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LES « POINTS DE CONTACT » ENTRE ANTHROPOLOGIE ET

PERFORMANCE

Richard Schechner, Marie Pecorari

Le Seuil | « Communications »

2013/1 n° 92 | pages 125 à 146


ISSN 0588-8018
ISBN 9782021098310
DOI 10.3917/commu.092.0125
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Richard Schechner

Les « points de contact »


entre anthropologie et performance

En 1985, j'ai délibérément intitulé le premier chapitre de mon ouvrage


Entre théâtre et anthropologie (1985, p. 3-33) « Points de contact entre les
pensées anthropologique et théâtrale ». Moins de deux ans après la mort de
Victor Turner, j'utilisais le terme « entre » – substitut de « liminal » – pour
annoncer mon intention de prolonger ses idées et de les intégrer au champ
d'études encore presque neuf des Performance Studies, dont le premier
département universitaire avait été créé à New York University en 1980.
Et, au-delà de Turner, je m'intéressais à un ensemble important de spécia-
listes en sciences humaines nord-américains qui adoptaient le « tournant
performatif ». D'Erving Goffman à Clifford Geertz, de Richard Bauman à
William Beeman, de Barbara Myerhoff à Barbara Kirshenblatt-Gimblett et
tant d'autres, la performance promettait un mode de compréhension dyna-
mique des relations humaines dans la vie quotidienne et dans diverses
situations extraordinaires. La « performance », telle que je la résumais
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alors (et c'est encore le cas), est un « large spectre » d'activités recouvrant
les rituels et les jeux (dans toute leur variété déroutante et difficile à défi-
nir), les divertissements populaires, les célébrations, les activités liées à la
vie quotidienne, au monde des affaires, à la médecine, et les genres esthé-
tiques du théâtre, de la danse et de la musique. Ce n'était pas tant que tout
dans ces activités était performatif, mais plutôt que toutes possédaient des
qualités susceptibles d'être analysées et comprises « comme » performance.
La portée de cette théorie était sans limites. Je défendais l'idée que tout
pouvait être évalué et analysé « comme » performance alors que ce qui
« est » performance – domaine beaucoup plus restreint – ne pouvait être
déterminé que dans des contextes culturels précis, eux-mêmes situés à des
moments ou périodes précis.
Les six « points de contact » abordés dans cet essai étaient les suivants :
1) transformation de l'être et/ou de la conscience,
2) intensité de la performance,

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3) rapports public-acteurs,
4) séquence performative dans son ensemble,
5) transmission du savoir performatif,
6) comment les performances sont créées et évaluées.
Après avoir passé ces points en revue, j'écrivais : « Ces six points de
contact doivent être élargis et approfondis. Les méthodes anthropologiques
et théâtrales sont en passe de converger. Un nombre croissant de praticiens
traverse les frontières dans les deux sens » (ibid., p. 26). Je donnais alors
comme exemples de ce brouillage des frontières le travail de mise en scène
de Peter Brook, dont le spectacle Les Iks (1975) était inspiré de l'ouvrage
du même nom de Colin Turnbull ; l'École internationale d'anthropologie
théâtrale d'Eugenio Barba ; la « performance de l'ethnographie » théorisée
et mise en pratique par Victor et Edith Turner ; le « jeu des castes
indiennes » pratiqué par McKim Marriott à l'université de Chicago ; et le
projet de « drame objectif » de Jerzy Grotowski. Je concluais ainsi mon
chapitre :

Je me tourne vers l'anthropologie non parce qu'elle serait une science


bonne à résoudre des problèmes, mais parce que je sens qu'il y a
convergence de paradigmes. Tout comme le théâtre s'anthropologise,
l'anthropologie se théâtralise. Cette convergence est une occasion histo-
rique d'échanges en tout genre. La convergence de l'anthropologie et du
théâtre s'inscrit dans un mouvement intellectuel plus large dans lequel
la compréhension du comportement humain passe de différences quan-
tifiables de cause à effet, entre passé et présent, forme et contenu, etc.
(et des modes d'analyse linéaires sous-tendant cette vision du monde), à
une insistance sur la déconstruction/reconstruction des réalités : les pro-
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cessus d'encadrement, de montage et de répétition […] (ibid., p. 33).

Quelle est donc ma position actuelle sur ces questions ? Les anciens
« points de contact » sont-ils toujours pertinents ; y en a-t-il d'autres ; cer-
tains, abordés il y a plus d'un quart de siècle, ont-ils disparu ; les para-
digmes théâtral et anthropologique ont-ils convergé davantage ou ont-ils
divergé ; le comportement humain est-il plus susceptible d'être analysé en
termes culturels ou quantifiables ? Les anciens points de contact sont tou-
jours valables. Mais ils concernent tous la manière d'aborder la création et
la réception de performances à l'aide de méthodologies qui rapproche-
raient les Performance Studies (alors, au début des années 1980, en cours
de formation) et l'anthropologie : un programme méthodologique mutuel,
si l'on veut.
On a beaucoup progressé depuis. On a assisté au « tournant performatif »
en anthropologie, particulièrement visible dans les œuvres de Goffman,

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Singer, Turner et Geertz, si l'on s'en tient aux anthropologues américains.


Ce qui a suscité un intérêt croissant de la part à la fois des théoriciens de la
performance et des anthropologues vis-à-vis de nombreux sujets, depuis les
neurones-miroirs/la neurobiologie ; l'étude des centres performatifs paléo-
lithiques : une réévaluation de la « peinture rupestre » non plus comme art
visuel mais comme lieu cérémoniel ; l'application de la « performance eth-
nographique » pionnière de Turner, en particulier dans le travail de sa
femme Edith ; la multiplication des « connaissances locales » (pour
reprendre le terme de Geertz) en lien avec le Théâtre de l'Opprimé et diffé-
rents « théâtres du développement » – actions libératoires ou, moins positi-
vement, interventions postcoloniales néo-libérales. Tous, et d'autres
encore, forment une nouvelle galaxie de contacts entre les pensées anthro-
pologique et théâtrale.
Ces points ne sont pas isolés, ils se répondent. On peut les classer ainsi :
1) Incarnation. L'expérience comme socle de savoir indigène partagé à
travers le jeu. Les épistémologies et pratiques indigènes réalisant l'unité de
l'émotion, de la pensée et de l'action. Une partie de ce travail prolonge les
« performances ethnographiques » mises en scène par Victor et Edith Tur-
ner dans les années 1980. C'est un regard critique sur les travaux univer-
sitaires occidentaux classiques, « objectifs », qui respectent la théorie
indigène en/comme action.
2) Les sources de la culture humaine sont performatives. La question
de la singularité humaine est fréquemment posée, parce que nous sommes
une espèce narcissique. Aucun trait unique biologique, comportemental
ou culturel ne distingue l'homme de l'animal, si ce n'est la complexité de
l'ensemble. Ce qui m'intéresse, c'est la « performativité » : la capacité
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humaine à se comporter réflexivement, ludiquement, à présenter son com-
portement comme « vécu deux fois » 1.
3) Le cerveau comme site performatif. L'esprit est-il un muscle ? Peut-on
former le cerveau ? Qu'ont en commun la transe, la catharsis et l'empathie,
les neurones-miroirs et les techniques de formation émotionnelles ? Est-on
en train de réhabiliter la théorie de Lamarck de la transmission héréditaire
des caractères acquis ?
Ce qui sous-tend ces trois (nouveaux) points de contact, c'est l'idée que
« la performance constitue un répertoire de savoir incarné, un apprentis-
sage passant dans et à travers le corps, ainsi qu'un moyen de création, de
conservation et de transmission du savoir » (Taylor, 2003).
Dans mon essai, j'évoquais les pensées « théâtrale et anthropologique » ;
je parle maintenant du savoir incarné de l'anthropologie et des Perfor-
mance Studies. Sans définir ici les Performance Studies 2, je me contenterai
de dire que la performance est un comportement deux fois vécu, restauré.

