Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Claire Pagès
2011/1 n° 45 | pages 69 à 85
ISSN 1299-5495
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
ISBN 9782130587033
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-cites-2011-1-page-69.htm
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
69
On pourrait être tenté de construire un chiasme entre les parcours de
Jean-François Lyotard et de Jacques Derrida concernant leur rapport au
marxisme. Le premier, après un attachement profond au marxisme, aurait Les Marx
de Lyotard
rompu avec lui, en dressant une critique radicale. Le second, d’abord Claire Pagès
animé d’une réserve et d’une méfiance aiguës à l’égard du marxisme de ses
contemporains, aurait fait un retour tardif et surprenant à Marx, en 1993
dans Spectres de Marx. Cette reconstitution nous semble néanmoins erro-
née à plus d’un titre. Laissant là la question du rapport de Derrida au
marxisme, nous tenterons de contester la représentation d’un Lyotard
rompant sans retour avec Marx.
Lyotard a pendant douze ans milité dans un groupe marxiste du nom
de la revue qu’il publiait, Socialisme ou Barbarie, dans lequel il entre en
même temps que Pierre Souyri en 1954, puis, après sa scission et la sépara-
tion d’avec la tendance emmenée par Castoriadis en 1964, dans le groupe
Pouvoir Ouvrier, dont il démissionne en 1966. Douze ans consacrés à
« la seule entreprise de critique et d’orientation révolutionnaire1 » mais
aussi à la critique de la bureaucratie et de la perversion des organes que le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
Marx et Freud (1973). Il se passe néanmoins quelques années entre la fin de
la « militance » proprement dite (1966) et la rupture ouverte et complète
avec le marxisme lui-même (1974).
Pour Lyotard, la reconstitution du capitalisme devint alors source d’inter-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
1. Ibid., p. 117.
2. Ibid., p. 96.
3. Ibid., p. 98.
4. Ibid., p. 32.
17 mars 2011 - Revue_Cités_45 - AUTEUR - Revue_Cités - 175 x 240 - page 71 / 220
est aussi porté vers Marx par un intérêt théorique et philosophique. C’est
pourquoi on se posera d’abord trois questions : quel usage Lyotard fait-il
du marxisme dans ses textes politiques à l’époque de SouB ou de Pouvoir
Ouvrier ? Quelle interprétation donne-t-il de Marx sur le plan de la théo-
rie ? Et quel usage philosophique fait-il de Marx ?
(1) Pour déterminer l’usage des catégories marxistes dans les écrits mili-
tants de Lyotard, on dispose principalement comme ressources des articles
rédigés entre 1956 et 1963 et publiés sous le pseudonyme de François
Laborde dans la revue SouB. Ils sont réunis dans La Guerre des Algériens.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
Quand il présente le travail de SouB, Lyotard insiste sur plusieurs choses.
D’abord, une réflexion renouvelée et internationaliste sur les « idées direc-
trices de l’émancipation des travailleurs ». Ensuite, l’exigence non pas de
diriger leurs luttes mais d’être à l’écoute de l’inventivité de celles-ci – « leur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
apporter les moyens de déployer la créativité qui s’y exerce, et d’en prendre
conscience pour qu’elles se dirigent d’elles-mêmes1 » – raison pour laquelle
on a parlé de mouvement spontanéiste pour ce courant marxiste radical.
Enfin, le souci d’une analyse des échecs du mouvement ouvrier qui ne se
contente pas d’invoquer ceux qui le trahissent, mais qui s’attaque à la criti-
que du phénomène bureaucratique (dans l’État, le parti, le syndicat).
