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SOMMAIRE

INTRODUCTION ............................................................................................................................................... 3

1ère PARTIE : l'ENCHEVÊTREMENT DES FRONTIÈRES EN AFRIQUE CENTRALE


I- Une multitude de frontières emboîtées à différentes échelles .................................................................. 19
A- LES FRONTIERES NATIONALES : UNE GENESE RECENTE, UNE ORIGINE EXOGENE ...................................... 20
B- À PLUS PETITE ECHELLE, LES FRONTIERES SUPRANATIONALES DE LA ZONE FRANC ET DE LA ZONE
UDEAC (CEMAC) ....................................................................................................................................... 45
C- À GRANDE ECHELLE : UN ECHEVEAU DE LIMITES, FRONTS ET FRONTIERES INTERNES .............................. 60
II- La (re)valorisation des différentiels frontaliers dans un contexte d’impasse économique et de déficience
étatique ............................................................................................................................................................. 79
A- D’UN ÉTAT A L’AUTRE : DE SUBTILS DIFFERENTIELS SOCIO-ECONOMIQUES DANS UNE SITUATION DE
FAILLITE GENERALE ...................................................................................................................................... 79
B- LES DISCONTINUITES D’ORDRE DEMOGRAPHIQUE, JURIDIQUE ET POLITIQUE ......................................... 111
C- LES ESPACES FRONTALIERS REPLACES A L’ECHELLE DU TERRITOIRE NATIONAL : DES ESPACES-MARGES ?
.................................................................................................................................................................... 136
III- La variabilité de l'effet-frontière........................................................................................................... 164
A- DES ESPACES OUVERTS… ET D'AUTRES RELATIVEMENT FERMES ........................................................... 164
B- LE ROLE AMBIVALENT DE LA FRONTIERE ............................................................................................... 181

2ème PARTIE : UN BOUILLONNEMENT D'ACTIVITÉS AUX FRONTIÈRES


I- Des espaces frontaliers animés par des flux commerciaux transversaux ............................................. 190
A- LA MULTIPLICITE ET L’INTENSITE DES ECHANGES AUX FRONTIERES ...................................................... 196
B- L'OSCILLATION DES ITINERAIRES EMPRUNTES PAR LES FLUX ................................................................. 242
C- LE RAYONNEMENT INTERMITTENT DES MARCHES FRONTALIERS............................................................ 269
II- Les acteurs et les praticiens de la frontière ........................................................................................... 302
A- QUI VIT DE LA FRONTIERE ? DES ACTEURS FORT DIFFERENTS ................................................................ 303
B- DES ACTEURS SANS CESSE CONFRONTES AU RISQUE .............................................................................. 346
CONCLUSION : Des espaces frontaliers digités à la configuration mouvante ...................................... 372

3ème PARTIE : FRONTIÈRES, ÉTAT ET TERRITOIRE


I- Des espaces de tension ............................................................................................................................... 374
A- DES TENSIONS CLASSIQUES ENTRE ETRANGERS ET NATIONAUX............................................................. 376
B- LES TENSIONS ENTRE RESSORTISSANTS NATIONAUX .............................................................................. 389
II- La promotion des espaces frontaliers conforte l'ancien découpage territorial .................................. 403
A- LE DISCOURS DOMINANT : LE PROCESSUS DE DETERRITORIALISATION .................................................. 404
B- UN PROCESSUS DE DETERRITORIALISATION COMPROMIS PAR LA FUGACITE DES CONSTRUCTIONS
FRONTALIERES ............................................................................................................................................ 407
C- QUI PLUS EST, LES ESPACES FRONTALIERS CONSOLIDENT LE CADRE DES TERRITOIRES NATIONAUX ...... 418
III- La position équivoque et évolutive de l'État face aux espaces frontaliers ........................................ 429

1
A- UNE PRESENCE DIRECTE ET INDIRECTE DE L’ÉTAT ................................................................................ 429
B- L'ATTITUDE AMBIVALENTE DE L’ÉTAT .................................................................................................. 435
C- À L’ECHELLE LOCALE : UN JEU DE POUVOIRS A CHAQUE FOIS DIFFERENT .............................................. 443

CONCLUSION ............................................................................................................................................... 459


LISTE DES SIGLES ....................................................................................................................................... 469
LEXIQUE ....................................................................................................................................................... 473
ANNEXES ...................................................................................................................................................... 475
SELECTIONS BIBLIOGRAPHIQUES ......................................................................................................... 485

TABLE DES
MATIÈRES…………………………………………………………………………………………………………509

TABLES DES
ILLUSTRATIONS………………………………………………………………………………………………513

2
INTRODUCTION

Frontières et espaces frontaliers : un thème en vogue

Depuis la fin des années 80, on assiste à un retour en force de la littérature et des
colloques1 consacrés à la frontière. Outre la première édition de l’ouvrage de Michel
Foucher, Fronts et frontières, paru en 1988 et devenu depuis une référence, on peut
mentionner la multiplication des numéros de revue portant sur ce thème (1986, Hérodote ;
1990, Relations internationales ; 1991 et 1993, Revue géographique de l’Est ; 1998,
Autrepart…). Même dans l’enseignement, la frontière (re)devient objet d’étude : en 1993,
les Dossiers de la Documentation Française, à vocation d’appui pédagogique, sortent un
numéro intitulé Frontières et territoires et en 1996, les nouveaux programmes du
secondaire lui concèdent une timide place, l’espace d’une double-page, dans les manuels
de géographie de classe de seconde. Alors, phénomène de mode ? Fin d’un tabou ? Ou
réalité incontournable qui resurgit en cette fin de XXème siècle et impose réflexion et
débat ? Le regain d’intérêt accordé à la frontière depuis une dizaine d’années ressort sans
doute de ces trois éléments.
Il aura fallu une génération pour que cessent le refoulement et la mise à l’écart de
la frontière en géographie. Corrélée dans les esprits à la « Geopolitik » allemande des
années 20 et 30 qui entendait redonner à une Allemagne amputée par le traité de Versailles
des frontières « correctes » (Karl Haushofer, 1939)2, la frontière (tout comme la
géopolitique) devint un terme-repoussoir de 1945 aux années 70. L’interprétation
belliqueuse, expansionniste et raciale de la frontière par les Nazis3, désireux de repousser
ces limites pour parvenir à la constitution d’un « territoire vital » (Lebensraum), entacha
d’ambiguïté et de malaise les problématiques frontalières pendant près de trois décennies.
Le temps, mais davantage l’évolution du contexte politique international, marquée
par un double mouvement contradictoire de (ré)affirmation et d’effacement des frontières
ne sont pas étrangers au renouveau des études sur la frontière en France et en Europe. La
fin de la rivalité est-ouest et du « rideau de fer », qui avaient justifié tant de conflits, est
l’exemple le plus significatif d’effacement de frontière, symbolisé par la réunification de
Berlin. Mais l’élaboration de vastes ensembles économiques supranationaux, tels l’Union
européenne ou l’ALENA4 renvoient au même processus de gommage de frontières, cette
fois douanières et économiques. Corrélativement, au moment où ici des frontières
1
- Par exemple, en 1998, s’est tenu à Paris un colloque intitulé « De la frontière aux espaces transfrontaliers:
décadence ou renaissance ? », préparé conjointement par l’université de Paris X-Nanterre et l’Institut des
Hautes Études sur l’Amérique Latine ; en 1999, le laboratoire Image et Ville de l’université Louis Pasteur
à Strasbourg a également organisé un colloque sur le thème des « Images de villes-frontières ».
2
- Cité par M. Foucher dans l’introduction à Fronts et frontières, Paris, Fayard, 1991.
3
- « La vraie frontière sera celle qui séparera le monde germanique du monde slave. C’est notre devoir de la
placer où nous désirons qu’elle soit » écrit A. Hitler dans les Libres propos sur la guerre et la paix
recueillis sur l’ordre de Martin Bormann, Paris, Flammarion, 1952, 370 p.
4
- Accord de libre-échange nord-américain.

3
s’estompent, là-bas d’autres naissent ou se réaffirment (Tchéquie/Slovaquie), de nouveaux
États émergent (en 1990, la Namibie ; en 1991, l’Érythrée et le Somaliland, sur le continent
africain), souvent à la faveur de démantèlements de fédérations et sur fond de
revendications identitaires, comme ce fut le cas pour l’ancienne Yougoslavie et l’ex-
URSS.
La mondialisation de l’économie fonctionnant de plus en plus sur le mode de
réseaux qui transcendent les territoires nationaux, le bouleversement technique des
transports, l’essor des télécommunications (à travers l’informatique ou les communications
par satellites), toutes ces mutations d’ordre économique et technique appellent elles aussi à
de nouvelles interrogations et à une révision de la notion de frontière. Aujourd’hui
démultipliée et délocalisée, voire « ubiquiste » (Cl. Raffestin5), la frontière ne se confond
plus seulement avec les limites linéaires d’État. Alors, comment et jusqu’où la redéfinir ?

Les problèmes de terminologie à propos de la frontière ne manquent pas ni les


néologismes. À titre d’exemple, M. Foucher a forgé, entre autres, les termes
d’« horogénèse » et de « dyade » qui désignent respectivement la naissance d’une frontière
et une frontière commune à deux États. De son côté, R. Sevrin parle de « limologie » pour
l’étude des frontières. La définition accordée à la frontière est tout aussi variée que le
nouveau vocabulaire inventé autour d’elle.
La connotation militaire du mot « frontière » ne fait cependant pas de doute.
Étymologiquement, le terme dérive de « front » qui désigne une ligne de défense et
jusqu’au XVIème siècle, la première ligne d’une armée. Se fondant sur cette origine
sémantique, J. Kotek (1996) donne une définition originale de la « ville-frontière » (ou
« région-frontière »), celle d’un lieu disputé, siège d’affrontements, parce que polarisé sur
une base culturelle ou ethnique. Il précise que ces « villes-frontières » ne sont pas
forcément des villes « frontalières », c’est-à-dire implantées à proximité d’une frontière
d’État.
Dans la lignée de la géopolitique classique (Ancel ; Ratzel), la plupart des auteurs
s’attachent en effet à définir la frontière comme l’enveloppe externe d’un territoire
national, « une ligne de contact de souverainetés étatiques » (Kleinschmager, 1993). Si J.-
C. Gay réserve le terme de frontière aux « limites de l’espace d’encadrement entre deux
États souverains »6, sans détailler la configuration de ces limites, M. Foucher est plus
explicite, bornant les frontières à des « structures spatiales élémentaires, de forme linéaire,
à fonction de discontinuité géopolitique et de marquage, de repère, sur les trois registres
du réel, du symbolique et de l’imaginaire ». Et de préciser quelques lignes plus loin, que
« les frontières sont d’abord l’enveloppe continue d’un ensemble spatial, l’État ». Dans la
même tendance, J. O. Igué parle de « lignes qui servent à la délimitation territoriale »7,
renvoyant lui aussi à une conception contemporaine, officielle et cartographiée d’une
ligne-frontière bordant un territoire d’État. Restreindre la frontière à une simple ligne
externe paraît aujourd’hui inadéquat compte tenu des bouleversements des modes de
transport et de communication. Le dispositif douanier et policier déployé autour des
aéroports ou des gares internationales montre que les frontières d’État peuvent désormais
se situer à l’intérieur des territoires nationaux et revêtir l’allure de point ou de zone. La
subtile distinction anglo-saxonne entre « boundary » (la ligne-frontière), « border » (la
marche) et « frontier » (le front pionnier) dénote à cet égard la diversité des réalités

5
- Raffestin C., « La frontière comme représentation : discontinuité géographique et discontinuité
idéologique », Relations internationales, n° 63, 1990, p. 295.
6
- Gay J.-C., Les discontinuités spatiales, Economica, 1995, p. 18.
7
- Igué J. O., Le territoire et l’État en Afrique. Les dimensions spatiales du développement, Karthala, 1994,
p..20.

4
historiques recouvrées par la frontière, son épaisseur extensible au gré du temps et des
situations.
La difficulté à définir la frontière vient de ce que d’aucuns ont étendu son usage
(abusivement ?) à n’importe quelle limite interne, susceptible de diviser un espace national
et une société. Des frontières sont du coup décelées un peu partout, souvent des barrières
d’ordre ethnique, culturel ou social. Le mot de frontière est ainsi employé pêle-mêle pour
évoquer l’isolement de certaines cités-ghettos de banlieue, le front pionnier amazonien du
Brésil, la limite linguistique et culturelle entre Wallons et Flamands en Belgique ou encore
les criantes inégalités raciales et sociales aux États-Unis qui font voler en éclat le mythe du
melting pot. Alors, quelle place accorder à ces discontinuités, parfois désignées comme
« sous-frontières » ? À quoi reconnaître une frontière d’une simple limite interne ? Tout
d’abord, on peut remarquer que certaines limites internes sont la trace d’anciennes
frontières politiques qui ont créé des différences d’ordre social et culturel… Or, celles-ci
perdurent souvent après l’effacement des frontières politiques et peuvent, compte tenu de
leur origine politique, être qualifiées de frontière. Ainsi, les régions anglophones de
l’Ouest du Cameroun, jadis placées sous mandat britannique (de 1919 à 1961) et
administrées par les Britanniques comme partie intégrante de leur colonie nigériane,
demeurent aujourd’hui circonscrites par une « frontière » qui les différencient
culturellement et politiquement du reste du territoire camerounais en dépit de leur
rattachement officiel à ce dernier.
La nuance entre limite et frontière vient essentiellement de ce que la seconde
relève du « politique », politique étant ici entendu comme ce qui structure et encadre une
société. La frontière apparaît comme un cas particulier de limite, une limite de nature
politique, comme le souligne C. Raffestin : « la frontière au sens géographique et politique
que nous lui donnons n’est finalement qu’un sous-ensemble de l’ensemble des limites »8.
Production politique, la frontière est couplée à un espace sur lequel s’exerce un pouvoir,
c’est-à-dire à un territoire (national, urbain ou autre). En effet, à la différence de la limite
qui peut se passer de support territorial (c’est le cas de certaines limites sociales), la
frontière, elle, est forcément transcrite et visible dans l’espace. Pierre George évoque à cet
égard le « tandem frontière-territoire »9. Par conséquent, la plupart des fronts (pionniers ou
non) de peuplement ou de colonisation s’assimilent à des frontières au sens où ils
représentent l’avancée d’un territoire régi par un pouvoir politique ambitieux (souvent
étatique) sur un espace dénué de pouvoir politique ou bien sur lequel s’exerce un pouvoir
politique moins affirmé ou moins puissant (ainsi, une frontière séparait, dans les années 70,
l’espace amazonien des sociétés amérindiennes du reste du territoire national brésilien).
Hormis les fronts, un autre exemple couramment cité pour illustrer le phénomène de
frontière interne est celui de l’Afrique du Sud, traversée par des frontières élaborées sur
une base raciale durant le régime d’apartheid, en vue de circonscrire les townships et les
bantoustans. Encore largement prégnantes dans les esprits et sur le terrain, ces frontières
raciales, ethniques, dédoublées de barrières sociales et mentales, continuent de fracturer
l’espace sud-africain et mettront du temps à s’effacer.

Dans le cas présent, j’ai décidé de considérer comme frontière toute limite
politique (ligne, zone ou point) inscrite dans l’espace et induisant la discontinuité, le
différentiel et la possibilité de jeu. La vision adoptée de la frontière est assez large
puisqu’aux frontières des territoires d’État s’ajoutent les frontières intérieures, les

8
- Raffestin C., 1990, op. cit., p. 298.
9
- George P., « L’approche géographique de la réalité de la frontière », Relations internationales, n°.63,
1990, p. 243.

5
frontières supranationales mais aussi les zones pionnières et les « fronts », lieu
d’affrontement ouvert ou larvé.

Le terrain d’observation : l’Afrique centrale, une région en plein marasme…

La zone d’étude retenue pour réfléchir sur la notion de frontière est une partie de
l’Afrique centrale, focalisée sur le Cameroun. Ce choix est arbitraire. Il a été motivé par la
pléthore des travaux sur les régions frontalières ouest-africaines (cf. bibliographie) et par le
regain d’intérêt accordé par le ministère de la Coopération française et les responsables de
Bruxelles à la relance de l’intégration régionale en Afrique centrale, à la charnière des
années 80/90. De fait, initialement, il s’agissait de répondre à la demande du ministère de
la Coopération en examinant les flux commerciaux entre les six pays10 de l’Union
douanière et économique d’Afrique centrale (UDEAC). Le but était de relever l’existence
ou non d’amples échanges intra-communautaires pour ainsi jauger la pertinence d’une
réactivation de l’UDEAC. Cette étude des flux commerciaux a peu à peu dérivé vers
l’analyse des zones frontalières animées par le commerce.
Le concept d’Afrique centrale ici utilisé renvoie donc à une vision très française
de la centralité africaine. En effet, il y a fort à parier qu’un géographe britannique parlant
de l’Afrique centrale intégrerait le Kenya et la Zambie, en plus du bassin congolais, sans
faire aucune allusion au Tchad. Son homologue germanique, sans doute influencé par le
souvenir, en 1911, d’un éphémère « Neu Kamerun » reflétant le rêve d’une
« Mittelafrika », dresserait quant à lui une diagonale allant du Cameroun au lac
Tanganyika, au centre du continent. La République démocratique du Congo (ex-Zaïre), le
Burundi et le Rwanda, tous trois membres de la Communauté économique des Grands
Lacs (CEPGL) et qui forment avec les pays de l’UDEAC, ainsi qu’avec Sao Tomé et
Principe, la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC) pourraient
très bien, en parfaite logique, être incorporés à une région dénommée Afrique centrale.
Même chose pour l’Angola. N’était-ce d’ailleurs pas là le souhait, dans les années 50, d’un
homme politique centrafricain, Barthélémy Boganda, qui songeait à créer les « États-Unis
d’Afrique latine » ?
Ainsi quand j’intègre à l’Afrique centrale le Cameroun, la Centrafrique, le Tchad
et le Gabon, c’est autant par allusion à leur position géographique au cœur du continent
que par référence à l’héritage colonial français, composé de l’ancienne Afrique équatoriale
française (AEF) - qui incluait aussi le Congo - et complété par le Cameroun (fig. 1). Si j’ai
également pris en considération la Guinée Équatoriale, jadis colonie espagnole, c’est parce
que ce petit État, mi-insulaire, mi-continental, constitue l’un des pôles essentiels d’un trafic
quadrangulaire développé avec le Nigeria, le Cameroun et le Gabon : les ports insulaires
(comme Malabo) et Bata sont, de fait, d’importants relais de commerce et de contrebande.
De surcroît, la Guinée Équatoriale a rejoint l’UDEAC et la zone franc dans les années 80.
En conséquence, elle partage la même monnaie que les autres pays de l’UDEAC retenus
(Cameroun, Tchad, RCA, Gabon), à savoir le franc CFA d’Afrique centrale. Le seul pays
membre de l’UDEAC à avoir été exclu de ce travail est le Congo (Brazzaville), pour des
raisons qui tiennent autant aux contraintes de dimension du travail qu’à l’état de guerre
civile chronique de ce pays depuis 1992. En revanche, le Nigeria d’ordinaire rattaché à
l’Afrique de l’Ouest, est incorporé à cette étude, ce qui à première vue peut surprendre. Ce
parti pris se justifie par l’emprise commerciale du Nigeria sur les pays d’Afrique centrale,
membres de la zone franc. Pays géant par la taille de sa population (100 millions
d’habitants) et sa puissance industrielle, cet État d’Afrique de l’Ouest pèse fortement dans

10
- Cameroun, Tchad, RCA, Gabon, Guinée Équatoriale et Congo (Brazzaville).

6
les échanges terrestres des territoires voisins d’Afrique centrale. La détention d’une
monnaie différente du franc CFA (le naira), le dynamisme commercial et la mobilité de
certains groupes ethniques (Haoussa, Ibo), l’héritage de liens politiques, commerciaux et
culturels historiques (cf. dans la région du lac Tchad), la proximité avec le Tchad…, tout
invite à prendre en compte le Nigeria. Par exemple, la périphérie septentrionale du
territoire camerounais qui forme une étroite bande (50 km de large) entre le Tchad et le
Nigeria, se pose comme la plaque tournante d’un commerce régional triangulaire du fait de
cette position-charnière. Il est clair que le fonctionnement de cet ensemble transfrontalier
nord-Nigeria/nord-Cameroun/Tchad ne peut être compris si l’on fait abstraction du pan
nigérian.

Cameroun, Tchad, RCA, Gabon, Guinée Équatoriale et Nigeria : tels sont, au


final, les principaux pays considérés. À l’image du reste de l’Afrique subsaharienne, ces
États occupent une place marginale au sein du système économique international. En effet,
alors que les deux dernières décennies ont consacré la mondialisation de l’économie, la
participation de l’Afrique subsaharienne aux échanges planétaires n’a fait que régresser
pour se situer à environ 2,5%, en 1996, selon la Banque Mondiale. Cette marginalisation
commerciale au plan mondial reflète l’état de délabrement fréquent des économies
nationales africaines. Près de 40 ans après l’avènement des indépendances, le bilan socio-
économique de la plupart des États du sous-continent n’est guère reluisant. Les indicateurs
socio-économiques sont quasiment tous dans le rouge et la récession se lit dans les
paysages.: inachèvement des constructions, fermeture des usines, routes défoncées,
développement de l’agriculture intra-urbaine, multiplication en ville des « fous » et des
enfants de la rue… Les pays d’Afrique centrale étudiés ne sont pas épargnés par ce sombre
bilan. Tous sont englués depuis les années 80 (voire plus pour certains) dans une crise
économique durable et tous ont été contraints d’accepter les conditionnalités sévères du
Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque Mondiale dans le cadre des
Programmes d’Ajustement structurel (PAS) dont les conséquences sociales désastreuses
sont aujourd’hui reconnues. Attendue et présentée comme le nouveau remède qui allait
enfin permettre la « relance », la dévaluation du franc CFA, intervenue en janvier 1994
dans les pays de la zone franc, n’a pas eu les effets escomptés dans les domaines macro-
économique et financier. La flambée des prix des produits de consommation courante qui a
suivi, notamment dans les villes, n’a fait que renforcer des difficultés déjà grandes de
(sur)vie quotidienne, sans parler de l’impact psychologique grave sur les autorités et les
populations « du champ », qui se sont senties lâchées par la France, jugée largement
responsable de ce coup de massue final.

Cette conjoncture socio-économique critique se conjugue avec un environnement


politique marqué par une crise de l’État et un dysfonctionnement des instances étatiques.
L’État est ici entendu dans son acception large et désigne aussi bien l’institution que les
représentants des pouvoirs publics au sein de l’appareil politique, administratif, judiciaire
et militaire. « Politique du ventre » (Bayart, 1989), « chevauchement (straddling) » des
positions de pouvoir et des positions d'accumulation économique, « pratiques de
détournement » (Piermay, 1984), « cannibalisation de la chose publique » (Vircoulon,
1996), « privatisation de l'État » (Hibou, 1999)…, les périphrases abondent pour désigner
la corruption et la prédation généralisées à tous les échelons qui ont fini par vider l’État de
sa substance et par le discréditer comme administrateur, comme gestionnaire et comme
autorité normative.
Cette déficience des structures étatiques d’encadrement et, plus généralement, la
faiblesse des jeunes États africains tiennent dans une large mesure à leur genèse récente.

7
Celle-ci n’est pas le fruit d’un long processus de maturation historique, mais résulte au
contraire de la transposition brutale et arbitraire d’un modèle européen d’État moderne à
des civilisations étrangères. Les frontières internationales de l’Afrique centrale sont le
reflet d’une grille spatiale héritée des compétitions coloniales ; elles enveloppent des
entités étatiques qui ont été inventées, créées de toutes pièces par des puissances
colonisatrices il y a de cela un siècle, lorsque le continent fut partagé par des traités
promptement signés sur la base de cartes incertaines. Lors de l’accès à l’indépendance, les
élites africaines au pouvoir ont dû chacune composer avec un territoire national
linéairement circonscrit, un territoire-fossile correspondant à une construction géopolitique
datée. Ce territoire, issu d’un modèle westphalien forgé au XVIIème siècle (Badie, 1995),
constitue le support essentiel de la souveraineté étatique et risque d’être affecté par le
délabrement de l’appareil d’État.

… marquée par une restructuration des espaces frontaliers

Les inextricables problèmes politiques, financiers et socio-économiques évoqués


ne sont en rien paralysants. Au contraire, ils suscitent remous et rebondissements qui
préfigurent l’avenir. Ainsi, dans le contexte d’impasse socio-économique, de
dysfonctionnement étatique et d’incertitude quant aux lendemains, on assiste au sud du
Sahara à l’affirmation de dynamismes commerciaux privés qui transcendent les anciens
cadres des territoires nationaux. Depuis la fin des années 80, la tendance est à l’activation
ou à la réactivation (dans le cas de la frontière tchado-libyenne) des franges frontalières
bénéficiant d’une rente de situation : intersection de trois frontières d’État, contact entre
deux zones monétaires différentes… En clair, depuis la décennie précédente, les frontières
nationales se caractérisent par l’intensification des flux marchands, ce qui génère un
processus original de recomposition territoriale : l’émergence de zones dites
« transfrontalières ». Greffées sur deux ou plusieurs territoires d’États contigus, ces
nouvelles configurations régionales sont animées par des flux commerciaux transversaux et
polarisées par des villages- ou par des villes-marchés. La particularité de ces zones est en
effet de reposer presque exclusivement sur des activités d’échanges. Ici, point de
délocalisations d’ateliers industriels comme on peut l’observer au nord du Mexique (avec
les maquiladoras) ou en Chine, dans la zone économique spéciale de Shenzen, en bordure
de Hong Kong. Ce qui prime dans les espaces frontaliers africains, c’est le commerce inter-
étatique, plus ou moins contrôlé et enregistré. Tout se passe comme si, aujourd’hui, sous
l’effet conjugué du délabrement des appareils d’État africains, de la récession et de la
globalisation de l’économie, les formes anciennes d’organisation territoriale étaient
devenues caduques, comme si l’agencement pyramidal de l’État moderne, commandé au
sommet par la capitale, était devenu inopérant et qu’ainsi les espaces bordiers des
territoires regagnaient en autonomie.

Plusieurs vocables ont été élaborés pour désigner la reconfiguration des espaces
d’échanges, tels ceux de « périphérie nationale » (J. O. Igué), de « région informelle » (J.-
P. Raison) ou d’« espaces d’échanges réels » (E. Grégoire et P. Labazée). D. C. Bach a,
lui, conçu l’expression de « régionalisme transétatique » et J. Roitman évoque les
« garnisons-entrepôts » du bassin du lac Tchad. Je laisserais de côté ces expressions qui
font référence au seul territoire d’État (la formule de J. O. Igué), qui gomment toute
allusion à la frontière ou qui s’appuient sur des notions très relatives (« périphérie »), voire
fallacieuses (« informel »). Par commodité, je me référerais aux tournures plus neutres et
plus banales « d’espaces frontaliers » ou « transfrontaliers », en établissant toutefois une
nuance entre les deux. À la différence de la zone « transfrontalière » qui englobe des

8
espaces situés de part et d’autre de la frontière, la zone « frontalière » peut ne concerner
qu’un seul versant de la frontière, soit un seul territoire national11. Par ailleurs, le terme
« transfrontalier » demande d’être employé avec parcimonie car il connote, à mon sens,
l’idée de contiguïté, même si littéralement le mot signifie « à travers la frontière ». En
conséquence, je qualifierais d’échanges frontaliers (et non pas transfrontaliers) les flux
noués avec des pays lointains, rattachés à d’autres continents.

La question de la définition et de la mutation des espaces frontaliers se situe au


cœur de ce travail. Que sont les espaces frontaliers, comment fonctionnent-ils, comment
s’organisent-ils ? Ces questions peuvent être formulées à différentes échelles, mais
renvoient en permanence à des interrogations sur l’État et sur le processus de construction
territoriale. Et pour cause : les espaces frontaliers constituent un laboratoire de premier
ordre pour étudier l’État et son mode de fonctionnement.

À grande échelle, surgit le problème de la nature même des espaces frontaliers.


Comment les zones frontalières se délimitent-elles et quelle est leur structuration interne ?
A-t-on affaire à des espaces homogènes clairement circonscrits ou bien ces espaces se
décomposent-ils en gradients successifs avec des limites plutôt floues semblables aux
« marches » féodales de l’Europe médiévale ? Les différents espaces frontaliers qui se
(ré)activent en Afrique s’organisent-ils de la même façon ? Sachant que les effets
engendrés par la frontière sont ambivalents et évolutifs, il y a lieu de s’interroger sur les
facteurs qui ont présidé à la promotion des espaces frontaliers et d’examiner les
perspectives à moyen terme de ces derniers. Est-on, par exemple, en présence de lieux
promis à un développement futur et durable ? Il convient, à cette fin, de regarder comment
fonctionnent les espaces frontaliers, quels sont les acteurs et les exploitants de la frontière
et comment ils opèrent. Qui sont les « frontaliers » ? Ces acteurs de la frontière sont
souvent décrits sur un mode dépréciatif du point de vue de l’État ou depuis les régions de
l’intérieur.: on évoque les fraudeurs et les contrebandiers (et non plus les commerçants ou
les hommes d’affaires), les policiers et les douaniers prébendiers et corrompus, les hors-la-
loi et les opportunistes en tout genre qui s’activent aux frontières. Au-delà de cette
dévalorisation des praticiens de la frontière, y a-t-il une spécificité des zones frontalières en
termes de population, de modes de vie, d’ambiance ? Après examen de l’organisation
interne des espaces frontaliers, peut-on conclure à leur autonomie de fonctionnement,
comme le fait J. O. Igué ?
Pour répondre, il importe de se placer à l’échelle nationale afin d’entrevoir les
rapports centripètes ou centrifuges entretenus par les zones frontalières avec le reste du
territoire étatique. Les espaces frontaliers regardent-ils davantage vers les espaces voisins
situés de l’autre côté de la frontière ? Pire, sont-ils le lieu d’une dynamique
sécessionniste.? Ou bien sont-ils d’abord tournés vers le centre de leur territoire,
contribuant ainsi à la cohésion du puzzle national et au renforcement de sa compacité ? De
nombreux discours décrivent l’effervescence commerciale aux frontières comme un
phénomène dangereux pour les États et leurs territoires. Ainsi, D. C. Bach (1991, 1994)
met en garde contre le « dynamisme prédateur » et les « effets éminemment déstructurants
» du « régionalisme transétatique » dans la mesure où il conteste la capacité de l’État à
encadrer le territoire et participe à un processus de désintégration étatique. De fait, au-delà
du problème du fonctionnement des bordures frontalières et de leurs relations avec le reste
du pays, c’est bien l’élaboration du territoire national, son intégrité et le processus de
constitution d’une Nation qui sont en jeu. Aussi la question de l’attitude de l’État et plus
11
- On parlera ainsi de la zone « frontalière » gabonaise et indifféremment de l’espace « transfrontalier » ou
« frontalier » camerouno-gabonais.

9
généralement des autorités politiques face à la restructuration des espaces frontaliers est
incontournable. L’État est-il un agent passif ou bien participe-t-il à la promotion et à la
gestion des zones frontalières ? Quant aux personnes qui traversent, manipulent ou
fréquentent la frontière, éprouvent-elles le sentiment d’appartenir à un État particulier ?
Est-ce que la frontière suscite un quelconque sentiment d’appartenance nationale ? Plus
globalement, y a-t-il une identité, nationale ou autre, qui se forge à la frontière ?
En filigrane de ces interrogations sur les espaces frontaliers se profile une double
réflexion à l’échelle plus petite de l’Afrique centrale. La première concerne le bien-fondé
et l’impact de la politique d’intégration régionale, relancée en Afrique centrale au début
des années 90 par les bailleurs de fonds internationaux (Coopération française, Union
Européenne et Banque Mondiale) et destinée, grâce à un train de réformes, à faciliter le
transit et la circulation des biens et des hommes entre les six pays de l’UDEAC (Tchad,
RCA, Congo, Gabon, Guinée Équatoriale, Cameroun). La seconde réflexion, liée à la
première, a trait à la réalité de l’emprise commerciale du Nigeria sur les pays d’Afrique
centrale, membres de la zone franc, puisqu’en effet, un des buts de la relance de l’UDEAC
est de faire contrepoids au géant nigérian en constituant un bloc économique régional.

En résumé, il s’agit donc d’analyser la recomposition actuelle des espaces


d’échanges au profit des zones frontalières en s’interrogeant sur sa nature et sa portée. Que
signifient les mutations observées aux frontières des territoires nationaux ? Les espaces
frontaliers sont-ils des zones de développement ? Y a-t-il lieu de craindre un risque
d’éclatement territorial et un remodelage des frontières ? L’effervescence d’ordre
commercial qui agite les espaces frontaliers en Afrique centrale met-elle en péril le
processus d’intégration nationale aggravant du même coup la « crise » de l’État au sud du
Sahara ?

Méthodologie

Le but de cette thèse n’est pas de procéder à une étude exhaustive des espaces
frontaliers en Afrique centrale mais de sonder la montée en puissance des activités
frontalières dans cette partie du continent. Dans cette perspective, trois zones frontalières
ont été étudiées en particulier qui, toutes, possèdent un ancrage au Cameroun (fig.1). Il
s’agit de :
• l’espace Gabon/Cameroun/Guinée Équatoriale organisé par les marchés frontaliers
camerounais d’Abang Minko’o et de Kyé Ossi.
• l’espace Cameroun/Tchad/RCA dominé par le marché de Mbaiboum (Cameroun).
• l’espace nord-Nigeria/nord-Cameroun/Tchad structuré par une kyrielle de marchés
hiérarchisés, parmi lesquels Amchidé-Banki, à cheval sur le Nigeria et le Cameroun,
Kousséri (Cameroun) et N’Djamena, la capitale du Tchad.
Le choix du Cameroun comme principal pays d’investigation a été dicté par sa
situation privilégiée, qui fait de lui le seul État de l’UDEAC à posséder des frontières avec
les cinq autres pays membres. De plus, implanté à la charnière de l’Afrique centrale et de
l’Afrique de l’Ouest, le Cameroun partage sa frontière occidentale avec l’imposant
Nigeria, ce qui génère des différentiels notables : d’abord, dans le domaine monétaire (le
Nigeria

10
11
possède une monnaie propre inconvertible, le naira, alors qu’au Cameroun circule le franc
CFA d’Afrique centrale) ; ensuite en matière de densité de peuplement (le Cameroun
assure la transition entre un espace de fortes densités -le Nigeria- et un espace vide, celui
de la cuvette congolaise). Le voisinage du Nigeria, la multiplicité des pays frontaliers (six
en excluant le Niger), l’étroitesse du territoire camerounais (dans l’extrême-nord) et la
détention d’une façade océanique ouverte sur le golfe de Guinée font du Cameroun un
espace privilégié pour jouer sur la frontière : s’y activent ainsi de nombreux commerçants
et trafiquants tandis que maintes places marchandes s’éparpillent en bordure du territoire
camerounais. Pays côtier, le Cameroun représente un enjeu important pour les États
enclavés limitrophes (Tchad et RCA) à la recherche de débouché maritime. Sa centralité
géographique (au sein du continent) et sa position de carrefour (entre Afrique de l’Ouest et
Afrique centrale) valent également au pays d’être un enjeu pour la France (le Cameroun,
État bilingue -français, anglais-, est un bastion de la francophonie à côté du Nigeria
anglophone) et un enjeu pour les responsables européens. De fait, le Cameroun figure en
plein cœur du projet UDEAC de transport en transit, élaboré par l’Union européenne. Le
plan TIPAC (Transport inter-États des pays d’Afrique centrale) adopté en 1991 a
notamment défini, en 1993, plusieurs itinéraires routiers prioritaires dont l’écrasante
majorité partent du Cameroun ou le traversent.
La zone sud-ouest du Cameroun, frontalière du Nigeria, n’a pas été étudiée car
elle est largement couverte par les programmes d’étude de l’équipe INRA-UNB-IRAM,
par les travaux « orstomiens » de l’observatoire OCISCA et du groupe GIS/DIAL, sans
compter la récente thèse en géographie de L. T. Weiss (1996) qui lui est consacrée. En
effet, cette région frontalière du sud-ouest camerounais mérite, à elle seule, un traitement à
part en raison de sa grande originalité. Celle-ci est liée à la proximité des grandes villes
(Douala, Yaoundé) et à l’existence d’une aire culturelle anglophone héritée du passé
colonial (les provinces du Sud-Ouest et du Nord-Ouest furent jadis administrées par la
Grande-Bretagne). La personnalité du sud-ouest camerounais tient aussi à la présence
d’une région dominante de moyenne montagne (les Grassfields), dynamique sur le plan
agricole et dont sont originaires les plus grands entrepreneurs du pays (d’ethnie bamiléké).
Une quatrième région, initialement hors de mon champ d’étude, a fait l’objet
d’enquêtes brèves et moins approfondies, suite à une opportunité qui s’est présentée sur le
terrain. Il s’agit de :
• l’espace Tchad/Libye (fig.1) marqué, entre autres, par la présence du marché de Faya (au
nord du Tchad) et de Koufra (dans le sud-est libyen).
Cette dernière adjonction est due à un retournement de la conjoncture politique12
et surtout, à la possibilité matérielle d’effectuer le voyage par route jusqu’à l’oasis de Faya
avec des membres de l’Association Française des Volontaires du Progrès (AFVP), une
ONG française basée à N’Djamena. De surcroît, en juin 1999, une mission du CERI m’a
offert l’occasion d’enquêter à nouveau sur le cas tchado-libyen. On ne s’étonnera donc pas
si plusieurs passages de ce travail font référence à la Libye, un pays d’Afrique du Nord.
Les investigations relatives à l’espace frontalier tchado-libyen ont été menées dans le but
de diversifier la gamme des zones étudiées puisque cette dernière région s’inscrit dans un
milieu géographique original (le désert), qu’elle est traversée par un différentiel monétaire
particulier (dinar libyen/franc CFA) et qu’elle est le lieu d’une discontinuité saillante en
termes de niveau de développement national (la Libye est un pays très riche par rapport au
Tchad). L’examen de l’espace tchado-libyen m’a par-dessus tout apporté un précieux
éclairage sur l’évolution des relations commerciales entre l’Afrique noire et le monde

12
- Je fais allusion au rapprochement diplomatique tchado-libyen depuis le règlement du conflit de la bande
d’Aozou en 1994 et, partant, au rétablissement des liens commerciaux entre les deux pays.

12
arabo-musulman, évolution que j’avais auparavant seulement pressentie lors des enquêtes
conduites au Tchad et en RCA.

La base documentaire de mon travail est constituée d’enquêtes de terrain réalisées


au cours de trois principaux séjours, d’environ cinq mois chacun. Le premier séjour s’est
déroulé en 1994 au Gabon et au sud-Cameroun. Des entretiens ont été menés côté
camerounais à Douala, Yaoundé, Abang Minko’o et Kyé Ossi, côté gabonais à Bitam,
Cocobeach et Libreville, ainsi qu’à bord d’un bateau de commerçants effectuant la liaison
maritime entre Douala et Libreville. Le second séjour a eu lieu de février à juillet 1995 au
Tchad (quatre mois) et en RCA (un mois et demi) : il a été l’occasion d’enquêtes à Bangui
(RCA), à Kousséri (ville camerounaise jumelle de N’Djamena) et surtout au Tchad, à
N’Djamena, Massakory (Chari-Baguirmi), Bongor (Mayo-Kebbi), Banda (Moyen-Chari),
Moundou (Logone Occidental), Faya (Borkou-Ennedi-Tibesti) et au sud du lac Tchad. Le
dernier séjour a concerné le Cameroun, de février à juillet 1996, en particulier la moitié
nord du pays (entretiens réalisés à Maroua, Garoua, Ngaoundéré, Pitoa, Figuil, Adoumri,
Touboro, Mbaiboum, Amchidé-Banki, Mora et Bogo). Le sud-Cameroun a été revisité une
seconde fois, avec de nouvelles enquêtes à Abang Minko’o, Ambam, Kyé Ossi et Ngoazik
(fig.1). En juin 1999, j’ai pu effectuer des recherches pour la deuxième fois à N’Djamena,
lors d’une courte mission de 15 jours.
On le voit, la durée des séjours n’a pas été équitablement répartie et les terrains
ont subi un traitement inégal (au bénéfice du Cameroun et du Tchad). Pour des raisons de
temps (court délai mais aussi saison pluvieuse qui limite la circulation routière), de manque
de moyens matériels (véhicule, interprète), parfois d’insécurité (problème des coupeurs de
route, présence de troupes rebelles dans certaines zones frontalières…), des versants
entiers d’espaces frontaliers n’ont pu être explorés, en particulier le Nigeria (hormis
Banki), la Guinée Équatoriale, la Libye, le nord-ouest de la Centrafrique ou l’extrême sud
du Tchad (en deçà de Moundou et Sahr). De là, des informations parcellaires et de teneur
différente selon les zones. Cet écueil se ressent dans la rédaction.

Au cours des trois missions, des renseignements ont été pris auprès de
responsables politico-administratifs (douanes, ministères du Commerce, du Transport, des
Travaux Publics, de l’Élevage, de la Statistique, Communauté Européenne…), ainsi
qu’auprès de représentants syndicaux des transports (au Tchad), de journalistes, de
missionnaires ou de membres d’ONG (Agence américaine pour le développement
international -USAID-, AFVP, Croix-Rouge).
Toutefois, l’essentiel des informations recueillies provient d’entretiens semi-
directifs réalisés sur les marchés et dans les villes auprès d’un éventail restreint
d’opérateurs économiques : commerçants impliqués dans l’import-export, industriels,
transporteurs, transitaires et, en RCA, forestiers. La plupart de ces commerçants ou
transporteurs ont été rencontrés dans les capitales provinciales ou politiques (lieu de
résidence) ou sur les marchés frontaliers. Au Cameroun, les places commerciales bordières
à prospecter ont été rapidement ciblées vu que le pays compte plusieurs marchés frontaliers
au rayonnement important. En revanche, au Tchad et en RCA, le repérage des lieux-forts
du commerce était moins évident car ces États offrent moins de marchés dynamiques aux
lisières de leur territoire (à l’exception de N’Djamena et Bangui). Aussi les enquêtes dans
ces pays ont davantage mis l’accent sur les flux d’échanges, leur contenu et leurs acteurs…
en oubliant quelque peu l’espace.
Les interviews sur le terrain ont été complétées par la lecture d’études et de
rapports retirés dans les ministères (en France et dans les pays parcourus) ou conservés
dans les bibliothèques universitaires (CEGAN à Nanterre, Institut de Géographie et Institut

13
d’Études Politiques à Paris) et dans des centres de recherches plus ou moins spécialisés
(CEPED, ORSTOM, CIRAD, IRAM, Documentation Française, Centre d’Études
Africaines ou Observatoire Géopolitique des Drogues à Paris). Dans les États d’Afrique
centrale visités, j’ai eu accès à des documents ou des travaux de recherche très utiles. Au
Gabon, ce fut à l’Institut gabonais d’Appui au Développement (IGAD) de Libreville. À
N’Djamena, ce fut par le biais des riches bibliothèques du Centre National d’Appui à la
Recherche (CNAR) et du Centre d’Études et de Formation pour le Développement
(CEFOD), ainsi que par le Bureau Interministériel d’Études et de Projets (BIEP), la
Direction des Études et de la Planification (DEP) et l’USAID (qui a commandité plusieurs
rapports récents, de qualité, sur l’exportation des produits agricoles tchadiens dans le cadre
du projet ATPRP). Au Cameroun, j’ai consulté des documents remis par le ministère de
l’Agriculture et le centre des Archives à Yaoundé. À Garoua, la direction de la Sodécoton
a mis à ma disposition d’instructifs rapports de bureaux d’études (surtout du BCEOM)
réalisés pour la préparation et l’estimation des projets de culture cotonnière dans la zone
Nord- et Sud-Est Bénoué (NEB et SEB). À Touboro (nord-Cameroun), le père de la
mission catholique m’a fourni les copies d’une somme de lettres contenant plaintes et
doléances des habitants locaux et déposées auprès des comités « Développement, Justice et
Paix » créés par les religieux. Cette source (partiellement recoupée par des témoignages
oraux) m’a été précieuse pour comprendre la situation politique originale de la région
frontalière du Mayo-Rey où se trouve le marché de Mbaiboum.
Le choix d’une démarche qualitative résulte d’un parti pris méthodologique visant
moins à parvenir à une représentativité statistique qu’à cerner les grandes tendances du
commerce frontalier, à analyser la traduction spatiale des flux et à mettre l’accent sur le
comportement des acteurs de la frontière, leurs profils et leurs stratégies. Mon but était de
comprendre le fonctionnement des espaces frontaliers, ce qui n’impliquait ni la
quantification des flux aux frontières (entreprise périlleuse étant donné qu’une part
substantielle relève de la contrebande) ni l’étude des relevés de prix des marchandises et
des taux de change monétaires sur les marchés. De tels procédés sont actuellement
employés par le laboratoire LARES de Cotonou ou encore par certains économistes du
groupe DIAL/ORSTOM qui abordent l’étude des espaces frontaliers sous une perspective
différente et avec des moyens autres que les miens. Ceci ne signifie pas un rejet total des
informations chiffrées dans mon travail. Des données statistiques ont été recueillies auprès
de divers organismes publics (bureau de fret routier, office des ports, office céréalier,
chambre consulaire, ministères…), mais étant données la déliquescence des appareils
administratifs et les difficultés à comptabiliser des flux de contournement, les chiffres
collectés sont d’une fiabilité douteuse et exigent d’être maniés avec précaution et réserve.
Ce travail se démarque également des recherches menées de 1989 à 1992 en
Afrique de l’Ouest (précisément sur les périphéries chevauchant le Nigeria et ses voisins
immédiats) par l’équipe INRA-IRAM-UNB dans le cadre du programme « espaces
régionaux » lancé par le Club du Sahel et le CILSS (Comité Inter-États de Lutte contre la
Sécheresse au Sahel). D’abord, parce que prolongeant des études engagées en 1987 sur les
échanges régionaux, le commerce frontalier et la sécurité alimentaire, ledit programme est
centré sur l’étude des flux agro-alimentaires. Les rapports produits (cf. bibliographie)
adoptent souvent le plan suivant : après une présentation générale de la zone d’étude
(histoire et géographie physique), vient une partie consacrée à l’évolution des échanges et à
leurs déterminants au cours de laquelle on insiste sur la complémentarité écologique et les
disparités des politiques économiques et monétaires entre États. Pour conclure, un bilan
évalue l’impact des échanges transfrontaliers sur les économies nationales et les
perspectives d’une intégration régionale. Ces comptes-rendus, qui font le choix d’une
approche plus économique que géographique, fournissent de nombreuses informations sur

14
les échanges agro-alimentaires en Afrique centrale et livrent un aperçu différent de la
question des espaces frontaliers. D’autres investigations abordent encore le sujet des zones
frontalières en mettant l’accent sur l’étude des flux de migrants (Weiss, 1996).
La démarche que j’ai adoptée vient donc en complément d’autres approches
existantes et elle comporte, bien entendu, son lot de lacunes et d’insuffisances. Fondées sur
des interviews en nombre limité, les investigations menées n’échappent pas aux limites de
la faible représentativité et les généralisations, faites sur la base d’extrapolations,
demeureront toujours sujettes à caution, quand bien même j’ai essayé de diversifier au
maximum (sexe, âge, ethnie) le profil des personnes interrogées.
Si un questionnaire de départ a été mis au point en France et remanié entre chacun
des trois séjours (cf. annexe 1), il n’a jamais été exhibé au cours des entretiens, toutes les
questions ayant été mémorisées ou parfois discrètement annotées sur un carnet anodin. En
effet, la vue du questionnaire, l’ordre brutal des questions (en pratique jamais respecté)
donnent un caractère officiel à l’entrevue et provoque souvent retenue ou silence de la part
des enquêtés, encore plus de la part de commerçants suspicieux et réticents à livrer des
informations susceptibles d’intéresser le fisc ou des concurrents. L’entretien semi-directif
permet de surcroît de dépasser le cadre étroit et rigide du questionnaire pour fouiller de
nouvelles pistes ou mettre en valeur l’originalité de situations personnelles. Une telle
méthode comporte un risque évident d’enfermement dans le particulier et le subjectif.
Surtout, elle est plus longue et compliquée puisque la reprise des informations livrées pêle-
mêle est davantage astreignante qu’un simple dépouillement de questionnaires. Un gros
effort de mémorisation a été indispensable dans les cas (non rares) où il n’était pas possible
de prendre des notes afin de ne pas heurter ou effrayer l’interlocuteur. Plusieurs fois, j’ai
dû m’empresser de consigner sur un carnet les éléments de la discussion, sitôt le départ de
la personne interrogée. Les pays inspectés étant francophones, environ les deux-tiers des
interviews se sont déroulés en français, parfois en pidgin (créole anglais utilisé par les
commerçants originaires du sud-ouest du Cameroun et du Nigeria). Au Tchad, une partie
des entretiens ont eu lieu en arabe, en ngambaye (dialecte sara) ou en kanembou (à
Massakory) et, dans la moitié nord du Cameroun, le foulfouldé (peul) était souvent la
langue employée par les commerçants interrogés. Dans ces situations, le recours à un
interprète s’est donc avéré indispensable (en général, une personne de mon entourage -
étudiant, commerçant intermédiaire, employé de la Sodécoton ou d’un ministère, etc.-),
avec tous les inconvénients de retransmission que cela signifie.
La prise de contact avec les opérateurs économiques a été plus ou moins
fastidieuse et hasardeuse, le fait d’être française ne facilitant pas toujours les choses, de
surcroît au lendemain de la dévaluation du franc CFA. Presque à chaque fois, il m’a fallu
être recommandée par un tierce personne ou bien, sur les marchés, commencer par acheter
une marchandise pour nouer le dialogue. Dans la mesure du possible, j’ai essayé de trouver
des intermédiaires différents pour rencontrer des personnes d’origines diverses.
Au sud-Cameroun, j’ai été épaulée dans mes enquêtes par un chauffeur de taxi (de
père bamiléké et de mère douala) qui s’est chargé d’accoster et d’expliquer mon travail aux
commerçants (lors de la traversée en bateau et sur les marchés) avant de me les présenter.
Cette aide a joué à double sens : ainsi, à Bitam (nord-Gabon), les relations entre Gabonais
et étrangers étant tendues, le fait d’être escortée par un enquêteur de nationalité
camerounaise a facilité les contacts avec la communauté camerounaise émigrée, mais
rendu ardus, voire impossibles, ceux avec les commerçants gabonais du marché.
Au nord-Cameroun, l’entrée en contact avec les opérateurs économiques a été
difficile jusqu’à la rencontre, à Garoua, du responsable de la section locale du parti
politique d’opposition, l’UNDP (Union Nationale pour la Démocratie et le Progrès). C’est
en recourant à ce réseau politique que les négociants locaux ont pu être interviewés, y

15
compris à Ngaoundéré et Maroua. Dans cette ville, l’entremise du secrétaire de la
Coopérative artisanale de Maroua, implantée sur le grand marché, a également été
précieuse pour aborder des boutiquiers, tandis qu’un employé camerounais de l’ORSTOM
s’est chargé de m’introduire auprès des vendeurs d’essence du quartier Zombayo. Sur les
marchés de Mbaiboum et Touboro, les entretiens des négociants ont été laborieux, tous
redoutant de parler par peur de représailles du chef traditionnel local. Les plus volubiles
ont été les amis d’un des responsables locaux de la Sodécoton, reçus à Touboro dans la
concession de la firme agro-industrielle. À Mbaiboum, j’ai tiré profit des multiples
relations de mon accompagnateur, gérant de l’unique dépôt de ciment sur le marché.
Au Tchad, la rencontre (par personnes interposées) avec la secrétaire du conseil
du patronat tchadien m’a permis d’obtenir des rendez-vous auprès des principaux
négociants de la capitale. Industriels et transitaires m’ont également recommandée auprès
de leurs clients commerçants ou transporteurs. Au Tchad, les opérateurs économiques se
sont montrés particulièrement coopératifs, accordant en moyenne deux à trois heures de
discussion alors qu’en RCA, les contacts avec la communauté commerçante (surtout
étrangère) ont été difficiles et empreints de suspicion. Enfin, je soulignerais, pour tous les
pays, la réticence de quelques dirigeants de sociétés industrielles à livrer des informations
(notamment dans le domaine du tabac et des cigarettes) par crainte d’espionnage industriel
et ce, malgré les autorisations de recherche officielles présentées.
Ces diverses enquêtes de terrain, organisées autour du thème du commerce
frontalier en Afrique centrale, ont constitué le socle d’une réflexion sur les changements en
cours aux frontières des États et plus généralement, sur la notion même de frontière.

Cette thèse se décline en trois parties. La première, intitulée « L’enchevêtrement


des frontières en Afrique centrale » est consacrée à l’examen de la notion de frontière, à
ses déclinaisons multiples, à ses effets contradictoires dans le temps et l’espace. La
seconde partie analyse les différentes pratiques et utilisations de la frontière d’État,
précisément « le bouillonnement d’activités aux frontières », croissant depuis moins de
deux décennies, et qui contribue à la restructuration des espaces frontaliers dans la région.
La dernière partie a pour titre « Frontières, État et Territoire ». Elle aborde la gestion et
l’impact politiques de l’effervescence commerciale frontalière.

16
Fig.2

17
18
1ère partie : L'enchevêtrement des frontières
en Afrique centrale

La première partie de ce travail porte sur le concept de frontière en Afrique


centrale. Traditionnellement entendue comme la limite d’un territoire étatique enveloppant
un espace de souveraineté, la frontière, aujourd’hui, ne peut plus être réduite à cette
acception courante. Redéfinie dans le sens plus large de limite politique inscrite dans
l’espace, la frontière se révèle être un objet à géométrie variable, modulable selon les
échelles. Dès lors, les espaces frontaliers, qui sont le principal objet de cette recherche, ne
sauraient se résumer à une simple intersection de frontières étatiques.
Après avoir défini et pointé les différentes limites cisaillant l’Afrique centrale (I),
je tâcherais de voir quels types de différentiels existent de part et d’autre des frontières
d’État dans les domaines socio-économique, politique, juridique et démographique (II).
Synonyme de discontinuité et de différentiel, la frontière rime également avec paradoxe
dans la mesure où elle est, selon les individus, les lieux et les époques, tantôt inerte, tantôt
active, tantôt une barrière séparante, tantôt une zone de passage et de contact. Cette
variabilité de l’effet-frontière sera l’objet du dernier chapitre (III)

I- Une multitude de frontières emboîtées à différentes échelles

Comme dans bien d’autres régions du globe, les frontières en Afrique centrale
sont multiples, mouvantes et enchevêtrées. L’originalité du contexte africain tient à la
superposition des frontières d’État, héritées de la colonisation européenne, sur un ancien
maillage ethnique, social et politique. Cet écheveau de frontières importe d’être démêlé au
préalable pour qui veut tenter de comprendre le fonctionnement des espaces frontaliers.
Dans cette perspective, le changement d’échelle géographique tient un rôle fondamental :
en effet, le jeu sur les différentes échelles géographiques dévoile une succession de
frontières emboîtées, imbriquées les unes dans les autres ou bien chevauchantes.

19
A- Les frontières nationales : une genèse récente, une origine exogène

Le terme de frontière est ici considéré dans son acception classique, à savoir la
limite extérieure du territoire d’un État. Enveloppes ou contenant d’un territoire national,
ces frontières sont avant tout du temps inscrit dans l’espace ; elles fossilisent un rapport de
force établi à un moment donné de l’histoire. La particularité des frontières de l’Afrique
centrale vient de ce qu’elles ont été créées récemment, depuis moins d’un siècle, par des
colonisateurs européens. Ce legs colonial continue de faire l’objet de controverses parmi
les chercheurs et les intellectuels (notamment ceux du Tiers-Monde), dont certains tiennent
les frontières pour responsables des grands maux politiques et socio-économiques
africains. Aussi convient-il d’examiner le contexte historique et idéologique dans lequel
ont été créées les frontières avant de mesurer l’impact de cette nouvelle grille spatiale au
plan politique. Dans quelle mesure l’instabilité de certains États est-elle liée à la ligne-
frontière et plus globalement à des normes étatiques imposées par les Européens ?

1- Les frontières : un legs colonial

Les premiers tracés de frontières en Afrique centrale remontent à la deuxième


moitié du XIXème siècle. Ils ont été opérés dans un climat de compétition exacerbée entre
puissances européennes, toutes avides de se « procurer une part dans le magnifique gâteau
africain » (Léopold II, roi des Belges, Lettre au baron Salvyns, 17 novembre 1877). Ces
visées impérialistes européennes à la fin du siècle dernier sont à replacer dans le contexte
économique de l’époque, marqué en Europe Occidentale par le développement de la
grande industrie et du machinisme grâce à l’utilisation de la vapeur. L’essor du capitalisme
industriel et bancaire, la révolution des transports ont incité les pays industriels européens à
conquérir des marchés où ils pourraient écouler leurs productions et puiser des matières
premières. Le mythe des richesses fabuleuses recelées par l’eldorado africain commence
d’ailleurs à se répandre au début du XIXème siècle, après le retour des premiers
explorateurs.
Vers 1850, le continent noir demeure aux yeux des Européens une vaste « terra
incognita », un « continent mystérieux » qui suscite tout à la fois curiosité, fascination et
fantasmes. Perçu comme un des derniers espaces neufs à découvrir, « une sorte de sphinx »
dira Nachtigal, l’Afrique constitue une carte vierge qui défie les savants et invite au
voyage. Le XIXème siècle fut la grande époque des voyageurs-explorateurs13 et signa
l’apogée des sociétés de géographie, chargées de répercuter leurs exploits (fig.3). Les
péripéties du pasteur écossais Livingstone, rejoint par le journaliste Stanley, désireux de
percer le mystère des sources du Nil et du non moins mythique fleuve Congo, sont devenus
célèbres. Initialement mus par une soif de connaissance et par l’attrait de la découverte de
régions inconnues dans une atmosphère, rappelons-le, d’émulation et de fébrilité intenses,
les explorateurs ont eu tôt fait d’être « récupérés » par les dirigeants politiques dès les
années 1870 et de devenir les auxiliaires d’intérêts politiques. La concurrence entre
l’Italien Savorgnan de Brazza, au service de la France, et l’Américain Stanley, émissaire
du roi des

13
- Citons pour l’Afrique centrale quelques noms : les Allemands Barth, Nachtigal, Flegel, les frères anglais
Lander, le Britannique Richardson et les Français Foureau, Lamy, Marchand, Mizon, sans oublier bien
sûr Livingstone, Brazza et Stanley.