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Tout et n'importe quoi peut être étudié « comme » performance. Reprenons


les nouveaux points de contact un par un.

Incarnation. Virginie Magnat ouvre ainsi son essai intitulé « Effectuer


des recherches incarnées à l'intersection des Performance Studies, de l'eth-
nographie expérimentale et des méthodologies indigènes » :

L'incarnation, l'expérience vécue et l'intersubjectivité sont les clés des


approches expérimentales situées au carrefour de la performance et de
l'ethnographie. […] Comme l'expérience incarnée élude, voire excède, le
contrôle cognitif, expliquer sa fonction déstabilisatrice au sein du proces-
sus de recherche est susceptible de menacer les conceptions dominantes
du savoir sur lesquelles repose si crucialement la légitimité des discours
universitaires (2011, p. 213).

Magnat exige que l'on prenne au sérieux non seulement les visions du
monde mais aussi les épistémologies-méthodologies des peuples « indi-
gènes ». Comme l'écrit Manulani Aluli Meyer, « le savoir est incarné et uni
à la cognition. […] Le savoir authentique doit être une expérience directe »
(2008, p. 224).
Ce « savoir authentique », c'est le savoir indigène dont font l'expérience
les praticiens candomblé et les danseurs de capoeira, comme tant d'autres.
Ce genre de savoir est-il plus « authentique » que celui que l'on tire des
livres, d'Internet, ou de toute autre méthode d'« enseignement à distance » ?
Et qui est « indigène » ? Gardons-nous de tomber dans l'écueil inverse et
d'exotiser/aliéner/subordonner l'« autre ». Un équilibre doit être trouvé
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entre l'expérience personnelle et ce qui est « scientifiquement vérifiable »
selon les canons du positivisme scientifique occidental.
« Indigène » a longtemps désigné les non-Occidentaux, qui ne suivaient
pas les préceptes des Lumières et étaient perçus comme « autres » parce
que éloignés du cadre du « savoir véritable ». Le savoir lui-même était
considéré comme occidental. Cette conclusion était tirée des pratiques
coloniales. Si bien que dès le début de la conquête de l'hémisphère Nord,
« européen » était un terme « compromis », c'est-à-dire influencé par les
pratiques africaines. Pour les Africains transportés – et ceux d'aujourd'hui
encore –, le savoir incarné l'emportait sur le savoir livresque. Les maîtres
voulaient empêcher les esclaves de lire, car « scientia est potentia ». Ils
négligeaient la force du savoir oral. Avec le déclin des puissances continen-
tales et le recul du colonialisme, les États-Unis ont comblé le vide. Avant
la Seconde Guerre mondiale, le Japon qui s'occidentalisait se comportait
comme une puissance coloniale dans l'Asie pacifique.

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Ces pratiques ont évolué. Les cultures lettrées non occidentales (Inde,
Chine, Japon) ont rejoint le club des puissances s'autoproclamant culturel-
lement supérieures. « Indigène » continue de désigner ceux dont le savoir
s'exprime à l'aide de l'« orature 3 » ou par des moyens visuels plutôt qu'à
l'écrit, et qui suivent les principes d'une « sagesse » plutôt que d'un « savoir
rationnel ». Alors que la globalisation prend de l'ampleur, il devient diffi-
cile sinon impossible de séparer l'« indigène » de son contraire, qu'on
pourrait nommer le « métropolitain ». C'est-à-dire qu'il est aussi probable
de retrouver des pratiques non écrites dans les œuvres d'artistes de New
York, São Paulo, Tokyo… que dans les cultures « premières ». La notion
même de « premier » ou d'« indigène » s'est évaporée en même temps que
celles de « sauvage » et d'« état sauvage ». Tout a été cartographié ; tout est
visible via le GPS ; et ce qui survit à l'état « sauvage » est en fait en zone
protégée. Les lieux échappant au contrôle humain il n'y a encore pas si
longtemps sont maintenant des parcs, zoos et zones où l'activité humaine
est censée être réduite et encadrée. Dit sans détour, la « nature » n'existe
plus en tant que telle ; elle dépend d'une espèce, l'Homo sapiens. Bien sûr,
il se pourrait un jour que l'on se laisse surprendre et que, par exemple, une
météorite géante s'écrase sur la Terre ; ou qu'un virus évolutif piège notre
espèce lors d'une pandémie réellement fatale.
Cette dispersion de l'indigène et du savoir incarné entraîne une collabo-
ration intime entre les pensées performative et anthropologique. Mais y a-
t-il égalité des savoirs ? L'anthropologie continue – à juste titre selon moi –
de reposer sur un discours positiviste. Et comment classer les « vérités » des
religions allant des Cinq Grandes (bouddhisme, hindouisme, islam, chris-
tianisme et judaïsme) à la myriade d'autres systèmes de croyance possé-
dant chacun leur explication des mondes physique et spirituel – sans parler
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des créationnistes, scientologues, wiccans et des centaines d'autres que je
ne saurais qualifier autrement que de « sectes » ? Le savoir dansé lors d'un
terreiro candomblé doit-il avoir autant de poids que l'annonce récente de
la découverte du boson de Higgs par des scientifiques du CERN (Conseil
européen pour la recherche nucléaire, près de Genève), « particule long-
temps recherchée, clé pour comprendre pourquoi les particules élémen-
taires ont une masse et pour éclairer l'existence de la diversité et de la
vie dans l'univers » (New York Times du 4 juillet 2012) ? La découverte
du Grand collisionneur de hadrons est-elle moins mystérieuse que les
transes shango ou les orixás ? Laquelle a le plus d'impact sur notre vie
quotidienne ? Qui parmi nous comprend suffisamment les deux pour en
juger ?
Ce n'est pas ce genre de comparaison qu'évoque Magnat, qui aborde
plutôt

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l'implication de l'organisme tout entier dans le processus de


recherche […], la notion de « critique sensible » développée par Paul
Stoller, qui propose que les ethnographes deviennent les apprentis de
ceux qu'ils étudient. […] Le processus de recherche incarnée qu'il envi-
sage valorise le « mélange de la tête et du cœur » et exige un engagement
[…] proche de la transmission performative, c'est-à-dire une « ouverture
de soi vers le monde – un accueil » ou une « hospitalité incarnée » que
Stoller voit comme « le secret des grands universitaires, peintres, poètes
et réalisateurs, dont les images et les mots nous font retrouver la sensua-
lité » (2011, p. 218).

