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LE SUJET LECTEUR : UNE QUESTION POUR LA DIDACTIQUE DU

FRANÇAIS
Bertrand Daunay

Armand Colin | « Le français aujourd'hui »

2007/2 n° 157 | pages 43 à 51


ISSN 0184-7732
ISBN 9782200923563
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Pour citer cet article :


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Bertrand Daunay, « Le sujet lecteur : une question pour la didactique du français »,
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Le français aujourd'hui 2007/2 (n° 157), p. 43-51.


DOI 10.3917/lfa.157.0043
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LE SUJET LECTEUR : UNE QUESTION
POUR LA DIDACTIQUE DU FRANÇAIS
Par Bertrand DAUNAY
Université Charles de Gaulle
Équipe Théodile – Lille 3

La question didactique du sujet-lecteur est de celles – assez nombreuses en


didactique – qui confrontent toute réflexion à un véritable dilemme :
– d’une part, nombre de travaux ont amené à critiquer l’excès de forma-
lisme dans les études littéraires, dont l’une des conséquences est l’exclusion
du sujet lecteur de la sphère scolaire de la lecture ;

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– d’autre part, on ne peut être que méfiant à l’égard de tout appel à la
prise en compte de la subjectivité dans l’enseignement littéraire, dans la
mesure où le risque est grand qu’il relève essentiellement d’une posture
idéologique vis-à-vis du texte littéraire.
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Un tel dilemme a au moins l’avantage rhétorique de m’offrir ici la possi-


bilité d’une réflexion en deux temps, qui tentera de ramasser les arguments
permettant de décrire les inconvénients et les avantages de la restriction
scolaire de la subjectivité.
Mon postulat est que si la didactique veut approcher un sujet, c’est le
sujet didactique qu’elle se doit de décrire, soit l’élève en tant qu’il s’inscrit
« dans le système didactique, c’est-à-dire dans une relation explicite,
formelle, institutionnelle, à des savoirs disciplinairement médiés par le
maitre » (Reuter, éd., 2007 : 92). Ce sujet ne saurait être un simple calque
du sujet épistémique (concerné par le seul rapport au savoir) mais intègre
d’autres dimensions, sociales, affectives, psychologiques, cognitives : c’est
dans ce cadre de la description d’un sujet didactique que peut prendre sens
la notion de sujet lecteur en didactique1.

L’exclusion du sujet lecteur : ses formes et ses effets pervers


On peut dire que la question du sujet lecteur a fait retour en didactique
notamment par la prise en compte de l’excès de formalisme dans
l’approche des textes. Pour ma part, dans mes recherches sur la paraphrase
(Daunay, 2002a et 2002b), j’avance que le rejet de la paraphrase est le
signe d’un rejet de formes langagières par rapport aux textes littéraires
(qu’il s’agisse de lecture ou d’écriture métatextuelle) qui sont pourtant
avérées historiquement et dominantes socialement. C’est à ce titre que j’ai

1. Cet article est issu d’une conférence faite dans le cadre du séminaire du CELAM (Uni-
versité Rennes 2), le 9 décembre 2004.
Le Français aujourd’hui n° 157, Sujet lecteur, sujet scripteur, quels enjeux pour la didactique ?

pu avancer que le rapport formel au texte littéraire construit des normes


qui peuvent marquer une exclusion du sujet lecteur.
Tout le monde semble d’accord sur les effets pervers du formalisme et il
n’est pas nécessaire de s’y arrêter longtemps. Simplement, rappelons que
nous sommes dans une tendance lourde et séculaire : M. Jey (1998)
montre bien comment la discipline s’est constituée, au siècle dernier,
contrairement aux tenants d’une position plus « réaliste », sur des présup-
posés formalistes forts. Déjà, en 1890, les Instructions officielles notaient :
« L’enseignement des lettres sera moins littéraire mais plus philosophique
et plus humain. » L’évolution infirmera cette intention, comme le note
G. Lanson (1909 : 15 sq.) : « La “spécialisation” du français est allée crois-
sant […]. Le français a tendu à devenir une “spécialité” pure, un exercice
de critique littéraire, une étude […] d’histoire et de théorie littéraires. »
Que cette tendance au formalisme se soit accrue dans les trente dernières
années est évident. Et, sans me lancer dans une approche historique, je
voudrais ici comparer deux textes, qui montrent bien, à un siècle de
distance, comment le sujet lecteur a pu être mis en cause :

