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LES MARX DE LYOTARD

Claire Pagès

Presses Universitaires de France | « Cités »

2011/1 n° 45 | pages 69 à 85
ISSN 1299-5495

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Pour citer cet article :


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Claire Pagès, « Les Marx de Lyotard », Cités 2011/1 (n° 45), p. 69-85.
DOI 10.3917/cite.045.0069
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17 mars 2011 - Revue_Cités_45 - AUTEUR - Revue_Cités - 175 x 240 - page 69 / 220

Les Marx de Lyotard


Claire Pagès

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On continuait alentour à crier : libération ! Nous


murmurions : résistance. Comme des vaincus.
Jean-François Lyotard

69
On pourrait être tenté de construire un chiasme entre les parcours de
Jean-François Lyotard et de Jacques Derrida concernant leur rapport au
marxisme. Le premier, après un attachement profond au marxisme, aurait Les Marx
de Lyotard
rompu avec lui, en dressant une critique radicale. Le second, d’abord Claire Pagès
animé d’une réserve et d’une méfiance aiguës à l’égard du marxisme de ses
contemporains, aurait fait un retour tardif et surprenant à Marx, en 1993
dans Spectres de Marx. Cette reconstitution nous semble néanmoins erro-
née à plus d’un titre. Laissant là la question du rapport de Derrida au
marxisme, nous tenterons de contester la représentation d’un Lyotard
rompant sans retour avec Marx.
Lyotard a pendant douze ans milité dans un groupe marxiste du nom
de la revue qu’il publiait, Socialisme ou Barbarie, dans lequel il entre en
même temps que Pierre Souyri en 1954, puis, après sa scission et la sépara-
tion d’avec la tendance emmenée par Castoriadis en 1964, dans le groupe
Pouvoir Ouvrier, dont il démissionne en 1966. Douze ans consacrés à
« la seule entreprise de critique et d’orientation révolutionnaire1 » mais
aussi à la critique de la bureaucratie et de la perversion des organes que le

1. Jean-François Lyotard, Pérégrinations, Paris, Galilée, 1990, p. 95.


cités 45, Paris, puf, 2011
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mouvement ouvrier s’était donnés, au fait que le marxisme était devenu


l’idiome dominant en Russie et le genre de discours de la bureaucratie1.
Le point de départ de « SouB » était clair : ce serait ou le socialisme ou
la barbarie, mais le groupe travaillait aussi à une critique des pratiques et
discours socialistes existants. L’engagement de Lyotard dans la cause fut
tel qu’il dit y avoir consacré alors tout son être et son temps, n’écrivant
presque que des textes pour la revue du groupe. Ainsi, après la parution
en 1954 du « Que sais-je ? » sur la phénoménologie, il ne publie presque
rien avant les textes de la fin des années 1960 repris dans Dérive à partir de

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Marx et Freud (1973). Il se passe néanmoins quelques années entre la fin de
la « militance » proprement dite (1966) et la rupture ouverte et complète
avec le marxisme lui-même (1974).
Pour Lyotard, la reconstitution du capitalisme devint alors source d’inter-
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rogation, il douta que le marxisme fût « la pensée que la réalité recherche2 »,


et se mit à suspecter « la validité du marxisme à exprimer les changements
du monde contemporain3 ». Il évoque parfois le « profond désespoir », la
« longue douleur », dans lesquels l’a plongé cette rupture avec le marxisme
qu’il percevait comme une impasse. Celle-ci s’expose et s’exprime en deux
temps. D’abord, dans un livre de crise, en 1974, Économie libidinale,
70 « mon livre méchant4 », livre assez noir en dépit de ses allures libertaires,
dans lequel Lyotard abandonne le concept d’aliénation. Ensuite, en 1979,
Dossier : dans La Condition postmoderne, où il diagnostique la fin des grands récits
Lyotard politique et du dernier d’entre eux, le grand récit marxiste d’émancipation.
Pourtant, ce geste de rupture ne doit pas occulter les rapports comple-
xes, profonds, pluriels que Lyotard entretient avec le marxisme. On essaiera
ainsi de dégager dans sa pensée une constellation de figures de Marx et du
marxisme pour pointer en eux précisément ce avec quoi il rompt et ce à
quoi il reste profondément attaché.

M ili ta n t i s m e , t hé o r i e e t phil o s o phi e

La première période lyotardienne est marquée par un attachement au


marxisme. C’est bien sûr le fond de son activité militante. Mais Lyotard

1. Ibid., p. 117.
2. Ibid., p. 96.
3. Ibid., p. 98.
4. Ibid., p. 32.
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est aussi porté vers Marx par un intérêt théorique et philosophique. C’est
pourquoi on se posera d’abord trois questions : quel usage Lyotard fait-il
du marxisme dans ses textes politiques à l’époque de SouB ou de Pouvoir
Ouvrier ? Quelle interprétation donne-t-il de Marx sur le plan de la théo-
rie ? Et quel usage philosophique fait-il de Marx ?
(1) Pour déterminer l’usage des catégories marxistes dans les écrits mili-
tants de Lyotard, on dispose principalement comme ressources des articles
rédigés entre 1956 et 1963 et publiés sous le pseudonyme de François
Laborde dans la revue SouB. Ils sont réunis dans La Guerre des Algériens.

