pénal n’y a d’ailleurs pas été insensible.
Mais, à d’autres points de vue, il est devenu, depuis un certain nombre de décennies, banal
d’observer un accroissement des contraintes, une multiplication des restrictions à la liberté
contractuelle, un développement de divers corps de règles marqués par un souci de régulation
propre à limiter le pouvoir de la volonté, là où on avait pu, pendant longtemps, croire celui-ci à
l’abri des règles impératives. On sait bien, aujourd’hui, qu’il y a un ordre public de la
concurrence.
La contradiction n’est peut-être qu’apparente. Ou plutôt, on peut considérer que, dans le
corps social comme dans le corps biologique, les cellules ne vivent que par et à travers leurs
antagonismes internes. Et ce qui est vrai du corps de l’individu l’est aussi – et comme sur un
modèle voisin – du groupe familial, des groupements particuliers et de la société globale, voire
de l’humanité et même du cosmos, ainsi que des énergies qui l’animent et expliquent celui-ci.
C’est pourquoi il est naturel, au sens de conforme à la nature, qu’au sujet de l’ordre public,
la pensée juridique ait, au fil du temps, affiné ses analyses et forgé des concepts intermédiaires
au premier rang desquels figure l’ordre public de protection. De tous côtés, un modèle de
rhétorique vient à l’esprit et deux mots, plus complémentaires qu’antithétiques : « exten-
sion » et « intension ». Autrement dit, on se demande s’il est vrai que ce que l’ordre public
gagne en étendue, il le perd en intensité.
On le dit volontiers. Et le fait est qu’on a vu se développer des formes nouvelles. Pas
seulement l’ordre public de protection, mais ce que l’on pourrait être tenté d’appeler un ordre
semi-public. Il y a lieu aussi de faire état d’un ordre mixte, dont la portée varierait en matière
contractuelle suivant le cocontractant que l’on envisage. Cette modulation ne serait pas aussi
originale qu’il y paraît. Elle a longtemps trouvé à se manifester dans les rapports entre
commerçants et non-commerçants et en raison de la nécessité de protéger ceux-ci contre ceux-
là, précisément à l’occasion des actes mixtes qu’ils passent les uns avec les autres, commerciaux
d’un côté, civils de l’autre.
Il ne suffit pourtant pas d’affronter les problèmes de notre temps en se contentant de
transposer des raisonnements et des concepts familiers. À l’horizon du troisième millénaire, il
faut considérer aussi ce rempart que constitue l’ordre public de manière plus originale. Les
craintes de l’an mil sont oubliées. Mais maintenant, d’autres menaces pèsent sur l’humanité,
disons sur l’espèce humaine et sa survie en termes d’environnement, de santé, de biologie, de
génétique.
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1
L'ordre juridique, trad. fr. 2e éd. de Ordinamento giuridico par L. François et P. Gothot, Daltoz,
1975.
2
V. not. R. Savatier, Les métamorphoses économiques et sociales du droit civil d'aujourd'hui, Dalloz,
1948, p. 5 et s.
3
V. P. Lagarde, Recherches sur l'ordre public en droit international privé, thèse Paris, LGDJ, 1959.
d’une relation avec les droits de l’homme. D’une théorie à une idéologie, d’une idéologie à une
religion… le mouvement affecte en profondeur nos sociétés, si ce n’est le monde entier.
L’évolution s’était déjà amorcée au temps des Lumières. La Révolution française vit le
volontarisme de Rousseau l’emporter sur le rationalisme de Condorcet, les droits naturels
inspirer les droits de l’homme et du citoyen. Après quoi l’idéalisme allemand édifia de manière
saisissante la théorie philosophique des droits de l’homme, non sans que Hegel, prenant
d’abord en compte l’action du citoyen, marque la distinction décisive d’une politique abstraite
et d’une politique concrète de la liberté. La suite a été illustrée par une inflation incessante des
droits de l’homme : Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), Convention
européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (1950), pactes
des Nations Unies de 1966, etc.