Les travaux sur la performance que Magnat et ses collègues féminines


ont entrepris relevaient de la tradition grotowskienne de recherche de
constantes/d'archétypes culturels dans le « chant vibratoire » – mouve-
ments et sons produits par le bas du ventre, en dessous du nombril et au-
dessus de l'os pubien, le chi. Les artistes, plus que la plupart des spécia-
listes en sciences sociales, prennent au sérieux les épistémologies alterna-
tives et les méthodes liées au savoir performatif. De nombreux artistes
reconnaissent que « du point de vue indigène, la recherche est cérémonie,
car elle implique de créer des liens et de les renforcer » (Shawn Wilson, in
ibid., p. 214).
Le fait est que les « systèmes de savoir indigène » ont tendance à être
performatifs et incarnés. Victor et Edith Turner ont exploré ce point peu
avant la mort de Victor, en 1983 :

La littérature anthropologique ne manque pas de récits d'épisodes dra-


matiques qui manifestent clairement les valeurs clés de cultures spéci-
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fiques. […] Quand ils étudient, disons, une représentation précise d'un
rituel, ils recherchent dans le comportement les signes d'une compréhen-
sion culturelle partagée, ainsi que des manifestations de singularité per-
sonnelle. […] Cependant, s'il est sans doute possible […] de démontrer
la cohérence des « parties » d'une culture, les modèles présentés [par
l'anthropologue] restent cognitifs. Ce mode d'appréhension échoue à
donner une impression satisfaisante de la manière dont les autres
cultures vivent l'« expérience » parmi elles. […] Depuis de nombreuses
années […] nous expérimentons la performance de l'ethnographie […].
Nous décrivons des bandes de comportement […] avant de demander à
des étudiants d'écrire des « scénarios » à partir de ces bandes. Ensuite
nous montons des ateliers – ludiques – dans lesquels les étudiants
essaient d'acquérir une compréhension cinétique des « autres » groupes
socioculturels. […] L'« accès de l'intérieur » qu'ont les acteurs dans et à
travers la performance devient un instrument critique puissant dans la
représentation cognitive des structures rituelles et cérémonielles. […] En
ces occasions de réflexivité interculturelle, on peut commencer à com-

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prendre la contribution de chaque culture humaine à l'ensemble des


savoirs humains. C'est le plus souvent sous l'angle dramatique et dyna-
mique que l'on apprend à partager l'expérience vivante de nos congé-
nères (1986, p. 139-140 et 153).

Edith Turner poursuit ce travail. Vers la fin de son ouvrage Communi-


tas : The Anthropology of Collective Joy (2012), elle écrit :

Communitas – comment définir ce terme ? […] Communitas, c'est


l'activité, et non un objet ou un état. Cependant, le seul moyen de saisir
[la communitas, c'est] en pleine activité, dans ce processus fuyant. […]
C'est dans l'espace entre les choses que s'inscrit la communitas.

Mais a-t-on affaire à de la critique « objective » ? Celle-ci existe-t-elle ?


Serait-ce une bonne chose ?

Les sources de la culture humaine sont performatives. Dans « Drame,


script, théâtre et performance » (1973 ; repris in 2008), j'aborde les per-
formances dans les grottes paléolithiques d'Europe du Sud-Ouest, sujet
approfondi ensuite dans « Vers une poétique de la performance » (1976 ;
repris in ibid.). Je prolonge ici cette réflexion, qui est le fondement de ma
croyance intime en une culture humaine essentiellement, « originelle-
ment », performative.
Il est évident que cet art n'avait rien à voir avec le genre d'art que l'on
collectionne ou avec « l'art pour l'art ». L'art rupestre – et quelques
empreintes de pas laissées par des adolescents dansant en cercle, indiquant
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une forme de danse initiatique – est ce qui reste physiquement de pratiques
cérémonielles-rituelles complexes. Cet art servait de support à des perfor-
mances et n'était pas destiné à être regardé comme au musée, ce que
prouve le fait que les grottes peintes étaient très sombres (sauf quand elles
étaient éclairées à la torche), parfois froides et humides, et souvent diffi-
ciles d'accès, situées dans des espaces exigus et isolés – presque comme si
le « message » à transmettre était dans l'effort requis pour se trouver face à
face avec les représentations.
Les grottes étaient des théâtres, des espaces où avaient lieu des événe-
ments ; où des histoires étaient jouées et des hommes initiés, où des cha-
mans recevaient des visions, où la fertilité était célébrée, où la chasse et
d'autres formes de magie étaient pratiquées. On ne saura peut-être jamais
quelles étaient les fonctions de l'art rupestre – et elles peuvent d'ailleurs
avoir évolué. On est certain de l'importance des grottes, interprétation
corroborée par de nombreux ouvrages (The Creative Explosion de John

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Pfeiffer [1982], The Mind in the Cave de Lewis-Williams [2002], Paleo-


performance : The Emergence of Theatricality as Social Practice de Yann-
Pierre Montelle [2009], notamment).
La fertilité – humaine et animale – est un thème central. Javier Angulo
Cuesta et Marcos García Diez (2006) soutiennent que les hommes se sont
progressivement détournés de leur seul intérêt pour la fertilité au profit du
plaisir sexuel. Y avait-il une pornographie paléolithique ? Il suffit de penser
aux sculptures érotiques de Khajuraho (950-1050) et de Konarak (1238-
1250) : de nombreuses positions copulatoires renvoient à des positions de
danse classique indienne. La sexualité est la matière même de la danse.
Les liens entre le sexe, le plaisir visuel, le mouvement corporel et la repré-
sentation artistique sont évidents. Toutes les représentations – paysages et
portraits aussi bien que représentations sexuelles – sont-elles susceptibles
non seulement de reproduire mais aussi d'exciter ? La stimulation sexuelle
est-elle une fonction fondamentale de l'art ? Est-ce pousser l'interprétation
trop loin que d'envisager les grottes comme des femmes « pénétrées » par
des artistes-chamans (sans doute) masculins qui couvraient les parois de
couleurs et de formes ? La capacité même de reproduire n'est-elle pas une
forme de sexualité culturelle, de procréation ? L'art visuel n'est-il pas
essentiellement érotique ?
Cet érotisme touche non seulement la production et la réception, mais
aussi la manipulation. En Inde comme ailleurs, on caresse les sculptures
de phallus et de vulves. Les objets de culte sont tripotés ; la guérison et la
bénédiction se pratiquent par « application des mains ».
Quels autres types de performances ont-ils pu avoir lieu dans les grottes ?
Et pourquoi cette période de l'histoire humaine (45 000-35 000 ans avant
J.-C.) est-elle si importante ? Lewis-Williams perçoit en elle un moment de
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transition révolutionnaire en Europe, un prodigieux bond en avant cogni-
tif : « Les hommes du paléolithique supérieur avaient une image mentale
plus claire et plus précise de la forme qu'ils voulaient donner à leurs outils,
et cette image était liée aux groupes sociaux auxquels ils appartenaient.
[…] La société se diversifiait […]. La créativité humaine et le symbolisme
étaient le produit de la diversité et du changement sociaux, et non de socié-
tés stables et dépourvues d'histoire » (2002, p. 76-77). La narration était
un moyen de recueillir les souvenirs, et la conservation du savoir collectif
était liée au comportement incarné : au lieu de raconter le passé, il s'agissait
de le montrer, de le danser et de le chanter. « Dans les communautés du
paléolithique supérieur, l'art représentationnel et les pratiques funéraires
élaborées étaient tous deux associés, pour différentes catégories de per-
sonnes, à plusieurs degrés et natures d'accès à des domaines “spirituels”
(c'est-à-dire des domaines d'imaginaire mental) et, en tant que tels, repo-
saient sur un socle commun qui faisait défaut aux Néandertaliens » (ibid.,