20
Fig.3 en couleurs

21
22
Belges, pour l’exploration et l’appropriation du bassin du Congo, illustre bien la
transposition des rivalités impérialistes européennes sur le continent.
Des motivations scientifiques mais aussi humanitaires et évangélistes ont souvent
accompagné les ambitions commerciales et politiques des Européens en Afrique. C’est ce
que certains ont résumé par le thème des « 3 C » (Civilisation, Christianisation,
Commerce). Par exemple, « l’association internationale africaine », fondée en 1876 à
l’instigation de Léopold II lors de la Conférence internationale de Bruxelles, avait un but
scientifique mais elle était aussi destinée, selon ses statuts, à apporter la civilisation aux
Noirs et à lutter contre l’esclavage. De même, lorsqu’il part en 1849 avec l’Anglais
Richardson pour un périple africain financé par le reine d’Angleterre, l’Allemand Heinrich
Barth (l’un des premiers à découvrir le nord-Cameroun) assigne pour objectif à son
expédition « l’abolition de la traite des Nègres et l’établissement de relations
commerciales dans ses contrées »14. Volonté d’expansion, souci missionnaire ou
philanthropique, désir de connaissance et goût de l’aventure exotique se sont donc
conjugués pour présider à l’exploration puis à la colonisation de l’Afrique.
Certes, beaucoup de ceux qui sont partis en expédition sur le continent se sont
attelés à un travail scientifique et n’étaient nullement impérialistes dans l’âme. Pourtant les
découvreurs européens ont, volontairement ou non, contribué au morcellement de
l’Afrique en collectant des données géo-graphiques, utilisées ultérieurement pour le
découpage colonial. Plus directement encore, certains de ces voyageurs se sont chargés de
marquer sur le terrain une acquisition territoriale, surtout après 1870. En effet, au fur et à
mesure de leur avancée au cœur du continent, les explorateurs s’empressent d’établir les
« droits » du pays européen dont ils sont le porte-drapeau en concluant un « traité » avec
les chefs locaux. Et de brandir ce titre de protectorat au vu de la puissance rivale, comme si
la découverte de la région inconnue avait tacitement valeur d’appropriation territoriale.
À la veille de la Conférence de Berlin (15 novembre 1884-26 février 1885), six
puissances européennes sont présentes en Afrique centrale : la Belgique, la Grande
Bretagne, la France, l’Allemagne, le Portugal et secondairement, l’Espagne (fig.4). Depuis
la fin du XVIIIème siècle, cette dernière a hérité des possessions portugaises du golfe de
Biafra, qui comprennent la côte africaine et ses îles depuis le delta du Niger jusqu’à
l’embouchure de l’Ogooué (dans l’actuel Gabon). Dans les années 1880, les Espagnols
occupent réellement les îles de Fernando Poo (aujourd’hui Bioko), Annobon, ainsi que la
côte de part et d’autre de l’embouchure du Rio Benito (Rio Muni). Peu empressés
d’occuper effectivement leurs possessions côtières, les Espagnols assistent passivement à
l’infiltration et au grignotage de leur territoire par les autres puissances. Ainsi, la France
détient le comptoir de Libreville, créé en 1843 et s’étale vers le nord au détriment des
possessions espagnoles. Le gouvernement français a aussi « pris possession » en 1879 de la
rive droite du Pool15 par le biais de Brazza. De leur côté, les négociants britanniques
s’activent sur le cours inférieur du fleuve Niger dont l’embouchure a été reconnue par les
frères Lander en 1830. La Grande-Bretagne, signataire en 1851 d’accords commerciaux
avec l’empire Sokoto (grossièrement à cheval sur l’actuel nord-Nigeria et nord-Cameroun),
occupe Lagos depuis la même année.
L’Allemagne est présente tardivement sur les côtes. Le premier acte d’installation
germanique en Afrique centrale n’intervient qu’en juillet 1884, date à laquelle le médecin
militaire Gustave Nachtigal hisse le drapeau allemand à Douala. Le roi des Belges Léopold

14
- Barth H., Voyages et découvertes dans l’Afrique, Paris, trad. P. Ittier, 1860, p. 5.
15
- Le Pool est le lac dans lequel le Congo s’élargit avant d’atteindre les rapides et les chutes qui le séparent
de son estuaire.

23
Fig.4

24
II, lui, rêve d’un empire personnel africain et se targue d’avoir conclu, par l’intermédiaire
de Stanley et ses collaborateurs, plus de 400 traités et établi 40 postes entre le bas-Congo et
Zanzibar. Quant au Portugal, dont les navigateurs fréquentent les côtes du golfe de Guinée
depuis le XV-XVIème siècle, il est maître du trafic commercial16 et prétend détenir
« historiquement » tout le littoral atlantique de part et d’autre de l’embouchure du Congo.
Le fait est donc notable : à le veille de la conférence de Berlin, l’occupation européenne se
restreint essentiellement aux zones côtières de l’Afrique centrale où s’activent compagnies
commerciales et sociétés missionnaires.
La Conférence de Berlin (1884-1885) a marqué une étape décisive dans le
dépècement du continent africain par les Européens. Même si elle n’a pas expressément
partagé l’Afrique, elle sonne officiellement le départ d’une curée, déjà entamée sur le
terrain depuis quelques années. Comportant à l’ordre du jour le règlement de la liberté de
commerce dans les bassins du Congo et du Niger ainsi que les conditions d’une occupation
« effective » de terres nouvelles sur les côtes africaines, la conférence de Berlin a, dans les
faits, fixé les droits acquis et déterminé les règles d’un partage pacifique des côtes
africaines. Ainsi, la reconnaissance, au terme de la conférence, de « l’État indépendant du
Congo », tant souhaitée par Léopold II, donne lieu en coulisses à d’intenses tractations, en
particulier avec les représentants français. À partir de 1885, la ruée vers l’Afrique se
précipite et la notion de « sphère d’influence », dont l’emploi avait été évité dans l’acte
final de la Conférence (qui ne se réfère qu’à des occupations côtières, jamais intérieures),
est revendiquée pour justifier l’extension de l’occupation littorale vers l’arrière-pays. Par
exemple, deux mois seulement après la fin de la conférence, un accord de délimitation
germano-britannique du 29 avril 1885, relatif au golfe de Biafra17, invoque l’idée de
« sphère d’influence », sorte de chasse gardée intérieure réservée à l’occupant des côtes,
qui ne requiert ni sa présence, ni une mise en valeur des terres et ce, contrairement aux
principes édictés à Berlin pour valider une occupation effective sur les côtes.
À partir de 1885 donc, les Européens redoublent d’ardeur et de vitesse pour
conquérir, cartographier et faire reconnaître pour leurs les nouvelles terres découvertes en
Afrique centrale. Par exemple, en 1891, débute ce qu’on surnomma « la compétition pour
la conquête du Tchad » entre Français (arrivant du Niger et de Bangui), Allemands
(progressant lentement depuis le sud du Cameroun) et Britanniques, venus du Nigeria et du
Nil. Ces rivalités européennes autour du Tchad s’achèvent à l’aube du XXème siècle : en
1893, un accord anglo-allemand prolonge la frontière orientale du Cameroun depuis l’est
de Yola jusqu’au lac Tchad (celui-ci ne sera atteint qu’en 1902 par les Allemands après
qu’ils aient brisé la résistance des lamibé18 de l’Adamaoua) ; en 1898, les Français
contraints de reculer devant les Anglais à Fachoda, sur le Nil, (au Soudan actuel), battent
en 1900 le chef guerrier Rabah, à Lakhta, près de Kousséri (Cameroun) et fondent Fort-
Lamy (N’Djamena). En effet, la pénétration coloniale européenne n’a pas été sans
rencontrer de résistances locales. Rabah, militaire soudanais initialement au service de
l’armée égyptienne et édificateur d’un empire mobile (il défit tour à tour le souverain du
Baguirmi et du Bornou) en est une illustration mais la résistance des lamibé du nord-
Cameroun, des Maka

16
- Jusqu’aux alentours de 1860, il s’agit d’un trafic d’esclaves puis, après la fin effective de la traite
(théoriquement abolie lors de la conférence de Vienne en 1815), le commerce de « produits légitimes »
c’est-à-dire naturels (ivoire, bois, caoutchouc, café, cacao…) prend le pas.
17
- Ce traité laisse aux Allemands toute la zone autour du Mont Cameroun jusqu’à Calabar.
18
- « Lamibé » est le pluriel de « lamido » qui désigne le chef traditionnel peul. Voir le lexique placé en fin de
thèse.

25
Fig5

26
de l’est du Cameroun, des Binzima du Woleu-Ntem gabonais ou bien encore les
nombreuses mutineries19 sont des exemples aussi éloquents
Ainsi, au terme d’une véritable « course au clocher » (le fameux « scramble »)
engagée entre puissances européennes s’achève la délimitation des zones d’influence
étrangère dans la région centrale de l’Afrique : les frontières ont globalement été toutes
tracées entre 1885 et la première guerre mondiale. Par la suite, les guerres et tensions qui
secouèrent l’Europe lors du premier tiers du XXème siècle puis plus tard, l’avènement des
indépendances au début des années 60, ont été l’occasion de remaniements frontaliers
ultérieurs. Hormis la limite occidentale du Cameroun, issue de la décolonisation (elle fut
modifiée dans sa partie centrale et septentrionale, au lendemain du référendum du 11
février 1961 qui vit les populations anglophones du nord de l’ex-Cameroun britannique
opter pour le rattachement au Nigeria), l’ensemble des frontières étudiées ont donc été
fixées dans un laps de temps relativement court, au début de l’ère coloniale (fig.5 et 6).
Par exemple, c’est en 1899 qu’un traité franco-britannique fixe la frontière entre
l’actuelle Libye et le Tchad, le sud-ouest de la Libye étant à l’époque incorporé à l’Égypte,
zone d’influence britannique. Ce traité a été invoqué dans les années 1990 par l’État
tchadien pour récupérer la bande d’Aozou occupée et revendiquée par la Libye.
Le tracé de la frontière entre le Gabon et le Cameroun fut, lui, décidé en 1894 par
le biais d’un protocole d'accord franco-allemand qui prolongeait le parallèle passant par
Campo jusqu’au méridien de Greenwich (15° est) et au-delà, jusqu’à la Ngoko et la
Sangha. Cette frontière fut soigneusement démarquée en 1908. Depuis cette date, elle n’a
subi aucune modification, si on excepte la parenthèse de 1911-1914 marquée par le
rattachement du nord-Gabon au « Neu Kamerun ». En effet, à l’occasion de la crise
d’Agadir (Maroc), l’Allemagne qui caressait le rêve d’une « Mittel Afrika », obtint de la
France une partie du territoire de l’Afrique équatoriale française (l’AEF fut fondée en
1910), lui permettant d’atteindre le Congo à partir du Cameroun. Le territoire camerounais,
ainsi dilaté, fut baptisé « Neu Kamerun » (Cameroun nouveau). Il fut démantelé en 1916,
lors de la première guerre mondiale après l’invasion des troupes franco-britanniques et
belges (fig.6).
La frontière entre le Cameroun et la Guinée Équatoriale fut quant à elle définie à
l’occasion d’un accord, signé en 1885, qui délimitait les possessions allemandes et
françaises sur le « parallèle de Campo », tout en ignorant complètement la partie
espagnole. Cette dernière négligence contribua à raviver un âpre contentieux entre la
France et l’Espagne auquel mit un terme le traité de Paris du 27 juin 1900. Ce dernier fixe
la limite entre les possessions française et espagnole, aujourd’hui le Gabon et la Guinée
Équatoriale.
Objet d’un enjeu tout aussi serré, les frontières orientales du Cameroun furent
délimitées pour la première fois en 1894 lors d’un accord franco-germanique : l’angle sud-
est du Cameroun devait toucher la Sangha, affluent du Congo tandis que le méridien 15°
est de Greenwich serait la frontière orientale, prolongée par le Chari qui formerait avec le
10° de latitude nord, le fameux « bec de canard ». Celui-ci fut finalement cédé par
l’Allemagne à la France en 1908. À l’est et au sud-est du Cameroun, une large bande
longitudinale, englobant la part orientale du Tchad et de l’Oubangui-Chari (devenu RCA),
devint partie intégrante du « Neu Kamerun » en 1911, avant d’être réincorporée à l’AEF en
1916.
Au total, les frontières africaines de l’Afrique centrale constituent bien des
frontières « exogènes » au sens où l’entend Michel Foucher : elles ont été importées et
promptement tracées par des acteurs extérieurs lointains, les Européens, sans que les

19
- La conquête s’est appuyée sur des mercenaires africains aux ordres d’officiers européens.

27
Africains n’aient voix au chapitre. Si on excepte la frontière entre le Tchad et la
Centrafrique, ancienne limite interne à l’Afrique équatoriale française, toutes les frontières

28
Fig.6

29
Photo. 1- Le recours au cours d’eau pour tracer les frontières

Le fleuve Logone à Bongor (Tchad). En face : la rive camerounaise

L’Oubangui à Bangui. En face : la localité de Zongo (RDC)

30
31
retenues pour cette étude sont « d’origine inter-impériale ». Elles constituent
originellement non pas des limites d’États - à l’instar de l’Europe - mais des lignes de
partage entre deux empires coloniaux : tel est le cas des frontières Cameroun/Tchad,
Cameroun/Centrafrique et Cameroun/Gabon, du moins jusqu’en 1914 lorsque le Cameroun
était encore aux mains des Allemands. Lorsqu’au lendemain de la première guerre
mondiale, ce territoire sous protectorat germanique passe sous mandat de la Société des
Nations (SDN), sa tutelle est partagée entre la France et l’Angleterre. Dès lors, les
frontières camerounaises orientales et méridionales (Guinée exclue) deviennent des limites
internes à l’empire français, même si le Cameroun n’a officiellement jamais fait partie de
l’AEF ni reçu le statut de colonie.
Parce que la connaissance du continent et notamment de l’Afrique centrale, est
encore fragmentaire jusqu’au début du XXème siècle, le partage du gâteau africain s’est
effectué sur des cartes à petite échelle, encore largement lacunaires. Comme le souligne R.
Pourtier, bien souvent, « les puissances européennes ignoraient le détail de ce qu’elles
partageaient et s’accordaient sur le papier sans connaissance de ce que serait la ligne de
démarcation »20. Ainsi, l’Espagne qui s’est vu reconnaître par la France 26 000 km² de
province continentale en 1900 par le traité de Paris, n’occupe l’intérieur du Rio Muni
(c’est-à-dire la partie continentale de la Guinée Équatoriale) qu’en 1926 seulement. La
connaissance approximative des lieux à partager justifie en partie les modalités du
découpage, effectué à grands traits sur des cartes provisoires et surtout, massivement
appuyé sur des repères oro-hydrographiques ou astronomiques. Ces types de support
utilisés pour délimiter les frontières renvoient en outre à une conception particulière du
territoire et de l’État, issue de la révolution française.

2- La matérialisation des frontières, révélatrice de l'esprit du


XVIIIème siècle européen

Les colonisateurs européens ont transposé en Afrique le modèle d’une frontière


linéaire et continue. En Europe, l’élaboration d’une telle frontière est allée de pair avec la
construction de l’État-Nation moderne centralisé, de type jacobin. Les progrès de la
cartographie au XVIIIème siècle ont rendu possible la mise en application de l’idée d’une
frontière, ligne-cadre d’un territoire d’État. Outil conceptuel indispensable pour la fixation
d’une limite précise et continue, la carte a joué un rôle primordial dans le partage de
l’Afrique en tant que support du découpage. La transcription graphique des nouveaux lieux
fournissait la preuve de leur découverte et étayait les revendications d’appropriation
territoriale. C’est sur des cartes grossières que furent dessinées les lignes-frontières qui
délimitaient les possessions de chaque pays européen.
Un fait est frappant dans le compartimentage opéré : la fréquence des lignes
droites et le recours quasi-obsessionnel au support oro-hydrographique (photo.1). La
frontière tchado-libyenne ou la configuration de la Guinée Équatoriale, un rectangle bâti au
cordeau, offrent l’image éclatante de la frontière géométrique, au tracé rectiligne, souvent
fondé sur des méridiens (cas de la frontière entre la Guinée et le Woleu-Ntem gabonais) ou
des parallèles (comme au nord et au sud de la Guinée). La ligne droite se retrouve aussi
ailleurs sur quelques tronçons, comme sur le lac Tchad ou entre la RCA et le Tchad (sud de
Mbaibokoum). C’est en général ce type de support qui est invoqué pour dénoncer
l’arbitraire et l’artificialité des tracés frontaliers.

20
- Pourtier R., « Les géographes et le partage de l’Afrique », Hérodote, 1986, n° 41, p. 95.

32
La récurrence des frontières rectilignes, flagrante quand on se place à petite
échelle, reste cependant moindre que celle des frontières communément qualifiées de
« naturelles », c’est-à-dire fondées sur le réseau hydrographique ou des lignes de relief. La
frontière du nord-est camerounais qui correspond au cours inférieur du fleuve Chari, puis à
son affluent, le Logone offre l’illustration à petite échelle de ce type de frontière. Mais
c’est surtout à moyenne ou grande échelle, qu’on saisit le mieux l’appel à une géométrie de
la nature, qu’il s’agisse du lit d’un cours d’eau, de lignes de partage des eaux, d’estuaires
ou encore de lignes de crête - celle du mont Ngaoui (1410 m) permet de délimiter le
territoire camerounais de la Centrafrique, entre Bocaranga (RCA) et Meiganga (Cameroun)
-. Nombre de tracés s’appuient par tronçons sur des repères hydrographiques (doc.1).
Ainsi, la frontière entre Cameroun et Centrafrique repose tour à tour sur les cours de la
Sangha, du Boumbé II, du Ndanbi, du Kadeï, du Mbali, du Midé et de la Mbéré (fig.7a). La
frontière qui partage le Cameroun et le Gabon suit le Ntem et son affluent, le Kom, puis
vers l’est, l’Ayina (fig.7b). Même la ligne équato-camerounaise à première vue rectiligne
correspond dans le détail à des sections de cours d’eau, l’embouchure et le cours inférieur
du Ntem étant utilisés comme base de démarcation sur une cinquantaine de kilomètres.
Côté gabonais au niveau de Cocobeach, c’est encore le milieu d'un estuaire, cette fois celui
du Mouni, qui fait frontière avec la Guinée Équatoriale (fig.6).
Ce souci d’une référence à Dame-Nature, également perceptible à travers
l’appellation donnée aux colonies et à leurs subdivisions, qui souvent sont des hydronymes
(Tchad, Oubangui-Chari, Gabon…) ou font référence à des ressources naturelles
(Cameroun, dérivé du portugais Camerœs signifie « crevettes »), est largement hérité de la
période révolutionnaire. C’est le modèle d’organisation de l’État républicain, élaboré en
1789 par des Constituants aspirant à un ordre universel, qui a été transféré en Afrique. De
la révolution française a émergé le concept spécieux de frontière naturelle (en l’occurrence
le Rhin pour la France). Comment introduire l’universel dans l’espace et créer un cadre
territorial homogène si ce n’est par le biais de la nature ? Qu’y a-t-il de plus universel, de
plus neutre et de plus permanent sinon l’ordre naturel ? Dans un XVIIIème siècle marqué
par l’influence du courant physiocrate et un certain providentialisme, l’idée s’est imposée
de solliciter l’arbitrage naturel pour désigner les frontières d’un État républicain unitaire et
pour dénommer les nouveaux départements créés. Contrairement aux données humaines
marquées du sceau de l’aléatoire, de l’instable et du multiple, l’ordre immuable de la
nature s’avère à même de transcender les contingences ethniques ou historiques et
d’incarner la stabilité d’un ordre universel. Aligné sur des lignes naturelles, le découpage
politique est dès lors doublement auréolé de rationalité et de respectabilité.
Il y a assurément dans le recours à une légitimité naturelle une volonté délibérée
de la part des colons européens de reléguer au second plan les spécificités historiques,
politiques et ethniques préexistantes, tout comme en 1789 l’intention était claire chez les
Constituants de gommer les particularismes régionaux. Dans le premier cas, le caractère
transcendantal de la nature sert à cautionner la création de colonies ; dans le second, son
invocation permet de fondre les hommes dans le moule égalitaire et uniforme de la
citoyenneté. La désignation et la délimitation des colonies sur la base d’un registre naturel
ne sont pas anodines : elles constituent une manière insidieuse de dénier aux espaces
conquis une quelconque épaisseur historique et une personnalité propre. Elles montrent le
parti pris par les Européens de considérer le continent africain comme une « terre vacante
et sans maîtres » sur laquelle on allait pouvoir faire table rase.
Ce précepte fut d’autant plus commode à appliquer que les colons du XIXème
siècle rencontrent des « espaces aux réalités humaines mal territorialisées » (Pourtier,
1983), soit parce qu’il s’agit, comme en forêt, de sociétés segmentaires et mouvantes, soit

33
Fig7a et b et doc 1

34
35
parce que les États précoloniaux des zones sahéliennes ou soudaniennes ne possèdent pas
de limites territoriales nettes. Dans l’Afrique centrale forestière, le peuplement est très ténu
et atomisé au XIXème siècle : les quelques petits groupes éparpillés dans la forêt forment
des sociétés relativement mobiles et sans véritables structures d’encadrement étatiques.
Face à un tel vide de peuplement et à l’instabilité des groupes clairsemés, les Européens
n’ont eu d’autres choix que de s’appuyer sur des éléments naturels et notamment de s’en
remettre à une « hydro-logique » pour constituer et circonscrire les colonies. Dans un
milieu forestier fermé, où l’horizon est complètement bouché par les arbres et le relief
masqué par l’exubérante couverture végétale, les cours d’eau fournissent de surcroît les
rares lignes de repérage pour les explorateurs et les cartographes. Ceci concourt à expliquer
le recours privilégié à un hydro-graphisme pour tracer les frontières et plus généralement
pour apposer une nouvelle grille d’encadrement territorial en milieu forestier. Les travaux
de R. Pourtier sur les « États hydro-graphiques » du Gabon (1983, 1989) et du Zaïre
(1986), respectivement bâtis sur l’armature fluviale de l’Ogooué et du Congo, sont à cet
égard très démonstratifs.
En zones sahélienne ou soudano-sahélienne, les Européens sont confrontés à des
proto-États, royaumes ou empires, élaborés autour de ce que J. Gallais appelle des
« noyaux ethno-démographiques » (Gallais, 1982). Les principautés foulbé (Peul) de
l’Adamaoua et du nord-Cameroun plus ou moins vassales de l’empire de Sokoto, le
sultanat bamoun de Foumban, ou les vieux États musulmans de la région du lac Tchad qui
tirent leur puissance du commerce transsaharien (empire du Bornou d’où se détachent le
pays mandara et le pays kotoko, royaume du Baguirmi, Ouaddaï…) en sont un échantillon
(fig.4). La structuration de ces « pôles d’État » (J. Gallais) autour d’une capitale centrale
rayonnant sur un espace alentour mal circonscrit a rendu difficile la reprise de leurs limites
territoriales par les colonisateurs si tant est que ceux-ci aient été tentés de calquer leurs
frontières sur celles des formations politiques antérieures21. En effet, les limites des entités
étatiques précoloniales n’étaient pas linéaires mais floues : elles s’apparentaient à des
marches, des espaces-marges périphériques, plus ou moins vastes, sur lesquels le contrôle
de la capitale s’émoussait pour disparaître complètement au fur et à mesure de
l’éloignement. Par ailleurs, au moment de l’arrivée des Européens, la plupart des
formations politiques du lac Tchad, sérieusement mises à mal par Rabah, sont en cours de
démantèlement, voire en pleine décadence. L’instabilité ou le devenir incertain de ces
proto-États sahéliens, joints à l’imprécision de leurs bordures, n’ont donc pas été pour
inciter les Européens à adopter les limites étatiques précédentes.

Parce qu’elles ont été surimposées à la va-vite sur un continent appréhendé


comme un espace vierge et parce que leur tracé au support géométrique ou oro-
hydrographique fait peu de cas des entités humaines (en particulier des noyaux ethniques),
les frontières actuelles de l’Afrique centrale sont la cible de nombreuses attaques. Celles-ci
sont-elles justifiées et faut-il sérieusement craindre un « révisionnisme frontalier » (M.
Foucher) comme pourrait le corroborer la réactivation de certains litiges frontaliers dans la
région ?

21
- Le fait a cependant quelquefois eu lieu comme le fait observer M. Foucher dans Fronts et frontières
(1988): ainsi, la frontière entre le Niger et le Nigeria correspond à la limite entre l’émirat de Sokoto et
d’autres émirats périphériques ; celle entre le Bénin et le Nigeria se situe, dans sa partie au sud, entre
l’ancien Dahomey et les royaumes yorouba.

36
3- Un découpage désormais admis malgré les contentieux frontaliers

Le discours dominant n’a de cesse de critiquer les frontières africaines qui sont
jugées ineptes en raison de leur caractère abitraire et artificiel. Un tel argumentaire mérite
d’être révisé et nuancé. La refonte de la carte africaine n’est pas à l’ordre du jour et pour
cause : le tracé des frontières est aujourd’hui largement admis et intériorisé même si des
conflits frontaliers subsistent localement.

a- Quelques lieux communs à revisiter

La transposition en Afrique de frontières linéaires, élaborées au XVIIIème siècle


en Europe et conçues comme gangue territoriale d’un État-Nation centralisé, a marqué le
commencement d’un long processus d’étatisation de l’espace. Comme le note R. Pourtier,
« une nouvelle grille spatiale, celle du pouvoir d’État, s’est superposée sur la trame
ancestrale des relations entre l’homme et l’espace. L’histoire des cent dernières années
atteste cette "étatisation de l’espace" »22. L’introduction des frontières coloniales a eu pour
corollaire l’instauration d’un modèle européen d’État-Nation, l’importation « d’un ordre
territorial et d'un aménagement de l'espace, tout droit sortis d'un modèle westphalien
abusivement universalisé » (B. Badie23).
Lors de la proclamation de l’indépendance, les jeunes États africains ont dû
endosser un modèle d’organisation spatiale transmis par les colons européens. De là fuse la
première accusation à l’encontre des frontières coloniales auxquelles on impute la fragilité
et l’instabilité fréquentes des régimes politiques africains. Les 20 ans de guerre civile
tchadienne, le coup d’État de 1979 en Guinée Équatoriale ou la tentative manquée d’un
putsch militaire en 1996 en RCA fournissent l’exemple de cette précarité politique. Mais
celle-ci est-elle vraiment inhérente au maintien d’un cadre spatial d’origine coloniale et au
caractère inadéquat des territoires nationaux qui, selon l’expression du géographe béninois
J.O. Igué, ne sont que des « espaces irréels » dont la signification initiale ne dépasse pas
celle « d’un cadre de prélèvement et d’exploitation coloniale »24 ? Tout en fustigeant les
« méfaits de la balkanisation induite par la colonisation » (p. 8), l’auteur précise que « le
maintien des unités politiques issues du partage colonial, en tant que cadre du pouvoir, ne
peut être assuré que par la force se manifestant par une politique d’arbitraire » (p. 17),
sous-entendant, du moins pour le Nigeria, que la configuration actuelle des États est peu
appropriée à l’instauration d’un régime démocratique. Et de conclure par ce coup de
semonce final : « le problème de fond pour sortir l’Afrique de ses malheurs (… ) est celui
de la gestion de l’héritage colonial à travers les frontières léguées par la colonisation »
(p..29).
J. O. Igué exprime bien ici l’une des principales tares attribuées aux frontières
coloniales, celle d’avoir « balkanisé » l’Afrique et d’avoir créé des États ou bien trop
grands (donc ingérables), ou bien trop minuscules et donc difficilement viables, à l’instar
des pays-comptoirs du golfe de Guinée dont le Bénin et la Guinée Équatoriale (28 000
km²) font partie. L’existence d’États de grande taille comme l’ex-Zaïre, le Tchad (1 284
000 km²) ou de taille moyenne tels le Gabon (276 670 km²), le Cameroun (475 440 km²)
ou la Centrafrique (622 980 km²) permet de nuancer cette vision d’une Afrique
compartimentée à l’extrême. L’échelle des territoires est-elle au demeurant si déterminante

22
- Pourtier R., « Nommer l’espace. L’émergence de l’État territorial en Afrique noire », L’Espace
Géographique, n°4, 1983, p. 294.
23
- Badie B., La fin des territoires…, 1995, p. 214.
24
- Igué J. O., Le territoire et l’État en Afrique, 1995, p. 19.

37
pour assurer la viabilité économique et politique d’un État ? La petitesse territoriale est-elle
un handicap insurmontable ? Rien n’est moins sûr au regard de la relative réussite des
cités-États asiatiques (Singapour, Hong Kong...), de certains émirats arabes (Abu Dhabi),
de la Suisse ou du Luxembourg et a contrario en considérant les difficultés rencontrées par
les États géants libyen, nigérian ou soudanais.
À ceux qui poussent de hauts cris pour dénoncer une « balkanisation » héritée de
la colonisation, J.-P. Raison rappelle que « les colonisateurs en se partageant l’Afrique
n’avaient pas l’intention de définir de futurs États, mais ils souhaitaient constituer des
entités spatiales gérables, ayant un certain poids économique, car les colonies devaient se
financer elles-mêmes. (… ) À la veille de l’indépendance, rien en fait n’empêchait la
constitution d’États ou d’organisations économiques de grande taille. Le choix de la
division fut celui de certains Africains, surtout des leaders des territoires les plus
prospères, plus que celui des colonisateurs. »25 Cette thèse qui, sans la nier, relativise la
responsabilité européenne dans le découpage de l’Afrique en pointant le rôle joué par les
dirigeants politiques africains est appuyée par l’échec du plan fédéral préparé par le leader
centrafricain Barthélémy Boganda dans les années 50. Si le projet de constituer des
« États-Unis d’Afrique latine » associant les anciens territoires de l’AEF, l’ex-Congo
belge, le Rwanda, le Burundi et l’Angola tourna court, c’est en partie parce que le Gabon,
redoutant de servir de « vache à lait » aux États pauvres et enclavés de la fédération,
s’évertua à torpiller le projet. En 1959, la mort de Boganda relégua définitivement le projet
aux oubliettes.
En ce qui concerne l’instabilité et la fragilité des régimes et gouvernements au sud
du Sahara, leurs causes tiennent davantage à l’existence nouvelle de l’État et aux structures
sociales plutôt qu’au cadre territorial lui-même. Contrairement aux États européens,
élaborés sur la longue durée selon un processus endogène, les États d’Afrique centrale sont
des transferts européens récupérés par les acteurs africains il y a seulement 40 ans à peine.
Cette irruption récente d’un État unitaire n’est pas étrangère au difficile enracinement des
notions importées de citoyenneté ou de nation en Afrique centrale. Elle contribue
également à expliquer la faiblesse du nombre de dirigeants politiques dotés d’un véritable
sens de l’État26, c’est-à-dire soucieux de l’État dans son entier et non pas uniquement
préoccupés par l’amélioration du sort de leur région natale ou par le profit qui doit
retomber sur les membres de leur clan ou de leur ethnie. À titre d’illustration, évoquons le
chemin de fer transgabonais, officiellement proclamé « ciment de l’unité nationale » mais
construit, non pas jusqu’à Belinga (au nord-ouest) comme il était prévu au départ, mais
dévié de Booué jusqu’à Franceville (au sud-ouest), ville natale du président Omar Bongo.
Le poids des structures sociales traditionnelles joue à cet égard un rôle déterminant dans la
gestion des affaires publiques. Nombre de chefs d’État ou de hauts dirigeants sont les
otages de familles, de factions ou de clans dont les membres réclament une part des
avantages que confère la position de pouvoir, par exemple un haut poste (politico-
administratif, militaire ou économique), l’obtention de contrats commerciaux avec les
sociétés d’État, l’accès aux réseaux économiques ou l’octroi d’un monopole d’importation
ou d’exportation. Ces pressions aboutissent quelquefois à un dédoublement de la structure
du pouvoir et à la constitution d’une « structure occulte et collégiale du pouvoir, véritable
conseil d’administration »27 parallèle, présidé par le chef d’État. L’activisme du lobby béti
autour de P. Biya au Cameroun, la tutelle du clan des Yakoma sur l’ancien président
centrafricain Kolingba (1981-1993) ou bien la détention des postes-clés tchadiens par les

25
- Raison J.-P., Géographie Universelle, les Afriques au sud du Sahara, 1994, p. 30.
26
- À l’instar d’Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire ou de T. Sankara au Burkina-Faso, c’est-à-dire ceux que
J. O. Igué désigne comme les « artisans des États-Nations africains » (1995, op. cit., p.18).
27
- Bayart J.-F., Ellis S. et Hibou B., La criminalisation de l’État en Afrique, 1997, p. 42.

38
Zaghawa, un groupe tchado-soudanais auquel le clan d’Idriss Déby (les Bideyat) est
apparenté évoquent la persistance d’un système social traditionnel à l’intérieur duquel la
redistribution et le partage des richesses sont la règle et où la position de « grand » se
mesure à l’aune de la prodigalité28.
Sans doute les structures sociales, la rapidité du processus et les modalités de
création des États en Afrique éclairent-elles l’ampleur de la pratique du clientélisme chez
les dirigeants au pouvoir, le chevauchement fréquent des positions publiques et privées et
la logique souvent plus prédatrice que redistributive de l’État africain. Ce dernier reste
« souvent vu comme l’éléphant que l’on dépèce » écrit Ph. Hugon, ajoutant : « en Afrique,
qu’un fonctionnaire s’attribue des avantages privés dans l’exercice de ses fonctions fait
plutôt partie de la norme »29. Le quolibet attribué aux élites dirigeantes camerounaises
couramment désignées comme « les grands mangeurs du sommet » en dit long sur
l’accaparement des richesses par les tenants du pouvoir. Sur ce thème, le pillage en règle
des ressources de la Guinée Équatoriale par le clan esangui (fang) des Nguema qui
monopolise le pouvoir depuis 1968 est tout aussi parlant.
En bref, si le cadre territorial hérité de la colonisation n’est pas sans comporter
des handicaps pour certains États africains du fait des regroupements ethniques imposés
(comme au Tchad), de la situation d’enclavement parfois créée (par exemple en RCA) ou
de la faiblesse des ressources naturelles circonscrites… c’est prendre un raccourci bien trop
rapide que de lui faire porter la lourde responsabilité des difficultés politiques dans
lesquelles sont empêtrés beaucoup d’États africains.
Un autre volet du discours dominant sur les frontières africaines touche à leur
origine exogène : il s’agit du thème éculé de l’arbitraire colonial et de la soi-disant
artificialité des frontières africaines, désormais devenu l’un des poncifs tiers-mondistes
récurrents. Les mots ne manquent pas en effet pour désigner des « lignes artificielles,
absurdes et mauvaises », véritables « aberrations »30, pas plus que ne cessent les
larmoyantes lamentations sur la « souffrance » de certains groupes ethniques « déchirés »
par les lignes de partition coloniale, dont ils seraient les « victimes » impuissantes. Les
litiges frontaliers qui surgissent aujourd’hui ne sont quant à eux que les « conséquences
maléfiques de la conférence de Berlin, qui aboutit à la mise en place de frontières très
artificielles » (P. Decraene)31.
On l’a vu, les frontières de l’Afrique centrale sont le fruit des rivalités
impérialistes européennes qui s’exerçaient au siècle dernier. Symboles d’un passé colonial
somme toute encore récent, elles ont de quoi paraître détestables. La configuration
rectiligne de la Guinée Équatoriale demeure l’un des stéréotypes africains de la frontière de
chancellerie. Les exemples de groupes ethniques tiraillés entre deux ou trois États sont
légion : il en va ainsi du groupe fang, des Baya, des Haoussa, pour ne citer que ceux-là
(fig.14, p. 62). À l’évidence, ces cas d’écartèlement ethnique sont symptomatiques de la
curée opérée par les puissances coloniales, aucunement soucieuses de consulter les
populations concernées par leurs tractations. Faut-il cependant rappeler qu’en Europe, les
populations ne furent pas davantage concertées pour le tracé des frontières ? Le
redécoupage de la Bosnie-Herzégovine en 1995 opéré dans le huis-clos d’une réunion à
Dayton, en présence des délégués européens et américains, et aboutissant au déplacement
de milliers de personnes ne fait que confirmer le fait : le dessin des frontières est rarement

28
- L’article de R. J. Madjiro (1993) sur les contraintes de solidarité à l’intérieur du groupe sara au Tchad est
très instructif sur le sujet.
29
- Hugon P., « Sortir de la récession et préparer l’après-pétrole : le préalable politique », Politique africaine,
1997, n° 62, p. 43-44.
30
- Guichonnet P. et Raffestin Cl., Géographie des frontières, 1974, p. 18.
31
- Decraene P., L’Afrique centrale, 1989, p. 23.

39
le résultat d’un choix populaire local ; l’établissement de frontières reste en tout lieu
l’affaire d’une poignée de hauts représentants de l’État.
À ceux qui blâment le caractère artificiel des frontières africaines, on peut
rétorquer que ce trait n’a rien de proprement africain. Toute frontière, en Afrique comme
ailleurs, est par définition et par quintessence « artificielle » au sens où elle est le produit
d’une opération volontaire de circonscription d’un espace. Peut-il d’ailleurs exister un
découpage qui ne soit pas arbitraire ? Nombre de pourfendeurs des frontières africaines
restent, semble-t-il, attachés à une « image quelque peu idyllique (… ) d’une Afrique
précoloniale organisée comme une vaste "économie-monde " et animée par une sorte de
régime de l’entrecours, bref [à l’image] d’une unité originelle que la colonisation aurait
brisée » (Foucher, 1988, op. cit., p. 183). Si la frontière actuelle, prétendue artificielle, est à
bannir, par quoi et sur quels critères la remplacer ? Par cette autre frontière « idéale » qui
lui est directement opposée et qui a été assez utilisée en Afrique, à savoir la frontière
naturelle ou oro-hydrographique ? Cette frontière est précisément celle que Gilles Sautter
nous enjoint d’abandonner définitivement car « elle n’a de sens que par rapport à des
normes révolues de la stratégie militaire »32.
Si on suit le raisonnement de ceux qui déplorent le « déchirement » des ethnies
entre différentes frontières, la « bonne » frontière serait donc celle qui incorpore à
l’intérieur d’un territoire un groupe ethnique homogène. De manière sous-jacente se trouve
ainsi confortée cette idée dangereuse qu’une nation est obligatoirement faite de peuples
unis par une communauté de race, de langue et de culture, gommant par là même toute
référence à la citoyenneté. On sait sur quel genre de « purification » peut déboucher une
telle conception du territoire (un État, une race) : en Europe, l’exemple de l’Allemagne
nazie et plus récemment celui de la Serbie en ont montré les dérapages ; en Afrique, le
régime d’apartheid sud-africain a dès les années 60 tenté d’édifier des États sur une base
ethnique, les bantoustans, avec les présupposés que l’on connaît.
Compte tenu de la myriade de langues et de peuples africains, il paraît difficile
d’envisager, un seul instant, un découpage fondé sur des réalités ethniques et linguistiques
au risque d’aboutir à un fractionnement extrême et à une réelle « balkanisation » du
continent. De plus, vouloir s’appuyer sur la grille ethnique pour fixer des entités étatiques
est oublier combien l’ethnie est une réalité évolutive et changeante, combien les groupes
humains se font et se défont à travers l’histoire au gré des tensions et des désalliances,
comme le martèle l’ouvrage de J.-P. Chrétien et G. Prunier (1989). La « fixation » des
ethnies par le biais d’une dénomination rigide fut le fait d’une administration coloniale
hantée par le souci de répertorier, de classifier et d’ancrer au territoire colonial ses
administrés (pour les soumettre à l’impôt, symbole de leur assujettissement). On imagine
mal comment les Européens auraient pu recourir à un critère ethnico-linguistique pour
édifier leurs colonies tant les contours ethniques sont flous et surtout remaniés lors de
chaque crise. Par ailleurs, si différentes langues africaines pré-existaient, il faut garder en
mémoire que la cristallisation de groupes humains en ethnie a été formalisée avec la
création des frontières coloniales et l’étiquetage opéré par les colons au XIXème siècle.
Historiquement toutes les ethnies sont sujettes à des mouvements migratoires. Cette
mobilité des ethnies, qui est loin d’être l’exclusivité des pasteurs nomades comme les
Foulbé (Peul) ou Toubou33, témoigne de leurs déplacements continuels à travers l’espace
(il n’y a qu’à regarder, par exemple, les vagues d’émigration touchant le pays bamiléké ou

32
- Sautter G., « Quelques réflexions sur les frontières africaines », Problèmes de frontière dans le Tiers-
Monde, 1982, p.44.
33
- Voir l’article de J.-C. Clanet (1981) sur l’émigration des Toubou du Tchad vers la Libye.

40
bien la descente des ethnies montagnardes du nord-Cameroun vers les plaines34) et montre
l’erreur de vouloir s’obstiner à attacher les ethnies à un territoire.
Pour toutes les raisons sus-citées, le découpage frontalier sur une base ethnique
paraît inconcevable, voire dangereux. Débattre du bien-fondé et de la pertinence des
frontières coloniales n’est de toute façon pas notre propos : il n’y a là que prétexte à
d’interminables querelles byzantines. La redéfinition des tracés est sans conteste une
entreprise autant inconsciente que périlleuse. Un fait est certain : les frontières existent ; il
reste maintenant à essayer de composer avec elles. Et si du reste, il est de « bonnes »
frontières, ce sont d’abord celles qui sont reconnues comme telles et légitimées par les
États contigus qu’elles partagent, et qui de plus, permettent d’assurer la sécurité, de
diminuer les tensions et de susciter des échanges transfrontaliers.
Quant à l’interprétation quelque peu mélodramatique que font certains auteurs de
la partition ethnique entre plusieurs États, elle mérite nuances et modération. Loin d’être
vécue comme une déchirure douloureuse par les populations, cette division est au contraire
ressentie de façon très positive comme une opportunité qui ouvre de multiples possibilités,
notamment en matière d’échanges et de commerce inter-étatiques. Cette opportunité existe
justement du fait de l’appartenance à une même communauté culturelle, linguistique, voire
familiale, qui s’établit de part et d’autre de la frontière. Dans cette perspective,
l’immigration inter-africaine peut difficilement être lue comme « la plus formidable
expression du refus de la logique territoriale d’origine coloniale par les populations
africaines » (J. O. Igué, 1995, op. cit. p. 18). Elle pointe plutôt la propension desdites
populations à savoir jouer et profiter des différentiels socio-économiques créés par les
frontières étatiques. Une telle attitude montre également que les populations ont tout intérêt
au maintien des lignes territoriales dans la mesure où celles-ci sont la source d’activités
parallèles lucratives et garantissent des bénéfices. Parce qu’indiscutablement la « fin des
frontières marquerait la fin de nombre de profits » (J.-P. Raison)35, les populations
africaines ne sont en général guère habitées par l’idée d’un remaniement frontalier.

b- La persistance de quelques différends frontaliers

Les frontières sont par essence des contours changeants, éternellement inachevés.
Certaines, il est vrai, sont davantage litigieuses que d’autres. Si à l’heure actuelle, aucune
des frontières étudiées n’est directement l’objet de conflit, il convient néanmoins de
souligner que la tendance semble être au « réchauffement » des frontières en Afrique
centrale. À l’exception de la Centrafrique, tous les pays concernés par ce travail sont en
effet aux prises avec des contentieux frontaliers. Certains de ces conflits ont été résolus, tel
celui de la bande d’Aozou (fig.1, p. 11) qui opposait le Tchad et la Libye depuis 1973 (date
de l’annexion libyenne) et dont le sort est désormais réglé puisque la Cour internationale
de Justice de La Haye a tranché en faveur d’une restitution au profit du Tchad en février
1994.
D’autres différends sont en revanche très vivaces, à l’instar de celui qui touche la
presqu’île de Bakassi depuis le début de l’année 1994 (fig.6, p. 28). Objet d’un regain de
tension entre le Nigeria et le Cameroun, cette zone de 1 000 kilomètres carrés, peu peuplée
et couverte de mangroves, constitue un enjeu économique notoire : outre ses eaux très
poissonneuses, la péninsule offre un sous-sol qui recèle, au large, d’importants gisements
de pétrole et de gaz. On tient là un bel exemple de conflit frontalier que les autorités

34
- Voir les travaux d’A. Hallaire (1991) au Cameroun.
35
- Raison J.-P., « Les formes spatiales de l’incertitude en Afrique contemporaine », TIGR, n° 83-84, 1993, p.
17.

41
tentent, des deux côtés, d’utiliser comme un exutoire aux graves tensions politiques et
socio-économiques internes. Le cas de Bakassi est également révélateur du rôle de « garde-
frontière » attribué aux anciennes puissances coloniales, en l’occurrence ici la France, le
Cameroun ayant immédiatement pris à témoin et fait appel à l’ancienne métropole après
l’invasion nigériane de décembre 1993. Relatés par T. L. Weiss (1996) dans sa thèse
consacrée aux migrations nigérianes dans le sud-ouest du Cameroun, les sérieux
accrochages entre les armées camerounaise et nigériane dans la péninsule ont surtout des
conséquences, côté camerounais, pour les migrants nigérians (essentiellement ibo), qui
sont victimes d’une xénophobie populaire croissante et d’une politique d’intimidation
musclée (contrôles, rackets, saisies illégales…) de la part des représentants des forces de
l’ordre camerounais.
Bakassi n’est pas la seule pierre d’achoppement entre le Cameroun et le Nigeria.
Le lac Tchad est un autre point névralgique entre les deux pays, mais aussi entre ces
derniers et le Tchad. Départagé entre quatre pays et composé d’innombrables îles, le lac est
sillonné par plusieurs frontières dont la délimitation s’appuie sur le niveau de l’eau,
évidemment fluctuant selon la période de l’année, voire selon les variations inter-annuelles
de la pluviométrie. Si les incidents frontaliers dans la région du lac Tchad restent peu
militarisés, des escarmouches se produisent à intervalles réguliers, en particulier entre le
Cameroun et le Nigeria. Ainsi, l’occupation en 1987 par l’armée nigériane de trois îles
revendiquées par le Cameroun (Darrak I, Darrak II et Faransia) a été fortement dénoncée
par ce dernier. Indéniablement, les îles et les eaux lacustres forment un espace très litigieux
en soi d’où peuvent potentiellement émerger de graves disputes territoriales.
Semblable au différend qui met aux prises le Nigeria et le Cameroun au fond du
golfe de Guinée, le contentieux entre le Gabon et la Guinée Équatoriale sur la baie de
Corisco et ses îles est une autre illustration d’un type de conflit relativement nouveau,
engendré par la délimitation de frontières maritimes. De fait, la richesse potentielle des
fonds sous-marins, notamment les ressources supposées en pétrole, suscite de vives
frictions depuis le bornage des zones économiques exclusives à 200 miles marins au large
des côtes : on comprend, en effet, beaucoup mieux la revendication d’îlots minuscules ou
l’enjeu que représente le repérage précis de frontières terrestres au prolongement maritime.
En 1972, un litige frontalier portant sur les îles équato-guinéennes de Mbane, Cocotiers et
Conga, revendiquées et occupées militairement par le Gabon, avait failli conduire les deux
États à la guerre. L’arbitrage de l’OUA (Organisation de l’Unité Africaine) qui concluait
au maintien du statu quo, résolut - provisoirement - l’affaire.
Plus à l’est, des incidents se produisent entre le Tchad et le Soudan, depuis la fin
de l’année 1994, à la suite des travaux de bornage frontalier menés par une commission
mixte composée d’experts tchadiens et soudanais36. De fait, côté tchadien, on s’estime lesé
par la nouvelle matérialisation frontalière : des champs, des jardins et des puits,
initialement tchadiens, ont été attribués au Soudan. Des notables et représentants locaux de
l’État tchadien (ancien sous-préfet de Goz-Beïda) accusent le gouvernement de N’Djamena
de

36
- Délimitée en 1924, la frontière tchado-soudanaise est matérialisée en 1961 par une série de bornes.
Détruites lors des troubles intérieurs qui secouèrent le Tchad au début des années 80, ces dernières sont
remises en place en décembre 1994, notamment entre Koulbous (sous-préfecture de Guéréda), Biltine et
le triangle méridional Tchad/RCA/Soudan.

42
complicité dans la démarcation d’un tracé favorable au Soudan37. Sur place, des
altercations entre villageois éclatent qui dégénèrent en affrontements violents. Par
exemple, en mars 1995, des habitants du village soudanais d’Ambiligne ont été attaqués
par leurs voisins tchadiens de Madoua, furieux d’avoir à payer l’accès à un puits qui jadis
leur appartenait : l’incident a fait une dizaine de morts. De source journalistique38, les
visées expansionnistes du Soudan sont une réalité bien tangible au sud-est du Tchad. Une
dizaine de villages tchadiens situés près du poste administratif de Tissi (fig.8), à
l’intersection des frontières soudanaises et centrafricaines, seraient occupés de manière non
permanente par des soldats soudanais qui ont investi la zone en 1990, à l’occasion de son
abandon par des militaires tchadiens lors de la chute d’Hissein Habré. Ces patrouilles de
l’armée soudanaise en territoire tchadien seraient régulièrement ponctuées d’incidents.

Au total, l’évocation de ces quelques cas de tensions aux frontières infère dans le
sens d’une remise en cause du principe d’intangibilité des « frontières héritées de la
colonisation », qui est l’un des principes directeurs contenus dans la charte de l’OUA de
1963. La fin du gel des tracés frontaliers qui se profile contribue à faire des régions
frontalières des espaces particulièrement sensibles, encore plus quand ils sont déjà soumis
à la pression de réfugiés (fig.9). Parmi ces derniers, on peut compter les Équato-Guinéens
installés au Cameroun et au Gabon pour échapper à la dictature nguemiste ou bien encore
les Tchadiens poussés en Centrafrique et au Cameroun par la guerre civile (1979-1984) et,
plus récemment, par les exactions commises en 1992-1993 par la Garde Républicaine (GR)
d’Idriss Déby et l’armée, envoyées dans les deux préfectures du Logone (sud du Tchad)
pour mater la rébellion menée par les Forces armées pour la République fédérale (FARF)
de Laokein Bardé. En mai 1995, 7 000 des 13 000 Tchadiens exilés en RCA (pour la
plupart des Sara originaires des Logones oriental et occidental) vivaient dans des camps de
réfugiés implantés au nord-ouest de la Centrafrique, selon les sources de la Croix-Rouge à
N’Djamena.
De la même façon, les affrontements périodiques entre Arabes Choa et Kotoko
dans l’Extrême-Nord du Cameroun entraînent régulièrement le départ de civils, cette fois
camerounais, vers le Tchad voisin… En mars 1994, près de 1 300 Camerounais venus du
département du Logone-et-Chari ont, par exemple, traversé le fleuve-frontière Chari pour
se réfugier dans le village tchadien de Mahada situé face au village camerounais de
Blangoua, au bord du lac Tchad. Six cents autres réfugiés se sont installés à Zayafa, à
proximité de Mani.
On le voit, les exemples de groupes en fuite vers des espaces frontaliers
limitrophes abondent. Les derniers affrontements mentionnés (au Tchad et dans l’Extrême-
Nord camerounais) prouvent cependant que les conflits qui se déroulent aux frontières sont
loin d’être systématiquement des conflits de frontières. Aussi l’assertion de J. O. Igué selon
lequel « le plus grand handicap territorial des États hérités de la colonisation est celui de
la contestation frontalière se traduisant par des conflits » (1995, op. cit., p. 28) mérite-t-
elle d’être pondérée, du moins, pour ce qui a trait à l’Afrique centrale.
Si un processus de contestation des tracés frontaliers paraît au final à l'œuvre, il
importe néanmoins de ne pas amplifier le phénomène : en aucun cas et nulle part, il n'est
question de gommer les frontières. Les conflits de frontière entre États visent seulement à
rectifier quelques petites portions de tracé. Quant aux tensions politiques internes qui

37
- Rappelons que le président de la République du Tchad, Idriss Déby, est arrivé au pouvoir en 1990 avec
l’appui de mercenaires soudanais.
38
- Le Progrès, n° 35, 10 mai 1994 ; N’Djamena Hebdo, n° 186, 8 juin 1995, n° 189, juin 1995.

43
Fig.8 et 9

44
affectent moult États africains et qui s’enracinent quelquefois sur les lisières moins
contrôlées de leur territoire, elles remettent en cause le contenu des États, mais pas le
contenant. Les frontières sont globalement admises et intériorisées par les populations
d’Afrique centrale et si d’aventure elles concourent à susciter des conflits, c’est plus « par
ce qu’elles regroupent que par ce qu’elles recoupent » (Michel Foucher, 1988, op. cit.,
p..216). Le cas du Tchad est à cet effet assez éclairant : comme le Soudan, ce pays
rassemble sur son territoire d’anciennes populations razziées (au sud) et des groupes
musulmans autrefois esclavagistes (au nord) ; cette donne constitue un des éléments de
compréhension de l’interminable conflit tchadien d’autant que les colonisateurs ont eu
tendance à exacerber ces clivages en menant une politique de développement (agricole,
scolaire, sanitaire) spatialement déséquilibrée au profit des régions méridionales. Reste
qu’au Tchad comme dans les autres États d’Afrique centrale, le territoire national
linéairement circonscrit est devenu, avec le temps, un espace d’appartenance. Parce ce que
le découpage frontalier fait désormais partie des choses admises et acceptées, la
restructuration actuelle des espaces frontaliers au cœur du continent s’opère donc dans
l’ensemble « à froid ».

Maillage politico-administratif le plus saillant aux bordures du territoire, les


frontières d’État jouent un rôle prégnant dans la structuration interne des espaces
frontaliers. En tant que lignes-cadres d’un espace juridictionnel, politique et économique
précis, elles génèrent des différentiels notables qui déterminent le fonctionnement des
zones frontalières. Mais les frontières nationales ne sont pas les seules frontières à strier
l’Afrique centrale. À une échelle supérieure, d’autres frontières apparaissent qui ont
également un fort impact sur l’organisation des espaces frontaliers.

B- À plus petite échelle, les frontières supranationales de la zone franc et


de la zone UDEAC (CEMAC)

En dehors de la zone franc et de l’espace communautaire UDEAC (devenue


CEMAC), il existe d’autres organisations supranationales auxquelles se rattachent des pays
d’Afrique centrale : citons, par exemple, la Communauté des États sahélo-sahariens
(COMESSA), créée en 1998, et qui inclut le Tchad. Toutefois, ces unions internationales
n’ont pas ou peu d’incidence sur le fonctionnement politique et économique national.
Aussi ne sont-elles pas évoquées ici.

1- Les frontières de la zone franc : un héritage colonial français

Les frontières de la zone franc enserrent en Afrique occidentale et centrale un


vaste domaine qui s’étend, en longitude, des rivages de l’Atlantique aux contreforts du
Ouaddaï et, en latitude, du désert saharien aux profondeurs sylvestres de la cuvette
congolaise (fig.10). À l’intérieur de cet ensemble géographique circule le franc CFA dont
la particularité est de bénéficier d’une libre convertibilité et d’une parité fixe avec le franc
français (50.F.CFA=1 FF de 1948 à 1994 et 100 F CFA=1 FF depuis 1994). Née en 1946,
la zone franc constitue un espace monétaire unique au monde, largement hérité du passé :
les anciennes colonies françaises en forment le noyau dur, malgré les avatars qu’a connu la
zone (départ de certains États comme la Mauritanie, entrée de nouveaux pays telles la
Guinée Équatoriale en 1985, la Guinée Bissau en 1997). Après la proclamation des

45
Fig. 10

46
indépendances, la signification initiale du sigle CFA fut modifiée compte tenu de
l’évolution du contexte politique : le franc des Colonies françaises d’Afrique se mua en
franc de la Communauté financière africaine (en Afrique de l’Ouest) et en franc de la
Coopération financière africaine (en Afrique centrale).
Au nom des liens historiques les unissant à l’ancienne métropole française, les 15
pays regroupés au sein de la zone franc (incluant l’archipel des Comores dans l’Océan
Indien) sont le lieu d’une coopération privilégiée avec la France dans les domaines
monétaire et économique mais aussi culturel, politique et militaire. Ils composent ainsi le
fameux « pré-carré » de la Vème République, traditionnelle « chasse gardée » de la France
et ce, malgré l’intérêt croissant affiché par les Américains pour le continent noir. Lignes
de discontinuité monétaire, les frontières de la zone franc correspondent donc également à
une délimitation éminemment politique.
Au regard de la surveillance exercée par le Trésor français et des mesures
d’austérité imposées, la zone s’apparente à un espace de domination et atteste l’amputation
des souverainetés étatiques africaines. D’un autre côté, l’existence d’une unité monétaire,
la coordination des politiques monétaires entre les différents États et la gestion commune
de leurs réserves tendent à faire aussi de la zone franc un espace de solidarité.
La zone franc est scindée en trois unions monétaires dotées chacune d’une banque
centrale : aux Comores, le franc comorien est émis par la Banque centrale des Comores ; à
l’ouest de l’Afrique, du Sénégal au Niger, circule le franc CFA de l’Union monétaire
ouest-africaine (UMOA) émis par la BCEAO (Banque centrale des États d’Afrique de
l’Ouest) siégeant à Dakar ; au cœur du continent, du Tchad au Congo, circule le franc CFA
de l’Union monétaire d’Afrique centrale (UMAC) émis par la BEAC (Banque des États
d’Afrique centrale) siégeant à Yaoundé. Cette dernière union nous intéresse au premier
chef puisque les espaces frontaliers étudiés y sont tous partiellement ancrés. Cette zone
franc CFA d’Afrique centrale est bornée par des espaces monétaires nationaux, à savoir
celui du dinar libyen au nord, de la livre soudanaise à l’est, du zaïre au sud et du naira
nigérian à l’ouest. Outre leur libre convertibilité en francs français, les francs CFA sont
transférables librement dans tous les pays de la zone (du moins ils l’étaient jusqu’en août
1993). Dernier principe de la zone franc : 65% des avoirs extérieurs des pays membres sont
déposés sur un compte d’opération domicilié au Trésor français. Chaque pays membre peut
bénéficier d’un découvert sur ce compte d’opération, c’est-à-dire finalement d’une sorte de
prêt. À charge de la France de couvrir les déficits de la balance des paiements courants des
États membres.
Mon but n’est pas de retracer l’histoire de la zone franc ni de détailler les
mécanismes de son fonctionnement ou de débattre de ses perspectives après son ancrage à
l’euro. Il n’est pas non plus question d’évoquer précisément les dynamiques monétaires
dans la sous-région. Ces phénomènes sont davantage l’affaire des économistes et les
ouvrages ou articles publiés sur le thème sont nombreux. Citons entre autres, les travaux de
Ph. Hugon (1994), O. Vallée (1989), J. Coussy (1994), M. Koulibaly (1994) et les
publications régulières du groupe DIAL, en particulier celles de J. Herrera (1994). Mon
intention est simplement de rappeler le rôle-moteur du différentiel monétaire dans les
échanges transfrontaliers, en particulier celui entre le naira et le franc CFA, amplement
décrit dans les travaux de l’observatoire OCISCA (Herrera, 1995) et de l’équipe IRAM-
INRA-UNB (Egg et Igué, 1993).
Précisons toutefois que si le différentiel monétaire est l’un des plus actifs levains
de la dynamique commerciale frontalière, il n’est pas une condition nécessaire au
développement des échanges comme l’étaye le trafic commercial tchado-libyen. Ce dernier
est plus mu par la politique de subvention à la consommation développée par l’État libyen
qu’à un taux de change monétaire attractif entre dinar et F CFA. De même, le trafic vivrier

47
intense développé du Cameroun vers le Gabon, tous deux membres de la zone franc, tient
surtout à l’existence, côté camerounais, de groupes ethniques dynamiques au plan agricole
(à l’instar des Bamiléké) et au contraste des politiques rurales nationales. Relégué au
second plan au Gabon depuis la fin des années 60, le développement du secteur agricole fut
au contraire jugé prioritaire au Cameroun. Ce que j’entends enfin pointer à travers
l’examen des frontières de la zone franc, c’est leur fort retentissement sur le
fonctionnement des espaces frontaliers d’Afrique centrale. Fondés sur le commerce, ces
derniers subissent très nettement les contrecoups des variations du marché parallèle des
changes entre le naira et le franc CFA.
De fait, la stabilité et la convertibilité du franc CFA l’érigent au rang de monnaie
forte et convoitée dans une région caractérisée par l’importance des monnaies flottantes et
l’inflation ; la tutelle financière de la France à travers les trois banques centrales a cet
avantage d’éviter aux États de la zone franc le recours à la planche à billets. Affectés
depuis 1967 d’une monnaie inconvertible, le naira, en remplacement de la livre sterling, les
acteurs économiques nigérians sont à l’affût d’une devise telle que le franc CFA à double
titre : d’une part, pour pouvoir importer des biens en provenance du marché mondial et
s’insérer dans le réseau économique international (ce besoin de devises est encore plus
pressant depuis la chute, à la fin des années 80, des cours mondiaux du pétrole dont le
Nigeria est exportateur) ; d’autre part, pour s’assurer une réserve d’épargne en devises
étrangères, plus sûres que la monnaie nigériane en dégringolade continuelle depuis 1986,
date de sa première dévaluation. Incarnant entre 1974 et 1985 une monnaie forte grâce au
boom pétrolier et au cours élevé du dollar (monnaie dans laquelle s’effectuent les ventes du
pétrole), le flamboyant naira s’est métamorphosé depuis le milieu des années 80 en une
monnaie faible et souffre d’une dépréciation constante par rapport au franc CFA sur le
marché parallèle des changes.
La principale conséquence de ce différentiel de taux de change et de la prime de
convertibilité dont jouit le franc CFA est le déversement des produits de consommation
courante nigérians vers les pays de la zone franc dans une logique de « pompe à franc
CFA ». Adossé au Nigeria, le Cameroun fait office de pays de transit et de redistribution
tandis que les marchés frontaliers, implantés aux lisières du Nigeria ou du Cameroun,
jouent eux un rôle de relais dans la diffusion des marchandises nigérianes, qu’il s’agisse de
biens fabriqués sur place par le géant industriel ou de biens importés d’Extrême-Orient. À
cause d’un taux de change favorable au franc CFA, ces produits venant du Nigeria sont en
vente à relativement bas prix dans les pays de la zone franc. Parce qu’ils échappent souvent
aux taxations et à la douane, ils concurrencent sévèrement les industries locales (sucrerie,
huilerie-savonnerie, usines de cigarettes ou de pagnes, …) qui ont du mal à écouler leurs
produits sur le marché national. Par exemple au Tchad, les importations de sucre en poudre
nigérian39 ont représenté une perte de plus de 2 milliards de francs CFA pour la Société
Nationale de Sucre Tchadien (SONASUT) durant la campagne 1992/93. Au Cameroun,
l’afflux de pagnes nigérians depuis 1984/1985 a abouti à l’effondrement des ventes de la
CICAM (Cotonnière Industrielle du Cameroun) et contraint à des licenciements en masse
au tournant des années 1989/90 dans les usines de Garoua (filature et tissage) et Douala
(usine de finition) où respectivement 500 et 300 personnes ont été débauchées. La
concurrence nigériane est également responsable de la liquidation de la Société textile du
Tchad (STT), en 1992, ainsi que de la fermeture en Centrafrique, toujours en 1992, de
l’usine textile Ucatex et de la manufacture de cigarettes, Manucacig.
La frontière entre le franc CFA et le zaïre suscite des problèmes identiques. Par
exemple, au début des années 90, la recherche de francs CFA a fortement motivé

39
- Elles sont estimées entre 20 000 et 30 000 tonnes par les responsables de la SONASUT.