Or, dans le contexte contemporain, cette accumulation est mère de contradictions
grandissantes, d’autant plus qu’au XXe siècle, bien plus que par le passé, on a dû constater que
« toute philosophie du droit naturel, selon la pensée sociologique, exprime et nie en même
temps la société dont elle émane »4. De surcroît, ceci s’ajoutant à cela, l’ambition œcuménique
des tenants occidentaux des droits de l’homme n’a pas tardé à révéler les ambivalences d’une
construction intellectuelle dont les origines plus ou moins lointaines sont diverses, si ce n’est
contradictoire, et les aires d’application bien différentes d’un monde à l’autre. Fatalement,
cette complexité entraîne la dislocation d’une conception homogène de l’ordre public.
À quoi s’est ajoutée l’ambivalence de l’humanisme. Au XVIIIe siècle il était axé à la fois sur
les progrès de la science et le développement du capitalisme. La foi dans l’essor scientifique
allait de pair avec la foi dans le progrès de l’humanité. Or notre temps a été marqué par une
réaction profonde et naturelle contre une telle anthropologie centrée sur le seul homme. Tant
du côté de la biologie que du côté de l’économie, des mouvements contraires se sont produits,
marquant la faillite d’un certain humanisme, d’un certain universalisme. Et comme l’ordre
public est l’expression d’un humanisme, il est affecté par ces secousses.
De cette évolution, une illustration est fournie par le phénomène colonial qui a entretenu
avec lui deux séries successives de relations. Au temps des colonies, disons du flux, on a vu se
dégager un ordre public colonial. À quoi se référait-on par ce concept ? Voici l’explication
qu’en a donnée Henry Solus : « la loi de statut personnel indigène, dont le respect a été
cependant proclamé par la métropole, ne peut prévaloir lorsqu’elle est en opposition ou en
contradiction avec une règle que la nation colonisatrice considère, dans la colonie, comme
essentielle au succès de l’œuvre de colonisation »5. Il s’agit donc, dans cette perspective,
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4
Raymon Aron, Pensée sociologique et droits de l'homme, in Études politiques, Gallimard, 1972, p. 233.
5
Traité de la condition des indigènes en droit privé, Sirey, 1927, n° 270, p. 303.
en tant qu’elles ne sont pas contraires aux principes de la civilisation française »6. À propre-
ment parler, un ordre public est envisagé à partir des exigences qu’il impose aux indigènes.
La notion d’ordre public est, de la sorte, dérogatoire, variable dans l’espace et dans le
temps. On voit bien ses nuances au sujet de la polygamie, car si le principe de monogamie est
d’ordre public national, il s’atténue en droit international et s’efface en droit colonial. Rien
d’étonnant si la décolonisation a entraîné dans son sillage des difficultés multiples qui obligent
le juriste à s’interroger sur la signification des contraires. En effet, la décolonisation n’est pas
plus le contraire de la colonisation – Bolivar n’est pas le contraire de Pizarre – que la dérégle-
mentation ne l’est de la réglementation, ou la privatisation de la nationalisation.
La diversification se manifeste aussi en fonction de données de caractère substantiel. Plus
le temps passe, plus on observe une démultiplication.
L’ordre public classique a évolué. On observe son recul, là où un courant puissant porte à
la libéralisation, notamment en droit pénal (L. 17 janvier 1975, sur l’interruption volontaire
de la grossesse) ou en droit des personnes et de la famille (ex. : L. 11 juillet 1975, portant
réforme du divorce). On ne saurait d’ailleurs affirmer que cc mouvement produise ses effets en
tous domaines. Après une certaine dépénalisation de la pratique des chèques sans provision,
on s’interroge aujourd’hui, dans le même sens, au sujet de la drogue. Plus généralement, la
dialectique du permis et du défendu porte à mieux discerner de nouveaux alliages, ainsi qu’une
réflexion originale, révélée par la bioéthique, sur la signification du permis lorsque le permis –
serait-il implicite, en tout cas le fruit de l’a contrario – relève encore pour une large part du
domaine de l’inconnu.
