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Daniel Foliard
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Daniel Foliard
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Presses Universitaires de France | « Revue historique »
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Daniel Foliard
Les fouilles, à près de deux mètres de profondeur, dirigées par Sadi Yagué, ancien
homme de confiance d’Ahmadou, ont déjà donné de 2 000 à 300 000 francs d’or
dont Madani ignorait, paraît-il, lui-même l’existence. Les fouilles continueront.
J’ai les drapeaux donnés par El Hadj au Toro, au N’Guémar, etc., etc., et le sabre
d’El Hadj, quantité d’objets historiques ou curieux, toute la bibliothèque de Ségou,
soit environ deux mille kilos de livres arabes, la correspondance d’Ahmadou à son
fils […].
Louis Archinard, dépêche du 16 avril 18901.
limite pas à des pièces d’or. Bijoux, armes, mobilier et livres sont soi-
gneusement mis dans des caisses par les officiers français. Sous des
appellations diverses, l’ensemble est ensuite éparpillé en fonction de la
valeur que lui assigne le conquérant français. Une partie des métaux
précieux est fondue, des bijoux sont versés aux collections nationales,
les livres sont conservés à part.
Le « trésor de Ségou », entendu ici dans sa plus vaste acception,
qui englobe or, livres et objets, est une invention. La construction,
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la saisie et la dissémination de cet ensemble hétérogène d’objets sont
révélatrices d’une partie des mécanismes de la colonisation française
dans ce que l’on appelle alors le « Soudan français ». Elle sert des
objectifs et participe d’une rationalisation d’un processus chaotique
par ses propres acteurs. Le tri des objets, leur muséification par-
tielle et la publicité qui en est faite en métropole constituent un des
moments de la vie d’un « trésor », une étape intimement imbriquée
dans les contradictions internes des visées coloniales. Le destin du
« trésor de Ségou » ne reflète pas un système cohérent. Il atteste au
contraire de la part d’improvisations et de justifications a posteriori qui
caractérise les avancées françaises en Afrique de l’Ouest4.
On propose dans cet article de reconstruire la « biographie cultu-
relle » d’un trésor dont les significations évoluent au fil des dépla-
cements, des éparpillements et des reconstructions5. La façon de
catégoriser ces objets, de les classer, d’évaluer leur valeur artistique,
de les détruire ou de les garder, laisse transparaître comment une par-
tie des dépositaires européens de ce trésor pensent les cultures de la
région du fleuve Niger à l’époque. La réception à Paris de ces arte-
facts offre elle aussi des traces de la façon que peut avoir la métro-
pole d’appréhender ces cultures africaines. Butin de la conquête pour
une part transformé en « rituel colonial6 », fondu pour une autre part
pour financer la colonisation, l’itinéraire peu linéaire du soi-disant
« trésor de Ségou » épouse les hésitations intrinsèques aux projets
coloniaux de la fin du xixe et du début du xxe siècle.
4. On s’éloigne donc ici de la perspective adoptée par Saliou Mbaye qui a publié en 2001 une
étude détaillée des conditions d’obtention du trésor (« Un patrimoine africain en France : le trésor
de Ségou », in Bicentenaire de la naissance du cheikh El Hadj Oumar Al-Futi Tall, 1797-1998, colloque inter-
national, 14-19 décembre 1998, Dakar-Sénégal, Rabat, Institut des études africaines, 2001, p. 361-371).
Pour une première approche du butin de Ségou, voir Abdoulaye Camara, « Butins et trophées de
guerre : le trésor de Ségou », in Anne Mayor, Vincent Negri, Eric Huysecom (dir.), African memory
in danger – Mémoire africaine en péril, Frankfurt am Main, Africana Magna Verlag, « Journal of afri-
can archaeology monograph Series II », 2015.
5. Igor Kopytoff, « The cultural biography of things: commoditization as process », in Arjun
Appadurai (dir.), The social life of things: commodities in cultural perspective, Cambridge, Cambridge
University Press, 1986.
6. Sur la notion de « rituel colonial », voir Benoît de L’Estoile, Le goût des autres. De l’exposition
coloniale aux arts premiers, Paris, Flammarion, 2007.
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de ces objets au niveau local. Conservés, pour ce qu’il en reste, dans
des institutions françaises, ces artefacts sont donc restés en Afrique
d’une certaine manière et, à de rares occasions, une forme de retour
a même lieu.
À l’aide de la documentation produite par les autorités françaises
impliquées dans la conquête du Soudan comme dans la gestion
du butin et de sa transformation, cet article étudie les ressorts de
la c onstruction du « trésor de Ségou » par les conquérants français
avant la prise de Ségou7. Il explore ensuite la transformation des
significations attribuées à ces objets pris au vaincu, qui, de butin,
deviennent trophées puis objets ethnographiques. Leur destin en
France est documenté par une grande variété de documents, dont
la presse, qui est évoquée dans ce travail. On porte en outre une
attention particulière au dossier conservé dans les archives du musée
du Quai Branly à propos du sort des bijoux de Ségou8. Il offre une
entrée dans les demandes de retour formulées par différents groupes
à partir de l’ère des indépendances qui font l’objet de la dernière
partie de cet article. Les interprétations locales de ces objets ne sont
donc pas laissées de côté dans cette étude qui se veut polyphonique.
7. Archives Nationales d’outre-mer, cote FR ANOM 1601 COL 2 bis ; Fonds Auguste
Terrier (bibliothèque de l’Institut de France), Archives Nationales du Sénégal (dossier 1D101 en
particulier) et registre d’inventaire du musée de l’Armée.
8. Archives du musée du Quai Branly, Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie,
Trésor d’Amadou d’El Hadj Omar, cote D004164.
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Les trésors du royaume bambara qui contrôle certaines de ces
régions aurifères habitent l’imagination des voyageurs. La référence
d’Archinard en la matière est toutefois plus récente. En 1863, Louis
Faidherbe, gouverneur du Sénégal, confie à Eugène Mage le soin
d’aller rencontrer le conquérant toucouleur El Hadj Omar (Umar
Tall) à Ségou. Ce dernier défait les derniers combattants du royaume
bambara de Ségou en mars 1861 et s’empare des biens de ses prédé-
cesseurs. Mage, qui n’a pas vu le trésor, écrit à son retour : « Il y a à
Ségou-Sikoro un trésor, c’est tout l’or ramassé par les rois bambaras,
sur lequel il a fait main basse, et qui, même en faisant la part de
l’exagération très large, dépasserait une valeur de vingt millions12. »
Sur la foi de cette première estimation, les Français qui viennent
ensuite explorer la région vont consolider le mythe du trésor de
Ségou. Les notes de voyage de Paul Soleillet, qui fait un voyage vers
la ville en 1878 et interroge Samba N’diaye, un informateur local,
mentionnent les « grands trésors13 » trouvés par les conquérants tou-
couleurs après qu’ils eurent pris la ville. Gallieni, qui arpente la zone
au tournant des années 1880, interroge ses interprètes et évoque
ce trésor, « produit de fructueuses et incessantes razzias qu’El-Hadj
Oumar fit pendant de longues années dans les régions aurifères du
Haut-Niger et du Haut-Sénégal » et qui doit « s’élever à plusieurs
millions »14. Il va même jusqu’à affirmer « qu’ils atteignent peut-être
cent millions15 » dans une conférence en 1882.
