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2004/1 - n° 205
pages 3 à 10
ISSN 0419-1633
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AVANT-PROPOS
par
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Il se pourrait qu’à cette tendance le pluralisme religieux apporte le
meilleur des antidotes : quand le religieux ne se confond pas avec le
social dans son ensemble, chaque religion ouvre en effet dans les
sociétés plurielles un espace propre, éclairé par un ailleurs lointain,
avec ses lois internes, ses comportements privés et sa mémoire
particulière. Son existence n’est pas à la merci des hommes de la même
manière que celle des plantes, des animaux et des objets. L’effort
spontané d’une religion est précisément celui des hommes qui la
composent, et elle n’existe que de se répéter et de s’adapter sans cesse.
Son mode d’être est précisément celui de l’imitation et de la distinction,
de la définition dans et par la relation à soi et aux autres – aux autres
religions, aux autres communautés, aux autres individus. Elle réagit
spontanément à toute influence, et le suivisme même est justement une
expression de sa vitalité1. Son extension dans la durée suffit à offrir une
image de chatoyante diversité. Seuls les exodes massifs et la totale
dilution des populations, la réification du social dans les sociétés de
marché, les grands massacres, les génocides et la propagande de masse,
en démoralisant complètement les individus, peuvent éventuellement,
de l’extérieur, venir à bout de cette résistance volatile.
Selon l’anthropologue Hocart2, la religion serait un organe spontané
de la vie sociale, propre à favoriser la vie et la survie.
Pourtant, des facteurs de dissolution ou d’anémie sont à l’œuvre au
cœur même des religions : nous ne parlerons pas ici de la violence
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Le matérialisme dialectique de Marx et Engels faisait de la culture
un dérivé des conditions matérielles de production, qui induisent les
structures sociales et leur justification idéologique. Le structuralisme
selon Lévi-Strauss réunissait la civilisation matérielle et les objets
culturels dans le même réseau symbolique, un filet jeté sur la nature et
sur les réalités biologiques pour les faire entrer dans une sorte de
langage articulé, un système de relations signifiantes. Au sein de ce
système, il n’y aurait guère de sens, selon cette doctrine, à vouloir isoler
du « religieux ». Les techniques, les classifications des réalités
naturelles, les liens de parenté, les modes de vie, la cuisine et les
manières de table, les arts et les rites seraient en étroite corrélation les
uns avec les autres.
Récemment, le développement des sciences cognitives vient
d’introduire une épistémologie radicalement différente5.
Les représentations religieuses seraient le produit spontané du
fonctionnement du cerveau humain, placé dans certaines conditions
d’expérience, d’interaction et de relâchement, à partir d’un certain
moment de son évolution. Notre cerveau serait programmé de telle
façon, qu’il lui serait toujours possible et facile d’accueillir certaines
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(Giambattista Vico), mentalité primitive (Lévy-Brühl), sensibilité à des
mystères (Gérard van der Leeuw, Rudolf Otto, Mircea Éliade…) que
l’éducation à la connaissance vraie pourra canaliser et faire fructifier ?
La religion et sa sœur qu’on a longtemps supposée arriérée, la magie,
seraient à la fois un mal nécessaire, le lieu de l’élargissement de l’âme
et un aiguillon vers la connaissance. Elles ne concerneraient aucune
autre zone de la réalité humaine que la faculté de penser, de penser
bien ou mal, de manière conforme ou non aux intérêts réels de chacun.
Armée de cette méfiance et d’intentions pragmatiques, l’approche
cognitiviste peut viser à contrôler voire à dépasser ce mécanisme
biologique et comportemental, pour que son efficacité pulsionnelle
puisse servir au bien de chacun, sans nuire à l’intérêt de tous. Une fois
la religion débarrassée de son mystère, elle ne poserait plus que des
problèmes dont il serait possible de trouver les solutions.
La bonne volonté pragmatique à l’œuvre dans l’interventionnisme
décidé que l’on voit, conformément à la logique de ces théories, se
déployer notamment dans le champ de la psychiatrie, mérite cependant
d’être interrogée. Nous aurions tort de croire que des lois
internationales suffiraient à protéger les traditions religieuses. Ce que
la loi encadre et déclare inviolable apparaît dans toute sa fragilité : car
la loi peut à tout moment être abrogée, et l’interdit levé. Les vrais
sanctuaires ne sont tels que parce qu’ils se défendent eux-mêmes6.
La diversité culturelle et religieuse, dès lors qu’elle ne passe plus
que pour une faiblesse congénitale, un folklore ou un supplément d’âme
à concéder au confort humain, est bientôt ignorée voire malmenée par
les lois du marché, et n’a de sursis qu’autant qu’elle fournit des
6. Nous renvoyons ici aux récits multiples de punition des sacrilèges. Pour une
réflexion antique sur la question, voir par exemple PLUTARQUE, Sur les délais de la
justice divine.
