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AVANT-PROPOS

Renée Koch Piettre

Presses Universitaires de France | Diogène

2004/1 - n° 205
pages 3 à 10

ISSN 0419-1633

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Pour citer cet article :


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Koch Piettre Renée, « Avant-propos »,
Diogène, 2004/1 n° 205, p. 3-10. DOI : 10.3917/dio.205.0003
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AVANT-PROPOS
par

RENÉE KOCH PIETTRE

Il en est de la diversité culturelle comme du patrimoine naturel et


biologique : les efforts pour conserver les langues nationales, les rites et
les traditions sont emportés par la marée montante de la
mondialisation. Mais, simultanément, les modes se font et se défont,
des édifices surgissent de terre, des théories se bâtissent, des
techniques nouvelles produisent des arts de vivre inédits. La bigarrure
culturelle est celle d’un kaléidoscope mouvant. Il n’empêche, certes, que
les pertes paraissent progresser bien plus vite que les créations
nouvelles, au point que des lois sont devenues nécessaires pour freiner
cette évolution dévastatrice.
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Il se pourrait qu’à cette tendance le pluralisme religieux apporte le
meilleur des antidotes : quand le religieux ne se confond pas avec le
social dans son ensemble, chaque religion ouvre en effet dans les
sociétés plurielles un espace propre, éclairé par un ailleurs lointain,
avec ses lois internes, ses comportements privés et sa mémoire
particulière. Son existence n’est pas à la merci des hommes de la même
manière que celle des plantes, des animaux et des objets. L’effort
spontané d’une religion est précisément celui des hommes qui la
composent, et elle n’existe que de se répéter et de s’adapter sans cesse.
Son mode d’être est précisément celui de l’imitation et de la distinction,
de la définition dans et par la relation à soi et aux autres – aux autres
religions, aux autres communautés, aux autres individus. Elle réagit
spontanément à toute influence, et le suivisme même est justement une
expression de sa vitalité1. Son extension dans la durée suffit à offrir une
image de chatoyante diversité. Seuls les exodes massifs et la totale
dilution des populations, la réification du social dans les sociétés de
marché, les grands massacres, les génocides et la propagande de masse,
en démoralisant complètement les individus, peuvent éventuellement,
de l’extérieur, venir à bout de cette résistance volatile.
Selon l’anthropologue Hocart2, la religion serait un organe spontané
de la vie sociale, propre à favoriser la vie et la survie.
Pourtant, des facteurs de dissolution ou d’anémie sont à l’œuvre au
cœur même des religions : nous ne parlerons pas ici de la violence

1. Ce que la mémoire culturelle retransmet intact a précisément été davantage


travaillé et retravaillé que ce qui est transmis déformé : la distorsion individuelle,
donc une diversité proliférante, est en matière de croyances une pente naturelle.
Voir Pascal BOYER, Et l’homme créa les dieux. Comment expliquer la religion, Paris,
Robert Laffont 2001, p. 44.
2. Voir notamment A. M. HOCART, Le mythe sorcier et autres essais, trad. fr.,
Paris, Payot 1973 ; Rois et courtisans, trad. fr., Paris, Seuil 1978 [1936].

Diogène n° 205, janvier-mars 2004.