Le mythe du « trésor de Ségou » n’est d’ailleurs pas uniquement
cultivé par les écrits des voyageurs et soldats européens. Le trésor est
en partie un agrégat d’objets pillés par El Hadj Omar au fil de ses
conquêtes. Le souvenir de ces butins ne s’est pas perdu quand Gallieni
9. Joseph Gallieni, Voyage au Soudan français (Haut-Niger et pays de Ségou), 1879-1881, Paris,
Hachette, 1885, p. 131.
10. Mungo Park, Travels in the interior districts of Africa, Édimbourg, Black, 1858, chap. XXIII.
11. Anne Raffenel, Voyage dans l’Afrique occidentale, Paris, A. Bertrand, 1846.
12. Eugène Mage, Voyage dans le Soudan occidental, Paris, Hachette, 1868, p. 312.
13. Paul Soleillet, Voyage à Ségou, 1878-1879, Paris, Challamel, 1887, p. 349.
14. Joseph Gallieni, Voyage, op. cit., (n. 8), p. 468.
15. « Séance du 25 janvier 1882 », Bulletin de Société de géographie commerciale de Bordeaux,
6 février 1882, p. 92.
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l’or de Ségou17. La mesure du butin fait partie des passages obligés
de ces documents rédigés par des talibés de l’armée toucouleur pour
déterminer la part exacte revenant à l’État18. L’une des chroniques
recueillies dans les années 1870 par Charles Reichardt, un mission-
naire de la Church Missionary Society, décrit l’entrée d’El-Hadj Omar
à Ségou après sa victoire sur les Bambaras19. Il y trouve, d’après ce
témoignage, des magasins remplis d’une telle quantité d’or qu’on
ne peut la mesurer20. Le « trésor de Ségou », non pas dans sa réa-
lité matérielle, mais en ce qu’il est aussi une construction politique,
n’est donc pas une invention européenne unilatérale. La rumeur de
son existence et de son importance est aussi construite par le pou-
voir omarien. La prérogative de sa possession est financièrement et
symboliquement cruciale pour celui qui projette de soumettre cette
région. Le rituel de sa capture établit une forme de légitimité dès
la prise de Ségou en 1861. Les officiers français ne l’ignorent pas :
pour les Toucouleurs, la capture de la ville – présentée depuis les
années 1860 comme le symbole de la victoire de l’islam sur le paga-
nisme – et la perte du trésor porteraient un coup presque fatal au
prestige d’Ahmadou.
Les officiers français qui mènent la conquête du Soudan au tour-
nant des années 1890 n’ont ainsi aucun intérêt à dévaluer le mon-
tant supposé du butin à venir. Les campagnes qu’ils mènent loin de
la métropole, parfois en dépit des directives données par celle-ci,
sont souvent des faits accomplis quand la nouvelle d’une conquête
parvient jusqu’à Paris. Il faut justifier après-coup des avancées orga-
nisées de façon artisanale avec l’aide de nombreux supplétifs locaux.
La prise de Ségou, décidée par Archinard sans réelle coordination
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trice pour l’économie locale. Pour les premiers, la mise en valeur des
territoires conquis est la clé du succès de la colonisation française.
Pour les autres, les dépenses engagées sont énormes et l’enjeu dou-
teux. Le débat en métropole autour des vertus de l’expansion fran-
çaise en Afrique de l’ouest tourne ainsi souvent autour de la question
des financements. Or les opérations commandées par Archinard
coûtent plus cher que prévu. Les dépenses liées au Soudan français
dépassent de plus d’un million quatre cent mille francs le budget ini-
tialement alloué en 1889. Dans ce contexte, le « trésor de Ségou »
constitue un objectif et une justification23. Un télégramme envoyé par
le Gouverneur du Sénégal au ministère de la Marine et des colonies
en février 1890, alors qu’Archinard tente de convaincre Paris du
bien-fondé de la conquête, souligne : « la marche sur Ségou s’impose
d’urgence […] » car l’objectif d’Ahmadou « est de recouvrer sa puis-
sance, ses trésors »24.
Cela est confirmé par certains écrits de Pierre Marie Humbert. Il
fut l’un des « Soudanais » qui participèrent à la conquête aux côtés
d’Archinard. Il démissionne de l’armée en 1896 à la suite de lourds
désaccords avec sa hiérarchie et ses anciens collègues. Humbert se
lance dans une campagne de dénonciation qu’Archinard a du mal à
contrecarrer25. L’intérêt de la polémique est de révéler certains des
dessous des campagnes passées et, si Humbert sombre régulièrement
dans l’excès rhétorique, une partie de ce qu’il a à dire ne paraît pas
être le fruit de son imagination. Dans un article publié par La Justice
21. Voir notamment A. S. Kanya-Forstner, The conquest of the Western Sudan, Londres,
Cambridge University Press, 1969, p. 179-182. Gallieni s’oppose à l’opération et les hési-
tations d’Eugène Etienne, sous-secrétaire d’État aux Colonies sont nombreuses. Il finit par
donner une autorisation du bout des lèvres face à l’afflux de rapports alarmants envoyés
par Archinard.
22. Journal Officiel, Débats parlementaires, 30 novembre 1891, p. 2353.
23. Note d’Archinard mentionnée par Jacques Méniaud (Les pionniers du Soudan, t. I, Paris,
Société des publications modernes, 1931, p. 430).
24. FR ANOM 21 COL 9, Sénégal 1890, Registres des télégrammes « arrivée » du Cabinet
du sous-secrétaire d’État, du gouverneur du Sénégal, 26 février 1890. Archinard écrit par ailleurs
directement à Eugène Etienne pour le convaincre.
25. FR ANOM 103 APOM/9, Fonds du colonel Humbert ; voir aussi Gustave Humbert, Le
général Borgnis-Desbordes et le colonel Humbert de l’artillerie de marine, Paris, Gray, 1896.
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d’informations problématiques vers la métropole. Ils accompagnent
leurs opérations de publications et de nombreuses conférences qui
promettent de façon quasi systématique un retour sur investissement
rapide. L’or de Ségou vient utilement concrétiser ces espérances.
Le trésor d’Ahmadou n’est donc pas une création française. C’est
un agrégat de projections imaginaires africaines et européennes, dont
la rumeur est cultivée aussi bien en Afrique qu’en France à diverses
fins. Mais c’est aussi un trésor véritable. Sa découverte, pourtant,
défie les espoirs cultivés depuis des années.
