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CORPUS LITTÉRAIRES : QUELLE PLACE POUR LE NOUVEAU ?

A l'oral de l'EAF : « Candide , chapitre III, encore ! »


Dominique DUCOS

Armand Colin | Le français aujourd'hui

2011/1 - n°172
pages 43 à 52

ISSN 0184-7732

Article disponible en ligne à l'adresse:


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Pour citer cet article :


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DUCOS Dominique, « Corpus littéraires : quelle place pour le nouveau ? » A l'oral de l'EAF : « Candide , chapitre III,
encore ! »,
Le français aujourd'hui, 2011/1 n°172, p. 43-52. DOI : 10.3917/lfa.172.0043
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CORPUS LITTÉRAIRES :
QUELLE PLACE POUR LE NOUVEAU ?
À L’ORAL DE L’EAF : « CANDIDE , CHAPITRE III, ENCORE ! »
Dominique DUCOS
Lycée Jean Lurçat, Paris

Au terme de l’année scolaire et avant de prendre en charge la correction


de l’écrit, les professeurs examinateurs de l’épreuve anticipée de français
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(EAF) interrogent les élèves de première sur les différents objets d’étude
travaillés pendant l’année. Pour mener cet examen en toute équité, ils
s’appuient sur un descriptif présentant les textes et les œuvres lus ainsi que
les activités menées dans le cadre de la classe. Une première réunion leur
permet de découvrir les différents descriptifs des classes qui leur sont attri-
buées pour la passation de l’épreuve, de les confronter et d’harmoniser
leurs critères d’évaluation. Or, de manière récurrente, cette première
réunion d’harmonisation devient le théâtre de récriminations portant
essentiellement sur les corpus littéraires présentés dans les descriptifs.
« Candide, chapitre III, encore ! », telle est la plainte qui envahit l’espace
de la salle. « Encore et toujours les mêmes textes, les mêmes œuvres, les
mêmes auteurs, comment renouveler les questions posées aux candidats
quand les corpus se ressemblent tant et que les extraits choisis sont aussi
canoniques ? », tel est l’incessant « gromelot » qui, montant crescendo,
réunit les acteurs.
Le spectacle se rejoue ainsi tous les ans. Pourquoi les professeurs, ayant
eux-mêmes en charge des classes de première, réitèrent-ils d’année en
année ces plaintes ? Le constat d’un piètre renouvellement des corpus pro-
posés à l’oral de l’EAF est-il effectif ? Quelles raisons objectives et subjec-
tives les acteurs donnent-ils pour expliquer ce difficile renouvèlement des
corpus littéraires ? Quelles perspectives de renouvèlement peut-on déve-
lopper ?
L’enquête sur laquelle cet article s’appuie n’est certes qu’un coup de sonde
au regard des travaux de l’Observatoire des listes d’oral qu’avait mis en
place Bernard Veck (1992) à l’INRP dès le début des années 1990 : elle ne
prétend pas à l’exhaustivité mais pointe l’urgence d’une réflexion sur cette
problématique puisque celle-ci ne semble guère avoir été relancée depuis
les constats de Gérard Langlade sur « La littérature restreinte de l’enseigne-
ment des lettres » (2002) ou ceux de Michel P. Schmitt, en 2006, condui-
sant à associer « École et dégout littéraire » (2006).
Le Français aujourd’hui n° 172, « Corpus littéraires en question »