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p. 93-94). Ces qualités de base de la cognition humaine moderne étaient


marquées par une interaction entre « quatre modules humains » : intelli-
gence sociale, technique, linguistique, et intelligence de l'histoire naturelle
(tradition, narration). C'est dans les grottes et à travers les comportements
liés à l'art que ces quatre modules interagissaient le plus fortement.
Lewis-Williams postule qu'il y a eu « découverte » par les chamans
paléolithiques de « phénomènes entoptiques », événements qui ont lieu
entre le regard et le cortex visuel : rêves éveillés, hallucinations à la fois
« naturelles » et causées par l'usage de drogue. Ces événements visuels

« sont “programmés” dans le système nerveux humain. […] Pour le


dire simplement, il y a une relation spatiale entre la rétine et le cortex
visuel : des points proches sur la rétine conduisent à un bombardement
du cortex par des neurones placés de manière comparable. Quand ce
processus s'inverse, comme lors de l'ingestion de substances psycho-
tropes, le schéma imprimé sur le cortex est appréhendé comme un
percept visuel. En d'autres termes, les personnes dans cet état voient la
structure de leur propre cerveau. […] Les sujets tentent de faire sens de
ces phénomènes entoptiques en les transformant en formes iconiques,
c'est-à-dire en objets familiers de leur vie quotidienne. […] Dans les
états de conscience altérée, le système nerveux lui-même devient un
“sixième” sens » (ibid., p. 127-128).

L'impératif cognitif exige que l'on interprète les phénomènes entop-


tiques, qu'on leur « donne sens » – comme les histoires racontées, chantées
et dansées, ou peintes et sculptées dans les grottes.
La théorie de Lewis-Williams est bonne comme hypothèse mais impos-
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sible à prouver. De plus, beaucoup de peintures et de sculptures rupestres
sont très réalistes – avec une clarté de vision et une mystérieuse capacité à
dépeindre le mouvement, voire à « arrêter l'action » (ainsi dans les multiples
images de lions de la grotte Chauvet), telles qu'il semble très peu probable
que des artistes défoncés aient pu produire un art aussi « froid » et précis.
Bien sûr, une théorie n'a pas à tout expliquer. Les grottes offrent une
grande diversité d'images et de signes, et les sociétés – même (ou plutôt
justement) paléolithiques – n'ont pas pu rester statiques, sinon l'« histoire »
n'aurait pas existé. Lewis-Williams, comme d'autres, télescope le temps ;
et il présuppose que les artistes rupestres étaient comme les prisonniers de
la caverne platonicienne, qui croyaient que leurs hallucinations représen-
taient la réalité elle-même.
Et n'oublions pas que les grottes ne servaient pas qu'à la production
d'images, loin de là. Les chamans étaient des performeurs. Ils dansaient,
initiaient les jeunes, dont des empreintes de pas sont encore présentes sur

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le sol des grottes ; ils racontaient des histoires chantées pendant de longues
nuits noires. L'intégration de la narration, de la danse et du chant fait
partie prenante du prodigieux bond en avant du paléolithique. Cette
dimension performative était incarnée par une forme immuable (ou tradi-
tionnelle) conservée d'un événement à l'autre : le style, sinon la substance,
des narrations, chorégraphies, mélodies et rythmes était connu de tous, à
la fois des metteurs en scène et des auditeurs-spectateurs (si l'on peut
parler de spectateurs dans ce cas). Les performances étaient transmises
d'un groupe désigné, ou d'un maître chaman-artiste, à un autre. Comme
l'indique l'étymologie du terme « tradition », le savoir performatif implique
l'idée de transmission et de legs.
On disposait aussi de scripts ; non pas au sens d'écrits gravés dans la
pierre ou couchés sur du parchemin, mais au sens de scénarios « connus »
et incarnés qui préexistaient et survivaient à chaque représentation indivi-
duelle : un contenu et une manière de faire. Chaque performance évanes-
cente conservait et transmettait le script, ce qui importait bien plus que
chaque re-présentation. Ces scripts étaient un savoir performatif vital
auquel on donnerait plus tard le nom de « sacré » (et ces performances
deviendraient des « rituels »). Mais ces catégories n'existaient pas au
départ. La conservation à l'identique des scripts garantissait l'efficacité des
rites ; abandonner les scripts mettait en danger la continuité culturelle du
groupe. Et, en parallèle à ce que Lewis-Williams théorise, l'efficacité des
performances n'était pas le « résultat » de la narration/de la danse/du
chant mais elle était encodée dans l'événement lui-même. En d'autres
termes, dans la performance rituelle paléolithique comme aujourd'hui,
l'action est une manifestation plus qu'une représentation.
Les manifestations sont implicites, ou potentielles, dans les scripts. Ces
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performances très anciennes – certaines remontent à plus de 35 000 ans
avant J.-C. – sont le produit de cultures « alettrées », ni illettrées ni prélet-
trées. La future acquisition de la lecture et de l'écriture n'était pas implicite
dans les œuvres trouvées dans les grottes. Mais celles-ci portent la trace
d'une vaste constellation de performances. La production de l'art lui-même
était peut-être plus proche de l'action painting que de tableaux destinés à
des galeries. C'est-à-dire que le geste artistique même était important. Les
objets que nous associons aujourd'hui à des signes et symboles étaient à
l'époque paléolithique rattachés à des actions. La parole – qui en était au
moins à ses premiers développements – consistait en des sons de respiration
contrôlés et signifiants, et non en la traduction d'idées en mots.
La plupart des critiques se concentrent sur l'aspect visuel – après tout, les
magnifiques peintures et sculptures, ainsi que quelques cercles énigma-
tiques et d'autres signes et empreintes digitales, sont tout ce qui a survécu.
Mais ce qui s'est passé dans les grottes est plus important – si l'on parvient à

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Les « points de contact » entre anthropologie et performance

le comprendre – que ce qui reste comme traces visuelles. Je pense que ce qui
intéressait les gens à l'époque était d'ordre expérientiel : les mouvements et,
sans doute, plus particulièrement les sons produits à l'intérieur des grottes.
L'art visuel faisait partie du processus performatif et des composantes d'un
théâtre environnemental bien développé 4. Comme l'écrit Pfeiffer :

Les grottes sont des endroits à l'acoustique merveilleuse, et sont aussi


propices aux effets visuels. Les cérémonies souterraines avaient dû être
conçues pour tirer parti du silence et de la pénombre, ainsi que pour
rompre avec elles ; pour bombarder l'oreille et l'œil de sensations variées
destinées à exciter et à informer. […] Imaginons le son des rhombes à
proximité dans un labyrinthe souterrain, le son des flûtes s'élevant avec
clarté comme une voix humaine ou un cri d'oiseau lancés d'un point
impossible à localiser (ibid., p. 183).