26. La Justice, 4 septembre 1897, p. 2. Son analyse est confirmée par un article publié dans
Le Figaro du 22 novembre 1892 et intitulé « Le butin du Dahomey » : « Lorsqu’il y a deux ans le
colonel Archinard luttait contre Ahmadou, les hommes les plus compétents évaluèrent successi-
vement à 30, à 10, puis à 3 millions, les tas d’or « vierge » conservés à Ségou. D’éminents politi-
ciens allèrent même jusqu’à vanter la campagne du Soudan en elle-même, comme une excellente
spéculation ».
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Figure 1. Ségou d’après Mage et Marchand, carte manuscrite réalisée
pour la campagne de 1890.
Archives Nationales du Sénégal, cote : 1 D101, feuillet 44.
L’emplacement supposé du trésor est localisé dans le « Dionfoutou d’Al-Hagui ».
Au lieu des millions annoncés par les explorateurs des décennies pas-
sées, on ne récupère que 246 000 francs28. Pour les « Soudanais » qui
caressent jusque-là l’idée que la conquête pourrait se financer en par-
tie elle-même par le butin, la déception est grande. Madani, le fils
d’Ahmadou, s’enfuit sans « les fameux coffres de son aïeul, qui ren-
fermaient, à vrai dire, plus d’argent que d’or29 ». On pense un temps
qu’une partie du trésor a été déplacée à Nioro, la nouvelle capitale
d’Ahmadou, mais on ne trouve que quelques meubles après la cap-
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ture de l’ultime refuge toucouleur. Las, Archinard constate dans son
rapport que « le général Borgnis-Desbordes avait coutume de dire
que les chiffres donnés par les noirs doivent être toujours divisés par
10 […] c’est à deux millions au maximum qu’a pu s’élever autrefois
le fameux trésor30 ». Après les dépenses engagées par Ahmadou pour
ses guerres, il ne reste donc que la portion congrue de l’Eldorado
africain initialement envisagé. Cela n’empêche pas Archinard d’infor-
mer le gouverneur du Sénégal que le trésor se monte à « environ un
million31 ». Il anticipe sans doute l’accueil que peut avoir cette infor-
mation qu’il sait fausse à Paris alors qu’il doit justifier de la poursuite
de ses opérations.
Une première phase du traitement du « trésor » consiste à opé-
rer un tri. Les caisses envoyées à Kayes sont ouvertes et expertisées
par une commission ad hoc composée d’un capitaine d’artillerie, d’un
aide-commissaire et d’un pharmacien le 31 mai 189032. Ces experts
improvisés décident de ne conserver que les objets « présentant un
intérêt historique et artistique » pour qu’ils soient envoyés en France.
Sur près de soixante-quatorze kilogrammes d’or, seule une caisse
contenant environ six kilogrammes de bijoux considérés comme suffi-
samment raffinés est selectionnée pour partir à Paris. Le critère prin-
cipal de choix semble avoir été le titre de l’alliage et l’identification de
techniques jugées complexes comme le filigranage et la granulation.
On vend rapidement neuf kilogrammes de bijoux tordus et « sans
intérêt artistique ». Le même sort attend une majorité des objets en
argent. Une seule caisse de six kilogrammes est choisie sur un total
cent cinquante-sept kilogrammes de bijoux. Les artefacts jugés dignes
28. Louis Archinard, Le Soudan français en 1888-1889, Paris, Imprimerie Nationale, 1891,
p. 28.
29. G. Valbert, « Le Sultan Ahmadou et la campagne du colonel Archinard dans le Soudan
français », Revue des Deux Mondes, 3e période, t. CII, 1890, p. 675-686.
30. Auguste Terrier et Charles Mourey, L’expansion française et la formation territoriale, Paris,
É. Larose, 1910, p. 180.
31. FR ANOM 21 COL 9, Sénégal 1890, Registres des télégrammes « arrivée » du Cabinet
du sous-secrétaire d’État, du Gouverneur du Sénégal, 21 avril 1890.
32. FR ANOM 1601 COL 2 bis, Procès-verbal de visite et de classement des objets d’or
provenant de la prise de Ségou, 31 mai 1890.
d’être gardés sont mis sous scellés et envoyés à Paris avec d’autres
caisses contenant les livres de la bibliothèque omarienne de Ségou,
des armes, des étendards et des ustensiles divers. Le reste est vendu
aux enchères à Kayes.
De la découverte du trésor à cette vente, Archinard n’improvise
pas. Si l’encadrement par le droit du pillage et de son produit, le
butin, fait théoriquement des avancées nettes au xixe siècle, elles sont
souvent contredites dans les guerres au loin qui se multiplient pour
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les troupes européennes à l’époque. Archinard n’ignore certainement
rien de certains usages bien établis au Tonkin où la pratique du pil-
lage paraît assez répandue à lire les écrits privés des soldats qui parti-
cipent aux opérations33. L’une des matrices de cette gestion du butin
de Ségou est manifestement le pillage du Yuanmingyuan, l’ancien
palais d’été à Pékin, saccagé en 1860 à l’occasion de la seconde
guerre de l’opium. Comme l’a démontré James Hevia, une catégo-
rie spécifique de butin, le loot de l’armée britannique, est élaborée au
fil du xixe siècle dans les guerres de l’empire34. Le terme, qui vient
de l’hindi ou du sanskrit, entre dans le vocabulaire du combat au
xviiie siècle et finit par désigner un type de prise particulier, effectuée
dans des opérations extra-européennes où les règles internationales
de la guerre en voie de consolidation ne s’appliquent pas de façon
stricte. Après le saccage de l’ancien palais d’été par les troupes britan-
niques et françaises, des enchères sont organisées très rapidement sur
place à l’encontre des précédents établis en matière de prize law, de
droit du butin. En effet, en droit britannique le butin de guerre est
la propriété du monarque. Depuis le xvie siècle, il est de coutume de
redistribuer le fruit de sa vente afin de compléter la solde des soldats.
Des officiers spécialisés, les Prize Agents, ont pour fonction de recen-
ser les éléments du butin puis d’organiser des enchères bien après les
opérations pour éviter tout désordre. Cette règle est remise en ques-
tion lors des opérations de 1860 en Chine. La vente a lieu très rapi-
dement après le pillage pour éviter toute insubordination. L’attente
induite par l’application traditionnelle des usages de la prize law est en
effet régulièrement dénoncée par les soldats au début du xixe siècle.
Le loot devient un élément de rémunération complémentaire pour les
soldats qui combattent au loin35. Au grand regret de certains juristes,
33. Voir notamment capitaine Hélo, Notes sur la campagne du Tonkin 1883-1886, un manuscrit qui
fait un récit très direct des expériences de cet officier et qui mentionne à plusieurs reprises des pra-
tiques de ce type en précisant à propos du pillage d’une pagode : « Heureusement que ce que j’écris
là n’est pas destiné à l’histoire » (Service Historique de la Défense, Vincennes, cote : GR 1 K 569 1).
34. James Hevia, English lessons: the pedagogy of imperialism in nineteenth-century China, Durham,
Duke University Press, 2003, p. 75 sq.