Un constat sans ambigüité


Prenons un panel de trente descriptifs de l’EAF 2010 émanant de lycées
des académies de Paris, Versailles, Créteil et couvrant les séries générales
(L, ES, S) et technologiques (STI, STG). Limitons notre analyse aux
quatre objets d’étude communs à ces différentes sections : le théâtre, le
roman, la poésie et l’argumentation (« convaincre, persuader, délibérer »).
Distinguons les lectures analytiques des lectures cursives. Qu’observons-
nous ?
En classe de première, l’objet d’étude « théâtre » est centré sur les rap-
ports entre texte et représentation. L’élève étudie une œuvre dramaturgique
du XVIIe siècle à nos jours dans cette perspective. Il est préconisé de
s’appuyer sur une représentation à laquelle les lycéens peuvent assister. Les
instructions officielles comme les nouveaux manuels ne bornent pas
temporellement les œuvres étudiées en lecture intégrale ou en extraits.
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Pourtant, sur les trente descriptifs, seize d’entre eux privilégient le siècle
de Louis XIV. Le XVIIe symbolise, nous le savons tous, l’âge d’or du
théâtre ! Molière obtient la palme du dramaturge de référence, Dom Juan
est la pièce la plus étudiée (9 occurrences), suivie de Tartuffe (4 occur-
rences). Le XVIIIe siècle est présent dix fois, notamment grâce à Marivaux
et à La Double inconstance (4 occurrences). Le XIXe est peu représenté,
(4 occurrences), le Ruy Blas de Victor Hugo figurant à lui seul le théâtre
romantique.
La dramaturgie du XXe siècle apparait huit fois, essentiellement dans des
groupements de textes. Seuls, Antigone de Jean Anouilh et En attendant
Godot de Samuel Becket font l’objet d’une lecture intégrale. Un unique
auteur contemporain vivant est présent, qui s’avère être aussi la seule repré-
sentante féminine de l’écriture théâtrale : Yasmina Réza avec des extraits de
Art. Force est donc de constater que le théâtre contemporain n’obtient pas
une forte adhésion et que, malgré les nombreuses mises en scène actuelles
des pièces de Koltes, Lagarce, Minyana, Novarina, Schmitt ou Grumberg,
l’étude des œuvres de la fin du XXe et du XXIe est encore très rare.
Si les lectures analytiques portent sur les scènes canoniques des œuvres
dramaturgiques classiques, Dom Juan étant étudié 9 fois au travers des
mêmes scènes et selon des problématiques semblables, qu’en est-il des lec-
tures cursives ? Les descriptifs laissent apparaitre une très nette baisse de
l’engouement pour le XVIIe siècle, hormis Dom Juan, donné 5 fois à lire.
L’œuvre la plus représentée est la courte comédie de Marivaux, L’Ile des
esclaves (8 occurrences) et c’est le XXe siècle qui recueille le plus grand
nombre d’occurrences : Les Bonnes de Genet reviennent 3 fois et des auteurs
contemporains comme Schmitt et Réza (à nouveau la seule femme !) appa-
raissent plusieurs fois. Les élèves étudient donc des œuvres du répertoire
classique, mais lisent du théâtre moderne (16 occurrences).
L’objet d’étude « poésie » permet, par la lecture d’un recueil ou de textes
poétiques du XVIe siècle à nos jours, de cerner la spécificité du travail poé-
tique sur le langage, en mettant plus particulièrement l’accent sur le pas-
sage à la modernité. Baudelaire, chantre de la modernité, apparait comme
le poète incontournable : 21 descriptifs proposent la lecture de poèmes

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Corpus littéraires : quelle place pour le nouveau ?…