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Dans ses Conseils sur l’art d’écrire Dans Production de sens. Lire/écrire
(1890), G. Lanson, au chapitre inti- en classe de seconde (1988), B. Veck,
tulé « De la lecture », se référant à la au chapitre « Hors-discipline », évoque
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rhétorique, fait l’éloge du « lieu Barthes pour mettre en cause le « sens


commun », pour affirmer notamment : commun » et ajoute :
Une idée générale, quand elle n’est Il s’avère que bien souvent, les
pas une idée vague, est un résumé élèves, en difficulté devant un texte,
d’expériences nombreuses, elle embrasse font l’économie de le considérer
et dégage les caractères communs comme objet à étudier et réagissent
d’une collection d’êtres et d’une série en tentant de le ramener à un
de faits. C’est comme le cadre qui discours purement informatif et réfé-
assemble les fragments de la réalité. rentiel, directement branché sur le
Eh bien, dans ce cadre que vous même « réel » que celui qu’ils ont
fournit votre lecture, faites rentrer la l’impression (et la certitude) de vivre
réalité que vous connaissez, votre vie dans leur expérience quotidienne, et
intime, le monde qui vous entoure : justiciable, comme lui, des vérités
déformez-le s’il le faut ; agrandissez, reconnues du sens commun.
resserrez ; en un mot, adaptez-le à Dans ces conditions, le texte litté-
votre usage, et moulez le contenant raire [est] tant bien que mal réduit au
sur le contenu. L’idée sera vôtre alors ; décalque (plus ou moins tarabiscoté)
elle aura pour vous une valeur réelle et de l’environnement de l’élève.
propre. [Veck (1988 : 21)]
[Lanson (1890 : 25)]

B. Veck ne cite pas le texte de G. Lanson et n’y fait sans doute pas allusion ;
on dirait pourtant qu’il le calque pour s’en démarquer, tant ses mots semblent
être l’exacte antithèse des propos de Lanson : le principe d’adaptation des
textes au lecteur que ce dernier décrit, fondamental dans la conception scolaire
traditionnelle de la lecture, est désormais exclu par B. Veck de la discipline elle-
même : ultime étape d’un parcours qui a conduit la discipline « français » vers
un formalisme calqué sur les pratiques professionnelles (universitaires) de la
littérature. Or B. Veck est parfaitement clair dans les conséquences (qu’il
assume) de ce formalisme né des pratiques « professionnelles » de la lecture,
comme on peut le voir dans ces mots (1996 : 6) :

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« Le sujet lecteur : une question pour la didactique du français »

« Les enseignants ont tout intérêt à différencier la lecture extrascolaire, qui


ne relève pas de leur spécialisation disciplinaire, et la lecture scolaire, abou-
tissement des connaissances qu’ils transmettent. La confusion entre les deux
types de lecture est une ambigüité dont ne peut souffrir la discipline. »
Veck, qui caractérise la lecture du second cycle par la distance qu’elle
prend avec le texte2, place « hors-discipline » (1988 : 22) ou considère
comme une « lecture non disciplinaire » (1992 : 19) une lecture qui
n’établisse pas cette distance ni n’objective suffisamment le texte.
On voit bien le débat didactique sous-jacent à cette position de B. Veck :
dans une telle affirmation, c’est une conception de la discipline « par le
haut » qui se dessine : les pratiques professionnelles universitaires modè-
lent la discipline de façon descendante (de la même manière d’ailleurs que
la discipline littéraire au lycée a été longtemps et est encore souvent conçue
comme une réduction des pratiques de l’agrégation…). Alors qu’une autre
conception de la discipline est possible, « par le bas » en quelque sorte : c’est,
me semble-t-il, précisément ce que la didactique du français a pu apporter

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d’original dans les vingt dernières années en interrogeant les pratiques
effectives des élèves ; cette conception de la discipline explique le dévelop-
pement de recherches sur les pratiques extrascolaires (cf. le n° 23 de la revue
Repères) : ce n’est pas une préoccupation « exotique », mais proprement
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didactique : non qu’il s’agisse d’intégrer à l’école les pratiques extrascolaires