35. Nick Mansfield, Soldiers as workers. Class, employment, conflict and the nineteenth-century military,
Liverpool, Liverpool University Press, 2016, p. 185.
un précédent est établi, sous les yeux des Français, qui sert de point
de référence à de nombreuses autres campagnes coloniales36. On
trouve des traces de cette anticipation du butin dans plusieurs récits
de soldats engagés dans les conquêtes coloniales. François Michel, qui
participe à la prise d’Abomey en 1892, écrit ainsi qu’il « est expres-
sément entendu que tous les objets trouvés seraient partagés à la fin
de la colonne […] mais je t’assure que les quelques bracelets, objets
d’art, armes rares ou bizarres, sont mis de côté par l’état-major37 ».
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On ne garde initialement qu’une partie des prises pour la métropole
et ses musées38. Archinard veille à ce que la prise de butin à Ségou ne
puisse être considérée comme contraire à ces usages. On oblige les
officiers à signer « un engagement sur l’honneur de faire tous leurs
efforts pour que rien ne soit distrait de ce trésor et que tout revienne
à l’État39 ».
La définition de ce qui est acceptable en matière de butin de guerre
est pourtant de plus en plus réduite dans les livres de droit de la fin
du xixe siècle. Bien souvent, la distinction entre « guerre civilisée » et
« guerre sauvage » justifie la non-application des nouvelles règles au
monde extra-européen40. La gestion du butin de Ségou s’inscrit donc
dans une accumulation de pratiques qui, en dépit des différences
entre droit britannique et droit français, voient émerger des conti-
nuités nettes entre les grands empires coloniaux. Archinard connait
ces usages. Il envoie dès le début des années 1880 des objets pris à
Samory dans un cadre similaire, légitimé par des décennies de droit
du butin41. Comme de nombreux officiers britanniques après la prise
de l’ancien palais d’été en 1860, Louis Archinard achète d’ailleurs
des objets issus des enchères qu’il organise lui-même sans que cela ne
choque personne. Sa femme en lègue certains à l’État français dans
les années 193042.
36. Sur la dénonciation de ces pratiques par les spécialistes du droit international à l’époque,
voir Paul Pradier-Fodéré, Traité de droit international et public, t. VI, Paris, Durand, 1885-1906, § 2789.
37. François Michel, La campagne du Dahomey. 1893-1894. La reddition de Béhanzin, Paris,
L’Harmattan, 2001, p. 107.
38. Gaëlle Beaujean, L’art de cour d’Abomey : le sens des objets, thèse sous la direction de Jean-Paul
Colleyn et de Henry John Drewal, Paris, EHESS, 2015, p. 244. Son approche a été pour l’auteur
une source d’inspiration.
39. FR ANOM, télégramme d’Archinard au gouverneur du Sénégal, 12 avril 1890,
Soudan V/1, expéditions militaires.
40. Voir Achille Morin, Les lois relatives à la guerre, vol. I, Paris, Cosse, p. 447-448.
41. Musée du Quai Branly, notice de la base de gestion des collections, fonds Archinard,
cotes 71.1889.2.1 à 71.1889.2.5.
42. Lettre de Jacques Meniaud datée du 23 décembre 1934, Archives du Musée des Arts
d’Afrique et d’Océanie (Musée du Quai Branly, cote : D004164/46951). Voir aussi Musée du
Quai Branly, notice de la base de gestion des collections, fonds Archinard, collier à trois pen-
dentifs, trésor d’El Hadj Omar (cote : X384573) et collier avec fermoir, trésor d’El Hadj Omar
(cote : X384574).
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de Ségou : « Tous les biens de Madani et des Toucouleurs appar-
tiennent aux Français qui les ont chassés43. » À Ahmadou, on tient
un discours un peu différent. Le butin, qui comporte aussi une par-
tie de sa famille – les femmes sont données à certains alliés locaux
pour humilier le chef toucouleur – est une punition et la manifes-
tation de la disparition de sa souveraineté. L’un des fils d’Ahmadou,
Abdoulaye Tall – alors âgé d’environ dix ans et capturé sabre à la
main – est emmené au Havre dans un geste présenté comme bien-
veillant mais qui permet aux Français d’éliminer un héritier potentiel
du pouvoir toucouleur44. Archinard, qui ne cesse de communiquer
avec son ennemi jusqu’à une date assez avancée, lui écrit juste après
la prise de sa capitale : « Je vous punis en prenant votre capitale et
en la rendant à ceux à qui ton père l’avait prise45. » La spoliation
est ainsi justifiée de toutes parts, avec quelques variations. La rumeur
de la prise de Ségou et de l’humiliation semble d’ailleurs circuler de
façon assez probante dans les semaines qui suivent. La stratégie fonc-
tionne. William Merlaud-Ponty, secrétaire particulier d’Archinard
qui accompagne la colonne expéditionnaire française à l’hiver 1890-
1891, tient à jour des carnets jamais publiés qui jettent une lumière
assez crue sur les agissements des troupes dirigées par son employeur,
à tel point que son témoignage paraît plus crédible que nombre des
rapports officiels publiés à l’époque. Arrivés en pays Khassonké, dans
la région de Kayes, Archinard et ses hommes assistent à une céré-
monie dans un village. Les participants « chantent une légende le soir
dont le héros est le colonel qui est “le roi du canon”, seul il a osé aller
à Ségou et il saura casser tous les villages qui ne se soumettraient
43. Archives Nationales du Sénégal (cote : 13 G 8/195), minutes d’un palabre par le capi-
taine Bonnier avec les chefs Bambaras, 11 avril 1890, cité par Yves Saint-Martin, L’Empire tou-
couleur et la France. Un demi-siècle de relations diplomatiques (1846-1893), Dakar, université de Dakar,
1967, p. 419-420. Eugène Bonnier est le frère de Gaëtan Bonnier lui aussi présent durant la
campagne.
44. Envoyé à Saint Cyr, il meurt en 1899. Ses cendres sont rapatriées en 1995.
45. Archives Nationales du Sénégal (cote : 15G76, chemise 2), lettre d’Archinard à
Ahmadou, Ségou, 9 avril 1890.
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cieux. Ceci explique pourquoi la légitimation financière cède le pas
à une légitimation en partie scientifique. La commission établie par
Archinard à Kayes est la première à catégoriser ainsi ces artefacts.
Les pièces les plus curieuses sont donc envoyées en France pour – la
commission mise en place par Archinard le suggère – être exposées
à l’exposition permanente des colonies, dans le Palais de l’Industrie,
avenue des Champs-Élysées. Les objets du butin doivent devenir pour
partie trophées et pour une autre partie curiosités ethnographiques.