L’ordre public économique n’était pas ignoré au siècle dernier. Mais son inspiration
demeurait libérale, ce qui en expliquait les limites. Les profondes mutations de notre temps,
liées au développement des fonctions dévolues ou reconnues à l’État ont modifié profon-
dément sa signification. L’économie dirigée, la planification, puis un retour à l’économie de
marché marquent notre époque. Bien plus que d’un retour au passé, le mouvement se traduit
par le développement d’un ordre public néolibéral. D’où la distinction d’un ordre public de
direction, observé notamment en matière de concurrence ou de biens culturels, et d’un ordre
public de protection, par exemple dans le droit de la consommation. De la sorte, on constate
que le droit est marqué par une sorte de résurgence d’un ordre public négatif. Nouvelle
dialectique observée : par rapport au positif. Nouvelle ambiguïté.
D’autant plus qu’en ce domaine, il peut être nécessaire, mais il est toujours malaisé, de faire
le partage avec l’ordre public social. Il existe une conception de l’ordre public propre au droit
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6
H. Solus, op. cit., n° 271, p. 304.
7
Vocabulaire juridique, préc., loc. cit.
effets originaux quant au sort des contrats illicites ou en matière procédurale. Généralement
l’ordre public fiscal est plus contraignant que les autres ; il arrive pourtant qu’il soit plus
libéral, par exemple au sujet de ces commissions occultes qui entretiennent la corruption dans
l’obtention des marchés internationaux. Et le droit pénal lui-même, dont on pourrait penser
qu’il est tout d’ordre public – ce qui rendrait inutile le recours à cette notion –, fait place à des
accords plus ou moins explicites, à des amendes de composition, ce qui révèle, par contraste,
l’existence, même en son sein, de l’ordre public.
Au total, on observe une évidente diversification de celui-ci. L’existence de ces ordres en
désordre est-elle, pour cela, le signe d’une crise ? N’est-ce pas plutôt le signe ou l’effet d’une
meilleure connaissance du réel, grâce aux progrès de l’esprit, éclairé par la science ? S’il en est
ainsi, les télescopages des ordres en désordre ne seraient que des diversions secondaires. En
réalité, derrière ces apparences, on discerne la coexistence profonde et naturelle de l’ordre et
du désordre.
Ordre et désordre. Leur coexistence est naturelle. Venons-en aux désordres de l’ordre, dans
l’ordre, quintessence de l’ordre juridique, sur quoi repose l’ordre public ? Quelle est son
essence ? Comment se réalise-t-il ? Il contribue à fournir et à consolider des structures juridi-
ques, en un sens comparables à des structures mentales, ce qui naturellement peut conduire à
suivre les chemins du structuralisme. Mais ceux-ci nous mèneraient trop loin. Bien au-delà de
cette constatation, d’ailleurs en elle-même sujette à caution, suivant laquelle l’ordre ne serait
qu’un désordre dominé.
Disons seulement que l’ordre public va de pair avec une préoccupation d’harmonie. À
partir de tout le message de l’esthétique, spécialement en architecture. L’analyse de Vitruve
demeure actuelle8. Pour dire qu’il y a harmonie, il faut connaître le tout, les parties du tout, les
rapports des parties entre elles et avec le tout. Proportion, symétrie, harmonie pour couronner
le tout, voilà ce qui explique la tension qui constitue celle-ci. La Renaissance a cependant
entraîné un grand changement : l’harmonie a cessé d’être seulement un ensemble d’expédients
techniques ; elle est devenue aussi un postulat métaphysique. En faisant basculer l’explication
première du côté du sujet, c’est-à-dire de l’âme et non plus du corps, ce mouvement offrait à la
notion d’harmonie une vocation et une puissance incomparables. Elle portait en germe une
explication du monde – la philosophie de Leibniz et l'« harmonie préétablie » – qui ne peut
laisser indifférents les juristes.
Précisément l’ordre public est établi. Et cet ordre établi est à la fois le modèle objectif et sa
perception subjective par le sujet de droit. Si bien que certaines définitions, précédemment
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8
Cf. Vitruve, Les dix livres d'architecture, coll. des Hépérides, Balland, 1986.
l’anarchie. Mais là aussi l’opposition ne suffit aucunement car on voit l’anarchie latente,
présente au sein même de cette harmonie vers laquelle tend l’ordre public9.
Une harmonie traduisant la coexistence de l’ordre et du désordre, de la stabilité et du
mouvement, bien plus que l’évacuation du désordre et le seul attachement au conservatisme.