Pfeiffer décrit les rhombes paléolithiques et relève que « les archéologues


qui effectuaient des fouilles sur un site près d'un affluent du fleuve Dniepr
au nord-est de Kiev ont découvert un ensemble d'os de mammouth peints
en rouge, qu'ils croient avoir servi comme instruments à percussion : xylo-
phone à partir d'une hanche, tambours en crâne et en omoplates, casta-
gnettes en mâchoire » (1982, p. 180).
Les hypothèses de Pfeiffer ont pu être corroborées. Les artistes-chamans
paléolithiques savaient que les grottes en tant que telles étaient des res-
sources acoustiques. Selon Ian Morley :

Reznikoff et Dauvois (1988) ont effectué une analyse étendue des pro-
priétés acoustiques de trois grottes comportant des peintures paléoli-
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thiques en Ariège. […] Ils ont trouvé une corrélation remarquablement
cohérente entre l'emplacement des peintures et les endroits où la réso-
nance était la plus importante. La plupart des œuvres rupestres étaient
situées à moins d'un mètre d'un point de résonance, et la plupart des
points de résonance étaient accompagnés d'une peinture. Ils en concluent
que l'emplacement de certaines peintures ne peut s'expliquer que par
leur relation avec un point de résonance, car elles sont souvent difficile-
ment visibles ou accessibles. Certains emplacements ne sont signalés qu'à
l'aide de points rouges, quand il n'y avait pas la place pour une figure
complète (Reznikoff et Dauvois, 1988, cités dans Scarre, 1989). Il sem-
blerait que les propriétés acoustiques de la grotte soient au moins aussi
importantes pour les peintres que l'œuvre elle-même, puisque la position
de l'œuvre paraît avoir été dictée par la résonance. Ces peintures datent
de la même époque que la plupart des flûtes et sifflets du paléolithique
supérieur […] et il est fort probable que les activités de peinture ainsi que
les autres avaient lieu dans les grottes, sur fond d'accompagnement
sonore (2003, p. 69).

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Il y avait non seulement de la musique, mais aussi de la danse. Des rites


d'initiation, sans doute. Et des performances, assurément. Mais du théâtre
au sens contemporain du terme ?
Yann-Pierre Montelle affirme que les grottes étaient des théâtres. Il rap-
pelle qu'en latin cava (qui a donné « cave », « caverne ») est étymologique-
ment lié à cavea, l'auditorium d'un théâtre, ou le théâtre lui-même, et que
tous deux renvoient à « cavité » ou « espace creux ». Il théorise la continuité
des grottes paléolithiques au théâtre antique non pas sur la foi des schémas
narratifs mais à partir de l'architecture théâtrale. Bien sûr, les théâtres
antiques étaient des espaces ouverts et en plein air, tandis que les grottes
étaient des espaces « intérieurs », cachés et sombres. Mais l'idée de Montelle
selon laquelle c'est la « théâtralité » – plutôt que le rituel, le chamanisme,
etc. – qu'il faut rechercher dans le paléolithique mérite qu'on s'y arrête. Il
déclare que l'essence de la théâtralité, c'est d'être

un espace offrant un lieu à l'altérité, un site pour encadrer « l'autre ». En


effet, pouvoir transformer l'habitude en une altérité construite semble
nous avoir toujours accompagné, et avoir représenté un outil important,
quoique indéniablement transgressif (2009, p. 3).

Et il relève que cette théâtralité paléolithique – bien que clairement pré-


sente dans l'exemple européen – est aussi perceptible « dans les Amériques,
en Australie, Chine, Inde, Asie centrale et au Moyen-Orient. Ce phénomène
global contribue à confirmer l'émergence et l'omniprésence de la théâtra-
lité à l'échelle globale » (ibid., p. 4).
En accord avec Lewis-Williams, Montelle pense que les grottes étaient
« un amalgame iconographique envoûtant, un tourbillon de messages poly-
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sémiques » (ibid., p. 208). Pour les deux chercheurs, les grottes étaient des
sites de performances initiatiques et/ou chamaniques, d'épreuves, de
recherche et de transmission d'un savoir ésotérique important. Ce savoir ne
pouvait laisser une impression durable sur les initiés et les chamans qu'au
moyen d'un théâtre efficace – ce que le second nomme la « paléoperfor-
mance ». Montelle avance que les grottes étaient choisies en raison de leur
potentiel théâtral. Il offre des descriptions détaillées de trois types de paléo-
performance : performances publiques, procédures d'initiation et périodes
d'enfermement.

Dans ces trois courts récits, j'ai présenté les aspects polymorphes et per-
formatifs de la pédagogie. Ce qu'ont en commun ces trois épisodes, c'est
leur localisation dans une grotte profonde, dans le but (et avec la pres-
sion) de transmettre des informations. […] La théâtralité a fait son
apparition sous la pression d'un accroissement des informations pro-

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Les « points de contact » entre anthropologie et performance

voqué en partie par une explosion démographique. Dans ces conditions


socio-économiques stressantes, les modèles socioculturels devaient être
soit préservés dans le plus grand secret, soit disséminés largement afin
d'y incorporer des éléments éloignés. […] Le dénominateur commun de
ces trois types de paléoperformance, c'est qu'ils représentent différentes
formes de procédures initiatiques. « Procédures initiatiques » est une des-
cription générique de diverses activités performatives – de la narration
aux initiations douloureuses (ibid., p. 217-218).

La théâtralité est ainsi au cœur de l'émergence de ce qui est devenu, à


l'échelle globale, le passage de l'Antiquité à la modernité. Ce n'est que de
la spéculation, bien sûr. Mais ce n'est pas faux pour autant.

Le cerveau comme site performatif. Des études récentes du cerveau, vali-


dées par imagerie IRMf, mènent dans deux directions contradictoires.
La première :

On tente de montrer le fondement biologique d'un large éventail de


comportements et de problèmes sociaux que l'on croyait devoir relever
de la morale ou de la psychologie. En droit, le savoir neuroscientifique
est maintenant présenté comme un défi aux notions de libre arbitre et de
responsabilité personnelle, et on voit apparaître dans les tribunaux des
conceptions de la moralité modifiées par des arguments biologiques. En
psychologie évolutionniste, le cerveau a été mis au service d'une vision
conservatrice des rôles sociaux (Pitts-Taylor, 2010, p. 636).

La seconde :
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[…] il y a aussi un engouement du public pour la plasticité cérébrale, ou © Le Seuil | Téléchargé le 21/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 181.46.165.13)
neuroplasticité. Celle-ci se réfère à la capacité du cerveau à s'automodi-
fier en réponse à des changements dans son mode de fonctionnement ou
son environnement (ibid.).