48
l’exportation d’huile de palme zaïroise vers la Centrafrique voisine, en particulier la région
banguissoise. Résultat : en 1992-1994, les dirigeants du complexe agro-industriel de
CENTRAPALM (Centrafricaine des Palmiers à huile) ne parvenant plus à écouler la
production d’huile, mirent au chômage technique 200 employés et furent contraints de
faire brûler, en 1993, leurs régimes de palmistes.
La frontière entre le franc CFA et le naira demeure néanmoins celle qui influe le
plus sur le dynamisme des espaces frontaliers d’Afrique centrale. Qu’un changement
intervienne dans la réglementation de la zone franc, et la circulation des flux commerciaux
et financiers se trouve modifiée, l’activité des marchés frontaliers affectée. Trois
événements majeurs dans l’histoire de la zone franc ont scandé la décennie 1990 : la fin de
la convertibilité des francs CFA hors de la zone franc, décidée le 2 août 1993 ; la
suspension, le 13 septembre 1993, du rachat des billets BCEAO par la BEAC ; enfin la
dévaluation de 50% du franc CFA, intervenue le 12 janvier 1994, à l’instigation du FMI et
avec l’accord de la France.
La première mesure (fin de convertibilité) avait pour but d’enrayer la fuite de
capitaux hors de la zone franc ainsi que le flux des importations parallèles provenant des
pays voisins à monnaie inconvertible, notamment le Nigeria. La seconde mesure
(suspension du rachat des billets BCEAO) était destinée à limiter le transfert vers la zone
BCEAO des billets BEAC issus des revenus des immigrés ouest-africains travaillant en
Afrique centrale ; elle visait également à juguler le commerce triangulaire entre le Nigeria,
le Cameroun et le Bénin (les commerçants nigérians convertissant les billets BEAC
obtenus grâce à leurs exportations vers le Cameroun ou le Tchad en billets BCEAO afin
d’importer des marchandises du Bénin - liqueurs, cigarettes de luxe, tissus wax…-). Pour
partie provoquée par l’incapacité de la France à demeurer le « caissier de l’Afrique » vu
l’ampleur des échéances de la dette à rembourser40 et vu l’état de faillite des banques
nationales africaines à la fin des années 80, la dévaluation du franc CFA avait pour fin de
redonner une compétitivité aux produits africains sur le marché mondial et d’endiguer la
concurrence des biens nigérians. Cette dernière mesure est celle qui a eu le plus fort impact
sur les espaces frontaliers.
Les deux premières mesures évoquées ont souvent temporairement abouti à des
renversements de flux commerciaux ou bien à la relance de certaines exportations
camerounaises vers le Nigeria. En effet, maints hommes d’affaires nigérians se sont
retrouvés avec un excédent de francs BEAC après exportation de leurs marchandises au
Cameroun ou au Tchad ; aussi ont-ils décidé de recycler ces CFA, désormais
inconvertibles en billets BCEAO, en achetant des produits sur place, notamment du bétail
sur pied et des peaux, du savon en morceaux, du coton-graine, ou encore du riz paddy
produit par la Société d’Expansion et de Modernisation de la Riziculture de Yagoua
(SEMRY)41. Par la suite, la suspension de la convertibilité entre les deux francs CFA a,
semble-t-il, entraîné une baisse d’activités sur les marchés frontaliers du Nigeria.
La dévaluation du franc CFA a été encore plus durement ressentie au niveau des
marchés frontaliers achalandés en produits nigérians. Ainsi, sur le marché camerounais de
Mbaiboum (fig.1), les transactions se sont fortement ralenties pendant de longs mois en
raison de la baisse de pouvoir d’achat des populations de la zone franc, de la hausse des
coûts du transport et de l’appréciation brutale du naira, du moins au cours des trois

40
- Amorcé dès 1973 avec le recyclage des pétrodollars, l’endettement énorme des pays de la zone franc
(surtout le Cameroun et la Côte d’Ivoire) fut facilité par leur solvabilité apparente à une époque où le
cours mondial des matières premières était élevé.
41
- On peut consulter pour plus de précisions le rapport DIAL/OCISCA/ORSTOM de novembre 1993 intitulé
: l’impact des mesures relatives à la convertibilité restreinte du franc CFA de la zone BEAC sur les
marchés parallèles des changes et sur les échanges commerciaux informels Cameroun/Nigeria.

49
premiers mois qui ont suivi la dévaluation. Toutefois l’inflation plus élevée au Cameroun
qu’au Nigeria durant ces trois premiers mois a contenu l’augmentation des prix des
marchandises nigérianes qui n’ont donc pas répercuté mécaniquement, dans les mêmes
proportions, l’appréciation du naira. Loin de provoquer un report des achats sur les
produits de la zone franc, la dévaluation a finalement débouché sur le maintien de la
demande en produits nigérians. Leur qualité médiocre - comparée à celle des fabrications
industrielles des pays de la zone franc - et la diminution du pouvoir d’achat des habitants
d’Afrique centrale sont largement responsables de ce phénomène. Par ailleurs, un an après
la dévaluation, les chutes continuelles de la monnaie nigériane ont ramené sa parité avec le
franc CFA au niveau d’antan sur le marché parallèle des changes, annulant l’effet de la
dévaluation.
Un autre exemple de l’impact de la dévaluation du franc CFA sur le
fonctionnement interne des espaces frontaliers est fourni par le cas du nord-Nigeria, du
nord-Cameroun et du Tchad. La décision de janvier 1994 a ici joué un rôle de catalyseur
dans la réorientation des flux d’importation tchadienne vers la péninsule arabique, en
particulier pour les fabrications à haute valeur ajoutée. Confrontés au doublement du prix
des marchandises acquises sur le vieux continent et à l’augmentation du coût du fret, les
hommes d’affaires tchadiens se sont tournés vers les produits asiatiques. Ces derniers sont
acquis sur les marchés intermédiaires du Golfe, entre autres via la liaison aérienne
N’Djamena/Djeddah/Doubaï.
Bien sûr, la dévaluation du franc CFA n’est qu’un facteur parmi d’autres des
bouleversements qui affectent l’organisation commerciale des espaces frontaliers. Ainsi, la
politique d’immigration restrictive adoptée par plusieurs pays européens, notamment par la
France dans le cadre des lois Pasqua-Debré, et la délivrance parcimonieuse des visas ont
sans doute influé sur la baisse des échanges tchado-européens. De même, l’intensification,
à partir de 1994, de la diffusion des marchandises libyennes à N’Djamena (comme les
pâtes alimentaires) doit plus à une modification du contexte politique (le règlement du
conflit d’Aozou et la réouverture officielle de la frontière tchado-libyenne) qu’à la
dévaluation du franc CFA. Celle-ci a néanmoins haussé le prix des produits importés
d’Europe42 et contribué à rendre attractifs les produits libyens qui bénéficient d’une
subvention à la consommation en Libye. Encore une fois, le facteur monétaire n’est qu’un
déterminant parmi beaucoup d’autres des échanges frontaliers. La fuite de coton-graine
camerounais vers le Nigeria (près de 13 000 t) durant la campagne 1994/1995 n’est pas
seulement une conséquence de la dévaluation du franc CFA et des mesures de
convertibilité restreinte des billets BEAC ; elle s’explique également par l’insuffisance de
la production cotonnière nigériane face aux capacités nationales de filature et par la
remontée des cours mondiaux de coton-fibre en 1994.

En résumé, les frontières de la zone franc génèrent un différentiel monétaire avec


les pays voisins qui disposent d’une monnaie peu stable et moins sûre, voire inconvertible
comme dans le cas du Nigeria. Ces disparités monétaires créent des différences de prix qui,
même minimes, suffisent à engendrer de larges profits. La frontière nigériane (partagée par
le Cameroun mais aussi par le Tchad au niveau du lac) se démarque des autres frontières
de la zone franc à cause de la très forte influence des variations du taux de change bancaire
(naira/franc CFA) sur les échanges frontaliers, sans compter la capacité industrielle du
géant anglophone et son rôle de station-service parallèle pour les États voisins.
L’appréciation soudaine du naira ou bien une pénurie d’essence nigériane suffisent ainsi à
ralentir, voire à inverser les flux commerciaux, bref à perturber à des degrés variables le
42
- Par exemple, les pâtes Panzani commercialisées par Tchad-Import ont augmenté de près de 80% après la
dévaluation, hausse ramenée à 69% en avril 1995.

50
fonctionnement des espaces frontaliers d’Afrique centrale, qu’ils soient limitrophes ou non
du Nigeria. Les frontières de la zone franc ne sont au demeurant pas les seules frontières
supranationales à avoir une incidence sur les espaces frontaliers : celles de la CEMAC ont
un rôle de plus en plus palpable.

2- La réactivation des frontières de l’UDEAC devenue CEMAC :


l’intégration régionale version africaine

Créée en 1964 par le traité de Brazzaville, l’Union douanière et économique


d’Afrique centrale est une construction artificielle qui rassemble six États : le Cameroun,
le Gabon, la Guinée Équatoriale, le Tchad, le Congo et la Centrafrique. Ce puzzle fait de
pièces composites a été élaboré sur les décombres de l’ancienne Afrique équatoriale
française ; aux quatre États issus de l’AEF se sont adjoints le Cameroun et, depuis 1983, la
Guinée Équatoriale, tous membres de la zone franc.
Prônant dans ses textes fondateurs la libre circulation des marchandises et des
hommes, prévoyant un programme d’industrialisation et la création d’un marché commun,
l’UDEAC est restée pendant trois longues décennies une résolution de principe consignée
sur le papier, une sorte de coquille vide dotée d’un siège officiel à Bangui mais dépourvue
de toute application concrète. La construction communautaire est demeurée un vœu pieu,
l’union proclamée n’était que pure façade pour de jeunes États jaloux de conserver des
prérogatives régaliennes venant à peine d’être acquises. Marchandises et personnes
circulent ainsi difficilement d’un État à l’autre en raison des formalités administratives, des
visas d’entrée exigés (comme au Gabon), des tracasseries policières et douanières, des
taxes et droits de douane élevés, de l’état de dégradation des routes ou de l’insécurité. En
bref, les frontières de l’UDEAC n’ont eu jusqu’ici qu’une existence fantomatique et ont été
totalement insignifiantes. Comme l’exprime lapidairement B. Hibou : « l’Afrique centrale
n’a jamais été intégrée. L’histoire de l’UDEAC est celle de 30 ans d’échecs : échec de
l’harmonisation des investissements et de la répartition des coproductions ; échec de la
mise en œuvre d’un véritable tarif extérieur commun et d’une politique commerciale et
fiscale commune, échec de l’harmonisation des politiques économiques ; échec de
l’accroissement des échanges communautaires, etc. »43
Au tournant des années 90, la situation évolue sérieusement à la faveur d’un
contexte économique international marqué par le développement de l’intégration régionale.
Le thème, il est vrai, fait couler beaucoup d’encre depuis la fin des années 80. L’air du
temps est au dépassement des frontières et à la formation de vastes ensembles
économiques supranationaux sur le modèle des marchés communs européen et nord-
américain. Forts de ces modèles et habités par l’idée qu’il faut désormais « être grand (et
donc s’unir) pour survivre », les responsables de la Banque Mondiale, de l’Union
Européenne et de la Coopération française entreprennent de ressortir du tiroir le traité de
Brazzaville afin de mettre sur les rails une zone UDEAC réellement effective. Textes,
décrets et déclarations se multiplient en ce sens. On argue de la position centrale et
stratégique de la zone, plantée en

43
- Hibou B., « Contradictions de l’intégration régionale en Afrique centrale », Politique Africaine,
Dévaluation, n° 54, juin 1994, p. 66.

51
Fig. 11- L’UDEAC : un espace à construire

Source : Pourtier R., Atlas de l’UDEAC, 1993

52
53
plein cœur du continent, carrefour potentiel mais inexploité, en matière de communications
transcontinentales (fig.11). On vante la complémentarité des ressources écologiques entre
les pays membres, à même de susciter des échanges intra-zonaux. Pourtant les statistiques
officielles concernant la part du commerce intra-UDEAC dans la balance commerciale
extérieure des pays de la zone font état de taux dérisoires (entre 2 et 8%). Reste qu’à
Washington, Paris et Bruxelles, décision est prise de transformer en réalité le slogan de
l’union douanière et économique d’Afrique centrale.
Le projet de relance de l’UDEAC n’est pas le fruit d’une impulsion endogène. Il
n’émane ni des pays membres ni du moribond secrétariat général de l’UDEAC. Le
Programme Régional de Réformes (PRR), décidé en 1991, a été initié par la Banque
Mondiale. Le peu d’enthousiasme des gouvernements africains44, leur mol acquiescement
aux réformes entreprises, quand il ne s’agit pas d’une opposition franche (ce fut le cas du
Gabon à propos de la réforme fiscalo-douanière) a de quoi inciter au pessimisme en ce qui
concerne les perspectives de réussite de l’intégration régionale. Certains esprits ne
manquent d’ailleurs pas de dénoncer la mise en chantier de l’UDEAC comme le dernier
tour de magie inventé par les technocrates de Bretton Woods, après l’échec des politiques
d’ajustement, pour sortir les économies africaines de l’impasse. On pourrait gloser à
l’infini sur le processus de réactivation de l’UDEAC qui constitue, à l’évidence, une
nouvelle manifestation de la tutelle exercée par les institutions financières internationales
sur les États d’Afrique centrale. Mais pour l’instant attachons-nous à examiner le train de
réformes lancé depuis le début des années 90, qui commence à avoir ses traductions sur le
terrain.
Les réformes de l’UDEAC se déclinent en plusieurs volets, dont je ne mentionne
ici que les principaux, susceptibles d’avoir une incidence sur les espaces frontaliers
étudiés. Adoptée en 1993 sous la houlette de la Banque Mondiale, la réforme fiscalo-
douanière préconise la libéralisation du commerce extérieur des pays de la zone, la
simplification et l’harmonisation de leurs droits de douane ainsi que le développement des
échanges intra-zonaux. Sont ainsi prévus l’instauration d’un Tarif Extérieur Commun
(TEC) sur tous les produits pénétrant dans la zone et la suppression progressive des
barrières douanières entre pays membres (un Tarif Préférentiel Généralisé, dit TPG, est
provisoirement accordé aux marchandises originaires de l’UDEAC). La réforme fiscale
entend substituer à la kyrielle des taxes intérieures en vigueur une Taxe sur le Chiffre
d’Affaires (TCA), prélude à l’application d’une Taxe sur la Valeur Ajoutée (TVA).
Aussi fondamental que la réforme fiscalo-douanière, le programme régional
d’amélioration des transports, promu par l’Union Européenne avec le soutien de la France
et de la Banque Mondiale, est destiné à faciliter la circulation et le transit entre les pays de
l’UDEAC. Le désenclavement du Tchad et de la Centrafrique se profile à l’horizon du
projet. Celui-ci, dénommé TIPAC (Transit Inter-États des Pays d’Afrique Centrale),
comporte la réfection ou la construction d’axes de transport (essentiellement routiers) qui
ont été définis comme prioritaires en juin 1993 (fig.12). Il s’agit des axes :
• Douala/Yaoundé/Belabo/Ngaoundéré/Garoua/N’Djamena
• Douala/Yaoundé/Ngaoundéré/Touboro/Moundou
• Douala/Yaoundé/Belabo/Bertoua/Garoua Boulai/Bouar/Bangui
• Pointe Noire/Brazzaville/Bangui/N’Djamena (axe « transéquatorial »)
• Yaoundé/Ambam/Ebebiyin/Niefang/Evinayong/Médouneu/Libreville.

44
- Une de ses manifestations est l’absentéisme aux conférences et réunions. Par exemple, le président
camerounais Paul Biya ne s’est pas rendu au 29ème sommet de l’UDEAC, tenu à N’Djamena en mars
1994.

54
Fig.12

55
Le tracé de cette dernière route, chargée de connecter des pays ayant appartenu à
des empires coloniaux différents (la France pour le Gabon et le Cameroun45 ; l’Espagne
pour la Guinée Équatoriale) suscite des discussions dans la mesure où il ne reprend aucun
axe « traditionnel ». Le tronçon Ambam (Cameroun)/Ebebiyin (Guinée Équatoriale) devait
notamment être précisé ultérieurement par le Secrétariat général de l’UDEAC, compte tenu
du choix entre deux options : passer par le poste frontalier gabonais d’Eboro ou, plus à
l’ouest, par Ngoazik (un village camerounais bordant le Ntem). L’aménagement de ces
axes est destiné à combler les carences du réseau de transport terrestre. Grâce à sa position
centrale au cœur de l’UDEAC, le Cameroun est le principal bénéficiaire du programme
d’amélioration des infrastructures routières.
Dernier volet du PRR, la réforme économique et financière a comme finalité le
renforcement de la gestion monétaire et financière des États membres. À l’UDEAC a
succédé la Communauté Économique et Monétaire d’Afrique centrale (CEMAC) dotée de
compétences élargies. Instituée en mars 1994, la nouvelle entité sera effective après
ratification par tous les États des traités instituant l’Union économique d’Afrique centrale
(Uéac) et l’Union monétaire d’Afrique centrale (Umac). La première conférence de la
Cémac s’est tenue à Malabo en juin 1999.
À peine amorcées à la fin de l’année 1993 après moult débats, ces réformes ont
été suspendues dès l’annonce de la dévaluation du franc CFA, des pays comme le
Cameroun ou le Gabon ayant, par exemple, revu à la baisse les taux du tarif extérieur
commun afin de tenir compte de la baisse du pouvoir d’achat de leur population. La
dévaluation a en effet passablement changé la donne de l’intégration régionale puisqu’elle
a fait apparaître la renaissance de l’UDEAC comme l’une des mesures d’accompagnement
de la manipulation monétaire. Au lendemain du trentième sommet de l’UDEAC tenu en
décembre 1994 à Yaoundé, la réalisation du programme de réformes a donc repris son
cours : le tarif extérieur commun se met progressivement en place, l’harmonisation de la
fiscalité a commencé, les appels d’offre pour l’étude de la réfection des itinéraires routiers
sont lancés.
Certes, l’application des réformes se fait en diff-éré d’un État à l’autre et qui plus
est, de façon souvent partielle car les échelonnements et les dérogations sont légion. Ainsi,
la Société cotonnière de Centrafrique (Sococa), une société parapublique qui gère la
production de coton, a été exonérée de la TCA en 1995, par l’État. Le Gabon a, lui, décidé
la création en octobre 1994 d’une surtaxe temporaire de 30%, valable trois ans, sur
l’importation des ciments étrangers (celui produit au Cameroun voisin par la Cimencam est
visé en premier lieu) afin de protéger sa propre industrie. Au poste de douane centrafricain
de Bang, situé au nord-ouest du pays, non loin de la frontière camerounaise (fig.7a, p. 33),
les marchandises camerounaises sont désormais différenciées des produits nigérians sur la
base du critère d’appartenance à l’UDEAC ; elles ne subissent ainsi plus de dédouanement
depuis 1996 (aux dires du responsable des douanes de Touboro) ou du moins, elles sont
soumises à des taux de douane plus réduits que ceux appliqués aux articles en provenance
du Nigeria, affirment des commerçants centrafricains interviewés en 1995. En Centrafrique
toujours, la réforme fiscalo-douanière a mis hors-jeu le ciment zaïrois (aujourd’hui
« congolais »), dédouané au taux de 43% en 1995 ; inversement, elle a favorisé la reprise
des importations de ciment camerounais, taxé au taux de 10%.
Quelles que soient ses modalités d’application et ses chances de succès, on ne
peut nier l’impact de la réforme de l’UDEAC sur les flux commerciaux et, chemin faisant,
sur des espaces frontaliers animés par les échanges. Au nord-Cameroun par exemple, les

45
- Répétons que le Cameroun n’a jamais eu, officiellement, le statut de colonie, ni à l’époque allemande (où
il est un Schutzgebiet, « pays protégé »), ni à l’époque du mandat de la Société des Nations (où il est sous
tutelle française, à l’est et anglaise, à l’ouest).

56
commerçants spécialisés dans l’import-export et les représentants de grandes sociétés
industrielles et commerciales (du type British American Tobacco ou BAT, racheteur en
1985 de la firme camerounaise de cigarettes Bastos) se plaignent plus de la taxe sur le
chiffre d’affaires (TCA) instaurée par l’État dans le cadre de l’UDEAC, que de la
dévaluation du franc CFA. Créée au Cameroun six mois après la dévaluation, puis
rehaussée en juillet 1995 au taux de 18,7%, la TCA contraint à une augmentation sensible
des prix de vente (même si elle n’est répercutée que partiellement sur le consommateur, au
détriment des bénéfices de l’entreprise) ; de ce fait, elle contribue à réduire la marge
bénéficiaire des commerçants et, par ricochet, à ralentir les activités commerciales
frontalières. Une des grandes figures du commerce et du transport de Garoua, surnommé le
« grand baobab » à cause de sa richesse, n’a de cesse de décrier la TCA qui compromet,
selon lui, la rentabilité de certaines ventes ; et de citer l’exemple du carton l’huile de table
Diamaor (15 bouteilles) acheté, en avril 1996, à la Sodécoton de Garoua 10 000 F CFA et
globalement revendu, au détail, à seulement 10 150 F CFA.
Un autre exemple des effets de la réforme fiscalo-douanière sur les flux
commerciaux frontaliers est donné par le commerce de sucre entre le Tchad, le Cameroun
et le Nigeria. Le sucre est l’une des denrées qui suscite un commerce frauduleux intense au
Tchad, surtout au début des années 90. La SONASUT doit faire face aux importations de
sucre granulé d’origine nigériane qui pénètre au Tchad via Kousséri et le pont Ngueli
(photo. 2). Si la dévaluation du franc CFA a permis de juguler la contrebande en ramenant
le sucre nigérian au même prix que le sucre tchadien, la suspension du régime de la taxe
unique à la consommation dont bénéficiait la Sonasut jusqu’au 1er janvier 1996 et la
répercussion de la TCA ont rouvert la porte au trafic frontalier, dans des proportions
toutefois moindres qu’en 1992-1993. L’instauration au Tchad d’une TCA de 6% en 1996
puis de 15% en 1997 a grevé le prix de vente du sucre tchadien et créé un nouvel écart de
prix avec le sucre nigérian.
Plus encore que la réforme fiscalo-douanière, la politique d’amélioration des
transports menée dans le cadre de l’UDEAC est susceptible de modifier sensiblement le
fonctionnement des espaces frontaliers dont les voies de communication forment le
squelette interne. La réhabilitation ou la construction d’axes routiers financées par le Fonds
Européen de Développement (FED), l’Agence Française de Développement (AFD) et
secondairement, par des organismes multilatéraux comme la Banque Africaine de
Développement (BAD), sont à même d’induire des réaménagements à l’intérieur des
espaces frontaliers, voire de susciter la naissance de nouveaux espaces commerciaux aux
lisières des territoires.

Longtemps inopérantes, les frontières de la zone UDEAC se réaniment peu à peu


depuis cinq ans et trouvent répercussion au niveau des espaces frontaliers. Ce
retentissement durera-t-il ? Rien n’est moins sûr. L'intégration régionale décrétée au
sommet sous la pression d’acteurs extra-africains avance à pas lents, à reculons parfois. En
revanche, l’intensification des échanges frontaliers constitue une forme d’intégration
endogène, qui s’opère cette fois « par le bas » (Labazée, 1995), sans planification ni
discours. En tissant des relations commerciales et humaines par delà les frontières,
commerçants, transporteurs et frontaliers sont en effet les artisans d’une coopération
régionale, développée et vécue au quotidien.
Les frontières supranationales de la zone franc et de la CEMAC ne sont pas les
seules frontières à avoir un impact sur les espaces frontaliers. À une échelle encore plus
fine,

57
Photo. 2- Le passage de la frontière entre N’Djamena et Kousséri

Le pont Chagoua, à la sortie de N’Djamena, permet de franchir le Chari

Le pont Ngueli, qui enjambe le Logone, matérialise la frontière entre Tchad et Cameroun

58
59
on peut discerner d’autres limites, fronts ou frontières qui tranchent au travers des espaces
étudiés.

C- À grande échelle : un écheveau de limites, fronts et frontières internes

À grande échelle, des frontières internes s’intercalent à l’intérieur des espaces


transfrontaliers. Ainsi, les aéroports de N’Djamena, Garoua ou Maiduguri offrent
l’exemple de frontières intérieures au sein de la zone Tchad/Cameroun/Nigeria. Si seule la
capitale tchadienne est dotée du statut d’aéroport international, Garoua et Maiduguri
accueillent ponctuellement des liaisons aériennes internationales vers la péninsule arabique
(Djeddah) lors du pèlerinage de la Mecque. Ici, la frontière est matérialisée par les pistes et
les bâtiments aéroportuaires, les bureaux de police et de douane, les entrepôts.

Les limites des chefferies traditionnelles dont les territoires empiètent quelquefois
sur les espaces frontaliers, incarnent un autre type de frontière interne. Les chefferies
coutumières, vestiges des grands empires sahéliens ou soudano-sahéliens précoloniaux,
demeurent très vivaces. Les rives du lac Tchad, ponctuées de villages-marchés, sont
bordées de sultanats tels que ceux de Mani, Karal ou Mao, en ce qui concerne le côté
tchadien (fig.13). Vassal du sultan du Bornou au temps de l’empire Kanem-Bornou, l’alifa
de Mao, kanembou, est le plus puissant sultan de la région ; en tant que chef de canton, il
prélève quelques taxes sur les marchés situés au nord du lac, pour le compte de l’État
tchadien. Le sultan kotoko de Mani procède de même sur les marchés céréaliers de la rive
méridionale. Le rôle joué par les chefs coutumiers dans la commercialisation des
productions du lac Tchad (natron, blé, poissons) a été abordé par C. Bouquet. Son ouvrage,
paru en 1990, souligne comment les liens entre le grand commerce et les chefferies (du
Bornou, du Kanem ou même Kotoko), liens dont l’origine remonte à l’époque du
commerce transsaharien, sont restés très étroits.
Tout comme les villages-marchés du pourtour du lac Tchad, la plupart des
marchés frontaliers du Cameroun septentrional sont implantés sur le territoire (lamidat46)
d’un chef peul (lamido). Par exemple, dans le village-marché de Kerawa (province de
l’Extrême-Nord), installé à l’orée du Nigeria, siège le lamido du même nom ; plus au nord,
le marché d’Amchidé relève du ressort du lamido de Kolofata. De même, l’espace
transfrontalier rural, grossièrement situé entre Yola (Nigeria) et Garoua47 et polarisé par les
marchés de Gurin et Touroua, se trouve à l’intersection de plusieurs chefferies foulbé
(Peul), à savoir le puissant lamidat de Yola (Nigeria), la chefferie de Béka et celle de
Touroua (Cameroun).
Que les zones transfrontalières recoupent une ou plusieurs chefferies n’est pas
sans implications (cf. 3ème chapitre, III, B) car l’autorité des chefs coutumiers continue de
se manifester avec plus ou moins de fermeté et d’écoutes, même si officiellement priment
la jurisprudence et le système politico-administratif de l’État moderne. Le lamidat de Rey-
Bouba qui couvre une fraction de l’espace frontalier axé sur Mbaiboum, montre jusqu’à
quel point peut aller la puissance des autorités coutumières.
Installée depuis 1798 dans la province Nord du Cameroun, au terme de la grande
conquête peule partie du Mali, la chefferie de Rey-Bouba est à l’heure actuelle une des
plus influentes d’Afrique. Les limites du lamidat (fig.13) sur lesquelles se sont calquées
celles du département (le Mayo-Rey), englobent une superficie comparable à celle de la

46
- Le lamidat désigne le territoire sur lequel s’exerce l’autorité d’un sultan peul, le lamido (au pluriel, les
lamibé), surnommé le baba, ce qui signifie le « père » en arabe et en peul (ou foulfouldé).
47
- Je n’ai pas étudié directement cet espace dont je n’ai donc pas fait mention jusqu’à présent.

60
Suisse. Les

61
Fig. 13

62
frontières de la chefferie sont matérialisées par de sommaires barrières mobiles, en bois ou
en fer, placées au travers des principales pistes d’accès. La garde de ces points d’entrée est
assurée par les « dogaris », serviteurs et hommes de main du lamido. Le terme de frontière
peut s’entendre ici dans son sens courant, le lamidat de Rey-Bouba formant véritablement
un État dans l’État. Pour un habitant de Garoua par exemple, se rendre à Mbaiboum revient
à quitter le Cameroun pour voyager en terre étrangère. Il est vrai que les représentants de
l’appareil d’État moderne sont localement complètement assujettis au lamido, du maire
fantoche de Touboro au gouverneur de Garoua, en passant par le préfet de Tcholliré.
Ce statut politique spécial dont jouit, dans les faits, la chefferie de Rey-Bouba
remonte à l’entre-deux-guerres : en guise de remerciement pour avoir prêté main-forte à la
colonne Brisset lors de la campagne 1914-1916, le lamido en place (Buba Jamaa) obtint
que, jusqu’à sa mort (survenue en 1945), aucun poste administratif colonial ne soit établi
sur son domaine et qu’il dépende directement du gouverneur du Cameroun. Ce n’est qu’en
1950 que la subdivision de Rey-Bouba fut créée, avec pour chef-lieu Tcholliré (Lacroix,
1950).
Aujourd’hui, l’autonomie politico-administrative et judiciaire de la chefferie est
admise dans les hautes sphères de l’État, à commencer par le président Biya lui-même qui,
pour asseoir son propre pouvoir, s’appuie sur les lamibé, tous acquis au parti en place, le
RDPC (Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais). Répétant à qui veut
l’entendre qu’il est « le seul maître de cette terre avec Dieu », le lamido de Rey-Bouba
applique donc ses propres lois au mépris de la législation nationale : en tant que « maître
de la terre », il lève un tribut sur les paysans, impose une dîme sur les récoltes et se réserve
la production d’arachide et de céréales, qu’il achète au quart de sa valeur monétaire. Les
prélèvements forcés aux villageois de chèvres, de poules, de bœufs sont monnaie courante
et déclenchent la colère des populations tout comme le paiement de la zakât48 exigé même
de la part des non-musulmans. Persistance d’un système féodal précolonial, déjà décrit par
André Gide dans son Retour du Tchad (1928), le fonctionnement de la chefferie de Rey
repose toujours sur l’exploitation de « paysans-esclaves », descendants d’anciens vaincus
et souvent animistes ou chrétiens. Le lamido, qui dispose de ses geôles privées, entend
conserver sur eux un droit de vie et de mort. Le meurtre impuni d’un député de
l’opposition (UNDP) battu à mort à Rey-Bouba en janvier 1996, sur ordre du lamido, pour
avoir osé mener campagne (lors des élections municipales) dans les villages de la chefferie
en dit long sur l’étendue du pouvoir du baba et le régime de terreur dont il use.
La chefferie traditionnelle de Rey-Bouba constitue un cas exceptionnel. Ailleurs,
les autorités coutumières signalent leur présence sans excès ni brutalités sur les territoires
qu’elles contrôlent. Leur influence sur les espaces frontaliers est plus ou moins prégnante
selon les lieux et la personnalité des chefs.

Des frontières ethniques, religieuses ou linguistiques sont décelables au travers


des espaces frontaliers étudiés. Et pour cause : les pays d’Afrique centrale sont eux-mêmes
de véritables « patchworks socio-culturels » (fig.14).
La frontière religieuse partage schématiquement l’Afrique centrale entre une
partie nord, à dominante musulmane et une partie sud, davantage animiste ou chrétienne.
Cette frontière se distend en certains endroits : le « Sud » remonte assez haut en latitude
puisqu’il inclut au Tchad la rive gauche du Chari et les confins camerouno-centrafricains ;
inversement, le « Nord » musulman descend ponctuellement très au sud, par exemple au

48
- À l’origine aumône légale instituée par le Coran, la zakât est devenue une sorte d’impôt féodal appliqué à
la terre, au bétail, à la pêche et aux marchés.

63
fig.14

64
Cameroun, où il englobe le sultanat bamoun centré sur la ville de Foumban. Cette frontière
confessionnelle correspond le plus souvent aux limites des royaumes sahéliens ou
soudano-sahéliens qui ont propagé l’islam ; au Nigeria et au Cameroun, elle s’infléchit vers
le sud jusqu’à la terminaison de l’expansion peul, dont le mouvement de conquête
s’accompagna d’une conversion plus ou moins forcée à l’islam des peuples soumis.
Qu’il s’agisse des empires sahéliens ou des principautés foulbé (Peul) de
l’Adamaoua et du Nigeria, l’islamisation est allée de pair avec la traite des esclaves,
capturés chez les populations païennes et fétichistes du Sud, péjorativement surnommées
« Kirdis » (mot arabe, en usage au Tchad) ou « Habé » (terme peul, plus neutre, employé
au Cameroun). Aux XVIIIème et XIXème siècles, les raids des États du Bornou, du
Baguirmi, du Ouaddaï et du Darfour affectent le pays sara (au sud-ouest du Tchad) et le
nord de l’actuelle RCA, également assaillie sur son flanc occidental par les razzias foulbé
et sur son flanc oriental par celles des Bahara, seigneurs marchands du Haut Nil (fig.41, p.
177). Au Tchad, au Cameroun, en Centrafrique et au Nigeria, le souvenir de ces
expéditions subsiste dans le conscient et l’inconscient collectif des populations.
Bien sûr, le clivage confessionnel entre musulmans et non-musulmans,
perceptible à l’intérieur de certains espaces frontaliers, ne se fonde pas uniquement sur la
mémoire des raids esclavagistes du siècle dernier, perpétrés par des groupes musulmans.
D’autres facteurs, d’ordre historique, politique, économique et social viennent le renforcer.
Par exemple, la colonisation française a attisé au Tchad l’opposition méridienne, en faveur
du Sud49 : le développement de la culture cotonnière a valu à celui-ci le surnom de
« Tchad utile » (bel exemple de frontière interne actuelle50) et de bénéficier comme tel,
d’efforts particuliers en matière d’encadrement administratif, de scolarisation, de
christianisation et d’équipements de santé. Cette politique permit à la nouvelle élite
« sudiste » issue de l’école coloniale de prendre la relève politique des Français à
l’indépendance, en la personne de F. Tombalbaye. Au Tchad, les élites du « Nord », jadis
en position dominante au plan politique, perdirent donc du terrain lors de la colonisation.
La « résistance culturelle » dont firent preuve les populations musulmanes, symbolisée par
le refus d’envoyer les enfants à « l’école des Blancs » (Issa Hassan Khayar, 1976 ;
Coudray, 1992), les priva de cadres capables d’assumer la suite du colonisateur. Au
Cameroun, les choses furent différentes. L’administration française « maintint l’autorité
des Peul sur les populations traditionnellement vassales et l’étaya financièrement dans la
mesure où la levée de l’impôt administratif n’étaient pas sans bénéfices pour les lamibé
qui en avaient la responsabilité » (J.-F. Bayart51). En 1958, A. Ahidjo, natif du Nord,
parvint à la tête de l’État avec le soutien de la France, entre autres « parce qu’il paraissait
le mieux à même de conjurer les velléités sécessionnistes de l’aristocratie peul » (J.-F.
Bayart52).
L’histoire politique récente, parfois tragique (on songe à la guerre civile
tchadienne, de 1975 à 1982), a dans certains cas contribué à creuser le fossé Nord-Sud. Au
Cameroun par exemple, la répression aveugle et féroce menée en 1984 par le président
« sudiste » Paul Biya chez les élites nordistes, après l’échec d’un putsch militaire organisé
par les nostalgiques d’A. Ahidjo, a laissé des rancœurs tenaces parmi les notables du
Cameroun septentrional vis-à-vis des « forestiers ».

49
- Il correspond administrativement aux provinces du Logone occidental, du Logone oriental de la Tandjilé,
au sud du Mayo-Kebbi et au Moyen-Chari (fig.2, p. 17).
50
- Le « Sud » tchadien concentre aujourd’hui les principales industries du Tchad (sucrerie, manufacture de
cigarettes, brasserie, huilerie-savonnerie) et les importants gisements de pétrole de Doba.
51
- Bayart J.-F., L’État au Cameroun, 1985, p. 26-27.
52
- Bayart J.-F., L’État en Afrique, 1989, p. 71.

65
Doc.2- Les commerçants étrangers, vus par un journal satirique centrafricain

Source : Didiri, La Tortue Déchaînée, n° 32-33, 2 au 15 juillet 1995.

66
En Centrafrique (à 95% animiste et chrétienne), c’est plutôt le dynamisme
commercial et économique des groupes musulmans étrangers (Yéménites, Tchadiens,
certains Libanais…) qui ravive les ressentiments à l’égard des musulmans et des Arabes
(l’amalgame est courant), vertement attaqués dans la presse nationale. La virulence des
propos contenus dans certains journaux, qui frisent la calomnie et l’injure, n’a rien à envier
à la presse d’extrême-droite française (doc.2). Le clivage confessionnel participe
quelquefois à la création de « barrières mentales », comme en RCA ou au Cameroun où les
Tchadiens sont souvent assimilés dans l’imagerie populaire, à des personnages violents
prompts à sortir leur couteau au moindre incident (la guerre civile et le phénomène des
coupeurs de route ne sont pas étrangers à cette vision). Ces barrières mentales ne sont pas à
négliger. Elles contribuent à expliquer le peu d’empressement des Camerounais ou des
Centrafricains à s’installer côté tchadien et les tracasseries subies au Cameroun et en
Centrafrique par les ressortissants du Tchad de la part des policiers et douaniers, que ce
soit au passage des frontières ou dans les villes de l’intérieur.
Les conflits pour l’utilisation de la terre, liés à l’explosion démographique et aux
effets désastreux de la sécheresse sahélienne des année 70 et 80, ont donné une nouvelle
dimension au clivage nord-sud. Avec le glissement progressif des isohyètes vers le sud
(fig.15), les éleveurs ont opéré avec leurs troupeaux une lente migration en direction des
terres cultivées de la zone soudanienne (photo.3). Au Tchad, au Cameroun, au Nigeria, les
problèmes fonciers se multiplient par suite de l’utilisation concurrentielle des terres. Dans
le sud tchadien, les incidents créés par la divagation du bétail sur les champs dégénèrent
fréquemment en affrontements armés avec morts d’hommes et prennent une teinte
politique. Les autorités politico-administratives, composées en majorité de « Nordistes »
nommés depuis N’Djamena, sont, en effet, accusées de prendre fait et cause pour les
éleveurs contre les paysans de la région. Dans les provinces occidentales du Cameroun et
dans la partie nord-occidentale de la Centrafrique, l’avancée des éleveurs foulbé (en
particulier Mbororo) constitue un véritable front : front pionnier mais aussi front militaire,
puisque les incidents et conflits avec les populations déjà installées ne manquent pas de se
produire53 (Boutrais, 1990 ; Fotsing, 1995).
La tentation est grande, à la suite de cette présentation duale de l’Afrique centrale
d’opposer un bloc nord, musulman (ou du moins « cimenté par l’islamic way of life »54) et
un bloc sud, à dominante chrétienne. Une telle approche est évidemment caricaturale et
mérite d’être affinée dans le détail. Les blocs nord et sud sont de faux monolithes, lézardés
par des divisions ethniques et politiques internes. Ainsi, non seulement le Nord compte,
aujourd’hui encore, de nombreux Kirdis, animistes ou christianisés (Mofou, Mafa, Massa,
Toupouri, Moundang, Baya, etc.), mais il est tiraillé par des oppositions entre groupes
musulmans : l’étayent la mésentente entre partis politiques camerounais enracinés au nord
(UNDP, MDR…) ou, au Tchad, la lutte d’H. Habré, soutenu par les Gorane, contre I.
Déby, appuyé par les Zaghawa ou bien les rebellions des années 90 conduites par des chefs
« nordistes » (Moussa Medella vers le lac Tchad, Dr Harris Bachar à l’est, Youssouf
Togoimi dans le Tibesti) contre le pouvoir en place à N’Djamena. Inversement, le bloc sud
présente des composantes musulmanes, surtout parmi les commerçants (ressortissants du
groupe sara convertis à l’islam ou communautés émigrées -Bamoun, Haoussa, Foulbé…-).
Notons, en outre, que la ligne de partage religieuse ne se fait pas ressentir sur tous les
espaces frontaliers étudiés. Ni l’espace frontalier tchado-libyen animé par des acteurs
musulmans (Arabes, Kanembou, Toubou…), ni la zone Cameroun/Gabon/Guinée

53
- Lire à ce sujet l’article de J.-M. Fotsing sur les Monts Bamboutos (Cameroun), paru en 1995.
54
- Bayart J.-F., 1989, op. cit., p. 71.

67
68
Fig. 15- Le recul des isohyètes vers le sud

Source : Géographie Universelle, Les Afriques au Sud du Sahara, 1994.

Photo. 3- Remontée des éleveurs vers le nord pendant les pluies


(Bahr el Ghazal, Tchad)

69
70
Équatoriale dominée par des opérateurs en majorité animistes ou chrétiens55 rattachés au
monde bantou (Fang, Bamiléké …) ne sont affectés par la frontière religieuse. Dans ces
derniers cas, les clivages sont d’ordre ethnique et clanique.
Par exemple, à l’intersection du Cameroun, du Gabon et de la Guinée Équatoriale,
la différenciation s’opère entre deux groupes apparentés aux Fang : d’une part, les
Ntoumou (présents dans le triangle Ambam/Olamzé/Bitam et au nord de la Guinée) et,
d’autre part, les Mvaé (situés au nord-est d’Ambam et le long du cours inférieur du Ntem).
Ces derniers furent refoulés vers le nord et l’ouest, au début de ce siècle, par les premiers.
Les luttes entre Mvaé et Ntoumou à Abang Minko’o sont restées en mémoire. Une
cartographie détaillée des clans de la région révèle que le fleuve Ntem constitue la limite
d’extension nord de plusieurs lignages ntoumou (fig.16). Ainsi, la plupart des habitants
d’Olamzé entretiennent davantage de liens avec leurs parents équato-guinéens du sud,
qu’avec les gens d’Ambam, membres d’autres lignées. La Guinée Équatoriale est, elle
aussi, traversée par une frontière ethnico-culturelle qui coïncide avec la coupure physique
du pays entre île (Bioko) et continent. Les dissensions sont fortes entre les Fang du Rio
Muni et les insulaires bubi, au parler pidgin, qui ont subi une forte influence baptiste sous
l’égide des Anglais, avant la colonisation espagnole (Pomponne, 1994). L’accaparement
du pouvoir d’État, depuis 1968, par un clan fang et la colonisation de Bioko par les
continentaux, aujourd’hui aussi nombreux que les Bubi sur l’île, ne font qu’accroître la
brèche. Un mouvement autonomiste insulaire a d’ailleurs publiquement vu le jour en 1993.
En janvier 1998, ce Mouvement pour l’Autodétermination de l’île Bioko (MAIB) a
revendiqué l’attaque de plusieurs responsables officiels équato-guinéens par un
commando, à Luba (sur l’île). L’opération aurait fait quatre morts.
Si elle est absente des espaces tchado-libyen et camerouno-gabonais, la frontière
religieuse transparaît en revanche distinctement sur les marchés frontaliers de l’espace
nord-Cameroun/Tchad/nord-Nigeria et de la zone Cameroun/RCA/Tchad. La
différenciation religieuse, visible au niveau du paysage et de la répartition du commerce, se
renforce alors d’une différenciation ethnique.
Traversé par la ligne de partage religieuse mais situé dans le Cameroun
septentrional économiquement et politiquement aux mains de l’élite musulmane, le marché
de Mbaiboum est ainsi partagé entre des boutiquiers ibo chrétiens (originaires de la région
d’Onitsha, au sud-est du Nigeria) et des commerçants musulmans : Foulbé du nord-
Cameroun, Arabes tchadiens, Haoussa du nord-Nigeria... Sur le marché, la frontière
religieuse se voit à travers la juxtaposition d’églises et de mosquées, financées par les
commerçants dès la réussite de leurs affaires. À Mbaiboum, comme à Garoua, Maroua,
Kousséri ou Amchidé, les commerçants camerounais sudistes, en particulier les Bamiléké,
hommes d’affaires réputés, ont du mal à pénétrer le marché. Le « front » commercial
bamiléké s’étiole progressivement au-delà de Ngaoundéré, les commerçants musulmans
locaux (Foulbé, Haoussa, Kanouri, …) n’hésitant pas à s’unir pour empêcher l’acquisition
d’une boutique par un Bamiléké ou à le boycotter comme grossiste (le phénomène a été
observé par exemple à Garoua où la société de cigarettes BAT a désigné en 1995 un
Bamiléké comme distributeur exclusif de la marque dans la province Nord). À Mbaiboum,
les Bamiléké sont de fait cantonnés à des pans de commerce particulier, comme la vente de
boissons alcoolisées, délaissée par leurs compatriotes nordistes pour des motifs religieux.
Sur le marché nigérian de Banki, le clivage est également net entre les commerçants

55
- Quelques commerçants bamoun, de confession musulmane, sont présents sur ces marges territoriales mais
on n’observe pas de tensions ou de clivages liés à l’appartenance religieuse.

71
Fig.16

72
autochtones musulmans, surtout des Kanouri de l’État du Bornou, et les boutiquiers ibo
dont le « front » commercial atteint les marchés septentrionaux du Nigeria et du
Cameroun.
On le voit, de véritables « fronts » culturels et ethniques apparaissent au plan de
l’organisation commerciale, des circuits d’approvisionnement et de distribution. Un
commerçant natif de Garoua, fournisseur de voiles (les lafaye56) importés d’Arabie
Saoudite depuis N’Djamena mais achetés à Kousséri, relate l’échec qu’il a essuyé sur le
marché de Foumban, la clientèle bamoun l’ayant boycotté au profit de commerçants
locaux ; ses voiles sont désormais rachetés par des intermédiaires bamoun à Garoua,
Ngaoundéré ou Yaoundé. Des limites d’ordre social interfèrent également au niveau de la
clientèle. Les circuits d’approvisionnement ne sont pas les mêmes suivant la catégorie
sociale et l’aisance financière de chacun. Ainsi, à N’Djamena, la frange la plus riche de la
population dépend des circuits d’importation européens et saoudiens pour son équipement
en matériel hi-fi, en prêt-à-porter ou l’achat d’un véhicule ; la frange plus défavorisée n’a
elle d’autre choix que de recourir au circuit nigérian pour obtenir les mêmes produits, à la
qualité reconnue médiocre mais au prix plus attractif.
Les frontières linguistiques (fig.17) sont nombreuses à cisailler l’Afrique centrale
car chaque groupe ethnique dispose, en général, d’une langue vernaculaire qui s’étend au-
delà des frontières nationales, la plupart des groupes ethniques chevauchant plusieurs
territoires d’État. Les langues européennes, héritées de la colonisation, ont été conservées
comme langue officielle ; elles déterminent, en conséquence, dans la région, une première
frontière qui ceint la Guinée Équatoriale hispanophone et une seconde frontière,
d’orientation méridienne, entre le français (en cours à l’est) et l’anglais (en cours à l’ouest).
Plus précisément, cette dernière frontière se calque sur les limites orientales des provinces
camerounaises Sud-Ouest et Nord-Ouest (l’ancien Cameroun britannique) et, plus au nord,
sur la limite d’État entre Cameroun et Nigeria. Certes, l’État camerounais a choisi le
bilinguisme et tous les journaux nationaux éditent en français et en anglais mais, dans les
faits, l’anglais n’est la langue de la rue qu’au sud-ouest du pays, sous la forme véhiculaire
du pidgin (créole anglais). Certes également, au Nigeria, le général Abacha a adopté le
français comme seconde langue officielle, en 1996, mais la mesure rencontre très peu de
réalité dans un pays administrativement de « tradition » anglophone. Langue véhiculaire
dans l’ensemble du Nigeria, le pidgin cède le pas, au nord, au haoussa, dont l’usage s’étend
dans une partie de l’Extrême-Nord camerounais.
Au-delà de la latitude de Mora, au Cameroun, l’arabe prédomine comme langue
de communication quotidienne. Langue officielle au Tchad (aux côtés du français), l’arabe
est la principale langue véhiculaire au centre, au nord et à l’est de ce pays ; en certaines
régions, il laisse place à des langues vernaculaires comme, par exemple le kanembou, au
nord du lac Tchad, ou encore le ngambaye, un dialecte sara employé sur le marché de
Moundou, au sud-ouest du territoire tchadien. Le sara est une langue véhiculaire en
vigueur jusque dans les marges septentrionales de la RCA. Néanmoins, et c’est là une
originalité, le sango est la principale langue véhiculaire dans toute la Centrafrique et une
véritable langue nationale, bien que le français soit la langue administrative officielle.
À l’instar du haoussa et de l’arabe, la langue peul, le foulfouldé, est l’une des
grandes langues véhiculaires du Sahel : au Cameroun, la langue est ainsi d’usage courant
de la latitude de Mora jusqu’à l’Adamaoua et, plus ponctuellement, au nord-ouest de la
Centrafrique, au nord-Nigeria et au Tchad. Du sud-Cameroun jusqu’à Libreville en passant

56
- Les lafaye sont des voiles de six mètres de long portés par les femmes musulmanes. Fabriqués en Suisse,
en Hollande, en Allemagne, en Autriche ou en Asie, ces tissus sont importés par la péninsule arabique
(Djeddah, Doubaï) puis réexpédiés par avion vers le Tchad.

73
Fig.17

74
par la Guinée Équatoriale, s’étend une aire de peuplement et de parler fang. Cette langue
vernaculaire et véhiculaire comporte bien sûr quelques variantes selon les sous-groupes et
les clans.
Cette mosaïque linguistique qui compose l’Afrique centrale trouve écho à
Mbaiboum dont le marché draine une population venue du nord-Cameroun, du Nigeria, de
Bangui, du Tchad, du Soudan, ainsi que des confins septentrionaux congolais. L’important
brassage de populations étrangères confère au marché camerounais des allures de « Tour
de Babel » : les principales langues véhiculaires sont le foulfouldé, le sango, l’arabe, le
pidgin, le lingala (langue du Congo-Kinshasa) et le français. Hors du marché, les
populations locales plus ou moins « foulbéisées » sont les Mboum qui occupent le plateau
de l’Adamaoua, de la plaine Tikar à Mbaïbokoum (sud du Tchad), et les Baya, éparpillés
de l’Oubangui (affluent du Congo en RCA) jusqu’au sud-est de l’Adamaoua. Mboum et
Baya ont conservé leur dialecte, mais maîtrisent les langues véhiculaires locales, à savoir le
foulfouldé et, côté centrafricain, le sango.

Aux frontières linguistiques, zones d’interface où s’estompe peu à peu la pratique


d’une langue sous le relais d’une autre, s’ajoute un cas original de limite intérieure : les
barrages de contrôle, égrenés le long des axes routiers et prétextes au versement de
bakchichs de la part du conducteur, du moins s’il désire limiter palabres et attentes
interminables (photo.4). Cette épineuse question des barrières de contrôle sera détaillée
ultérieurement (cf. 2ème partie, II-B-1). Pour l’instant, l’interrogation tourne autour de leur
définition : peut-on reconnaître à ces barrages la dénomination de « frontière » ? La
réponse varie selon le type de barrières auxquelles on a affaire. La panoplie des barrières
de contrôle est en effet large : gendarmerie, douanes, services de sécurité, armée, Eaux et
Forêts, contrôle phytosanitaire, autorités coutumières, barrières de pluie, péage routier
(comme sur la route Yaoundé/Douala), bureau national de fret (BNF au Tchad, BGFT au
Cameroun), etc. Dans bien des cas, en l’absence de remise d’un ticket de paiement, la
distinction entre ces diverses représentations est peu facile à opérer et le chauffeur est bien
peu à même de reconnaître à quel service appartiennent les uniformes auxquels il se trouve
confronté, a fortiori quand ils sont tous de couleur kakie comme au Tchad.
À première vue, on serait tenter de dire que ces barrages intérieurs, parfois situés à
plusieurs centaines de kilomètres de la frontière nationale, s’assimilent plus à des barrières
qu’à des frontières proprement dites. Certes, les barrages constituent des obstacles à la
circulation et ils sont (ou prétendent être) l’émanation d’un organe administratif, symbolisé
par le port de l’uniforme ou la possession d’un registre ou de tickets. Reste qu’ils ne
déterminent pas de différentiel entre deux espaces. Avant ou après leur passage,
l’environnement est le même au plan économique, culturel, politique, monétaire, juridique
… Tel est le cas des péages routiers institués sur les axes goudronnés, comme au
Cameroun, ou bien encore des postes chargés de contrôler le fret.
En ce qui concerne les barrières de pluie officiellement érigées sur les pistes en
terre pendant l’hivernage (au Tchad, par exemple, un arrêté ministériel annuel réglemente
la circulation des véhicules à partir du premier mai), l’analyse est différente. Implantées
normalement aux points d’entrée et de sortie des villes, elles établissent bien une altérité
entre des espaces ouverts à la libre circulation et des espaces où les déplacements sont
interdits ou ponctuellement autorisés. Dans cette perspective, elles peuvent être qualifiées
de frontières. Le problème (et la confusion) naît de la dispersion abusive de ces barrières
de pluie tous les 20 ou 30 km au lieu d’être limitées aux abords des villes.
En suivant le même cheminement, l’éparpillement des postes policiers et
douaniers sur les grands axes des territoires nationaux s’apparente à une démultiplication
excessive de la frontière d’État, bref signale une frontière. Ainsi, le barrage policier situé

75
entre Meyo Kyé (Gabon) et Kyé Ossi (Cameroun) qui correspond au dédoublement sur une
centaine de mètres d’un poste de police légal et officiel, mais « cloné » à des fins
financières (fig.7b, p.33), constitue une excroissance de la frontière gabonaise. Une des
principales originalités des frontières d’État d’Afrique centrale ne tient-elle pas finalement
à leur décomposition en un alignement impressionnant de postes de contrôle, parfois
implantés en plein cœur des territoires ? Dans cette hypothèse, la plupart des barrières
routières situées à l’intérieur des espaces nationaux s’analysent en termes de frontière. La
barrière de contrôle administratif du PK 12, à Bangui, en fournit un bon exemple. Implanté
à la sortie nord de la capitale, sur l’axe goudronné menant vers le Cameroun (RN 1) ou le
Tchad (RN 2), ce poste est surveillé par des gendarmes et des responsables des travaux
publics. Ceux-ci vérifient à l’aide d’un pont-bascule la charge des camions et prélèvent une
taxe forfaitaire selon l’essieu57, qui équivaut à une sorte de « droit de passage ». Sas
d’entrée et de sortie incontournable pour les véhicules des lignes internationales, le PK 12
est une frontière hautement surveillée qui philtre les déplacements motorisés.

Le jeu sur les échelles géographiques met à jour un faisceau de frontières en


Afrique centrale. Les « classiques » frontières nationales se révèlent être cernées ou
chevauchées par d’autres frontières, supranationales ou intérieures. Toutes ces frontières
s’imbriquent, se superposent, s’entremêlent les unes aux autres. À cet emboîtement de
frontières correspond une succession d’espaces-gigognes ; les zones transfrontalières n’en
sont qu’une des dernières ou avant-dernières strates.
Chacun des ensembles circonscrits par une frontière est régi par des codes et des
règles propres, parfois fort différents, voire contradictoires, avec ceux de l’ensemble
supérieur ou inférieur. De là, la complexité du fonctionnement des espaces transfrontaliers.
Ils sont le lieu où se répercutent dans une cacophonie générale divers règlements et
logiques.: ceux de l’État, ceux des autorités traditionnelles, ceux de groupes ethniques,
ceux émanant de la Banque Mondiale ou de la France, etc. La perception du faisceau de
frontières qui entourent ou scindent les espaces frontaliers est donc une clé indispensable à
leur compréhension. En se faisant l’écho de tous les codes et lois en vigueur derrière
chacune des frontières, les zones transfrontalières incarnent aussi en quelque sorte des
« espaces-palimpsestes ». Ils portent la trace de pouvoirs et de communautés multiples, y
compris dans leur mode de fonctionnement.
Greffés sur plusieurs territoires d’État, ces espaces frontaliers sont avant tout des
zones de contact entre des systèmes politiques, juridiques, économiques et sociaux
différents. Ce sont ces contrastes qu’il est opportun d’étudier à présent.

57
- En 1990, une taxe de 10 000 francs CFA par tonne supplémentaire de surcharge avait été instaurée, la
surcharge étant définie par rapport au gabarit du véhicule. La somme totale à payer pouvait atteindre
120.000 francs CFA pour les plus gros camions. En 1993, après de vives protestations de la part des
transporteurs, une taxe forfaitaire à l’essieu est mise en place. Des tarifs de 5 000, 10 000 et 20 000 francs
CFA sont fixés, qui sont prélevés respectivement sur les véhicules à deux et trois essieux et sur les
tractions à plus de 10 roues.

76
Photo. 4- Les barrières de contrôle
Barrage policier à Meyo Kyé, au Gabon, non loin de la frontière équato-guinéenne.

Deux barrages montés par les autorités traditionnelles à Mbaiboum, à l’entrée…

… et à la sortie de la localité.