tirés des Fleurs du mal (16 occurrences) ou des Petits poèmes en prose (5
occurrences). Le XIXe siècle est très majoritairement représenté (49 occur-
rences) : outre Baudelaire, citons Rimbaud (12 occurrences) et Hugo (11
occurrences). Ce siècle symbolise bien dans l’esprit de tous, l’âge d’or de la
poésie ! Si les poètes du XVIIe et du XVIIIe attirent fort peu, les figures tuté-
laires du XVIe, Ronsard et Du Bellay résistent (9 occurrences). Le XXe siècle
est bien présent (36 occurrences), représenté par des poètes divers de la
première moitié du siècle : Apollinaire arrive en tête avec 9 occurrences,
suivi de Ponge et le célèbre poème « Le pain » de son recueil Le Parti pris
des choses. Aucun poète contemporain ou de la fin du XXe n’apparait et l’on
doit noter, une nouvelle fois, que si Louise Labé n’avait existé, il n’y aurait
aucune représentation féminine.
En poésie, le choix des lectures cursives se porte à nouveau essentielle-
ment sur Baudelaire. Si peu de recueils poétiques font l’objet d’une lecture
personnelle, plusieurs descriptifs préconisent la lecture d’anthologies thé-
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matiques. Le constat est net : les élèves lisent surtout les poèmes étudiés en
lecture analytique, donc ceux du XIXe. Les poètes contemporains ne
méritent pas encore leur place dans les descriptifs.
L’objet d’étude « convaincre, persuader, délibérer » permet aux élèves
d’interroger, en étudiant une œuvre complète ou un groupement de textes,
les modalités de l’argumentation directe et indirecte au travers des formes
de l’essai, de la fable et du conte philosophique. D’où l’importance prise
par Voltaire dont le conte philosophique est plébiscité : Candide de Vol-
taire apparait sur 16 descriptifs, le défenseur de Calas est cité 32 fois. Le
e
XVIII est en outre représenté par Diderot (15 occurrences) et Montesquieu
(8 occurrences). L’argumentation au XVIIe s’étudie exclusivement au travers
des Fables de La Fontaine (8 occurrences) ; Hugo est le seul représentant du
e e
XIX . L’étude de l’argumentation au XX siècle, fort rare, (6 occurrences) se
fait surtout grâce aux poètes tels que Prévert, Vian, Desnos, Césaire, qui, par
leurs chants d’appel à la liberté, permettent le croisement des deux objets
d’étude. Tahar Ben Jelloun est le seul auteur contemporain vivant abordé
par l’étude d’un seul texte : « Suis-je un écrivain arabe ? ». Les œuvres des
hommes des Lumières éclairent donc massivement l’étude de l’argumenta-
tion. Notons que Mme du Châtelet permet l’étude d’une « pensée fémi-
nine «. Il semblerait que le domaine des idées soit dévolu au cerveau
masculin !
Les lectures cursives reposent majoritairement sur des œuvres du
e
XVIII siècle. Les contes voltairiens (23 occurrences) sont largement privilé-
giés. Le XVIe, le XVIIe et le XIXe siècles sont presque ignorés alors que le XXe
obtient 14 occurrences dont 5 pour l’apologue d’Orwell, La Ferme des ani-
maux. Quelques auteurs contemporains viennent apporter une touche de
modernité : Carrière, Daeninckx, Coelho, Pavloff. Aucune œuvre de
femme n’est proposée. Le constat est sans appel : l’argumentation ne s’étu-
die guère au travers d’œuvres du XXe et du XXIe siècle.
Depuis 2007, le nouvel objet d’étude « le roman et ses personnages,
visions de l’homme et du monde » invite les élèves à procéder à la lecture
intégrale d’un roman du XVIIe à nos jours. Notre panel de descriptifs privi-
légie largement le XIXe siècle (35 occurrences). Les romans de Maupassant,

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Le Français aujourd’hui n° 172, « Corpus littéraires en question »

Bel Ami et Pierre et Jean sont les plus étudiés. Le réalisme et le naturalisme
semblent figurer l’apogée du roman. Le XVIe, le XVIIe et le XVIIIe siècle sont
très peu choisis. L’écriture romanesque du XXe (21 occurrences) se présente
dans une certaine diversité : si L’Étranger de Camus apparait 4 fois, les
autres œuvres ne sont citées qu’une seule fois. Notons que le choix se foca-
lise sur des romans publiés avant 1960 tels que L’Écume des jours de Vian
ou Bonjour tristesse de Sagan. Deux romanciers contemporains sont cepen-
dant élus : Daeninckx et Grimberg, le premier pour Cannibale, le second
pour Un Secret. Quatre romancières de différentes époques sont présentes :
Mme de La Fayette, Duras, Sagan et Sarraute.
Le choix des lectures cursives porte en tête le XXe siècle (21 occurrences).
L’Étranger de Camus reçoit le Goncourt des descriptifs et de nombreux
romans contemporains sont proposés parmi lesquels deux Goncourt des
lycéens : Le Soleil des Scorta de Laurent Gaudé et Le Rapport de Brodeck de
Philippe Claudel. Remarquons enfin que les femmes font une entrée
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remarquée avec la présence de 5 auteures dont 4 du XXe : N. Huston,