L’analyse de la guerre d’Algérie par Lyotard se fait indéniablement 71
au moyen de catégories marxistes : la révolution, la notion de classe,
les contradictions du réel social, l’exploitation des uns (exploités) par les Les Marx
autres (exploiteurs), l’aliénation dans le travail, les masses comme agents de Lyotard
Claire Pagès
révolutionnaires, etc. Néanmoins, il livre déjà des réflexions qui font bouger
le marxisme classique et montrent comment la guerre d’Algérie interroge,
déplace et met en question ce modèle. C’est pourquoi, écrit-il, « la gau-
che française y perd son marxisme2 ». Certes, cette guerre est pour lui une
guerre révolutionnaire, et le but en est le renversement de l’exploitation
quelle qu’elle soit : « il n’y a pas d’autre contraire à l’exploitation que le
socialisme3 ». Certes, les conditions d’exploitation de la paysannerie sont un
facteur décisif ; et il faut une lutte des classes avec l’intervention pratique et
directe de la classe travailleuse exploitée… Pourtant, le caractère « national »
– raison pour laquelle Lyotard parle de la guerre des Algériens – disqualifie
une partie de ce cadre. L’idéologie nationale prime le rapport de classe :
1. J.-F. Lyotard, La Guerre des Algériens, Écrits 1956-1963, Paris, Galilée, 1989, p. 34.
2. Ibid., p. 105.
3. Ibid., p. 46.
17 mars 2011 - Revue_Cités_45 - AUTEUR - Revue_Cités - 175 x 240 - page 72 / 220 17
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
quel parti prend Lyotard à l’époque ? Là aussi, il possède une position
complexe qu’il résume par un double refus : « contre l’interprétation huma-
niste de Maximilien Rubel et contre la purification épistémologique de
Louis Althusser3 ». Il reproche bien des choses à l’édition Pléiade de Marx
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
1. Ibid., p. 107.
2. Ibid., p. 247.
3. Lyotard, Dérive…, « Préface de juin 1994 », Dérive à partir de Marx et Freud, Paris, Galilée,
1994.
17 mars 2011 - Revue_Cités_45 - AUTEUR - Revue_Cités - 175 x 240 - page 73 / 220
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
de Marx en s’opposant à la saisie de la théorie comme ayant un rapport
dialectique religieux avec la réalité qui est sa référence. (2) Le discours doit
être critique et, pour ce faire, il faut donner sa place véritable à l’aliénation.
La dialectique marxiste n’exprime pas la réalité dans sa diachronie, mais la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
leur société, qu’ils brisent effectivement, sans en demander la personne la
permission, les rapports qui les écrasaient, et donnent, à tous les exploités et
tous les exploiteurs, l’exemple de l’activité socialiste en personne : la récupé-
ration de l’homme social par lui-même4 ».
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
1. Ibid., p. 70.
2. Ibid., p. 102.
3. Ibid., p. 33.
4. Lyotard, La Guerre des Algériens, op. cit., p. 163.
5. « Il faut en finir avec la lecture métaphysique de Marx » (Lyotard, Dérive…, « La place de
l’aliénation dans le retournement marxiste », op. cit., p. 64).
6. Ibid., p. 50.
17 mars 2011 - Revue_Cités_45 - AUTEUR - Revue_Cités - 175 x 240 - page 75 / 220
renverser de façon simple ce qui est inversé dans l’aliénation1. Mais, pour
saisir l’originalité et la complexité de la position de Lyotard, il faut exami-
ner son rapport aux grandes lectures contemporaines du marxisme.
Lyota r d fa c e au x m a r x i s m e s e t u s a g e s d e M a r x
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
Lyotard a toujours affirmé que le rôle d’une organisation révolutionnaire
n’était pas de diriger les luttes et que le rôle de l’intellectuel n’était pas
d’éclairer les esprits. Il va viser sous ces deux formes chez Sartre une pensée
de la direction, récusant d’abord le rôle de libérateur que Sartre confère à
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
1. Dans Discours, Figure (Paris, Klincksieck, 1971), dans la section « Sexe non humain »,
Lyotard conduit la critique de l’opposition et de la dialectique hégélienne qui éroderait la différence
sensible en l’enveloppant dans le concept à l’aide d’une remarque de Marx touchant le sexe féminin
et masculin qui ne seraient pas des extrêmes réels mais une différentiation au sein d’un être unique.