77
78
II- La (re)valorisation des différentiels frontaliers dans un
contexte d’impasse économique et de déficience étatique

L’objet de ce deuxième chapitre est de réfléchir sur la notion de « marge » en


Afrique centrale. La notion de marge est relative. Elle dépend beaucoup de l’échelle à
laquelle on se place et du critère pris en considération. Assurément, à l’échelle mondiale,
l’Afrique centrale est en marge des grands circuits commerciaux officiels et des principaux
centres de décisions politiques. Mais cette position marginale se vérifie moins si l’on
regarde certains trafics illicites ou criminels. D’une certaine manière, l’isolement
(économique et géopolitique) de l’Afrique centrale, la durée de la « crise » économique et
la déconsidération des États dans la région conduisent les sociétés locales à investir dans
« l’illégal », « le souterrain » et la « marginalité ». Comme l’observe J.-P. Raison, la
« marginalité est souvent devenue une condition de survie »58 dans le contexte de récession
et d’incertitude ambiant. Si cette marginalité a trait en premier lieu aux activités (trafics et
contrebande se multiplient), elle peut aussi être interprétée en termes d’espace : les marges
territoriales des États s’activent à la faveur de l’exploitation des différentiels frontaliers et
de la valorisation des rentes de situation. Ce sont ces différentiels que je me propose
d’examiner à présent. Lieux d’interface et de charnière avec un territoire voisin, les
espaces frontaliers sont à même de jouer et de profiter des décalages et des écarts existant
de part et d’autre de la frontière en matière réglementaire, économique, démographique
etc. (A et B). Mais la diversité de ces franges frontalières est grande. Là encore, leur
position marginale varie selon les territoires nationaux dans lesquels elles s’inscrivent.
Leur marginalité sur un plan géographique, par exemple, ne se vérifie pas toujours sur un
plan économique ou politique (C).

A- D’un État à l’autre : de subtils différentiels socio-économiques dans


une situation de faillite générale

À l’échelle planétaire, un différentiel socio-économique fort sépare l’Afrique


centrale avec les pays consommateurs du Nord, qui sont devenus des proches voisins
compte tenu des liaisons aériennes directes entre les capitales européennes et africaines.
Du point de vue de cette frontière Nord/Sud entre riches et pauvres, les pays d’Afrique
centrale se ressemblent. Ils ont en commun un bas niveau de vie, une économie plus ou
moins en déroute et une grande précarité matérielle : États, individus et acteurs
économiques s’adaptent comme ils le peuvent à cet environnement difficile (1).
À l’échelle plus grande de l’Afrique centrale, d’autres différentiels socio-
économiques apparaissent entre les États étudiés. Certes, ces différentiels-ci sont moins
saillants que le premier mais les écarts, même petits, permettent un jeu sur les frontières
d’État qui peut se révéler très lucratif.

58
- Raison J.-P., Géographie Universelle,vol. Les Afriques au sud du Sahara, 1994, p. 460.

79
Doc. 3- Répartition des exportations de la RCA en valeur, en 1993
Diamant
Bois
4% 3%
Coton
10%
Café
Divers
14% Or

67% Tabacs
Gomme
Cire d'abeille
Peaux brutes

source : Annuaire statistique de la RCA, année 1993, DSEE.

Doc. 4- Évolution officielle des exportations de diamant centrafricain

Année/exportations 1970 1975 1980 1985 1990 1994

poids en carats 471 810 331 672 335 493 342 654 412 957 530 991

valeur en 3 454 2 775 8 120 12 011 16 669 41 266


millions F CFA
taxes étatiques, en millions de 441 1 615 1 402 1 938 3 305
F CFA
source : Bureau d’évaluation et de contrôle des diamants et or (BECDOR), Bangui.

Doc. 5- Production de pétrole en 1997 Doc. 6- Part du pétrole en


(en millions de tonnes) pourcentage du PIB en 1996/1997

60
50
Guinée Eq. 0.5
40
Cameroun 6
30
Gabon 17.2
20
Libye 70
10
Nigeria 123 0
Nigeria Libye Gabon Cameroun Guinée
0 20 40 60 80 100 120 140
Eq.

Source : Wood Mackenzie in La Lettre du continent, n° 304, 23 avril 1998 ; GAMBLIN A. et alii, Images
économiques du monde, Paris, SEDES, 1998.

80
1- L’adaptation à une récession socio-économique durable en
Afrique centrale

Depuis les années 80, les pays d’Afrique centrale sont enferrés dans une
interminable récession socio-économique qui ne manque pas de nourrir les discours afro-
pessimistes sur la dérive du continent noir. Les indicateurs financiers et socio-
économiques (doc.7) fournis par la Banque Mondiale rendent compte du désastre même si
on peut légitimement s’interroger sur la validité d’une telle comptabilité, compte tenu de la
dégradation des appareils administratifs et de l’ampleur de l’économie frauduleuse. Malgré
les allégements décidés pour les États de la zone franc lors de la dévaluation du franc
CFA, le fardeau de la dette extérieure reste lourd : il représente entre 81% (Tchad) et
140% (Nigeria) du PNB en 1995. Nigeria, Cameroun et Gabon sont les pays les plus
endettés avec un montant respectif d’environ 35, neuf et quatre milliards de dollars59.
L’endettement interne est tout aussi préoccupant.

Doc. 7. Quelques indicateurs sociaux

1995/1996 Cameroun Gabon RCA Tchad Guinée Nigeria Libye


Espérance de vie à la naissance, 1996 56 55 48 48 50 53 68
Analphabétisme des adultes en %, 1995 36 36 40 51 nd 43 24
source : Banque Mondiale, 1998.

Révélateur de l’insuffisance sanitaire et médicale qui touche les pays étudiés, la


mortalité infantile fait des ravages. Selon la Banque Mondiale, son taux oscille, en 1996,
entre 54 ‰ (Cameroun) et 115‰ (Tchad) - à titre de comparaison, le taux est de 5 ‰ en
France -. Résultat des énormes efforts accomplis en matière de développement social et
sanitaire par le régime de Kadhafi, la Libye a un taux de mortalité infantile voisin de 25 ‰
et offre des indicateurs socio-éducatifs plus proches de ceux de l’Europe que de l’Afrique
centrale.
L’Indice de Développement Humain (IDH) des pays retenus est faible (fig.18).
Selon le PNUD, le Gabon et la Libye sont les seuls à bénéficier d’un « développement
humain moyen » ; ils sont aussi les seuls à être classés par la Banque Mondiale parmi les
« économies à revenu intermédiaire de la tranche supérieure ». Les cinq autres États
étudiés sont rangés parmi les « économies à faible revenu » et les Pays les Moins Avancés
(PMA) ; ils comptent parmi les plus pauvres de la planète.

Les pays de la sous-région se signalent par une économie très dépendante des
exportations de produits primaires, en particulier concernant le pétrole (Gabon, Libye,
Nigeria, Cameroun) -doc 4 et 5-, le café et le cacao (Cameroun, Centrafrique), le coton
(Cameroun, Centrafrique, Tchad, Nigeria), le bois (RCA, Gabon, Cameroun) et les mines
(manganèse, uranium gabonais)… Par exemple, la Centrafrique tire l’essentiel de ses
revenus d’exportation des diamants, du bois (sipo, sapelli, ayous) et du coton (doc.3 et 4).
Cette économie de rente est largement héritée du pacte colonial et de sa logique de
prélèvement. Hormis au Nigeria, la greffe industrielle opérée après la proclamation des
indépendances a échoué ; le tissu industriel est embryonnaire et se limite à des usines de

59
- Les chiffres sont extraits du Rapport sur le développement dans le monde, 1997 publié par la Banque
Mondiale.

81
Fig. 17

82
substitution aux importations ou à la transformation première des productions locales
(agro-industries, scierie…).
La décennie 80 a consacré la marginalisation de l’Afrique centrale vis-à-vis du
système économique international, sauf peut-être sur le plan pétrolier. Il est vrai que la part
des produits primaires, agricoles et minéraux, dont sont exportateurs les pays d’Afrique
centrale, n’a cessé de baisser dans les échanges internationaux. La région a surtout accusé
le retournement du marché pétrolier (depuis 1981), la chute du dollar, la dégringolade (dès
1985) du cours des matières premières et la montée des producteurs concurrents asiatiques.
Le résultat a été un tarissement net des recettes d’exportation et le creusement du déficit
des finances publiques. La participation officielle de l’Afrique centrale au commerce
mondial se réduit aujourd’hui à une peau de chagrin et induit un isolement certain.
Certes, la dévaluation du franc CFA a redonné temporairement une compétitivité
aux produits africains de la zone franc dont certains (café, cacao, coton, bois) ont
bénéficié, cette année-là, d’une remontée des cours mondiaux (toutefois bien en deçà du
niveau de 1970) sous l’effet d’une flambée spéculative. Mais les revenus tirés des
exportations demeurent incertains car soumis aux aléas du marché. Ainsi, le phénomène
climatique El Niño de 1997/98, aux conséquences agricoles désastreuses, suffira-t-il à
enrayer la baisse des cours mondiaux suscitée par la crise monétaire asiatique, dont les
pays africains risquent de pâtir ? D’ores et déjà, l’Indonésie a cassé le prix des bois
tropicaux, enlevant des parts du marché chinois au Gabon60. Dans ce pays où le secteur
forestier est le premier employeur du pays (plus de 10 000 postes contre 2 000 dans le
pétrole), les abattages ont été réduits de 30 à 20% pour 1998 et les licenciements atteignent
20% des effectifs.61 Tandis que s’effrite la compétitivité des pays africains, les dernières
barrières protectionnistes tombent : l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) remet
en cause les accords préférentiels conclus dans le cadre des conventions de Lomé entre la
Communauté Européenne et les pays ACP (Afrique-Caraïbes-Pacifique).
Au nord de l’Afrique centrale, la Libye n’échappe pas à cette situation de
marasme. Affectée par la baisse des revenus tirés des hydrocarbures (qui lui apporte
encore 10 milliards de dollars en 1995), la situation économique et sociale de la Grande
Jamahiriya a empiré depuis l’embargo, décidé en 1992 par l’ONU, aggravé en 1993 et
seulement suspendu en 199962. Isolé du monde occidental, le régime de Kadhafi s’est auto-
administré des plans d’austérité depuis la fin des années 80 : compression des dépenses
publiques de l’État (blocage des salaires), réduction des importations de produits
alimentaires et de biens de consommation, privatisation du commerce international pour
ces derniers… Les mesures rappellent dans leurs grandes lignes la purge libérale entreprise
dans les pays d’Afrique centrale par les gendarmes financiers du FMI et de la Banque
Mondiale.
En effet, tous les États d’Afrique centrale ont dû encaisser les thérapies de choc
ou plutôt, comme disent certains Africains, les chocs sans thérapie des Programmes
d’Ajustement structurel (PAS). Ces premiers plans de redressement financier qui prônent
le désengagement de l’État, selon le diktat libéral du FMI et de la Banque Mondiale,
60
- En 1997, la Chine a absorbé 60% des exportations de grumes gabonaises.
61
- source : Le Monde, 18 avril 1998.
62
- L’embargo fait suite au refus de la Libye de coopérer avec la justice française, anglaise et américaine et
d’extrader vers les États-Unis et la Grande-Bretagne ses ressortissants soupçonnés d’être impliqués dans
les explosions d’un Boeing américain au dessus de Lockerbie en 1988 et d’un avion français au dessus du
Niger en 1989. En 1992, l’ONU décide l’embargo sur les liaisons aériennes vers la Libye. En 1993, elle
interdit la vente au pays d’équipements liés à l’industrie pétrolière et gèle ses avoirs à l’étranger. Un
retournement a lieu en mars 1999 : la Libye accepte d’extrader aux Pays-Bas deux suspects impliqués
dans l’affaire de Lockerbie ; à leur arrivée, en avril, les sanctions contre la Libye ont été suspendues par
le conseil de sécurité de l’ONU.

83
remontent au milieu des années 80 : 1986 pour le Gabon, la Centrafrique et le Nigeria,
1987 au Tchad, 1988 au Cameroun et en Guinée Équatoriale. Le désengagement de l’État
est au cœur des PAS. Prébendier, rentier, manipulateur, l’État africain est accablé de tous
les maux dans les années 80 et désigné comme une entité viciée, responsable de la faillite
économique et financière du sous-continent. La solution est claire pour les institutions de
Bretton Woods.: il faut laisser faire le marché. C’était oublier la capacité redistributive de
l’État et oublier que « le marché ne nourrit aucun projet de société et n’assume aucune
régulation socio-politique » (P. Janin63).

Les populations ont payé le prix fort des mesures d’austérité destinées à
rééquilibrer le budget de l’État. La réduction des dépenses nationales s’est traduite par des
coupes massives dans la fonction publique, l’amputation du salaire des fonctionnaires (par
exemple, de 70% au Cameroun en 1994) et de sévères compressions de personnel dans les
entreprises privatisées, liquidées ou restructurées. Les corollaires sont connus et se
déclinent suivant la même litanie : baisse du pouvoir d’achat des habitants, dégradation des
services de santé et d’éducation, paupérisation accrue des moyennes et basses classes
sociales en ville (aboutissant à des retours de citadins au village), montée de la
délinquance, multiplication des activités de survie et des trafics mafieux. Conscients des
dégâts, les plans d’ajustement de la Banque Mondiale des années 90 intègrent un volet
social mais les résultats sont encore peu probants.
Les mesures d’ajustement structurel ont bouleversé le quotidien des habitants qui
se sont adaptés en resserrant davantage un train de vie déjà étriqué. Les dépenses pour la
nourriture, le logement, les déplacements, les soins, l’école ou les sorties sont encore plus
strictement comptées. Plusieurs États ont institué au début des années 90 la « journée
continue » de travail dans l’administration (Tchad, RCA, Cameroun…) afin de limiter les
allers-retours du midi entre le lieu de travail et le domicile, qui multiplient les dépenses en
transport. À Bangui, la consommation de pain a été réduite au profit de celle du manioc,
surtout depuis la dévaluation64. Au Cameroun aussi, « on redécouvre les produits locaux
comme le vin de palme ou la noix de cola (… ). L’économie ostentatoire se pratique de
moins en moins (… ). Réduire son train de vie signifie le plus souvent s’amputer
socialement et culturellement, s’interdire de se soigner, ne plus envoyer ses enfants à
l’école ou renoncer à célébrer dignement l’enterrement d’un père. La fameuse solidarité
africaine s’adapte elle aussi. Le cercle des relations se rétrécit, la réciprocité des dons et
des aides s’installe.» (G. Courade65) En ces temps incertains, la priorité va à la survie au
jour le jour. Les petits métiers précaires et instables se sont démultipliés en ville, avec
l’arrivée des diplômés sans emploi, des « déflatés » ou des « compressés » de la fonction
publique. Peu de secteurs et de personnes peuvent se targuer d’être à l’abri de la précarité
tant est grande l’incertitude quant aux lendemains et rapides les basculements de situation
économique et sociale. Les difficultés quotidiennes se lisent ainsi dans la réponse courante
des Camerounais et des Tchadiens au retour de l’apostrophe rituelle « ça va ? » : « on se
bat » ou « on est là » (faut-il comprendre « on est encore là » ?) sont devenues les
répliques habituelles.

Ce sombre tableau économique et social met en lumière l’assujettissement des


États d’Afrique centrale à la tutelle du FMI, de la Banque Mondiale et des bailleurs de
fonds publics et privés qui exercent à distance une sorte de « gouvernement par
63
- Janin P., « Un planteur sans État peut-il être planteur ? », Politique Africaine, n° 62, juin 1996, p. 56.
64
- À Bangui, le prix d’un sac (50 kg) de farine de blé variait entre 10 000 et 11 000 F CFA avant
dévaluation. En 1995, il atteignait entre 17 000 et 18 000 F CFA.
65
- Courade G., Le village camerounais à l’heure de l’ajustement, 1994, p 13-15.

84
procuration » (A. Mbembe66). Les directives économiques et financières des pays africains
sont décidées ailleurs, ce qui brouille les responsabilités politiques auprès des populations.
Le retrait de l’État de tous les grands secteurs de l’économie et, surtout, la cascade des
privatisations en cours (qui touchent les entreprises publiques ou parapubliques, mais aussi
les douanes, la fiscalité, la sécurité et l’exploitation forestière ou minière), renforcent
l’idée de la faiblesse des États. La privatisation de la fiscalité sur le bois en Guinée
Équatoriale, la délégation au Tchad de la perception des droits de douanes sur les produits
pétroliers confiée, entre 1995 et 1996, à une société suisse (la Cotecna), la surveillance
exercée par la SGS (Société de Gestion et de Surveillance) au Cameroun pour le contrôle
de la valeur en douane, ou bien la prolifération des sociétés de gardiennage (qui abolissent
de fait le monopole d’État de la violence légitime) attestent l’érosion des prérogatives
régaliennes. Signalent-elles pour autant la déliquescence achevée des États, en bref, leur
dépérissement ?
La privatisation de pans entiers de l’administration et de l’économie ne signifie
pas forcément un recul du pouvoir de l’État. Conclure à une re-colonisation des pays
africains, à la faiblesse des États ou à la perte des souverainetés nationales est par trop
hâtif. Les travaux de B. Hibou (1997, 1998), qui puise nombre de ses exemples en Afrique
centrale, révèlent au contraire la subtile adaptation des États africains à la nouvelle donne
libérale, à l’internationalisation de l’économie et aux injonctions des bailleurs de fonds.
Selon elle, la politique de privatisation imposée par les bailleurs de fonds aboutit moins à
« l’État-minimum » qu’à l’instauration d’une nouvelle gouvernementalité basée sur le
recours à des intermédiaires privés. Ce mode de gouvernement indirect qui prévaut de plus
en plus au sud du Sahara a d’ailleurs des filiations historiques : l’administration indirecte
pratiquée par les Britanniques dans leur colonie nigériane ou par les Français au nord-
Cameroun n’était-elle pas fondée sur la délégation du pouvoir colonial à des notables
privés ?
Loin d’être exclu du domaine économique et d’en perdre le contrôle, l’État s’y
maintient par le truchement d’opérateurs privés : hommes de pailles locaux, investisseurs
étrangers avec lesquels sont passés des accords secrets. L’imbrication des liens entre les
sociétés privées et les représentants des gouvernements en place est monnaie courante.
Ainsi, en RCA, l’ancienne société d’État SICPAD (huilerie, savonnerie, minoterie) a été
reprise en 1987 par des hommes d’affaires libanais dont l’accointance avec des
personnalités haut placées au pouvoir est notoire. De son côté, B. Hibou cite l’exemple de
la société privée de sécurité Africa Security qui a connu des moments difficiles après le
limogeage du chef de la police camerounaise, Jean Fochivé. Mais on pourrait aussi
évoquer le cas de la Cotecna au Tchad dont les recettes douanières furent largement
inférieures à celles perçues avant elle par les agents de l’État : est-ce parce que l’argent
était reversé directement à la cellule présidentielle et non au Trésor ? De même, l’opacité
et les querelles de clans qui entourent les privatisations des sociétés publiques renvoient
aux tractations gouvernementales pour garder la mainmise sur l’appareil productif par le
biais d’hommes privés, de confiance. « Au Cameroun, les privatisations ont clairement été
utilisées pour empêcher l’émergence d’élites susceptibles de s’opposer au régime actuel
(c’est le cas pour la BIAO en 1991, pour la Minoterie de Douala et pour Pamol à
l’encontre de Bamiléké ; pour la Sodécoton à l’encontre de notables du Nord). Au Nigeria,
les privatisations ont été conduites de façon à en écarter l’élite commerçante du Sud, qui
finance des partis opposés au régime militaire »67.

66
- Mbembe A., « Déconfiture de l’État et risques de la “transition démocratique” », Le Monde diplomatique,
mai 1993.
67
- Hibou B., « Le “capital social” de l’État falsificateur, ou les ruses de l’intelligence économique » in
Bayart J.-F, Ellis S. et Hibou B., 1997, op. cit., p. 110.

85
Le respect des conditionnalités imposées par les institutions de Bretton Woods est
ainsi préservé en façade : les privatisations recommandées sont opérées. Dans les faits
cependant, l’accaparement des ressources économiques nationales à des fins privées par
les représentants au pouvoir se perpétue sous de nouvelles modalités (notons que ce fait
désigné comme « économie de pillage » par B. Hibou, qui reprend l’expression d’W. G.
Hoskins, n’a rien de spécifiquement africain).

Tout comme la perte d’influence économique des États africains est à moduler, il
importe de mettre un bémol à la marginalisation officielle des économies africaines dans
les grands circuits d’échanges internationaux. Cette marginalisation n’est pas synonyme de
déconnexion vis-à-vis des marchés mondiaux. L’insertion des pays africains dans le
système économique mondialisé semble s’accomplir de plus en plus souterrainement par le
biais de réseaux « parallèles », d’activités délictueuses voire criminelles. Le
développement redoublé depuis la fin des années 80 de l’économie frauduleuse, son
interaction (à des degrés variés selon les pays) avec les activités politiques, son articulation
à des réseaux mondiaux témoignent d’une mutation de la « politique du ventre » (J.-F.
Bayart) et d’une extension de la délinquance économique. Le pillage des ressources
nationales (bois, diamants…), le braconnage, les trafics en tout genre (drogues, mercure…
), les opérations de blanchiment, tous ces faits s’intensifient depuis 10 ans à la faveur de
l’internationalisation économique et financière, des privatisations, de la dégénérescence
des appareils administratifs et d’une multiplication des conflits armés (Congo, République
démocratique du Congo, Tchad, Centrafrique…). L’ampleur récente et croissante du trafic
de drogues, souvent couplé avec celui des armes en Afrique centrale, ou bien le
phénomène des « fay-men » au Cameroun abondent dans le sens d’une dérive criminelle et
mafieuse des économies africaines. Est-ce-à-dire que la sortie de récession et l’intégration
au système-monde passeront inéluctablement par de tels chemins ? Il est trop tôt pour
répondre aujourd’hui mais certains politicologues suggèrent que « le glissement vers la
criminalisation du sous-continent est une probabilité forte »68.
Dans les années 80, les rapports de la FNULAD (Fonds des Nations Unies pour la
Lutte anti-drogue), de l’OGD (Observatoire géopolitique des Drogues) et les ouvrages d’E.
Fottorino mettent en exergue la situation de plaque tournante de l’Afrique centrale pour la
redistribution vers l’Europe et les États-Unis d’héroïne asiatique et de cocaïne latino-
américaine. À l’évidence, le phénomène est lié au développement de la conteneurisation et
à l’ouverture de lignes aériennes directes entre l’Amérique latine et l’Afrique. L’Afrique
centrale s’affirme actuellement comme un lieu de transit majeur dans le trafic des drogues
dures (fig.19), des réseaux principalement nigérians, kenyans et congolais (Congo-
Kinshasa) se chargeant d’organiser le trafic. Arrivée par l’est du continent (Éthiopie,
Kenya, Égypte) ou par Johannesbourg puis réexpédiée depuis Lagos ou Douala vers
l’Europe ou l’Amérique, l’héroïne suit toute une série de pistes via N’Djamena, Libreville,
Brazzaville… Si « la plus usitée de ces pistes passe par Douala », « la capitale gabonaise
reste de son côté une place forte pour la ventilation de l’héroïne arrivée du Kenya via
Luanda » (E. Fottorino69). La Guinée Équatoriale hispanophone est, quant à elle, l’une des

68
- Bayart J.-F., Ellis S. et Hibou B., 1997, op. cit., p. 53.
69
- Fottorino E., La piste blanche, 1991, p. 21 et 33.

86
Fig.19

87
plaques tournantes reconnues du trafic de cocaïne entre l’Amérique du Sud et l’Europe. La
liste est longue des personnes équato-guinéennes interpellées par la police pour trafic de
stupéfiants, qui appartiennent au service diplomatique ou qui sont membres ou proches de
la famille présidentielle (OGD, février 1997). La Guinée Équatoriale est ainsi classée par
l’OGD parmi les « narco-États » de la planète et citée par J.-F. Bayart, S. Ellis et B. Hibou
comme l’un des prototypes de l’« État-malfaiteur ».
À ces flux Sud-Nord de drogues dures s’ajoutent des flux (davantage Nord-Sud)
de psychotropes (valium), d’amphétamines (D. 10, 0.5, 0.25…) et de barbituriques.
Inondée par ces comprimés et ces stimulants multicolores venus d’Inde, d’Europe de l’Est
mais aussi du Nigeria et d’Afrique du Sud, l’Afrique centrale est à la fois un espace de
transit et de consommation. Par le Tchad passent, par exemple, des substances
psychotropes fabriquées au Nigeria et destinées à l’Arabie Saoudite. Mais les psychotropes
sont également consommés dans les pays africains, souvent mélangés à l’alcool, par les
enfants de la rue, les transporteurs…
Le phénomène le plus marquant en matière de drogues en Afrique centrale
demeure l’explosion au cours des années 90 des cultures de cannabis prévues, en général,
pour l’exportation vers l’Europe70. Déjà en 1991, E. Fottorino notait que l’Afrique centrale
était devenue la « principale pourvoyeuse d’herbe du continent » (1991, op. cit., p. 37) ; en
1996, la vaste étude menée par l’OGD confirme le fait. Des enquêtes personnelles
conduites au Cameroun dans le cadre de ce projet ont montré la reconversion de villages
entiers dans les cultures de chanvre indien (en particulier dans les hautes terres de l’Ouest),
villages qui étaient naguère spécialisés dans la production de café et de cacao. À l’origine
de telles mutations : l’effondrement des prix d’achat aux producteurs de café et de cacao et
la libéralisation des filières de commercialisation préconisée dans le cadre des PAS. Cette
dernière mesure s’est traduite par la disparition des coopératives fournisseuses d’engrais et
la vente à des commerçants privés, qui achètent au rabais café et cacao. Moins laborieuses
que les cultures de rente licites et assurant, à la différence de ces dernières, deux récoltes
annuelles (donc deux rentrées financières par an), les cultures de chanvre sont plus
lucratives : en 1996, le sac de cannabis était acheté 20 fois plus cher au producteur qu’un
sac de café.
Espace de trafic de drogues dures, zone de production et d’exportation, l’Afrique
centrale est aussi une place de blanchiment notoire de l’argent sale (OGD, 1997). Le
blanchiment s’opère par le biais d’investissements divers (entreprises, casinos, sociétés
nationales de jeux et de loteries) et à travers les systèmes bancaires. Plus coutumières des
liquidités que des chèques, les banques locales sont peu regardantes sur l’origine des
fonds. Liés ou non au procédé de blanchiment (le fait est difficile à prouver), hôtels,
casinos, loteries et machines à sous se sont en tout cas multipliés depuis le début de la
décennie 90, dans tous les pays étudiés. Selon B. Hibou, la société Socajeux en
Centrafrique serait par exemple liée à la pègre de Taiwan71. De son côté, la Guinée
Équatoriale est la cible de nombreuses attaques dans la presse espagnole qui y dénonce les
activités de blanchiment. La Guinée est, il est vrai, doté d’un hôtel de luxe toujours vide à
Bata (propriété d’un groupe italien), d’un casino à Malabo (dont est actionnaire
l’ambassadeur de Guinée Équatoriale en France en 1996) et le pays accumule les projets
avortés d’entreprises.
Le phénomène des « fay-men » camerounais, nouvelle pègre des années 90, étaye
également l’idée d’un renforcement des activités délictueuses au sein des économies
70
- Des flux entre pays africains existent également : un douanier employé au bureau principal de Limani
(Extrême-Nord du Cameroun) affirme en 1996 la saisie régulière de cannabis nigérian à l’entrée du
Cameroun. Sans doute est-il partiellement destiné à une réexportation vers l‘Europe.
71
- Hibou B., in Bayart J.-F., Ellis S. et Hibou B., 1997, op. cit., p. 157.

88
africaines. Le surnom donné à ces escrocs (en pidgin, « les hommes-fées ») suggère une
fortune soudaine et inexpliquée, surgie comme par enchantement et magie. Cette fortune,
les fay-men la doivent à divers arnaques et trafics : drogues dures (cocaïne surtout), pierres
précieuses, mercure rouge récupéré à l’est du pays, ossements humains… Composée
d’hommes jeunes, souvent originaires du nord-ouest du Cameroun, cette génération de
nouveaux-riches s’illustre par son comportement ostentatoire. On voit les fay-men rouler
en mercedez, occuper de somptueuses villas, arborer vêtements et bijoux les plus chics,
dépenser plusieurs millions de francs CFA (vrais ou faux) au cours d’une soirée au casino.
Extrêmement mobiles, ils multiplient les voyages à l’étranger, sont usuriers à l’occasion.
Admirés par une frange non négligeable de la jeunesse pour leur ruse, leurs « coups »
d’arnaque spectaculaires, ils bénéficient d’accointance avec certains responsables du
pouvoir (à l’instar de Jean Fochivé, ancien patron de police, renvoyé en mars 1996 pour sa
connivence affichée avec les réseaux mafieux). L’apparition d’une classe de nouveaux-
riches, liée à des trafics criminels, n’est pas une originalité camerounaise. Le Nigeria
compte lui aussi le même genre de parvenus, les « drug pushers », spécialisés dans le
narcotrafic.

Ce tableau des contre-performances des États d’Afrique centrale dans les


domaines économique, financier et social est une vision généralisante des difficultés que
connaissent les pays étudiés. Leur perte de compétitivité à l’échelle du globe, la faiblesse
de leur appareil de production et de commercialisation, aujourd’hui privatisé à tous crins
conformément aux normes libérales imposées par les institutions de Bretton Woods, sont
les principaux points à retenir. Chacun s’adapte comme il le peut : les hauts représentants
de l’État nouent, par exemple, des ententes avec les repreneurs des sociétés privées tandis
que de plus en plus d’individus choisissent pour survivre des créneaux économiques dits
« parallèles » ou optent pour des activités délictueuses, voire criminelles. Signe inquiétant,
ces dernières s’accentuent et sont souvent pratiquées en cheville avec des tenants du
pouvoir, comme si « la mise en clientèle de la société par l’État passait désormais
principalement par le contrôle de l’accès à l’économie parallèle » et non plus « par la
salarisation » (A. Mbembe72). Cependant, au-delà de ces grands traits, des disparités
socio-économiques notables se maintiennent entre les différents États d’Afrique centrale.

2- Le maintien de « talus économiques » (J.-C. Gay)

Les différentiels socio-économiques observés entre les pays d’Afrique Centrale


sont conditionnés par un faisceau de facteurs. L’héritage colonial, le destin politique
(parfois mouvementé) des États depuis l’avènement des indépendances, les options de
développement économique choisies par les gouvernements africains, la disponibilité en
ressources naturelles et, par dessus tout, l’accessibilité aux « centres » économiques de la
planète concourent à expliquer l’hétérogénéité des niveaux de développement entre les
États étudiés.
Au Moyen Âge et jusqu’à la conquête européenne, l’Afrique du Nord figurait
parmi les marchés porteurs du monde : les régions sahélo-soudaniennes de l’Afrique noire,
situées au débouché des voies caravanières, prospéraient alors grâce aux échanges

72
- Mbembe A., « Du gouvernement privé indirect », Politique africaine, mars 1999, n° 73, p. 110.

89
Fig. 20- Les infrastructures portuaires et ferroviaires

Doc. 8. Les routes asphaltées en 1996

Cameroun RCA Guinée Gabon Tchad Nigeria Libye


Longueur (km) 4 054* 506** 500 460 280² 42 500 25 000

Superficie du pays 475 000 623 000 28 000 268 000 1 284 000 924 000 1 775 000
(km²)
Nb de km revêtu pour
1000 km 8,5 0,8 18 1,7 0,2 46 6

* Ministère des Transports Camerounais, 1994 ; ** MTM, 2 avril 1993 ; *** Ministère des Transports, 1995
(Bangui/M’Baïki, Bangui/Sibut, Bangui/Bossembélé/Yaloké) ; ² Connaissance du Tchad, 1, CNAR, 1995
(Karal/Guitté/N’Djamena/Guélengdeng) ; pour la Libye et la Guinée Équatoriale : carte routière et
touristique Michelin, 1994 ; au Gabon : Libreville/Bifoun, Ndjolé/Ebel Alèmbé, Moanda/Franceville/Lekoni

90
transsahariens avec les régions voisines du nord. Depuis le XIXème siècle, les centres de
gravité économique du monde se sont déplacés, déclassant les axes de transport
transsahariens au profit de la voie maritime. Les marchés porteurs actuels (l’Europe,
l’Amérique du Nord et l’Asie) sont géographiquement éloignés de l’Afrique noire et ils
appuient leur domination économique et commerciale sur des échanges de marchandises
dont l’écrasante majorité emprunte la mer. En conséquence, l’enclavement s’appréhende
aujourd’hui à l’aune de la distance à la mer ou, plus précisément, en fonction de la qualité
des conditions d’accès à un port maritime. En découle une distorsion majeure entre les
pays d’Afrique dotés d’une façade maritimo-portuaire (Nigeria, Cameroun, Gabon, Guinée
Équatoriale, Libye) et les autres États dépourvus d’un accès direct à la mer (Tchad, RCA).
Au regard des équipements portuaires et du trafic maritime, la place du Nigeria
est prépondérante dans la région (fig.20). Avec un trafic de près de cinq millions de tonnes
en 1994 (selon l’ONPC), le principal port camerounais, Douala-Bonabéri, possède un
trafic bien en deçà de ceux de Lagos-Apapa (13 millions de tonnes dont 10 millions à
l’import) et de Warri (37 millions de tonnes). Il n’empêche que le port de Douala constitue
une porte maritime primordiale pour l’Afrique centrale, sans comparaison avec Libreville
dont le port d’Owendo (2,6 millions de tonnes en 1994) sert surtout à l’exportation de
grumes et de managnèse. L’autre port gabonais, Port-Gentil, enregistre certes un trafic non
négligeable (14 millions de tonnes en 1994) mais il s’agit presque exclusivement
d’exportation de pétrole. Naguère actif, le port congolais de Pointe-Noire, terminus de la
voie fédérale ou transéquatoriale73, pâtit quant à lui du délabrement de ses infrastructures,
des troubles intérieurs congolais et surtout, du fonctionnement hypothétique du chemin de
fer Congo-Océan, principal goulet d’étranglement de la voie transéquatoriale. Dès lors,
cette dernière, déjà interrompue pendant quatre mois du fait de la baisse des eaux de
l’Oubangui, connaît au cours des années 90 un fonctionnement limité et sporadique.
Bangui, la capitale centrafricaine enclavée, y recourt encore pour son approvisionnement
en hydrocarbures, en ciment (produit au Congo-Kinshasa) et pour une partie de ses
importations de céréales et de sel (photo.5).
Pour le Tchad et la RCA, l’enclavement est vécu comme un fardeau :
l’allongement des distances et du temps de transport jusqu’à un port maritime renchérit les
coûts de production et d’évacuation des produits, sans parler des difficultés que pose le
transit au niveau des formalités administratives et des conditions (souvent médiocres) du
transport au sol. En effet, l’enclavement ne serait pas un handicap (comme en Suisse) si la
connexion aux ports du golfe de Guinée était simple et rapide. Or, les documents relatifs
aux équipements nationaux en infrastructures de transport terrestres (fig.20 et 21, doc.8)
donnent un aperçu de l’insuffisance des voies de communication en Afrique centrale et
soulignent, en même temps, les fortes inégalités d’équipement d’un pays à l’autre.
À l’échelle du sous-continent, la densité du maillage routier nigérian s’affiche,
ainsi, avec force sur une carte (fig.21). Résultat de la politique de grands travaux routiers
lancée dans les années 70 grâce à la rente pétrolière, le Nigeria possède plus de 40 000 km
de routes revêtues, soit six fois plus que l’ensemble CEMAC. Les États de l’Afrique
centrale accusent, en effet, un net retard en matière d’infrastructures routières, retard que
les travaux routiers entrepris dans le cadre du projet TIPAC de l’UDEAC commencent
seulement à combler. Les axes goudronnés, encore rares, se décomptent facilement,
notamment au Tchad, en RCA et au Gabon où la densité des routes asphaltées est très
faible. À l’origine d’une telle carence, on peut invoquer les difficultés posées par le milieu

73
- Elle est formée par le chemin de fer Pointe-Noire - Brazzaville, prolongé vers le nord par la navigation
fluviale sur le Congo-Oubangui jusqu’à Bangui (fig.20).

91
92
Fig. 21- Les routes revêtues en 1994
(carte extraite de l’Atlas de la Zone Franc en Afrique subsaharienne)

Photo. 5- La circulation fluviale entre Bangui et Brazzaville


(barges et pousseurs quittant Bangui)

93
Photo. 6a- Route goudronnée gabonaise en mauvais état (tronçon Libreville-Bifoun)

Photo. 6b- Piste en terre ravinée au sud-Cameroun (tronçon Ambam-Ngoazik)

Photo. 6c- Pont en bois sur une piste réhabilitée par la Sodécoton (D 89) -Cameroun-
Région de Touboro-Mbaiboum

94
naturel (telle l’omniprésence de l’eau dans la cuvette congolaise), le sous-peuplement
(pour les États d’Afrique forestière, le sud-libyen et le nord tchadien), la priorité accordée
au rail (au Gabon) ou la défaillance financière des États.
Mieux doté en infrastructures de transport au sol que les autres pays de la
CEMAC, le Cameroun arrive en troisième place derrière le Nigeria et la Guinée
Équatoriale pour la densité de la desserte intérieure. Et si la longueur des routes
camerounaises goudronnées fait pâle figure à côté de celle du Nigeria, elle est en moyenne
10 fois plus étendue que celle des autres États voisins. La Guinée Équatoriale possède,
elle, un nombre relativement élevé de routes revêtues au regard de sa faible superficie.
Colonie modèle des Espagnols, le pays a hérité de plusieurs voies routières (sur l’île Bioko
et au Rio Muni) qui, au milieu des années 90, sont améliorées par la Chine (cette dernière
a réhabilité 63 km sur l’axe Bata-Niefang et construit une route entre Ncué et Mongomo).
À petite échelle, les routes bitumées se localisent dans les régions les plus
peuplées et économiquement actives. Pourtant, la présence du goudron ne garantit pas
toujours un trafic plus rapide et une circulation meilleure. Souvent irrégulièrement
entretenus, les axes asphaltés sont en certains cas très dégradés, présentant une chaussée
parsemée de trous qui s’échelonnent du nid de poule jusqu’à la crevasse (photo.6a).
En dehors des voies revêtues, le réseau routier se compose de pistes en terre, de
largeur et de qualité variables selon l’entretien. Souvent ponctuées de ponts en bois
(photo.6b et 6c) enjambant les cours d’eau, ces pistes présentent parfois le défaut d’un
manque de visibilité en saison sèche : les nuages de poussière soulevés par la croisée de
deux véhicules masquent complètement le champ de vision et sont cause d’accidents (cf.
dans le Woleu-Ntem gabonais). L’inconvénient majeur des routes en terre est surtout leur
impraticabilité en saison des pluies. Les eaux de ruissellement entraînent des ravinements
en travers de la chaussée, responsables de secousses pénibles et d’un bombement central
de la route, à l’origine du renversement de certains camions. Pire, certaines pistes se
transforment en bourbiers infranchissables (photo.7a et 7b) et des ornières de trois ou
quatre mètres se créent après le passage entêté de véhicules surchargés (cf. la route
Meiganga/Garoua Boulai au Cameroun). Le médiocre état du réseau routier limite la durée
de vie des camions.
Contribuant au désenclavement des territoires, les lignes ferroviaires sont peu
nombreuses dans la région, à l’exception, encore une fois, du Nigeria. De fait, la voie
ferrée nigériane, léguée par les colons, est la seule à présenter des interconnexions. C’est
elle qui a guidé et permis l’extension des cultures de rente (arachide et coton) dans le nord
du pays, avant d’être supplantée par la route. Les autres lignes ferroviaires d’Afrique
centrale sont de simples perpendiculaires à la côte (fig.20). Elles servent surtout à
l’évacuation des matières premières. Par exemple, le Transgabonais assure le transport du
manganèse du Haut-Ogooué jusqu’à Libreville. La construction, en 1987, du rail gabonais
a d’ailleurs rendu inutile la branche septentrionale de la vieille ligne coloniale du CFCO
(Chemin de Fer Congo-Océan) qui menait jusqu’à la frontière gabonaise (Mont
Bélo/M’Binda). Cette branche a été abandonnée par la Comilog (Compagnie minière de
l’Ogooué) en 1991, puis reprise, en 1993, par le CFCO. Au final, seul le chemin de fer
Transcamerounais, prolongé en 1974 jusqu’à Ngaoundéré et relayé par une route bitumée
jusqu’à la frontière tchadienne, reste largement utilisé par les pays enclavés limitrophes, ce
qui lui confère une dimension internationale. Certes, le fonctionnement de la ligne
camerounaise comporte son lot d’aléas, le matériel est vétuste et la Régie des Chemins de
Fer Camerounais (Régifercam), à la gestion déficitaire, a été privatisée en 1999.
Néanmoins, le Transcamerounais joue un rôle non négligeable dans le désenclavement du
Tchad et de la RCA (cf. 2ème partie, I-B-1), sans commune mesure avec celui du CFCO.

95
Photo. 7a et 7b- Camions embourbés dans la région de Garoua Boulai (Cameroun)

96
97
L’enclavement est pénalisant en ce qu’il rend onéreux toute opération
d’industrialisation et d’équipement et qu’il rend problématique l’exploitation des matières
premières. Regardons, à cet égard, les difficultés du Tchad à débuter l’exploitation du
gisement de pétrole de Doba (fig.22) découvert, au début des années 90, dans le sud du
pays (vers Doba, dans le Logone Oriental). Un oléoduc de 1 100 km joignant le port
camerounais de Kribi a théoriquement été prévu pour permettre l’exploitation, à partir de
2001, du pétrole tchadien par un consortium dominé par l’Américain Esso (les sociétés Elf
et Shell sont également présentes), du moins à condition d’une remontée du prix mondial
du baril autour de 18 dollars. Cet oléoduc chargé d’évacuer le pétrole tchadien ne
rattrapera pas en kilomètres les nombreux pipe-lines nigérians, cependant il étoffera le
réseau d’infrastructures au sol camerounais et renforcera, s’il est construit, le fossé entre ce
pays et les autres États d’Afrique centrale. En effet, pour l’instant, les opérateurs
économiques et politiques (consortium pétrolier, Banque Mondiale…) impliqués au Tchad
discutent, hésitent, reculent (au début 1999, les travaux de construction du pipe-line ont été
arrêtés). Inversement, en Guinée Équatoriale, l’exploitation du pétrole a donné lieu à
moins de tergiversations, car les modalités de l’exportation du pétrole à partir du golfe de
Guinée posent moins de complications. Localisé vers Alba, au nord de l’île de Bioko, le
gisement équato-guinéen est, ainsi, commercialisé depuis le mois d’avril 1992 par une
société pétrolière américaine, la Walter International, et le pétrole est devenu la première
exportation en valeur de la Guinée, supplantant ainsi le bois, en tête depuis 1987.
L’exemple du bois étaye pareillement le lourd handicap que constitue l’absence de port
maritime pour la mise en valeur des richesses naturelles. Des essences forestières
exploitées au Cameroun ne peuvent l’être en RCA car le prix de transport pour évacuer le
bois par Douala est supérieur au prix FOB (Free on Board) de la marchandise.

Non seulement les pays d’Afrique centrale ouverts sur l’océan atlantique ont
davantage de facilités pour commercialiser leurs ressources naturelles sur le marché
international, mais ils sont aussi avantagés par rapport aux États enclavés pour développer
des industries. Sans évidemment être réductibles à la détention ou non de port(s)
maritimes, les inégalités de développement industriel y sont toutefois fortement liées.
Ainsi, un premier différentiel industriel patent existe entre le Nigeria et les autres
pays d’Afrique centrale. En effet, le Nigeria émerge en tant que puissance industrielle (et
pétrolière) de l’Afrique occidentale et centrale, dont il est le pôle structurant. La
Fédération est, après l’Afrique du Sud, le principal pôle d’impulsion économique de
l’Afrique subsaharienne. Certes, son tissu industriel, dense et diversifié, subit les
contrecoups de la récession, en particulier les branches dépendantes de l’importation de
matières premières et de machines (par exemple, les usines d’assemblage électronique et
automobile -Peugeot et Volkswagen-). Certes, on parle plus aujourd’hui du Nigeria en
termes de « géant ou de Gulliver empêtré » qu’en termes de « dragon ». Reste que la
capacité et le poids industriels nigérians sont sans comparaison avec ceux des pays voisins.
Selon une étude menée en 199374, « on compte au Nigeria près de 2 000 unités
industrielles contre presque dix fois moins au Cameroun et moins d’une dizaine dans les
autres pays ». Cette masse industrielle nigériane est un élément à prendre compte même si,
en proportion de leur population, Cameroun et Nigeria ont sensiblement le même nombre
d’unités industrielles.

74
- Voir le dossier intitulé Le Nigeria et les perspectives d’intégration régionale en Afrique de l’Ouest,
réalisé par le Club du Sahel, le CILSS, le Réseau Stratégies Alimentaires et l’unité CINERGIE
BAD/OCDE

98
Fig.22

99
La grande vague d’industrialisation nigériane s’est opérée durant la décennie 70,
sous-tendue par les substantiels revenus pétroliers. D. C. Bach75 rappelle qu’ils ont
centuplé entre 1970 et 1980 passant de 250 millions à 25 milliards de dollars, détrônant à
cette occasion la rente agricole. Au septième rang pour l’exportation mondiale de pétrole
en 1996, le Nigeria vit au rythme des exportations d’hydrocarbures (pétrole et gaz) : la
manne pétrolière a permis le financement d’industries lourdes (pétrochimie, aciéries,
notamment celles d’Ajaokouta) et d’industries de substitution aux importations, souvent de
concert avec des investisseurs étrangers, fournisseurs du savoir-faire technologique
(Britanniques, Américains, Allemands, Français et, depuis les années 80, Italiens et
Japonais).
La puissance manufacturière nigériane ne tient pas qu’au pétrole. Le pays jouit
d’avantages comparatifs indéniables par rapport aux pays de la zone franc : la taille
énorme de son marché domestique (près de 100 millions d’habitants en 1995) qui lui
permet de réaliser des économies d’échelle ; une main d’œuvre peu chère ; une énergie à
coût réduit (gazole, hydroélectricité). Malgré la cure d’austérité opérée depuis la deuxième
moitié des années 80, les pôles agro-industriels, les brasseries, les usines textiles, les
cimenteries et l’industrie du cuir de la Fédération conservent une bonne tenue grâce à
l’utilisation ou à la réutilisation des matières premières locales (la bière est, par exemple,
fabriquée avec du sorgho et du maïs qui ont été substitués, récession oblige, au malt
importé).
Moins éclatant que celui généré par le Nigeria, un deuxième différentiel industriel
sépare le Cameroun des autres pays d’Afrique centrale. La puissance industrielle du
Cameroun confère au pays un rôle de locomotive régionale à l’intérieur de la CEMAC.
Selon un rapport de l’ONUDI (Organisation des Nations Unies pour le Développement
industriel) établi en 1995, le secteur manufacturier du Cameroun représente près de 70%
de la valeur ajoutée manufacturière des États de la CEMAC. Plusieurs facteurs expliquent
l’importance et la diversité du tissu industriel camerounais. Outre la présence du port de
Douala, on note, parmi eux, la variété des conditions écologiques76 qui multiplie les types
d’agro-industries, la stabilité politique interne, la présence d’une classe d’entrepreneurs
locaux incarnée par le Bamiléké Victor Fotso ou le Peul Fadil, édificateurs de vastes
empires industriels, enfin la politique industrielle conduite par l’État avec l’argent du
pétrole. De nombreuses sociétés publiques et parapubliques ont été créées au cours des
années 70, par exemple la Sodécoton, Chococam (Chocolaterie-Confiserie Camerounaise)
ou, en 1975, Camsuco (Cameroon Sugar Company).
Comparée au Cameroun, l’indigence industrielle des autres pays d’Afrique
centrale est frappante. Lourdement handicapés par la cherté de l’énergie et l’enclavement,
le Tchad et la RCA ont sensiblement le même tissu industriel : huilerie-savonnerie à partir
du coton (Cotontchad/ Husaca) ou de noix de palmistes (Centrapalm en RCA), brasserie
(BDL et BGT au Tchad, Mocaf -groupe Castel- en RCA), usine de cigarettes Bolloré
(MCT au Tchad, Socacig en RCA) et sucrerie (Sonasut/Sogesca) en forment le noyau dur.
Dans les deux États (mais aussi au Congo et en Guinée Équatoriale), l’appareil de
production sommaire a été mis à mal par les troubles politiques. L’usine de cigarettes
Socacig a par exemple brûlé en 1996, lors des mutineries en RCA. En Guinée Équatoriale,
les rares entreprises sont en difficulté, telles l’usine de farine « Molinos de Bioko » à
Malabo, la fabrique de clous et de tôles de Bata, la briqueterie ou l’usine de mise en
bouteille d’eau minérale de Luba.

75
- cf. Bach D. C., Egg J. et Philippe J. (dir.), Le Nigeria, un pouvoir en puissance, 1988.
76
- On dit souvent du Cameroun qu’il constitue une « Afrique en miniature » en raison de la présence des
grands domaines bio-climatiques africains (guinéen, soudanien et sahélien) et du caractère montagneux
d’une partie du territoire.

100
Malgré l’existence du port de Pointe-Noire, le Gabon connaît, lui aussi, un tissu
industriel embryonnaire composé, entre autres, d’une cimenterie, d’une fabrique de
cigarettes Bolloré (Sociga), d’une sucrerie (la Société Sucrière du Haut-Ogooué ou
Sosuho) et de quelques complexes agro-industriels (Hévégab). Ici, l’abondance des
ressources primaires a donné lieu à une économie fondamentalement extractive. Le
développement industriel est freiné par l’insuffisance de la main d’œuvre et par le
comportement rentier des Gabonais, acquis pendant les années d’euphorie pétrolière (les
« 12 Glorieuses » de 1973-85), placées sous le signe de l’argent facile. Attirés par les
emplois dans la fonction publique et la bureaucratie, les habitants sont des habitués de la
consommation, pas de la production. L’investissement industriel est délaissé au profit de
l’investissement immobilier urbain, particulièrement prisé (le taux d’urbanisation
gabonais, proche de 75%, est l’un des plus élevés d’Afrique noire).

Si elle éclaire partiellement les clivages existant en matière d’équipement


industriel, la question de l’accessibilité des pays aux marchés économiques porteurs de la
planète est insuffisante pour rendre compte des écarts de richesse entre États. L’examen du
Produit intérieur brut (PIB) par habitant et du Produit national brut (PNB/hab) donne un
aperçu imparfait, mais non moins intéressant, des écarts de richesse entre les États :

Doc. 9- Évolution du produit intérieur brut (PIB), PIB/hab et PNB/hab

Nigeria Libye Gabon Cameroun RCA Tchad Guinée Éq.


PIB brut (millions de $)
1970 nd 5 450 (1972) 322 1 160 169 302 nd
1980 93 082 35 077 4 285 6 741 797 727 nd
1990 34 760 22 990 4 700 11 100 1 200 1 100 nd
1992 29 700 30 000 5 913 10 397 1 251 1247 42
1995 26 817 23 000 4 691 7 931 1 128 1 138 144*
1997 nd nd 5 153 9 115 1 019 1 603 487
PIB/hab, 1995 243 $ 4 600 $ 4 691 $ 566 $ 376 $ 162 $ 351 $
PNB/hab, 1997 250 $ nd 4 120 $ 620 $ 320 $ 230 $ 1 060 $

source : Banque Mondiale, Rapport sur le développement dans le monde, 1997 et 1998. * Banque de France. Pour
la Libye : CIHEAM et IAMM, Annuaire des économies agricoles et alimentaires des pays méditerranéens et
arabes, 1995 et CEFI, La Méditerranée économique, 1992.

Trois pays se détachent par leur richesse relative, largement imputable au pétrole :
la Libye, le Gabon et, depuis quelques années, la Guinée Équatoriale.
Le Gabon est un « vieux » producteur de pétrole (depuis 1957), à l’instar de la
Libye (depuis 1961), du Nigeria (depuis 1958) ou du Cameroun (depuis 1978).
« L’émirat » gabonais conserve encore une image d’Eldorado, bien qu’elle se soit ternie.
Ainsi, il garde en 1996 le plus haut revenu d’Afrique noire (soit 3 950 dollars par tête
d’habitant) grâce à sa rente pétrolière77, mais aussi minière (manganèse, uranium) et
forestière (l’okoumé). Tout comme la Libye et le Nigeria, le pays gabonais exerce une
attraction maintenue sur les étrangers, essentiellement des ressortissants d’Afrique de

77
- NB : le Gabon a quitté l’OPEP en juin 1996, ce qui lui a permis de dépasser le quota de production fixé
par l’organisation.

101
fig.23

102
l’Ouest (« Aofiens »78) qui viennent y chercher du travail. La Libye attire, elle, en sus des
Africains, des Arabes (surtout des Tunisiens), des Asiatiques et des Européens de l’Est.
Longtemps isolée des autres pays de la région par son extrême pauvreté (cf.
l’évolution de son PIB), la Guinée Équatoriale conserve une économie exsangue, même si
la rente pétrolière est en passe de changer la donne. Le pays était pourtant prospère au
moment de son accession à l’indépendance, en 1968 ; il exportait alors café, cacao et bois
(Pelissier, 1969). Depuis, la Guinée a été ravagée par les dictatures sanguinaires des
Nguema qui ont entraîné un exode massif des diplômés et des personnes qualifiées (plus
de 100 000 personnes durant la décennie 70). La production de café et de cacao s’est
écroulée. En 1994, la dette extérieure de la Guinée Équatoriale était la plus élevée du
monde par habitant79. La conséquence de l’injection pétrolière dans l’économie (depuis
1992) est un triplement du PIB/habitant en trois ans (314 $ en 1994, plus de 1 000 $ en
1997) qui propulse la Guinée derrière le Gabon. La Guinée Équatoriale est-elle un
« émirat » émergeant ? La gestion financière peu rigoureuse du pays, les modalités de
redistribution de la rente pétrolière et la conjoncture pétrolière mondiale (à la baisse)
invitent à modérer l’embellie apportée par l’or noir.
Également exportateur de pétrole et disposant du PIB brut le plus élevé de la
région, le Nigeria se range néanmoins parmi les pays les plus pauvres de la région (Tchad
et RCA) quand on rapporte le revenu national au nombre d’habitants. Le Cameroun, quant
à lui, occupe une position intermédiaire en termes de richesse nationale. Classé dernier par
son PIB/hab ou son PNB/hab, le Tchad est promis à un avenir pétrolier et affichera peut-
être, un jour, une remontée de PIB semblable à celle que connaît aujourd’hui la Guinée
Équatoriale.

Les différentiels agricole et pastoral observés entre les États étudiés se distinguent
des précédents clivages économiques décrits car ils sont en grande partie liés aux
conditions naturelles. Bien entendu, d’autres facteurs interviennent, tels les choix de
développement adoptés par les gouvernements africains depuis les années 60, notamment
pour l’agriculture.
Sur le plan pastoral, un premier contraste oppose les pays d’élevage bovin
(Tchad, RCA, Cameroun, Nigeria) et les pays forestiers (Guinée Équatoriale, Gabon) où
l’activité de pâturage est impossible en raison de la trypanosomiase bovine et où
l’importation de bétail sur pied ou de viande bovine est donc obligatoire. Le plateau
nigérian de Jos, le plateau de l’Adamaoua, la moitié nord du Cameroun (plaine du Faro,
vallée de la Bénoué et du Mayo-Kebbi), la dorsale centrafricaine (quart nord-ouest du
pays) et le centre de la RCA (autour de Bambari et dans la Basse-Kotto) sont les
principales terres d’élevage et de transhumance pastorale (fig.23). Au sein même de ce
groupe de pays « éleveurs », un autre différentiel apparaît (doc.10) entre les États dont les
besoins nationaux en viande bovine sont couverts par le cheptel local (Tchad, RCA) et
ceux dont le cheptel bovin ne parvient pas (sinon, plus difficilement) à satisfaire
l’ensemble de la demande nationale (Cameroun, Nigeria). On peut accessoirement relever
que le Tchad tranche avec les autres pays « éleveurs » de la zone par l’importance de son
cheptel (surtout bovin), en dépit de la guerre et des vagues de sécheresse successives qui
ont décimé les troupeaux, et par la contribution élevée des activités d’élevage au PIB.
L’élevage est, ainsi, souvent désigné comme la « seconde mamelle de l’économie
tchadienne », après le coton.

78
- Le terme « Aofien », qui fait référence à l’ancienne Afrique occidentale française (AOF), est devenu
anachronique. Pourtant, son usage persiste en Afrique centrale, en particulier dans la presse locale.
79
- À cette date, elle se monte à 260 millions de dollars (Monde diplomatique, juillet 1994).

103
Doc. 10- Cheptel bovin

Tchad Centrafrique Cameroun Nigeria


(en millions de têtes) 1990 4* 2,5** 2,31 15***
1996 4,8 2,8 2,9 18
Nbre de têtes pour 100 hab
en 1996 68 93 20 15

* source : Arditi C., Harre D. et Igué J. O. (1990).


** source : ANDE, Annuaire statistique de l’élevage 1987-1990 , Bangui.
*** Chiffre de 1991, source : FAO, Bulletin trimestriel de statistiques, vol. 6, 1993.
1
Ministère camerounais de l’Élevage, des Pêches et des Industries Animales, d’après les statistiques des
délégations provinciales du Nord, de l’Extrême Nord et de l’Adamaoua.
Pour l’année 1996 : les estimations sont fournies par les Images Économiques du Monde, 1998.

Doc. 11- Évolution de la production de céréales* (1970-1990)


au Tchad, au Cameroun et au Nigeria (en milliers de tonnes)

Années Tchad Nigeria Cameroun Libye


1970 670 7 516 623 155
1980 510 7 550 753 234
1990 601 9 126 713 303**
En kg/hab/an
(1990) 86 100 51 60

source : FAO pour le Nigeria et Cameroun, Ministère de l’Agriculture et du Développement rural


pour le Tchad
* mil, sorgho, riz, blé, maïs et pour la Libye : blé, orge, maïs.
** chiffre de 1993, source : Annuaire des économies agricoles et alimentaires des pays
méditerranéens et arabes.