En muséifiant le trésor de Ségou, ou ce qu’il en reste, le commande-
ment du Soudan peut ainsi espérer obtenir une forme de légitimation
complémentaire à la conquête. De fait, la dissémination des objets
participe d’un regard qui permet d’embaumer l’État local préexistant
et de rapidement mettre en scène sa disparition. Les caisses arrivent
au ministère de la Marine et des colonies mais on ne semble pas trop
savoir qu’en faire initialement48. Elles restent plus de deux ans dans
les magasins avant qu’une nouvelle commission ne soit mise en place
en 1892 par le ministère pour statuer de nouveau sur ces objets. Elle
confirme les choix faits à Kayes : « Quelques-uns d’entre eux ont,
en effet, un caractère historique ; presque tous les autres constituent
d’utiles documents ethnographiques ; enfin les bijoux, dont le titre est
généralement très élevé, ne sont pas dépourvus d’une certaine valeur
artistique49. » Les bijoux de Ségou sont considérés comme dignes
d’intérêt mais d’autres parures qui proviennent des établissements
français de la Côte de l’Or connaissent un sort moins enviable. Elles
sont le fruit d’une amende qui vient frapper des villages révoltés.
46. On en trouve une copie dactylographiée dans le fonds Auguste Terrier, Bibliothèque de
l’Institut de France, MS 5937, feuillets 385-386.
47. La citation est à prendre toutefois avec précaution car elle est mise en scène par Archinard
dans un article publié dans le Bulletin mensuel du comité L’Afrique française, vol. VI, 1896, p. 30.
48. Une note du 30 octobre 1891 précise : « Ces différents colis étant encore en dépôt au
Magasin où ils sont une cause de gêne ». Une note manuscrite du sous-secrétaire d’État aux
Colonies, Eugène Etienne, datée du 15 décembre 1892, laisse aussi transparaître son désarroi à ce
sujet FR ANOM 1601 COL 2 bis.
49. FR ANOM 1601 COL 2 bis, rapport de la commission chargée d’examiner et de classer
les bijoux et les objets rapportés de Ségou ainsi que les bijoux provenant des établissements fran-
çais de Côte de l’Or, 17 mars 1891.
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de Ségou » est alors terminée. De butin de guerre qui devait finan-
cer le développement de la colonisation française, il est devenu un
des éléments de la mise en scène parisienne de l’expansion française
outremer. Il va alors circuler entre différentes institutions et prendre
des significations nouvelles.
50. FR ANOM 1601 COL 2 bis, Note pour la 2e division sous-secrétariat d’État aux
Colonies, magasin central, 22 décembre 1892.
51. Le tabala est un tambour de guerre. FR ANOM 1601 COL 2 bis, Chef du magasin
central, Note du 3 décembre 1892. Les bijoux contenus dans d’autres caisses envoyées depuis le
Sénégal en 1890 et collectés en « Côte d’Or » et dans le « grand Bassam » sont apparemment
destinés à être fondus à ce moment-là.
52. Voir Noureddine Ghali, Sidi Mohamed Mahibou et Louis Brenner, Inventaire de la biblio-
thèque ‘Umarienne de Ségou conservée à la Bibliothèque nationale, Paris, CNRS, 1985.
53. Pour une liste complète des objets exposés en 1893 dans l’exposition « Arts musulmans »,
voir le catalogue Exposition d’arts musulmans, Paris, Bellier, 1893, p. 151 sq. Les bijoux sont présentés
comme les « joyaux de la couronne » d’Ahmadou.
54. Adrien Barbusse, « Le Trésor de Ségou », La Nature, 1893, p. 279-280.
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Figure 2. Adrien Barbusse, gravure tirée de l’article « Le Trésor de Ségou »,
La Nature, 1893, p. 280.
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vitrines au sein du pavillon Sénégal-Soudan. Le catalogue de l’expo-
sition présente ainsi les objets : « Les visiteurs s’arrêtaient longuement
devant ces spécimens de l’art soudanais, souvenirs et vestiges de la
plus grande puissance musulmane de la vallée du moyen Niger57. »
La menace toucouleur semble désormais lointaine : les bijoux sont
devenus les traces de l’obsolescence de cet empire musulman. Des
bijoutiers de Saint-Louis du Sénégal sont par ailleurs présents aux
abords du pavillon au style soudanais. Ils y ont leurs ateliers et ils
proposent aux visiteurs d’acheter leur production. Il n’est pas impos-
sible que celle-ci ait été en partie inspirée du style des objets montrés
en vitrine. Une réelle curiosité semble se développer pour l’orfè-
vrerie africaine parmi les visiteurs de ces expositions. Les orfèvres
de la famille Thiam participent d’ailleurs à plusieurs expositions
parisiennes qui leur assurent des revenus conséquents58.
Les objets de Ségou continuent leur périple pour finir en juil-
let 1910 au musée de l’Armée. Un nouveau tri a lieu à cette occasion
et plusieurs bijoux sont vendus à l’administration des monnaies pour
équilibrer les comptes de l’Office Colonial qui en avait la charge59.
Ils sont probablement fondus par la suite. Il s’agit des bracelets en
or considérés depuis le début comme trop grossièrement « souda-
nais ». Les objets qui survivent à cette sélection sont montrés dans
la section historique du Musée de l’Armée, salle d’Aumale, aux
côtés des armes et reliques de l’empire toucouleur60. Ils perdent le
sens ethnographique qu’on leur avait assigné dans les années 1890.
Ce sont à nouveau des trophées. Un journaliste du Gaulois écrit alors
que les bijoux « sont intéressants par l’effort qu’ils révèlent chez les
sauvages du Niger pour parvenir à des réalisations esthétiques pas-
sables61 ». Un peu délaissés aux Invalides, les bijoux n’impressionnent
plus grand monde mais ne sont pas oubliés des voleurs. En mai 1914,
on constate que des vitrines ont subi une effraction. Plusieurs brace-
lets, colliers et amulettes disparaissent définitivement. Le « poignard
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d’El Hadj Omar » est lui aussi volé62.
Le trésor désormais bien réduit est déplacé en 1933. Il rejoint les
collections du musée permanent des Colonies – devenu Musée de la
France d’Outremer au milieu des années 1930 – qui vient d’être créé
dans le palais de la Porte Dorée. La perspective est alors différente63.
Les collections permanentes s’inscrivent dans la continuité de l’expo-
sition de 1931. Elles se veulent une « encyclopédie coloniale », à la
fois légitimatrice de l’influence française et illustration de la diversité
culturelle de l’empire. Les bijoux reprennent une dimension ethnogra-
phique, voire artistique64. Depuis les années 1920, sous l’impulsion de
Paul Rivet notamment, la mise en scène des objets répond de moins
en moins à la logique du trophée65. On leur attribue plus volontiers
une valeur esthétique. À l’occasion de l’exposition de 1931, la bijoute-
rie africaine connaît d’ailleurs un certain succès et inspire des orfèvres
parisiens66. Louis Archinard, quant à lui, donne une partie de sa
collection au Muséum du Havre et certains des bijoux achetés à Kayes
en 1890 terminent dans les collections publiques67. La phase d’utili-
sation des objets comme trophées et souvenirs militaires personnels
touche à sa fin68.