Contre la confusion hégélienne entre différence et opposition réelle, Lyotard tire Marx du côté de
Kant et de Freud pour mettre à son crédit « la possibilité de penser une relation sans l’inclure dans
un système d’oppositions ». Son effort pour tirer Marx loin de Hegel est manifeste dans cette ten-
tative pour en faire presque une pensée de la différence.
2. « Un doute s’attaquait au rôle salvateur que, depuis la révélation dont il fut touché en captivité,
il avait accordé à l’écrivain. Or, il n’élabora pas ce doute, il s’en débarrassa en transférant de l’activité du
littérateur à celle de l’“intellectuel” la responsabilité inchangée de guérir le monde de l’aliénation… »
(J.-F. Lyotard, Lectures d’enfance, « Mots », Paris, Galilée, 1991, p. 89).
3. Ibid., p. 92.
4. Ibid., p. 93.
17 mars 2011 - Revue_Cités_45 - AUTEUR - Revue_Cités - 175 x 240 - page 76 / 220 17
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
pour arracher le marxisme à l’historicisme ainsi que l’opposition d’Althus-
ser à la méthode du « futur contingent », méthode de l’idéalisme hégélien.
De plus, l’idée althussérienne de coupure épistémologique va pour partie
dans le sens de la reconnaissance chez Marx de la distance entre discours
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
prend le nom de Pouvoir Ouvrier. Lefort, lui, avait quitté SouB en 1958
et fondé avec Simon le groupe Informations et Liaisons Ouvrières (ilo).
Castoriadis soumet progressivement au groupe une série de thèses qui réo-
riente sa ligne et son langage. Il dégage à partir d’un gros travail sur le
capitalisme moderne que le fonctionnement de celui-ci neutralise les effets
sociaux et économiques anticipés par Marx, si bien qu’on ne peut plus
trouver chez lui l’assise objective pour une lutte révolutionnaire : « si projet
révolutionnaire il y avait, il fallait qu’il trouve son ressort dans une autre
contradiction que celle que Marx décrivait dans Le Capital1 ». Pierre Souyri,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
convaincu de la fausseté de cette approche, qui à ses yeux prenait pour
allant de soi la consolidation du capitalisme, se détermina contre la ten-
dance. Lyotard, bien que proche des thèses de Castoriadis au début des
années 1960, – « C’était là des assertions aisément vérifiables2 » – et alors
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
(5) Enfin, on dira quelques mots sur le rapport de Lyotard à la lec-
ture de Marx par Baudrillard, qui, tenant du mouvement du 22 mars,
était à Nanterre comme lui en 1968. Cela nous permettra une transi-
tion vers la critique lyotardienne des catégories marxistes. Au début des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
années 1970, Baudrillard, dans des textes importants comme Pour une
critique de l’économie politique du signe ou Le Miroir de la production,
tente une critique de l’analyse marxiste en raison principalement de
l’« anthropologie rationaliste » qui serait la sienne, en particulier dans les
idées de fétichisme de la marchandise, de valeur d’usage, de production,
d’utilité et de besoin. Comme condition d’une théorie révolutionnaire,
78 il lui oppose une théorie critique de la valeur comprise comme théorie
de l’échange symbolique. Toutes ces catégories présupposent pour lui la
Dossier : représentation idéaliste d’une nature non aliénée, comme leur contre-
Lyotard politique point. Baudrillard procède à une critique du postulat anthropologique