Il n'y a pas si longtemps, on pensait que le cerveau était « figé » très tôt ;
que l'apprentissage neuronal était un phénomène infantile. Les scienti-
fiques savent maintenant que le cerveau évolue tout au long de la vie. Non
seulement il se détériore, mais de nouveaux neurones sont créés, de nou-
velles connexions synaptiques sont établies tandis que les anciennes s'affai-
blissent ou se renforcent. C'est-à-dire que le cerveau est susceptible d'être
entraîné à n'importe quel âge. Cet entraînement peut avoir lieu « automa-
tiquement » ou en réponse à une maîtrise consciente. Un cerveau capable
d'apprendre et de se modifier va à l'encontre du réductionnisme

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biologique. « Le cerveau plastique est un cerveau ancré culturellement,


biologiquement et socialement. […] Chaque cerveau répond à son envi-
ronnement ainsi qu'à son propre fonctionnement tout au long de la vie »
(ibid., p. 637).
Jusqu'ici, la plupart des expériences neuronales et des études sur le
cerveau se sont attachées au « cerveau dans la tête », à ce qui est contenu
dans le crâne. Mais il existe aussi un second cerveau très important, un
« cerveau dans le ventre ». Ce cerveau, c'est le système nerveux entérique
(SNE). Le SNE représente environ quatre cents millions de neurones – à
peu près le même nombre que la colonne vertébrale – tapissant l'œso-
phage, l'estomac, l'intestin grêle et le gros intestin, le pancréas, la vésicule
biliaire et l'arbre biliaire ; les nerfs des muscles de la paroi intestinale ; et
les fibres nerveuses qui connectent ces neurones les uns aux autres. Il
fonctionne plus ou moins indépendamment du cerveau, auquel il est relié
par le nerf vague. Le nerf vague – « vague » signifiant errant (comme dans
« vagabond ») – part du tronc cérébral et passe par le cou, le thorax et le
système digestif, affectant la respiration, la digestion et le rythme car-
diaque. 90 % environ du nerf vague envoient des messages depuis le SNE
au cerveau, informant celui-ci de ce qui se passe « là-dessous » ; les 10 %
restants envoient des messages régulateurs du cerveau vers le ventre (et
vers d'autres organes affectés par le nerf vague). Le SNE est un réseau
neuronal complexe susceptible d'agir de manière indépendante, d'ap-
prendre, de se souvenir et, comme on dit, de produire des sentiments venus
des « tripes » (voir Blakeslee, 1996, C1).
J'ai appris l'existence du SNE en lien avec le développement des
« boîtes rasa », méthode de formation psychophysique que j'ai conçue et
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qui relie la théorie performative sanscrite telle qu'elle est exposée dans le
Natyasastra, manuel de formation théâtrale vieux d'environ deux mille
ans, à la pratique théâtrale moderne et à mon propre travail de formation
de l'acteur. Le travail sur les boîtes rasa faisait un lien organique entre le
SNE, les arts martiaux asiatiques et la formation de l'acteur. La théorie
rasa dans le Natyasastra soutient l'idée que l'expérience esthétique – du
point de vue à la fois de l'acteur et du participant – relève d'une dégusta-
tion et d'un partage de la saveur, du « jus » (rasa), de ce qui est présenté.
L'expérience esthétique n'est pas tant visuelle que viscérale. Dans les arts
martiaux asiatiques, on parle souvent et en détail de la région entre l'os
pubien et le nombril comme du centre de l'énergie du corps. Mon travail
sur les boîtes rasa se concentrait sur l'exploration des connexions entre ces
domaines de savoir 5.
J'ai écrit à Michael Gershon, un des meilleurs experts du SNE (voir
Gershon, 1998). Voici sa réponse :

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Les « points de contact » entre anthropologie et performance

Vous touchez à un point sensible. Vous avez sans doute raison de dire
que nous Occidentaux qui nous considérons comme des scientifiques
« durs » ne prenons pas très au sérieux la pensée orientale. Le problème
avec l'essentiel de la pensée orientale, c'est qu'elle ne se fonde pas sur des
observations vérifiables. On ne peut pas quantifier des idées sur la force
des sentiments ou la profondeur du pouvoir. Ce qui fait que nous igno-
rons les idées orientales sur le nombril, ou que nous les traitons comme
des métaphores, ce qui n'est pas très éloigné de nos propres métaphores
sur les « tripes ». D'un autre côté, j'ai récemment pris connaissance de
recherches quantifiables qui montraient sans aucun doute possible que la
stimulation du nerf vague pouvait être utilisée pour traiter l'épilepsie et la
dépression, et servait aussi à améliorer l'apprentissage et la mémoire. La
stimulation du nerf vague est utilisée par les médecins et n'est pas natu-
relle, mais 90 % du nerf vague transmet des informations ascendantes,
des tripes vers le cerveau. Il est donc possible que la stimulation du nerf
vague imite la stimulation naturelle du nerf vague par le « second cer-
veau ». […] Bref, je prends maintenant très au sérieux la possibilité que
les tripes affectent les émotions.

La formation à l'aide des boîtes rasa explore l'empathie profonde confir-


mée par l'observation des « neurones-miroirs » : lorsque quelqu'un effectue
une action et/ou ressent une émotion, des neurones spécifiques sont activés
– et quand des spectateurs regardent des représentations dans la vie, en
danse, au théâtre, au cinéma, etc., ce sont les mêmes neurones qui sont
activés dans le cerveau des observateurs comme des acteurs. Erin Mee
rapporte qu'« au cours d'une expérience, des danseurs classiques, des dan-
seurs de capoeira et des non-danseurs ont observé des danseurs classiques
et des danseurs de capoeira. Les chercheurs se sont aperçus qu'observer
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une action stimulait jusqu'à un certain point le réseau de zones motrices
impliquées dans la préparation et l'exécution de l'action chez l'observateur,
ce qui signifie que les zones motrices du cerveau ne sont pas seulement
activées lors de l'accomplissement d'actions, mais aussi lors de l'observa-
tion des actions des autres » (à paraître, ms. p. 5). En d'autres termes, les
spectateurs agissent en imagination en même temps que ceux qu'ils
observent. Ce qui est vrai visuellement, mais affecte aussi tous les sens. Sur
ce point, l'odorat et le goût sont des sens plus puissants et plus « primitifs »
que la vue et l'ouïe. Ce qui démontre que les émotions sont physiques,
incarnées et contagieuses. Les deux cerveaux – de la tête et du ventre – se
prêtent à l'entraînement. Il faut mettre en place des efforts systématiques
pour améliorer et élargir la communication entre les deux systèmes neuro-
naux – et approfondir les recherches sur les réseaux neuronaux complexes
qui nous lient les uns aux autres. La frontière de notre corps ne s'arrête pas
à la peau mais se prolonge jusque dans le cerveau des autres.