(c’est là un point de vue réducteur) ; mais il s’agit d’interroger « didacti-
quement », donc « dialectiquement », les pratiques scolaires et extrascolaires.
Une telle didactique est construite par le bas – doublement : d’une part,
elle ne s’élabore pas seulement par la transposition (ou application) de
savoirs ou de conceptions nés dans une discipline universitaire, mais
s’informe des savoirs et des conceptions de l’usage ordinaire ; d’autre part,
elle ne suppose pas que les pratiques scolaires légitimes sont les seules à
devoir faire l’objet d’une réflexion didactique, mais elle les met en dialogue
avec les pratiques sociales, notamment par un travail de médiation entre les
pratiques langagières et culturelles et les pratiques scolaires (cf. notamment
Privat et Reuter, 1991).
Or cette problématique n’est pas spécifique à la littérature : elle relève de
la didactique du français dans son ensemble, en ce qu’elle concerne les
pratiques extrascolaires des élèves sont aussi les pratiques langagières au
sens large. On pourrait encore, sur ces questions, faire sien ce mot de
M. Bréal (1878 : 319), à propos des patois :
« Au point de vue pédagogique, je crois que c’est toujours une chose dange-
reuse d’apprendre à l’enfant à mépriser ce qu’il doit à la maison paternelle. »
Si la didactique du français a affaire avec le sujet social, elle s’intéresse
aussi au sujet cognitif : pour prendre un exemple simple (que j’ai analysé
en détail ailleurs : Daunay, 2002a), citons J.-M. Fournier qui distingue
(1996 : 184) « savoirs disciplinaires » et « savoirs non disciplinaires » (on
retrouve là les positions de B. Veck, avec lequel il a collaboré) :
2. Cf. B. Veck (1988 : 21) : « La lecture des textes dans le second cycle repose d’abord sur
la distance qu’elle prend par rapport à eux ».

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Le Français aujourd’hui n° 157, Sujet lecteur, sujet scripteur, quels enjeux pour la didactique ?

« Les seconds peuvent renvoyer à des savoirs qui relèvent d’autres discipli-
nes. C’est le cas si le professeur de français s’improvise professeur d’histoire
pour rappeler ou donner des informations sur la guerre franco-prussienne
de 1870. Mais il arrive abondamment dans le corpus que nous observons3
que le professeur de français, pour assurer la compréhension littérale du
texte, soit contraint d’introduire ou de vérifier la disposition de connais-
sances qu’on ne rattacherait pas sans quelque artifice à une discipline cons-
tituée, et qui relèvent tout simplement de la connaissance du monde,
entendue dans le sens le plus immédiat et le plus général. »
Comme exemple, J.-M. Fournier cite des questions d’élèves sur le
cresson, ou sur les glaïeuls, ce qui ne laisse pas d’interroger sur la conception
du cours de français, qui place hors de la discipline des questions de voca-
bulaire. On voit bien ressurgir ce que je disais plus haut concernant la
conception de la didactique : s’il existe effectivement des disciplines cons-
tituées auxquelles il faille se référer (se rattacher, dit Fournier), le professeur
de français devient historien (ou philosophe, auraient dit les Instructions
officielles de 1890) ou doit faire appel à des savoirs non strictement disci-

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plinaires, mais relevant de la « connaissance du monde », comme dit
J.-M. Fournier (les Instructions officielles de 1890 auraient dit : de
l’humain).
Mais ce qui m’intéresse ici est, dans une telle conception restreinte de la
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discipline « français », l’exclusion hors de la discipline de tout ce qui est


nécessaire à l’acte de lecture. C’est, ici, le sujet cognitif qui est mis à mal,
de façon assez étrange. Car quelle modélisation cognitive de la lecture
évacue de fait le processus de référenciation du texte au monde ? On peut
toujours mener les croisades que l’on veut contre la lecture référentielle
(cf. Picard, 1986), il est difficile de nier qu’elle est nécessaire, en partie, à
l’acte de lecture, quel qu’il soit. Et je ne vois pas comment la discipline
« français » peut faire l’économie d’une prise en compte de ces processus
dans l’acte de lire, sauf précisément à s’ancrer dans un référent théorique
précis : les études littéraires formalistes.
C’est ma méfiance de ce type d’approche qui m’a amené à interroger les
effets pervers possibles de « la lecture comme art de la distance » (Rouxel,
1996 : 79), dont on voit une réalisation dans É. Bautier et J.-Y. Rochex
(1998), particulièrement quand les auteurs valorisent le commentaire où
« la distance construite par l’élève entre lui et le texte » est « maximale »
(p. 203). Le risque est que la pratique de cet art de la distance instaure fina-
lement, subrepticement, une censure d’une part du sujet cognitif en
lecture (cf. Daunay, 2002c).