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Quand il présente le travail de SouB, Lyotard insiste sur plusieurs choses.
D’abord, une réflexion renouvelée et internationaliste sur les « idées direc-
trices de l’émancipation des travailleurs ». Ensuite, l’exigence non pas de
diriger leurs luttes mais d’être à l’écoute de l’inventivité de celles-ci – « leur
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apporter les moyens de déployer la créativité qui s’y exerce, et d’en prendre
conscience pour qu’elles se dirigent d’elles-mêmes1 » – raison pour laquelle
on a parlé de mouvement spontanéiste pour ce courant marxiste radical.
Enfin, le souci d’une analyse des échecs du mouvement ouvrier qui ne se
contente pas d’invoquer ceux qui le trahissent, mais qui s’attaque à la criti-
que du phénomène bureaucratique (dans l’État, le parti, le syndicat).
L’analyse de la guerre d’Algérie par Lyotard se fait indéniablement 71
au moyen de catégories marxistes : la révolution, la notion de classe,
les contradictions du réel social, l’exploitation des uns (exploités) par les Les Marx
autres (exploiteurs), l’aliénation dans le travail, les masses comme agents de Lyotard
Claire Pagès
révolutionnaires, etc. Néanmoins, il livre déjà des réflexions qui font bouger
le marxisme classique et montrent comment la guerre d’Algérie interroge,
déplace et met en question ce modèle. C’est pourquoi, écrit-il, « la gau-
che française y perd son marxisme2 ». Certes, cette guerre est pour lui une
guerre révolutionnaire, et le but en est le renversement de l’exploitation
quelle qu’elle soit : « il n’y a pas d’autre contraire à l’exploitation que le
socialisme3 ». Certes, les conditions d’exploitation de la paysannerie sont un
facteur décisif ; et il faut une lutte des classes avec l’intervention pratique et
directe de la classe travailleuse exploitée… Pourtant, le caractère « national »
– raison pour laquelle Lyotard parle de la guerre des Algériens – disqualifie
une partie de ce cadre. L’idéologie nationale prime le rapport de classe :

1. J.-F. Lyotard, La Guerre des Algériens, Écrits 1956-1963, Paris, Galilée, 1989, p. 34.
2. Ibid., p. 105.
3. Ibid., p. 46.
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« la colonisation tout à la fois crée les conditions de cette complémentarité


et bloque son développement ; la conscience d’être exproprié de soi-même
ne peut alors qu’être nationale1 ». Il n’y a pas de classe exploitée organisée
comme telle pouvant porter l’intervention des masses révolutionnaires et
imposer le modèle de nouveaux rapports. L’organisation de la société algé-
rienne empêchait à ses contradictions d’éclater vraiment dans une forme
révolutionnaire : « le problème posé dans l’Algérie coloniale n’était pas celui
du socialisme défini comme mouvement vers la société sans classe2 ».
(2) Sur le plan de la théorie, de l’interprétation des écrits de Marx,

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quel parti prend Lyotard à l’époque ? Là aussi, il possède une position
complexe qu’il résume par un double refus : « contre l’interprétation huma-
niste de Maximilien Rubel et contre la purification épistémologique de
Louis Althusser3 ». Il reproche bien des choses à l’édition Pléiade de Marx
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par Rubel, mettant en doute le caractère scientifique de l’édition, critiquant


la traduction, le principe de regroupement des textes, etc. Surtout, il s’en
prend à l’interprétation de Marx que Rubel entend faire valoir à travers ce
dispositif et que résume le titre de son compte-rendu qui paraît dans Le
Monde du 30/31 mars 1969 « Un Marx non marxiste ». Rubel entrepren-
drait de déboulonner un Marx marxiste en trois sens. D’abord, en décons-
72 truisant l’image de Marx à laquelle sont adossés les mouvements staliniens
et poststaliniens, soit le devenir religieux du marxisme, en défendant le
Dossier : caractère ouvert, interminable de l’œuvre. Ensuite, Rubel s’en prenant à
Lyotard politique Althusser entend prendre le contrepied de l’interprétation selon laquelle
Marx serait devenu marxiste avec Le Capital. Concernant ces deux premiè-
res cibles, Lyotard accorde le fond et critique la méthode et les arguments
utilisés. Mais, Rubel fait également une lecture morale de Marx, lisant dans
Le Capital une condamnation de l’économie politique érigée en science du
mal. Cette science serait simplement appelée par le projet socialiste et non
l’inverse. Rubel verrait dans Marx une critique éthique. Lyotard suspecte
là une « sainte colère humaniste » et se dresse contre toutes les façons de
maquiller Marx en héros de l’existence. Rubel ne serait pas si loin des
phénoménologues existentialistes, chrétiens, etc. : « Rubel avec cette inter-
prétation offre à son lecteur un choix impossible […] : ou bien son Marx

1. Ibid., p. 107.
2. Ibid., p. 247.
3. Lyotard, Dérive…, « Préface de juin 1994 », Dérive à partir de Marx et Freud, Paris, Galilée,
1994.
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révolté contre l’injustice et rêvant d’un monde humain ou bien un Marx


momifié en idéologue scientiste pour le grand bénéfice de la bureaucratie
politique1 ». Lyotard objecte qu’une lecture attentive des Grundriβe per-
met d’échapper à cette alternative entre humanisme et scientisme2.
Mais, si Lyotard ne veut pas du Marx non marxiste de Rubel, il n’est pas
non plus partisan d’un Marx marxiste, si cette expression a jamais eu un
sens. D’autre part, il ne veut pas non plus du marxisme de Louis Althusser.
De ce débat-là, on peut dégager plusieurs aspects de l’interprétation lyo-
tardienne de Marx. (1) La nécessité d’en finir avec la lecture métaphysique

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de Marx en s’opposant à la saisie de la théorie comme ayant un rapport
dialectique religieux avec la réalité qui est sa référence. (2) Le discours doit
être critique et, pour ce faire, il faut donner sa place véritable à l’aliénation.
La dialectique marxiste n’exprime pas la réalité dans sa diachronie, mais la
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prend à revers pour en bâtir le système critique, soit le système inversé3. Il


ne s’agit pas simplement de rendre raison de la réalité mais de l’anéantir, car
en signalant cette inversion, on ouvre la possibilité de théoriser une relation
non inversée. Contre l’idée althussérienne selon laquelle l’aliénation serait
un concept idéologique prémarxiste, une valeur pratique mais pas un signi-
fiant théorique, Lyotard défend la présence de l’aliénation comme signe
ou indexe d’une universalité théorie possible. (3) Le schème de l’aliénation 73
a acquis une sphère d’existence plus large, car y correspond un nombre
d’expériences sociales plus élevé qu’à l’époque de Marx. Lyotard diagnos- Les Marx
tique ainsi une extension de l’aliénation dans le paysage moderne4. (4) Ce de Lyotard
Claire Pagès
marxisme doit être politique. La pratique doit accomplir un retournement
analogue à celui que la critique a fait faire à la théorie. Lyotard est conduit
à remettre en cause la disjonction entre théorique et pratique et à soutenir