Même si l’orfèvrerie ne bénéficie pas de l’attention accordée par
le primitivisme à d’autres formes de créations africaines, les bijoux de
Ségou ont désormais leur place au panthéon des œuvres africaines,
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mis sur l’enquête ne peut retrouver les bandits qui fondent sans doute
leur butin facilement identifiable. Les pièces sont en dépôt auprès du
musée de l’Armée qui n’est officiellement informé du vol qu’en 196071.
Un dernier coup du sort touche en effet les restes du trésor de Ségou
à cette époque. À l’âge des indépendances, le musée de la France
d’Outremer perd de son sens. Sous l’impulsion d’André Malraux, le
musée des Arts d’Afrique et d’Océanie (MAAO) prend la relève. Le
trésor, finalement trop « historique », n’a à ses yeux plus sa place dans
cette nouvelle institution. Le nouveau musée masque l’histoire colo-
niale dont une bonne partie de ses collections sont issues pour privi-
légier l’intemporalité des œuvres72. Le ministre des Affaires culturelles
propose son transfert au musée de l’Armée où l’on se soucie surtout
de récupérer certains objets symboliques des victoires françaises en
Afrique73. Les bijoux, enveloppés du souvenir de conquêtes colo-
niales qui fait obstacle à leur basculement définitif dans le domaine de
69. Voir aussi Gaëlle Beaujean, « Du trophée à l’œuvre : parcours de cinq artefacts du
royaume d’Abomey », Gradhiva, 6, 2007, p. 70-85. Il faut noter, comme on le verra plus tard,
que ce relatif désintérêt pour l’histoire de l’orfèvrerie dans la région s’est installé de manière
durable. Les études sur les différentes traditions de bijouterie dans la zone restent très parcellaires.
Un agent des affaires indigènes dénommé Auguste Dupuis-Yakouba publie Industries et principales
professions des habitants de la région de Tombouctou (Paris, Larose, 1921) qui paraît tout à fait pionner en
la matière. Béatrice Appia-Dabit, peintre qui voyage en Afrique en 1937 et 1938, développe un
intérêt pour l’artisanat local et publie quelques années plus tard un article sur l’orfèvrerie locale,
sans mentionner toutefois le trésor de Ségou (« Notes sur quelques bijoux sénégalais », Bulletin de
l’institut français de l’Afrique Noire, 5, 1943, p. 27-35). Une décennie plus tard, c’est Bodiel Thiam
qui publie plusieurs articles sur la bijouterie et travaille à l’IFAN comme aide-technique (voir
« La coiffure “Gossi” et les bijoux qui lui sont assortis », Notes africaines, 45, janvier 1950, p. 9-11
et « Coloration des bijoux Ouolof en or de basse qualité », Notes africaines, 46, avril 1950, p. 45).
70. Sur l’historicité de l’idée de patrimoine universel voir Dominique Poulot, « Le patri-
moine universel : un modèle culturel français », Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. XXXIX,
n° 1, janvier-mars 1992, p. 29-55.
71. Archives du musée du Quai Branly (cote D004164/46951), lettre du conservateur de la
section des arts musulmans du musée de la France d’Outremer datée du 15 juillet 1960, archives
du musée de la France d’Outremer.
72. Dominique Taffin, « Musée dans l’histoire, histoire dans le musée : le cas du musée natio-
nal des arts d’Afrique et d’Océanie », in Congrès/Congress 14-19 mars 1994 Dakar-Sénégal, ICMAH,
1995, p. 35-40.
73. Le général Henry Blanc en profite pour demander avant tout à ce que le « pavillon de
Rabah » et d’autres étendards en dépôt au musée de la Porte Dorée rejoignent les trophées expo-
sés dans l’église Saint-Louis des Invalides. Voir lettre d’André Malraux au ministère de l’Armée,
28 février 1961 et lettre du général Henry Blanc au directeur des Musées de France, 27 mars 1961.
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puis œuvres d’orfèvrerie reconnues comme telles dans l’entre-deux-
guerres, ils ne perdent jamais complètement leur statut de butin. Ils
restent dans les réserves à partir des années 1960 pour renaître à nou-
veau dans l’exposition L’Afrique des Routes organisée au musée du Quai
Branly en 201776.
Est-ce un cas particulier ? Les objets pris au Dahomey en 1892
lors de l’expédition du général Dodds connaissent des trajets simi-
laires. En Grande-Bretagne, le butin réuni lors de la mission punitive
du Bénin de 1897 suit lui aussi ce type de trajectoire. La circula-
tion des objets pris dans le contexte des guerres coloniales et para-
coloniales, est à juste titre considérée comme une des facettes d’une
mise en ordre imposée de l’extérieur. La patrimonialisation des arte-
facts à l’aide des sciences européennes et de la collecte coloniale fait
en effet partie des outils d’une mise en répertoire des populations
soumises à l’influence des nouveaux pouvoirs. Mais il ne faut pas
exagérer l’intensité et le caractère systématique de ces pratiques. Les
sources héritées de la période coloniale sont essentiellement euro-
péennes. Elles ont été pensées par les acteurs européens de l’expan-
sion, puis réorganisées, disséminées et souvent amputées. Comme de
nombreux officiers engagés dans les conquêtes coloniales, Archinard
veille de près à la façon dont les archives de son action au Soudan
sont construites comme à leur utilisation sur le long terme pour
écrire les premières histoires à son sujet77. Dès la phase de conquête,
il pèse sciemment ses décisions en matière de communication
publique78. Gaëtan Bonnier qui l’accompagne dans ses campagnes,
74. Archives du musée du Quai Branly (cote D004164/46981), Dominique Taffin, note
manuscrite, 12 septembre 1989.
75. Sophie Dulucq, Écrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale, Paris, Karthala, 2009, p. 65 sq.
76. L’Afrique des routes, Arles, Actes Sud, 2017.
77. Jacques Meniaud rédige notamment une véritable hagiographie à partir des papiers gar-
dés par Archinard dans les années 1930 (Les pionniers du Soudan avant, avec et après Archinard 1879-
1894, Paris, Société des publications modernes, 1931).
78. Le 17 mars 1891, dans une lettre au gouverneur général du Sénégal, Archinard précise :
« Si l’opinion publique n’est pas favorable même après les succès, peut-être y a-t-il intérêt à ne pas
la laisser s’exalter pour retomber plus lourdement ensuite. », Bibliothèque de l’Institut de France,
Fonds Auguste Terrier, ms 5938, rapports d’Archinard.
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au début que le produit d’un brouillard de guerre particulièrement
dense dans le « Soudan français » du début des années 1890. Certes,
la collecte de butin est devenue collection apparemment raisonnée,
mais l’invention française du trésor est marquée par une hybridité et
une confusion fondatrices.