Photo. 8- Culture d’oignons en bordure du lac Tchad (environs de Karal, Tchad)

104
105
Sur le plan agricole, les distorsions entre États sont tout autant remarquables. Les
potentialités agricoles de départ sont, il est vrai, très disparates : un pays hyperaride
comme la Libye (2% des terres y sont cultivables) ou bien le Tchad, touché au 2/3 de son
territoire par l’aridité, sont à l’évidence bien plus mal desservis par la nature que les pays
forestiers (Gabon, Guinée Équatoriale) ou la RCA, dominée par les forêts claires et la
savane. Ces trois-là ont un territoire où l’agriculture est partout possible. Dans les étendues
forestières du domaine équatorial ou du monde tropical humide, le problème de la
suffisance des pluies ne se pose pas, les greniers s’avèrent inutiles pour les cultures
vivrières (bananes, racines et tubercules) ramassées ou cueillies tout au long de l’année.
L’angoisse de la disette à l’approche de la soudure n’existe pas chez les sociétés de
planteurs-cueilleurs de la forêt, à la différence de ce qui passe chez les céréaliculteurs de la
zone soudanienne et sahélienne.
Au Sahel, la sécheresse persistante depuis les années 70 et l’irrégularité des
précipitations, selon les espaces et les années, rendent aléatoires les récoltes vivrières
(surtout mil et sorgho). Il en va ainsi de la partie centrale du Tchad, de l’extrême-nord du
Cameroun et du Nigeria soumis aux mêmes incertitudes pluviométriques (fig.15, p.67).
Ces régions connaissent en alternance des années de déficit agricole et des bonnes années,
quelquefois marquées par une production excédentaire. Le fait est d’autant plus notable
que ces milieux soudano-sahéliens vulnérables correspondent à des espaces de forte
densité humaine (doc.11).
À 30% sahélien, le Tchad doit faire face à une production agricole nationale
éminemment variable. La personnalité agro-pastorale du pays est claire ; l’agriculture, la
pêche et l’élevage représentent près de 46% du PIB en 1996 et font vivre près de 85% de
la population. Les (rares) années de bonne pluviométrie, le pays parvient à l’autosuffisance
alimentaire, comme en 1994, année record pour la production céréalière avec 1 174 500
tonnes80 (doc.12). Inversement, en 1996/1997, la campagne agricole tchadienne fut
insuffisante (840 000 tonnes), le déficit céréalier dépassa les 200 000 tonnes et le président
Idriss Déby dût demander une aide d’urgence à la communauté internationale pour les
régions menacées de famine. Chose importante : les difficultés de survie observées en
certains endroits du pays n’empêchent pas de relever ailleurs de bons résultats agricoles,
que ce soit pour des productions soudaniennes (arachide, sésame) ou sahéliennes (gomme
arabique81, maraîchage du lac Tchad82 -ail, oignons, tomates-) (photo.8).
Malgré le but lointain de parvenir à l’autonomie alimentaire et les aménagements
de culture irriguée en plein désert, la Libye doit acheter environ six fois plus de céréales
qu’elle n’en produit, au début des années 90.
Comme le Tchad, le Gabon se différencie des autres pays de la zone par son
déficit alimentaire structurel. Ce déficit gabonais surprend eu égard aux ressources
agronomiques avantageuses du pays (large disponibilité en terres, climat équatorial…). En
fait, l’agriculture gabonaise, pratiquée essentiellement sous une forme extensive, n’a pas
été privilégiée par l’État, enivré qu’il était par les revenus démesurés que procurait le
pétrole dans les années 70 et 80. À l’heure du « ramadan financier » (selon l’expression
du président gabonais El Hadj Omar Bongo), le réveil est rude, le manque en produits

80
- Les besoins céréaliers du Tchad s’élèvent à près de 1,1 million de tonnes.
81
- Obtenue au terme de la saignée de certains acacias (acacia seyal, acacia senegal,…), la gomme arabique
est un produit de cueillette caractéristique de la zone sahélienne. Elle est utilisée dans l’industrie
alimentaire et pharmaceutique. Le Tchad est le deuxième producteur mondial de gomme derrière le
Soudan.
82
- L’intensification des cultures maraîchères dans les bordures tchadiennes du lac Tchad est une des
conséquences positives de la sécheresse sahélienne. La rétraction des eaux lacustres a découvert de vastes
zones humides et fertiles (Magrin, 1996).

106
vivriers

107
Doc. 12- Évolution de la production céréalière au Tchad (1963-1994)
(mil, sorgho, blé, riz, maïs)

108
flagrant, surtout pour l’approvisionnement des centres urbains. Le gouvernement déploie
depuis la fin des années 80 une action pour rattraper le retard (par exemple, en développant
les cultures maraîchères à la périphérie librevilloise), mais la pénurie est loin d’être
comblée. État minier, État pétrolier, État forestier, le Gabon est tout, sauf un pays agricole.
La contribution du secteur agricole au PIB est minime (7% en 1996) et bien en deçà du
pourcentage observé dans les pays voisins, à savoir entre 40% (au Cameroun) et 56% (en
Centrafrique). Les mentalités qui dévalorisent le travail masculin de la terre,
traditionnellement considéré comme une tâche féminine sauf pour l’abattage des arbres
(l’homme s’occupant, lui, d’activités plus nobles comme la chasse et la pêche) n’incitent
guère au changement.
La RCA et la Guinée Équatoriale ont une agriculture de subsistance qui leur
permet d’atteindre l’autosuffisance alimentaire et de dégager, localement, du surplus pour
quelques produits ciblés (tels les mangues ou le taro en Guinée Équatoriale).
Globalement, le Cameroun et le Nigeria sont les deux puissances agricoles
régionales et ils exportent plusieurs productions locales. Toutefois, leurs besoins en blé et
riz étant insuffisamment couverts, ces deux États importent massivement des céréales
(surtout le Nigeria), comme le font aussi, dans des proportions moindres, les autres pays de
la région.
En examinant la production agricole à la lumière des besoins nationaux, une
différenciation fine s’opère entre le Nigeria et le Cameroun, celui-ci enregistrant les
meilleures performances agricoles. À la différence du Nigeria, la politique de
développement industriel menée au Cameroun lors du bond pétrolier ne s’est pas faite au
détriment du secteur agricole, principale victime, côté nigérian, du « syndrome
hollandais »83. En effet, la production céréalière nigériane chute de 8 500 t en 1970 à
6.400.t en 1980, selon la Banque centrale nigériane84. Au Cameroun, les autorités
camerounaises ont tôt fait le choix de parvenir à l’autosuffisance alimentaire ; le slogan
« l’agriculture comme base de l’économie camerounaise » fut lancé dès l’indépendance.
Dans les années 70, l’État camerounais a multiplié, avec un succès mitigé, les projets
d’aménagement agricoles, comme la SEMRY, créée en 1971 (Engola Oyep, 1991), la
Sodéblé (un échec retentissant) ou la Sodécoton. Les hautes terres volcaniques fertiles de
l’Ouest camerounais (Grassfields, pays Bamiléké) sont le siège d’une culture vivrière
intensive et constituent le principal grenier à vivres du pays. Au Nord-Cameroun, le bond
en avant de la production agricole depuis les années 60 est à imputer aux initiatives
paysannes (Roupsard, 1987).
Côté nigérian, la prise de conscience de la priorité agricole est récente : depuis
1982-83, le gouvernement a lancé une vaste politique de relance de la production nationale
(subvention d’engrais, projets agro-industriels, restriction ou interdiction dans les années
80 des importations de céréales). En 1990, la production céréalière nigériane est remontée
à 11 300 t. Cependant, au milieu de la décennie 90, le pays est encore obligé d’importer
de grosses quantités de céréales (blé américain, riz thaïlandais) pour couvrir un déficit de

83
- L’expression de « syndrome hollandais » a été forgée pour décrire les difficultés auxquelles étaient
confrontés les secteurs industriels d’exportation des Pays-Bas à la suite de l’exploitation à une grande
échelle du gaz naturel. La richesse en matières premières (pétrole, mines…) provoque une flambée des
recettes publiques, la hausse des salaires et une appréciation réelle du taux de change préjudiciables aux
autres secteurs économiques. L'excès de revenus par rapport à la production crée un déséquilibre qui n'est
pas seulement quantitatif mais qui devient qualitatif entre les dépenses des consommateurs et le type de
biens qui peut être produit localement.
84
- Les chiffres fournis sont extraits du rapport de Egg J. et Igué J. O., L’intégration par les marchés dans le
sous-espace est : l’impact du Nigeria sur ses voisins immédiats, INRA-IRAM-UNB, 1993.5

109
Fig. 24

110
l’ordre de 25 à 30%. Certains pans de l’agriculture nigériane affichent néanmoins des
résultats louables, à commencer par la production d’ignames au sud-ouest du pays (fig.
24).

Obligés de s’adapter à une situation d’impasse socio-économique commune, les


États africains étudiés présentent entre eux de sensibles écarts, ne serait-ce qu’à cause des
possibilités inégales d’accéder aux marchés économiques des pays riches. Puissance
industrielle dotée d’un dense réseau de communications, le Nigeria sort assurément du lot,
par sa capacité à diffuser sur le marché régional des produits manufacturés de
consommation courante, importés ou produits localement. Le Cameroun qui dispose,
comme le Nigeria, d’un grand port industriel (Douala) impliqué dans le trafic au long
cours propose, à un degré moindre que son voisin, des produits industriels locaux ou
importés. Le pays se caractérise également par une agriculture vivrière assez performante
qui dégage des surplus commercialisables. Les États économiquement à la traîne sont les
pays enclavés (Tchad, RCA), peu compétitifs sur le plan industriel, mais détenteurs d’un
cheptel bovin excédentaire au regard de leurs besoins intérieurs. Mise à sac par un régime
dictatorial peu soucieux de développement national, la Guinée Équatoriale possède un
appareil de production industrielle sommaire et délabré ; le pays manque cruellement de
biens courants même si l’amélioration de certains indicateurs économiques, liée à
l’exploitation récente du pétrole, font croire à une situation meilleure. Le Gabon forme un
cas particulier inhérent à sa personnalité d’État rentier qui explique partiellement une
carence forte en produits agricoles et un secteur industriel peu développé. Le pays ne
dispose pas non plus de port en eau profonde sauf le port de Pointe-Noire, mais ce dernier
est mal relié avec la capitale, Libreville, et il est dominé par un trafic pétrolier. Ces
différentiels économiques, succinctement résumés, doivent être corrélés et croisés avec
d’autres contrastes, d’ordre démographique, réglementaire et politico-administratif.

B- Les discontinuités d’ordre démographique, juridique et politique

Les flux commerciaux frontaliers ne sont uniquement pas mus par des
différentiels économiques. Ceux-ci sont certes primordiaux et justifient un traitement à
part. Cependant, d’autres distorsions frontalières existent, qui souvent atténuent ou
renforcent les discontinuités précédentes. Ces distorsions ont trait au peuplement, au
climat politique, à l’environnement juridique et réglementaire et au mode d’organisation
territoriale propres à chaque pays.

1- Les disparités démographiques

Les discontinuités frontalières en matière de peuplement sont plus ou moins


flagrantes selon les espaces frontaliers et, surtout, selon l’échelon auquel on se place85.
Parce qu’en effet, les contrastes de densité ne sont pas identiques selon le niveau
d’observation, il importe de varier les échelles géographiques et de se situer tour à tour au
rang national et régional.

85
- La plupart des chiffres de population sont souvent des projections élaborées à partir de recensements plus
ou moins anciens (1983 en Guinée Équatoriale, 1987 au Cameroun, 1988 en RCA, 1991 au Nigeria, 1993
au Tchad et Gabon, 1995 en Libye).

111
Doc. 13- Superficies, populations et densités moyennes des pays étudiés

Guinée É. Gabon Cameroun RCA Tchad Nigeria Libye


Population 0,4 1 14 3 7 99 5
(millions) 1996
Densité 10 4 30 5 5 107 3
(hab/km²) 1996
source : Banque Mondiale, CD-ROM, 1998.

À l’échelle nationale, le Nigeria mérite son surnom de « géant » du fait de son


emprise démographique. Il est le pays le plus peuplé d’Afrique subsaharienne. Fort de près
de 100 millions d’habitants en 1996, urbanisé à 40% en 1995 selon la Banque Mondiale et
doté par endroits de densités qu’on qualifie « d’asiatiques », le pays bénéficie d’un effet de
masse incontestable (fig.25). Ceci lui permet de réaliser des économies d’échelle, de faire
jouer la concurrence entre plusieurs producteurs et d’avoir un marché de consommation
gigantesque.
Adossé au Nigeria, le Cameroun a une population de 14 millions d’habitants et
une densité moyenne de 30 hab/km² ; en position charnière, le territoire assure la transition
avec les pays faiblement peuplés d’Afrique centrale. Au regard des États limitrophes de sa
bordure orientale et surtout méridionale, le Cameroun fait à son tour figure de géant
démographique (doc.13). Le Tchad compte deux fois moins d’habitants que lui, la
Centrafrique presque trois fois moins. Marqué par un sous-peuplement propre à toute
l’Afrique centrale forestière, le Gabon atteint péniblement le million d’habitants ; le pays a
souffert jusqu’aux années 1990 d’une fécondité faible86. Saignée démographique liée à la
traite, travail forcé des temps coloniaux, prolifération des maladies plus ou moins connues
(virus Ébola, diarrhée rouge…), difficultés d’une installation humaine en forêt : tels sont
quelques-uns des nombreux facteurs qui contribuent à expliquer la faiblesse des densités
du cœur de l’Afrique centrale. Les conséquences de ce vide humain relatif sont la maîtrise
plus difficile du territoire, l’étroitesse du marché intérieur et le manque de main d’œuvre,
qui est une contrainte commune au Gabon, à la Guinée Équatoriale et, secondairement, à la
Centrafrique.
Manque de main d’œuvre ou refus de travailler, en particulier dans certaines
activités rurales comme les plantations agricoles ? La nuance est de taille et mérite qu’on
s’y arrête. Assurément, le Gabon endure les deux phénomènes. On a vu précédemment que
le taux record d’urbanisation, les mentalités rentières, la dévalorisation de l’agriculture et
les revenus pétroliers n’étaient pas pour inciter la population locale au travail de la terre ou
à l’entreprenariat.
En Guinée Équatoriale où la densité moyenne frôle la dizaine d’habitants au km²
et où l’urbanisation touche un tiers de la population (28% en 1983), la pénurie de main
d’œuvre est une notion plus que relative. Pourtant, il existe bel et bien un problème de
recrutement de la main d’œuvre locale lié au faible engouement des Équato-Guinéens pour
le travail dans les plantations agricoles (cacao, café, palmiers à huile) ou la construction
(Béninois, Camerounais, Sénégalais sont souvent employés sur les chantiers financés par
les bailleurs de fonds internationaux). Cette attitude a d’ailleurs été vilipendée par le
président

86
- L’indice synthétique de fécondité gabonais, de 5,2 en 1995, s’aligne sur celui des pays voisins alors qu’en
1980, il était très nettement en dessous d’eux avec 4,5, soit alors près de deux points en moins que celui
du Nigeria ou du Cameroun.

112
Fig. 25

113
Obiang Nguema qui, dans son discours de 1980, dénonce « le manque d’intégration
massive du peuple équato-guinéen dans le Programme de reconstruction nationale ». En
RCA, le peu de motivation des nationaux à travailler pour le compte d’autrui se fait
également ressentir. Contraints d’employer un fort quota de Centrafricains (90%), les
chefs d’exploitation forestière louent tous l’ardeur au travail des Pygmées et des étrangers
(Congolais du Congo et de l’ex-Zaïre), qu’ils opposent au faible enthousiasme en général
manifesté par les nationaux.
Loin de moi l’explication naturaliste et raciste sur la soi-disante torpeur des
populations vivant sous climat équatorial ! L’éclairage historique permet de comprendre ce
refus courant d’œuvrer pour le compte d’autrui ; le fait tire en effet ses origines de
l’époque coloniale et de l’instauration du travail forcé. André Gide (1927, 1928) a dressé
un violent réquisitoire contre le régime des grandes concessions, consenti en 1899 en
Afrique Équatoriale Française. Les corvées, les prestations obligatoires et le régime du
portage imposés dans leur cadre ont durablement marqué les populations d’Afrique
centrale87. Représentative de ces sociétés européennes d’exploitation et de mise en valeur
coloniales, la CFSO (Compagnie forestière Sangha-Oubangui), qui agissait au début du
siècle dans l’actuelle partie forestière de la Centrafrique, avait le monopole du caoutchouc
; elle réduisit, nous dit A. Gide, « tous les indigènes à un dur esclavage »88.
En Guinée Équatoriale, le travail forcé des populations locales, mis en place par
les gouverneurs espagnols successifs pour développer les plantations de Fernando Poo89
(Bioko), ne fut pas suffisant. Des travailleurs immigrés du Liberia (à partir de 1914), du
Cameroun (après 1916) puis du Nigeria furent sollicités tout au long de la période
coloniale. Comme en Oubangui-Chari, la corvée de trois mois imposée dans les années 20
suscita des rébellions qui furent réprimées dans le sang. En perpétuant la corvée -sans
succès- après l’indépendance (chaque district devait fournir 2 500 personnes de plus de 15
ans pour les plantations), Macias Nguema prolongea les habitudes coloniales, démotivant
plus que jamais la population. Au cours de la décennie 80, la contrainte de main d’œuvre
aboutit à une tentative pour organiser des migrations de travail depuis le Rwanda, le
Burundi, le Nigeria et le Burkina Faso. L’essai tourna court mais il témoigne d’un
problème structurel en Guinée Équatoriale.
Cette large parenthèse sur la contrainte de main d’œuvre amène à différencier
d’une part, des États dotés d’une population active suffisamment nombreuse, voire
excédentaire, à l’ouest (Nigeria, Cameroun) et d’autre part, à l’est, des États où le manque
de main d’œuvre locale est une contrainte économique réelle, souvent compensée par
l’afflux de travailleurs étrangers (Gabon, RCA, Guinée Équatoriale, Libye90).

Les contrastes en matière d’urbanisation à l’échelle nationale (fig.26) révèlent une


autre opposition entre des pays où le fait citadin est très répandu (à 40% et plus) -Nigeria,
Cameroun, Gabon- et des pays à dominante rurale affectés par un certain retard
d’urbanisation, en l’occurrence la Centrafrique, le Tchad et la Guinée Équatoriale (sauf
l’île Bioko, du fait de la présence de Malabo). Toutefois, les inégalités observées au niveau
du

87
- Par exemple, la dissidence des Baya (1928-1931) qui concerna l’ouest de la RCA et s’étendit aux régions
limitrophes du Cameroun et du Tchad tient aux excès des compagnies concessionnaires et à la réquisition
de main d’œuvre forcée pour le chantier ferroviaire du Congo-Océan (Brégeon, 1998).
88
- Gide A., Voyage au Congo, Gallimard, édition de 1993, p. 71.
89
- Entre 1911 et 1913, des centaines de Fang du Rio Muni furent razziés pour travailler sur l’île de Fernando
Poo.
90
- Selon Callies de Salies B., la Libye compterait près de 2,5 millions d’étrangers, en plus de ses cinq
millions d’habitants (Le Monde diplomatique, décembre 1995).

114
Fig.26

115
semis urbain recoupent le contraste entre le Nigeria et l’Afrique centrale, décrit plus haut à
propos des densités de peuplement. En effet, au Nigeria, le semis urbain est dense alors
que les pays d’Afrique centrale comptent, eux, peu de villes moyennes supérieures à 100
000 habitants : le Tchad en possède trois, le Gabon une, la RCA et la Guinée aucune. La
Centrafrique urbanisée à 40% se caractérise ainsi par un phénomène de macrocéphalie très
marqué : Bangui, la capitale, abrite 500 000 hab. et est relayée par trois villes d’environ
50.000 habitants chacune (Bouar, Berbérati et Bambari). Le Tchad et la partie continentale
de la Guinée sont encore moins urbanisés (respectivement à 23% et 30%). En dehors de la
capitale N’Djamena (600 000 hab.), le Tchad détient de rares villes moyennes implantées
en périphérie du territoire (au sud, Sahr et Moundou et à l’est, Abéché ont environ 100 000
hab.). Le Gabon est le plus urbanisé des pays d’Afrique centrale (à 50%), mais en dehors
de Libreville qui rassemble 400 000 âmes et de Port-Gentil (100 000 hab.), le Gabon ne
compte que des petites villes inférieures à 30 000 ou 20 000 habitants (qui ne figurent donc
pas sur la fig.26). Encore une fois, le Cameroun occupe une position intermédiaire entre
Nigeria et Afrique centrale. En effet, il présente un réseau urbain bicéphale (avec au sud,
Douala et Yaoundé, deux villes millionnaires, initialement créées par les colons) et
possède plusieurs villes moyennes, notamment dans la moitié nord et à l’ouest. Cette
relative abondance des villes moyennes au Cameroun et au Nigeria s’explique
principalement par une tradition urbaine précoloniale, qui fut absente ou résiduelle91 dans
les autres pays. Mais d’autres éléments influent sur le semis urbain et le taux
d’urbanisation : par exemple, à l’ouest du Cameroun, beaucoup de villes sont nées de la
culture commerciale du café et du cacao ; au Gabon, nombre de villes résultent de l’action
volontariste de l’État qui leur a conféré une fonction (et des équipements) d’encadrement
politico-administratif.

À l’échelle plus fine des régions, les disparités démographiques décelées entre les
États persistent, mais sous une forme beaucoup plus atténuée. Les densités moyennes
nationales masquent une grande inégalité dans la répartition de la population, qui profite
souvent aux zones frontalières (on laisse de côté les régions désertiques du sud libyen et de
la préfecture tchadienne du Borkou-Ennedi-Tibesti -BET-). Replacées à l’intérieur de leurs
territoires nationaux respectifs, les provinces frontalières qui composent les espaces
étudiés figurent parmi les régions les plus densément peuplées de leur pays. Le différentiel
frontalier des densités, marqué à l’échelon national, s’amoindrit au niveau régional.
L’examen de la carte des densités rurales est à cet égard révélateur (fig.27).
Le cas du couloir de l’extrême-nord camerounais, pris en tenaille entre l’État
nigérian du Borno et la préfecture du Chari-Baguirmi (Tchad), est éloquent. Il s’agit d’une
des régions rurales les plus densément peuplées du Cameroun. Les Monts Mandara,
frontaliers du Nigeria, sont bondés (au minimum 100 hab/km² entre Mora et Mokolo,
parfois près de 300 hab/km²) et la plaine du Logone est densément occupée tant du côté
camerounais que du côté tchadien. À l’intérieur de cet espace transfrontalier, les disparités
démographiques sont minces. La plus faible densité rurale du Chari-Baguirmi est
largement compensée par la présence de la capitale tchadienne, N’Djamena. Par ailleurs,
les rives du lac Tchad, longtemps répulsives, sont devenues, côté tchadien, des zones
d’attraction notoires depuis les années 80, principalement en raison du dégagement de
terres cultivables par le recul des eaux du lac Tchad. L’État tchadien ayant de surcroît
organisé en 1984-1985 « un déplacement massif de populations à partir des préfectures

91
- La ville d’Abéché, au Tchad, fut la capitale du royaume du Ouaddaï.

116
sahéliennes du Ouaddaï, du Batha, du Guéra vers les rives méridionales du lac Tchad »92,
l’occupation des rives du

92
- Magrin G., 1996, op. cit., p. 627.

117
Fig.27

118
Chari et de la partie sud du lac Tchad s’est densifiée : « sur les berges du Chari, au bord
du lac, les densités peuvent dépasser des seuils de 60 hab/km² »93.
L’exemple des frontières camerouno-équato-gabonaises est similaire au précédent
au sens où les disparités de peuplement constatées de part et d’autre de la frontière à
l’échelle des États se retrouvent au niveau régional, mais avec plus de modération, comme
si les densités tendaient à s’homogénéiser à l’échelle locale. L’occupation humaine est ici
bien moindre que dans le cas précédent. La région camerounaise d’Ambam offre une
densité moyenne de 20 hab/km² 94 qui contraste peu avec celle de la province équato-
guinéenne du Kie-Ntem. Polarisée par le chef-lieu excentré et frontalier d’Ebebiying, cette
dernière circonscription possède la densité la plus élevée de la partie continentale de la
Guinée (14 hab/km² en 1983 contre 9 pour la province Littoral abritant Bata) ; en outre,
lors du recensement de 1983, le Kie-Ntem se signalait par son taux d’accroissement
démographique record en Guinée Équatoriale. Côté gabonais, la province du Woleu-Ntem
tranche, à première vue, avec les circonscriptions frontalières voisines, sa densité moyenne
étant beaucoup plus basse (de l’ordre de 2,5 hab/km² au recensement de 1993).
Néanmoins, il est opportun de remarquer que cette province et, plus particulièrement le
département du Ntem, possède les densités rurales les plus élevées de tout le Gabon. Par
ailleurs, le Woleu-Ntem comprend d’immenses espaces vides, ce qui rapproche les
densités des zones habitées de celles des provinces camerounaises et équato-guinéennes
voisines.
L’espace transfrontalier Tchad/Cameroun/RCA met en contact la préfecture
tchadienne du Logone Oriental, celle de l’Ouham-Pendé en RCA et le département du
Mayo-Rey, appendice de la province Nord du Cameroun. La croissance démographique,
liée à un certain dynamisme économique (coton), est un point commun à ces trois
circonscriptions. L’Ouham-Pendé, et plus globalement le nord-ouest de la RCA, est la
région qui possède les plus fortes densités rurales du pays, après la Basse-Kotto bordière
de l’Oubangui et du Congo-Kinshasa. Le recensement de 1988 attribuait à l’Ouham-Pendé
une densité de 9 hab/km² ; 10 ans après, elle en compte facilement une bonne dizaine du
fait de son dynamisme agricole (vivrier et cotonnier). La préfecture du Logone Oriental, au
sud du Tchad, est un des bastions de hautes densités du pays ; la concentration humaine
avoisine en moyenne 20 hab/km² mais dépasse par endroits 50 hab/km². Le département
camerounais du Mayo-Rey contraste avec les régions frontalières voisines par son
occupation humaine plus faible, environ 5 hab/km² au milieu des années 90. Quasiment
vide il y a 20 ans (en 1976, on recensait 2,3 hab/km² dans l’arrondissement de Tcholliré),
le département du Mayo-Rey a toutefois connu une densification de population
remarquable depuis 1983, en raison des migrations villageoises organisées par la
Sodécoton. Près de 20.000 personnes originaires de l’Extrême-Nord ont en effet été
installées dans la région par la société afin de cultiver le coton (cf. 2ème partie, I-C-2-d).

Les différentiels démographiques relevés de part et d’autre des frontières


nationales sont significatifs. À l’échelon national, le trop plein démographique du Nigeria
tranche avec les pays sous-peuplés ou faiblement peuplés d’Afrique centrale, le Cameroun
faisant transition. Au niveau régional, on a pu constater le maintien de contrastes
démographiques, de façon nettement moins saillante cependant. La plupart des espaces
frontaliers retenus correspondent à des zones rurales densément peuplées quand on les
replace à l’intérieur de leur territoire national respectif. Ceci n’est-il pas à la fois une
condition et une conséquence du dynamisme économique des espaces frontaliers ?

93
- Magrin G., 1996, op. cit., p. 628.
94
- d’après l’Atlas du Sud-Cameroun, paru en 1995 aux éditions de l’ORSTOM.

119
2- Les discontinuités en matière de stabilité et de violence politiques

Il est difficile et contestable d’élaborer une graduation entre les pays sur la base
de critères politiques. Pourtant, il est crucial de les invoquer car ces paramètres
interviennent dans la configuration interne des espaces frontaliers, en particulier au niveau
de la localisation des marchés et de l’installation des commerçants étrangers95. Pour juger
de la stabilité et de la violence politiques, on peut s’appuyer sur la fréquence de
l’alternance des chefs d’État, l’existence ou non de guerres civiles (et de réfugiés), le
caractère civil ou militaire du pouvoir et l’ampleur des violations des droits de l’homme
(répertoriées par Amnesty International). Des nuances, plus ou moins sommaires, se
dessinent entre les pays d’Afrique centrale.
Les États étudiés ont tous amorcé un simulacre de démocratisation et de
multipartisme depuis le début des années 90. Conformément aux vœux des bailleurs de
fonds internationaux qui entendent faire respecter les principes de la « bonne
gouvernance », un régime plus ou moins démocratique a partout été mis en place. Dans les
faits, la démocratie fonctionne à éclipses, comme au Nigeria : arrivé au pouvoir en 1993,
Sani Abacha s’était empressé dans un premier temps de supprimer toutes les instances
démocratiques -partis politiques, syndicats et journaux- et en 1998, l’ancien chef d’État
nigérian s’était fait proclamer « candidat unique » aux élections présidentielles
(programmées le 1er août) par les cinq partis politiques autorisés.
La tenue d’élections « démocratiques » n’empêche pas le recours à une fraude
ouverte, par exemple lors du scrutin présidentiel gabonais de 1993 ou lors des élections
municipales camerounaises de janvier 1996. Dans ce dernier cas, la nomination de
« délégués du gouvernement » envoyés « épauler » les équipes municipales des villes
camerounaises passées à l’opposition constitue un pied de nez inédit à la démocratie.
Dominée depuis 30 ans par une dictature militaire, la Guinée Équatoriale se classe
à part des autres États. Certes, le pays se caractérise par une certaine continuité politique
depuis l’indépendance. Le premier tyran, Francisco Macias Nguema, qui fit assassiner
entre 5 000 et 10 000 personnes, a été chassé par un autre, en 1979, au terme d’une
révolution de palais. Le général Teodoro Obiang Nguema, à la tête de l’État depuis près de
20 ans, a remplacé son oncle. Comme lui, il est originaire du village de Mongomo, situé à
l’est du Rio Muni, au cœur d’une zone de peuplement fang (fig.31, p.130). Élu en 1996 à
la présidence de l’État, Teodoro Obiang Nguema a érigé le népotisme et la torture en mode
de gouvernance. Mal organisées, muselées par les forces de répression, les tentatives de
contre-pouvoir restent isolées en Guinée Équatoriale, malgré les concessions d’apparence
faites par le général en matière de démocratisation (instauration du multipartisme en
1992).
Dans une Afrique centrale en proie à des turbulences politico-militaires
récurrentes, deux pays d’Afrique centrale font montre d’une stabilité politique
remarquable depuis l’indépendance : le Gabon et le Cameroun. Dans ce dernier pays,
l’alternance politique s’est faite sans coup d’État. Successeur du président démissionnaire
Ahmadou Ahidjo en 1982, Paul Biya a été réélu en 1986, 1992 et 1997. La pérennité de
son régime est d’autant plus déconcertante que les critiques fusent à l’égard de celui qu’on
surnomme le « vacancier au pouvoir ». La campagne de désobéissance civile lancée en
1991 par l’opposition lors de l’épisode des « villes mortes » a plongé le Cameroun au bord
de la guerre civile et bien failli renverser le pouvoir. Mais l’opposition camerounaise est

95
- La perception qu’ont ces derniers de la situation politique du pays voisin est certes souvent déformée par
rapport à la réalité.

120
minée par des dissensions et des rivalités internes, et les grands partis d’opposition comme
le Social Democratic Front (SDF) de John Fru N’di ou le principal parti peul, l’UNDP
(Union Nationale pour la Démocratie et le Progrès), sont handicapés par leur dimension
ethnico-régionaliste qui restreint leur corps électoral.
Au Gabon, le « système Bongo » perdure depuis plus de 30 ans en dépit d’une
opposition virulente incarnée par le père Paul Mba Abessole, leader du Rassemblement
National des Bûcherons (RNB). Élu maire de la capitale librevilloise en 1996, le chef de
l’opposition est néanmoins de plus en plus contesté au sein du RNB, notamment par le
premier secrétaire Pierre-André Kombila qui lui reproche ses velléités autoritaires, sa
connivence avec le pouvoir en place et son enrichissement soudain. Jouant de ces
divisions, le PDG (Parti Démocratique gabonais) du président Omar Bongo a remporté
plus de deux tiers des sièges aux élections législatives de 1996. Omar Bongo a été réélu
pour un cinquième mandat au terme des élections présidentielles de décembre 1998.
Comparés au Cameroun et au Gabon, le Tchad, le Nigeria et la Centrafrique ont
connu bien des vicissitudes politiques et présentent des situations politiques plus
incertaines et troubles. Le Tchad dénote peut-être encore plus du fait des affrontements
armés périodiques entre forces gouvernementales et groupes d’opposition. À l’instar de la
Centrafrique, le territoire tchadien a été le siège de l’intervention militaire française lors de
remous intérieurs. Le pays a été secoué par une longue crise politico-militaire de 1975 à
1982 : amorcée avec la mort du président sudiste Tombalbaye, lors du coup d’État du
général Malloum, cette crise s’est transformée en lutte pour le pouvoir entre différentes
factions nordistes (FAN d’Hissein Habré et Frolinat de Goukouni Oueddeï). Un seigneur
de la guerre en chassant un autre, Hissein Habré au pouvoir depuis 1982, a été renversé en
1990 par Idriss Déby (soutenu par les Soudanais), après une guerre civile de plusieurs
mois. Les élections présidentielles d’avril 1996 ont donné la légitimité recherchée au chef
d’État tchadien. Toutefois, Idriss Déby doit faire face à une recrudescence des groupes
politico-militaires dans le sud (où agissent le Front Populaire Démocratique du docteur
Nahor et les FARF de Laokein Bardé96), ainsi que dans le nord et l’est (présence du Front
National du Tchad du Dr Harris Bachar et, dans le Tibesti, du mouvement de Youssouf
Togoïmi). À la fin de la décennie 90, le Tchad semble sur le point de succomber à ses
vieux démons.
L’imprévisibilité domine également la vie politique nigériane où coups d’État et
contrecoups d’État militaires se succèdent depuis 1966. Le pays a par ailleurs connu une
guerre civile dramatique de 1967 à 1970, liée à la sécession du Biafra, une région du sud-
est dominée par les Ibo. En 1979, le général Olusegun Obasanjo (Yorouba) avait rendu le
pouvoir aux civils mais cette rétrocession a été de courte durée. La junte militaire
monopolise le pouvoir depuis 1984, en s’alliant à l’oligarchie nordiste formée autour du
groupe ethnique haoussa-kanouri-peul. Au général Babangida (1985-1993) a ainsi succédé
le général Sani Abacha, d’origine kanouri, brutalement décédé en juin 1998 et sitôt
remplacé par un autre général, Abdusalam Abubakar, chef d’état-major des forces armées.
Coup de théâtre : celui-ci a rétrocédé le pouvoir aux civils, pour la seconde fois depuis
1966. En février 1999, l’ancien général Olusegun Obasanjo, emprisonné par Sani Abacha
pour complot, a en effet été élu à la magistrature suprême. Reste à voir s’il pourra faire
preuve d’autonomie vis-à-vis de l’armée97.

96
- Ce dernier aurait été arrêté par la Garde Présidentielle au début de l’année 1998. Transféré à Moussoro, il
serait mort sous la torture, selon un communiqué du député du Logone Oriental, Ngarlejy Yorongar, en
date du 7 mai 1998.
97
- L’ancien général-président Ibrahim Babangida a été le principal financier du parti d’Olusegun Obasanjo
pendant les élections présidentielles.

121
Le destin politique de la Centrafrique depuis 1960 comporte son lot
d’extravagances et de turbulences, ponctuées par les interventions de l’armée française (en
1979, pour porter au pouvoir David Dacko, en avril-juin et novembre 1996 pour soutenir
Ange-Félix Patassé). Les moments de stabilité politique correspondent aux périodes de
Bokassa (1965-1979) et du général Kolingba (1981-1993). Contraint de concéder le
multipartisme à la suite d’une longue agitation politique, ce dernier a laissé le pouvoir en
1993 à A.-F. Patassé, le premier président à être élu démocratiquement. En 1996, les
mutineries de l’armée qui réclamait le paiement de ses arriérés de salaires et l’assurance
d’une intégration au terme de la démobilisation prévue, a ébranlé le régime. Le président
Patassé a été péniblement remis sur les rails du pouvoir par l’armée française. Ayant perdu
toute crédibilité, il se maintient vacillant à la tête de l’État, jusqu’aux élections
présidentielles prévues en 1999.

Si des différences sont perceptibles entre les États en matière de stabilité


politique, en revanche, elles sont moins évidentes pour ce qui a trait aux violences
politiques. Il est peu aisé de citer un État d’Afrique centrale qui ne fasse l’objet de
critiques relatives au respect des droits de l’homme. La Centrafrique et secondairement le
Gabon sont, semble-t-il, les moins montrés du doigt en ce domaine, bien qu’ils soient loin
d’incarner des modèles98. Ailleurs, c’est-à-dire au Tchad, au Nigeria, au Cameroun et en
Guinée Équatoriale, la liberté de presse et d’expression reste très précaire et l’opposition
est sous pression. Plusieurs centaines de milliers d’Équato-Guinéens vivent encore
réfugiés à l’étranger. La dictature nguémiste est un cas d’école sur le continent. La
répression sanglante d’une révolte de la misère sur l’île d’Annobon en 1993 et
l’enfermement, en 1995, de Severo Moto, leader de l’opposition, à la prison de Playa-
Negra (Malabo), prouvent que la situation demeure inchangée au plan politique.
Au Nigeria, on ne compte plus les arrestations arbitraires de journalistes, de
militants des droits de l’homme, de syndicalistes et les prisonniers politiques.
L’emprisonnement de Moshood Abiola, commerçant yorouba milliardaire, vainqueur
présumé des élections présidentielles de 1993 (annulées par le général Ibrahim Babangida)
a durci l’attitude des Occidentaux à l’égard du régime militaire nigérian. La mort en
détention d’Abiola, en mai 1998, succédant à l’assassinat en 1996 de l’une de ses femmes
(Kudirat Abiola, figure éminente de la lutte pour les droits de l’homme) et la pendaison, en
novembre 1995 (au terme d’une parodie de procès), de l’écrivain nigérian Ken Saro-Wiwa
et de huit autres de ses compagnons défenseurs de la cause ogoni99, a accentué l’isolement
international du Nigeria. Le général Abubakar a, certes, fait libérer plusieurs prisonniers
politiques mais le « décret 2 » qui permet au gouvernement nigérian d’emprisonner les
opposants pour une durée indéterminée, sur simple lettre de cachet, demeure toujours en
vigueur.
Au Tchad, un rapport accablant d’Amnesty International, paru en avril 1993 et
intitulé Tchad, le cauchemar continue, dénonce les violences perpétrées depuis 1990 par
les forces de sécurité et l’incapacité du gouvernement à se défaire de l’héritage sanglant du
régime précédent. Massacres et tortures persistent et la sinistre DDS (Direction pour la
Documentation et la Sécurité), créée sous Hissein Habré, a laissé place au Centre de

98
- Le Gabon et la Centrafrique sont parmi les rares États africains à ne pas être épinglés par le rapport
d’Amnesty International 1998.
99
- L’ethnie ogoni (un demi-million de personnes) peuple le delta du Niger, riche en pétrole et en
hydrocarbures. Les militants du Mouvement Pour la Survie du Peuple Ogoni (MOSOP) s’insurgent
contre l’exploitation sauvage du sous-sol de leur région et les dégradations écologiques qui en découlent,
nuisibles aux activités traditionnelles comme la pêche et l’agriculture. Ils demandent des
dédommagements et un partage plus équitable des revenus pétroliers.

122
Recherche et de Coordination des Renseignements (CRCR) qui utilise les « mêmes
méthodes de travail ». Le saccage des locaux du principal journal d’opposition,
N’Djamena Hebdo, par l’Armée Nationale Secrète (ANS) en juin 1995, puis la torture du
rédacteur en chef du journal, en avril 1998, attestent la nature répressive du régime.
Au Cameroun, les assassinats politiques (tel celui du père Mveng en 1995), le
harcèlement subi par les dirigeants de mouvements anglophones, ou encore la
condamnation à deux ans de prison de Pius Njawé, directeur de publication du Messager
(un journal proche de l’opposition à Douala) pour « propagation de fausses nouvelles », en
janvier 1998, signalent un durcissement autoritaire du régime de Biya.

Bien que l’absence de réelle démocratie soit une donnée commune à tous les États
d’Afrique centrale, des différenciations politiques sont décelables entre les pays. Le
Cameroun et le Gabon sont encore pour l’instant des pôles de relative stabilité politique,
tandis que le Nigeria, la RCA et le Tchad sont des zones de plus fortes turbulences.

3- Le différentiel juridique et réglementaire

Le différentiel réglementaire et juridique porte pêle-mêle sur les tarifications


douanières et fiscales, les barrières commerciales protectionnistes, les taxations, la
juridiction pénale, ainsi que sur les mesures relatives à l’immigration. Le champ est large
et ne pourra pas être détaillé.
Logiquement, la réforme d’harmonisation fiscalo-douanière de l’UDEAC et la
politique de libéralisation économique préconisée dans le cadre des PAS (à laquelle est
suspendue le décaissement de l’aide) devraient niveler le cadre réglementaire des pays
dans les domaines commercial, fiscal et douanier. Mais les conditionnalités financières et
économiques fixées par les institutions de Bretton Woods sont rarement appliquées à la
lettre, quand elles ne sont pas tout bonnement ignorées (telle fut l’attitude du général
nigérian Sani Abacha qui prit sciemment à contre-pied les recommandations du FMI en
adoptant une politique économique et monétaire dirigiste). Compte tenu de l’application
aléatoire des réformes de l’UDEAC, de l’« interprétation abusive » des textes officiels, de
« l’oubli de l’abolition des mesures précédentes »100 et des multiples aménagements
opérés par l’État, souvent en accord avec les entreprises (à travers des notes de service ou
des décrets à diffusion restreinte), on constate le maintien de différentiels réglementaires et
juridiques entre les pays, en particulier concernant les protections tarifaires.
L’instabilité des réglementations nationales (voire provinciales), le changement
de cap fréquent des politiques économiques intérieures (par exemple au Nigeria) et les
mesures dérogatoires ou d’exemption (plus ou moins provisoires) rendent ardu le
descriptif de ce différentiel réglementaire et juridique, tant il est mouvant. On se
contentera de signaler quelques décalages observés d’un État à l’autre, à un moment précis
de l’histoire.

L’écart de prix joue un rôle prépondérant dans le commerce inter-étatique et,


chemin faisant, sur l’animation des espaces frontaliers. Ce différentiel de prix est dû à
divers facteurs, tels que les coûts de production (plus ou moins performants selon les
pays), le régime de change monétaire… ; il est également dépendant du cadre
réglementaire national. Par exemple, la forte évasion en 1995 des cigarettes tchadiennes
vers la RCA (pressentie à travers l’explosion des ventes à Moundou et Sahr) tient à
l’application, côté centrafricain, de la réforme fiscalo-douanière de l’UDEAC, dont les

100
- Hibou B., L’Afrique est-elle protectionniste ?, 1996, p. 100 et 104.

123
taxes grèvent le coût du carton de cigarettes locales (vendu 80 000 F CFA). En revanche,
l’État tchadien ayant décidé d’accorder un sursis d’un an pour la mise en place de la même
réforme, les principales entreprises implantées au Tchad ont bénéficié, en 1995, du régime
de la taxe unique, ce qui permit à MCT (Manufacture de Cigarettes du Tchad) de vendre le
carton de cigarettes 15.000 francs moins cher que celui de Socacig en RCA.
Le dispositif réglementaire et juridique dont se dotent les États détermine le
caractère lucratif des activités frauduleuses. Plus la législation sera stricte et limitative,
plus les risques pris pour la contourner seront grands, plus les profits seront élevés. Le cas
des interdits ou des restrictions qui frappent certains produits à l’importation est à cet
égard éclairant. En 1992, la prohibition des importations de sucre au Tchad, sous le
gouvernement Kassiré, a correspondu cette année-là au pic des ventes en contrebande.
Toutefois, c’est l’évolution de la réglementation commerciale nigériane, marquée
pendant les années 80 par une politique protectionniste sévère, qui a le plus fort impact sur
l’organisation du commerce frontalier en Afrique centrale (Egg et Igué, 1993). Le
plongeon de l’économie nigériane au milieu des années 80, lié à la baisse des revenus
pétroliers et à une crise financière aiguë, a été accompagné de mesures de restriction des
importations : en 1985, les importations de riz et de maïs sont prohibées ; en 1987, c’est le
tour de la farine de blé. De 1984 à 1986, le gouvernement nigérian décide la fermeture des
frontières terrestres ; une zone-tampon, destinée à protéger le territoire de la fraude (la
border zone) est mise en place dans un périmètre de 20 km à partir de la frontière. Ce no
man’s land frontalier est sillonné de douaniers et policiers chargés de tirer à vue sur les
contrebandiers. Conséquence de cette réglementation rigide, une fraude d’une ampleur
sans précédent, portant principalement sur les céréales, se développe entre le Nigeria et les
pays limitrophes. Le Cameroun se spécialise dans la réexportation de céréales vers la
Fédération, d’où sont importés produits manufacturés et carburant. Dangereux du fait de la
répression féroce des douaniers nigérians, le commerce frontalier camerouno-nigérian de
la décennie 80 permet la réalisation de substantiels bénéfices et l’édification de plusieurs
fortunes commerçantes au nord-Cameroun. Le relâchement du contrôle et de la répression
envers les fraudeurs durant le régime de Babangida (qui baisse les droits de douane, réduit
le nombre de produits prohibés) restreint les profits du commerce frontalier, qui s’élargit à
de nouvelles franges de la population. La libéralisation du commerce nigérian au début des
années 90101 est responsable d’une inversion des flux de céréales (riz) et de farine de blé.
Celles-ci sont désormais importées du Nigeria et redistribuées en direction du Cameroun et
du Tchad. La persistance en 1995 de certains interdits nigérians (comme l’importation de
gypse ou de véhicules vieux de plus de cinq ans) influe sur l’organisation des flux
commerciaux frauduleux ; par exemple, Cotonou et Douala sont les ports de prédilection
pour l’importation de voitures d’occasion (surnommées les « congelées ») depuis la France
ou la Belgique.
Les politiques de subvention à la consommation adoptées par le Nigeria (et
secondairement, par la Libye) créent également des écarts de prix notables avec les pays
voisins. Ainsi, la vente à des prix subventionnés d’intrants agricoles et de carburant au
Nigeria explique l’écoulement de ces produits, par des circuits frauduleux, vers les pays
d’Afrique centrale (en l’occurrence, le Tchad, le Cameroun et la RCA). Au Cameroun,
l’État a progressivement cessé de subventionner engrais, herbicides et pesticides dès
1988/89 avant de libéraliser la distribution en 1993, ce qui a entraîné une augmentation des
prix et aiguisé la différence avec le Nigeria.
La particularité de la législation nigériane relative aux produits pétroliers est l’un
des différentiels réglementaires les plus saillants (Herrera, mars 1997). Producteur de

101
- En 1993, l’interdiction d’importer du blé est levée ; en 1995, celle touchant le riz est suspendue.

124
pétrole et doté d’une capacité de raffinage de l’ordre théorique de 445 000 barils/jour, le
Nigeria se distingue (à l’instar de la Libye) par la subvention implicite des prix du
carburant vendu sur son territoire (le prix final est défiscalisé alors qu’il comporte une taxe
au Cameroun, en RCA et au Tchad). De là découle le commerce frauduleux d’essence
nigériane, surnommée « zoua-zoua » ou « fédéral » vers le Cameroun et le Tchad (région
n’djaménoise). La hausse des prix officiels du carburant camerounais à partir de 1988
(destinée à augmenter les revenus fiscaux de l’État) a accéléré jusqu’en 1994/95 la
contrebande de carburants nigérians. Celle-ci culmine en 1991, au Cameroun, lors de
l’épisode des « villes mortes ». La restauration de la péréquation des prix102 de l’essence
camerounaise, en février 1995, a restreint ponctuellement l’écart de prix avec le « zoua-
zoua » dans le nord du Cameroun et donc, la fraude. Toutefois, les hausses répétées de la
taxe spéciale sur le carburant dans ce pays alimentent le caractère endémique du
commerce frauduleux d’essence nigériane dans la région septentrionale camerounaise
(photo.9).
Le trafic transfrontalier de produits pétroliers est exemplaire dans la mesure où il
est directement suspendu aux fluctuations des réglementations nationales en matière
fiscale et commerciale. Par exemple, la suspension par le Nigeria, en novembre 1993, de
toute exportation de produits pétroliers, en raison du différend frontalier de Bakassi et
d’une pénurie nationale103, a modifié l’organisation de la contrebande tchadienne et
camerounaise. Celle-ci consistait jusqu’alors à acheter le carburant en dehors des points de
vente officiellement agréés (les raffineries de Kaduna et Port-Harcourt), notamment à
Maiduguri, afin de réaliser des économies sur le prix de transport. La réouverture
officielle, en juin 1995, des stations-service frontalières nigérianes (fermées depuis 1984) a
de nouveau altéré les modalités de la fraude.
De la même façon, la grave pénurie de pétrole et de carburant qui touche le Tchad
au début de l’année 1998 révèle l’influence du cadre réglementaire sur la vie économique
et commerciale nationale, et par extension, sur la dynamique commerciale transfrontalière.
La suppression des entrepôts fictifs104 décidée par la loi des Finances tchadienne de 1998,
à l’instigation du FMI (pressé de permettre à l’État tchadien d’engranger sans délai des
recettes fiscales), a abouti à l’arrêt des importations de produits pétroliers par les sociétés
du GPP (Mobil, Shell, Elf et Total), officiellement installées au Tchad. Le Nigeria étant
provisoirement affecté d’une pénurie, le carburant de fraude fit aussi défaut au nord-
Cameroun. Le Tchad a ainsi connu une crise énergétique sans précédent de février 1998 à
juin 1999 (le prix de l’essence s’est hissé jusqu’à 1 250 F CFA/litre dans la capitale, en
mars 1998). Faute d’électricité (la centrale de la STEE est alimentée au gasoil), les
entreprises ont dû suspendre leur activité et l’économie tchadienne a été désorganisée
pendant de longs mois.

102
- Le prix de l’essence camerounaise est devenu identique sur l’ensemble du territoire (les différences liées
au coût du transport ne sont pas répercutées).
103
- La grève des syndicats pétroliers nigérians en 1993 et 1994 et le dysfonctionnement des quatre raffineries
(mauvaise gestion, manque de pièces détachées, défaut d’entretien…) font que ces dernières fonctionnent
en deçà de leur capacité de production et que des pénuries récurrentes affectent le Nigeria, surtout depuis
1993.
104
- Le système des entrepôts fictifs permet aux sociétés pétrolières de stocker le carburant, en ville, dans des
cuves sans acquitter immédiatement la totalité des taxes et des droits de douane. Ceux-ci sont versés à
l’État au fur et à mesure de la sortie effective du carburant, lors de chaque livraison à un client.

125
Photo. 9- Le trafic frauduleux d’essence nigériane à Kousséri
(Extrême-Nord du Cameroun)

126
127
En dépit des efforts entrepris pour homogénéiser les droits de douane à l’intérieur
de la CEMAC, des disparités sensibles persistent entre les pays. L’État gabonais se
démarque par une politique assez protectionniste, comme le prouve l’instauration d’une
surtaxe temporaire à l’importation sur le ciment (évoquée précédemment) pour protéger la
cimenterie nationale de la concurrence camerounaise. L’originalité de l’État tchadien est
manifeste en ce qui concerne les taux douaniers anormalement bas appliqués aux
marchandises en provenance d’Arabie Saoudite (cf. 3ème partie, III-B).
Le différentiel relatif aux taxes sur l’exportation de bétail qui existe entre le
Cameroun et le Tchad mérite attention. Alors que le Tchad a entrepris en 1994 de réduire
de 24 à 12% les taxes sur l’exportation de bétail sur pied, enregistrant du coup un
quadruplement du nombre de bovins officiellement exportés, l’État camerounais se
distingue par une politique de taxation élevée sur le bétail destiné à l’exportation, qui
affecte surtout les bêtes tchadiennes destinées au Nigeria, en transit sur le territoire
camerounais. Les taxes communales camerounaises perçues sur les marchés d’élevage ont
de surcroît en moyenne doublé en janvier 1996105. Le bétail tchadien destiné à la vente au
Cameroun, en 1996, est ainsi soumis sur le marché d’Adoumri (province Nord) à une taxe
de vente de 1000 F CFA/tête bovine (à charge de l’acheteur), soit quatre fois moins que la
taxe d’exportation qui, elle, s’élève à 4 000 F CFA par tête106 (le double de celle appliquée
en RCA). De même, sur le marché de Bogo (province de l’Extrême-Nord), en 1996, les
enquêtes du groupe Dial affirment que les bêtes tchadiennes en transit paient une
redevance de 2 500 F CFA contre 800 F CFA pour les bêtes destinées au marché
camerounais (Herrera et Engola Oyep, février 1997). La taxation élevée du bétail en transit
au Cameroun explique l’ampleur des exportations frauduleuses de bétail tchadien vers le
Nigeria, ainsi que les nombreux « baptêmes » camerounais de bovins tchadiens opérés sur
les marchés de Bogo et d’Adoumri (pour éviter au bétail tchadien d’avoir à payer une taxe
d’entrée sur le territoire camerounais). La plupart des convoyeurs tchadiens font mine de
vendre leurs bêtes pour le marché local camerounais (les acheteurs nigérians recourent
fréquemment à des prête-noms camerounais), puis les font acheminer jusqu’à la frontière
nigériane en empruntant des pistes de bétail clandestines.
Le différentiel réglementaire entre les pays étudiés ne saurait se réduire aux
modulations des taxes et droits de douane. Le décalage des législations nationales en
matière de contrôle des étrangers et d’immigration est tout aussi notable. Si dans tous les
pays, les droits des étrangers sont restreints, la spécificité gabonaise dans le domaine est
claire : le contrôle pointilleux des entrées dans le pays, le refus d’accorder aux étrangers
l’accès à la propriété foncière (Piermay, 1993) et la lutte sévère de l’État gabonais contre
l’immigration clandestine, scandée par l’expulsion périodique d’étrangers (le Nigeria
recourt à un tel procédé mais dans des proportions moindres), classe le Gabon à part des
autres États d’Afrique centrale (cf. 3ème partie, III-B).
L’existence de monopole pour la commercialisation de productions locales crée
un autre type de contraste réglementaire entre deux pays. Du fait de la libéralisation
économique, les États de la zone franc ont mis fin à de telles pratiques au début des années
90 (par exemple, suppression en 1991 du monopole d’exportation du café de l’Union
centrale des coopératives de l’Ouest, au Cameroun). Dans les pays limitrophes, certains
monopoles subsistent. En 1995, au Soudan, l’État est maître de la commercialisation de
gomme arabique, d’où l’évasion en contrebande de ce produit de cueillette, vers le Tchad

105
- L’autonomie financière accordée aux communes camerounaises a abouti à un relèvement des taxes
communales.
106
- enquêtes personnelles.

128
Fig.28

129
ou la RCA. Le prix proposé par les commerçants voisins et leurs collecteurs est en général
meilleur que celui fixé par la société d’État. L’excellente qualité de la gomme soudanaise
(gomme dure appelée kordofan ou talha) doit beaucoup à l’entretien minutieux des
gommeraies du Darfour et du Kordofan, ainsi qu’aux rigoureuses opérations de triage
nécessaires pour obtenir les certificats de qualité délivrés par les firmes internationales
SGS et Veritas.
Le cadre juridique relatif au contrôle technique des productions nationales est en
effet une autre élément du différentiel réglementaire. Dans le domaine, le Nigeria se
démarque par la déficience des contrôles de vérification et la surveillance laxiste des
fabrications locales. Le Nigeria est le seul pays de la zone à fournir massivement des
contrefaçons (par exemple pour les médicaments ou les cosmétiques) et des produits hors
norme (par exemple, le matériel de quincaillerie nigérian -barres de fer, tôle- présente des
dimensions plus courtes que les modèles standard).
Le différentiel législatif concerne également la simplification (et la souplesse) des
règlements, la lourdeur plus ou moins grande des taxations et des démarches
administratives. À cet égard, on peut souligner le cas particulier du Cameroun qui ne
trouve pas d’égal en matière de « tracasseries » administratives et de taxations, notamment
dans le secteur des transports. La gourmandise des « mange-mille »107 sur les routes, les
risques de blocage des marchandises au port de Douala sont redoutés de tous les
transporteurs et commerçants. Le rétablissement, en juillet 1995, du système des ponts à
bascule108 sur les principaux axes routiers du pays (pour restreindre la charge totale des
camions à 40 tonnes) et le relèvement de la taxe à l’essieu109 est emblématique de l’arsenal
des taxes camerounaises, qui sont perpétuellement démultipliées.

La variété des législations et des réglementations reste d’actualité en dépit du


contexte général de libéralisation économique et des programmes d’ajustement.
L’organisation politico-administrative des États offre des disparités moins sensibles.

4- Des contrastes en matière d'organisation territoriale

Au regard des traditions coloniales distinctes (française, anglaise et espagnole),


on est en droit de s’attendre à un maillage politico-administratif différencié entre les États
actuels. Ces derniers ont repris les dénominations administratives européennes, non sans
faire subir aux divisions territoriales internes de multiples remaniements. La pyramide
administrative s’échelonne ainsi en provinces/départements/cantons (Gabon) ou
arrondissements (Cameroun), en provinces/districts (Guinée Équatoriale), en
préfectures/sous-préfectures/postes administratifs (Tchad) ou postes de contrôle
administratif (RCA) et, pour le Nigeria, en États (fig.28 à 33).
La structuration administrative des territoires, qui véhicule l’idéologie du
colonisateur, oppose d’un côté, l’État fédéral nigérian hérité des Britanniques et de
l’indirect rule, et de l’autre, les États unitaires et centralisés, modelés par les Français
(Gabon, RCA, Tchad, Cameroun) et les Espagnols (Guinée Équatoriale). Au Cameroun, la

107
- On dénomme ainsi policiers, gendarmes et douaniers qui exigent un billet de 1 000 F CFA pour laisser en
paix le conducteur du véhicule.
108
- Également préconisé par la Banque Mondiale en RCA dans le cadre du Plan sectoriel des Transports, le
système des ponts à bascule qui instaure une amende de 25 000 F CFA par tonne supplémentaire, a été
remplacé en RCA par une taxe fixe à l’essieu.
109
- Elle passe de 20 000 francs CFA/mois/camion à 1,5 million de francs CFA/an/camion.

130
fig.29

131
centralisation est récente : co-administré par les Français et les Britanniques pendant une
quarantaine d’années, le pays suivit la voie du fédéralisme de 1960 à 1972. Son passé
colonial l’invitait à reconnaître le particularisme du « Cameroun occidental » anglophone
qui bénéficia, jusqu’en 1972, d’une relative autonomie politique (l’État comptait un
gouvernement présidé par un premier ministre, une assemblée d’État fédéré, une
assemblée des notables). La création d’un État camerounais unitaire, fortement centralisé,
fut le choix d’Ahmadou Ahidjo qui obtient, après référendum, l’instauration de la
République Unie du Cameroun.
Au Cameroun, comme dans les anciens territoires français et espagnols, le
schéma politico-administratif est identique : pouvoirs politiques et haute administration se
concentrent dans la capitale, gouverneur (au Cameroun), préfets et sous-préfets assurent le
relais de l’encadrement étatique sur le restant du territoire national, découpé tout au plus
en une dizaine de subdivisions de deuxième niveau (16 en RCA, 14 au Tchad, 10 au
Cameroun, neuf au Gabon, sept en Guinée).
Avec ses 36 États et ses 589 collectivités locales, le Nigeria offre un maillage
administratif plus resserré que celui du Tchad, du Cameroun ou de la RCA, du moins par
rapport à la superficie totale du territoire110. Un savant système de quotas réglemente
l’accès aux charges fédérales et à la haute administration nationale afin que toutes les
entités territoriales soient représentées, selon le principe du « caractère fédéral » contenu
dans la Constitution nigériane de 1979. Depuis l’accès à l’indépendance, l’État nigérian
n’a eu de cesse de subdiviser son territoire pour créer de nouveaux États et des
collectivités locales supplémentaires. Aux trois États de 1946 ont succédé 12 États en
1967, 30 en 1991, 36 en 1996. Le danger de ce découpage vient du recours au référent
ethnique pour définir les territoires. Le droit du sang est mentionné dans la législation de
chaque État qui distingue entre « autochtones » et « allogènes ». Le morcellement
territorial attise ici les crispations ethnico-régionales. Ce « jeu de la scissiparité » (D. C.
Bach) permet d’allouer une part des recettes pétrolières aux nouvelles entités créées. Aussi
le redécoupage est-il accueilli avec ferveur par les populations concernées. Poussée à
l’extrême au Nigeria, la démultiplication d’entités administratives n’est néanmoins qu’une
procédure banale pour redistribuer les ressources nationales à des élites locales. La
prolifération des départements (six) dans le Haut-Ogooué, province natale du président
Omar Bongo, ressort du même procédé. Au Cameroun, la réorganisation administrative
opérée, en 1987, par Paul Biya (le nombre de provinces passa de sept à 10) permit au chef
d’État de resserrer son contrôle sur le territoire - en particulier dans le nord, bastion de
l’opposition - et de placer des alliés dans les nouveaux postes de fonctionnaires (policiers,
douaniers…). Notons que la densification du maillage douanier dans le nord du pays (la
brigade mobile de Kourgui fut créée en 1985, le « poste » de Kolofata fut transformé en
« bureau » des douanes…) contribua à aviver la contrebande avec le Nigeria. Le
gouvernement tchadien redécoupe, lui aussi, à loisirs le territoire. En 1999, 23 sous-
préfectures et 45 postes administratifs ont été créés par décret présidentiel. Sont
spécialement visées les préfectures qui ont voté contre le Mouvement Patriotique du Salut
(MPS) aux présidentielles et aux législatives (afin de faire éclater l’électorat de
l’opposition entre plusieurs circonscriptions) mais aussi les régions bastions du parti au
pouvoir : ainsi, la préfecture du Ouaddaï reçoit huit nouvelles sous-préfectures (dont celle
d’Am Timan auparavant préfecture) ; surtout, le BET désertique qui rassemble à peine 70
000 âmes comptabilise 11 préfectures (dont sept naissantes), alors que

110
- Au regard de la taille de la population, le Nigeria présente, au contraire, le maillage administratif le plus
lâche de tous les États étudiés.

