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ÉDITORIAL

Michèle Cohen-Halimi et Nuria Sánchez Madrid

Réseau Canopé | « Cahiers philosophiques »

2014/4 n° 139 | pages 5 à 6


ISSN 0241-2799
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques1-2014-4-page-5.htm
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ÉDITORIAL

« Kleist : On sait tous tellement de choses. Les têtes humaines


baignent dans les nuées. Mais on ne sait pas ce qu’on sait… »
Jean Grosjean, Kleist

L a question du rapport de Kleist à Kant n’est pas simplement la


question d’une quelconque « influence » de l’œuvre du philosophe
sur celle de l’écrivain. Kleist était familier de l’œuvre de Kant au même titre
que Schiller et Hölderlin. Cette familiarité continue s’atteste par des références
multiples, souvent implicites, tant dans l’œuvre que dans la correspondance
de l’écrivain 1, mais elle se pense moins comme une rencontre incidente plus
ou moins marquante que comme une véritable « révolution » contiguë à un
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grand danger, défini par Nietzsche dans Schopenhauer éducateur à propos
de Kleist lui-même, « Désespérer de la vérité » : « Ce danger accompagne
tout penseur qui commence son chemin à partir de la philosophie de Kant,
à supposer qu’il soit un homme robuste et complet dans la souffrance et
le désir, et non simplement une cliquetante machine à penser et calculer.
Or nous savons tous très bien ce qu’il y a de honteux à ce présupposé ; il
me semble même en général que Kant n’a exercé cette pénétration vivante,
métamorphosant sang et sèves, que sur très peu d’individus. […] C’est
seulement chez les esprits les plus actifs et les plus nobles, ceux qui n’ont
jamais supporté de rester dans le doute que surgirait […] ce bouleversement,
ce désespoir à l’égard de toute vérité ainsi que par exemple Heinrich von
Kleist l’a vécu comme effet de la philosophie kantienne 2… »
Ce désespoir compris comme expérience cruciale pour la pensée s’élu-
cide donc à partir de la coïncidence profonde entre, d’une part, l’analytique
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 139 / 4e trimestre 2014

kantienne du sublime qui prend définitivement congé de toute présentification


de l’absolu et le bouleversement imposé par la troisième Critique à l’usage
dogmatique du concept de téléologie et, d’autre part, la secousse radicale
qu’impose Kleist à la logique de la représentation. Cette coïncidence se décline
ici selon plusieurs perspectives : une réflexion nouvelle sur la destination
de l’homme, une interrogation sur le désordre cosmo-théologique et sur la
part que le hasard vient prendre dans l’usage d’une nécessité, devenue chez
Kant strictement subjective, du jugement réfléchissant téléologique et, enfin,
un enfoncement toujours plus vertigineux dans les ambiguïtés de l’identité
à soi, cette identité fût-elle requise par le jugement moral d’imputation.
Cette déclinaison du bouleversement produit par Kant dans l’écriture et

■■ 1. Voir L. Muth, Kleist und Kant , Cologne, Köln Universität, 1954.


■■ 2. F. Nietzsche, Troisième Considération inactuelle, dans Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 1988, p. 33.
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la pensée de Kleist ouvre l’horizon d’une modernité discursive, celle du


philosophe comme celle de l’écrivain, qui quittent tous deux le champ de
la représentation pour se mesurer autrement aux désordres, errances et
intermittences de la vie.
Les quatre textes que comprend le dossier de ce numéro des Cahiers
philosophiques partagent le dessein de constituer Kleist en une sorte de
guide inattendu pour porter au jour plusieurs questions, qui mettent en
crise le système kantien des facultés : la crise expérimentée par la réflexion
à propos de la destination de l’homme et de son lieu propre dans le monde,
l’éclatement d’une téléologie indifférente à l’expérience de la catastrophe
dystéléologique, la scission de l’ipséité morale au profit d’une ambivalence
perpétuelle propre au Spiegelmensch et, finalement, la perversion de l’auto-
nomie, qui peut finir par viser son dépassement et sa destruction.
Ainsi se trouve circonscrit ce qu’on appellera l’envers caché des présen-
tations par trop apolliniennes de la pensée kantienne et ainsi s’atteint une
espèce d’équilibre grâce à l’étrange supplément critique apporté par les récits
et les drames de Kleist. Ces derniers substituent à l’espoir de la connais-
sance scientifique un esprit de voyage perpétuel, tel que Kleist l’a confié à
Ulrike von Kleist, dans une lettre du 23 mars 1801. Les parcours déployés
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par les quatre articles présentent le laboratoire d’une pensée kantienne qui
répugne à colmater les failles de ses concepts et garde le silence sur les
parts inconnues et les plis les plus profonds de l’âme. Le dossier tout entier
tente donc de projeter une figure de Kleist qui, au lieu de mettre en scène
une rupture avec le style kantien de la pensée, insiste sur les aspects les
plus sublimes et dramatiques de la méthode critique. Dans cette approche,
Kleist ouvre un sillage ultérieurement poursuivi par d’autres écrivains-
penseurs du xx e siècle, tels Benjamin et Kafka si tributaires, l’un et l’autre,
de la découverte de la faculté de juger et du Faktum de la loi morale. Les
obsessions kantiennes de Kleist montrent finalement que le chemin critique
devait faire face à ses propres « contrecoups » (Gegenstösse) inconscients :
le doute, la perversion, le désordre, qui réclament tous leur droit à jouir de
la lumière protectrice de la critique.
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 139 / 4e trimestre 2014

Michèle Cohen-Halimi et Nuria Sánchez Madrid

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