4 RENÉE KOCH PIETTRE

spécifique qu’elles font craindre, mais d’évolutions massives


d’apparition récente. Le monothéisme, qui conserva si longtemps la
pluralité en son sein, ne menace-t-il pas désormais de réduire, à terme,
la diversité religieuse ? Plus gravement encore, le « désenchantement
du monde3 », le déracinement généralisé des populations, et les progrès
de l’agnosticisme, de l’athéisme ou du scientisme, parfois induits par
une politique délibérée voire brutale, ne ruinent-ils pas le religieux en
son cœur même, qui est la représentation symbolique ?
Les articles qui suivent suggèrent que ni les monothéismes ni les
athéismes – que l’on est amené à décliner au pluriel – ne s’opposent
nécessairement à la diversité religieuse : bien mieux, on les a vus
jusqu’ici s’y intégrer et l’élargir. Le danger est ailleurs.
Rappelons d’abord que ce qui est en jeu dans la question de la
diversité culturelle, si on l’applique à la dimension religieuse de cette
diversité, ce n’est rien de moins que l’existence du social. Vieille idée,
que nous empruntons à Émile Durkheim et à Marcel Mauss4. Il vaut la
peine néanmoins d’y revenir.
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Le matérialisme dialectique de Marx et Engels faisait de la culture
un dérivé des conditions matérielles de production, qui induisent les
structures sociales et leur justification idéologique. Le structuralisme
selon Lévi-Strauss réunissait la civilisation matérielle et les objets
culturels dans le même réseau symbolique, un filet jeté sur la nature et
sur les réalités biologiques pour les faire entrer dans une sorte de
langage articulé, un système de relations signifiantes. Au sein de ce
système, il n’y aurait guère de sens, selon cette doctrine, à vouloir isoler
du « religieux ». Les techniques, les classifications des réalités
naturelles, les liens de parenté, les modes de vie, la cuisine et les
manières de table, les arts et les rites seraient en étroite corrélation les
uns avec les autres.
Récemment, le développement des sciences cognitives vient
d’introduire une épistémologie radicalement différente5.
Les représentations religieuses seraient le produit spontané du
fonctionnement du cerveau humain, placé dans certaines conditions
d’expérience, d’interaction et de relâchement, à partir d’un certain
moment de son évolution. Notre cerveau serait programmé de telle
façon, qu’il lui serait toujours possible et facile d’accueillir certaines

3. Voir M. GAUCHET, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la


religion, Paris, Gallimard 1985.
4. É. DURKHEIM, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, 1911 ; M.
MAUSS, « Essai sur le don » [1924], dans C. LÉVI-STRAUSS (éd.), Sociologie et
anthropologie, Paris, PUF 1968.
5. Voir notamment P. BOYER, cité supra, n. 1. Cette approche paraît, à première
vue, largement régressive, ignorant la richesse des observations ethnographiques et
des données historiques ainsi que les progrès dans leur analyse, pour ne prendre en
considération que les aspects les plus évanescents du fait religieux : les croyances,
les représentations intellectuelles et les émotions. Il est vrai que, ce faisant, elle se
recommande, par ses méthodes, de la manipulation expérimentale à la manière des
sciences « dures ».
AVANT-PROPOS 5

informations de préférence à d’autres, de décoller du réel pour fabriquer


ses artefacts propres, – certains artefacts plus facilement que d’autres –
, et s’en laisser impressionner en retour. Enfants, nous ne rencontrons
nulle part le grand méchant loup mais nous croirons volontiers ceux qui
déclarent l’avoir vu, nous croirons parfois l’avoir vu nous-mêmes, et
nous en avons réellement peur. Si un tel cinéma finissait par déranger
outre mesure l’individu ou la société, il suffirait donc de changer le
programme, de manière à ce qu’il ne nuise pas à la nécessaire prise en
compte des réalités empiriques ? Et changer le programme, cela
signifierait simplement faire disparaître le symptôme – soit la réaction
excessive à l’artefact ? Suppression qui pourrait, à terme, ôter toute
efficience à l’artefact lui-même ?
On sent percer dans cette approche une vieille méfiance, toujours à
l’œuvre, à l’égard des représentations symboliques. Maladie du langage
selon Max Müller, raisonnement faussé par l’ignorance des causes selon
James G. Frazer, illusion produite par la névrose humaine selon
Sigmund Freud, ou au contraire premier éveil de la conscience
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(Giambattista Vico), mentalité primitive (Lévy-Brühl), sensibilité à des
mystères (Gérard van der Leeuw, Rudolf Otto, Mircea Éliade…) que
l’éducation à la connaissance vraie pourra canaliser et faire fructifier ?
La religion et sa sœur qu’on a longtemps supposée arriérée, la magie,
seraient à la fois un mal nécessaire, le lieu de l’élargissement de l’âme
et un aiguillon vers la connaissance. Elles ne concerneraient aucune
autre zone de la réalité humaine que la faculté de penser, de penser
bien ou mal, de manière conforme ou non aux intérêts réels de chacun.
Armée de cette méfiance et d’intentions pragmatiques, l’approche
cognitiviste peut viser à contrôler voire à dépasser ce mécanisme
biologique et comportemental, pour que son efficacité pulsionnelle
puisse servir au bien de chacun, sans nuire à l’intérêt de tous. Une fois
la religion débarrassée de son mystère, elle ne poserait plus que des
problèmes dont il serait possible de trouver les solutions.
La bonne volonté pragmatique à l’œuvre dans l’interventionnisme
décidé que l’on voit, conformément à la logique de ces théories, se
déployer notamment dans le champ de la psychiatrie, mérite cependant
d’être interrogée. Nous aurions tort de croire que des lois
internationales suffiraient à protéger les traditions religieuses. Ce que
la loi encadre et déclare inviolable apparaît dans toute sa fragilité : car
la loi peut à tout moment être abrogée, et l’interdit levé. Les vrais
sanctuaires ne sont tels que parce qu’ils se défendent eux-mêmes6.
La diversité culturelle et religieuse, dès lors qu’elle ne passe plus
que pour une faiblesse congénitale, un folklore ou un supplément d’âme
à concéder au confort humain, est bientôt ignorée voire malmenée par
les lois du marché, et n’a de sursis qu’autant qu’elle fournit des