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A. Nothomb, M. Duras et I. Nemirovski. Cet objet d’étude semble à l’évi-
dence permettre davantage la lecture d’œuvres plus récentes et moins uni-
formes.
Le constat est donc dépourvu d’ambigüité : les textes et œuvres complètes
présentés à l’oral de l’EAF sont empreints de « classicisation » (cf. tableaux
en annexe). À chaque objet d’étude son siècle, et le renouvèlement des cor-
pus littéraires stagne. Douze ans après la large enquête de B. Veck, les pro-
fesseurs de lettres semblent encore opter pour un « corpus restreint ».
L’intérêt pour l’écriture contemporaine est peu manifeste et pourtant les
enseignants l’apprécient, la lisent, parlent d’elle… Une fréquentation assi-
due des salles de professeurs et une visite régulière des forums dédiés aux
enseignants de lettres suffisent à s’en rendre compte. Comment alors expli-
quer cette absence de renouveau ?

Des raisons objectives et… subjectives


L’analyse de ce panel de trente descriptifs atteste du poids des contraintes
institutionnelles. En effet, les instructions officielles et les programmes
d’accompagnement incitent (peut-être sans le vouloir) les professeurs à
choisir des corpus littéraires normés, correspondant à des attendus de
connaissances des œuvres classiques. La lecture d’une comédie ou d’une
tragédie classique est donnée en exemple, permettant de croiser judicieuse-
ment l’objet d’étude « théâtre » avec un mouvement littéraire, le classi-
cisme. De même, un groupement de textes du XVIIIe est préconisé pour
permettre aux élèves d’appréhender le mouvement littéraire et culturel des
Lumières. S’interroger sur le passage de l’écriture poétique à la modernité
induit un travail sur les grands poètes du XIXe et permet de mettre l’accent
sur le Romantisme et le Symbolisme. Enfin, l’analyse de la vision du monde
portée par les personnages des romans réalistes et naturalistes du XIXe
conduit à la mise en lumière des difficultés sociales et politiques d’une
deuxième moitié de siècle que les élèves sont amenés à étudier dans leurs
cours d’histoire en classe de première.

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Corpus littéraires : quelle place pour le nouveau ?…

De plus, le nombre réduit d’heures d’enseignement de la littérature fran-


çaise en classe de première (3 heures en série technologique, 4 heures en
série générale) est révélateur d’un ensemble de canons implicites qui struc-
ture la pratique des enseignants de lettres.
N’oublions pas que, d’une part, les professeurs sont parfaitement
conscients de la difficulté que représente la préparation des examens oraux
pour leurs collègues examinateurs qui, dans le temps réduit qui leur est
imparti, n’auront pas l’opportunité de maitriser une œuvre inconnue d’eux
et, de ce fait, n’interrogeront pas les élèves sur ce corpus littéraire.
D’autre part, la plupart des trente collègues interrogés dans le cadre de
ce sondage sur ce difficile renouvellement des corpus invoquent leur
éthique professionnelle :
– Comment imaginer laisser des adolescents vivre leur dernière année
d’enseignement de la littérature sans connaitre les « grands textes » des
« grands auteurs » francophones ?
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– Comment échapper à la lourde responsabilité de transmission d’un patri-
moine culturel ?
– L’apriori d’une méconnaissance par les élèves des auteurs classiques pèse
aussi fortement dans le choix des corpus. Ce présupposé met en lumière
le cloisonnement des cycles d’enseignement. Il serait intéressant de son-
der par une enquête complémentaire la connaissance que les professeurs
possèdent des corpus proposés dans le premier cycle et au collège.
Enfin, les professeurs évoquent souvent les difficultés éditoriales :
– Comment demander aux élèves de se procurer des œuvres qui n’ont pas
encore été publiées dans des éditions bon marché ? Ce dernier argument
est-il de « bon aloi » quand nous savons que de nombreux textes du
xxie siècle existent déjà en collection de poche ? Ne relève-t-il pas de
l’alibi ?
En effet, si nous prenons en compte le caractère paradoxal des plaintes
réitérées lors des réunions d’harmonisation de l’oral de l’EAF, nous voyons
bien que les arguments invoqués par les acteurs recouvrent des résistances
plus sourdes. Le figement regretté des corpus littéraires doit son existence
aux acteurs susceptibles de mettre en œuvre un réel renouvèlement. Les
contraintes institutionnelles ne suffisent pas à légitimer ce paradoxe.
Mettre en œuvre dans la classe l’apprentissage d’une culture littéraire
contemporaine peut s’avérer source de déstabilisation. Les professeurs
transmettent ce qu’ils maitrisent pleinement et sont imprégnés de la culture
que l’institution leur a elle-même transmise. La reproduction des schémas
culturels, consciente ou non, les conduit à opérer une « classicisation » cen-
surant leurs désirs de renouvèlement.
Interrogés dans le cadre évoqué plus haut, les professeurs avouent leur
manque de confiance dans l’affirmation de la réelle qualité littéraire des
textes contemporains : leurs auteurs deviendront-ils des « classiques » ?
L’écriture poétique et théâtrale de notre siècle s’avère si éloignée des normes
des siècles passés : cette nouvelle écriture s’inscrira-t-elle dans le patrimoine
culturel ? Si Koltès est entré au répertoire de la Comédie française et si l’on
y joue les pièces de Lagarce, qui dit que ces dramaturges ne sombreront pas