1. Ibid., « Un Marx non marxiste », p. 32.


2. Déjà, dans le « Que sais-je ? » sur la phénoménologie (La Phénoménologie, Paris, puf, 1954),
il avait esquissé de celle-ci une critique marxiste et parlait entre elle et le marxisme d’« oppositions
insurmontables » (p. 107). Même si elle se veut une pensée concrète, réelle, elle exclut la conception
marxiste de l’histoire et la réalisation effective du socialisme, « comme si les phénoménologues
devaient insensiblement traiter l’histoire et la lutte des classes comme devenir et contradiction des
seules consciences » (p. 118).
3. Le point aveugle de l’althusserianisme, avec l’idée de coupure épistémologique, tiendrait à la
nature du rapport entre la parole et son objet dans le discours marxiste. Celle-ci devrait être criti-
que, en retournant le donné pour l’anéantir comme inversion ignorée et aliénation. Voir Lyotard,
Dérive…, « La place de l’aliénation dans le retournement marxiste », op. cit., p. 43. Ce texte est paru
initialement en 1969 dans les Temps modernes.
4. Ibid., p. 81 sq.
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le caractère « d’arme » de l’œuvre de Marx1. Ce qu’il nomme la « pratique


critique » consiste à provoquer la réalité aliénée à se retourner2. (5) Est enfin
pour lui essentiel le nœud entre théorie et luttes pratiques, soit la liaison
avec l’extériorité dans la théorie marxiste. C’est même une exigence propre à
Marx. Si on perd cette communication, on se coupe de la pensée de Marx et
la comprendre exige de travailler soi-même à cette liaison3. C’est pourquoi,
concernant la guerre d’Algérie, Lyotard est si sensible à l’action critique
concrète. Son plus grand souhait est que « les travailleurs coloniaux inter-
viennent eux-mêmes, pratiquement et directement, dans la transformation de

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leur société, qu’ils brisent effectivement, sans en demander la personne la
permission, les rapports qui les écrasaient, et donnent, à tous les exploités et
tous les exploiteurs, l’exemple de l’activité socialiste en personne : la récupé-
ration de l’homme social par lui-même4 ».
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(3) Enfin, se pose la question de l’usage philosophique de Marx par


Lyotard. Celui-ci est principalement antihégélien. Lyotard a alors le souci
de présenter un Marx antihégélien. Il est pour lui essentiel que Marx main-
tienne la séparation – non dialectique – de la théorie à l’égard de son
référent, contrairement à Hegel qui identifie mouvement du comprendre
et mouvement de la réalité historique. La critique marxiste de Hegel, celle
74 de la médiation dialectique, apparaît décisive, et l’écueil à éviter est de pro-
duire une lecture religieuse, c’est-à-dire hégélienne de Marx5. À cet égard,
Dossier : Lyotard est extrêmement sévère envers Marcuse qu’il considère comme
Lyotard politique représentant d’une telle interprétation. Il distingue donc avec précision
les deux gestes, celui, hégélien, de redoublement, et celui, chez Marx, de
retournement. Seul le second est critique. Chez le premier, le présent est
redoublé dans la théorie qui l’exprime : on assiste à une rédemption du
sensible dans le sens. Chez le second, la réalité est renversée dans le texte
qui la signifie : « ce n’est pas hégélien parce que c’est critique, la critique
consistant à retourner la réalité, […] tandis que dans Hegel le concept et
son expression (la réalité) sont dans un rapport d’identité6 ». Néanmoins,
ce renversement n’est pas symétrique, au sens où la théorie n’est pas là pour

1. Ibid., p. 70.
2. Ibid., p. 102.
3. Ibid., p. 33.
4. Lyotard, La Guerre des Algériens, op. cit., p. 163.
5. « Il faut en finir avec la lecture métaphysique de Marx » (Lyotard, Dérive…, « La place de
l’aliénation dans le retournement marxiste », op. cit., p. 64).
6. Ibid., p. 50.
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renverser de façon simple ce qui est inversé dans l’aliénation1. Mais, pour
saisir l’originalité et la complexité de la position de Lyotard, il faut exami-
ner son rapport aux grandes lectures contemporaines du marxisme.

Lyota r d fa c e au x m a r x i s m e s e t u s a g e s d e M a r x

(1) On commencera par l’opposition la plus massive, celle de Lyotard à


Sartre. Elle a pour objet en particulier le rôle du parti et des avant-gardes.

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Lyotard a toujours affirmé que le rôle d’une organisation révolutionnaire
n’était pas de diriger les luttes et que le rôle de l’intellectuel n’était pas
d’éclairer les esprits. Il va viser sous ces deux formes chez Sartre une pensée
de la direction, récusant d’abord le rôle de libérateur que Sartre confère à
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l’intellectuel – et donc à lui-même2. Il est ensuite aux côtés de Lefort et


s’oppose aux positions sartriennes exposées dans les « Communistes et la
paix » ou la « Réponse à Lefort ». Lyotard voit dans Sartre celui qui a plaidé
le rôle du parti comme clef qui ouvre toutes les serrures, qui déchiffre ce
qui reste opaque à la conscience ouvrière. Il prend parti pour la tentative
lefortiste de « pensée immanentiste de l’histoire et de ses luttes3 » qui refuse
de faire du parti le médiateur de l’histoire. Pour Sartre, Lefort et SouB avec 75
leur marxisme libertaire penseraient un prolétariat inerte car dépourvu de
tête : « Si j’étais jeune patron, je serais lefortiste » (Situations 7). Lyotard Les Marx
voit alors en Sartre le tenant d’une métaphysique de la volonté, même de Lyotard
Claire Pagès
au nom de la défense du petit peuple, et qu’il s’agisse du sens de l’his-
toire ou du rôle de l’intellectuel, un théoricien du « besoin d’un serrurier
suprême4 ».