6. Nous renvoyons ici aux récits multiples de punition des sacrilèges. Pour une
réflexion antique sur la question, voir par exemple PLUTARQUE, Sur les délais de la
justice divine.
6 RENÉE KOCH PIETTRE

bénéfices aux agences de tourisme ou aux marchands d’illusions. Là où


elle refuse d’être menée en lisière, il est curieux de voir qu’on dirige
actuellement sur elle des moyens et des armements disproportionnés :
de la même manière qu’autrefois toute une machinerie judiciaire
enquêtait sur le mystère des sorcières7, le Parlement entier légifère
aujourd’hui en France sur quelques jeunes filles voilées, ailleurs on
bombarde lourdement, avec les moyens les plus sophistiqués de la
guerre dite « chirurgicale », des pays affamés et désarmés.
La résistance que les traditions opposent à ces rouleaux
compresseurs est d’autant plus remarquable que, sans doute, elle est
largement inconsciente d’elle-même. Les ethnies périphériques de
l’immense empire russe puis soviétique ont subi tour à tour les
campagnes de conversion de l’orthodoxie chrétienne, et la propagande
communiste : elles ont quelquefois changé de langage, mais, avec des
dénominations variant selon l’idéologie officielle, leurs rites et leurs
fêtes sont restés. Jean-Luc Lambert a enquêté dans le grand Nord russe
pour étudier la passivité têtue que la tribu des Nénètses opposa aux
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vagues successives de l’endoctrinement.
À son tour, la Chine de Mao a prétendu, au nom d’un progrès
nécessaire, en plaquant les catégories occidentales de religion et de
superstition sur les réalités religieuses du pays, éradiquer les
superstitions pour ne laisser subsister, tolérance oblige, que quelques
religions soigneusement répertoriées. Dans l’ensemble, le peuple ne fut
pas indocile. Mais les superstitions supposées ont persisté plus ou
moins clandestinement, et, sous le nom de folklore, reviennent depuis
peu au grand jour. Vincent Goossaert analyse avec précision
l’inadaptation des catégories occidentales aux structures religieuses de
la Chine, et les maladresses politiques qui résultèrent des contresens
commis dans leur emploi.
Si les croyances religieuses constituent des problèmes qu’il serait
possible de résoudre, le moins qu’on puisse dire c’est que la propagande
en faveur d’un athéisme militant n’a pas su comprendre les problèmes
ni deviner leur solution.
Le vingt-et-unième siècle, disait André Malraux, sera religieux ou il
ne sera pas. Si cette prophétie est juste (et la place que depuis le
tournant du millénaire les questions religieuses occupent dans
l’actualité nous oriente dans ce sens), il en va tout simplement, avec les
religions, non seulement de l’existence du social, mais de la survie de
l’humanité. La survie exige-t-elle le renoncement au progrès, à la
raison, à la science, aux Lumières ?
Or, si l’on examine les origines du monothéisme et de l’athéisme, on
constate que la vitalité et la pluralité des religions n’ont été atteintes ni
par l’un ni par l’autre.
Qu’est-ce qu’un athée ? C’est quelqu’un qui ne croit pas aux dieux
(ou en Dieu).