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Quel rôle ont alors à jouer l'anthropologie et la performance ? Si le cer-


veau est plastique, s'il est modelé par l'environnement et peut être formé,
on peut alors envisager de nouvelles formes de compréhension de la
manière dont la culture « habite » le cerveau. De nombreux rituels tradi-
tionnels – surtout ceux qui font appel à la transe – ont un fonctionnement
performatif fondé sur la répétition et le rythme (percussions, chant, danse).
Les effets psychotropes de la transe sont bien connus 6. Le paradoxe de la
transe, c'est que, pour ceux qui la maîtrisent, l'entrée en transe est volon-
taire et contrôlée ; mais une fois l'état atteint, le comportement normatif ou
attendu prend le dessus. Les moyens d'accès à la transe – tournoiement,
chant, méditation : il existe de nombreuses manières de la provoquer – sont
consciemment contrôlés ; mais pendant la transe, un état mental-cérébral
similaire à celui du rêve et du sommeil prend le relais. Elle peut être envisa-
gée comme une sorte de « rêverie lucide », pendant laquelle le rêveur
contrôle en partie la trajectoire du rêve. Comme le relève Richard Castillo :

En parallèle à l'exemple du sommeil, j'avance que la transe est un com-


portement fondé sur une réduction de la portée de l'attention, qui, à
l'issue d'expériences à répétition, finit par trouver un mode de réglage
unique de son SNC [système nerveux central] en lien avec des caractéris-
tiques psychophysiques contrastant avec celles qui sous-tendent l'expé-
rience consciente habituelle, et ainsi l'environnement et le moi. Je pose
l'hypothèse que ce processus peut être intentionnel et reposer sur des
normes comportementales d'origine culturelle comme les pratiques reli-
gieuses. J'avance aussi l'hypothèse qu'à l'issue d'un comportement répé-
titif, des réseaux neuronaux alternatifs peuvent être renforcés et
prolongés à l'aide de nouvelles connaissances et associations (le soi-
disant « apprentissage dépendant de l'état »), voire – cas extrême – aller
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jusqu'à la formation d'entités conscientes intégrées alternatives, capables
de penser et d'agir de manière indépendante (dissociation) [1995, p. 27].

La transe relève bien sûr de la performance, c'est une action physique,


une manière puissante d'injecter des pratiques culturelles au plus profond
de la structure cérébrale et de réellement modifier le cerveau. À l'évidence
– mais il arrive que les vérités les plus fortes soient sous nos yeux –, elle est
à la fois la cause et l'effet d'un cerveau soumis à un réapprentissage. Les
maîtres de la transe – chamans, praticiens candomblé, et autres danseurs
et artistes traditionnels – forment leur cerveau-corps à l'aide de méthodes
traditionnelles. Il est temps d'enquêter et de caractériser ces méthodes – de
les traiter comme des savoirs incarnés. L'opposition désuète entre pensée
« rationnelle » et action « instinctuelle » doit être rejetée au profit d'études
holistiques envisageant les maîtres non comme des « objets d'étude » mais
comme des partenaires de recherche.

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Les « points de contact » entre anthropologie et performance

Cette approche va de pair avec l'essor rapide de technologies numériques


qui effacent la séparation entre l'« intérieur » et l'« extérieur », comme
l'écrit Brian Rotman :

[…] les artefacts, des écrans-fenêtres aux hypertextes, sont en train de


reprogrammer les cerveaux/esprits mêmes qui les ont imaginés. Nous
facilitons ainsi l'émergence d'une « intelligence » – mise en commun, dis-
tribuée, pluralisée – plus large en nous autorisant à nous laisser devenir
plus « autres », plus parallélistes, plus multi-, moins individualisés
– capables de voir, de penser, d'apprécier, de ressentir et de faire plus
d'une chose à la fois (2000, p. 74).

Comme on pouvait s'y attendre, il existe un contre-récit face à ce neuro-


triomphalisme. Le cerveau souple et malléable peut aussi être perçu
comme un objet néolibéral, postfordiste, à valeur ajoutée : « la ressource
biologique ultime, […] le cerveau est vu comme la version supérieure et
plus intelligente parmi tous les outils high tech créés par l'homme » (Pitts-
Taylor, 2010, p. 642). Comme à l'époque industrielle, quand la bioméca-
nique transformait les hommes en machines, à notre époque numérique,
ordinateurs et cerveaux convergent. À l'heure où tout ce qui est lié à la
biologie est à vendre – organes, sang, ovocytes, gènes, etc. –, intervient la
notion de « biovaleur » développée par Catherine Waldby (2000). La flexi-
bilité sans limites du cerveau formé – et reformé – équivaut à externaliser,
à démonter des objets qui étaient auparavant faits sur mesure ou du moins
fabriqués sur un site unique, pour arriver aux processus dispersés et multi-
focaux du postfordisme.
Les deux possibilités sont des réalités, selon moi. Le cerveau peut être
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formé, et la performance au sens large, incluant les méthodologies indi-
gènes, sont d'excellents exemples de cette formation ainsi que des modèles
pour y parvenir ; ce que l'on fait de ce savoir est une autre question.

*
* *

L'incarnation – au sens large – est le point de contact sous-jacent entre


la pensée anthropologique et la pensée performative. Comment relier les
rituels/le divertissement/l'art d'il y a 30 000-40 000 ans à nos pratiques
contemporaines, et pas seulement à celles des « peuples indigènes », sou-
vent traités comme vestiges ou victimes, mais à celles des artistes et céré-
monialistes d'aujourd'hui ? En réalité, la notion d'écart d'altérité – la
séparation entre « eux » et « nous » – est dépassée. Tous les Homo sapiens
existent sur notre planète depuis le même nombre de siècles ; personne n'a

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accédé plus tardivement à l'humanité. Les stratégies secrètes des perfor-


mances paléolithiques ont fait l'objet des recherches de Grotowski pen-
dant sa phase de l'« art comme véhicule », de 1986 à sa mort, en 1999.
Ce travail est poursuivi sous la direction de Thomas Richards et de Mario
Biagini. Comme l'écrit Dominika Laster, « Grotowski a examiné le rôle du
corps dans la transmission de la mémoire collective transgénérationnelle »
(2012, p. 211). Selon Grotowski :

La mémoire est toujours une réaction physique. C'est notre peau qui n'a
pas oublié, nos yeux qui n'ont pas oublié. Ce que nous avons entendu
peut encore résonner en nous. […] Ce n'est pas que le corps se sou-
vienne. Le corps est lui-même mémoire. Ce qu'il faut entreprendre, c'est
le déblocage du corps-mémoire (cité in ibid., p. 212-213).

Grotowski a mis au point des moyens détaillés et précis de « débloquer »


le corps-mémoire. Il est allé chercher des exemples de mémoire collective
dans le vaudou haïtien 7, le dhikr islamique, les chants baul du Bengale. Il
a guidé Richards – dont le père était jamaïcain – sur la voie de ses origines
caribéennes. Richards décrit le processus en ces mots :

Ce que j'ai fait, c'est entamer un processus de mise en question. Je me


remémore à travers l'action. C'est une approche qui peut mener à une
action vivante, car je n'essaie pas de produire un effet, un résultat – et
aussi je n'essaie pas de reproduire un effet passé. […] Grotowski disait
souvent : « Tu dois chercher. » Continuer de chercher. Même quand on
trouve, continuer de chercher (cité in ibid., p. 215-216).