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Le Français aujourd’hui n° 172, « Corpus littéraires en question »

dans l’oubli ? La stabilité et la durée semblent donc constituer des critères


majeurs dans le choix des corpus que les professeurs opèrent.
De plus, la construction de séquences pédagogiques à partir de corpus
littéraires contemporains implique de concevoir des lectures analytiques
originales, qui ne peuvent trouver appui sur une analyse antérieure
sécurisante. Nombre de professeurs mettent ainsi en avant leurs incerti-
tudes quant au bienfondé de leurs propres lectures. Et si leur interprétation
des textes était erronée ? Et si leurs lectures analytiques étaient remises en
question par leurs propres collègues lors de l’oral de l’EAF ? Et s’ils met-
taient ainsi leurs élèves en échec ? La question de la « bonne lecture » d’un
texte, en dépit des apports de la Nouvelle Critique reste au cœur des préoc-
cupations de nombre d’enseignants qui préfèrent s’en remettre à la doxa
d’un guide pédagogique.
Entre censure et autocensure, le sillon offert au renouvèlement des cor-
pus littéraires présentés à l’oral de l’EAF est plus qu’étroit. Pourtant, l’assen-
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timent existe, le désir est affirmé. Comment résoudre ce paradoxe ?

Quelles perspectives ?
L’idée d’un renouvèlement des corpus littéraires présentés à l’oral de
l’EAF bénéficie d’un accueil le plus souvent positif de la part des acteurs
chargés de l’enseignement de la littérature au lycée et des lycéens eux-
mêmes qui manifestent toujours un réel enthousiasme lorsqu’ils sont
conduits à découvrir la culture de leur siècle. Comment s’appuyer sur cet
assentiment pour faire évoluer les pratiques ? L’institution pourrait impul-
ser des actions de formation des professeurs du secondaire encourageant
ainsi ces derniers à connaitre les derniers travaux critiques universitaires.
Elle pourrait de même favoriser l’organisation de rencontres entre les
acteurs suscitant débats, réflexions et compte rendus d’expériences. Briser
la solitude de l’enseignant « coureur de fond » permettrait d’envisager un
partage de lectures d’œuvres contemporaines, une meilleure approche cri-
tique et, pourquoi pas, une élaboration commune de séquences. Les lec-
tures analytiques seraient ainsi validées, enrichies par un regard pluriel.
L’analyse des propositions de lectures cursives a montré que plusieurs
enseignants incitaient leurs élèves à découvrir la littérature contemporaine.
Serait-il si audacieux d’oser passer de la lecture personnelle à la lecture en
classe, du simple prolongement d’une séquence à l’étude approfondie et à
la lecture analytique ? Un simple regard sur les listes des auteurs présents
dans les nouveaux manuels de littérature permet de réaliser que leurs
concepteurs veillent à introduire des extraits d’œuvres contemporaines : les
textes sont là, assortis de propositions de questionnement dont chacun
peut, s’il le souhaite, trouver les corrigés dans le guide du professeur.
Il conviendrait aussi d’inciter au renouveau éditorial. Les collections
« scolaires » pourraient, plutôt que de publier la énième édition de Can-
dide ou de Dom Juan s’intéresser à la littérature contemporaine et proposer
des ouvrages qui sécuriseraient les enseignants dans leurs choix et dans
leurs pratiques, à l’instar de la ligne éditoriale de la collection « Étonnants
classiques » de Flammarion.