1. Dans Discours, Figure (Paris, Klincksieck, 1971), dans la section « Sexe non humain »,
Lyotard conduit la critique de l’opposition et de la dialectique hégélienne qui éroderait la différence
sensible en l’enveloppant dans le concept à l’aide d’une remarque de Marx touchant le sexe féminin
et masculin qui ne seraient pas des extrêmes réels mais une différentiation au sein d’un être unique.
Contre la confusion hégélienne entre différence et opposition réelle, Lyotard tire Marx du côté de
Kant et de Freud pour mettre à son crédit « la possibilité de penser une relation sans l’inclure dans
un système d’oppositions ». Son effort pour tirer Marx loin de Hegel est manifeste dans cette ten-
tative pour en faire presque une pensée de la différence.
2. « Un doute s’attaquait au rôle salvateur que, depuis la révélation dont il fut touché en captivité,
il avait accordé à l’écrivain. Or, il n’élabora pas ce doute, il s’en débarrassa en transférant de l’activité du
littérateur à celle de l’“intellectuel” la responsabilité inchangée de guérir le monde de l’aliénation… »
(J.-F. Lyotard, Lectures d’enfance, « Mots », Paris, Galilée, 1991, p. 89).
3. Ibid., p. 92.
4. Ibid., p. 93.
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(2) L’autre différend de fond, plus essentiel à la définition du marxisme


lyotardien, est celui qui le sépare d’Althusser. En réalité, Lyotard est moins
dur à son égard qu’on pourrait le croire, car il prend toujours soin de
souligner les mérites de sa lecture. Par exemple, contre M. Rubel qui le
disqualifie en une note, Lyotard lui reconnaît de se placer dans le champ
des mouvements qui se font en profondeur et obéissent aux nécessités
des champs théoriques1. De même, il ne manque pas de saluer les efforts
d’Althusser pour débarrasser les études de Marx du dogmatisme introduit
par les staliniens et d’indiquer la profondeur de la position althussérienne

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pour arracher le marxisme à l’historicisme ainsi que l’opposition d’Althus-
ser à la méthode du « futur contingent », méthode de l’idéalisme hégélien.
De plus, l’idée althussérienne de coupure épistémologique va pour partie
dans le sens de la reconnaissance chez Marx de la distance entre discours
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théorique et son référent2. En outre, ce dernier a pour Lyotard raison de


situer la cartographie par concepts seulement dans Le Capital, alors que les
élaborations antérieures sont dominées par la description de l’expérience
du travailleur, la phénoménologie de la société, etc. Néanmoins, la charge
anti-althussérienne n’en est pas moins sérieuse. (1) Le discours althussérien
est non critique en raison de son rapport à la réalité historique et politique
76 et parce qu’il refuse de ménager à l’aliénation la place qui lui revient chez
Marx. Lyotard lui reproche de constituer un système structural destiné
Dossier : à rendre raison de la réalité et non à la renverser. Il critiquera toujours
Lyotard politique ce qu’il comprend comme ségrégation entre théorie et politique. (2) Mais
le point central de l’opposition tient au statut du concept d’aliénation.
Althusser en ferait un concept du jeune Marx abandonné par lui ensuite
avec raison et donc absent de la théorie de la maturité, alors que Lyotard
en défend la présence et la nécessité dans l’œuvre de la maturité. Faire la
critique de l’hégélianisme n’implique pas alors de rejeter le concept d’alié-
nation. Lyotard refuse ainsi l’alternative : soit une théorie structurale de la
société, soit la philosophie hégélienne.
(3) Les discussions avec Lefort et Castoriadis sont également importan-
tes. Ceux-ci comptaient en effet parmi les fondateurs du groupe. En 1964,
celui-ci se scinde entre une « tendance » conduite principalement par
Castoriadis et qui garde le nom SouB et un groupement composite qui

1. Lyotard, Dérive…, « Un Marx non marxiste », op. cit., p. 31.


2. « Dans cette direction, celle de la coupure, on peut marcher assez loin en compagnie de
L. Althusser » (ibid., « La place de l’aliénation dans le retournement marxiste », p. 43).
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prend le nom de Pouvoir Ouvrier. Lefort, lui, avait quitté SouB en 1958
et fondé avec Simon le groupe Informations et Liaisons Ouvrières (ilo).
Castoriadis soumet progressivement au groupe une série de thèses qui réo-
riente sa ligne et son langage. Il dégage à partir d’un gros travail sur le
capitalisme moderne que le fonctionnement de celui-ci neutralise les effets
sociaux et économiques anticipés par Marx, si bien qu’on ne peut plus
trouver chez lui l’assise objective pour une lutte révolutionnaire : « si projet
révolutionnaire il y avait, il fallait qu’il trouve son ressort dans une autre
contradiction que celle que Marx décrivait dans Le Capital1 ». Pierre Souyri,