Richards s'est intéressé aux chants vibratoires afro-haïtiens. Il lui arrive


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de marcher un bâton à la main, comme un parfait vieillard ; sa voix est à
la fois profondément sonore et d'une fluidité limpide.
Si l'on peut résumer le travail auquel Grotowski a consacré sa vie, c'est
en le mettant en parallèle avec les recherches des anthropologues – effec-
tuées à leur manière, selon leurs méthodologies propres. Comme l'écrit
Laster :

La carrière entière de Grotowski a été marquée par un investissement


profond dans les potentialités de la performance comme forme de trans-
mission incarnée. Dans sa tentative de décoder les artefacts performatifs
des anciennes pratiques rituelles, Grotowski cherchait à accéder au savoir
incarné des traditions ancestrales liées à des structures précises, ou yan-
tra, qui facilitent une méthode de connaissance approfondie. Grotowski
cherchait à revaloriser la transmission orale et incarnée (ibid., p. 218).

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Les « points de contact » entre anthropologie et performance

Par respect pour la tradition orale, Grotowski lui fut fidèle et écrivit très
peu. Il parlait et nous écoutions. Il insistait pour que l'on se garde d'enre-
gistrer ou même de prendre des notes lors de ses conférences. Il expliquait
que, si l'on prend des notes, on ne « peut pas être totalement présent et
attentif à l'instant » (cité in ibid., p. 218).
Ce genre de travail est lié à la capacité du cerveau à refléter et à proje-
ter. Selon James K. Rilling :

Autre aspect remarquable de la cognition humaine, notre capacité à


nous projeter à des époques et en des lieux différents, si bien que nous
ne sommes pas limités à penser à l'ici et maintenant immédiat. En
d'autres termes, nous pouvons simuler des mondes alternatifs séparés
de celui dont nous faisons l'expérience directe. Nous pouvons nous pro-
jeter dans le passé pour nous souvenir de ce qui nous est arrivé, et dans
l'avenir pour formuler et répéter des projets, et même dans l'esprit des
autres pour comprendre leur état mental. Comment se sentent-ils ? Que
savent-ils ? (Rilling, 2008, p. 22.)

Grotowski pensait que cette « capacité horizontale » à communiquer


avec les autres était aussi liée à une « capacité verticale » à communiquer
avec le passé et des « puissances supérieures ». Je ne partage pas sa
croyance en des puissances supérieures, et je ne sais même pas ce qu'il
voulait vraiment dire car il ne suivait pas de religion de manière orthodoxe.
Mais je suis réceptif à ce sentiment – partagé par les tragédiens dans de
nombreuses cultures – selon lequel la vie humaine est de quelque manière
« façonnée » – par les dieux, les gènes, l'histoire, l'écologie, les autres : qui
le sait vraiment ?
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Pour finir, je dirai que ce que fait la performance, c'est créer des mondes
ou donner accès à d'autres mondes et à des relations interactives avec des
êtres non humains. Ce que font les physiciens du CERN représente aussi
une tentative d'accéder à un autre monde, que ces scientifiques croient
fondamental au monde ordinaire dans lequel nous vivons, même s'il est à
peine perceptible. Les danseurs candomblé que j'ai vus à côté de Rio en
juillet 2012 avaient localisé leur boson de Higgs. N'est-ce pas notre tâche
à nous, anthropologues et artistes, d'encourager la communication réelle
et respectueuse entre ceux qui sont possédés par les orixás et ceux qui sont
possédés par le Grand collisionneur de hadrons ?

Traduit de l'anglais Richard SCHECHNER


par Marie Pecorari rs4@nyu.edu
Professeur, Performance Studies
Tisch School of the Arts, New York University

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Richard Schechner

NOTES

1. Voir « La restauration du comportement », in Schechner, 2008, p. 397-464.


2. Voir à ce sujet Schechner, 2013 ; Phelan et Lane (eds), 1998 ; McKenzie, 2001 ; Jackson,
2004 ; Taylor, 2003 ; et la revue TDR : The Journal of Performance Studies.
3. Sur l'« orature », voir Thiong'o, 2007, et « Oral Power and Europhone Glory : Orature,
Literature, and Stolen Legacies », in Thiong'o, 1998.
4. Je parle de théâtre environnemental au sens développé dans mon ouvrage Environmental
Theater (1973, nouv. éd. 2000).
5. Pour une explication détaillée de la théorie et des boîtes rasa, voir l'essai « Esthétique rasa
et théâtralité » (2001) in Schechner, 2008.
6. Voir Rouget, 1985 ; Castillo, 1995 ; Kawai, Honda et al., 2001 ; Oohashi, Kawai et al.,
2002 ; Schmidt et Huskinson, 2010.
7. L'intérêt de Grotowski envers les chants vibratoires haïtiens s'inscrit dans un réseau fasci-
nant de personnes et de pratiques. Parmi les éléments de ce réseau, on trouve les soldats polonais
qui faisaient partie des forces envoyées par Napoléon en Haïti en 1802 pour réprimer la révolu-
tion des esclaves. La campagne se solda par un échec ; Haïti devint indépendante en 1804.
Quelques Polonais joignirent les rangs de la révolution et se virent offrir comme marque de
gratitude la citoyenneté haïtienne. Environ deux cent quarante acceptèrent et leurs descendants
sont aujourd'hui connus sous le nom de Polone-Ayisyens. En 1980, Grotowski se rendit en Haïti
à la recherche de possibles parents. Il invita un homme, Amon Fremon, houngan (prêtre vau-
dou), en Pologne pour le Théâtre des Sources. Voir Kolankiewiecz, 2012, pour un développe-
ment plus approfondi du lien haïtien-polonais de Grotowski.

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RÉSUMÉ

L'article interroge la pertinence actuelle des six points de contact entre théâtre et anthropologie
définis en 1985 par l'auteur, Richard Schechner. À l'aide d'outils critiques caractéristiques de
l'hybridité disciplinaire des Performance Studies (anthropologie, médecine, histoire), il envisage
comme performances des pratiques rituelles dites « indigènes » et préhistoriques représentatives d'un
« savoir incarné » délaissé ou déformé par le cadrage positiviste des sciences occidentales, et plaide
pour une adaptation méthodologique à cet objet.

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Richard Schechner

SUMMARY

The article interrogates the current relevance of the six points of contact between theatre and
anthropology defined in 1985 by the author. By means of critical tools characteristic of the discipli-
nary hybridity of Performance Studies (anthropology, medicine, history), it frames as performance
so-called “indigenous” and prehistoric ritual practices representative of an “embodied knowledge”
left out or distorted by the positivist outlook of Western science, and pleads for a methodological
adaptation to this object.

RESUMEN

El artículo interroga la pertinencia actual de los seis puntos de contacto entre teatro y antro-
pologia definidos en 1985 por el autor, Richard Schechner. A la ayuda de herramientas criticas
caracteristicas de la hibridad disciplinaria de las Performance Studies (antropologia, medicina,
historia), el contempla como “performance” las practicas rituales dichas indigenas y prehistoricas
representativas de un “saber encarnado” dejado o deformado por el encuadrado positivista de las
ciencias ocidentales, y pleitea por una adaptación metodológica a este objeto.
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