que lui semble impliquer l’idée d’aliénation : réalité de référence destinée
à la déformation ou abstraction (par exemple la valeur d’usage dans la
valeur d’échange, abstraction qu’il s’agit ensuite et maintenant de retour-
ner. Il n’y a pas pour lui de telle nature de l’homme et sortir du système
de la valeur d’échange – ce qu’il appelle aussi de ses vœux – n’est pas res-
tituer la valeur d’usage mais retourner à l’échange symbolique), la vraie
distinction n’étant pas celle du travail concret et abstrait mais celle de
l’échange symbolique et du travail. Lyotard est à la fois très proche
de cette lecture et assez distant : lui aussi refusera le présupposé anthro-
pologique de la possible « région non aliénée ». Pourtant, il affirme aussi
que l’analyse de Baudrillard reconduit à son insu la fantaisie d’une nature
non aliénée. L’échange symbolique, celui des sociétés primitives, forclos
aussi bien par le dispositif du capital que par le marxisme (improductif,
1. Ibid., p. 129.
17 mars 2011 - Revue_Cités_45 - AUTEUR - Revue_Cités - 175 x 240 - page 79 / 220
Alié n at i o n e t ém a n cipat i o n
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
l’idée d’aliénation d’abord et celle du grand récit d’émancipation de l’hu-
manité travailleuse.
(1) Il met en cause progressivement le caractère opératoire de la catégo-
rie d’aliénation défendant que « celle-ci est un concept qui vient de la théo-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
1. J.-F. Lyotard, Tombeau de l’intellectuel et autres papiers, Paris, Galilée, 1984, p. 83.
2. J.-F. Lyotard, Économie libidinale, Paris, Minuit, 1974, p. 133.
3. Ibid., p. 122.
17 mars 2011 - Revue_Cités_45 - AUTEUR - Revue_Cités - 175 x 240 - page 80 / 220 17
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
et totalement satisfaisant et harmonieux.
Ce qu’il faut démentir au contraire, c’est à la fois la possibilité d’un tel
état harmonieux pour le Corps organique réconcilié mais aussi la qualifi-
cation de tous les autres états, instanciations présentes de ce corps comme
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
1. Ibid., p. 146.
2. Ibid., p. 170.
17 mars 2011 - Revue_Cités_45 - AUTEUR - Revue_Cités - 175 x 240 - page 81 / 220
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
sance du propre ou de franchise.2 » La modernité est ainsi animée d’une
tendance à s’excéder elle-même car le projet utopique implique un au-
delà du moderne, un âge nouveau. Partagent cette perspective la théologie
chrétienne, la philosophie des Lumières, les grandes philosophies de l’his-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
manité empêche de capter les petits récits et efface les noms propres2. Ce
grand récit fait tort à tous les univers de phrases et enchaînements qu’il se
subordonne.
Le marxisme devient un exemple d’un processus général qui caractérise
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
du récit marxiste aussi bien que libéral indiquerait qu’on ne peut dériver
aucune décision politique à partir d’une raison de l’histoire, qu’il n’y a pas
de savoir de la pratique.
Il en découle que le marxisme n’est plus opposé à la philosophie
hégélienne mais présenté, du point de vue de sa structure, comme une
forme analogue. Le marxisme est un grand récit comme la dialectique
hégélienne de l’Esprit, et c’est la dialectique dans son ensemble que Lyotard
écarte qu’elle soit idéaliste ou matérialiste. La logique dialectique hégé-
lienne et marxiste est réduite, avec la fin des grands récits, à être un simple
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
idiome1. Contrairement à ce que faisait Lyotard au début des années 1960
insistant sur le statut critique du marxisme, celui-ci est maintenant relu
comme une philosophie de l’histoire et, de ce fait, étroitement associé au
hégélianisme.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
L e m a r x i s m e q u i n ’ a pa s fi n i
Et pourtant, on aurait tort de croire que Lyotard rompt tout à fait avec
Marx. Au contraire, à sa rupture avec le marxisme fait suite le souci patient
et inquiet de dégager ce qui reste inentamé en lui. Bien plus, le marxisme 83
apparaît alors paradoxalement comme sensibilité au différend : à ce qu’il