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Corpus littéraires : quelle place pour le nouveau ?…

D’autre part, il faut reconnaitre que le remaniement du programme de


la classe de première va offrir une plus grande souplesse et permettre, dans
la continuité du programme de seconde, d’orienter l’enseignement de la
littérature vers plus de « contemporanéité ». Ainsi, les élèves, qui auront
étudié le théâtre du XVIIe siècle en seconde, pourront aborder la dramatur-
gie contemporaine. De même, un travail sur la poésie ayant été mené, ils
pourront appréhender les écrits des poètes d’aujourd’hui. L’argument de
méconnaissance par les élèves des grands classiques deviendra obsolète et,
les professeurs pourront s’appuyer sur des prérequis solides pour amener
les lycéens à entrer dans l’écriture contemporaine.
L’occasion peut aussi être saisie de compenser l’extrême déséquilibre de
la représentation des auteurs masculins et féminins que nous avions noté
en analysant les descriptifs. Pourtant, la littérature féminine marque notre
début de siècle de sa force, de sa vivacité et de son originalité, tant au
niveau du théâtre, du roman que de la poésie. Un renouveau des corpus
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littéraires ne pourrait-il passer par une ouverture à cette littérature contem-
poraine ?
Enfin, pour atténuer les peurs et les résistances, il est nécessaire que des
formations soient proposées aux acteurs chargés de mettre en œuvre le
renouvèlement des corpus littéraires : comment aborder en classe la drama-
turgie contemporaine ? Comment procéder à la lecture d’un recueil de poé-
sies du XXIe siècle ? Si un effort de formation dans cette perspective se
remarque – il est ainsi proposé cette année par la DAFOR de découvrir
l’univers de P. Minyana – il n’est cependant pas encore suffisant.
Le renouvèlement des corpus littéraires présentés à l’oral de l’EAF est
loin d’être acquis. Les arguments ne manquent pas pour expliquer cet état
de fait, pourtant les acteurs interrogés disent souvent leur désir de renou-
veau. Malgré le titre de cet article, notre posture n’est pas celle d’un Can-
dide ; nous savons la complexité des liens entre désirs avoués et rêves tus :
la réforme récente des programmes de français au lycée tendant à un retour
à des objets d’étude plus classiques a prouvé la diversité des points de vue
des enseignants. Mais restons optimistes ! Des perspectives existent qui
deviendront peut-être demain des pratiques, si l’institution impulse un
renouvèlement par des orientations dont elle a la responsabilité.

Dominique DUCOS

Références bibliographiques
• VECK, B. (dir.) (1992). Enseignement du français dans le second cycle.
Texte, thème, problématique. Morceaux choisis, composition française, listes
d’oral. Paris : INRP, coll. « Didactique des disciplines ».
• LANGLADE, G. (2002). La littérature restreinte de l’enseignement des
lettres. Réflexions sur quelques conceptions de la littérature et de son ensei-
gnement. Trema, 19, 17-28.
• SCHMITT, M.P. (2006). École et dégout littéraire, Lidil, 33,
161-170.
Le Français aujourd’hui n° 172, « Corpus littéraires en question »

Tableau récapitulatif de l’analyse de trente descriptifs proposés


à l’oral de l’EAF 2010
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