7. Voir J. MICHELET, La Sorcière, Paris, 1862.


AVANT-PROPOS 7

Qu’est-ce qu’un monothéiste ? C’est quelqu’un qui croit qu’il n’y a


qu’un seul dieu, et qui l’honore comme tel.
Ces définitions péremptoires se heurtent à la diversité des
accusations d’athéisme ou des professions de foi monothéistes. Elles
choquent aussi l’observateur historien, qui connaît l’écart entre les
discours et les faits.
L’Occident a exporté en vingt siècles environ le concept de religion,
dont nous savons désormais – mais il faut sans cesse aussi le rappeler,
comme le fait ici Vincent Goossaert – qu’il n’a rien d’universel. Ce
constat, certes, n’enlève rien à l’universalité de certains phénomènes,
dont notamment la représentation plus ou moins ferme d’agents
surnaturels intervenant sur le cours de l’existence humaine. Mais il
semble bien que la religion comme telle, c’est-à-dire comme entité
isolable dans la vie des individus et des sociétés, a commencé à partir
du moment où certains hommes crurent utile ou nécessaire de convertir
autrui à leur propre manière de se représenter les instances
surnaturelles et de les honorer, à leur propre conception du salut, ou
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simplement à leur propre manière de se représenter la vérité sur la
nature.
De tels hommes passent aujourd’hui pour des fondateurs de
religions, ou pour leurs disciples, dans le monde entier : Moïse,
Zarathoustra, Bouddha, Confucius, Jésus, Mani, Mahomet…
Or, de tels hommes, ce sont précisément ceux que les anciens Grecs
et les anciens Romains qualifiaient de philosophes.
Entendons-nous bien : les philosophes étaient pour les Anciens des
hommes qui en savaient plus long que d’autres sur les secrets de la
nature et les secrets des dieux. En d’autres termes, ils étaient plus
proches des dieux que les autres hommes. Cela est vrai dès les
commencements de la philosophie, avec la « déesse » de Parménide ou
le « démon » de Socrate. Pour les Grecs d’époque hellénistique, les
brahmanes de l’Inde étaient des philosophes, et, comme nous l’apprend
Philippe Borgeaud dans un ouvrage tout récent, les juifs de même, eux
que leurs voisins hellènes se sont représentés comme des ascètes retirés
dans un coin perdu de la Syrie, en Judée, à l’écart des grandes routes.
Les prêtres égyptiens leur paraissaient proches de leurs poètes inspirés
et de leurs philosophes mythiques et mystiques, Pythagore, Orphée,
Musée enfin, dont on crut parfois, à cause d’une vague paronymie, que
c’était le même homme que Moïse8.
L’accusation d’athéisme fut pourtant le premier reproche qui fut
adressé aux philosophes : à Socrate parce qu’il n’honorait pas les dieux
exactement (ou seulement) de la même manière que ses concitoyens ;
aux Judéens, parce que leur temple de Jérusalem ne renfermait aucune
image divine9. Encore ne définissait-on pas l’athéisme de manière

8. Voir en fin de volume le compte rendu de l’ouvrage de Philippe BORGEAUD,


Aux Origines de l’histoire des religions, Paris, Seuil 2004.
9. Voir d’une part PLATON, Apologie de Socrate ; d’autre part FLORUS, I.40 (3, 5),
30.
8 RENÉE KOCH PIETTRE