Sur ce chemin, la pensée juridique renoue nécessairement ses liens avec tout ce que la réflexion
moderne nous a apporté sur les relations entre l’ordre et le désordre. L’ordre, à tous les niveaux
du savoir : en tant que synonyme de constance et de régularité, que signe de la nécessité et de la
contrainte, et même, au-delà, de manifestation ultime d’une cohérence logique10. Le désordre,
aussi, dont les niveaux sont distingués : inconstance et irrégularités, mais plus profondément
expression de l’aléa et du hasard, d’aucuns auraient dit, autrefois, des contingences.
Depuis la nuit des temps, le droit s’emploie à dépasser l’antagonisme sans cesse renaissant
de l’ordre et du désordre. L’aléatoire, qui à notre époque s’est taillé une place grandissante dans
les systèmes des sciences, en occupe une depuis des siècles dans l’univers du droit. Aléas
législatifs, aléas dans les contrats, aléas des événements, de la vie et de la mort, voilà autant de
données familières au juriste. Il sait aussi, d’expérience, tenir compte du hasard dans son
univers. Si l’histoire des sciences modernes est celle de la pénétration des désordres dans un
savoir global qui s’employait à les évacuer – découverte des principes de la thermodynamique,
essor de la physique quantique, développement de l’astrophysique –, il est non moins évident
que l’on discerne aujourd’hui une convergence des pensées, à laquelle les juristes sont, plus que
jamais, invités à participer. Précisément, la notion d’ordre public est au cœur de la
complémentarité des notions d’ordre et de désordre.
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Une complémentarité originale, au moins de prime abord, si l’on envisage ses
composantes. Qu’il s’agisse de l’ordre juridique ne suffit pas. Il faut qu’il soit « public ». C’est
ce qualificatif qui, en l’inaugurant, sert à le définir, non sans marquer l’importance d’une
dualité ou d’une alternance « privé – public ». La réflexion passe alors par trois étapes.
La première est celle de la distinction. La notion d’ordre public est saisissable de prime
abord. Mais à quoi s’oppose-t-elle ? Comment s’opère le partage ?
Est-ce la puissance de la règle ? Force est alors d’admettre l’existence de dégradés. Il y a
notamment des lois impératives qui ne sont pas d’ordre public, ce qui n’est pas sans
conséquence en matière de conflits de lois dans le temps ou au sujet de l’office du juge.
Est-ce plutôt le domaine d’application du concept d’ordre public ? On imagine une piste :
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9
V. Paul Valéry, Les principes d'an-archie pure et appliquée, Gallimard, 1984.
10
V., par ex.., Ordre et désordre, XXIXe Rencontres internationales de Genève, 1984, not. la
communication d'Edgar Morin, p. 269 et s.
instant car une analyse classique tendait autrefois à acclimater l’idée que le droit public serait
essentiellement impératif, tandis que la libre volonté dominerait en droit privé. L’on a plutôt
constaté à notre époque un double mouvement en sens inverse, les particuliers pouvant
remplir des missions de service public, les administrations accomplir des actes de gestion
privée.
Est-ce donc du côté du fondement que l’attention doit être concentrée ? Derrière tant de
manifestations diverses, attestant un irréductible pluralisme, on doit bien prendre en
considération l’intérêt public. Là encore des nuances s’imposent, dictées par l’évolution, car
l’opposition de l’intérêt privé et de l’intérêt public ne coïncide pas avec celle de l’ordre privé et
de l’ordre public. Il y a un ordre public qui se relie à des intérêts privés : l’ordre public de
protection. L’autre, de direction, se recommande de considérations plus puissantes et plus
générales. Pourtant derrière toute règle de protection, il y a une considération sociale qui
dépasse la prise en compte du seul cas particulier. De surcroît, il y a souvent une coexistence du
général et du particulier.
L’inventaire est-il clos ? Nullement, car il y a une confrontation plus importante encore :
entre ordre public et république. Le concept de ré-publique ne doit pas être envisagé ici en
termes de philosophie ou de science politique et à partir d’une problématique de régimes.
Rapproché de l’expression d’ordre public, le mot lourd d’histoire atteste la persistance d’un
idéal que les discussions sur le port du foulard islamique à l’école de la République ont
singulièrement actualisé.