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convaincu de la fausseté de cette approche, qui à ses yeux prenait pour
allant de soi la consolidation du capitalisme, se détermina contre la ten-
dance. Lyotard, bien que proche des thèses de Castoriadis au début des
années 1960, – « C’était là des assertions aisément vérifiables2 » – et alors
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même qu’il désapprouve beaucoup des options de Souyri ne rejoint pas la


tendance mais Pouvoir Ouvrier. Il explique qu’à l’époque, il continuait à
croire, en dépit d’une conscience aiguë des changements, que néanmoins
l’exploitation, l’extraction de la plus-value, bien que masquées, persistaient
dans leur objectivité. Il pensait aussi que la tendance perdait l’essentiel à
savoir « le point de vue de classe ».
(4) Le désaccord avec Pierre Souyri, grand marxiste de SouB puis 77
de Pouvoir Ouvrier, auteur de Révolution et contre-révolution en chine,
de Le Marxisme après Marx, etc., est très intéressant à la fois car ce fut Les Marx
un proche de Lyotard et que nous disposons d’une source magnifi- de Lyotard
Claire Pagès
que pour le reconstituer : la préface qu’écrit Lyotard « Pierre Souyri,
le marxisme qui n’a pas fini » pour le livre de celui-ci sur la Chine,
repris dans Pérégrinations sous le titre « Mémorial pour un marxisme :
à Pierre Souyri ». Avec tendresse, Lyotard évoque un Souyri consciem-
ment rivé à la pensée de Marx, quand lui-même commençait à douter
de la validité du marxisme comme langue universelle : « Il rappelait et
se rappelait ainsi qu’il n’y a pas de tolérance pour l’esprit qui oublie
son seul but, la destruction de l’exploitation.3 » Pour Souyri, seul le
marxisme permettait de penser la pratique ou praxis. Il témoignait aussi
surtout d’une conscience aiguë de ce qu’est un point de vue de classe
et travaillait à traquer celui-ci partout. Lyotard dit sa dette à l’égard de

1. Lyotard, Pérégrinations, op. cit., p. 108.


2. Ibidem.
3. Ibid., p. 101.
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cette inquiétude et de ce « marxisme [qui] n’était pas d’école ». Pourtant,


Souyri se distingue aussi par une méfiance à l’égard de la spontanéité
émancipatoire des masses et du spontanéisme politique, tant il juge pro-
fonde la dénaturation causée par l’exploitation. En outre, il continue
de défendre la logique autodestructrice du capitalisme, l’impossibilité
que celui-ci se stabilise économiquement et politiquement. Il ne croyait
pas à la réalité de déplacements historiques dans le fonctionnement du
capitalisme, si bien que le socialisme « était l’alternative, la seule, à la
barbarie immanente au développement du capitalisme1 ».

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(5) Enfin, on dira quelques mots sur le rapport de Lyotard à la lec-
ture de Marx par Baudrillard, qui, tenant du mouvement du 22 mars,
était à Nanterre comme lui en 1968. Cela nous permettra une transi-
tion vers la critique lyotardienne des catégories marxistes. Au début des
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années 1970, Baudrillard, dans des textes importants comme Pour une
critique de l’économie politique du signe ou Le Miroir de la production,
tente une critique de l’analyse marxiste en raison principalement de
l’« anthropologie rationaliste » qui serait la sienne, en particulier dans les
idées de fétichisme de la marchandise, de valeur d’usage, de production,
d’utilité et de besoin. Comme condition d’une théorie révolutionnaire,
78 il lui oppose une théorie critique de la valeur comprise comme théorie
de l’échange symbolique. Toutes ces catégories présupposent pour lui la
Dossier : représentation idéaliste d’une nature non aliénée, comme leur contre-
Lyotard politique point. Baudrillard procède à une critique du postulat anthropologique
que lui semble impliquer l’idée d’aliénation : réalité de référence destinée
à la déformation ou abstraction (par exemple la valeur d’usage dans la
valeur d’échange, abstraction qu’il s’agit ensuite et maintenant de retour-
ner. Il n’y a pas pour lui de telle nature de l’homme et sortir du système
de la valeur d’échange – ce qu’il appelle aussi de ses vœux – n’est pas res-
tituer la valeur d’usage mais retourner à l’échange symbolique), la vraie
distinction n’étant pas celle du travail concret et abstrait mais celle de
l’échange symbolique et du travail. Lyotard est à la fois très proche
de cette lecture et assez distant : lui aussi refusera le présupposé anthro-
pologique de la possible « région non aliénée ». Pourtant, il affirme aussi
que l’analyse de Baudrillard reconduit à son insu la fantaisie d’une nature
non aliénée. L’échange symbolique, celui des sociétés primitives, forclos
aussi bien par le dispositif du capital que par le marxisme (improductif,

1. Ibid., p. 129.
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réciproque, ambivalent), serait compris positivement comme référent


idéal, fait de nature perdu mais à promouvoir et réinvestir. Baudrillard
répèterait donc le geste même qu’il critique dans le marxisme.

Alié n at i o n e t ém a n cipat i o n

Quand il rompt avec le marxisme à la fin des années 1960, Lyotard


entreprend la critique de ce qu’il estime en être deux opérateurs décisifs :

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l’idée d’aliénation d’abord et celle du grand récit d’émancipation de l’hu-
manité travailleuse.
(1) Il met en cause progressivement le caractère opératoire de la catégo-
rie d’aliénation défendant que « celle-ci est un concept qui vient de la théo-
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logie chrétienne et aussi de la philosophie d’une nature1 ». Il fait dépendre


l’énoncé de présupposés anthropologiques du statut critique de l’analyse
marxiste. Il lie en réalité la question de la perspective anthropologique et
celle du statut du discours philosophique, se demandant ainsi si le discours
peut ne pas être un discours de la nature humaine quand il est critique. Sa
thèse est que la critique est un discours de l’aliénation, donc une forme de
discours sur la nature humaine. Ce discours critique est immédiatement 79
compris comme analyse critique de l’aliénation. Le concept impliquerait
un référent anthropologique : « Il n’y a pas d’aliénation du moment qu’on Les Marx
échappe à la relation critique.2 » Dans Économie libidinale, dans la section de Lyotard
Claire Pagès
« Un désir nommé Marx », Lyotard présente alors son dialogue avec Marx
comme ne relevant pas de la critique. Il ne s’agira ni de critiquer Marx, ni
de le corriger, ni d’en dégager la vérité, comme font les althussériens.
Il va pointer dans l’héritage marxiste ce qu’il nomme la fantaisie d’une
région non aliénée, qui tient à l’hypothèse d’un état heureux du corps qui
travaille, bonheur issu de l’unité de soi. Serait présupposée la possibilité de
« régions » où le corps de l’homme vivrait dans un état réconcilié. Ce corps
accompli, « corps de référence3 » et horizon de l’action révolutionnaire,
serait toujours impliqué par cette pensée qui évalue la souffrance présente
à l’aune d’un autre état du corps et du travail. C’est ce qu’il appelle chez
Marx « le corps inorganique ». Celui-ci désigne l’articulation adéquate,