6 RENÉE KOCH PIETTRE
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vagues successives de l’endoctrinement.
À son tour, la Chine de Mao a prétendu, au nom d’un progrès
nécessaire, en plaquant les catégories occidentales de religion et de
superstition sur les réalités religieuses du pays, éradiquer les
superstitions pour ne laisser subsister, tolérance oblige, que quelques
religions soigneusement répertoriées. Dans l’ensemble, le peuple ne fut
pas indocile. Mais les superstitions supposées ont persisté plus ou
moins clandestinement, et, sous le nom de folklore, reviennent depuis
peu au grand jour. Vincent Goossaert analyse avec précision
l’inadaptation des catégories occidentales aux structures religieuses de
la Chine, et les maladresses politiques qui résultèrent des contresens
commis dans leur emploi.
Si les croyances religieuses constituent des problèmes qu’il serait
possible de résoudre, le moins qu’on puisse dire c’est que la propagande
en faveur d’un athéisme militant n’a pas su comprendre les problèmes
ni deviner leur solution.
Le vingt-et-unième siècle, disait André Malraux, sera religieux ou il
ne sera pas. Si cette prophétie est juste (et la place que depuis le
tournant du millénaire les questions religieuses occupent dans
l’actualité nous oriente dans ce sens), il en va tout simplement, avec les
religions, non seulement de l’existence du social, mais de la survie de
l’humanité. La survie exige-t-elle le renoncement au progrès, à la
raison, à la science, aux Lumières ?
Or, si l’on examine les origines du monothéisme et de l’athéisme, on
constate que la vitalité et la pluralité des religions n’ont été atteintes ni
par l’un ni par l’autre.
Qu’est-ce qu’un athée ? C’est quelqu’un qui ne croit pas aux dieux
(ou en Dieu).
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simplement à leur propre manière de se représenter la vérité sur la
nature.
De tels hommes passent aujourd’hui pour des fondateurs de
religions, ou pour leurs disciples, dans le monde entier : Moïse,
Zarathoustra, Bouddha, Confucius, Jésus, Mani, Mahomet…
Or, de tels hommes, ce sont précisément ceux que les anciens Grecs
et les anciens Romains qualifiaient de philosophes.
Entendons-nous bien : les philosophes étaient pour les Anciens des
hommes qui en savaient plus long que d’autres sur les secrets de la
nature et les secrets des dieux. En d’autres termes, ils étaient plus
proches des dieux que les autres hommes. Cela est vrai dès les
commencements de la philosophie, avec la « déesse » de Parménide ou
le « démon » de Socrate. Pour les Grecs d’époque hellénistique, les
brahmanes de l’Inde étaient des philosophes, et, comme nous l’apprend
Philippe Borgeaud dans un ouvrage tout récent, les juifs de même, eux
que leurs voisins hellènes se sont représentés comme des ascètes retirés
dans un coin perdu de la Syrie, en Judée, à l’écart des grandes routes.
Les prêtres égyptiens leur paraissaient proches de leurs poètes inspirés
et de leurs philosophes mythiques et mystiques, Pythagore, Orphée,
Musée enfin, dont on crut parfois, à cause d’une vague paronymie, que
c’était le même homme que Moïse8.
L’accusation d’athéisme fut pourtant le premier reproche qui fut
adressé aux philosophes : à Socrate parce qu’il n’honorait pas les dieux
exactement (ou seulement) de la même manière que ses concitoyens ;
aux Judéens, parce que leur temple de Jérusalem ne renfermait aucune
image divine9. Encore ne définissait-on pas l’athéisme de manière
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reste à quelle date, exactement, la religion d’Israël se fit explicitement
monothéiste (et non simplement hénothéiste par exemple) ? Arnaud
Sérandour avance sur cette question des thèses fortes, qui font
apparaître cette mutation à une date bien plus tardive qu’on ne le croit
d’ordinaire quand on se fie, même avec les lumières de l’historien, à la
tradition biblique. Cette apparition ne paraît pas avoir précédé
l’assimilation de la philosophie grecque. Or les chrétiens furent perçus,
eux, comme des juifs ou comme des athées par leur environnement
païen. Et la philosophie paraît avoir été pour l’apôtre Paul une rivale
plus qu’une ennemie, comme nous tâchons de le montrer nous-même ci-
dessous dans notre article sur « Paul et les Épicuriens d’Athènes » :
quand Paul aborda l’Aréopage d’Athènes pour expliquer la foi nouvelle
des chrétiens, c’est au langage de la philosophie qu’il essaya de
conformer son discours, où l’on peut se croire fondé à déceler même des
accents épicuriens.