uniforme : ainsi Platon distinguait trois formes d’impiété majeure, ne


pas croire en l’existence des dieux, penser que les dieux sont
indifférents aux affaires humaines, et la pire, croire que, moyennant
« quelques minces sacrifices ou quelques flatteries », on obtiendra des
dieux de larges faveurs ou l’absolution de toute espèce de crimes10. La
secte épicurienne, qui enseigna simultanément l’existence des dieux et
leur nécessaire indifférence aux hommes11, relevait donc de l’athéisme
aux yeux de nombreux contemporains, malgré les honneurs qu’on
accordait à ses maîtres jusque dans les sanctuaires les plus
vénérables12. Et la superstition était tenue par les uns pour la forme la
plus odieuse de l’athéisme, par les autres pour la piété même13.
Le monothéisme était une notion inconnue de l’Antiquité grecque.
Mais l’unicité d’un dieu-monde fut fortement affirmée par de nombreux
philosophes, bien avant que, une fois adaptée à la tradition judéenne
dans le creuset culturel que fut la ville d’Alexandrie en Égypte, l’idée
d’un dieu personnel unique pour tous, assortie de la médiation du
Christ, ne soit diffusée par le christianisme paulinien. Savons-nous du
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reste à quelle date, exactement, la religion d’Israël se fit explicitement
monothéiste (et non simplement hénothéiste par exemple) ? Arnaud
Sérandour avance sur cette question des thèses fortes, qui font
apparaître cette mutation à une date bien plus tardive qu’on ne le croit
d’ordinaire quand on se fie, même avec les lumières de l’historien, à la
tradition biblique. Cette apparition ne paraît pas avoir précédé
l’assimilation de la philosophie grecque. Or les chrétiens furent perçus,
eux, comme des juifs ou comme des athées par leur environnement
païen. Et la philosophie paraît avoir été pour l’apôtre Paul une rivale
plus qu’une ennemie, comme nous tâchons de le montrer nous-même ci-
dessous dans notre article sur « Paul et les Épicuriens d’Athènes » :
quand Paul aborda l’Aréopage d’Athènes pour expliquer la foi nouvelle
des chrétiens, c’est au langage de la philosophie qu’il essaya de
conformer son discours, où l’on peut se croire fondé à déceler même des
accents épicuriens.
D’après Matthew Kapstein, c’est à la même époque à peu près qu’un
théisme apparut en Inde, postulant un dieu personnel souverainement
bon : le bouddhisme s’en tint éloigné, et même le réfuta énergiquement,
et toute une philosophie se développa autour de ce débat. Une certaine
représentation d’un divin cosmique impersonnel rapproche notamment le
bouddhisme de la philosophie hellénistique. Ajoutons que nous aurions
tort de sous-estimer l’implantation de la culture hellénique aux marches

10. PLATON, Lois XII, 948 c 4-7, voir République II, 365 d 7-8.
11. Sans cette indifférence, les dieux ne pourraient vivre tranquilles et
bienheureux ! Voir D. OBBINK, « The atheism of Epicurus », Greek, Roman and
Byzantine Studies 30/2, 1989, p. 187-223.
12. À Éleusis par exemple.
13. Voir L. BRUIT, Le commerce des dieux. Eusebeia. Essai sur la piété en Grèce
ancienne, Paris, Éditions La Découverte 2001.
AVANT-PROPOS 9

de l’Inde, en Afghanistan, dans la foulée des conquêtes d’Alexandre14.


Ainsi des systèmes que nous appelons aujourd’hui religions étaient
souvent des philosophies pour les Anciens, mais ils méritaient par là
même d’être mis à l’honneur dans les sanctuaires. Et le critère de
distinction de la philosophie en Grèce consistait non dans du rationnel
par opposition à de l’irrationnel, mais d’une part dans un certain degré
d’ascèse morale et de renoncement – alimentaire, vestimentaire, sexuel
–, par opposition, par exemple, à une vie ordinaire de citoyen marié
sacrifiant, mangeant du pain et de la viande issue des sacrifices, et
buvant du vin coupé d’eau ; et d’autre part dans l’effort d’observation et
d’interprétation appliqué tantôt à la nature, tantôt à des textes dont
l’origine paraissait, pour une raison ou pour une autre, de source non
humaine, comme dans le néo-pythagorisme nourri des « vers d’or » de
son fondateur, et dans le néoplatonisme, qui plaçait les Oracles
Chaldaïques au sommet de ses spéculations aussi mystiques que
rationnelles. Physique d’une part, et herméneutique des textes d’autre
part purent très tôt se trouver réunies, comme dans l’extraordinaire
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commentaire allégorique et physique d’une théogonie orphique, trouvé
dans le papyrus de Dervéni15.
C’est encore une distinction occidentale, extrêmement féconde, que
celle de religion et science, de croyance et raison. Or, les unes et les
autres procèdent de la même source, c’est-à-dire de la certitude qu’ont
eue certains hommes de posséder la vérité, et de leur volonté d’imposer
cette vérité à autrui, par la persuasion, mais aussi par la contrainte
quand ils l’ont pu. Ainsi l’idée d’un savoir universel, qui se rapporterait
à des objets ou à des lois existant de manière permanente en-dehors de
la conscience et du regard de l’observateur, cette idée-là a engendré
aussi bien les sciences et la philosophie que les religions.
Le scientisme en constitue une illustration saisissante. Dans la
France laïque, au moment même où, dans les premières années du XXe
siècle, les valeurs chrétiennes perdaient leur crédit, aussitôt s’éleva,
comme le montre Giordana Charuty, une religion nouvelle, dédiée à la
célébration de la science émancipatrice et mise en scène par Camille
Flammarion sous la forme d’une fête du Soleil célébrée au sommet de la
Tour Eiffel. Parallèlement, certaines techniques révolutionnaires furent
aussitôt appliquées – selon les injonctions nouvelles à l’objectivité
scientifique – à un effort d’objectivation des phénomènes
parapsychologiques, que l’on chercha à provoquer expérimentalement
pour les soumettre aux « preuves » des clichés photographiques.
L’efficacité sociale des croyances qui en résultent est observable