La restriction scolaire de la subjectivité du lecteur :


une nécessité didactique
Pour autant, mettre en cause une entreprise de négation de certains
rapports au texte littéraire n’est pas prôner un retour à un subjectivisme
empiriste dans l’approche scolaire des textes littéraires : un danger guette
3. Il s’agit de transpositions de cours enregistrés.

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« Le sujet lecteur : une question pour la didactique du français »

toujours, qui est celui d’un empirisme spontanéiste, qui négligerait la


nécessité didactique de la construction d’outils conceptuels pour la lecture
– et il faut interroger la dichotomie un peu trompeuse entre subjectivisme
et formalisme. Je me rapproche, de ce point de vue, de J.-M. Adam
(1998 : 256), quand il ironise sur certain discours littéraire qui se donne
comme subjectif, sans garde fou méthodologique ; il y voit :
« une idéologie de la littérature et des façons de parler des textes littéraires :
le choix d’une pratique discursive dépouillée de tout corps conceptuel, la
glose sans recours au moindre métalangage et à la moindre méthodologie
issues d’une discipline des sciences humaines. »

Le risque est dans le possible relativisme d’une telle approche, que


dénonce R. Michel (1998 : 74) :
« La condamnation de l’aspect formel de la lecture méthodique est, sou-
vent, accompagnée d’un rejet de toute objectivation du sens du texte,
d’une attaque en règle contre les contenus, et d’un retour, sous couvert de

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pédagogie, à une empirie et à une subjectivité bien désolantes. »

Ce qui est en cause dans ces remarques, c’est la connivence culturelle que
sous-tend une telle approche, dont le rejet, il faut se le rappeler, était le
fondement de l’approche « scientifique » des textes : F. Ropé rappelle
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(1990 : 132) que l’introduction des études structurales dans les classes au
cours des années 1970-1980 voulait « échapper à l’effet de distinction
sociale des Belles-Lettres » – et s’accompagnait d’ailleurs d’un changement
de paradigme : les textes et non la littérature. A.-M. Chartier et J. Hébrard
(1997 : 112) voient les mêmes causes à la volonté des Cahiers pédagogiques
de prôner, à partir de la fin des années 1960, « un modèle “scientifique” de
la littérarité ».
Or il faut se méfier de ces retours de balancier, quand on dénonce le
formalisme. Car à l’inverse dans les années 1950, ces mêmes Cahiers péda-
gogiques, toujours au nom de la promotion d’un public scolaire différent
de l’élite, prônaient une explication de texte littéraire fondée sur « une
culture de l’émotion » et qui posaient que « lire c’est ressentir ».
J’emprunte ces expressions à A.-M. Chartier et J. Hébrard (ibid. : 106),
qui citent un propos tenu dans les Cahiers pédagogiques à cette époque
(ibid. : 94) :
« Il n’y a plus, parmi les enfants dont nous avons la charge, de clientèle pré-
destinée. Il faut obéir sans réticence, sans arrière-pensée, à l’exigence de jus-
tice qui veut qu’à tous les petits Français soient offertes des conditions
égales de formation humaine et de développement personnel. Au service
de cette foi démocratique, il faut au point de vue pédagogique un esprit dé-
pouillé de tout préjugé étroitement intellectualiste. »

Et cet effet de balancier a été bien décrit par J.-F. Halté (1992 : 75) :
« À certains moments de son histoire, le français a assumé vigoureusement
son décalage par rapport aux sciences, au risque du subjectivisme flou, à
d’autres, tentant de se dégager d’une image trop impressionniste, il s’est re-
vendiqué des sciences, au risque d’un scientisme. »

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Le Français aujourd’hui n° 157, Sujet lecteur, sujet scripteur, quels enjeux pour la didactique ?

