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La Découverte | « Mouvements »
2007/3 n° 51 | pages 7 à 12
ISSN 1291-6412
ISBN 2707152749
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Jim Cohen et al., « Dossier. Le tournant postcolonial à la française », Mouvements 2007/3 (n°
51), p. 7-12.
DOI 10.3917/mouv.051.0007
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Le tournant postcolonial
à la française
L
a France serait-elle en train d’accomplir sa mue postcoloniale ? La révision
du « fait colonial » au sens large semble engagée, à savoir non seulement
de vade mecum à la gestion française des pages sombres de son histoire a occulté
les rémanences et échos assourdis laissés par l’esclavage et la colonisation dans les
structures sociales et politiques. Le caractère inachevé de la décolonisation est
encore à inventorier. Des phénomènes convergents témoignent néanmoins d’une
profonde transformation du regard que la société française porte sur l’héritage du
passé colonial et de la prise en compte du poids de ce passé. Si ce moment post-
colonial correspond au tout début d’une reconnaissance par la société française
de la diversité qui la constitue – et qui doit beaucoup aux territoires ex-colonisés
–, les voies de cette prise de conscience sont à la fois diverses et contradictoires.
Le couvercle saute et le refoulé remonte en gros bouillonnements.
comme une diversion à des exigences de justice sociale illustre l’ampleur des malen-
tendus et la difficulté à dépasser une opposition manichéenne entre question sociale et
question « identitaire » ou « raciale ». Face aux revendications mémorielles, le milieu
académique a adopté une posture souvent très défensive et s’est inquiété de la tra-
duction de questionnements historiques en plate-forme de mobilisation politique. À
peine esquissé, le travail de mémoire sur le passé colonial était déjà disqualifié.
Avec un retard significatif, les sciences sociales et historiques françaises ont fini par
aborder de nouveaux territoires, élaborer de nouvelles problématiques, et en fin de
compte s’intéresser au vaste chantier des « postcolonial studies » et des « subal-
tern studies » ouvert depuis bientôt trente ans dans le monde anglophone, notam-
ment en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en Inde. Après la parution en 1978 de
L’Orientalisme, ouvrage pionnier d’Edward Said qui déconstruisait les représenta-
tions occidentales de l’Autre, l’enjeu de ce nouveau courant était d’apporter une
attention particulière au regard et au vécu des colonisés de façon à renverser la
perspective adoptée sur le passé colonial comme sur les traces de ce passé dans le
présent. Que cette littérature ait été redevable de grands précurseurs francophones
(Aimé Césaire, Frantz Fanon, Jean-Paul Sartre, plus près de nous Édouard Glissant,
Leila Sebbar ou Maryse Condé), qu’il y ait eu aussi en France quelques figures iso-
lées engagées dans une démarche comparable (Abdelmalek Sayad), n’empêche
pas de constater que ce courant s’est toujours inscrit à la marge du champ acadé-
mique. Or, l’importance de la thématique « postcoloniale » dans les parutions
récentes, notamment dans les revues, illustre un phénomène, si ce n’est de légiti-
mation, du moins de transposition de théories et de concepts. Signe des temps, les
travaux d’auteurs comme Stuart Hall et Paul Gilroy sont enfin traduits en français.
Reste que ce mouvement s’est heurté à une forte résistance de la part de tous ceux
qui, au sein des sphères politique, médiatique ou académique, ont pu avoir le sen-
timent que la recomposition de repères consécutive à ce changement de perspec-
tive mettait à mal leurs convictions et positions. Le front d’opposition aux postcolo-
nial studies est loin d’être homogène. Au contraire, il fédère des acteurs aux intérêts
et aux backgrounds très éloignés, voire antinomiques. Il est ainsi difficile de relier
entre elles les réactions presque unanimement hostiles à l’encontre du mouvement
des « Indigènes de la République », sinon dans leur utilisation commune de l’argu-
ment d’autorité, comme si le discrédit, l’ostracisme et la délégitimation de ces vilains
petits canards de l’hyper-critique relevaient de l’évidence. À côté du classique ana-
thème de « communautarisme », on aura abusé de l’opposition entre « question
sociale » et « question raciale », notamment dans le contexte des émeutes de
qu’il est convenu d’appeler le modèle républicain français, mais elle signifie à coup
sûr une volonté de comprendre cette référence normative dans un certain
contexte historique, de saisir la manière dont, dans ses énonciations les plus rigides
et dogmatiques, elle tend à occulter les rapports de domination en décourageant
un traitement sérieux et systématique du problème des discriminations.
L’ouverture au postcolonial n’implique, enfin, aucune position normative précise sur la
manière dont l’État devrait interpréter l’histoire et reconnaître des mémoires collectives,
mais en revanche elle prend très au sérieux les discussions sur l’héritage du colonialisme
et de l’esclavage, en refusant l’idée que la reconnaissance de ces formes de domina-
tion et d’oppression conduirait automatiquement à verser dans la « victimologie », la
« concurrence des victimes », la « repentance » ou le « communautarisme ».
été mené sur Vichy et le sort des Juifs de France sous l’occupation. Les usages de
l’histoire dans ce travail de mémoire sont clairement mis en question dans les deux
cas. L’histoire doit-elle aider à consolider les mémoires ?
Plusieurs auteurs qui commentent cette situation dans notre dossier sont égale-
ment acteurs du débat, que ce soit dans le domaine proprement universitaire ou
dans la sphère politique. Notre seul parti pris dans ce débat postcolonial consiste
à l’aborder sans exclusive. Les enjeux sont loin d’être seulement théoriques. Par le
débat postcolonial à la française se formulent de nouvelles interprétations critiques
de l’histoire – l’histoire coloniale elle-même, ses prolongements possibles dans
l’histoire contemporaine, mais aussi la question de l’usage des connaissances his-
toriques dans la construction d’une mémoire publique de ce que fut la domina-
tion coloniale pour les peuples qui l’ont subie.
Si la France et son complexe (post) colonial sont au centre du dossier (mais la Belgique
Avec notamment la traduction inédite d’un texte pionnier d’Ella Shohat paru en 1992
et souvent repris dans les anthologies sur les postcolonial studies, ou encore un entre-
tien exclusif avec Paul Gilroy, célèbre militant et écrivain issu des cultural studies
anglaises et auteur de L’Atlantique noir (traduit en français en 2003, dix ans après sa
publication en anglais), nous voulions apporter, dans la seconde partie du dossier, des
éléments de référence pour comprendre le courant de pensée post-colonial, en contre-
point des débats. Ce courant de pensée est loin d’être unifié et se laisse difficilement
résumer. L’entretien avec Achille Mbembe témoigne en ce sens d’un renouveau de ces
problématiques à l’aune d’un questionnement original, plus ancré dans des disciplines
comme la philosophie, sommant cette dernière à penser sa propre contemporanéité.
Le point commun des « études postcoloniales » est sans doute de servir de boîte à outil
pour contrer les visions rigides des frontières identitaires, les mécanismes de sélection
qui condamnent les uns à rester dehors (hors frontières), les autres à subir les effets des