132
Fig.30 et 31

133
le Mayo-Kebbi, une préfecture du sud, se retouve avec huit sous-préfectures pour…
800.000 habitants.
Dans la pratique, les deux systèmes (fédéral et centralisé) ne sont pas si éloignés
l’un de l’autre, comme l’en font accroire les textes. L’étroitesse des budgets nationaux, la
qualité souvent médiocre des relais de communication et la décomposition de
l’administration dont les services, payants, sont personnalisés et mal coordonnés,
tempèrent plus qu’ils n’accentuent les principes tantôt centralisateurs, tantôt
fédéralisateurs, des différentes constitutions. La faiblesse des encadrements, la montée du
régionalisme sont, à la fin des années 90, le lot commun de tous les États d’Afrique
centrale. Bien sûr, les disponibilités financières du pays, la personnalité des chefs d’État et
l’histoire politique intérieure induisent des distorsions d’un pays à l’autre. Ainsi, le Gabon,
grâce à l’aisance budgétaire procurée par le pétrole, à sa stabilité interne et à la volonté
affichée du président Bongo de contrôler l’espace, s’est doté d’un encadrement politico-
administratif plus solide que celui de ses voisins tchadien, centrafricain ou équato-guinéen,
plus pauvres et plus ruraux.
Au Gabon comme dans le reste de l’Afrique centrale, le filet jeté par l’État sur le
territoire est avant tout tissé par les villes. C’est là un autre trait commun aux pays étudiés.
Dans une région dépourvue de tradition urbaine précoloniale (à quelques exceptions près),
les villes sont les relais essentiels du pouvoir politique et « la structure d’encadrement
principale » des territoires (J.-L. Piermay111). À ce titre, elles sont bien les « filles de
l’État » comme le suggère R. Pourtier à propos des villes gabonaises, au sens où c’est
l’administration qui a fait la ville. La plupart des centres urbains d’Afrique centrale
« doivent leur croissance aux fonctions combinées de contrôle politico-administratif et de
relais commercial » (Piermay, 1993, op. cit., p. 57).
Outre le rôle-pivot des villes dans le contrôle du territoire national et la
déconfiture des structures d’encadrement politico-administratif, les pratiques respectives
du fédéralisme et de la centralisation rapprochent le Nigeria des pays voisins, notamment
du Cameroun et du Gabon. D’abord, parce que le fédéralisme en vigueur au Nigeria ne
s’accompagne pas d’une déconcentration réelle des pouvoirs. Selon D. C. Bach112, le
Nigeria s’assimile, depuis les années 1970, à un « système unitaire à forte composante
décentralisatrice ». Le régime autoritaire et dirigiste du général Sani Abacha n’a fait
qu’accentuer cette tendance. Quant aux États unitaires voisins, ils évoluent officiellement
vers une décentralisation politico-administrative. Le thème est en vogue depuis le début de
la décennie 90 et un processus est enclenché dans de nombreux pays d’Afrique
subsaharienne, avec l’appui des bailleurs de fonds qui financent, depuis 1992, un
programme de développement municipal113. Le Tchad a amorcé une déconcentration en
vue d’une décentralisation prochaine. En Centrafrique, le remaniement ministériel d’avril
1995 a donné lieu à la création d’un ministère de la Décentralisation et de la
Régionalisation dont on attend les réformes. Au Cameroun, l’autonomie financière
accordée aux municipalités en janvier 1996 pose les premiers jalons de la décentralisation,
de même que la mise en place au Gabon, en 1996, de 47 assemblées départementales, au
poids économique et financier important. L’efficience de ces mesures de décentralisation
reste à voir, mais elles indiquent un désir d’assouplissement du mode de gestion territoriale
actuel.
Nigeria, Cameroun et Tchad présentent, par ailleurs, des similitudes en matière
d’organisation territoriale à travers l’accaparement de fonctions politico-administratives

111
- Piermay J.-L., Citadins et quête du sol dans les villes d'Afrique Centrale, 1993, p. 142.
112
- Bach D. C., in Afrique Contemporaine, n° 150 et 180.
113
- cf. Dubresson A. et Jaglin S. (dir.), Pouvoirs et cités d’Afrique noire, 1993, 308 p.

134
Fig.32 et 33

135
locales par les chefs coutumiers. Au Tchad, beaucoup de chefs de canton appréhendent les
futures réformes de décentralisation et la création de collectivités territoriales qui
récupéreraient leurs compétences. Au Cameroun, les prérogatives administratives des
chefs traditionnels s’érodent, surtout depuis la disparition de l’impôt forfaitaire en 1995
(naguère prélevé par les chefs) ; toutefois, un certain nombre d’entre eux ont su retrouver
des charges politico-administratives, par exemple en investissant les fonctions de maires
(cf. au nord-Cameroun).
Si on s’en tient aux constitutions des pays, le différentiel le plus patent en matière
d’organisation territoriale est celui existant entre l’État fédéral nigérian et les États
unitaires d’Afrique centrale. Ceux-ci connaissent une centralisation plus ou moins poussée
selon leur solvabilité, leur taille, la qualité des communications intérieures et les chefs
d’État. Si le Cameroun et le Gabon semblent présenter un encadrement politico-
administratif plus consistant que le Tchad, la RCA ou la Guinée Équatoriale, cette
comparaison est très relative car globalement, le maillage politico-administratif de tous les
États étudiés se délite, faute de ressources et de coordination. Derrière le paravent des
textes, l’usage du fédéralisme nigérian minimise le fossé avec l’organisation territoriale
des autres pays, d’autant que ceux-ci amorcent un desserrement de la centralisation.

À l’intersection des frontières d’État, les clivages nationaux d’ordre économique,


démographique, juridictionnel et politico-administratif s’affichent avec plus ou moins de
flagrance. Même minimes, ces décalages créent des possibilités de jeu et ouvrent des
opportunités. Un élément important intervient pour activer ou non l’exploitation des
différentiels observés : la situation des espaces frontaliers à l’intérieur du territoire
national. Marges spatiales des territoires étatiques, les zones bordières sont-elles également
des espaces-marges d’un point de vue géographique et économique (du moins, avant leur
animation commerciale) ? Quel traitement les États réservent-ils aux franges territoriales ?

C- Les espaces frontaliers replacés à l’échelle du territoire national : des


espaces-marges ?

L’idée de ce passage est de souligner la très grande diversité des espaces


frontaliers, en regardant la position qu’ils occupent dans la géographie du territoire
national. À la question « les zones frontalières sont-elles des marges inertes ou actives ? »,
il est difficile de répondre de manière tranchée. Il n’existe pas, en effet, de cas-type
d’espace frontalier.
La prise en compte ou non des espaces frontaliers par le pouvoir étatique influe
sur le dynamisme des espaces frontaliers mais pas toujours ; d’une part, parce que
l’attitude de l’État à l’égard des bordures territoriales est versatile, d’autre part, parce que
des marges frontalières délaissées par l’État peuvent, par exemple, être investies par la
population locale et ainsi être rendues actives. L’aménagement des franges frontalières par
l’État n’est pas un critère suffisant à lui seul pour juger de leur vitalité, même s’il est vrai
que l’abandon d’une zone frontalière par le pouvoir politique entraîne souvent le déclin de
celle-ci.
Les marges territoriales ont, dans l’ensemble, peu retenu l’attention des pouvoirs
publics pendant les 20 premières années de l’indépendance ; la création de projets de
développement, la construction d’infrastructures publiques (routières et sociales) se sont
en général portées ailleurs, ce qui n’a rien d’étonnant. En effet, on imagine mal des États à
peine naissants s’atteler à la promotion de leurs bordures territoriales. Toutefois, les

136
contre-exemples de valorisation frontalière ne manquent pas, qui empêchent de conclure
de but en blanc à la marginalisation systématique des zones frontalières jusqu’à la fin des
années 80. La distinction s’impose également entre « marges » et « frontières » aménagées
par l’État : de fait, ce dernier peut opter pour le rattachement d’une marge frontalière au
centre politique et économique du territoire via la construction de routes ou de voie ferrée
et décider conjointement d’isoler la ligne-frontière du territoire en ne poussant pas jusqu’à
elle le réseau de communication national.
De manière frustre, on peut opérer une typologie des espaces frontaliers selon leur
place dans la géographie nationale, en conjuguant plusieurs critères, à savoir le type
d’activités économiques, la densité des infrastructures de transport, la présence plus ou
moins forte de l’État (mesurable à l’aide des postes de contrôle ou des investissements) et
la distance par rapport au centre politique du pays. Deux cas de figures se dessinent : les
marges délaissées et les marges actives. Parmi celles-ci, on étudiera à part les zones
frontalières dotées d’une position centrale au niveau national, car sièges de capitale
politique.

1- Les marges délaissées

Les marges délaissées sont légion en Afrique centrale. Dans le cas présent, on
compte, entre autres, la zone orientale et septentrionale de la Centrafrique (à l’exclusion du
nord-ouest), l’extrémité frontalière camerouno-congolaise (Yokadouma-Nola), les
périphéries frontalières de l’Adamaoua, les franges nord et est du Tchad, le sud-est
tchadien, mais aussi la partie orientale du Woleu-Ntem gabonais et, en Guinée Équatoriale,
le Rio Muni (hormis la région de Bata-Niefang et de Mongomo) et l’île d’Annobon
(fig.34).
Ces régions se signalent par une carence en desserte routière et en équipements
socio-éducatifs, par un faible nombre de postes douaniers, et par l’absence de stations-
essence ou d’électricité. Angles morts de la circulation, ces espaces-marges incarnent des
« frontier » au sens américain du terme ; ils constituent des fronts pionniers à investir, des
réserves d’espaces disponibles. De fait, le peuplement y est faible et se compose souvent,
pour partie, de populations socialement marginales : réfugiés politiques (à l’instar, en
RCA, des 30 000 Soudanais campant à Mboki ou, au Tchad, des 15 000 Soudanais ayant
fui dans la région sud du Ouaddaï en 1999), Pygmées des franges méridionales
camerounaises, centrafricaines et des lisières gabono-congolaises, éleveurs nomades
Mbororo des confins septentrionaux de la RCA ou de l’Adamaoua.
L’isolement de ces zones est corrélé à divers paramètres qui se cumulent plus ou
moins les uns aux autres selon les lieux : l’éloignement par rapport au centre politique
actuel du pays, la ténuité du peuplement, une accessibilité difficile -qui peut être liée au
milieu naturel-, le désintérêt « politico-affectif » des dirigeants au pouvoir, des
potentialités économiques minces ou peu intéressantes au regard des conditions du marché
… Le cercle vicieux de ces facteurs (parfois relatifs) peut aisément se briser et la situation
de marges frontalières se renverser, par exemple, sous l’effet de la réfection d’une route.
Le cas du département camerounais du Mayo-Rey, frontalier du Tchad, est éclairant dans
le genre : jusqu’au milieu des années 80, la région était sous-peuplée et sous-équipée. La
plupart des pistes rurales étaient impraticables en saison des pluies. Ravagée par
l’onchocercose, infestée de glossines (tsé-tsé), la zone était complètement repliée sur elle-
même. Les quelques habitants (Mboum, Lamé, Lakka, Baya, Foulbé…) vivaient
d’agriculture et de pêche et, à proximité de la frontière, le peuplement était très fluctuant à
cause des allées et venues opérées par familles, voire par villages entiers, entre le Tchad et

137
la RCA, selon les

138
Fig.34

139
conditions économiques et politiques du moment. Or, en l’espace d’une petite décennie,
cette périphérie assoupie s’est réveillée sous l’effet d’une conjonction de facteurs
favorables (cf. 2ème partie, I-C). Le Mayo-Rey compte aujourd’hui parmi les espaces
frontaliers aménagés.
Sans électricité ni industries, pratiquement sans médecins114, le Rio Muni (les
région de Bata-Niefang et Mongomo mises à part) est une illustration de marges
délaissées. Le réseau routier hérité de la période coloniale s’est délabré, faute d’entretien.
Comme l’île d’Annobon, la portion continentale de la Guinée souffre de l’éloignement de
la capitale, Malabo, logée dans une île (Bioko), à quelques encablures de Douala. Non
contente de concentrer investissements, industries et banques, l’ancienne Santa Isabel
confisque à son seul profit la manne pétrolière au détriment du continent et de l’île
d’Annobon. Celle-ci, située à 600 km au sud de l’île Bioko, est reliée à la capitale par un
unique bateau, qui effectue seulement deux ou trois liaisons par an115. Isolée et sans
ressources, l’île d’Annobon constitue une caricature de bout-du-monde abandonné.
Le centre nord et l’est de la RCA fournissent un autre exemple de périphéries
négligées. La faiblesse du peuplement est imputable aux vicissitudes de l’histoire. Les
razzias esclavagistes perpétrées par l’empire du Ouaddaï, fondateur en 1830 d’un État
(vers Ndélé) qui fut relayé, en 1879, par le royaume tout aussi ravageur de Rabah, ont
durablement vidé les contrées (fig.41, p. 177). Ces franges de no man’s land pâtissent
aujourd’hui de leur position centrale au cœur du continent, qui les éloigne de tout : de
Bangui, des foyers économiques concentrés à l’ouest du pays et des ports atlantiques.
Laissées à l’écart des plans d’aménagement routier, ces vastes marges sont évincées du
réseau national de distribution pétrolière. La société d’État, Petroca, ne compte plus de
station au-delà de Bangassou et de Batangafo, de sorte que les habitants s’approvisionnent
en pétrole lampant et en carburant au Tchad ou au Soudan.
Le maillage politico-administratif se distend dans les périphéries éloignées de la
capitale (fig.35) : les quelques 800 km de frontière orientale centrafricaine ne comptent
que deux postes de douane (Obo, Birao). La densité des postes de contrôle devient tout
aussi lâche à l’est du Tchad ou dans la région frontalière de Tignère au Cameroun (à
l’ouest de l’Adamaoua). Ce desserrement du contrôle administratif est le signe d’un
relâchement de l’autorité de l’État. Ceci se manifeste aussi dans le domaine monétaire.
Dans ces périphéries frontalières laissées à elles-mêmes, la circulation de monnaies
étrangères est fréquente, l’usage du troc encore vivace. Par exemple, dans les villages
tchadiens de Daguessa et d’Adré, à la frontière du Soudan, la plupart des transactions se
font en livre soudanaise, sinon par le biais du troc. Un des exportateurs de gomme
arabique interrogés en 1995 à N’Djamena déclare obtenir de la gomme et du sésame
soudanais en contrepartie de cigarettes tchadiennes. Des produits nigérians et du sucre
tchadien sont pareillement échangés contre de la gomme soudanaise. Le troc est également
présent dans le Mayo-Rey, à la frontière tchadienne : dans les villages de Gor et Madingrin
(au nord de Touboro), le sucre camerounais s’échange couramment contre de l’arachide
tchadienne.
Les marges déshéritées des territoires nationaux présentent une gamme restreinte
d’activités qui ne requièrent pas une forte main d’œuvre. Toutefois, les périphéries
« oubliées » de l’État ne sont pas forcément des zones économiquement déprimées. Ainsi
le Salamat, au sud-est du Tchad, est une région enclavée, excentrée par rapport à
N’Djamena

114
- En 1990, on en comptait 99 pour tout le pays, dont une grande part installée dans les centres urbains de
Malabo, Bata, Niefang (source : Lopez-Escartin N., Centre Français sur la Population et le
Développement, 1991).
115
- source : Monde diplomatique, juillet 1994.

140
Fig.35, DD

141
Fig.36

142
(à 750 km) et isolée en saison des pluies. Il n’empêche que c’est la première région
céréalière du pays (fig.36) pour le mil, le sorgho et le berbéré (Arditi, 1993). Cependant,
dans l’ensemble, ce premier type d’espaces frontaliers se distingue par une certaine inertie
économique, comparé au reste du territoire national. Un coup d’œil sur une carte
« touristique » (fig.34) montre qu’ils sont des lieux de prédilection pour l’implantation de
zones protégées, parcs nationaux ou réserves de faune. Le fait est particulièrement frappant
au Cameroun (réserve de Campo ou du Faro, parc de Bouba Ndjida) et en Centrafrique
(réserve de Zémongo).
En zone soudanienne, les régions frontalières mal connectées au centre
correspondent à des espaces de cultures vivrières, à des terrains de chasse (au nord-est de
la RCA) ou à des espaces de pâturage, ponctués de marchés à bétail et de postes
vétérinaires (comme au centre nord et au nord-est de la RCA). En zone guinéenne, ces
espaces de confins sont souvent investis par des sociétés privées d’exploitation forestière.
On recensait une vingtaine d’entreprises dans le Rio Muni en 1996 (contre quatre en
1989). Aux confins méridionaux du Cameroun, dans le département du Ntem, l’activité
forestière est modeste (on ne compte qu’une seule scierie, à Ebolowa, en 1990), car elle se
concentre dans la partie nord du département voisin (le Dja et Lobo), notamment dans le
triangle Ebolowa/Mbalmayo/Sangmélima, proche des axes routiers. Dans la pointe sud-
ouest de la Centrafrique (Sangha-Mbaéré) s’activent depuis 1991 la société SESAM116,
vers Salo, et, depuis 1994, l’Entreprise Forestière et Sylvicole de Bayanga -EFSB- (qui a
pris la suite de Slovenia Bois), toutes deux françaises. L’implantation de ces sociétés
forestières privées est déterminante (photo.10). Ce sont elles qui animent les fronts
pionniers et qui éventuellement en feront, à long terme, des espaces-marges actifs. Armés
de bulldozers, de débardeurs et de niveleuses, les forestiers percent et entretiennent des
routes, apportent de l’électricité (grâce à des groupes électrogènes ou des chaudières à
bois). Le village de Bayanga (au sud de Nola) est depuis 1994 entièrement dépendant de la
société forestière EFSB qui recrute et rémunère la maîtresse d’école, le médecin, la sage-
femme. La question de la durabilité d’une telle action surgit inévitablement. L’œuvre des
forestiers sera-t-elle relayée par l’État et peut-elle induire un effet d’entraînement régional
et une diversification économique ? La région ne risque-t-elle pas de retomber en léthargie
après le départ ou le déplacement de la firme ? (tel fut le cas à Bayanga lors de l’arrêt
pendant six ans des activités de Slovenia Bois).
Outre l’exploitation du bois, quelques cultures de rente sont modestement
pratiquées dans les franges frontalières forestières : café en Centrafrique, petites
plantations cacaoyères de la vallée du Ntem au sud-Cameroun, auxquelles se mêlent une
culture relictuelle de café que l’on retrouve au nord du Rio Muni. Dans la région
frontalière camerounaise, le mauvais état des voies d’accès est un prétexte avancé par les
acheteurs de fèves de cacao pour proposer un bas prix aux paysans.
Un dernier trait commun concerne les zones de rebut territorial au plan des
activités : l’exercice de pratiques irrégulières, voire illicites telles que le braconnage (en
RCA), l’exploitation sauvage d’or (comme au sud de Baboua en RCA) et de diamants (au
nord-ouest de Yola), ou encore la culture de cannabis. Celle-ci est particulièrement
développée aux environs de Bertoua et Batouri (à l’est du Cameroun), ainsi que dans les
franges montagneuses, difficiles d’accès, du nord-ouest camerounais (à la frontière du
Nigeria). Selon le responsable de l’office central de lutte anti-drogue de Bangui, les
villages congolais (RDC) bordant les rives de l’Oubangui sont eux spécialisés dans la
culture de chanvre, exporté vers la RCA. La saisie en juin 1995, à Possel (à 140 km en
amont de

116
- Société d’Exploitation de la Sangha-Mbaéré.

143
144
Photo. 10- Les installations de la société forestière SEFCA (Société d’exploitation
forestière centrafricaine) en Sangha-Mbaéré (RCA)

145
146
Bangui), de 31 kg de cannabis et de pointes d’éléphanteaux, importés en RCA à bord de
pirogues, accrédite son analyse.
Sans être systématiquement des zones d’activités illicites, les angles morts des
territoires nationaux sont en tout cas des lieux de transit privilégiés pour les clandestins et
les trafiquants de tous bords. L’exploitation d’or et de diamants dans les interstices
marginalisés de l’ouest centrafricain est liée au hasard de la nature (richesse du sous-sol à
ces endroits), mais la fuite par des pistes frontalières non contrôlées jusqu’à Bertoua ou
Yokadouma (Cameroun), elle, ne l’est pas. La faible présence de l’État sur certaines
marges du territoire leur confère quelquefois un rôle de base-arrière pour les groupes
d’opposition armés. Tel est le cas du nord et de l’est tchadien qui sont des foyers de révolte
et de turbulences avérés.
Mal rattachés au reste du corps territorial, oubliés de l’État, les espaces frontaliers
entrevus ont logiquement tendance à regarder vers le pays limitrophe dont ils dépendent
souvent pour leur ravitaillement. Ainsi, les régions orientales tchadiennes et centrafricaines
sont davantage tournées vers l’est que vers l’ouest ; de même, les centres tchadiens de
Faya et Bardaï, isolés en plein désert, à plus de 1 000 km de la capitale vivent sous
l’emprise commerciale de la Libye voisine. Dans ces deux cas, les relations des zones
frontalières avec les pays voisins poursuivent des traditions historiques, celle des
commerçants djellaba venus au XIXème siècle du Haut-Nil dans le premier cas, celle du
commerce transsaharien médiéval dans le second.
Dans ces poches délaissées des territoires nationaux, trois types d’acteurs
suppléent à l’impéritie de l’État : les missions religieuses (à Tignère, au Cameroun, ce sont
les pères qui entretiennent la route), les Organisations Non Gouvernementales (ONG), et
des sociétés privées (souvent forestières). Cette première catégorie de régions frontalières,
enclavées et mal contrôlées, a fréquemment vocation de couloir de trafics et de transit,
malgré la déficience des infrastructures de transport modernes. En même temps, à cause de
ce dernier manque, ces espaces ne sont le réceptacle que de mouvements modestes et ne
peuvent pas connaître un grand dynamisme.

2- Les marges actives

Par marges actives, j’entends les régions qui pèsent dans la géographie du
territoire national, en particulier sur le plan économique. Ces espaces frontaliers présentent
des densités de peuplement plus élevées que les zones précédentes ; ils sont mieux équipés
en infrastructures tertiaires, mieux reliés à la capitale et sont dotés de quelques
établissements industriels. Ces franges ont, en effet, bénéficié de l’intervention de la
puissance publique, que ce soit, par exemple, en matière de transports (au Gabon), de
développement rural ou à travers une politique de peuplement (au Cameroun).

Plusieurs facteurs justifient la mise en valeur des espaces frontaliers. La présence


de ressources naturelles (agricoles ou minérales) est un enjeu de premier ordre, comme
l’attestent les deux exemples suivants, pris au Tchad et en RCA. Ici, le coton a motivé
l’intervention de l’État, dès l’époque coloniale.
Le sud-ouest du Tchad (étendu du sud du Mayo-Kebbi au Moyen-Chari) fait
partie des marges actives : bastion de hautes densités (près de la moitié de la population se
rassemble sur environ 10% de la superficie nationale), cette part méridionale du Tchad est
le centre économique du pays grâce aux cultures permises le long des vallées fertiles du
Logone et du Chari. Introduite en 1928, la culture de coton est aujourd’hui encadrée par la
société parapublique Cotontchad. Les rares industries nationales sont concentrées dans cet
angle sud-ouest, jadis défini comme le « Tchad utile » : sucrerie à Banda, huilerie-

147
savonnerie, brasserie et manufacture de cigarettes à Moundou, société de textiles (la
Cotex, qui a repris la STT en 1994) à Sahr. Certes, on peut rétorquer que les
communications terrestres avec N’Djamena sont bien médiocres pour un espace-marge
actif. Pendant les quatre mois d’hivernage, la liaison entre les villes du sud (Moundou,
Sahr) et la capitale s’effectue par un détour en territoire camerounais via
Pala/Léré/Figuil/Maroua. Néanmoins, l’état des routes n’est pas pire que sur le reste du
territoire tchadien. Une ligne aérienne hebdomadaire N’Djamena/Moundou/Sahr, assurée
en 1995 par un vieux fokker 27 d’Air Tchad, tente de compenser, cahin-caha,
l’insuffisance des communications. La localisation des gisements pétroliers de Doba à
proximité de la frontière ne peut que renforcer l’aménagement de cette zone frontalière
méridionale.
La région nord-ouest de la Centrafrique présente des similitudes avec le sud-ouest
tchadien. Elle coïncide avec la préfecture de l’Ouham-Pendé et avec la partie occidentale
de celle de l’Ouham. Grenier à vivres du pays (manioc, mil, haricot, arachide), cet espace
périphérique est également le bastion de la culture cotonnière, aujourd’hui suivie par la
Société centrafricaine de coton (Sococa) qui se substitue, depuis 1991, à la Société
centrafricaine de Développement agricole (Socada). Les franges frontalières ont
récemment été dotées d’une nouvelle usine d’égrenage à Ndim (1995) qui est venue
compléter celles de Bossangoa et Pendé117 (fig.24, p.108). L’introduction de la culture du
coton au début du siècle a été déterminante pour la zone car garante de liaisons avec la
capitale. Les pistes d’acheminement du coton ont été entretenues pour permettre au coton
(fibre, amande) d’approvisionner l’huilerie-savonnerie et l’usine de textiles de Bangui,
ainsi que pour alimenter en vivres la région centrale du pays. P. M. Decoudras mentionne
dans l’Atlas Jeune Afrique de la Centrafrique la réfection de toutes les pistes desservant
les régions cotonnières en 1980. L’amélioration du réseau routier régional s’est poursuivie
à partir de 1985 avec le plan AROP (Aménagement des Routes de l’Ouham-Pendé), et en
1991, avec le plan EROP (Entretien des Routes de l’Ouham-Pendé). Par ailleurs, dès les
années 70 l’État est intervenu dans la région, avec plus de déboires que de succès, pour
promouvoir l’élevage bovin (ouverture d’une laiterie à Sarki, expérience de culture attelée)
ou lancer un projet de développement rural intégré, ACADO (Agence centrafricaine de
Développement de l’Ouham-Pendé), au début des années 80. Le nord-ouest de la
Centrafrique fait partie des périphéries aménagées de longue date par l’État. Que l’Ouham-
Pendé soit le fief du président Patassé (un Baya, originaire de Paoua), en charge depuis
1993, ne peut qu’amplifier les investissements déjà opérés.

Si les potentialités naturelles tiennent une place importante, une autre logique
préside à l’aménagement des espaces frontaliers par les pouvoirs publics. Il s’agit d’une
logique personnelle, souvent présidentielle. L’attention particulière que portent les chefs
d’État à leur région d’origine est un phénomène suffisamment répandu sous tous les cieux
pour qu’on ne s’y attarde pas. Citons simplement l’exemple de la région de l’Équateur en
République Démocratique du Congo (RDC). Hors de notre champ d’étude, ce cas n’en est
pas moins instructif (fig.34, p. 135).
Région natale de l’ancien président Mobutu, la zone frontalière septentrionale
(administrativement les sous-régions Sud Ubangui et Nord Ubangui) a bénéficié de toute
la sollicitude des pouvoirs publics pendant l’ère Mobutu. La petite localité frontalière de
Gbadolite s’est construite (au détriment de la capitale régionale, Mbandaka) et abrite le
palais présidentiel qui servit régulièrement de retraite au « léopard ». Près de Gemena est
installée une usine d’huile de palme ; à Mobayi, sur l’Oubangui, une centrale

117
- Les usines de Bozoum et Bouar ouvertes à l’époque coloniale ont fermé, tout comme l’huilerie de Pendé.

148
hydroélectrique a été aménagée et sur la rive gauche de l’Oubangui, aux alentours de
Bangui, plusieurs villages congolais (tels Zongo) ont été équipés de réfrigérateurs et
congélateurs pour stocker les poissons pêchés. À Bangui, le capitaine (un poisson
recherché) est rare en toute saison, car massivement vendu vers la RDC voisine. Toutefois,
le traitement de faveur accordé au nord de l’Equateur n’a pas réussi à lui insuffler une
grande vitalité économique. Les véritables pôles d’impulsion du pays se situent au sud,
autour des centres miniers du Kasaï et du Shaba, et dans la région kinoise. Reliée à la
capitale grâce à la voie d’eau (l’Oubangui et le Congo), la région septentrionale de la RDC
est handicapée par la dégradation du réseau routier et se tourne vers la RCA voisine,
notamment pour son approvisionnement en carburant, organisé depuis Bangui, Mobaye ou
Bangassou. L’aménagement de cette marge active demeure ici très incomplet.

Un autre motif peut déterminer la mise en valeur des espaces frontaliers, qui est
une logique territoriale d’enracinement. Dans bien des cas, cette dernière constitue le
leitmotiv de l’intervention de l’État aux marges. L’éclairage historique permet de saisir la
ferme volonté de certains États d’aménager leurs franges territoriales. Nombre de marges
investies sont en effet soumises au tropisme jugé dangereux du territoire voisin (ainsi, le
Woleu-Ntem gabonais) ou bien correspondent à d’anciennes zones disputées (comme le
Haut-Ogooué, rattaché au Congo-Brazzaville, alors dénommé « Moyen Congo », entre
1925 et 1946). Leur aménagement vise alors à les ramener dans le giron du pouvoir central
et à sceller leur appartenance au corps territorial.
L’amélioration des voies de transport reliant les espaces-marges au centre
politique et le contrôle du peuplement sont les modes de « marquage étatique » les plus
courants. Lors de la pacification coloniale, les populations forestières du Woleu-Ntem et
du Sud-Cameroun ont été regroupées et fixées le long des pistes praticables pour asseoir
l’encadrement militaro-politique, puis économique des colons allemands et français.
Dans le sud-ouest du Tchad, les velléités de contrôle du pouvoir central, aux
mains de « Nordistes », se manifestent depuis 1990 par une « véritable politique de
peuplement gorane-zaghawa » (Buijtenhuijs, 1993), en particulier dans les villages
frontaliers de la RCA. Les centres de Goré, Doba ou Moundou sont, eux, investis de
militaires et de cadres administratifs venus du nord, tandis que des restaurateurs et des
commerçants fraîchement débarqués du Darfour (Soudan) sont de plus en plus nombreux à
s’installer118.
Le cas du sud-ouest camerounais montre les efforts consentis par l’État pour
récupérer une marge territoriale ayant connu moult avatars historiques. De fait, la qualité
des liaisons actuelles entre l’Ouest camerounais et les capitales politique (Yaoundé) et
économique (Douala) ne tient pas seulement à l’existence de terres hautement productives
en cultures commerciales (café surtout) et en vivres. Le mandat anglais exercé sur les
provinces Nord-Ouest et Sud-Ouest explique la priorité accordée, dès 1960, à la
construction de bretelles de raccordement entre l’ancien Cameroun britannique et le reste
de la République (Champaud, 1983) : le bitumage de la route Douala/Tiko est terminé en
1969, celui de l’axe Bafoussam/Bamenda en 1978.
La guerre civile qui déchira le pays bamiléké en 1959-1960 a attisé le désir
d’arrimer les franges occidentales au centre politico-économique du pays. Les hautes terres
de l’Ouest ont ainsi « bénéficié de discriminations positives, exprimées en dotations
matérielles et gages symboliques de la part du pouvoir »119, parce que ce dernier se
souciait d’empêcher la résurgence d’ambitions sécessionnistes. Sous P. Biya, la politique

118
- Agir Ici, Troisième dossier noir de la politique africaine : Tchad, Soudan, 1995.
119
- Janin P., 1996, op. cit., p. 49.

149
de rattachement territorial de l’Ouest continue avec l’asphaltage des axes
Yaoundé/Bafoussam (1984) et Bafoussam/Dschang (1990). La carte IGN du Cameroun de
1994 révèle que le gouvernement a pris soin d’éviter que les routes bitumées n’atteignent
la frontière, pour contenir tout basculement vers le Nigeria. Mudemba ou Benakuma sont
en quelque sorte des culs-de-sac étudiés, tout comme Mékambo au Gabon (Ogooué-
Ivindo). Dans ce dernier cas, la route menant de Mékambo vers Mbomo au Congo a été
sciemment non entretenue par l’État gabonais pour empêcher un « branchement » de la
région frontalière sur le Congo (Pourtier, 1989).
L’État gabonais a fait preuve d’un aménagement méthodique des marges
territoriales, via la construction de voies de transport, afin de consolider l’unité de son
territoire. Une carte des flux commerciaux de 1960 (fig.37) laisse percevoir le tropisme
exercé par le Cameroun et le Congo sur les confins frontaliers respectivement nord et sud
du pays : le Woleu-Ntem gravitait depuis l’époque coloniale dans l’orbite camerounaise.
L’épisode du Neu-Kamerun et la présence du groupe fang de part et d’autre de la frontière
contribuaient dans les années 60 à aviver des forces centrifuges. N’était-ce pas du sud-
Cameroun que la cacaoculture (introduite par les Allemands) s’était diffusée au nord-
Gabon.? Jusqu’en 1968, la production cacaoyère gabonaise a continué d’être évacuée par
le Cameroun, faute de route vers Libreville. De la même façon, la Ngounié, la Nyanga et le
Haut-Ogooué souffraient en 1960 de leur enclavement par rapport à Libreville et
fonctionnaient encore commercialement avec le Congo voisin, bénéficiaire de la voie
d’évacuation du CFCO. La pétition de colons de la Nyanga, demandant en 1930 leur
rattachement au Moyen Congo, et le tiraillement de l’ethnie punu entre Gabon et Congo,
rappelaient la fragilité du rattachement avec le Gabon. La construction de routes et du
Transgabonais a permis à l’État de capturer au profit de Libreville, Port-Gentil et Owendo
les flux commerciaux de ces provinces périphériques. Désenclavé, le Woleu-Ntem
accueille une brasserie (à Oyem) et une plantation d’hévéas (à Bitam), contrôlée par la
société parapublique Hévégab. L’aménagement des espaces-marges a ici servi le dessein
unificateur de l’État.

Il est des situations plus complexes où les marges actives sont la résultante d’une
combinaison de facteurs : le désir d’exploitation des ressources naturelles peut, par
exemple, se doubler d’une logique personnelle pour aboutir à la création d’une marge
active (cf. le Haut-Ogooué gabonais) ; de même, logique personnelle et logique
d’enracinement territoriale se conjuguent quelquefois pour promouvoir un espace-marge
(cf. le nord-Cameroun).
La province frontalière du Haut-Ogooué étaye le premier cas de figure. Il est clair
que la richesse de cette région en manganèse (à Moanda) et uranium (à Mounana), attestée
dès les années 50, a avivé le désir de développement territorial de la part du jeune État
gabonais. En même temps, nul doute que le désenclavement de la province et son haut
niveau d’équipements socio-économiques ne soient liés à la volonté d’Omar Bongo de
favoriser l’essor d’une région dont il est natif. En 1974, la « route économique » est
achevée qui place Libreville à une journée de voiture de Franceville ; en 1987, le
Transgabonais qui tenait tant à cœur au président est fonctionnel. L’axe
Ndobi/Franceville/Lékoni est l’un des rares axes bitumés du pays depuis le début des
années 80. Le Haut-Ogooué n’a pas été privilégié que sur le plan des transports : les
complexes

150
Fig. 37- Les courants commerciaux au Gabon en 1960

Source : Pourtier R. , Le Gabon, 1989.

151
agro-industriels ont foisonné, à l’instar de la Société sucrière du Haut-Ogooué (Sosuho),
née en 1976, ou de la Société industrielle d’agriculture et d’élevage de Boumango
(SIAEB); projets agricoles et ranches bovins ou ovins se sont multipliés sur l’initiative de
sociétés d’État (Agrogabon, Ogaprov). Hautement symbolique du désir de promouvoir la
province, l’université des Sciences et techniques a été transférée de Libreville à
Franceville où est également installé, depuis 1979, un centre international de recherches
médicales. Que dire encore de l’équipement hôtelier de standing à Franceville, de
l’aéroport surdimensionné de Mwengue ou de l’émetteur-radio de Moyabi qui diffuse
Africa n° 1 et Radio France International ? Richesse minière et logique présidentielle se
sont conjuguées pour transformer depuis 30 ans le Haut-Ogooué en une périphérie
aménagée et équipée, voire en une marge-vitrine.
De manière analogue, le facteur personnel a joué en faveur du désenclavement du
couloir frontalier nord-camerounais qui débute au-delà de l’Adamaoua. Originaire de la
région de Garoua, Ahmadou Ahidjo a poursuivi, en l’intensifiant, l’effort amorcé par l’État
colonial dans les années 50 pour mettre en valeur la périphérie septentrionale du
Cameroun. En 1950, le retard économique accumulé par la région était patent par rapport
aux régions méridionales ou même par rapport à la frange septentrionale du Nigeria (le rail
atteint Kano en 1914). La période Ahidjo a consacré l’aménagement du nord-Cameroun
qui a drainé massivement les investissements (Roupsard, 1987). L’achèvement en 1974 du
tronçon ferroviaire Belabo/Ngaoundéré et la fin du bitumage, en 1979, de l’axe
Ngaoundéré/Kousséri désenclavent les périphéries septentrionales et les font basculer du
Nigeria vers Douala pour l’évacuation et l’importation de marchandises. À partir de 1967,
le port de Garoua et la voie de la Bénoué cessent d’être utilisés pour l’exportation
d’arachide et du coton (tchadien et camerounais).
Sous Ahidjo, les espaces-marges du nord s’industrialisent : Garoua accueille
l’usine Cicam (1966), les Brasseries du Cameroun (1967) et la brasserie Socaprod fondée
en 1978 par Fadil. En 1971, la cimenterie Cimencam de Figuil ouvre ses portes. Dans le
domaine agricole, les changements sont tout aussi profonds. La riziculture irriguée,
amorcée dans les années 50 vers Yagoua, s’intensifie et étend ses périmètres le long de la
frontière tchadienne sous l’égide de la Semry ; la Sodécoton remplace la CFDT et étend la
culture de coton dans la zone de la Bénoué, soutenue en cela par la politique de
rééquilibrage démographique menée par l’État. Commencée dès 1967 avec le projet
Guider (qui dure jusqu’en 1973), celle-ci vise au délestage des régions surpeuplées
(comme les Monts Mandara) et au développement agricole de régions frontalières vides.
Le projet Nord-Ouest Bénoué (1974-1986) et Sud-Est Bénoué (1978-1990) se situent dans
la lignée du projet Guider.
Il est probable que la mise en valeur du nord-Cameroun fusse intervenue tôt ou
tard, avec ou sans Ahidjo, ne serait-ce que par nécessité de consolider le puzzle territorial.
Logique personnelle et logique d’enracinement territorial de l’État se sont finalement
imbriquées pour développer cette périphérie septentrionale. Natif de la région, le premier
président n’a fait qu’accélérer les choses et rajouté sa signature personnelle, par exemple
en faisant construire l’aéroport international de Garoua.

Un faisceau d’éléments est à l’origine de la promotion des marges territoriales : la


concentration de ressources agro-forestières, minières ou pétrolières sur les bordures, un
désir étatique de consolidation du territoire, le vœu de mettre en valeur une région dont la
plupart des responsables au pouvoir sont natifs… L’aménagement des confins frontaliers
revêt diverses formes. La dotation en équipements tertiaires ou industriels, le
désenclavement ferroviaire ou routier, l’organisation du peuplement (rééquilibrage de la
répartition de la population, planifications de migrations…) sont les modalités

152
d’intervention les plus usuelles. Les espaces-marges actifs sont loin d’avoir le même
niveau d’équipement. L’aménagement du Haut-Ogooué ou du Woleu-Ntem gabonais n’a
rien à voir avec celui du sud-ouest tchadien. Par ailleurs, on a jusqu’ici fait tacitement
référence à des espaces frontaliers situés en périphérie d’une capitale politique à la
position centrale. Or, il est des cas (fréquents en Afrique centrale) où la capitale est
implantée en périphérie du territoire. Les villes frontalières de N’Djamena, Brazzaville,
Bangui ou Kinshasa en fournissent l’illustration. Centres nerveux du pays au plan politique
et économique, ces régions-capitales incarnent un type particulier d’espaces frontaliers
actifs.

3- « Aux marges : le centre » : le cas des capitales frontalières,


N’Djamena et Bangui

Situées géographiquement en marge du territoire national, les régions structurées


autour d’une capitale frontalière perdent leur attribut de marges d’un point de vue politique
et économique. Parce qu’elles abritent la capitale, symbole et vitrine de l’État tout entier,
les régions capitales sont l’objet d’un aménagement et d’un équipement privilégiés qui
concourent à drainer vers elles une masse considérable de migrants et de ruraux.
Bangui et N’Djamena ont en commun d’être des capitales enclavées à double
titre : implantées au cœur du continent, elles règnent sur un territoire privé d’accès à la
mer ; par ailleurs, elles sont excentrées à l’échelle de leur territoire national et mal reliées
au reste des régions qui composent leur pays. Toutes deux sont d’anciens postes militaro-
administratifs, fondés par les Français à la fin du siècle dernier120et points de départ de la
conquête coloniale. Ces anciens chefs-lieux de colonie121ont été conservés comme
capitales lors de l’accès à l’indépendance et, dans le cas de Fort-Lamy, rebaptisés (la ville
prend le nom de N’Djamena en 1973). Symptomatique des moyens de transport
prépondérants au XIXème siècle, le site des deux villes est fluvial, l’un à la confluence du
Logone et Chari (N’Djamena), l’autre à l’aval de rapides (Bangui) (photo.11 et 12).
Également révélatrice des rivalités européennes sur le continent, chaque capitale possède
son doublet urbain en rive gauche : Zongo, ex-poste belge, fait face à Bangui de l’autre
côté de l’Oubangui ; Kousséri (initialement une cité kotoko) est la jumelle de N’Djamena
au-delà du Logone. N’Djamena est l’étape traditionnelle pour les pèlerins venus de l’ouest
se rendant à la Mecque ; Bangui fut l’étape des colons français en partance vers le Tchad
(tel Émile Gentil en 1895) ou le Nil (la mission Marchand y transita en 1897). La situation
centrale des deux capitales à l’échelle continentale en ont fait des bases militaires de choix
pour l’armée française dans les années 60 jusqu’à aujourd’hui. Les militaires français
devraient cependant quitter la capitale centrafricaine d’ici la fin 1998.
Lieux du pouvoir, les capitales et leurs régions environnantes bénéficient depuis
le début du siècle de la sollicitude particulière des pouvoirs publics parce qu’elles sont
l’emblème de l’État. La région de Bangui correspond approximativement au triangle
Mbaïki/Bossembélé/Sibut, celle de N’Djamena court du lac Tchad jusqu’à Bongor via
Massaguet. À l’époque coloniale, Bangui et N’Djamena ont été l’objet de plans de
lotissements ; elles ont accueilli bâtiments administratifs, maisons de commerce (encore
visibles à Bangui mais détruits à N’Djamena lors de la guerre civile). Les deux villes ont
également été le centre d’un réseau rayonnant de voies carrossables. Ainsi, dans les années
20, le gouverneur Lamblin nommé en Oubangui-Chari ordonna la construction de routes

120
- Le poste de Bangui fut créé en 1889, celui de Fort-Lamy, future N’Djamena, en 1900.
121
- La « colonie » du Tchad est créée en 1938 (Lanne, 1995), celle de l’Oubangui-Chari en 1906.

153
154
Photo. 11- Les rapides de Bangui

Photo. 12- Le site de Bangui : une colline boisée en bordure de l’Oubangui


(en face : la RDC)

Photo. 13- Les traces de l’époque Bokassa dans le paysage urbain de Bangui

155
156
(dont celle de Mbaïki/Boda/Carnot/Berberati/Gamboula) qui rompirent l’enclavement de
Bangui.
Après 1960, Bangui et N’Djamena deviennent les centres de commandement et
de décisions des nouveaux États indépendants. Bangui subit de sensibles réaménagements
urbanistiques, y compris au temps de J. B. Bokassa, désireux de rehausser l’éclat d’une
ville promue « impériale » (photo.13) (Villien et al., 1990). Les organes du pouvoir
politico-administratif se centralisent dans ces jeunes capitales d’État. Représentations
diplomatiques, succursales d’entreprises étrangères (sociétés pétrolières, concessionnaires
automobiles, transitaires…), banques et bureaux d’entreprises nationales y plantent leurs
sièges. Bangui et N’Djamena deviennent des centres universitaires en accueillant chacune
l’unique université nationale. Leurs proches régions captent en priorité les investissements
de l’État, mais aussi ceux des bailleurs de fonds et des ONG étrangères. Les projets de
développement, les routes bitumées, les grands magasins et maintes sociétés publiques ou
parapubliques trouvent leur première réalisation dans ou à proximité de la capitale.
Certes, N’Djamena est aujourd’hui dépassée par le binôme Moundou-Sahr en
matière d’équipements industriels. Les brasseries BGT (groupe Castel), les abattoirs et une
usine Sonasut (qui fabrique bonbons et pains de sucre) sont, en 1995, les principales
entreprises installées à N’Djamena, sur la route de Farcha (photo.14). Devrait s’y ajouter,
en juillet 1999, une usine d’eau minérale financée par la Libye dans le quartier Chagoua.
Cependant, toutes les industries basées dans le sud (Cotontchad exceptée) ont leur siège
social dans la capitale, confirmant le pouvoir de commandement de cette dernière.
L’organisation du réseau de transport souligne la place prépondérante de N’Djamena : les
rares axes asphaltés du pays passent par la capitale
(Karal/Guitté/N’Djamena/Guélengdeng) (fig.51, p. 259). L’aéroport international, les
ponts Chagoua et Ngueli (construits vers le Cameroun), la présence des transitaires et des
douanes, et le marché central érigent la ville en tête de pont du commerce avec l’étranger.
La région n’djaménoise a cumulé les projets de développement. Citons, entre autres, le
projet rizicole de Bongor (photo.15) né dans la décade 1950-1960 (et soutenu depuis 1994
par la coopération chinoise), la Société de Développement du Lac (Sodélac), qui prit en
1967 le relais de la société coloniale Semablé pour développer la culture de blé au nord du
lac Tchad, afin d’alimenter les Grands Moulins de N’Djamena ouverts en 1964. On peut
également évoquer l’intervention de l’ONG Secadev (Secours catholique pour le
développement) qui a favorisé l’équipement des paysans du lac en motopompes dans les
années 80… Au nord de N’Djamena, le bas-Chari sert depuis 40 ans de laboratoire de
développement rural pour différents acteurs : l’État tchadien à travers l’ONDR (Office
national de Développement rural), les ONG (Secadev, USAID) et les bailleurs de fonds
internationaux (le FED soutient depuis 1989 un programme d’Appui au développement
rural, dit ADER).
Épargnée par une longue guerre civile et située dans un milieu écologique plus
généreux, la région banguissoise concentre davantage d’industries nationales que
N’Djamena. Brasseries, usine de cigarettes, huilerie-savonnerie de Bimbo, huilerie
Centrapalm de Bossongo, abattoirs, concessionnaires automobiles et montage de cycles
sont présents en ville en 1995. Au sud-ouest de Bangui, au-delà de la palmeraie de
Centrapalm, les grandes plantations caféières côtoient les chantiers d’exploitation
forestière comme ceux de la Société Centrafricaine de Déroulage -SCAD- (à Loko et
Dolobo) ou de l’Industrie Forestière de Batalimo (IFB). Ces privés contribuent à la
création et à la maintenance d’un réseau routier de qualité vers Bangui. En 1989, la société
IFB a par exemple réalisé un pont de 63 m sur la Lesse, au sud de Bimbo. Tout comme
N’Djamena, la capitale centrafricaine est au centre d’un réseau étoilé de routes revêtues
(Bangui/Mbaïki, Bangui/Bossembélé/Yaloké, Bangui/Sibut). Ces axes desservant la

157
capitale ont tous été

158
159
Photo.14- Le projet rizicole de Bongor

Photo.15- L’usine Sonasut à N’Djamena (ici, chariot de pains de sucre)

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161
réfectionnés au début des années 90 dans le cadre du programme sectoriel des transports
préconisé par la Banque Mondiale. Le bitumage du tronçon Bossembélé/Yaloké, effectué
grâce à un financement japonais, remonte à 1993. L’organisation en étoile du réseau
routier, l’aéroport de Bangui-M’poko, le port fluvial122 et les nombreux dépôts urbains
(bois, carburant, céréales) attestent la fonction centrale de Bangui, qui est le lieu de
convergence et d’éclatement des flux nationaux.
Parce qu’elles concentrent les plus hautes institutions politico-administratives du
pays, les capitales bénéficient d’aménagements afférents à leur rang, dont profitent, par un
effet de diffusion, leurs régions environnantes. Certes, le pouvoir de commandement des
capitales sur l’ensemble du territoire s’en va à vau-l’eau avec la décadence des
administrations centrales. Pourtant, Bangui et N’Djamena restent des symboles nimbés
d’une certaine aura. Qui les tient est le maître officiel du pays. C’est en pénétrant dans
N’Djamena qu’Hissein Habré, puis Idriss Déby ont marqué leur prise du pouvoir.
Les zones frontalières polarisées par une capitale forment un type original
d’espaces-marges actifs. D’abord, elles conduisent à relativiser les notions de
centre/périphérie dont l’emploi est banalisé à propos des espaces frontaliers (trop souvent
assimilés à des périphéries) et à propos du schéma d’organisation territoriale de l’État.
Ensuite, les capitales frontalières ont la possibilité de jouer de leur position à l’interface de
plusieurs territoires nationaux pour se développer : N’Djamena est le lieu d’un commerce
transfrontalier intense avec le Cameroun et au-delà, avec le Nigeria ; Bangui exploite
moins sa situation d’interface frontalière fluviale, faute de pont sur l’Oubangui (cf. 3ème
partie, II-C-3). Enfin, la présence à la frontière d’une capitale d’État modifie sensiblement
la nature et l’enjeu de la frontière dont la dimension géopolitique se trouve renforcée.

Ce second chapitre a pointé les multiples distorsions observables de part et


d’autre d’une frontière d’État. Nonobstant un contexte commun de faillite socio-
économique et de débâcle étatique, des distorsions perdurent d’un État à l’autre dans des
domaines aussi variés que l’économie, la politique, la juridiction. Ces distorsions se
greffent sur des situations démographiques et des potentialités naturelles également très
disparates d’un pays à l’autre.
Les espaces frontaliers sont les lieux privilégiés où s’expriment ces ruptures, où
s’entrechoquent ces différentiels, et où s’aiguise un jeu possible avec l’altérité voisine. La
situation géographique des espaces frontaliers au sein de leur territoire national respectif,
leur mise en valeur ou au contraire leur négligence par le pouvoir central interfèrent dans
cette possibilité de jeu, en creusant le décalage avec le territoire limitrophe, en limitant les
possibilités de liaison avec lui… La diversité des marges frontalières est grande et le fossé
plus ou moins large avec l’espace frontalier contigu.
Les opportunités offertes par la frontière sont très mouvantes, selon
l’emplacement même où l’on se trouve sur la frontière et selon les époques. En certains
endroits et à une certaine date, la frontière permet contacts et liaisons ; en d’autres points
ou à une autre date, elle devient barrière et rupture. C’est à cette variabilité de l’effet-
frontière dans l’espace et dans le temps qu’est consacré le chapitre suivant.

122
- Il est scindé en trois zones d’accostage : le port central (réservé aux hydrocarbures), le port aval (pour les
grumes), le port amont (pour le ciment, les engrais et aux autres pondéreux).

162
163
III- La variabilité de l'effet-frontière

Après avoir décrit les nombreuses frontières zébrant l’Afrique centrale et les
différentiels s’exerçant le long des frontières d’État, l’examen des effets suscités par la
frontière s’impose. La question de l’impact des frontières se formule en termes
dialectiques.: les frontières sont-elles des lieux de passage ou des barrières ? Sont-elles des
synapses ou des cloisons ? Créent-elles une soudure ou une césure ?
Les lignes qui suivent entendent rappeler l’ambivalence de l’effet-frontière et sa
variabilité dans le temps. Ambivalence, parce que la frontière est à la fois une rupture et
son contraire, parce qu’elle sépare et unit tout à la fois. Telle une porte, elle ouvre et elle
ferme. Variable, le rôle de la frontière l’est également. L’effet produit par la frontière, qu’il
soit dynamisant ou sclérosant, doit à tout prix être relativisé car il mute et évolue sans
cesse au gré des conjonctures politiques. L’effet-frontière n’est pas fixe mais éminemment
changeant. Comme le résument C. Marand et J.-L. Piermay, « la frontière apparaît
d’abord comme un lieu de paradoxes, un lieu où fleurissent les relations dialectiques, les
enchaînements de contraires »123.
Parmi les éléments qui contribuent à l’ouverture ou à la fermeture des frontières,
et partant, à leur porosité ou à leur étanchéité, le milieu naturel occupe une place non
négligeable car il crée des conditions plus ou moins favorables au peuplement et aux
communications. En dehors de lui, le contexte politique tient un rôle prépondérant. Les
relations bilatérales entre États, selon qu’elles sont au beau fixe ou à la guerre, déterminent
le verrouillage ou non des frontières. De même, les réglementations nationales qui prônent
tantôt l’ouverture vers l’extérieur, tantôt le repli sur soi au plan commercial et politique,
ont une incidence sur le passage des frontières.
On examinera le « capital d’ouverture » des espaces frontaliers eu égard à leur
milieu naturel, au contrôle étatique exercé et à leur rente de situation spatiale (desserte en
transport, proximité de centres urbains…) (A). On s’attachera ensuite à illustrer le rôle
ambivalent de la frontière à travers la sélection de quelques exemples (B).

A- Des espaces ouverts… et d'autres relativement fermés

Les frontières n’offrent pas les mêmes prédispositions aux contacts et à la


surveillance. L’étanchéité des espaces frontaliers dépend en partie des conditions
écologiques et de la fermeté du contrôle étatique. Le fait qu’une large part des frontières
étudiées soient insuffisamment ou pas du tout matérialisées sur le terrain mérite d’être
souligné, cette imprécision pouvant agir sur la porosité frontalière. Ainsi, les frontières
entre la Guinée Équatoriale et le Gabon, entre le Tchad et la Libye ou encore celles
séparant le nord-Cameroun du Nigeria sont incomplètement démarquées, c'est-à-dire
repérées et bornées. Ce flou frontalier peut donner lieu à des situations cocasses, comme
celle du village frontalier d’Amchidé/Banki, scindé entre le Cameroun et le Nigeria. La
frontière qui passe en plein centre du village est matérialisée par une barrière en bois,
placée en travers de la rue principale, entre deux pâtés de maison. Hormis cette barrière,
personne ne sait où traverse exactement la frontalière à l’intérieur de la localité… Situation
saugrenue où les habitants font figure de passe-murailles permanents et franchissent sans

123
- Marand C. et Piermay J.-L., « Prélude à l’effacement des frontières », Revue géographique de l’Est,
1993, n° 3, p. 164.

164
cesse la frontière dans les deux sens, par des ruelles annexes. Beaucoup de villageois
possèdent en effet une boutique d’un côté de la frontière et leur résidence (ou une seconde
boutique), de l’autre.
Mais plus que l’existence d’une démarcation, le milieu écologique influe sur
l’ouverture frontalière. Il crée des possibilités de franchissement plus ou moins
nombreuses et, par ricochet, il commande la configuration spatiale des espaces frontaliers.

1- Des rentes de situation écologiques inégales

D’emblée, une différenciation s’opère entre les frontières tracées en zone


forestière et celles des zones soudaniennes, sahéliennes ou désertiques (fig.38).
Dans le premier cas, l’exubérance de la végétation, l’opacité du couvert arboré et
le caractère obscur et fermé du milieu sylvestre bornent la vue et entravent la circulation.
Aussi les déplacements frontaliers sont-ils contraints de suivre les voies d’eau et les
quelques couloirs de passage qui concordent avec les principales routes percées à travers la
forêt. Dans les profondeurs forestières, le nombre de pistes carrossables s’amenuise
sensiblement et les itinéraires pour franchir la frontière sont très restreints, du moins pour
les véhicules. Car au demeurant, la forêt n’est ni impénétrable pour les piétons et les deux
roues, ni labyrinthique pour les connaisseurs.
L’exemple de la zone sud-camerounaise étaye les difficultés de déplacements
transfrontaliers dans une région de forêt équatoriale, drainée par un chevelu
hydrographique dense, qui impose la construction de ponts et de bacs. Sans eux en effet,
voitures et camions ne passent pas. Conséquence : les pistes méridiennes menant du
Cameroun en Guinée Équatoriale ou au Gabon se comptent aisément. D’ouest en est, on
observe celle passant par Campo, celle d’Olamzé/Afanengui, celle d’Ambam/Kyé Ossi,
celle d’Ambam/Eboro et celle d’Oveng/Minvoul, soit pour environ 400 kilomètres de
frontière, cinq portes d’entrée dont deux seulement peuvent être empruntées de bout en
bout par un véhicule (fig.39).
C’est que la présence du fleuve Ntem constitue un obstacle de taille aux échanges
terrestres entre le Cameroun et ses voisins méridionaux, le Gabon et la Guinée Équatoriale.
Son cours suit en parallèle la frontière méridionale camerounaise et coïncide par endroits
avec elle. Sans parler des pistes en latérite, bourbeuses et glissantes lors des pluies, le
fleuve lui-même ne peut être traversé qu’en deux points par des voitures ou des camions :
à Eboro, où se joignent les deux routes nationales, camerounaise et gabonaise, de part et
d’autre du fleuve ; à Ngoazik, en territoire camerounais, où un piste mène vers la Guinée
Équatoriale (soit par Olamzé, soit par Kyé Ossi et Ebebiyin). Sur ces deux sites d’Eboro et
Ngoazik est installé un bac qui fonctionne épisodiquement (pour cause de pannes répétées)
empêchant ainsi un trafic fluide et intense. La plupart du temps, personnes et marchandises
doivent renoncer au bac et emprunter les pirogues pour poursuivre leur route.
Contrairement aux confins forestiers du Cameroun, les autres espaces frontaliers
étudiés bénéficient de milieux plus ouverts, qu’il s’agisse de la savane arborée de la zone
Cameroun/RCA/Tchad, de la steppe plus ou moins arbustive de la zone nord-
Cameroun/nord-Nigeria/Tchad ou du désert tchado-libyen. Là, la végétation ne freine plus
la circulation et les échanges ; les obstacles aux déplacements proviennent du relief, de
l’organisation hydrographique ou du manque d’eau (dans le désert). Par exemple, entre le
Tchad et la Libye, le bloc du Tibesti contraint à un contournement vers l’ouest (au pied des
aiguilles de Sissé) ou vers l’est (par Faya et Ounianga Kébir) (fig. 45, p. 223).