Cet effet de balancier me semble inquiétant, quand on connait la


tendance des recherches comme des pratiques, en matière d’enseignement,
à oublier les erreurs passées : dénoncer le scientisme et les effets de censure
qu’il engendre ne doit pas nous amener à revendiquer un subjectivisme
débridé, qui a déjà montré ses effets pervers.
Il ne faut pas oublier que la mise à distance des faits langagiers est une
nécessité scolaire, de même qu’il faut rappeler la place centrale dans la
classe de français des métalangages et des formes les plus élaborées de
lecture des textes. B. Schneuwly (1995/2005 : 53) définit le savoir trans-
posable comme fondement de tout enseignement – même d’un ensei-
gnement de savoir-faire comme le français – par un processus de
modélisation ; il s’agit bien toujours de définir un savoir enseignable. Et,
de ce point de vue, la normalisation des comportements de lecture est un
objectif scolaire incontournable.
Il n’y a pas de contradiction avec ce que je disais plus haut : éviter les
effets de censure que peut engendrer une certaine conception distanciée de

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la lecture littéraire, ce n’est pas nier la distance que crée toute approche
scolaire de la lecture. Mais le sujet lecteur qu’il s’agit de réintégrer, c’est le
sujet didactique – dont la subjectivité est un aspect inhérent à l’apprentis-
sage. Ce sujet didactique peut être appréhendé comme acteur en tant qu’il
est « “agi”, “assujetti” (c’est-à-dire déterminé, constitué…) par le système
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de relations et de contraintes de l’espace social, de l’institution, où ils se


trouvent inscrits » (Reuter, éd., 2007 : 92)4.
Or la question qui se pose dès lors n’est pas spécifiquement littéraire. Je
voudrais pour illustrer cela, faire appel à un dialogue fictif d’élève, mais qui
condense bien des dialogues scolaires. Imaginons un dialogue en CM2
(que j’emprunte en fait à B. Lahire) :
« Dans la phrase Le train est grand, qu’est-ce que grand ?
– C’est le train »
Dans la réponse de l’élève, c’est bien une subjectivité qui s’exprime, qui
dit un rapport au langage… Si les effets de cette subjectivité sont scolaire-
ment rejetés comme une erreur, c’est à juste titre, parce qu’ils signalent un
rapport non distancié, non scolaire (non scriptural-scolaire, pour employer
les mots de B. Lahire) à la langue.
Si l’on rapporte cet épisode scolaire typique à la question de la littérature,
on est dans la même problématique et je ne vois pas la raison qu’il y aurait
à faire un sort particulier à la littérature pour poser la question de la subjec-
tivité, sur le strict plan didactique. La question est de savoir comment
didactiser la question de la subjectivité, autrement dit comment faire avec
la subjectivité de l’apprenant. C’est ainsi d’ailleurs que, dans son entreprise
de description des « postures de lecture des élèves », D. Bucheton intègre
cette dimension dans la question plus générale de « la rencontre entre les
pratiques sociales, culturelles et langagières des élèves et leurs pratiques
scolaires » (1999 : 137).
4. Cf. à cet égard, la réflexion de J.-M. Rosier (2004) sur la notion d’agent, qu’il préfère
modéliser plutôt que celle de sujet.

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« Le sujet lecteur : une question pour la didactique du français »

Poser la question comme spécifique à la littérature me semble receler un


grave danger. Et ce danger est matérialisé par le discours antididactique des
tenants de la littérature comme valeur non interrogeable. On peut
toujours, avec D. Sallenave (2001 :146 sq.) poser sans rire la question
« Qu’est-ce en effet que la littérature ? » pour répondre : « une conscience
qui s’expose dans l’épreuve singulière du monde, qui met en scène dans son
langage propre la diversité possible des expériences humaines : ce qu’on
appelle un auteur. » Nous revoilà dans le terrain d’une certaine subjecti-
vité, où peut malheureusement grandir un discours didactique sur la
lecture singulière de l’œuvre littéraire. On n’a là que des formes diverses de
la transposition d’une conception romantique dégradée de la littérature,
où prolifère le discours sur le sujet sensible.
Ce discours est assez incompatible avec une approche didactique, qui se
donne pour projet de penser les objets d’enseignement dans une situation
didactique : d’un point de vue didactique, la littérature est affaire de
savoirs et de savoir-faire objectivement descriptibles et enseignables.