1. J.-F. Lyotard, Tombeau de l’intellectuel et autres papiers, Paris, Galilée, 1984, p. 83.
2. J.-F. Lyotard, Économie libidinale, Paris, Minuit, 1974, p. 133.
3. Ibid., p. 122.
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transparente, immédiate et naturelle entre l’homme et son environnement


social et naturel. Ce corps devient alors le fondement de la critique de
l’économie politique et oriente tout le projet politique. Émerge en effet
un thème de la naturalité perdue, du corps scindé, scission qu’il faut à la
fois expliquer et à laquelle il faut remédier en la renversant. La critique
vise alors l’occultation de ce Corps. Cette pensée du renversement impli-
que pour Lyotard une théorie de l’aliénation, qui elle-même implique une
anthropologie et un discours de la vérité : le présupposé comme vérité et
idéal de l’humain d’un état du corps positif, transparent, immédiatement

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et totalement satisfaisant et harmonieux.
Ce qu’il faut démentir au contraire, c’est à la fois la possibilité d’un tel
état harmonieux pour le Corps organique réconcilié mais aussi la qualifi-
cation de tous les autres états, instanciations présentes de ce corps comme
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états négatifs, déchus, mystifiés. Le projet politique change alors de sens.


Pour recommencer la révolution, il faudrait d’abord renoncer à la recom-
mencer telle qu’elle a été conçue, c’est-à-dire comme retournement d’un
présent d’aliénation : « c’est cesser de voir le monde aliéné et les gens à
sauver ou à aider ou même à servir, c’est abandonner la position virile,
entendre la féminité, la bêtise, la folie, autrement que comme des maux.1 »
80 Le renouveau du projet révolutionnaire passe pour lui par la compréhen-
sion de cette idée qu’il faut expliquer que toute économie politique est libi-
Dossier : dinale. Ce qu’affirme Marx (mais aussi Baudrillard), c’est que le dispositif
Lyotard politique du capital fait disparaître le corps organique, et qu’il représente pour nous
du point de vue des affects une privation des intensités : l’homme aliéné
est privé d’intensité ou pauvre en jouissance. Lyotard analyse ce discours
comme la dénégation des intensités que procure et qui traversent toute
économie politique2. Le principe de la généralité de l’économie libidinale
est alors clairement formulé : toutes les modalités de la jouissance sont pos-
sibles, et aucune n’est à exclure comme inauthentique. Il en résulte que les
intensités peuvent tout investir, c’est-à-dire aussi tous les types d’échange.
Lyotard refuse ainsi toute détermination normative des plaisirs, toute axio-
logie des investissements libidinaux : il n’est pas de besoins artificiels par
rapport à des besoins naturels, il ne semble pas y avoir de plaisirs complets
et authentiques. Lyotard fait alors du discours de l’aliénation assorti de
celui de la libération un mécanisme psychique de défense mobilisé par qui

1. Ibid., p. 146.
2. Ibid., p. 170.
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a peur de la variété des dispositifs de jouissance et du désordre pulsionnel,


de son ambivalence1.
(2) Lyotard a ensuite travaillé à dégager la chute du récit marxiste d’éman-
cipation. Le discours moderne serait celui qui a la prétention de fonder sa
légitimité sur le projet d’émancipation de l’humanité tout entière : « Chez
les modernes, depuis Paul et Augustin, l’émancipation promise était ce qui
ordonne le temps au long d’une histoire ou, du moins, selon une histo-
ricité. Car la promesse exigeait le départ pour un voyage d’éducation, la
sortie d’une condition d’abord aliénée, en direction d’un horizon de jouis-

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sance du propre ou de franchise.2 » La modernité est ainsi animée d’une
tendance à s’excéder elle-même car le projet utopique implique un au-
delà du moderne, un âge nouveau. Partagent cette perspective la théologie
chrétienne, la philosophie des Lumières, les grandes philosophies de l’his-
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toire, hégélienne en particulier, la conception classique de la pédagogie, la


science moderne et le marxisme. Ils vont donner lieu à autant de grands
récits narrant l’émancipation de la raison et la réalisation de la liberté.
Chaque grand récit se présente comme la langue pour décrire le cours de
l’histoire et chacun établit un monopole narratif. Le grand récit implique
une totalisation du cours de l’histoire comme allant dans un sens déter-
miné. Il procède alors d’une forme de piété « qu’il appelle et exige3 ». Les 81
grands récits reposent aussi sur un « nous » postulé et rêvé : l’émancipation
cherche à faire en sorte que la communauté ait pour sujet un « nous », que Les Marx
la première personne du pluriel intègre le tiers (même majoritaire), si bien de Lyotard
Claire Pagès
qu’elle parle d’une même voix4. On postule un langage commun qui four-
nit la mesure commune des différents jeux de langage. Lyotard au contraire
va faire valoir qu’il n’y a pas de sujet de l’histoire et pas de sujet universel
que formerait un agencement de valeurs. La faillite des grands récits impli-
que de réviser la pensée de la communauté, de faire le deuil du « nous »
total, de l’unanimité, sans pour autant prendre le parti d’un « nous » borné
à la particularité. Quant au récit marxiste, il y a à son fondement un geste
spéculatif qui consiste à constituer derrière le sentiment d’enthousiasme
(de la Commune par exemple) un sujet idéal (le prolétariat), émancipé,