165
Fig.38 et 39

166
167
Dans la partie septentrionale camerounaise, l’absence de cours d’eau majeur
d’orientation transversale par rapport aux frontières, qui puisse servir de guide et d’appui
aux communications transfrontalières, est à relever, comme au sud-Cameroun (fig.38). Le
cours moyen et inférieur du Logone et du Chari a un tracé obstinément méridien, en
parallèle ou identifié avec la frontière tchado-camerounaise. Seules la Bénoué prolongée
par le Mayo Kebbi et la vallée de la Vina (affluente au Logone occidental) forment des
couloirs de passage transversaux, aux latitudes respectives de Garoua et de Touboro
(fig.40 ).
L’espace Cameroun/Tchad/RCA est avantagé par l’agencement hydrographique.
Outre le couloir de la Vina, on note dans la région le positionnement fréquent des routes
sur des lignes de partage des eaux, telles la départementale 89 au Cameroun ou les routes
régionales 4 et 5 en RCA, et ce, afin de minimiser le coût des travaux routiers. La ligne de
partage des eaux qui court à travers la zone, souligne sa position de carrefour naturel. Le
bassin du Logone, dont dépend la Mbéré, côtoie le bassin du Niger, auquel se raccordent la
Bénoué et son affluent, le Mayo-Rey (fig.40). Par ailleurs, dans cette région terminale de
l’Adamaoua, le relief présente des bombements (variant en moyenne entre 1 000 et 1 500
m d’altitude), aux pentes peu marquées, qui ne constituent pas de réelle entrave à la
circulation. Relief, végétation et hydrographie créent donc un environnement plutôt
favorable au développement de contacts transfrontaliers à l’intersection du Cameroun, du
Tchad et de la RCA. On ne peut en dire autant de l’extrême-nord camerounais.
La région frontalière du nord-Cameroun, encombrée par les marécages et
l’inondation périodique des plaines de la moyenne vallée du Logone (yaéré), s’apparente à
un espace relativement hostile. Les crues régulières du Chari, du Logone et de leurs
affluents imposent un rythme saisonnier aux communications dans une grande partie de la
région (photo.16). La construction de routes praticables toute l’année canalise la
circulation vers le Tchad le long de deux axes : celui formé par Kousséri/les ponts
Chagoua et Ngueli/N’Djamena (prolongé vers le Nigeria par l’axe Fotokol/Maiduguri) et
celui constitué par l’artère Figuil/Léré/Pala, qui évite le Logone. Au sud de N’Djamena,
l’absence de ponts sur le Logone rend la traversée impossible pour les véhicules. Certes, il
y a bien le passage par Bongor effectué grâce à un bac mais sa faible capacité, son
ensablement en saison sèche dissuadent les camions de fort tonnage (photo.17).

Malgré l’inondation des plaines de l’extrême nord camerounais et la disposition


méridienne des organismes fluviaux, l’espace frontalier Nigeria/Cameroun/Tchad se classe
parmi les zones propices aux échanges. Et pour cause : aucun relief d’envergure n’obstrue
la circulation dans cette région relativement plane composée par le bassin du lac Tchad, les
plaines du Logone et Chari et la cuvette de la Bénoué. Les Monts Mandara, formés de
massifs compartimentés et de plateaux étagés, sont contournés par des routes carrossables,
en particulier au nord. En revanche, en descendant vers le centre du Cameroun, les Monts
Alantika, surplombant le Faro de 1 300 mètres, et le massif de l’Adamaoua ferment la
frontière nigériane au trafic routier, ou du moins le restreignent à des points de passage
obligés (Koncha, Banyo et Atta) (fig.40).
On le voit, les espaces frontaliers retenus ont en commun de correspondre à des
milieux bio-géographiques ouverts, à l’exception des marges méridionales camerounaises.
Les frontières ne sont barrées par aucune masse de relief, sauf en quelques endroits
ponctuels, proscrits aux véhicules. Les bordures frontalières qui sont le moins enclines aux
échanges sont situées dans les zones forestières et désertiques, globalement hostiles à
l’implantation humaine. Le facteur naturel demeure toutefois relatif : le désert libyen n’est
pas un obstacle au passage compte tenu de l’existence d’axes goudronnés. Au Sud-
Cameroun, le milieu naturel uniforme ne privilégie aucun site de franchissement

168
particulier ; ici plus qu’ailleurs, c’est la situation qui détermine le positionnement des axes
de

169
fig.40

170
Photo.16- L’inondation d’un radier sur la route Mora-Banki en saison des pluies

Photo. 17- Le bac de Bongor, difficile d’accès pour les camions de fort tonnage
(ici, un camion coincé en bord de rive)

171
172
circulation. Toutes les frontières passées en revue font montre, à des degrés divers, d’une
porosité relative.

2- … qui conditionnent partiellement la porosité de ces espaces


(fig.35, p. 137)

Les conditions naturelles jouent un rôle dans la possibilité de surveiller la


frontière comme l’attestent les exemples qui suivent. Néanmoins, d’autres paramètres
interviennent dont le poids n’est pas minime : par exemple, la volonté étatique, peu ou
prou déterminée, de contrôler la frontière, la densité du maillage douanier, les moyens
financiers et matériels dont disposent les agents de l’État et qui influe sur leur motivation,
le nombre et la qualité des infrastructures de communication frontalières, le mode de
transport auquel recourent les trafiquants, etc.
À l’orée du Cameroun, du Gabon et de la Guinée Équatoriale, seuls les couloirs
de passage stratégiques, mentionnés plus haut, peuvent être surveillés. La figure 35 montre
une surconcentration des postes de douanes camerounais dans un périmètre proche de la
frontière équato-gabonaise. La densité du couvert végétal freine ici les actions potentielles
d’une « douane volante ». Qui plus est, les fonctionnaires nommés dans ces contrées ne
sont pas forcément des familiers du monde forestier. Indéniablement, le contrôle de l’État
tend à s’étioler dans les zones quasi-vides des profondeurs sylvestres, tout comme dans les
zones désertiques. Au Tchad, l’immense préfecture du BET ne compte par exemple aucun
poste de douane, hormis Zouar et Faya. D’un autre côté, le nombre limité de routes
carrossables en forêt facilite la surveillance des véhicules par les policiers et les douaniers.
Reste alors la solution, pour éviter ces contrôles, d’user d’autres modes de transport
(pirogues, deux roues, brouettes…) et d’emprunter des sentiers. Qui veut esquiver le
barrage souvent sommaire formé par une barrière mobile en fer ou en bois (une petite
construction en dur, parfois une simple paillote, complète le décor) n’a qu’à s’éloigner de
quelques kilomètres ou centaines de mètres, pour traverser la frontière en toute tranquillité.
Dans la région frontalière forestière, un détour d’une centaine de mètres permet
d’échapper à la douane, à condition d’aller à vélo ou à pied (éventuellement muni d’une
brouette). Un réceptionniste équato-guinéen d’un hôtel de Bitam confie ainsi « jongler »
les douaniers de Kyé Ossi (Cameroun) avec sa cargaison de cigarettes camerounaises en
empruntant, à bicyclette, des chemins détournés.
Dans les paysages ouverts de savane ou de steppe, les pistes de contrebande
foisonnent, en particulier dans les régions planes et clairsemées du bassin du lac Tchad.
Par exemple, au nord de Maroua, beaucoup de véhicules quittent la voie principale au-delà
de Mora, pour accéder au marché nigérian de Banki en esquivant la brigade mobile de
Kourgui (fig.51, p. 259). De même, les chemins abondent pour joindre le Tchad et le
Cameroun en évitant le pont Ngueli. La voie d’entrée par N’Djamena-Fara
(Tchad)/Goulfei (Cameroun) est usitée par un certain nombre de commerçants car elle est
fréquentée par des douaniers qui font « moins de complications » qu’au pont Ngueli.
L’accès par Logone Gana (à 88 km au sud de N’Djamena) est aussi emprunté par ceux qui
veulent contourner le couloir de Ngueli. Par ailleurs, certains commerçants tchadiens
profitent de l’assèchement du lac Tchad pour se rendre au Nigeria en évitant le transit en
territoire camerounais, coûteux en taxes et pots-de-vin. Un accès terrestre direct entre le
Nigeria et le Tchad s’est en effet dégagé depuis les années 80, au niveau du lac Tchad.
À cet égard, s’il est un milieu impossible à surveiller totalement, ce sont bien les
vertes eaux du lac Tchad et ses rives mouvantes. Les innombrables îles lacustres peuvent
être traversées à maints endroits non surveillés. Aussi le trafic par pirogues sur le lac

173
Tchad demeure-t-il très intense. Dans le même genre, les côtes camerounaises, gabonaises
ou équato-guinéennes offrent de multiples criques qui échappent à tout contrôle.
À la convergence de la RCA, du Tchad et du Cameroun, les pistes secondaires
pour accéder au marché camerounais de Mbaiboum ne manquent pas, en particulier depuis
la région de Mbaibokoum (Tchad). C’est que les Tchadiens véhiculés sont obligés de
transiter par la Centrafrique pour joindre Mbaiboum, vu qu’aucun pont n’a été bâti sur la
rivière Mbéré qui fait frontière entre leur pays et le Cameroun. Pendant les 20 km de
traversée du territoire centrafricain, ils subissent trois contrôles successifs : à la frontière,
puis à Bang, enfin avant le passage du pont centrafricain sur la Mbéré (fig.58, p. 285).
Pour éviter ces tracasseries, beaucoup préfèrent se rendre directement au Cameroun en
suivant une piste de contrebande depuis Mini (au sud de Mbaibokoum), puis en
empruntant des pirogues pour franchir la Mbéré. De l’autre côté de la rive, la piste se
ramifie en plusieurs chemins jusqu’à Mbaiboum. Ces pistes de contrebande ne sont pas
réellement contrôlés par la police camerounaise. Selon le commissaire de Touboro en
1996, quelques patrouilles de police sillonnent de temps en temps ces voies d’accès, pour
la forme. Comme la plupart des pistes de contrebande, les quantités transportées sur ces
chemins détournés restent modestes, le mode de transport (vélos, motos, brouettes,
pirogues, ânes…) limitant les charges. Le fait est reconnu : les « gros » trafiquants usant de
camions, parfois très modernes, empruntent en général les axes majeurs, ponctués de
postes de contrôle. La corruption des agents, les relations avec des personnes haut placées
ou l’intimidation (on songe aux camions escortés de « combattants » qui passent en force
le pont Ngueli124) leur permettent de franchir les frontières.

Les formalités administratives pour passer d’un État à l’autre, aussi sourcilleuses
soient-elles, sont partout négociables. Les « arrangements » avec les douaniers et policiers
sont monnaie courante aux frontières. Ils s’opèrent soit directement, soit par
l’intermédiaire du chauffeur ou d’un commissionnaire de transport dont l’accointance avec
les agents de l’État facilite les pourparlers. L’usage du commissionnaire demeure répandu
au nord-Cameroun. En Centrafrique, les commerçants banguissois qui fréquentent le
marché camerounais de Mbaiboum ont coutume de se grouper à 20, 30 ou 40 pour louer
un camion et pour négocier ensemble la taxe de la cargaison du camion tout entier. En
1995, les droits de douane à payer côté centrafricain pour un camion revenant de
Mbaiboum sont fréquemment ramenés de 350 000 F CFA à 200 000 F CFA.
Dans les zones forestières où l’occupation humaine est plus ténue et atomisée, les
allers et venues des commerçants et des habitants d’un pays à l’autre font rapidement
d’eux des « connaissances » et des « abonnés » aux yeux des douaniers et des policiers.
Ces derniers les laissent se déplacer en toute aise sachant qu’eux-mêmes sont de temps en
temps gratifiés en retour de « cadeaux ». Par exemple, les commerçantes gabonaises de
Bitam (au nord du Gabon) qui partent s’approvisionner en boissons dans le village
camerounais de Kyé Ossi ne possèdent ni passeport, ni visa, ni vaccins : billets ou bières
leur assurent un passage serein des différents postes de contrôle.
Les relations entre les douaniers et certains contrebandiers coutumiers du même
chemin oscillent souvent, de manière déconcertante, entre répression et sympathie. Un
commerçant de Maroua relate, en 1996, qu’après avoir été très « tourmenté », c.-a.-d.
ponctionné, par les douaniers nigérians (ces derniers l’obligèrent à faire deux allers-retours
entre Maroua et la frontière pour récupérer sa marchandise bloquée à Mubi), il fut
modérement taxé (20 000 au lieu de 25 000 F CFA) par les douaniers camerounais,
124
- Le « système des combattants » armés de kalachanikovs était très développé à l’époque du régime
habréiste. Il subsiste dans les années 90, dans des proportions moindres, en recourant aux services de
soldats déflatés.

174
compréhensifs, voire compatissants, à l’égard de sa mésaventure. Un vendeur d’essence
nigériane basé à Maroua raconte, lui, avoir été invité à déguster de la viande grillée par un
« ami » douanier, peu après que celui-ci lui ait confisqué un bidon de carburant sur une
piste de contrebande. Ces deux exemples constituent une étonnante illustration du jeu et de
la symbiose entre douanier et contrebandier, qui vivent chacun grâce à l’autre. « Point de
contrebandiers sans douaniers ; plus de gros bénéfices si le risque disparaît » rappelle J.-
P. Raison125. Les deux personnages (douanier et contrebandier) doivent leur existence l’un
à l’autre. En Afrique noire, ces liens de dépendance sont rendus encore plus forts par les
salaires aléatoires versés par l’État aux douaniers. Ceux-ci se payent donc (largement)
grâce aux bakchichs et aux amendes forfaitaires. J.-P. Warnier résume bien cette relation
ambigue : « les agents des douanes ont besoin des contrebandiers afin de pallier
l’insuffisance éventuelle de leurs salaires, alors que les contrebandiers perdraient leur
raison d’être et leurs profits s’il n’existait pas de frontières, et, même s’ils s’en passeraient
bien, [ils] ont besoin d’une protection pour pouvoir contourner impunément les postes de
douane ou les règlements »126.
L’évitement des postes de contrôle par les trafiquants relève souvent d’un
véritable jeu du chat et de la souris et se décline sur un mode presque ludique. C’est à qui
bernera l’autre en se montrant le plus malin… Les subterfuges imaginés sont plus ou
moins subtils. Au début des années 90, à N’Djamena, les femmes rapportaient du sucre de
Kousséri en l’emmaillotant dans un pagne attaché au dos, à la manière d’un bébé, ou en
simulant des grossesses. À Maroua, un jeune relate flouer les douaniers au retour de Banki
en remplissant de bouteilles de whisky ses bidons d’essence, afin de payer la douane à un
taux plus modéré. Content de l’épingler, le douanier ne vérifie pas les bidons et pense
avoir « gagné » la partie en empochant le billet de 1 000 francs, « amende » habituelle
prélevée sur le carburant.
Les motos, trop bruyantes, sont fréquemment délaissées pour traverser
clandestinement les frontières. Mode de transport « à risques », elles sont l’apanage de
jeunes aventuriers, à l’instar des « cascadeurs » de Garoua qui entreposent de manière
spectaculaire deux à trois mètres de marchandises, rapportées du Nigeria, à l’arrière de
leur motos. Regroupés par dizaines et pouvant difficilement s’arrêter (sous peine de faire
tomber leur chargement), ils contournent les douaniers de Gashiga et arrivent à la nuit
tombante dans le quartier Poumpoumré de Garoua. Entre la frontière nigériane et Maroua,
la bicyclette reste le mode de déplacement dominant des trafiquants d’essence. Par essaim
de 100, les vélocyclistes partent tôt le matin s’approvisionner au marché de Banki, situé à
80 km de là, avec leurs bidons accrochés au vélo (photo.18).
Entre l’extrême-nord camerounais et le Tchad, la pirogue est l’élément-clé du
trafic frauduleux. La longueur du fleuve Chari puis Logone rend la lutte contre la
contrebande impossible. En témoigne la brigade mixte tchadienne de lutte anti-fraude,
créée en 1993 et chargée de limiter le commerce parallèle entre le Cameroun et
N’Djamena, en contrôlant les principaux ponts (Ngueli et Chagoua) et en positionnant les
canons sur les points stratégiques du fleuve Chari. Résultat : le petit trafic a diminué mais
les « gros » fraudeurs solidement organisés se sont simplement éloignés de la capitale
tchadienne pour faire entrer la marchandise dans le pays. En 1995, un commerçant de
Garoua explique

125
- Raison J.-P., 1993, op. cit. in TIGR, p. 17.
126
- Warnier J.-P., L’esprit d’entreprise au Cameroun, 1993, p. 277.

175
176
Photo. 18- Vélocyclistes partant s’approvisionner en carburant à Banki
(ici sur la route Maroua-Banki)

Photo : Javier Herrera

177
178
exporter café camerounais vers N’Djamena et rapporter en retour des voiles pour femmes
(lafaye), grâce à l’entente des piroguiers avec quelques douaniers tchadiens de Farcha.
Avertis du passage d’une marchandise à une heure précise, ces derniers ne tirent pas
moyennant rétribution.
Au final, il est clair qu’aucune frontière n’est totalement hermétique. Certaines le
sont plus que d’autres, à cause de conditions écologiques plus propices au passage
(paysage de savane ou steppe, présence d’un long cours d’eau…), à cause aussi du
contrôle plus relâché des autorités ou de l’absence de démarcation frontalière. Les
frontières les plus étanches sont imputables à la fermeté d’un État, désireux de restreindre
le nombre des sas d’entrée sur son territoire pour mieux surveiller les mouvements. De
telles situations ont déjà été vues, par exemple, lors du verrouillage des frontières
nigérianes entre 1984 et 1986, à l’époque du conflit d’Aozou pour la frontière sud-
libyenne, ou encore au temps du régime de Macias Nguema qui limitait la liberté de
circulation des Équato-Guinéens. Dans tous ces cas, les mesures adoptées ne sont pas
parvenues à cloisonner les territoires nationaux : des milliers d’Équato-Guinéens ont réussi
à fuir leur pays ; des commerçants camerounais et tchadiens ont bravé la fermeture de la
frontière nigériane pour pratiquer une contrebande lucrative.
Toute limite a ses passes. Les frontières bornent mais présentent toutes des
ouvertures : après quoi, ce n’est qu’affaire de degré. Officiellement, il n’existe plus en
1998 de frontières closes en Afrique centrale, ce qui n’empêche pas beaucoup d’entre elles
d’être provisoirement fermées. L’animation qui affecte certaines franges territoriales n’est
pas le fruit du hasard. C’est à la faveur d’une rente de situation, (re)valorisée pour
l’occasion, que des zones frontalières s’embrasent commercialement.

3- La (re)découverte de rentes de situation spatiale

Les nouvelles polarisations frontalières se fondent sur l’exploitation de rentes de


situation spatiale avantageuses ou qui réapparaissent comme telles. Loin de provoquer un
craintif repli sur soi ou un retour à l’autarcie, l’impasse socio-économique observée en
Afrique centrale attise le besoin d’ouverture avec l’extérieur, car l’échange est
fondamentalement devenu une condition de la survie. Dans un tel contexte, ce sont les
espaces offrant les meilleures aptitudes au développement des relations qui prennent ou
reprennent valeur et intérêt. Rien de surprenant dans ces conditions que les zones
articulées autour de trois frontières d’État (ou plus) soient privilégiées. Tel est le cas des
espaces frontaliers étudiés qui, à part la zone tchado-libyenne, sont tous des carrefours
politiques, à la jonction de trois territoires nationaux : Cameroun/RCA/Tchad pour l’un,
Cameroun/Gabon/Guinée Équatoriale pour l’autre, nord-Cameroun/nord-Nigeria/Tchad
pour le troisième.
La rente de situation spatiale se mesure également à l’aune de la connexion aux
principaux axes de communication, à la distance ou à la qualité des liaisons avec une ville
voisine, productrice et consommatrice de biens et de services.
À la lumière de ces critères, la configuration et la position de la région du lac
Tchad paraissent exceptionnelles. Situé à l’interface de quatre États (en incluant le Niger),
cet espace est marqué par le fort rétrécissement du territoire camerounais. Celui-ci prend
l’allure d’un couloir à partir de Garoua, couloir dont la largeur balance entre 23 km (au
niveau de N’Djamena) et 225 km (à la latitude du bec de canard). Cette forme de corridor,
qui prédestine à une fonction de passage, a valu au longiligne département du Logone-et-
Chari le surnom de « couloir de la chance ».

179
À l’échelle continentale, la situation centrale du bassin du lac Tchad en a très tôt
fait (dès le Xème siècle) un carrefour de routes commerciales vers l’Afrique du Nord, la
vallée du Niger et du Sénégal, le Haut-Nil, et au-delà, vers le Proche-Orient (fig.41). Cette
économie d’échanges (Bouquet, 1990) a permis l’éclosion d’États prestigieux, à
commencer par les empires du Kanem (Xème-XIVème siècles) et du Bornou (XVème-
XIXème siècles), d’une durée remarquable ; elle a aussi consacré l’élaboration sur
plusieurs siècles des réseaux marchands haoussa et kanouri (ou bornouan) qui continuent
aujourd’hui d’animer cette région transfrontalière (Arditi, Harre et Igué, 1990). Cette
dernière a hérité de son riche passé historique et commercial, un réseau urbain dense, bâti
autour de cités marchandes. Parmi elles, la ville kanouri de Maiduguri, fondée à la fin du
XVIème siècle et aujourd’hui millionnaire, constitue le pôle urbain, commercial et
industriel dominant de la région. Aux villes-marchés apparues au temps du Kanem-Bornou
(cité haoussa de Kano, cités kotoko de Kousséri, Goulfei…) se mêlent les cités peul,
développées dès le XIXème siècle sous l’impulsion des artisans et commerçants kanouri et
haoussa (Maroua et Garoua au Cameroun ; Yola, Mubi ou Bama au Nigeria). Sièges de
lamidat, Garoua127, Maroua et Ngaoundéré étaient des composantes de l’émirat
d’Adamaoua basé à Yola (Nigeria). Elles doivent leur développement à la conquête peul
lancée en 1804 par Ousman Dan Fodio, depuis Sokoto, en pays haoussa. Les villes et les
marchés nés de la conquête coloniale (N’Djamena, Amchidé, Fotokol, Figuil, Bongor…),
puis ceux datant de l’après-indépendance, incarnent la dernière génération des localités
marchandes.
La situation de la zone Nigeria/Cameroun/Tchad est clairement avantageuse.
Carrefour continental, la région est au croisement de quatre frontières ; elle est parcourue
par un semis dense de villes, de taille variable et de tradition parfois ancienne ; elle
bénéficie de la concentration de voies goudronnées et de la présence rapprochée de deux
grandes villes : N’Djamena et Maiduguri, éloignées l’une de l’autre par 200 km et reliées
par une route praticable toute l’année, asphaltée sur les deux-tiers du parcours. Chacune de
ces villes est pourvue d’établissements bancaires, d’un vaste marché central, d’industries
et d’un aéroport. Depuis Maiduguri, des routes revêtues assurent une jonction rapide avec
le port de Lagos, Kano, Onitsha. Le contraste est fort avec les autres espaces étudiés, qui
n’ont souvent comme joker principal que de se trouver à l’intersection de trois frontières.
À la convergence du Tchad, de la RCA et du Cameroun, les villes moyennes de
Ngaoundéré, Moundou et Bozoum sont à distance importante les unes des autres (entre
250 et 300 km) et, surtout, mal connectées entre elles. Le tableau n’est pourtant pas si
sombre. Moundou est l’un des principaux pôles industriels du Tchad. Les petits centres
urbains dotés de services sociaux-administratifs et de modestes installations industrielles
(liées au coton) ne manquent pas au nord-ouest de la RCA, à l’instar de Bocaranga,
Ngaoundaye ou Paoua. Grâce à une politique de réfection routière, la frange frontalière
centrafricaine n’est qu’à une journée de route de la capitale Bangui, en voiture.
Côté camerounais, l’accès depuis la frontière aux villes de Ngaoundéré et Garoua,
et au principal axe goudronné méridien, est également rapide eu égard à la réhabilitation
des pistes cotonnières entreprise dans les années 80. L’intersection des trois frontières
s’opère un peu en deçà de la latitude de Garoua, là où le Cameroun commence à se
rétrécir, accentuant du même coup la proximité avec le géant industriel nigérian, accessible
par les portes frontalières de Demsa/Gashiga et Dourbeye (au nord de Garoua). Surtout, à
cette latitude se situe le terminus ferroviaire de Ngaoundéré, qui est la grande plaque de
transbordement pour les liaisons terrestres entre le nord- et le sud- Cameroun. Dans des

127
- cf. Modibbo A. Bassoro et Eldridge Mohammadou, Garoua : tradition historique d’une cité peule du
Nord-Cameroun, 1980.

180
proportions moindres que le bassin du lac Tchad, la région transfrontalière polarisée par
Mbaiboum est également un carrefour historique de peuplement où convergèrent des
peuples venus de l’ouest (Foulbé), du sud (Dourou de la région de Ngaoundéré) et du nord
(depuis les environs du lac Léré). En bref, la situation de la région présente des éléments
favorables au développement des échanges.
La zone située à l’intersection du Cameroun, du Gabon et de la Guinée
Équatoriale n’est pas non plus si mal lotie. On s’accordera à reconnaître que le triangle
urbain d’une trentaine de kilomètres de côté, formé par Ambam, Bitam et Ebebibyin
(fortes d’une dizaine à une vingtaine de milliers d’habitants chacune), est peu à même
d’impulser une dynamique commerciale très intense, dans une région modérément
peuplée. Les trois centres sont de surcroît quasiment démunis d’établissement bancaire
officiel. Les bienfaits de ce triple point frontalier viennent de sa position centrale par
rapport aux capitales politiques ou économiques des trois États : une carte de la région
montre que Libreville, Bata, Douala et Yaoundé sont grossièrement à équidistance, en
temps de liaison routière, depuis la zone transfrontalière (fig.1, p.11). En d’autres termes,
celle-ci constitue un point d’éclatement intéressant en matière de distribution des flux et
ce, d’autant que les voies de raccordement à ces grandes villes sont partiellement bitumées
ou en voie de réhabilitation, donc passables en toutes saisons (quoiqu’avec certaines
difficultés lors des pluies). L’axe Ebolowa/Yaoundé/Douala est revêtu, de même que les
axes Mongomo/Ncue/Bata (en Guinée), Libreville/Bifoun, Ndjolé/Ebel Alèmbé et
Oyem/Eboro (depuis 1996). Le second atout de cette région qui découle directement du
premier est la proximité de la mer et particulièrement du port de Douala (à 520 km
d’Ebebiyin), qui est la principale porte maritime régionale. La construction du port
pétrolier de Kribi devrait renforcer la situation stratégique de la zone.
Comparées aux cas précédents, les marges frontalières tchado-libyennes offrent
une situation moins engageante : pas de triple frontière, pas de villes d’envergure proches,
pas de liaisons aéroportuaires. Toutefois, côté libyen, la connexion routière des oasis de
Koufra et du Fezzan avec les villes de la côte (Tripoli) est excellente et au Tchad, les pistes
reliant N’Djamena à Faya ou Bardaï sont praticables toute l’année. Ces confins tchado-
libyens sont de surcroît liés par une tradition de commerce caravanier qui ne pouvait que
resurgir, une fois le différend frontalier d’Aozou réglé entre les deux pays. C’est là
aborder le rôle ambivalent de la frontière dont les effets contraires se font tour à tour
ressentir dans le temps.

B- Le rôle ambivalent de la frontière

La frontière, en tant que marqueur d’une discontinuité, est un élément adjuvant


qui favorise les échanges. Mais le désir légitime des États de contrôler les flux, l’astreinte
aux formalités administratives, l’éventuelle suspicion ou l’appréhension à l’égard du
voisin étranger, parfois l’obstacle de la langue… freinent les contacts. La frontière est un
actif levain de relations mais elle dresse, de manière concomitante, de nombreuses
barrières. Là réside tout le « paradoxe de la disjonction frontalière » (J.-C. Gay, 1995, op.
cit., p. 69). Selon les lieux, selon les périodes et selon la conjoncture politique, l’action
bloquante de la frontière l’emportera sur l’action stimulante et vice-versa à une autre
époque.
Il n’est pas dans mon intention de passer en revue toutes les frontières d’Afrique
centrale et de pointer pour chacune d’elle ses effets contradictoires. Pour illustrer ce
phénomène, un exemple me paraît être riche d’enseignements tant est spectaculaire le
renversement total d’effet-frontière : il s’agit de la frontière tchado-libyenne (1). Ce cas
n’est pas sans rappeler le retournement qui affecte les frontières de l’ancien bloc

181
communiste en Europe centrale depuis 1990128. Dans ces deux situations, l’effet
contradictoire induit par la frontière se manifeste sur une temporalité longue (deux ou trois
décennies au minimum). À l’échelle du temps court, la variabilité de l’effet-frontière est
encore plus visible ; elle sera illustrée par des exemples puisés en Afrique centrale (2).

1- À l'échelle du temps long : les avatars de la frontière tchado-


libyenne

Tel un archétype, l’histoire de la frontière tchado-libyenne pointe le rôle


ambivalent de la frontière à travers les âges. Sur une durée de quelques décennies, cette
frontière fut tour à tour mutilante, car militarisée et défensive à l’époque du contentieux
d’Aozou (1973-1994), puis communicative et créatrice de liens après la paix survenue en
1994. Ce passage d’une frontière stérile à une frontière féconde prend une autre dimension
avec davantage de recul historique (quelques siècles). Le rétablissement des échanges
entre le Tchad et la Libye depuis le milieu des années 90 est en effet d’autant plus
intéressant à observer qu’il renoue avec une situation précoloniale durable. Il fait ainsi
apparaître la colonisation et le conflit frontalier qui a eu lieu après l’accès à l’indépendance
comme une parenthèse d’à peine un siècle. Parce que la frontière tchado-libyenne permet
d’apprécier la réversibilité de l’effet-frontière à l’échelle du temps long, chose dont ne
rendent pas compte les frontières camerounaises qui focalisent mon intérêt, une étude
particulière lui est consacrée dans les lignes suivantes. Pour mieux saisir l’évolution de la
zone saharienne, qui correspond aujourd’hui aux confins tchado-libyens, il est nécessaire
de procéder à un rappel chronologique.

a- L’intensité des échanges transsahariens avant l’imposition des frontières coloniales


(Xème-XIXème siècles)

Entre le nord tchadien et le sud libyen actuels, les liaisons culturelles et


commerciales sont séculaires (Deschamps, 1970 et 1971 ; Ki-Zerbo, 1972 ; Coquery-
Vidrovitch, 1985 ; Ciammaichella, 1987 ; Le Rouvreur, 1989). L’introduction du
dromadaire au Sahara dès le IIIème siècle est à l’origine de l’intensification des échanges
entre les rivages méditerranéens (Tripolitaine, Cyrénaïque) et la bordure sahélienne
(notamment les régions du lac Tchad et du Ouaddaï, constitutives du Soudan central). Le
dromadaire, qui permet de traverser le Sahara, devient le support du commerce
transsaharien qui revêt une grande ampleur à partir du Xème siècle, assurant la
propagation de l’islam au sud du Sahara. Du sud sont expédiés des esclaves, du sel, des
noix de cola, de l’ivoire, des plumes d’autruche…, du nord parviennent des chevaux, des
étoffes, du cuir, des perles, du cuivre, des cauris… et des livres. Cette époque signe
l’apogée des royaumes sahéliens du Kanem-Bornou, du Baguirmi et du Ouaddaï,
terminaux des routes transsahariennes ; c’est également l’heure de gloire des oasis du
Fezzan en position de

128
- On peut se référer aux réflexions de Sivignon M. (1997) sur « Les frontières de l’Europe centrale et
orientale » (communication au colloque de l’IHEAL, mars 1997), de Dembicz A. sur « Les frontières,
l’intégration et la désintégration dans l’Europe médiane » et de Boyer J.-C. sur « La disparition de la
frontière RFA-RDA ». Ces deux dernières interventions, formulées lors du colloque international De la
frontière aux espaces transfrontaliers : décadence ou renaissance ?, tenu en mai 1998 à l’université de
Nanterre, devraient être publiées, fin 1998.

182
Fig.41

183
carrefour, à l’instar de Mourzouk, Koufra, Sebha ou Zaouila. Là se tiennent des foires et
siègent les représentations commerciales de grandes familles du nord, comme les
Medjabra d’Aoudjila, spécialisés dans les relations avec le Fezzan et le Ouaddaï (fig.41).
À charge des nomades du désert (Zaghawa, Toubou) de convoyer les marchandises à
travers le Sahara.
Les trois principales pistes caravanières suivies dans la région sont celle
remontant du lac Tchad (Njimi, Mao, Nguigmi) à Tripoli via Bilma, Zaouila ou Mourzouk
; celle, au centre, reliant Abéché (capitale du Ouaddaï) à Tripoli à travers le Tibesti (via
Bardaï) ; enfin celle, plus à l’est, joignant Abéché à Koufra et, au-delà, à Benghazi, par
Faya et Ounianga. La promotion de cet axe commercial oriental prend toute sa mesure au
XIXème siècle sous l’impulsion de commerçants affiliés à la Sanoussiya (Coquery-
Vidrovitch et Laclavère, 1988). Cette confrérie religieuse, née en Cyrénaïque, domine
alors les itinéraires transsahariens entre la Libye, le Tchad et l’ouest du Niger actuels. Au
début du XXème siècle, le réseau des loges sénoussies (zaouiya129) s’étend après le Tibesti
jusqu’au lac Tchad (Kanem), au Ouaddaï et au Darfour.

b- La mise en place d’une frontière d’État et le ralentissement des échanges


transfrontaliers (fin XIXème-début XXème siècles)

Depuis le XVIème siècle, les rivages de la Libye contemporaine sont sous la


domination de l’empire ottoman. L’influence de « la Sublime Porte » gagne au XVIIème
siècle les oasis du Fezzan. Fait notable : de l’époque ottomane date le rassemblement de la
Tripolitaine, de la Cyrénaïque et du Fezzan (fig.5, p. 26), entreprise par la dynastie des
Karamanli (1710-1835). Toutefois les frontières de cet ensemble unifié restent très
imprécises. À la charnière du XIXème et du XXème siècles, au moment où la rivalité
franco-anglaise bat son plein au Soudan et autour du lac Tchad, la convention franco-
anglaise de 1898, relative au bassin du Niger, est complétée l’année suivante par un accord
concernant le nord tchadien : moyennant l’abandon de ses visées dans le Bahr el Ghazal
(aujourd’hui l’ouest soudanais), la France se voit reconnaître « l’incorporation dans [sa]
zone de l’Ennedi, de l’Ounyanga, du Borkou et du Tibesti, [qui] couvre d’une sorte de
rempart naturel la ligne de jonction du Tchad avec la Méditerranée »130. On pourrait
s’étonner que les puissances européennes se partagent l’empire turc, sans en référer à lui.
Mais c’est qu’il reste alors bien peu de la puissance ottomane en Afrique du Nord, au
XIXème siècle. La France entame la conquête de l’Algérie dès 1830, l’Angleterre occupe
militairement l’Égypte dès 1882…
Devenu « l’homme malade de l’Europe », l’empire turc se délite sous la pression
des convoitises européennes. En 1912, Constantinople abandonne à l’Italie la Tripolitaine
et la Cyrénaïque, qui prennent le nom de Libye. Alors que cette dernière s’élargit en 1919
du sud de la Cyrénaïque, grâce à la cession de l’ouest égyptien par les Britanniques et du
nord-ouest soudanais par un condominium anglo-égyptien, la confrérie des Sanoussiya fait
preuve d’une grande résistance face aux Italiens et face aux Français lancés à la conquête
du Tchad (Triaud, 1987) : la prise en 1913 du foyer sénoussi d’Aïn Galakka, près de Faya,
consacre la domination française au nord du Tchad ; en 1933, c’est au tour de Koufra,
principale forteresse sénoussie, de tomber aux mains des Italiens. Cet épisode met fin aux

129
- Les zaouiya sont des centres d’enseignement et de réunion.
130
- Exposé des motifs du projet de loi portant approbation de la déclaration additionnelle du 21 mars 1899 à
la convention franco-anglaise du 14 juin 1898, présenté au nom de M. Émile Loubet, président de la
République française, par M. Delcassé, ministre des Affaires Etrangères, et par M. Guillain, ministre des
Colonies. Ce texte est cité par Brunschwig H. in Le partage de l’Afrique noire, Flammation, 1971.

184
liaisons caravanières entre le Ouaddaï et Benghazi et achève le démantèlement du maillage
sénoussi.
C’est durant la période italienne de la Libye que survient, en juin 1935, un second
traité afférent à la frontière tchado-libyenne. En échange de la neutralité italienne vis-à-vis
de l’Allemagne, le gouvernement de Laval accorde à Mussolini un territoire rectangulaire
large d’une centaine de kilomètres, dit « bande d’Aozou » (Lanne, 1982). Ce traité ne fut
ni respecté ni ratifié. Au terme de la seconde guerre mondiale, la Libye (d’où les Italiens
ont été boutés par les forces alliées) est placée sous administration française (au Fezzan) et
britannique (en Tripolitaine et Cyrénaïque), jusqu’à la reconnaissance de son
indépendance par l’ONU en 1951. Entre le royaume uni de Libye du roi Idriss et la France,
détentrice de la colonie du Tchad, est alors signé, en 1955, un traité d’amitié et de bon
voisinage qui restitue la bande d’Aozou à la France. La frontière nouvellement fixée ne
fait cependant l’objet d’aucune démarcation.
De cette seconde phase, on retiendra l’imprécision entourant la définition de la
frontière par les puissances et pays concernés et le tarissement progressif du commerce
transsaharien. La colonisation européenne au début du XXème siècle sonne le glas des
axes d’échanges traditionnels. Les flux, réorientés, se cristallisent vers les ports maritimes.
Ainsi, au Tchad prime depuis le début du siècle les liaisons en direction des ports
atlantiques, tour à tour assurées par la voie de la Bénoué, la voie fédérale (par Bangui-
Brazzaville), la voie camerounaise (par Douala) et la voie nigériane (Sautter, 1958 ;
Roupsard, 1987). Les échanges transfrontaliers entre Tchad et Libye, réduits, se
maintiennent néanmoins : l’émigration temporaire des Toubou du Kanem vers le Libye au
moment de la crise climatique de 1969-1974 en témoigne (Clanet, 1981).

c- Les prétentions hégémoniques libyennes (1973-1994) : la frontière conflictuelle et


militarisée

Depuis l’arrivée au pouvoir, en 1969, du colonel Mouammar Kadhafi, la Libye et


le Tchad entretiennent des rapports tumultueux, ponctués de déchirures et de
réconciliations. La Libye n’a eu de cesse de manœuvrer dans les affaires intérieures de son
voisin, en servant de base arrière, voire de camp d’entraînement militaire, pour des
factions nordistes d’opposition et en intervenant militairement sur le territoire voisin (en
1980, 1983 et 1986). Abba Siddick (secrétaire général du Frolinat dès 1968), Goukouni
Oueddeï, Idriss Déby ont tous, en leur temps, bénéficié de l’appui du parrain libyen.
Le conflit frontalier entre les deux États s’amorce en 1973, lorsque la Libye
envahit la bande d’Aozou, invoquant pour sa gouverne le traité franco-italien de 1935. La
zone annexée se voit équipée d’infrastructures religieuse, culturelle et sanitaire (Otayek,
Politique Africaine, 1984). L’occupation militaire libyenne a duré plus de 20 ans. Pourquoi
cet intérêt manifesté à une zone désertique de 114 000 km², quasiment vide ? Les
ressources avérées en uranium et celles probables en pétrole dans le bassin sédimentaire
des Erdis n’expliquent pas à elles seules l’ampleur du contentieux. Pourquoi si peu de
réactions côté tchadien lors de l’annexion d’Aozou ? Ni le président Tombalbaye, ni son
successeur le général Malloum, originaires du sud du Tchad, ne s’insurgent contre le coup
de force libyen dans le nord. On a parlé d’un clause secrète contenue dans l’accord tchado-
libyen de 1972, selon laquelle le Tchad aurait laissé faire la Libye dans le BET en échange
de son aide financière. D’autres ont invoqué les difficultés intérieures tchadiennes, très
accaparantes pour le gouvernement. En tout cas, seul Hissein Habré (au pouvoir depuis
1982) bataille contre l’occupation libyenne. Ce fut d’ailleurs l’une de ses principales
divergences avec son ancien compagnon de route, Goukouni Oueddeï. Ainsi en 1979, alors
qu’il est promu ministre de la Défense du Gouvernement National de Transition au Tchad

185
(GUNT), Hissein Habré se fait fort de critiquer les « sympathies libyennes » du président
Goukouni Oueddeï. Après la prise en 1983 de Faya (son fief) par les partisans de
Goukouni Oueddeï aidés des Libyens, H. Habré paraît plus que jamais déterminé à chasser
les envahisseurs libyens. Acte symbolique, il fait retirer en 1986 les billets de 1 000 francs
CFA, émis par la BEAC, arguant de l’amputation du territoire tchadien, tronqué de la
bande d’Aozou sur la carte imprimée du billet.
Côté libyen, une conjonction de facteurs, à la fois idéologique, stratégique et
géopolitique, permet de saisir les velléités expansionnistes du colonel Kadhafi. Selon R.
Otayek, la décision d’envahir en 1973 peut se lire comme « une fuite en avant
salvatrice »131 au moment où la diplomatie libyenne essuie échec sur échec (rupture avec
l’Égypte) et où s’essouffle l’élan révolutionnaire. En érigeant le Tchad comme nouvelle
« frontière » (au sens de frontier) du monde arabo-islamique, le colonel redonne
consistance et allant au rêve unitaire saharien. La distribution de cartes d’identité libyennes
aux populations du BET dans les années 70 et l’instauration du dinar comme monnaie
d’échanges dans la région septentrionale du Tchad entre 1978 et 1987 (Buijtenhuijs, 1985)
reflètent le désir d’une unité arabo-islamique à travers Sahara et Sahel. Le soutien libyen
apporté au Frolinat dans les années 70 est ainsi justifié par la nécessité d’une riposte face à
la « révolution culturelle » et à la politique discriminatoire envers les cadres musulmans,
menées au Tchad par le président Tombalbaye. Acquis au projet kadhafien de fusion du
Tchad avec la Libye, en janvier 1981, au retour d’un voyage officiel à Tripoli, Goukouni
Oueddeï fait volte-face quelques semaines plus tard et dénonce l’occupation de la bande
d’Aozou. Ce changement de cap lui vaut la perte du soutien militaire et financier de la
Libye, prélude à sa chute en juin 1982, face à Hissein Habré.
Au cœur de la mystique unitaire prônée par Mouammar Kadhafi figure la volonté
d’embrasser l’aire d’extension de la confrérie Sanoussiya (fig.41 et 42), constitutive de
l’identité libyenne, même si le colonel ne peut expressément reprendre à son compte
l’héritage sénoussi, dont le roi Idriss (renversé par lui) était dépositaire. En faisant état des
« droits historiques » de son pays sur le nord tchadien (et une partie du Niger), le leader
libyen revendique néanmoins l’héritage spatial de la Sanoussiya, et plus globalement celui
d’une civilisation arabo-islamique, à laquelle il a fortement conscience d’appartenir.
Bien sûr, au-delà de ses arguments idéologiques, axés sur la culture (bédouine,
arabe et musulmane), d’autres motivations président à l’annexion de l’extrême nord
tchadien. En termes de stratégie militaire, la détention de la passe de Korizo (à l’extrême
ouest de la bande) et de l’oasis d’Aozou, facilement accessible depuis les bases libyennes
du Fezzan (Sebha), permettent le contrôle du piémont nord du Tibesti. En 1973, l’annexion
de la bande d’Aozou assure aux Libyens un rempart sécuritaire en cas d’attaques ou de
troubles fomentés par l’axe Khartoum/Le Caire.
Sur le plan géopolitique, l’occupation de la bande d’Aozou est l’occasion pour la
Libye de se poser comme puissance sur l’échiquier mondial, notamment dans le cadre du
face-à-face qui l’oppose à la France. En 1977, l’obtention, sur intervention personnelle de
Kadhafi, de la libération de Françoise Claustre par les rebelles habréistes, valorise
l’influence régionale libyenne recherchée par le colonel. Mais provisoirement supplantée,
au Tchad, par la diplomatie française132, puis par la médiation nigériane133, la Libye se
manifeste en aidant militairement Goukouni Oueddeï à chasser les Forces Armées du Nord
d’Hissein Habré, en 1980. La perspective pour le colonel Kadhafi d’accueillir à Tripoli, en
1982, le sommet de l’OUA et de devenir pendant un an le porte-parole du continent noir

131
- Otayek R., « La Libye face à la France au Tchad : qui perd gagne ? », Politique Africaine, Le Tchad,
n°.16, décembre 1984, p. 70.
132
- En 1978, Habré se rallie au général Malloum grâce à la France.
133
- À l’origine de la formation du GUNT, en 1979, qui réunit toutes les factions politiques.

186
pèse sur sa décision d’évacuer les troupes libyennes de N’Djamena, à la fin de l’année
1981, non sans une dernière diatribe lancée contre « l’impérialisme [de la France] et ses
valets ». Nonobstant les gages de bonne volonté manifestée par la Libye, le sommet de
OUA n’eut pas lieu à Tripoli et Habré, soutenu par la France, prend le pouvoir. Dès lors, le
credo anti-impérialiste devient le fer de lance du leader libyen pour justifier les
interventions militaires de 1983 et 1986 au Tchad, auxquelles ripostent l’opération Manta
(1983-1984) et le dispositif Épervier (à partir de 1986), lancés par la France.
Malgré la signature, en 1987, d’un cessez-le-feu tchado-libyen, la reconnaissance,
en 1988, du « régime de N’Djamena » par le colonel Kadhafi et la signature, en 1989, d’un
accord-cadre à Alger prévoyant un règlement à l’amiable du différend territorial d’Aozou,
la frontière entre les deux pays demeure militarisée et relativement étanche jusqu’au début
de la décennie 90. Les migrations de travailleurs tchadiens vers la Libye, modestes, se
poursuivent ; les échanges commerciaux entre les deux États sont ténus. Seules les oasis
du BET sont alimentées en produits de consommation libyens. Ce n’est qu’à partir de
1990, puis surtout après 1994, que se produit la réouverture de la frontière tchado-libyenne
et, avec elle, le rétablissement de contacts transfrontaliers intenses, en particulier dans le
domaine commercial.

d- La réouverture de la frontière depuis 1994 : la coopération transsaharienne


retrouvée

La fin de l’ère Habré est marquée par le dégel apparent des relations tchado-
libyennes : après leur poignée de mains historique échangée en 1989 à Bamako, les chefs
d’État H. Habré et M. Kadhafi s’accordent, en septembre 1990 (au terme d’une rencontre à
Rabat), pour porter leur litige frontalier devant la cour de justice de La Haye. Ces relations
bilatérales cordiales n’empêchent pas le colonel Kadhafi de se féliciter, en décembre 1990,
de la défaite d’Hissein Habré, « obstacle à un bon voisinage » et de saluer le coup de force
d’Idriss Déby, dont certains partisans ont bénéficié de livraisons d’armes libyennes.
L’arrivée au pouvoir de l’actuel président tchadien amorce clairement un rapprochement
entre le Tchad et la Grande Jamahiriya, même si l’empressement du colonel libyen à
pousser ses pions au sud provoque momentanément un raidissement de l’autre côté de la
frontière. Infiltrés au Tibesti, à la fin de l’année 1990, sous prétexte de venir en aide aux
autochtones, les soldats libyens sont repoussés par les nouvelles forces gouvernementales
vers Bardaï. Ce repli forcé est sitôt vengé par l’expulsion en 1991 de dizaines de milliers
de Tchadiens installés en Libye.
Malgré cet incident des débuts de l’ère Déby, les relations tchado-libyennes sont à
la conciliation depuis l’accession à la tête de l’État du nouveau président tchadien. La
signature d’accords bilatéraux officiels en fournit la preuve : en février 1991, une
convention d’aide en ouvrages religieux et un arrangement relatif à l’ouverture d’une
banque arabe libyenne au Tchad sont ratifiés. Ils sont suivis, en 1992, d’un accord général
de coopération entre la Grande Jamahiriya et la République du Tchad.

187
Fig.42, C émac

188
Le coup de théâtre, qui scelle le rapprochement tchado-libyen, est venu du verdict
de la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye. En février 1994, celle-ci confirme la
souveraineté du Tchad sur la bande d’Aozou. Après silence et intimidations134, le leader
libyen fait volte-face et s’incline devant l’arrêt du tribunal. Se posant désormais en « pays
frère », la Libye multiplie les signes de conciliation envers le Tchad. Sans doute,
l’isolement de Kadhafi, victime depuis 1992 de l’embargo (reconduit en 1998) et la
nouvelle donne pétrolière au Tchad ne sont-ils pas étrangers au revirement du colonel.
Toujours est-il que deux mois après la décision de la CIJ, un accord tchado-libyen est
conclu à Syrte qui planifie le retrait des troupes libyennes de la zone d’Aozou (achevé en
mai 1994), ainsi qu’une opération conjointe de déminage et désinfection des puits de la
région. L’abornement de la frontière et le renforcement de la coopération sont prévus.
Dans la lignée de cet accord, une avalanche de traités bilatéraux sont signés, parmi
lesquels un accord de séjour et de passage des personnes et un accord commercial,
intervenus en application du traité d’amitié, de bon voisinage et de coopération du 4 juin
1994. L’accord commercial, enregistré en juillet 1994 à Tripoli, s’étale sur cinq ans et
remplace le précédent conclu 28 ans auparavant.
Concrètement, la fin du conflit frontalier d’Aozou se traduit par une relance
officielle des relations commerciales, économiques et culturelles entre les deux pays. Les
projets de coopération fleurissent et depuis 1994, les investissements libyens se multiplient
au Tchad. Citons pêle-mêle l’aménagement d’une piste d’atterrissage à Douguia (à 70 km
au nord de N’Djamena), la réouverture en 1993 de la banque tchado-libyenne à
N’Djamena, l’achat massif de terrains dans la capitale tchadienne, où le consulat libyen a
été reconstruit et une usine d’eau minérale installée en juillet 1999 (fig.43). Un hôtel de
luxe financé par Lafico (une société d’État libyenne pour les investissements extérieurs au
Tchad) devrait également voir le jour d’ici l’an 2000 à N’Djamena. Le domaine culturel
n’est pas laissé en reste comme l’attestent, depuis 1997, la réouverture du centre culturel
libyen à N’Djamena et la commercialisation au Tchad d’un bouquet numérique de chaînes
télévisées arabophones par une société libyenne, Orbital. Cette dernière opération, qui
remet en cause l’ascendant des émissions télévisées francophones, est peu anodine et
témoigne, comme les projets précédents, du repositionnement géopolitique tchadien vers le
monde arabo-musulman.
La visite « historique » de Kadhafi à N’Djamena, du 30 avril au 4 mai 1998, une
première depuis 17 ans, marque l’accélération des investissements libyens au Tchad et
confirme la nouvelle alliance tchado-libyenne. Venu présider la grande prière du nouvel an
musulman, le leader libyen a été acclamé en héros dans un pays victime depuis deux mois
d’une pénurie d’essence et d’électricité. Accompagné de 80 médecins (laissés au Tchad) et
apportant avec lui carburant, poteaux électriques et groupes électrogènes, le colonel
Kadhafi s’est livré à un mea culpa historique à la tribune de l’assemblée nationale
tchadienne, s’excusant pour toutes les manœuvres de déstabilisation intentées par le passé
au Tchad.
Le revirement des relations tchado-libyennes est frappant. Qui eut parier, au début
des années 80, que le président tchadien braverait un jour les décisions de l’ONU et
violerait l’embargo aérien pour rendre visite au paria Kadhafi, comme il l’a fait en juillet
1998 ? Sur le plan commercial, la modification du contexte politique bilatéral a pour
conséquence l’entrée croissante des marchandises libyennes sur le territoire tchadien, par
voie terrestre (cf. 2ème partie, I-A). Cette reprise des échanges transfrontaliers tchado-

134
- Sitôt le jugement prononcé, Kadhafi fait arrêter des centaines de Tchadiens en situation irrégulière en
Libye et renforce le dispositif militaire dans la bande d’Aozou.

189
Fig.43

190
libyens poursuit la tradition commerciale précoloniale, suspendue au début du siècle. Le
souhait du retour « des caravanes de part et d’autre du Sahara d’antan » formulé par
Idriss Déby, en mai 1998, et l’accord donné, en juin 1998, par le colonel Kadhafi pour la
construction d’une route goudronnée Koufra/Abéché augurent la réanimation des axes
commerciaux, jadis suivis par les caravanes chamelières. Dernier avatar du rêve unitaire
kadhafien, la création à Tripoli, en février 1998, de la Communauté des États sahélo-
sahariens (COMESSA) à laquelle est incorporée le Tchad abonde dans le même sens et
contrebalance l’ancrage de ce pays, via la CEMAC, sur le bassin congolais et les circuits
commerciaux atlantiques (fig.42).
Verrouillée pendant 20 ans, la frontière tchado-libyenne s’est rouverte depuis le
début des années 90. Elle est actuellement un lieu de traversée intense, réminiscence d’un
passé lointain, mais adaptée au contexte de l’époque : aux files de dromadaires ont succédé
d’imposants camions modernes.

2- À l'échelle du temps court : la réversibilité de l’effet-frontière

La variabilité de l’effet induit par la frontière, appréhendée précédemment à


l’échelle du temps long avec l’exemple tchado-libyen, se lit encore mieux sur le temps
court. L’une des originalités des frontières étudiées tient à leurs fermetures occasionnelles,
durant quelques jours, semaines, mois ou années. Ces éclipses temporaires entraînent un
tarissement des flux transfrontaliers qui repartent de plus belle une fois la frontière d’État
rouverte.
Compte tenu de l’enclavement de leur pays, les gouvernements du Tchad et de la
RCA s’abstiennent de fermer leurs frontières terrestres, surtout celles qui sont mitoyennes
avec les pays côtiers (comme le Cameroun). Leur perméabilité est en effet indispensable
aux contacts commerciaux extérieurs, gage de la survie économique nationale. Tout au
plus, on peut observer le blocage momentané des sas d’entrée entre Tchad et RCA, en
particulier de juin 1994 à mai 1995 : à la suite d’une agression de coupeurs de route,
supposés tchadiens, dans l’Ouham-Pendé, les autorités centrafricaines décidèrent
d’interdire le transit des Tchadiens sur leur territoire.
Si on regarde la fréquence des fermetures frontalières provisoires, les zones les
plus affectées sont les frontières camerouno-nigérianes et camerouno-gabonaises. Mon
intention n’est pas d’énumérer toutes ces coupures occasionnelles, d’autant qu’il est peu
aisé de les répertorier à moins d’une présence continue et assidue dans les régions
frontalières. Et pour cause : l’initiative du bouclage des frontières émane plus
fréquemment des autorités locales (préfet, gendarmes…) que du pouvoir central basé dans
la capitale et, à moins de durer plusieurs années consécutives ou d’être étendue à tout le
pourtour du territoire, la fermeture d’une frontière est rarement consignée dans des textes
officiels. Le caractère provisoire et souvent local de la mesure rend son évocation difficile,
surtout quand le phénomène est récurrent.
Ainsi, le verrouillage de la frontière nigério-camerounaise entre avril 1984 et
février 1986 est resté gravé dans les esprits par sa durée (deux ans), sa généralisation
(toutes les frontières entourant le Nigeria étaient concernées) et sa planification officielle
par le pouvoir militaire du général Babangida. Dans un contexte de crise monétaire et de
baisse de la rente pétrolière, le gouvernement nigérian souhaitait alors restreindre les
importations et la contrebande frontalière, préjudiciable à l’économie du pays.
Les fermetures épisodiques de la frontière camerouno-nigériane depuis
l’envenimement du litige de Bakassi, à la fin de l’année 1993, sont plus compliquées à
percevoir. Dans ce cas, le cloisonnement de la frontière résulte moins d’une décision
officielle que de la transformation de la région frontalière en terrain d’affrontements

191
militaires. De décembre 1993 à la fin du premier semestre 1994, le bouclage de toute la
frontière a suspendu le trafic avec le Nigeria, engendrant une grave pénurie de carburants
au Tchad. Au cours de l’année 1994, la clôture de la frontière camerouno-nigériane a bel et
bien été décrétée au sommet mais dans les faits, seule la partie méridionale de celle-ci est
paralysée. Au nord du Cameroun et du Nigeria, notamment au niveau du village frontalier
d’Amchidé-Banki, les tensions relatives à la péninsule de Bakassi ne se font pas ressentir
sur le fonctionnement du marché et sur les flux inter-étatiques.
La frontière camerouno-gabonaise se distingue par ses nombreuses fermetures
intermittentes, qui s’opèrent en général à l’initiative des autorités gabonaises. Des motifs
de sécurité sont le plus souvent invoqués pour empêcher les allées et venues entre le
Gabon et les pays voisins. La tenue d’élections législatives en décembre 1996 ou la
recrudescence des conflits entre milices congolaises sont ainsi prétexte au bouclage des
frontières gabonaises. Ce bouclage intervient aussi localement, sur décision des forces de
sécurité ou du préfet. Par exemple, la frontière camerouno-gabonaise a été fermée pendant
un mois, en mai 1996, au départ sur résolution des gendarmes gabonais du poste frontalier
d’Eboro, mécontents du refoulement de quelques-uns de leurs ressortissants par leurs
collèges camerounais d’Eking. Aux dires des autorités locales camerounaises, il semblerait
que les gendarmes gabonais aient également voulu fermer la frontière pour pouvoir
enterrer à l’abri des regards un « Aofien », mort à la suite d’une bavure.
Les brimades et violences infligées aux Camerounais par les autorités gabonaises,
lors de leur entrée sur le territoire, peuvent être à l’origine de la fermeture de la frontière
camerouno-gabonaise, cette fois à l’initiative des Camerounais. Désireux d’aborder ce
problème avec son homologue de Bitam, le préfet d’Ambam se vit refouler à la frontière
d’Eboro par les gendarmes gabonais, courant mai 1996. En riposte, il décida à son tour de
bloquer le passage de la frontière camerounaise aux citoyens gabonais pendant deux
semaines.
D’aucuns font remarquer que le verrouillage régulier de la frontière camerouno-
gabonaise au cours des années 1997 et 1998, à l’instigation du ministre de l’Agriculture
gabonais, n’est pas sans liens avec les résultats électoraux de la circonscription de Bitam,
laquelle habituellement pro-Bongo, serait passée à l’opposition lors des dernières élections
de 1996. Vu sous cet angle, le cloisonnement fréquent de la frontière septentrionale
gabonaise aurait valeur de punition pour des populations habituées à s’approvisionner sur
les marchés du territoire voisin (Abang Minko’o et Kyé Ossi au Cameroun).
Bien sûr, on peut s’interroger sur l’efficacité des mesures de fermeture frontalière.
Résultat d’une forte détermination de la part des autorités, elles se traduisent concrètement
par le bouclage des principales portes d’accès au territoire national. La contrebande,
devenue plus dangereuse, est toujours possible par des chemins détournés et la corruption
des agents de l’État pour obtenir un droit de passage n’est pas exclue. Néanmoins, la
plupart de ceux qui franchissent d’ordinaire la frontière savent que sa clôture est
temporaire et préfèrent attendre le retour à une conjoncture plus favorable, par exemple
pour reprendre le commerce transfrontalier. Dans les cas de fermeture officielle de
frontière, la tendance générale est donc au ralentissement des flux inter-étatiques, surtout
quand les dissensions bilatérales s’accompagnent d’un recours aux armes.
Ces quelques exemples illustrent les inversions fréquentes d’effet-frontière dans
un temps relativement bref. L’ouverture et la fermeture successive d’une frontière
s’intensifient à l’échelon local, sur une temporalité courte ; le verrouillage provisoire de la
frontière tient alors à la décision d’un ou plusieurs représentants de l’autorité étatique. Au
final, une même frontière d’État crée tantôt une zone de contact, tantôt paralyse les
échanges. Tout dépend du lieu et de l’époque car, du reste, chaque frontière produit à un
moment et à un autre des effets contraires.