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La didactisation du sujet lecteur est évidemment une nécessité si l’on
veut penser l’acte même d’enseignement, hors de l’imprégnation, volon-
tiers convoquée par les mêmes détracteurs de la dernière réforme du fran-
çais au lycée, comme chez H. Merlin-Kajman (2003 : 244), à propos de
l’apprentissage de l’écriture :
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« Je ne suis pas certaine qu’on puisse apprendre à bien écrire, encore moins
à écrire absolument parlant, sinon par l’écoute et la lecture, c’est-à-dire par
une imprégnation inconsciente suivie d’un investissement subjectif qui
relève du gout et du désir, imprescriptibles. »

Même conception chez F. Capel et E. Renard (2000, p. 38) :


« Il est douteux que l’on puisse faire assimiler à l’élève les codes et les fonc-
tionnements des textes littéraires […]. Quelques heures de cette pratique
ne pourront jamais remplacer l’imprégnation livresque qui seule permet-
trait d’acquérir la qualité du style, les références intertextuelles et l’aisance
imaginative. Cela demeurera le privilège de certains élèves pouvant en
bénéficier chez eux. »

Cette vertu de l’imprégnation vaut dans d’autres domaines : « C’est


pourtant le silence et l’écoute qui seuls permettent l’acquisition de la
langue » dit ainsi A. Finkielkraut, (2000).
Le défi lancé à la didactique est précisément de pouvoir objectiver le sujet
didactique pour ne pas le laisser dans l’imprescriptible ou le silence, mais
en faire un sujet d’apprentissage. De ce point de vue, le sujet lecteur n’est
qu’une facette de ce sujet didactique, une sorte de spécification de ce
dernier dans une approche théorique centrée sur l’activité de lecture5 : rien
5. La modélisation de M. Picard (1986), reprise (et légèrement modifiée) par V. Jouve
(1993), peuvent aider à la conceptualisation de ce sujet lecteur, à condition que cette
modélisation soit traduite en termes didactiques, autrement dit que l’on ne la suppose pas
pertinente en soi, quand elle n’est précisément pas pensée dans une logique didactique et
qu’elle n’interroge pas en quoi elle différerait par exemple de celle du « sujet parlant ». Pour
une discussion critique de cette modélisation, cf. B. Daunay (1999 ; 2002a).

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Le Français aujourd’hui n° 157, Sujet lecteur, sujet scripteur, quels enjeux pour la didactique ?

ne saurait justifier, d’un point de vue didactique, de le supposer autonome


au point de le construire théoriquement en dehors des contraintes liées au
système didactique.

Bertrand DAUNAY

Références
• ADAM J.-M. (1998), « Les métalangages des sciences humaines et l’enseignement
de la littérature : réflexions en marge », dans J. Dolz & J.-C. Meyer, (dir.) (1998),
Activités métalangagières et enseignement du français. Actes des Journées d’étude en di-
dactique du français (Cartigny, 28 février – 1er mars 1997), Berne, Peter Lang.
• BAUTIER É. & ROCHEX J.-Y. (1998), L’Expérience scolaire des nouveaux lycéens.
Démocratisation ou massification ?, Paris, Armand Colin.
• BRÉAL M. (1878) « L’enseignement du français dans les écoles primaires », La
Revue politique et littéraire. Revue des cours littéraires [dite Revue Bleue], 2e série,
n° 14, 5 octobre 1878.
• BUCHETON D. (1999), « Les postures du lecteur », dans P. Demougin & J.-F.
Massol (coord.) (1999), Lecture privée et lecture scolaire. La question de la littérature

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à l’école, Grenoble, CRDP.
• CAPEL F. & RENARD E. (2000), « Les obstacles à l’enseignement des lettres au
lycée », dans M. Jarrety (Dir.) (2000), Propositions pour les enseignements littéraires,
Paris, PUF.
• CHARTIER A.-M., HÉBRARD J. (1997), « Humanités modernes et culture de
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