Sa prise est justifiée par les usages de la guerre extra-européenne
tels qu’ils se consolident depuis le milieu du xixe siècle, en rupture
avec les mots et les concepts portés par ceux qui souhaitent civiliser la
bataille. Sa capture est aussi une imitation des pratiques du vaincu. Le
« trésor » tel qu’il est transporté en France est un écho de ces contra-
dictions originelles. Il reste au fil des décennies un héritage un peu
gênant, porteur d’une dissociation fondamentale entre les conditions
de son obtention, bien connue de ceux qui le conservent assez impar-
faitement, et leur mise en scène métropolitaine censée naturaliser
l’expansion coloniale française. Dans le cas du « trésor de Ségou »,
l’appropriation culturelle est doublée d’une destruction progressive.
Les vols successifs ont entamé la splendeur de la collection, et c’est
loin d’être l’unique exemple des limites de la protection supposément
accordée aux objets venus d’ailleurs dans les musées français. Là
encore, la capacité de la puissance coloniale à conserver et à proté-
ger les cultures en les réifiant – un élément crucial du discours qui
accompagne la patrimonialisation dans ce contexte – est mise à mal.
Le trésor est aussi la trace qu’au-delà des affirmations de puissance
et des prétentions à comprendre ou à contrôler, la colonisation euro-
péenne de cette fin du xixe siècle est souvent tout aussi incomplète et
instable que les empires qui la précèdent.
Les strates de sens qui s’accumulent autour de ce « trésor » en font
donc un objet mouvant, produit d’une classification un peu aléatoire
79. Sur la culture de l’incertitude et de prise de risque qui caractérise l’expansion impériale
européenne au xixe siècle, voir Antoinette Burton, The trouble with Empire: challenges to modern british
imperialism, Oxford, Oxford University Press, 2015. Sur le rôle de l’ignorance dans les dévelop-
pements impériaux modernes, pour la période précédente, consulter Cornel Zwierlein, Imperial
unknowns: the French and British in the Mediterranean, 1650-1750, New York, Cambridge University
Press, 2016. Sur les instabilités des savoirs en situation coloniale, voir aussi Ann Laura Stoler, Along
the archival grain. Epistemic anxieties and colonial common sense, Princeton, Princeton University Press,
2009.
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Le trésor rappelé : persistances africaines
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et conservés au Muséum du Havre sont ensuite exposés en 2014 à
l’occasion de la Ziarra annuelle de la communauté omarienne84.
L’absence de l’ensemble d’artefacts envoyés en France dans des
caisses en 1890 suscite des émotions au Sénégal et au Mali85. Armes
et dépouilles des chefs toucouleurs sont ainsi des souvenirs complexes
pour la communauté musulmane locale. Archinard n’ignore pas
accomplir une forme de sacrilège en les envoyant en France à la fin
du xixe siècle et les échos de la profanation, comme ceux de l’humi-
liation subie par Ahmadou avec la prise de Ségou, à peine défendue
par son fils Madani, résonnent encore des décennies plus tard. Le
souvenir des traditions bambaras d’avant la conquête toucouleur de
Ségou est lui aussi cultivé au Mali. En 2010, une série télévisée inti-
tulée Les Rois de Ségou et réalisée par Boubacar Sidibé est diffusée par
l’Office de radiodiffusion télévision du Mali. Elle raconte l’histoire
des royaumes bambara. Kandioura Coulibaly, costumier et décora-
teur de cinéma formé à l’Institut National des Arts (INA) malien, est
chargé de reconstituer les parures de l’époque dont certaines finirent
dans le trésor capturé par El Hadj Omar en 1861. Les bijoux portés
par les acteurs rappellent très directement les styles représentés dans
la collection enlevée par Archinard en 189086.
Rien de surprenant à ces réinventions et à ces reconstructions du
souvenir de l’or de Ségou et des objets pris en butin en 1890. Si l’on
observe les bijoux en eux-mêmes, on trouve dans cet agrégat les traces
de l’histoire complexe de cette ville et des pouvoirs qui s’y sont suc-
cédé bien avant l’arrivée des Français et de leurs auxiliaires locaux.
Certes, il est un peu vain de chercher à établir des distinctions trop
83. Archives du Musée du Quai Branly, cote D004164, lettre du directeur des musées de
France au directeur du musée de l’Armée, 18 mars 1961.
84. La Ziarra est une visite rendue à un chef religieux ou à un lieu sacré.
85. Sur ce concept essentiel lorsque l’on aborde la question de l’absence des objets déplacés et
de leur restitution, voir Bénédicte Savoy, « Pillages et restitutions » Arts et Sociétés, n° 60. En ligne :
http ://www.sciencespo.fr/artsetsocietes/fr/archives/1209. Site consulté le 11 janvier 2018.
86. Kandioura Coulibaly est mort en 2014 et il a été impossible de savoir dans quelle
mesure il s’est inspiré des copies et des photographies des bijoux du trésor de Ségou. Il a toutefois
accumulé durant sa vie une grande collection de bijoux et de perles pour documenter les tra-
ditions de bijouterie locales. Son intérêt pour les créations anciennes était très marqué.
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homogène mais qui n’est pas lié directement à des traditions locales
(fig. 5)87. Ils s’inscrivent dans la tradition songhaï, qui présente histo-
riquement des proximités avec la bijouterie berbère de Mauritanie et
du Maghreb. Les récurrences du motif de la croix d’Agadès avec ces
granulations typiques de l’artisanat berbère démontrent le poids de
l’influence nord-africaine. Toutefois, en l’absence d’études systéma-
tiques de l’histoire de l’orfèvrerie dans la région et sans analyse pos-
sible de la provenance des matériaux, la quête des origines est pour
le moment un peu vaine88. Certains bijoux remontent-ils à l’empire
Songhaï qui s’écroule en 1591 ? Les traditions d’orfèvrerie, qui
doivent alors se trouver dans les mains d’un groupe d’esclaves spécia-
lisés dans ce travail, perdurent-elles ensuite ? Le relais s’est-il fait à
travers Tombouctou, prise successivement par les Saadiens, l’empire
peul du Macina et finalement pillée par les armées d’El Hadj Omar
au début des années 1860 ? On en reste au stade des hypothèses
même si le groupe des bijoux en argent, bien plus composite, et celui
des parures fondues car jugées trop grossières par la commission
mise en place par Archinard, reflètent clairement la grande hétéro-
généité du « trésor de Ségou » (fig. 6). Aujourd’hui, comme hier, par
sa composition et son itinéraire, il est donc inexorablement le récep-
tacle de mémoires juxtaposées.
L’interpénétration de ces héritages coloniaux et précoloniaux est
telle que les interprétations locales de ce qu’est le trésor et des objets
87. Je dois entièrement cette analyse à Alain Gallay, que je remercie de son expertise, et à
l’aide de Caroline Robion Brunner. Pour une étude des traditions en poterie qui donne quelques
pistes sur des circulations possibles de traditions, voir Olivier Gosselain, « Mother Bella was not
a Bella: inherited and transformed traditions in southwestern Niger », in Miriam Stark, Brenda
Bowser et Lee Horne (dir.), Cultural transmission and material culture: breaking down boundaries, Tucson,
University of Arizona press, p. 150-177. D’après Marian Ashby Johnson qui a étudié les copies
réalisées pour Dominique Zahan à Ségou dans les années 1950 (« Gold jewelry of the Wolof and
the Tukulor of Senegal », African arts, 27/1, 1994, p. 36-95), on trouve dans le trésor un san u sébé
sans doute daté de la fin du xviiie siècle et réalisé pour la femme d’un monarque bambara. L’un
des bijoux conservés en dépit des vols pourrait être un coloni, d’abord issu de la tradition peul et
adopté dans la région, notamment par les orfèvres toucouleurs.