Alors que penser en cette fin du XXe siècle ? Probablement que la pluralité des points
d’émergence de la notion d’ordre public et la coexistence de celle-ci avec des concepts voisins
ou contraires ne peuvent trouver d’explication satisfaisante qu’à travers l’analyse systémique.
Celle-ci repose, en effet, sur la connaissance de la nature et du nombre des éléments
constituant le système étudié, ainsi que de toutes les interactions qui les relient entre eux à
tout moment.
Là se situe la deuxième étape de la réflexion, car l’analyse systémique de l’ordre public
révèle l’existence d’interactions importantes. Et cela oblige à se demander par quels truche-
ments il se manifeste et se concrétise. On songe aussitôt à la loi, plus précisément à l’article 6
du code civil, auquel on revient sans cesse : on ne peut déroger, par des conventions
particulières, « aux lois qui intéressent l’ordre public ». Mais qu’est-ce qui « intéresse » ? Le
mot, on le sait, peut être entendu de bien des manières. Et qui va décider, dans le doute ? Le
juge. Cependant le rôle de celui-ci varie selon les droits des États et suivant que la loi est
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11
Ph. Malaurie, op. cit., p. 259.
code de procédure civile, héritier d’une longue histoire plus ou moins fluctuante, reconnaît au
ministère public le pouvoir d’agir « pour la défense de l’ordre public à l’occasion des faits qui
portent atteinte à celui-ci ».
Il faut encore tenir compte du comportement des particuliers. Le recours à l’arbitrage en
fournit la preuve : « Toutes personnes peuvent compromettre sur les droits dont elles ont la
libre disposition » (art. 2059 c. civ.). Et cela conduit à s’interroger sur l’étendue et la force de
ces droits. La même notion est utilisée au sujet de la délimitation de l’office du juge (art. 12, al.
2, nouv. c. proc. civ.). La réflexion étant poursuivie, on observe qu’il n’y a pas nécessairement
coïncidence de l’indisponible et de l’illicite, plus précisément de ce qui est ou serait illicite
parce que contraire à l’ordre public. Les fiançailles ne sont pas un contrat, mais elles ne sont
pas, en elles-mêmes, illicites. Et l’observation pourrait être développée sur d’autres terrains, par
exemple en matière de bioéthique. Il arrive, en effet, que la conjonction de la volonté et de la
nature soit finalement plus forte que l’ordre public.
C’est ce qui contribue à expliquer, dans une troisième étape, un dépassement de la distinc-
tion de l’ordre privé et de l’ordre public que l’on voudrait esquisser, pour finir, à l’aide de trois
observations.
Et, tout d’abord, quel peut être l’esprit de cet ordre public de demain ? On s’interroge sur
l’apparition d’une société multiculturelle qui rend malaisée sa détermination. Surtout, il s’agit
de le mettre en relation avec des valeurs que cherche à retrouver notre société en quête de
transcendance, autrement dit par l’incantation qu’exprime, de nos jours, si volontiers, l’usage
inconsidéré du mot « éthique ». Un emploi qui est, en réalité, le signe de sa négation, car le
recours au substantif favorise l’éclosion d’espèces particulières : bioéthique, éthique des
affaires, éthique du juge, que des sages sont parfois chargés de dire… Comme si l’éthique
pouvait se diviser ! Comme si elle se disait ! De toute évidence cette crise rejaillit sur la notion
d’ordre public.
Pour retrouver, à son sujet, une harmonie nécessaire, l’effort passe par une réflexion
renouvelée sur la « nature » et plus précisément sur l’ordre naturel. Ni la seule nature de
l’univers. Ni la seule nature de l’homme, de sa connaissance intelligible ou de sa connaissance
sensible. Ni la seule nature des choses. Mais une vision intégrale, englobant même tous les
effets de l’énergie du cosmos, dans la ligne même de ce que pensait Auguste Comte lorsqu’il
écrivait que « le progrès est le développement de l’ordre ».
Et voilà peut-être ce qui tend à prouver que l’ordre public peut, au prix de l’effort,
retrouver sa signification première : être la ré-publique, la chose publique, celle de tous. Mais,
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