D’après Matthew Kapstein, c’est à la même époque à peu près qu’un
théisme apparut en Inde, postulant un dieu personnel souverainement
bon : le bouddhisme s’en tint éloigné, et même le réfuta énergiquement,
et toute une philosophie se développa autour de ce débat. Une certaine
représentation d’un divin cosmique impersonnel rapproche notamment le
bouddhisme de la philosophie hellénistique. Ajoutons que nous aurions
tort de sous-estimer l’implantation de la culture hellénique aux marches
10. PLATON, Lois XII, 948 c 4-7, voir République II, 365 d 7-8.
11. Sans cette indifférence, les dieux ne pourraient vivre tranquilles et
bienheureux ! Voir D. OBBINK, « The atheism of Epicurus », Greek, Roman and
Byzantine Studies 30/2, 1989, p. 187-223.
12. À Éleusis par exemple.
13. Voir L. BRUIT, Le commerce des dieux. Eusebeia. Essai sur la piété en Grèce
ancienne, Paris, Éditions La Découverte 2001.
AVANT-PROPOS 9
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commentaire allégorique et physique d’une théogonie orphique, trouvé
dans le papyrus de Dervéni15.
C’est encore une distinction occidentale, extrêmement féconde, que
celle de religion et science, de croyance et raison. Or, les unes et les
autres procèdent de la même source, c’est-à-dire de la certitude qu’ont
eue certains hommes de posséder la vérité, et de leur volonté d’imposer
cette vérité à autrui, par la persuasion, mais aussi par la contrainte
quand ils l’ont pu. Ainsi l’idée d’un savoir universel, qui se rapporterait
à des objets ou à des lois existant de manière permanente en-dehors de
la conscience et du regard de l’observateur, cette idée-là a engendré
aussi bien les sciences et la philosophie que les religions.
Le scientisme en constitue une illustration saisissante. Dans la
France laïque, au moment même où, dans les premières années du XXe
siècle, les valeurs chrétiennes perdaient leur crédit, aussitôt s’éleva,
comme le montre Giordana Charuty, une religion nouvelle, dédiée à la
célébration de la science émancipatrice et mise en scène par Camille
Flammarion sous la forme d’une fête du Soleil célébrée au sommet de la
Tour Eiffel. Parallèlement, certaines techniques révolutionnaires furent
aussitôt appliquées – selon les injonctions nouvelles à l’objectivité
scientifique – à un effort d’objectivation des phénomènes
parapsychologiques, que l’on chercha à provoquer expérimentalement
pour les soumettre aux « preuves » des clichés photographiques.
L’efficacité sociale des croyances qui en résultent est observable
14. L’archéologie française a fait récemment état, par exemple, d’un extrait des
œuvres exotériques d’Aristote trouvé à Aï Khanoum, dans le Nord de l’Afghanistan,
ou bien, à Kandahar, d’un poème épigrammatique d’excellente facture grecque, dû,
semble-t-il, à un lettré local résumant l’odyssée de sa propre vie.
15. La dernière publication partielle avec traduction de ce document
e
extraordinaire, découvert en 1962, et remontant sans doute au IV s. av. J.-C., est
due à Fabienne JOURDAN (Paris, Les Belles lettres 2003).
10 RENÉE KOCH PIETTRE
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recevoir et rendre16 : dans l’analyse de Marcel Mauss, le don assorti du
hau, l’esprit invisible qui le lie à son premier propriétaire, instaure
simultanément le lien et la distance nécessaire entre celui qui donne et
celui qui reçoit, dans une violente requête de reconnaissance17
réciproque. S’agissant du Savoir, aussi bien mystique que scientifique,
la vieille catégorie scolastique de l’adéquation de l’intellect à la chose
(adæquatio intellectus ad rem) traduit le danger que constitue une
science sans médiation : danger de la grande conflagration née d’une
recherche fascinée par son objet jusqu’à coller à lui, à s’abîmer en lui. Le
réel est par définition inaccessible, car le réel c’est la mort. Aussi voit-
on, à chaque nouvelle tentation du désastre, la médiation se
reconstituer, sous la forme du Livre, de la Parole, du médium, du culte
du Maître, etc. Platon, dans le Timée, montrait le Démiurge ordonnant
le monde avec des éléments premiers en forme de triangles18. Sans le
troisième terme, sans l’écart têtu qu’il introduit entre les deux premiers
termes, toute relation s’annule aussitôt, et l’on voit Empédocle se jeter
au feu de l’Etna, Nietzsche sombrer dans la folie, ou des foules de
martyrs se précipiter en chantant vers l’extase de la mort.
Renée KOCH-PIETTRE.