88. Il n’existe pas de base de données sur les minerais pour l’Afrique de l’Ouest et les réti-
cences compréhensibles des musées à autoriser des prélèvements sur les objets de leurs collections
empêchent sans doute définitivement d’établir la provenance d’une bonne partie du trésor.
adjacents sont marquées par les classifications imposées par les Français
en 1890. L’exemple le plus marquant de ce phénomène de combinaison
des grilles de lecture européennes et des mémoires contemporaines des
objets réside dans les utilisations récentes du « sabre d’El Hadj Omar »
au Sénégal, mentionnées plus haut. Cet artefact semble avoir pris une
dimension presque mystique au fil du temps. Le bulletin d’expédition
qui fait la liste des objets envoyés à Paris indique en effet qu’une des
caisses contient « un sabre d’El-Hadj-Omar ». Mais aucune autre
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source qu’Archinard lui-même et ses officiers ne confirme cette attri-
bution. Ce sont les Français qui étiquettent l’arme ainsi. D’une certaine
façon, Archinard lui-même « invente » le sabre dont rien ne dit qu’il
ait jamais appartenu à El Hadj Omar. Au fil des publications où les
Soudanais relatent leurs aventures, « un sabre » devient « le sabre d’El
Hadj Omar » en un utile glissement qui permet d’humilier un peu plus
la fierté toucouleur. La trace de ce sabre semble perdue. Il existe bien
un sabre « d’El Hadj Omar » dans les collections du musée de l’Armée
qui semble avoir pris sa place dans les mémoires89. Comme le montre
la fiche d’inventaire de l’objet au musée de l’Armée, il s’agit en réa-
lité d’une lame française90. On peut lire « Manufacture de Klingenthal,
Coulaux aîné et Cie » sur le dos de la lame qui a donc été forgée par
la Manufacture royale d’armes blanches d’Alsace entre 1838 et 184091.
Le pommeau du sabre est par contre un ajout ultérieur. Il a été réa-
lisé localement. À l’instar des bijoux de Ségou, le « sabre d’El Hadj
Omar » est donc le témoin de circulations complexes : c’est au fond
un objet franco-toucouleur. Quant à son propriétaire originel, il ne
s’agit très probablement pas d’El Hadj Omar. Il se trouve que Louis
Faidherbe, alors qu’il gouvernait le Sénégal, offrit un sabre français de
belle facture à Ahmadou en novembre 186592.
Cette incertitude est encore vive aujourd’hui. Dans un entretien
de 2015, Thierno Madani Tall, fils aîné de Mountaga Tall, évoque
« le sabre d’Ahmadou », élément du « patrimoine omarien » emporté
en France par Archinard93. Ces inférences à partir des mots épars
et de la documentation lacunaire créée par les Français à la fin du
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Les réactivations contemporaines des objets pris par les troupes
françaises à Ségou en 1890 leur donnent une nouvelle vie : elle
n’échappe pas moins que les précédentes aux grilles de lecture trop
simplificatrices.
Conclusion
94. Sur les écritures plurielles de l’histoire africaine en général, voir Doulaye Konaté,
« Traditions orales et écriture de l’histoire africaine : sur les traces des pionniers », Présence africaine,
vol. CLXXIII, n° 1, 2006, p. 91-106.
95. De nombreux exemples de cette fausse attribution existent en ligne sur internet. Pour
des phénomènes comparables de réinterprétations contemporaines de l’archive coloniale, voir
Nora Greani, « Fragments d’histoire congolaise. Les archives coloniales réactivées du mémorial
Savorgnan de Brazza et de la Fresque de l’Afrique », Gradhiva, vol. XXIV, n° 2, 2016, p. 82-105.
96. Cf. Berny Sèbe, « From post-colonialism to cosmopolitan nation-building? British and
French imperial heroes in twenty-first-century Africa », Journal of imperial and commonwealth history,
42:5, 2014, p. 936-968.
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objets, entre Afrique et Europe. Si une ultime vie doit lui être donnée,
il est sans doute à souhaiter qu’elle permette de raconter aussi cette
histoire-là.
Résumé
faisant, cette étude illustre la nécessité de redonner leur histoire aux objets capturés
lors des conquêtes coloniales car elle défie souvent les simplifications hâtives.
Mots-clés : xixe siècle, Soudan français, Ségou, Archinard, El Hadj Omar Tall,
Ahmadou Tall, colonisation, butin de guerre, patrimonialisation, restitutions,
orfèvrerie songhaï, vie sociale des objets.
Abstract
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When the expeditionary force led by Louis Archinard took the city of Segu (Mali)
in April 1860, a large quantity of valuable objects was seized. It became known as
“Ahmadu’s treasure”. An ad hoc commission was put in place in the following weeks
to decide what to do with this loot. A variety of objects transported from Segu to
Kayes in wooden crates were examined to be send to Paris, where they were sup-
posed to end up in museums on the basis of their supposed artistic and ethnographic
value. The collection was exhibited by various institutions. Its trajectory reflects the
changing meanings assigned to these objects over the years. They finally disappea-
red from public sight to rest in the storage rooms of the Musée des Arts d’Afrique et
d’Océanie. This article sets out to analyze what the looting, categorization and exhi-
bition of these artifacts reveal about colonial and curatorial uses. The part played
by institutions dealing with the display and conservation of the “treasure” reflects
the imperatives, classifications and distinctions that framed the uses of these items.
Exploring the social biography of these objects through the “colonial lens” would be
a limited take on the many lives of “Ahmadu’s treasure”. This work thus sets out to
examine its construction and local significations before 1890 with the help of what
vernacular documentation survived and through an inspection of the jewels them-
selves. In doing so, it illustrates how imperative it is to historicize the itineraries of
the artifacts displaced in the course of late 19th-century colonial expansion. They often
defy hasty simplifications.
Keywords: 19th century, French Sudan, Segu, Archinard, El Hadj Umar Tall,
Ahmadu Tall, colonization, loot, patrimonialization, restitutions, Songhai jewelry,
social life of things.
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Figure 4. Le Journal, 17 novembre 1937, p. 1.
Figure 5. Anon., Bijoux d’or – clichés 1-3, phototype, circa 1964, Archives du Musée
du Quai Branly, cote D004164/46988, droits : musée du Quai Branly/RMN.
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Figure 6. Anon., Bijoux d’argent – cliché 5, phototype, circa 1964,
Archives du Musée du Quai Branly, cote D004164/46988, droits :
musée du Quai Branly/RMN.
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