14. L’archéologie française a fait récemment état, par exemple, d’un extrait des
œuvres exotériques d’Aristote trouvé à Aï Khanoum, dans le Nord de l’Afghanistan,
ou bien, à Kandahar, d’un poème épigrammatique d’excellente facture grecque, dû,
semble-t-il, à un lettré local résumant l’odyssée de sa propre vie.
15. La dernière publication partielle avec traduction de ce document
e
extraordinaire, découvert en 1962, et remontant sans doute au IV s. av. J.-C., est
due à Fabienne JOURDAN (Paris, Les Belles lettres 2003).
10 RENÉE KOCH PIETTRE

aujourd’hui encore dans les réunions des « sociétés d’études


psychiques », où l’interaction entre le « conférencier » crédité du savoir
et le consultant amené à dévoiler publiquement une part de son
intimité, par l’intermédiaire d’un « médium » en communication avec
l’au-delà, permet par exemple au consultant endeuillé de renouer un
lien avec ses morts, et de ressaisir sa place dans le tissu symbolique de
ses relations familiales et sociales.
En quoi le respect de la religiosité spontanée, en ses configurations
multiples, est-il nécessaire à la société et à la vie humaine ? Nous
émettrons simplement ici une suggestion, qui renvoie simultanément à
des modèles contenus dans les théories de Freud et de Mauss. Sans la
médiation symbolique, sans la possibilité donnée à chacun de s’en
saisir, dans une énonciation à la première personne, pour s’insérer
bravement dans le réseau des relations humaines, il se produit un
écrasement inévitable. L’altérité n’existe que par la médiation
symbolique. Cela est vrai dans le triangle œdipien comme dans celui
des trois Grâces mimant, dans leur danse, le triple geste de donner,
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recevoir et rendre16 : dans l’analyse de Marcel Mauss, le don assorti du
hau, l’esprit invisible qui le lie à son premier propriétaire, instaure
simultanément le lien et la distance nécessaire entre celui qui donne et
celui qui reçoit, dans une violente requête de reconnaissance17
réciproque. S’agissant du Savoir, aussi bien mystique que scientifique,
la vieille catégorie scolastique de l’adéquation de l’intellect à la chose
(adæquatio intellectus ad rem) traduit le danger que constitue une
science sans médiation : danger de la grande conflagration née d’une
recherche fascinée par son objet jusqu’à coller à lui, à s’abîmer en lui. Le
réel est par définition inaccessible, car le réel c’est la mort. Aussi voit-
on, à chaque nouvelle tentation du désastre, la médiation se
reconstituer, sous la forme du Livre, de la Parole, du médium, du culte
du Maître, etc. Platon, dans le Timée, montrait le Démiurge ordonnant
le monde avec des éléments premiers en forme de triangles18. Sans le
troisième terme, sans l’écart têtu qu’il introduit entre les deux premiers
termes, toute relation s’annule aussitôt, et l’on voit Empédocle se jeter
au feu de l’Etna, Nietzsche sombrer dans la folie, ou des foules de
martyrs se précipiter en chantant vers l’extase de la mort.

Renée KOCH-PIETTRE.

16. SÉNÈQUE, De beneficiis, I.3.


17. Nous entendons ce mot dans tous les sens du terme : gratitude pour le
cadeau reçu, reconnaissance et respect de l’altérité d’autrui.
18. PLATON, Timée, 53c-54d.

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