s’agit de penser et d’accueillir. Les Marx
(1) Ainsi Le Différend, en même temps qu’il pointe le caractère spéculatif de Lyotard
Claire Pagès
du marxisme, sa parenté avec la philosophie de l’histoire de Hegel, dégage
aussi en lui deux dimensions infiniment précieuses. D’abord, Lyotard uti-
lise comme exemple paradigmatique du différend (§ 12) le contrat de tra-
vail analysé comme le fait Marx : l’ouvrier doit parler de son travail dans
l’idiome de son patron, c’est-à-dire comme si son travail était la cessation
temporaire d’une marchandise dont il serait propriétaire. Le travailleur
ne peut recourir pour régler un litige qu’à l’idiome, le droit économique
et social « bourgeois », qui rend son travail « abstrait ». En l’employant,
il devient plaignant. Il y a différend, car il n’a pas les moyens d’établir qu’il
est une victime, il n’y a pas de tribunal pour en juger. Comment faire valoir
que le travail n’est pas une marchandise dans un idiome qui le suppose ? Le
travail abstrait dégagé par Marx est ainsi l’exemple du différend qui impose
silence à la victime. Ensuite, si le marxisme résiste, c’est qu’il s’est rendu
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
tant sa rupture avec le marxisme et ses divergences avec Souyri, dégage pour
finir ce qui résiste dans le marxisme et la pensée de Marx. Le Capital a alors
été une authentique critique de l’économie politique en ayant fait valoir
l’irréductibilité du différend dissimulé sous la langue universelle du capital,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
celle des deux idiomes que sont celui du capitaliste (ama) et celui du salarié
(mam). Là encore, Lyotard désigne comme sensibilité au différend « dans
le marxisme ce qui passe toute objection2 ». Marx aurait su dégager qu’il
y a dans la société des genres de discours incommensurables et un genre,
le capital, qui impose aux autres ses règles et le silence. En cela, dans son
attachement au marxisme, Souyri a raison et le marxisme n’aurait fini que
84 si le déchirement prenait fin. Or, il n’y a pas de fin au différend et il faut
défendre cette écoute du différend : « Le marxisme est alors l’intelligence
Dossier : critique de la pratique du déchirement […]. Comme tel, il n’est pas sujet
Lyotard politique à réfutation3 ». La solution marxiste doit être écartée mais sa sensibilité au
fait qu’une voix est étouffée par le discours de la « réalité » cultivée.
(3) Par-delà les années qui le séparent de son activité militante à SouB
et des textes sur l’Algérie, Lyotard reconnaît une communauté entre ce
qui le préoccupait alors et ce qui le soucie dans les années 1980 et 1990.
Dans la préface qu’il écrit en juin 1989, « Note : Le nom d’Algérie » pour
le volume La guerre des Algériens, il dégage que le fond de son marxisme
d’alors comme l’horizon de sa philosophie présente peuvent être désignés
du seul nom d’intraitable. C’est pourquoi l’enjeu de SouB reste vrai quand
son projet et son discours ont cessé de valoir : « Vrai même aujourd’hui où
le principe d’une alternative radicale (d’un pouvoir ouvrier) à la domina-
tion capitaliste doit être abandonné. (Ce qui permet à plus d’un, innocent
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
Certes, cet intraitable n’a plus les mêmes expressions ou signes, et on ne
peut le situer de la même façon aujourd’hui qu’il y a un demi-siècle. Mais
persiste ce que le marxisme de SouB avait pensé – qu’il subsiste dans le
système de l’intraitable3.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.112.126.49 - 04/04/2017 13h48. © Presses Universitaires de France
1. Lyotard, La Guerre des Algériens, « Note : Le nom d’Algérie », op. cit., p. 34.
2. Ibid., p. 37 : « En la plaçant sous le signe d’une fidélité à l’intraitable, j’entends que le
« travail » qui était le nôtre peut et doit être poursuivi alors même que tout indique que c’en est
fini du marxisme comme perspective révolutionnaire (et sans doute de toute perspective vraiment
révolutionnaire), alors que la voix intraitable ou de l’intraitable ne se fait plus entendre, dans les
sociétés occidentales, sur le canal du social et du politique. »
3. Ibid., p. 35.
4. Lyotard, Pérégrinations, op. cit., p. 105.