1. Ibid., p. 141, 146.


2. J.-F. Lyotard (avec E. Gruber), Un trait, ce n’est pas tout, « La mainmise », Sainte-Foy
(Québec), Le Griffon d’argile, 1993, p. 11.
3. J.-F. Lyotard, Instructions païennes, Paris, Galilée, 1977, p. 11. Contre ce pathos pieux qui est
cause d’injustice, Lyotard développe à la fin des années 1970 une pensée du païen.
4. Voir J.-F. Lyotard, Le Postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 2005.
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qui se voit lui-même et prescrit le commun. On constitue ce sujet puis


l’exigence de lui donner la parole, de passer de cet idéal à l’organisation
politique réelle de la classe ouvrière1.
Le marxisme se donne alors pour une politique narrative comme une
autre, une histoire universelle laïque, finalisée par l’idée de liberté. Lyotard
va jusqu’à faire de l’idée d’Humanité animée d’une volonté en train de
s’émanciper une laïcisation du rachat. Comme les autres grands récits,
celui-ci est abstrait et ne fait pas droit aux petites histoires qui se contredi-
sent, aux noms et traditions nationales. L’épopée internationaliste de l’hu-

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manité empêche de capter les petits récits et efface les noms propres2. Ce
grand récit fait tort à tous les univers de phrases et enchaînements qu’il se
subordonne.
Le marxisme devient un exemple d’un processus général qui caractérise
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la modernité. Dans Au juste, Lyotard montre comment le marxisme n’est


qu’une version du discours politique classique sur la justice. Celui-ci se
présente comme un dispositif théorique qui cherche à définir scientifique-
ment l’objet qui manque à la société pour être bonne ou juste et d’autre
part définit des stratégies dans la réalité sociale pour la rendre conforme
à la représentation de la justice dans la théorie. Si le discours est vrai (sa
82 détonation correcte), alors la pratique sociale juste est celle qui respecte la
distribution qu’indique la théorie. Dans tous les cas, on suppose qu’il y a
Dossier : un être vrai de la société et que la société sera juste quand elle y sera rendue
Lyotard politique conforme. Le discours marxiste fonctionne également comme cela pour
peu qu’on accorde la place qu’elle y occupe à la théorie. Lyotard présente
alors Le Capital comme un discours théorique typique destiné à fonder la
légitimité d’une distribution communiste des biens3. C’est la logique que
Lyotard disqualifie, en défendant que la justice est de l’ordre du prescriptif
et qu’un ordre ne peut trouver sa justification dans un énoncé dénotatif ou
descriptif (ce que supposent ces dispositifs, marxiste y compris). La faillite

1. J.-F. Lyotard, Le Différend, § 237-238, Paris, Minuit,1983, p. 247.


2. Ibid., § 235, p. 231-232. « Même l’épopée communiste de l’émancipation ouvrière se scinde
en épopées nationales-communistes. »
3. J.-F. Lyotard (avec J.-L. Thébaud), Au juste, Paris, Christian Bourgeois, 2006, p. 59. Dans
l’Inhumain (Paris, Galilée, 1988), Lyotard présente Marx comme un détective qui détecte le fonc-
tionnement caché du capitalisme, l’exploitation des travailleurs, et en déduit la condition d’une
société juste : l’émancipation et la désaliénation de la force de travail, la prise de conscience de
celle-ci, connue est analysée comme un fait, un modèle vrai est construit et une prescription d’ac-
tion et de réforme en découle. Lyotard dégage maintenant les dangers de ces réformes montrant
comment ces révolutions, ces réécritures de l’histoire rouvrent la plaie, répètent l’aliénation.
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du récit marxiste aussi bien que libéral indiquerait qu’on ne peut dériver
aucune décision politique à partir d’une raison de l’histoire, qu’il n’y a pas
de savoir de la pratique.
Il en découle que le marxisme n’est plus opposé à la philosophie
hégélienne mais présenté, du point de vue de sa structure, comme une
forme analogue. Le marxisme est un grand récit comme la dialectique
hégélienne de l’Esprit, et c’est la dialectique dans son ensemble que Lyotard
écarte qu’elle soit idéaliste ou matérialiste. La logique dialectique hégé-
lienne et marxiste est réduite, avec la fin des grands récits, à être un simple

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idiome1. Contrairement à ce que faisait Lyotard au début des années 1960
insistant sur le statut critique du marxisme, celui-ci est maintenant relu
comme une philosophie de l’histoire et, de ce fait, étroitement associé au
hégélianisme.
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L e m a r x i s m e q u i n ’ a pa s fi n i

Et pourtant, on aurait tort de croire que Lyotard rompt tout à fait avec
Marx. Au contraire, à sa rupture avec le marxisme fait suite le souci patient
et inquiet de dégager ce qui reste inentamé en lui. Bien plus, le marxisme 83
apparaît alors paradoxalement comme sensibilité au différend : à ce qu’il
s’agit de penser et d’accueillir. Les Marx
(1) Ainsi Le Différend, en même temps qu’il pointe le caractère spéculatif de Lyotard
Claire Pagès
du marxisme, sa parenté avec la philosophie de l’histoire de Hegel, dégage
aussi en lui deux dimensions infiniment précieuses. D’abord, Lyotard uti-
lise comme exemple paradigmatique du différend (§ 12) le contrat de tra-
vail analysé comme le fait Marx : l’ouvrier doit parler de son travail dans
l’idiome de son patron, c’est-à-dire comme si son travail était la cessation
temporaire d’une marchandise dont il serait propriétaire. Le travailleur
ne peut recourir pour régler un litige qu’à l’idiome, le droit économique
et social « bourgeois », qui rend son travail « abstrait ». En l’employant,
il devient plaignant. Il y a différend, car il n’a pas les moyens d’établir qu’il
est une victime, il n’y a pas de tribunal pour en juger. Comment faire valoir
que le travail n’est pas une marchandise dans un idiome qui le suppose ? Le
travail abstrait dégagé par Marx est ainsi l’exemple du différend qui impose
silence à la victime. Ensuite, si le marxisme résiste, c’est qu’il s’est rendu

1. Lyotard, Pérégrinations, op. cit., p. 99.


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sensible au silence du sentiment, à la souffrance. Marx aurait su écouter ce


sentiment silencieux de ceux dont la finalité du capital s’est subordonnée
le discours et a fait taire la voix : « c’est ainsi que le marxisme n’a pas fini,
comme sentiment du différend1 ». Certes, pour Lyotard, quand il essaie
de trouver l’idiome que réclame la souffrance causée par le capital, Marx
reproduit un geste qui impose silence au différend, en produisant un grand
récit (§ 237). Reste qu’il répond néanmoins à ce qui est l’exigence absolue,
la sensibilité à la souffrance et à la phrase sentiment.
(2) Dans Pérégrinations, on comprend alors que Lyotard, exposant pour-

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tant sa rupture avec le marxisme et ses divergences avec Souyri, dégage pour
finir ce qui résiste dans le marxisme et la pensée de Marx. Le Capital a alors
été une authentique critique de l’économie politique en ayant fait valoir
l’irréductibilité du différend dissimulé sous la langue universelle du capital,
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celle des deux idiomes que sont celui du capitaliste (ama) et celui du salarié
(mam). Là encore, Lyotard désigne comme sensibilité au différend « dans
le marxisme ce qui passe toute objection2 ». Marx aurait su dégager qu’il
y a dans la société des genres de discours incommensurables et un genre,
le capital, qui impose aux autres ses règles et le silence. En cela, dans son
attachement au marxisme, Souyri a raison et le marxisme n’aurait fini que
84 si le déchirement prenait fin. Or, il n’y a pas de fin au différend et il faut
défendre cette écoute du différend : « Le marxisme est alors l’intelligence
Dossier : critique de la pratique du déchirement […]. Comme tel, il n’est pas sujet
Lyotard politique à réfutation3 ». La solution marxiste doit être écartée mais sa sensibilité au
fait qu’une voix est étouffée par le discours de la « réalité » cultivée.
(3) Par-delà les années qui le séparent de son activité militante à SouB
et des textes sur l’Algérie, Lyotard reconnaît une communauté entre ce
qui le préoccupait alors et ce qui le soucie dans les années 1980 et 1990.
Dans la préface qu’il écrit en juin 1989, « Note : Le nom d’Algérie » pour
le volume La guerre des Algériens, il dégage que le fond de son marxisme
d’alors comme l’horizon de sa philosophie présente peuvent être désignés
du seul nom d’intraitable. C’est pourquoi l’enjeu de SouB reste vrai quand
son projet et son discours ont cessé de valoir : « Vrai même aujourd’hui où
le principe d’une alternative radicale (d’un pouvoir ouvrier) à la domina-
tion capitaliste doit être abandonné. (Ce qui permet à plus d’un, innocent

1. Lyotard, Le Différend, § 236, op. cit., p. 246.


2. Lyotard, Pérégrinations, op. cit., p. 132.
3. Ibid., 134.
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ou infâme, de renoncer à toute résistance et de se rendre sans condition à


l’état des choses.) Cet enjeu, qui motive la poursuite de la résistance par
d’autres moyens, sur d’autres terrains, et peut-être sans fins assignables,
a toujours été et reste l’intraitable.1 » Pour SouB, le secret qui échappe
au système avait pour nom « inventivité », « créativité », spontanéisme,
autonomie dans le concret de la lutte des classes. La résistance y tirait son
énergie et il s’agissait de manifester auprès de ceux qui résistaient le motif
de leur résistance2. Certes, le politique et le politique tel qu’élaboré par
le marxisme n’est plus le lieu privilégié de manifestation de l’intraitable.

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Certes, cet intraitable n’a plus les mêmes expressions ou signes, et on ne
peut le situer de la même façon aujourd’hui qu’il y a un demi-siècle. Mais
persiste ce que le marxisme de SouB avait pensé – qu’il subsiste dans le
système de l’intraitable3.
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La rupture de Lyotard avec le marxisme reste bien réelle. Nous ne vou-


lons pas l’effacer. Comme bien d’autres, elle est structurante et caractéris-
tique de sa pensée et de son parcours. Néanmoins, il ne nous semble pas
avoir tourné le dos tout à fait à la pensée de Marx, preuve en est le fait d’y
avoir recours pour exprimer deux objets essentiels de sa pensée, le différend
et l’intraitable. Pour cela, il ne s’agit jamais vraiment pour lui, explique-
t-il, de réfuter les thèses marxistes ou d’opter pour une doctrine alterna- 85
tive mais « plutôt de laisser libre et flottant le rapport de la pensée avec le
marxisme4 ». On peut se demander toutefois si, dans ce qui à ses yeux fait Les Marx
que « le marxisme n’a pas fini », Lyotard ne requalifie pas subrepticement de Lyotard
Claire Pagès
une lecture éthique et légèrement humaniste de Marx qui avait d’abord été
une cible de son premier marxisme.

1. Lyotard, La Guerre des Algériens, « Note : Le nom d’Algérie », op. cit., p. 34.
2. Ibid., p. 37 : « En la plaçant sous le signe d’une fidélité à l’intraitable, j’entends que le
« travail » qui était le nôtre peut et doit être poursuivi alors même que tout indique que c’en est
fini du marxisme comme perspective révolutionnaire (et sans doute de toute perspective vraiment
révolutionnaire), alors que la voix intraitable ou de l’intraitable ne se fait plus entendre, dans les
sociétés occidentales, sur le canal du social et du politique. »
3. Ibid., p. 35.
4. Lyotard, Pérégrinations, op. cit., p. 105.

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