192
Cette première partie a mis en lumière, grâce au changement d’échelles
géographiques, la multiplicité des frontières en Afrique centrale. Les frontières d’État
autour desquelles s’élaborent les espaces transfrontaliers étudiés, se révèlent elles-mêmes
cernées ou chevauchées par d’autres types de frontières, qu’elles soient supranationales
(frontières de la zone franc ou de la CEMAC) ou intérieures (frontières de chefferie
traditionnelle, frontière religieuse…). Le fonctionnement des espaces frontaliers ne peut
être saisi qu’en connaissance de cet écheveau de frontières, chacune d’elles délimitant un
ensemble pourvu de règles et de lois qui trouvent résonance au niveau des zones étudiées.
De là, vient l’idée que les espaces frontaliers incarnent l’une des dernières strates à
l’intérieur d’espaces-gigognes et qu’ils sont le lieu de télescopage de plusieurs pouvoirs.
Greffés sur plusieurs territoires d’État, les espaces transfrontaliers se situent à la
charnière de différents systèmes politiques qui ont chacun modelé d’une manière propre
leur espace national. Du coup, des différentiels d’ordre socio-économique,
démographique, juridique et politico-administratif se manifestent aux frontières étatiques,
créant des possibilités de jeu. Ces écarts ont parfois été creusés, parfois atténués selon les
politiques d’aménagement nationales adoptées. En effet, en replaçant les espaces
frontaliers au sein de leur territoire national respectif, on constate que certains ont été
marginalisés par le pouvoir central et que d’autres, au contraire, ont concentré les
investissements des pouvoirs publics. En conséquence, l’exploitation des discontinuités
frontalières est plus ou moins facilitée par l’État, selon qu’il opte ou non pour le
désenclavement des franges territoriales, qu’il décide de la fermeture des frontières…
Au final, les opportunités d’échanges transfrontaliers sont très variables dans
l’espace et dans le temps. Dans l’espace, les facteurs naturels et la situation géographique
des espaces frontaliers peuvent prédisposer aux contacts. Mais ceux-ci sont encore une fois
très dépendants de la volonté de l’État et de la conjoncture politique internationale. Dans le
temps, la variabilité de l’effet induit par la frontière est très grande et le passage d’une
frontière fermée à une frontière ouverte est parfois spectaculaire, comme dans le cas
tchado-libyen.
Néanmoins, depuis la deuxième moitié des années 80, le rôle moteur des
frontières l’emporte sur le rôle frein, les frontières stimulant globalement les échanges. Les
zones bordières des territoires sont aujourd’hui des lieux animés par d’intenses
mouvements. C’est à ce bouillonnement d’activités aux frontières qu’est consacrée la
partie suivante.

193
194
2ème partie : Un bouillonnement d’activités
aux frontières

L’objet de cette deuxième partie est l’étude des usages et pratiques de la frontière
(d’État). Le constat est unanime : malgré les difficultés économiques, malgré la
déliquescence des appareils politico-administratifs, l’Afrique centrale et, plus
généralement le continent noir, ne sombrent pas dans l’atonie ni l’extinction. Non
seulement « l’Afrique n’est pas une terre qui meurt » selon le propos de J.-P. Raison et A.
Dubresson135, mais elle est « une terre d’élection du changement et de la mobilité »,
comme le rappellent J.-F. Bayart, S. Ellis et B. Hibou136. De fait, la déroute économique du
continent n’est en rien sclérosante. Elle génère au contraire mouvements, innovations et
échanges ; elle révèle des dynamiques endogènes insoupçonnées, particulièrement visibles
aux frontières des États. La récession accentue le besoin d’ouverture et de relations, gage
de survie. Or, les espaces frontaliers ne comptent-ils pas parmi les zones qui se prêtent le
mieux aux échanges ? Lieu d’interface entre plusieurs territoires, ils sont le terrain rêvé
pour exploiter les décalages et les différences existants, en bref, pour commercer. Depuis
le milieu des années 80, les franges territoriales des États sont le siège d’une
d’effervescence commerciale déconcertante, qui aboutit à de nouvelles configurations
spatiales.
La composition des activités commerciales, c’est-à-dire les flux de marchandises
et les chemins qu’ils empruntent, est examinée dans le premier chapitre (I). Le second
porte sur les praticiens de la frontière, ceux qu’on appelle couramment les frontaliers. Ces
hommes et femmes qui se livrent à des métiers variés et occupent des situations sociales
très disparates, ont en commun de devoir affronter une conjoncture très changeante (II).
Les espaces frontaliers, qui émergent à la suite de ces activités d’échanges recrudescentes,
sont décrits dans le dernier chapitre (III).

135
- Dubresson A. et Raison J.-P., L’Afrique subsaharienne, une géographie du changement, 1998, p. 7.
136
- Bayart J.-F., Ellis S. et Hibou B., La criminalisation de l’État en Afrique, 1997, p. 18.

195
I- Des espaces frontaliers animés par des flux commerciaux
transversaux

Depuis le milieu des années 80, la vie de relations redouble d’intensité sur les
confins territoriaux des pays d’Afrique centrale. Les frontières d’État sont plus que jamais
actives et vivantes, comme l’attestent les nombreux va-et-vient de personnes et de
marchandises. Cette animation frontalière est liée au commerce qui constitue l’activité
prédominante, voire unique.
Le tableau des échanges frontaliers en Afrique centrale sera dressé en premier lieu
(A). Il importe de pointer, dès maintenant, la variabilité des flux commerciaux dans le
temps. Les échanges peuvent brusquement s’interrompre, se ralentir ou s’inverser pour une
raison ou pour une autre. La description que je livre, réalisée à partir d’enquêtes de terrain
menées en 1994, 1995, 1996 et en 1999 est donc forcément datée. Cette remarque vaut
également pour les axes d’acheminement aux frontières qui ont comme caractéristique
première d’être très fluctuants (B). Implantés le long des voies de communication, les
marchés frontaliers subissent les contrecoups de l’oscillation des itinéraires empruntés par
les flux. Leur vitalité est, de ce fait, souvent éphémère (C).

A- La multiplicité et l’intensité des échanges aux frontières

Le but de ce passage n’est pas de procéder à une description exhaustive des flux
commerciaux frontaliers en Afrique centrale mais de rendre compte des principaux
mouvements de marchandises. Ceux-ci peuvent être répertoriés différemment selon le
critère retenu : la légalité, l’enregistrement statistique, le contrôle douanier, la visibilité ou
la distance des échanges induisent des présentations diverses qu’il convient d’aborder au
préalable avant de dresser un panorama des échanges frontaliers.

1- Les différents niveaux de transactions

Il existe une difficulté réelle à nommer et classer les échanges frontaliers. Elle
tient en particulier aux nuances établies entre les termes « légal », « officiel » et
« contrôlé » (taxé et enregistré) qui ne coïncident pas forcément. Un commerce légalement
autorisé peut se dérouler hors du contrôle étatique. Par ailleurs, la coupure entre les termes
sus-cités et leurs contraires est rarement franche et nette, les situations d’entre-deux
prévalant souvent : ainsi, lorsqu’on a affaire à un contrôle partiel ou épisodique, à un
contrôle illégal ou bien à des pratiques clientélistes instaurées dans un cadre légal et
officiel. Ces questions de vocabulaire méritent quelques précisions. On verra ensuite
quelles sont les autres approches utilisées pour décrire les flux commerciaux.

a- Une terminologie variée

L’abondance des termes employés pour désigner les échanges frontaliers


témoigne d’une certaine aporie de la part des chercheurs. Les mots à la plus forte
récurrence sont « informel », « parallèle », « clandestin », « non officiel », « non
enregistré » mais aussi « contrebande » et « fraude ».

196
Bien que très contestée depuis la décennie 80, l’expression de
« commerce informel » continue d’être usitée par beaucoup, entourée ou non de
guillemets, par commodité ou paresse. Une mise au point concernant les notions
d’activités « formelles/informelles » a pourtant été faite par plusieurs auteurs, surtout des
économistes (De Miras, 1991 ; Herrera, 1995), des politistes (Roitman, 1990 ; Hibou,
1996) et des anthropologues (Geschiere, 1990). Du côté des géographes, il faut avouer que
la réflexion dans le domaine a été plutôt mince.
L’opposition traditionnelle entre « formel » et « informel » recoupe de manière
sous-jacente la fausse dichotomie entre État et société civile, sphère publique et sphère
privée. Le développement des activités « informelles » est tantôt décrié comme une
gangrène qui entrave les projets économiques de l’État, tantôt glorifié en tant que réponse
spontanée des opérateurs privés face à l’incapacité de l’État à organiser l’économie et à
satisfaire les besoins essentiels de la population. Préférant le concept de « seconde
économie » à celui d’économie « informelle », J. Mac Gaffey (1987) donne ainsi un aperçu
quelque peu enjolivé de la floraison des initiatives privées au Zaïre, qui compensent
l’effondrement des structures étatiques et forment une soupape de sécurité au plan social et
politique.
L’organisation du commerce frontalier (surtout à longue distance) et sa
structuration autour de réseaux (ethniques, religieux…) rendent peu adéquat son
qualificatif d’« informel », ce dernier drainant dans son sillage l’idée d’activités informes,
improvisées, donc désorganisées. Mais c’est surtout le présupposé d’une séparation nette
entre commerce « formel » et « informel » qui ôte toute pertinence à cette catégorisation.
D’une manière générale, toute appréhension du commerce à l’aide de concepts
antinomiques (« parallèle/officiel », « non enregistré/enregistré »…) est en soi fallacieuse,
vu l’imbrication étroite des deux types de commerce. Loin de fonctionner parallèlement,
en vase clos, les activités « formelles et informelles » ou « parallèles et officielles »
s’entremêlent, pouvant même être pratiquées par une seule personne. De là naissent des
situations hybrides et confuses qu’il est difficile d’étiqueter sous un label ou un autre.
Citons quelques cas de figure.
Il est des fois où l’on constate qu’une (ou deux) étape(s) à l’intérieur de la filière
de commercialisation, soit à l’amont (approvisionnement), soit à l’aval (transit), est
entachée d’illégalité, sinon de non-respect des règles officielles. Ainsi, à quelle sphère
rattacher ce commerçant tchadien en gomme arabique, qui a pignon sur rue et paie patente
et licence d’exportation, mais qui reconnaît acheter une partie de sa gomme au Soudan,
auprès de paysans ou collecteurs qui lui vendent en fraude le produit de cueillette137 ?
D’autres négociants, également patentés, enregistrés et dotés de licence recourent à des
petits transitaires nationaux aux pratiques plus ou moins conformes à la législation,
spécialement pour les formalités de dédouanement, qui constituent l’aspect « informel »
de leurs transactions. On songe ici à certains commerçants syro-libanais ou yéménites de
Bangui.
Une autre forme de brouillage est inhérente à la pluri-activité. Beaucoup
d’opérateurs engagés dans plusieurs branches économiques ont véritablement un pied dans
chacun des deux secteurs, une part de leurs affaires s’effectuant dans un cadre légal, l’autre
relevant de « l’informel ». L’exemple d’un transporteur tchadien, négociant en céréales,
est éloquent. L’homme exerce deux activités « formelles » : il est le transporteur agréé de
la Sonasut et de la Cotontchad et le fournisseur officiel de l’Office national des Céréales
(ONC). Mais parallèlement, il possède, en 1995, une société pétrolière aux pratiques

137
- La commercialisation de la gomme au Soudan est l’affaire exclusive d’une société d’État qui détient le
monopole d’achat auprès des paysans.

197
« informelles ». De fait, cette société se fournit exclusivement en pétrole et carburant
nigérians, alors que l’exportation de ces produits est interdite par le gouvernement
d’Abuja, depuis novembre 1993.
Même des sociétés officielles, publiques ou privées, ne sont pas exemptes
d’actions irrégulières ou de connivence avec les acteurs relégués dans « l’informel ». Ce
troisième type de situation est illustré par la Société tchadienne d’Assurances et de
Réassurances (STAR) qui perçoit à l’aéroport de N’Djamena une taxe ad valorem de 0,5%
sur les marchandises importées d’Arabie Saoudite… déjà arrivées à bon port. À
N’Djamena toujours, le stationnement en 1995 de camions-citernes immatriculés au
Nigeria devant la Société tchadienne d’Eau et d’Électricité (STEE), avenue d’Ornano,
signalait l’approvisionnement de la société d’État en gasoil nigérian, en pleine période de
prohibition.
L’entrecroisement des liens entre secteurs « informel et formel », entre l’État et
les opérateurs privés, est amplement décrit. J.-P. Warnier (1993) a souligné la symbiose
entre les deux secteurs, à propos des entrepreneurs camerounais des Grassfields.
Précédemment, j’ai évoqué la protection des « faymen » camerounais par des hauts
représentants de l’État. La recherche d’appui politique par des hommes d’affaires privés
est légion et pas seulement en Afrique. Que ce soit les commerçants bamiléké au
Cameroun ou libanais en RCA, tous courtisent l’État, avec plus ou moins d’assiduité. Au
Tchad, la réussite économique de nombreux « transporteurs-commerçants » nordistes est
clairement liée à la prise de pouvoir et à la domination politique, dès 1982, des forces
armées originaires du nord du pays. Dans l’Extrême-Nord du Cameroun, les plus
importants commissionnaires de transport, qui ont en charge le dédouanement des camions
de marchandises à la frontière camerouno-nigériane, sont tous affiliés au parti au pouvoir,
le RDPC, leur entregent politique rendant possible l’acquisition d’une licence
d’importation. Il est très contestable de désigner ces relations de clientélisme politique par
les termes « légal » ou « formel ».
Parfois, la participation de l’État aux échanges « informels » est directe, comme
en Guinée Équatoriale où des hauts dignitaires du pouvoir sont impliqués dans des trafics
de drogue, ou encore au Tchad, où l’État organise de manière peu orthodoxe des flux
d’importation avec l’Arabie Saoudite (cf. 3ème partie, III-B). De telles pratiques,
révélatrices de la dilution des frontières entre « légal » et « illégal », achèvent de vider de
leur sens les formulations de commerce « parallèle », « informel » ou « non officiel », ces
notions étant définies en opposition à une norme légale et officielle instaurée par l’État.

Diverses expressions ont été proposées. Partant de l’interpénétration des secteurs


« formel et informel », des sphères publique et privée, J. Mac Gaffey a émis, en 1991, le
concept « d’économie réelle » qui englobe la « seconde économie » et l’économie dite
formelle. Cependant, cette tournure a été peu réutilisée. Les vieilles formules sont
difficiles à détrôner. Ainsi, dans la littérature scientifique, on persiste à parler d’échanges
« informels » ou « parallèles » tout en prenant soin de pointer leur « chevauchement » avec
le commerce « officiel ».
En ce qui concerne les autres essais de caractérisation du commerce frontalier
(« non enregistré », « clandestin », « non contrôlé »), beaucoup d’entre eux correspondent
à une vision très partielle de la réalité. Leur emploi est, de ce fait, très ponctuel. Par
exemple, le terme d’échanges « non enregistrés » est ambigu, car il fait référence au
registre des douanes ; or, des trafics non comptabilisés par les douaniers le sont par
d’autres agents de l’État (bureau de fret routier, gendarmes tenant le registre du bac de
Ngoazik …) ou par des opérateurs privés. En outre, beaucoup de flux sont l’objet d’un
enregistrement partiel avec des charges, certes déclarées, mais très minorées. Le commerce

198
« clandestin » ne s’appliquerait, lui, qu’à une infime portion du trafic inter-étatique, car
comme le souligne J. Herrera (1995) à propos des échanges transfrontaliers entre le
Cameroun et le Nigeria, les commerçants ne cherchent pas systématiquement à contourner
les postes de contrôle officiels. Bien souvent, ils préfèrent soudoyer les agents de l’État
pour obtenir un faux-semblant de légalité et éviter les pertes en temps et en argent. Enfin,
J. Herrera et J. Egg dénoncent le caractère caduc de l’expression « commerce non officiel
ou non contrôlé, opposé aux monopoles d’État, [qui] a perdu de sa substance à la suite de
la libéralisation des marchés »138.
Au bout du compte, les termes de « contrebande » et de « fraude » semblent les
plus appropriés pour désigner l’essentiel du trafic qui se déroule aux frontières. Signifiant
par étymologie une activité pratiquée « contre le ban », la contrebande porte sur des
produits prohibés, dont le commerce peut être l’objet d’un monopole d’État ; plus
généralement, elle s’applique à des marchandises pour lesquelles les droits de douane et
les taxes officielles n’ont pas été acquittés. À la différence de la « fraude », la
« contrebande » connote l’idée de clandestinité. Le contrebandier est celui qui emprunte
des chemins détournés pour éviter l’affrontement direct avec les représentants de l’État.
La « fraude » est une action qui fait pareillement entorse aux lois et règlements en
vigueur ; comme la contrebande, elle est entachée d’illégalité. Seulement le fraudeur ne
contourne pas les postes de contrôle : il recourt à des procédés multiformes (dissimulation,
« arrangements » avec la douane, fausse déclaration, présentation de faux-papiers…) pour
éviter d’avoir à payer taxes et amendes légales. D’un certain point de vue, le fraudeur est
un personnage rusé, le contrebandier est davantage un aventurier.

Quel que soit son qualificatif, le commerce frontalier ne peut être stigmatisé à
cause des illégalités qu’il comporte. Non seulement celles-ci sont plus ou moins graves,
mais elles sont par-dessus tout très relatives. De fait, elles sont à juger à l’aune d’une
norme économique définie par l’État qui, elle-même, est souvent innervée d’irrégularités
liées à des pratiques de concussion. Aussi, aux termes de fraude et de contrebande, peut-on
adjoindre l’expression, peut-être moins péjorative, de « flux de contournement », pour
nommer une grande partie des échanges frontaliers. « Contournement » parce que les
acteurs s’évertuent à contourner les normes, les taxes et les lois.
Toutefois, s’il demeure prédominant, le commerce frontalier de fraude ou de
contournement n’exclut pas l’existence d’un commerce « légal et officiel ». Même s’il est
résiduel, ce dernier existe quand même ! En général, il est l’apanage de sociétés
industrielles ou commerciales, (para)publiques ou bien filiales d’un groupe multinational
privé. Les performances de ces acteurs peuvent être appréhendées en chiffres, grâce à
l’existence d’un mode de gestion moderne et relativement transparent ; leurs résultats sont
publiquement connus. Citons pour illustration, la société parapublique Cimencam dont les
dépôts de ciment sont installés sur les plus importants marchés frontaliers camerounais
(Mbaiboum, Abang Minko’o, Kyé Ossi, Kousséri…). Les échanges officiels entre
entreprises de la CEMAC forment également un des aspects du commerce « légal ». Ces
échanges concernent souvent des filiales du même groupe industriel (Bolloré, SOMDIAA,
Castel…) implanté dans plusieurs États de la CEMAC. Par exemple, l’usine de cigarettes
MCT de Moundou (Tchad) approvisionne en bâtonnets-philtres et scaferlati139 l’autre
fabrique Bolloré de Bangui, la Socacig. La Cotontchad expédie à la société centrafricaine
Husaca de l’huile brute de coton, destinée au raffinage, à hauteur de 1 000 tonnes par an et
138
- Herrera J. et Egg J., Échanges transfrontaliers et intégration régionale en Afrique subsaharienne,
Autrepart, 1998, p. 9.
139
- Le scaferlati désigne le tabac coupé en fines lanières, un mélange de feuilles et de nervures (côtes)
hachées.

199
ce, pour éviter une rupture de stock en huile raffinée sur le marché centrafricain. De son
côté, la Société cotonnière de Centrafrique (SOCOCA) a ponctuellement vendu du coton-
graine à la Cotontchad, en 1993/1994, pour pallier l’insuffisance de la production
tchadienne cette année-là (la Compagnie française de Développement des Textiles -CFDT-
est actionnaire des deux sociétés, à 17% pour la Cotontchad, à 34% pour la Sococa). Les
échanges de sucre constituent un autre pan du commerce officiel intra-régional : chaque
année, la Sonasut (filiale de la Somdiaa) achète 2 000 à 3 000 tonnes de sucre gabonais à
sa société sœur, la Société sucrière du Haut-Ogooué (SOSUHO) pour suppléer au vide des
stocks à l’automne. L’achat de sucre congolais, fabriqué par une autre filiale de la
Somdiaa, Saris, est régulier de la part de la société sucrière centrafricaine, la Sogesca (née
en 1985), qui détenait encore, en 1995, le monopole d’importation de sucre. Durant la
campagne 1994/1995, la Sogesca a demandé à Saris-Congo 3 500 tonnes de sucre en
poudre.
Échanges officiels et enregistrés, fraude, contrebande ou flux de contournement :
telles sont, au final, les principales modalités du commerce frontalier. En sus de ces
appellations générales, il existe des subdivisions d’une toute autre nature, commodes pour
la présentation des flux.

b- Une pluralité de transactions selon des critères de distance et de visibilité

Les économistes ont coutume de scinder le commerce en fonction de la portée des


circuits commerciaux et de leur mode d’organisation. Une nuance est fréquemment opérée
entre les échanges à courte, à moyenne et à longue distance. Ainsi, entre le Nigeria et le
Cameroun, J. Herrera (1995) distingue trois types de commerce transfrontalier : le
commerce capillaire, le « trafic des fourmis » et le commerce effectué à travers des
réseaux de commerçants. Le commerce capillaire, de portée locale, touche essentiellement
les produits vivriers ; le « trafic des fourmis », organisé à petite et moyenne échelle,
concerne les produits manufacturés ; le commerce à longue distance, appuyé sur des
réseaux très structurés, porte sur des volumes plus conséquents de transactions. Dans le
même ordre d’idées, Alice Sindzingre (1998) différencie les échanges capillaires,
régionaux et ceux effectués avec le reste du monde. L’échelle du trafic, les quantités
commercialisées, les types de produits, les coûts d’information et d’accès au commerce,
les modalités de paiement et la diversité des groupes sociaux intervenants, sont les
principaux critères de sa typologie.
La visibilité des produits échangés aux frontières induit un autre type de division,
cette fois entre commerce « apparent » et « souterrain ». Le commerce « apparent » porte
sur des produits de consommation courante, alimentaires ou manufacturés. Il recouvre
aussi bien le commerce « officiel et légal » que le commerce de fraude, le dénominateur
commun étant ici le caractère ostensible des flux, en particulier sur les marchés.
Contrairement à ce premier type de transactions, le commerce « souterrain » groupe des
opérations dont la caractéristique majeure est d’être invisibles parce qu’illicites, voire
criminelles. Ici, point d’étals de marchandises ou de devantures ; tout s’opère
clandestinement, derrière les boutiques, à l’abri des regards. Les trafics d’or, de diamants,
d’armes et de drogues, que l’on peut seulement pressentir en fréquentant les marchés,
constituent un pan indiscutable du commerce frontalier.

2- Des flux frontaliers sous-enregistrés et de plus en plus diversifiés

200
Le descriptif suivant des flux frontaliers en Afrique centrale inclut le commerce
de contrebande et le commerce officiel puisqu’il est impossible d’aborder l’un sans
évoquer l’autre. Quelques statistiques sont livrées mais elles sont approximatives. En effet,
les données chiffrées des échanges, émanant du ministère du Commerce, des directions
statistiques (la DSEED au Tchad, la DSEE en RCA140…) ou d’organismes divers (bureau
de fret, office céréalier…) ne reflètent pas les mouvements réels de marchandises et
fournissent une vision largement tronquée de la réalité commerciale. Au Tchad, par
exemple, les exportations de sésame, d’ail, d’oignons ou de natron échappent à toute
comptabilité ministérielle. L’écart existant entre les chiffres d’une source à l’autre convie,
de surcroît, à la plus grande prudence. Comme une part majeure des échanges relève de la
fraude, les flux sont souvent minorés, du moins quand ils font l’objet d’un comptage.
Néanmoins, en estimant leurs pertes de marchés, certaines entreprises officielles
parviennent à quantifier l’étendue du commerce de fraude ou de contrebande. Ainsi, au
nord du Cameroun, le responsable des magasins de textiles Newco-Cicam (société
majoritairement dominée par le groupe français Dollfus) évaluait les importations
frauduleuses de pagnes nigérians à 50% du marché, en juillet 1995, dans les provinces du
Nord, de l’Extrême-Nord et de l’Adamaoua. Des études de terrain menées par certaines
ONG, comme l’USAID au Tchad, fournissent également des données relativement
crédibles, présentement pour l’exportation de produits agricoles tchadiens (West, 1994 ;
Caprio, 1994). L’observatoire frontalier OCISCA, déployé entre Cameroun et Nigeria au
début des années 90, a mis au point une méthode d’estimations des flux, par des voies
indirectes (Herrera, 1995). Si quelques chiffres accompagnent la description des flux, je
tiens à rappeler que la quantification de ces derniers n’est pas mon objectif, loin s’en faut.
Il s’agit simplement de dépeindre à grands traits la distribution des flux commerciaux dans
la région centrale de l’Afrique, en mettant l’accent sur les courants d’échanges dominants.
Encore une fois, le panorama qui suit vaut pour le milieu des années 90, il a certainement
connu des altérations depuis la date des enquêtes, étant donnée la grande sensibilité des
flux à l’égard de la conjoncture politique, économique et monétaire.
Le contenu des échanges exposé est sélectif. Ne sont traitées que les
marchandises faisant l’objet d’un commerce inter-étatique relativement intense entre (ou
avec) les pays d’Afrique centrale, quel que soit le mode de transport utilisé, la condition
requise étant le passage d’une frontière d’État. La plupart de ces biens concernent des
produits de consommation courante, qu’ils soient manufacturés ou agro-pastoraux.
Certains d’entre eux peuvent être d’origine lointaine, à l’instar de la farine européenne ou
du riz asiatique, qui arrivent par bateau ou avion sur le continent, puis sont redistribués
vers des pays voisins par voie terrestre. Cette dernière demeure le mode de transport
dominant des échanges frontaliers en Afrique centrale, suivie par le bateau. Le coût élevé
du fret aérien restreint le commerce via les frontières aéroportuaires. Les flux aériens sont
donc peu évoqués, à deux exceptions près : celles qui touchent la péninsule arabique et
l’Afrique australe. Le commerce entre l’Afrique centrale et ces deux régions est présenté,
d’une part parce qu’il indique une diversification récente des flux, d’autre part parce qu’il
relève de flux de contournement (surtout pour la péninsule arabique). Bien qu’elles
occupent, en valeur, le premier poste des importations des pays de la CEMAC, les
marchandises européennes (surtout françaises) ne sont pas, sauf cas précis (fripes, blé),
directement abordées, car elles sont généralement consommées par une frange marginale
de la population, en raison de leur cherté, et elles sont peu revendues d’un État africain à
l’autre. Les seuls produits européens, américains ou asiatiques dont il est question sont

140
- Les sigles signifient respectivement Direction de la Statistique, des Études économiques et
démographiques (DSEED) et Division des Statistiques et des Études économiques (DSEE).

201
ceux qui font l’objet d’une consommation répandue ou qui donnent lieu à une
réexportation par voie de surface.

a- La modestie de la plupart des échanges intra-CEMAC

Les échanges entre les pays de la Cémac sont dérisoires en tonnage comme en
valeur, du moins comparés au commerce extérieur total de chaque pays. Avant la
dévaluation du franc CFA, les échanges entre les pays de la CEMAC représentaient moins
de 10% de leur commerce extérieur respectif. À titre d’exemple, la contribution de la
CEMAC à la balance commerciale de la Centrafrique est estimée à 4% en 1993 (en
valeur), selon la DSEE. Au Tchad, la DSEED évalue à 13% la part des importations
nationales en provenance de la CEMAC en 1994 (d’après leur valeur imposable). Certains
chiffres sont gonflés : ainsi, pour 1996, la DSEED considère que les exportations et les
importations du Tchad vers et en provenance de la CEMAC représentent à chaque fois
36% du volume total national. Fondées sur un critère très incertain, la valeur déclarée à la
douane, ces données sont faussées. Qui plus est, elles ne prennent pas (ou peu) en compte
les flux d’importation tchadiens depuis la péninsule arabique, le Soudan ou la Libye qui
contrebalancent ceux de la CEMAC.
Le schéma des transactions intra-régionales est succinct : le Cameroun exporte
vers les pays voisins des produits manufacturés (produits agro-alimentaires, ciment…), des
denrées agricoles, et, dans le cas du Tchad, des produits pétroliers depuis la fin 1993 ; la
RCA et le Tchad, jouant des complémentarités écologiques, sont pourvoyeurs de produits
primaires issus de l’élevage, de l’agriculture, de la pêche (Tchad) ou de la sylviculture
(RCA) ; la Guinée Équatoriale, le Gabon et le Congo sont, eux, essentiellement des pays
récepteurs et n’ont que peu de marchandises à proposer aux autres pays membres. À une
échelle plus locale, des flux frontaliers agro-pastoraux s’entrecroisent entre les différents
États de la CEMAC.

• En proie à des turbulences armées, le Congo n’expédie presque rien vers ses
voisins septentrionaux, hormis le sucre (vers la RCA). La Centrafrique est le pays qui a le
plus de contacts commerciaux avec le Congo car elle partage avec lui la même ossature
fluviale. À Bangui, les brasseries Mocaf font parfois venir de Brazzaville des bouteilles en
verre tandis que le magasin de la CFAO (groupe Pinault-Printemps-Redoute) importe,
depuis la capitale congolaise, des munitions de chasse par avion. Par la voie fluviale du
Congo remonte en fraude un peu de bière congolaise jusqu’à Bangui, mais les quantités
sont basses.
D’après une étude réalisée pour le COLEACP (IPA, 1994), le Congo ravitaille
Libreville en bananes plantain (2 000 t par an).

• Les exportations gabonaises sont maigres car le niveau des prix et le coût de la
vie au Gabon sont chers (par rapport aux autres pays de la CEMAC). L’approvisionnement
pétrolier du Cameroun et du Congo par le Gabon, important dans les années 60 et 70, a
cessé depuis que la production de ces deux pays s’est développée. Seule la RCA continue

202
Photo. 19 a et b- Cocobeach (Gabon), à la frontière de la Guinée Équatoriale

L’arrivée de pirogues à moteur en provenance de Guinée ; le marché est installé sur la


plage

203
204
d’être ravitaillée en produits pétroliers par la raffinerie Sogara (Société gabonaise de
Raffinage) de Port-Gentil (57 000 tonnes en 1994, d’après la Socatraf141 et, en moyenne,
entre 50 et 70 milliers de tonnes annuelles depuis 1985). Acheminés par tankers jusqu’au
port de Matadi, les produits pétroliers gabonais empruntent successivement le pipe-line
(entre Matadi et Kinshasa) puis, des barges, pour remonter le fleuve Congo et l’Oubangui
jusqu’au port de Bangui. Au début des années 90, le Gabon exporte également, depuis
Libreville, quelques tonnes de ciment vers la Guinée Équatoriale, ainsi que des sardines
fumées vers le Cameroun. Celles-ci sont préparées par des pêcheurs nigérians originaires
de Calabar, installés dans la capitale gabonaise. La réexportation de prêt-à-porter (tee-
shirts, jeans et chaussures fabriqués en Asie) vers le Cameroun, liée à l’application de
taxes à l’importation plus modérées au Gabon, constitue un autre composante des
exportations gabonaises, depuis au moins les années 80.

• La Guinée Équatoriale livre aux régions limitrophes gabonaise et


camerounaise des vivres locaux (bananes plantains, taros, mangues sauvages…) et
réexporte des produits agro-alimentaires en provenance de l’ancienne métropole espagnole
(alcools, liqueurs et bricks de vin rouge). Ces produits s’évadent depuis la province du
Kie-Ntem via Ebebiyin, par l’axe routier Bata/Campo/Kribi, et par voie de mer, jusqu’à
Cocobeach et Libreville. La capitale gabonaise réceptionne régulièrement des sacs de taros
équato-guinéens et, selon l’IPA (Institut Panafricain pour l’Apprentissage des Métiers
manuels), près de 800 t de bananes plantains.
Le village côtier de Cocobeach, situé à la frontière de la Guinée, reçoit, par
pirogues, des sacs d’oranges, du maïs, des plantains et du poisson fumé produits par le
pays hispanophone, ainsi que des biens manufacturés camerounais transitant par la Guinée
(photo.19 a et b).
Sur les marchés gabonais de Bitam ou Oyem se vendent alcools et viande de
brousse venus de Guinée, de même que certains dons de produits, épisodiquement octroyés
à la Guinée (huile de soja expédiée par l’Espagne, lait en poudre envoyée par l’UNESCO).

• Les exportations en provenance de la Centrafrique vers les autres pays


membres de la CEMAC s’avèrent bien minces. Partent vers le Tchad du bois (doc.14 et
15) et du café, deux productions de zone forestière dont le Tchad est dépourvu. Les
exportations de bois centrafricain vers le Tchad se composent de sciages et de
contreplaqués, taillés dans du bois blanc (comme l’ayous) et destinés à l’ameublement. La
concurrence du bois camerounais, proposé à prix meilleur marché au Tchad, est cependant
rude, tout comme celle du café. En fait, les produits centrafricains sont exportés vers le
Tchad pour éviter aux transporteurs tchadiens le retour à vide de leur camion. Du miel,
produit dans le nord-ouest de la RCA est écoulé vers les zones frontalières tchadiennes.
L’huilerie-savonnerie Husaca (à Bangui) expédie des tourteaux de coton ou
palmistes vers le Cameroun et le Congo.
Ces exportations centrafricaines sont complétées par des ventes de bétail sur pied (ovin,
bovin et caprin) vers Brazzaville et par l’approvisionnement des capitales gabonaise et
congolaise en viande fraîche (bovine et ovine), par la voie des airs. Le bétail sur pied
emprunte la voie fluviale (sur des barges) jusqu’à la capitale congolaise. Ces flux de bétail
incluent quelques animaux tchadiens et soudanais, confondus avec les bêtes centrafricaines
(doc.16). Depuis le port-amont de Bangui et celui de Zinga, sur l’Oubangui, des ovins
(surtout d’origine tchadienne), des caprins centrafricains (cet élevage est très développé en

141
- Société centrafricaine des Transports fluviaux.

205
Doc. 14- Exportations de contreplaqués et placages de la RCA vers le Tchad
(1989-1994)

Contreplaqués et placages 1989 1993 1994


Volume en m3 48,2 65 98,2
Valeur en milliers F CFA 8 905 11 872 23 429
Source : Ministère centrafricain des Eaux et forêts, Direction des Forêts, Bangui.

Doc. 15- Exportations de sciages de la RCA vers le Tchad (1989-1994)

Sciages 1989 1990 1991 1992 1993 1994


Volume en m3 6 999 6 275 9 822 5 991 9 884 6 894
Valeur en milliers F CFA 324 199 277 689 449 419 276 759 473 537 391 300
Source : Ministère centrafricain des Eaux et forêts, Direction des Forêts, Bangui.

Doc. 16- Les transactions de bovins au marché PK 12 de Bangui* (RCA), 1992


(en nombre de têtes)

Arrivées Sorties
DRO DRE Tchad Soudan Total Lobaye Congo Surplus Total
34 039 5 664 21 818 8 806 70 327 2 574 3 429 5 325 11 328
Source : Assana Remayeko, Le fonctionnement des marchés à bétail de la RCA-1992, Ministère de
l’Agriculture et de l’Élevage, ANDE, Bangui.
* Le marché PK 12 est un marché terminal situé à 12 km au nord de Bangui. C’est là que convergent les
troupeaux collectés dans les zones d’élevage du pays et les animaux en provenance du Tchad et du Soudan.
Les animaux sont réexpédiés vers les centres urbains secondaires de la Lobaye (Mbaïki…) et vers le Congo.
DRO : Direction régionale de l’Ouest (préfectures : Lobaye, Mambéré-Kadeï, Sangha-mbaéré, Nana-
Mambéré, Ouham-Pendé, Ombella-Mpoko, Ouham, Kémo, Nana-Grébizi)
DRE : Direction régionale de l’Est (préfectures : Ouaka, Haute-Kotto, Basse-Kotto, Mbomou, Bamingui-
Bangoran, Vakaga)

Doc. 17- Exportations tchadiennes de bétail sur pied (1990-1994)

Bovins Ovins/Caprins Camelins Équins


Destination Nigeria Cam. RCA Nigeria Cam. RCA Libye Nigeria Libye Nigeria
1990 30 938 2 460 2 771 6 588 1 324 888 - - - -
1991 37 334 2 219 306 1 339 2 708 201 - - - -
1992 24 656 1 259 293 1 806 1 935 427 - - - -
1993 30 981 1 926 450 1 942 1 818 662 - - - -
1994 124 708 1 763 1 175 8 349 1 986 932 - 311 379 5
Source : Ministère tchadien de l’Hydraulique et de l’Élevage, N’Djamena

206
Photo. 20 a et b- Exportation de bovins par voie fluviale, de Bangui vers Brazzaville

207
208
RCA) et des bovins (3 500 têtes en 1992, selon l’ANDE) descendent le fleuve Congo
jusqu’à Brazzaville (photo.20 a et b).

• Le Tchad achemine vers les pays voisins des produits d’élevage (bétail sur
pied, peaux séchées, viande fraîche réfrigérée), des biens agricoles très ciblés (ail, oignons,
arachide, sésame) et du natron (doc.17). À l’échelle du lac Tchad, des flux de poissons
fumés et séchés sont vendus vers les villages voisins camerounais, notamment de Mani
vers Blangoua. Ce commerce de poissons remonte aux années 50 (Couty, 1968 ; Bouquet,
1983).
Quelques produits de consommation courante sont l’objet d’un trafic frontalier de
faible ampleur avec la RCA : ainsi, des cigarettes tchadiennes, du riz issu des casiers de
Bongor et de l’huile Din, fabriquée par l’usine Cotontchad de Moundou, pénètrent
frauduleusement en RCA. D’après le directeur de cette usine, la vente par des circuits
privés d’huile Din en RCA concerne un tiers de la production totale tchadienne (celle-ci se
montait à 5 400 tonnes en 1995) ; elle compense le déficit de l’usine Husaca qui ne
parvient pas à couvrir l’ensemble des besoins centrafricains.
La Centrafrique se démarque comme espace de transit pour les productions
tchadiennes destinées à Brazzaville. De l’arachide et du sésame cultivés vers Sahr et
Moundou, des oignons et de l’ail venus du Ouaddaï, du natron recueilli au Kanem, et du
bétail sur pied tchadien (près de 22 000 têtes en 1992, selon l’ANDE) empruntent la route
jusqu’à Bangui et, de là, descendent par barges jusqu’à Brazzaville. Les différences de prix
de part et d’autre de la chaîne commerciale sont stimulantes, d’après les commerçants
tchadiens et centrafricains rencontrés : en 1995, le sac d’oignons acheté 7 000 F CFA à
Abéché vaut entre 25 000 et 30 000 F CFA à Bangui, selon la saison, et il atteint 50 000 à
60 000 F CFA à Brazzaville. Le sac de natron, acquis à Mahada, vaut 3 250 F CFA à
N’Djamena et est revendu 7 350 F CFA à Bangui. Le sac de 50 kg d’arachide, d’une
valeur de 26 000 F CFA à Sahr, coûte entre 40 000 et 50 000 F CFA à Brazzaville.
D’après des estimations de l’USAID, 400 tonnes d’oignons sont expédiées
chaque année de Sahr vers Bangui (le chiffre ne prend pas en compte le trafic aérien et les
envois depuis Moundou) et, près de 100 000 tonnes annuelles d’arachide tchadienne sont
acheminées vers la RCA. Toutefois, selon des sources concordantes, une part importante
des oignons réexportés au Congo par la RCA provient, en 1995, du nord-Cameroun.
Le natron, traditionnel produit d’échange (Couty, 1966), est récolté au nord du lac
Tchad, à Liwa, puis acheminé à Baga Sola d’où il est diffusé vers les autres pays d’Afrique
centrale (fig.44). Le natron (photo.21 a, b et c) sert à l’alimentation du bétail (natron gris
clair, en poudre) et à celle des hommes (le natron gris foncé, en morceaux, intervient dans
la préparation des sauces).
La voie aérienne au départ de N’Djamena assure l’approvisionnement de
Libreville en ail et oignons, en petit bétail et en viande fraîche (issue de l’abattoir
frigorifique de Farcha). Le recours à l’avion n’est pas non plus exclu, ponctuellement,
entre N’Djamena et Brazzaville. D’après les sources du service fret d’Air Afrique au
Tchad, 800 tonnes d’ail et d’oignons et 560 tonnes de viande fraîche réfrigérée ont été
exportées de N’Djamena vers Brazzaville, en 1994. Du bétail sur pied tchadien est
exceptionnellement livré à la capitale gabonaise, par air. Par exemple, en 1994, Air
Afrique a alloué un avion-cargo yougoslave pour livrer des moutons tchadiens à
Libreville, à l’occasion de la fête musulmane de la Tabaski.

209
Fig. 44

210
Photo. 21 - Le commerce de natron à travers le lac Tchad (à Mahada)

a- Le village de Mahada (Tchad). En face : Blangoua, au Cameroun

b- Blocs de natron (premier plan) et sacs devant être réexpédiés vers N’Djamena

c- Déchargement de sacs de natron rapporté par pirogues (Mahada)

211
212
Doc 18. Exportations de viande tchadienne en 1997 (en tonnes)

Destination : Brazzaville Pointe-Noire Libreville


738,6 91,4 11,6
source : Abattoirs de Farcha, N’Djamena

Du Tchad vers le Cameroun est convoyé du bétail sur pied, principalement bovins
et ovins. L’essentiel du cheptel tchadien prend la nationalité camerounaise pour poursuivre
sa route vers le Nigeria. De l’arachide décortiquée (5 128 tonnes en 1994, selon le BNF) et
des haricots (niébé) tchadiens sont expédiés vers le sud du Cameroun, principalement via
Figuil ; des peaux séchées et de l’huile de coton de la Cotontchad, neutre (1 000 tonnes par
an) ou raffinée, font l’objet d’un petit trafic transfrontalier avec le nord du Cameroun. On
relève également l’évasion épisodique de coton-graine tchadien vers les villages
camerounais de Figuil, Padermé et Baïkwa, par exemple lors de la campagne 1995/96. Ces
flux s’expliquent par la légère différence du prix d’achat (de l’ordre de 20 ou 30 F CFA)
favorable au Cameroun, par le manque de ponts-bascules côté tchadien (qui contraint les
paysans à faire une dizaine de kilomètres pour vendre leur coton) et surtout, par la lenteur
de la Cotontchad à ramasser le coton (le transport est confié à des sociétés privées) et à
payer les planteurs.

• Le Cameroun est le premier partenaire commercial « CEMAC » de chacun


des autres pays membres.
Parce qu’il possède un tissu industriel relativement diversifié, il exporte, par voie
officielle ou frauduleuse, des produits manufacturés (principalement vers le Tchad, la
RCA et la Guinée). La liste de biens industriels camerounais déversés vers la CEMAC est
longue. Il s’agit de biens de consommation courante (huile Palmor, lessive Kilav, pagnes
Cicam, sel Selcam…), de matériaux de construction (ciment, planches de bois, tôles en
aluminium Socatral, peinture…), mais aussi dans le cas du Tchad, de produits pétroliers
(depuis 1993). Ces productions se diffusent jusqu’au Congo, pour partie par la voie
officielle. Par exemple, le groupe British American Tobacco -BAT- (acheteur de la firme
Bastos en 1985) possède des implantations au Congo et en Guinée, qui vendent les
cigarettes provenant de l’usine de Yaoundé. De même, Tchad-Import commercialise au
Tchad les productions des Brasseries du Cameroun (BC) : bière Castel -depuis 1994-, eau
Tangui… Une autre partie des productions camerounaises s’exporte par des voies
« contournées » (c’est le cas des objets portant mention Vente au Cameroun ou, au Tchad,
des cigarettes Gold Tobacco). La plupart de ces fabrications correspondent à des
marchandises qui ne sont pas produites dans les pays voisins (comme les allumettes Le
Boxeur, les piles Hellensens, la lessive et le ciment, vendus au Tchad et en RCA) ou alors,
en quantité insuffisante (le sucre, au Tchad et en RCA). Mais il peut s’agir de biens
concurrentiels, proposés à un prix légèrement plus bas (le sucre et la peinture au Tchad).
En effet, les industriels camerounais bénéficient de coûts de production moindres que leurs
homologues tchadiens ou centrafricains, handicapés par un environnement moins propice
(problème de l’enclavement qui induit des coûts de transport supplémentaires, coût élevé
de l’énergie…).
Le Cameroun, qui enregistre de bonnes performances agricoles est exportateur de
denrées, vers la Guinée, le Tchad et surtout, le Gabon. Parce qu’elles représentent un
courant d’échanges majeur à l’intérieur du commerce intra-CEMAC, les exportations de
vivres frais camerounais à destination du Gabon sont étudiées spécifiquement (cf. b). L’île
de Bioko est approvisionnée par bateau depuis Douala (un caboteur de 750 tonnes, le

213
Gladiator II effectue la liaison régulière entre Douala, Malabo et Bata). Bata reçoit de la
nourriture (plantain, manioc, mangues, tomates, piment…) par la mer ainsi que par l’axe
Kribi/Campo. Au niveau d’Ebebiyin pénètrent des fruits (comme les prunes ou safou). Le
Cameroun ravitaille le Tchad en café-graine et en céréales (maïs, mil, sorgho). Selon le
BNF, ces flux céréaliers se dirigent vers N’Djamena mais aussi vers les centres urbains du
Kanem (Mao), du Guéra (Mongo) et du Logone Occidental (Moundou). Quant au café, il
est exporté de Buéa (Sud-Ouest) vers N’Djamena, où une partie continue la route vers le
Soudan. Des échanges vivriers transfrontaliers, à court rayon, s’observent aussi entre les
deux pays (cf. d).
Les installations portuaires du Cameroun l’érigent en espace de transit vital pour
les pays enclavés voisins, Tchad et RCA. Du Tchad, coton-fibre (29 000 t en 1994) et
gomme arabique (3 000 t en 1994) empruntent le couloir camerounais pour gagner ensuite
d’autres continents. De la RCA partent vers l’Europe, l’Asie et l’Amérique, des grumes, de
la gomme (surtout d’origine soudanaise), du café vert non torréfié (8 000 t en 1994,
12.000 en 1995), des peaux de bétail séchées (photo.22), de la cire d’abeille et du coton-
fibre. Au sens retour, circulent une large palette de produits importés d’Europe,
d’Amérique ou d’Asie : riz et farine, matières premières industrielles, véhicules de
transport etc.… remontent du port de Douala jusqu’à Bangui ou N’Djamena.

En résumé, les flux intra-CEMAC sont ténus. Plusieurs facteurs concourent à


cette situation, au premier chef, l’étroitesse des marchés de consommation nationaux. La
population d’Afrique centrale, peu nombreuse, possède un pouvoir d’achat en moyenne
restreint. Beaucoup des commerçants tchadiens interviewés n’ont pas caché leur désintérêt
pour la RCA voisine qui représente, à leurs yeux, un marché trop petit.
La longueur et la médiocrité des liaisons intra-régionales ne sont pas étrangères à
la faiblesse du commerce entre les pays de la CEMAC, tout comme d’ailleurs les
contraintes d’ordre bancaire. Ainsi, l’un des freins à l’extension des exportations de viande
bovine tchadienne vers les pays de l’Afrique centrale forestière serait l’impossibilité
d’effectuer un virement entre N’Djamena et les capitales gabonaise et congolaise.
La réticence des États à appliquer les textes communautaires de la CEMAC, leur
faculté à les réinterpréter ou à les ignorer ne doivent pas non plus être sous-estimées. À cet
égard, le fonctionnement chaotique de la Communauté économique du bétail, de la viande
et des ressources halieutiques (CEBEVIRHA) pour la région Afrique centrale donne peut-
être un avant-goût du devenir de l’intégration régionale. Créée en 1987, la Cébévirha, dont
le siège est à N’Djamena, a été réellement mise en place en 1991 et réactivée dans le cadre
des actions réformistes de l’UDEAC. Parmi ses rares réalisations, on compte la création
d’un passeport payant pour le bétail (2 500 F CFA en 1995) et la délivrance gratuite d’un
certificat international de transhumance (depuis 1994) destiné à permettre le libre transit
des bêtes entre pays de la CEMAC. Si le certificat est diffusé et partiellement fonctionnel
en RCA depuis 1995, le Tchad est ouvertement récalcitrant à son usage. Ainsi, en 1996, le
délégué du service de l’élevage à Garoua affirmait n’apercevoir aucun passeport et
certificat au nord-Cameroun, pourtant principal couloir de transit pour le bétail tchadien et
centrafricain. L’État camerounais n’a pour sa part toujours pas acquis les certificats et
passeports auprès de la Cébévirha et ne les a donc pas distribués à ses propres éleveurs.
Après avoir multiplié les projets et les études, la Cébévirha agonise aujourd’hui, en grande
partie par manque de moyens financiers.
La dernière cause du faible développement des échanges intra-CEMAC est
l’existence d’appareils manufacturiers à peu près identiques, donc concurrents, dans les
différents pays membres. Brasserie, usine textile, huilerie-savonnerie, production de sucre
et

214
Photo. 22- Séchage de peaux de bovins destinées à l’exportation, à Bangui
(société Africacuirs)

215
216
de cigarettes forment le soubassement productif de tous les États de la CEMAC. On touche
là le problème de la soi-disant complémentarité des ressources entre les six pays de la
région. Souvent avancée (dans les discours officiels) comme l’argument de poids pour
justifier d’une collaboration inter-étatique dans le cadre d’une intégration régionale, cette
complémentarité s’observe (en partie) au niveau écologique mais pas sur le plan
économique. En conséquence, les industriels les plus vulnérables (ceux des pays enclavés
et ceux qui, comme le Gabon, possèdent un marché national étroit) défendent jalousement
leur espace de vente, en particulier face aux velléités d’expansion camerounaise. Tous les
procédés de protection sont bons qui vont de la pression auprès du gouvernement au
blocage des marchandises par la douane, au terme d’arrangement (monnayé) avec les
douaniers. Le directeur de l’agence de cigarettes BAT à Maroua (Cameroun) relate les
déconvenues de sa firme dans les pays voisins : au Tchad, la Manufacture de Cigarettes du
Tchad (MCT) a obtenu, en 1995, le maintien des taxations sur les cigarettes produites dans
la CEMAC, mettant en difficultés les distributeurs de BAT ; au Gabon, la firme Sociga a
payé des manifestants pour protester contre la venue de BAT et scander « non aux
Camerounais » dans les rues de Libreville ; en RCA, l’équipe commerciale de BAT
envoyée pour prospecter le marché s’est, elle, retrouvée en prison…
Les industriels tchadiens et centrafricains sont potentiellement les plus menacés
par la concurrence camerounaise. Jusqu’au milieu des années 90, celle-ci a pu être
endiguée par le maintien de taxes protectionnistes. Or, ces dernières sont appelées à
disparaître avec l’application de la réforme fiscalo-douanière de l’UDEAC. Le Tchad et la
RCA, handicapés par le coût élevé de l’énergie et par la répercussion du coût de transport
de tous les intrants importés, ne peuvent pas être aussi compétitifs que leurs homologues
camerounais. L’institution, dans le cadre de la réforme, d’une augmentation des taxes sur
tous les intrants importés hors de la CEMAC, ne peut que pénaliser davantage l’appareil
de production de ces pays enclavés. Doit-on leur concéder un statut dérogatoire et, plus
généralement, admettre le protectionnisme en cas de concurrence intra-communautaire ?
Deux scénarios sont possibles : ou bien chaque État de la CEMAC conserve ses
propres industries en les protégeant contre la concurrence éventuelle des pays voisins, ou
bien on ne maintient pour chaque type de production industrielle qu’une seule usine, celle
du pays où elle est la plus performante, c’est-à-dire celle d’un pays côtier. Si la première
solution paraît la plus sage pour des raisons sociales (maintien d’emplois) et économiques
(la présence d’un tissu industriel minimum est primordiale pour un pays), il semble
qu’avec la CEMAC, on s’achemine vers la seconde situation. En effet, ni les textes
fondateurs, ni la réforme fiscalo-douanière adoptée récemment ne prennent en compte la
spécificité des pays enclavés. Dès lors, on voit mal l’intérêt qu’ont ces États à demeurer
ancrés à la zone. N’était-ce pas ce que pointait symboliquement leur premier départ de
l’UDEAC, durable pour le Tchad (de 1968 à 1984), éphémère pour la RCA (quelques mois
en 1968) ?
Pour le moment, la pression des bailleurs de fonds internationaux permet au
puzzle régional de rester entier. Mais les craintes exprimées par les industriels tchadiens et
centrafricains (Sonasut, Tchadipeint, Brasseries du Logone au Tchad, Socacig en RCA…)
sont nombreuses à propos des effets attendus de la réforme fiscalo-douanière, car
beaucoup y voient la signature de l’arrêt de mort de leurs usines.

217
b- Un seul exemple d’échanges intra-CEMAC substantiels : l'approvisionnement
vivrier du Gabon par le Cameroun

L’approvisionnement vivrier du Gabon par le Cameroun est l’une des


composantes des échanges entre les pays de la CEMAC que l’on vient d’évoquer à
l’instant. Ce cas mérite cependant un traitement particulier compte tenu de l’ampleur des
flux (qui tranche avec les faibles quantités précédentes) et de leur rôle-clé dans la stratégie
alimentaire gabonaise.
En effet, le Cameroun constitue un véritable grenier pour le voisin gabonais.
L’approvisionnement en vivres frais de Libreville (plus de 400 000 hab.) est presque
entièrement assuré par le Cameroun. Les clichés (photo.23) donnent un aperçu de la
gamme très diversifiée des marchandises livrées (Magrin, 1994 ; Bennafla, 1994). Si les
régimes de banane plantain et les tubercules (manioc, taro, igname) sont exportés en
abondance, les produits maraîchers (tomates, choux, haricot, oignons, fruits…) ne sont pas
en reste, ni d’ailleurs le bétail sur pied. Les étals des marchés gabonais regorgent
d’avocats, de condiments, de plantains camerounais tandis que les rues de Libreville sont
arpentées par les « taxis-maboules », c’est-à-dire des marchands ambulants qui poussent
des brouettes débordantes de mangues vertes, d’ananas, ou de pamplemousses.
La quasi-totalité des denrées camerounaises vient des provinces de l’Ouest, du
Centre et du Sud du Cameroun (fig.49, p. 245), ces régions s’érigeant comme le « garde-
manger » des consommateurs gabonais (spécialement les Librevillois et les habitants du
Woleu-Ntem). Les départements camerounais du Moungo (Littoral) et du Mbam (Centre)
sont pourvoyeurs de fruits. Les bananes plantains sont collectées dans l’ensemble du
Cameroun méridional, leur achat se faisant soit sur les grands marchés de Douala et
Yaoundé, soit sur les lieux de production, comme à Foumbot dont le marché est l’une des
grandes places de ravitaillement en maraîchage de l’ouest. Les oignons sont acheminés
depuis les provinces septentrionales camerounaises jusqu’à Yaoundé ou Douala, avant
d’être expédiés au Gabon. Champignons et avocats sont négociés dans l’Ouest (Foumban,
Mbouda, Batcham) et le Nord-Ouest (Bamenda).
La forte demande gabonaise en denrées accentue la spécialisation vivrière des
régions occidentales et méridionales du Cameroun. Par exemple, dans la province Sud du
Cameroun, on observe, depuis la fin des années 80, la reconversion d’anciens
cacaoculteurs dans les productions vivrières (plantain, manioc, arachide, maïs) et
l’extension des productions maraîchères (tomates et piment). Ces modifications sont liées
à la baisse du prix d’achat du cacao et à l’implantation, en 1992, du marché vivrier
camerounais d’Abang Minko’o.
Le ravitaillement du Gabon par le Cameroun revêt une envergure telle que
certains dirigeants gabonais parlent de « dépendance alimentaire ». L’évaluation chiffrée
du trafic est ardue compte tenu du morcellement des frets et de la diversité des itinéraires
empruntés (par route, mer et avion). Étant donné le report du trafic sur la mer depuis 1993,
l’évaluation du trafic maritime (approchée par le décompte des bateaux faisant la ligne
Douala/Libreville) permet le mieux d’estimer l’ampleur des flux. Le trafic vivrier entre le
Cameroun et le Gabon serait de l’ordre de 30 000 tonnes par an en 1995.
Les principaux facteurs de la dépendance alimentaire gabonaise ont déjà été
expliqués (cf. 1ère partie, II-A-2). L’une de ses conséquences est la disparité du prix des
denrées, nettement plus élevé au Gabon qu’au Cameroun. Par exemple, le prix d’un régime
de plantain qui coûte ordinairement 700 F CFA à Kyé Ossi, est acheté 2 000 F CFA à
Abang Minko’o par les commerçants gabonais. Des pénuries temporaires de plantain
affectent Ambam (Cameroun) car la production est absorbée à meilleur prix par le pays

218
Photo.23- Chargement du bateau Marathon en partance vers Libreville, à Douala:
un éventail large de vivres

219
220
voisin. En 1994, une commerçante camerounaise explique qu’un sac de 100 kg d’oignons
acheté 22 000 F CFA à Douala peut être revendu entre 33 000 et 35 000 F CFA à
Libreville. Au Cameroun, un œuf qui coûte entre 30 et 40 F CFA (voire 15, s’il vient de la
« ferme du président », à Mvoméka), en vaut 100 au Gabon. Dernier exemple : une
mangue achetée 100 F CFA pièce à un « taxi-maboule » de Libreville, coûte moitié prix
dans le centre de Yaoundé, en juin 1994.
D’autres facteurs, plus minimes142, interviennent pour saisir les modifications
annuelles de la composition des flux, tel le phénomène de saisonnalité inversée existant
entre Cameroun et Gabon. Située en dessous de l’équateur météorologique, la majorité du
territoire gabonais connaît une saison sèche en juin-juillet-août, pendant que la partie sud
du Cameroun reçoit de fortes précipitations. De là, l’abondance temporaire de certaines
denrées à Libreville, à l’instar des mangues vertes camerounaises qu’on trouve aisément
en juin, au moment où, au Gabon, il s’agit pour elles de la morte saison.

c- Le déversement de produits manufacturés nigérians vers la zone franc

Évoquer l’emprise commerciale du géant nigérian sur les pays d’Afrique centrale,
membres de la zone franc, est devenu un truisme. Le différentiel monétaire mais aussi le
différentiel démographique, industriel, réglementaire contribuent à expliquer l’importante
diffusion des produits de fabrication ou d’importation nigériane sur les marchés urbains et
ruraux des pays de la CEMAC. Le phénomène, qui connaît des fluctuations liées à
l’évolution du naira, est amplement étudié, notamment à travers les travaux de l’équipe
INRA-IRAM-UNB (Arditi et al., 1990 ; Harre et Engola Oyep, 1992 ; Egg et Igué, 1993)
et ceux de l’observatoire OCISCA et de l’équipe DIAL (Herrera, 1995).
L’éventail des marchandises en provenance du Nigeria est large, allant des biens
de consommation courante (lessive, pagnes, chaussures, emballages…) aux médicaments
et aux faux-billets, en passant par les véhicules, le carburant, les matériaux de construction
(ciment, fer, tôle, matériel de fixation) et les engrais143. Une part de ces produits sont des
réexportations nigérianes (comme le sucre brésilien), souvent d’origine asiatique (Inde,
Chine…). J. Herrera (1995) relève la proportion croissante des produits d’Asie du Sud-Est
parmi les importations nigérianes. Entre 1987 et 1991, la part de Hong Kong, Singapour et
de la Corée du Sud est passée de 0,3% à 9% du total des importations nigérianes.
Appareils hi-fi et vidéo, vaisselle en émail, thé vert chinois, lampes à pétrole, bougies,
piles indonésiennes Tiger Head… offrent un échantillon de ces produits asiatiques qui
pénètrent en Afrique centrale par le Nigeria.
Les flux nigérians vers le Cameroun, et au-delà, vers l’Afrique centrale,
remontent aux années 70 ; ils ont pris une envergure considérable dès la deuxième moitié
des années 80. La suspension de la convertibilité du franc CFA hors de sa zone, puis sa
dévaluation de 50%, n’ont que partiellement et temporairement altéré la situation. En 1995
et 1996, le Nigeria continue d’écouler ses marchandises à bas prix vers les autres États
d’Afrique centrale, en général par des voies frauduleuses. Certes, depuis 1994, certains
produits venus du Nigeria se sont raréfiés, comme l’huile de soja (indonésienne), qui
concurrençait l’huile Diamaor de la Sodécoton dans la moitié nord du Cameroun ;
d’autres, comme les médicaments de contrefaçon, les véhicules ou les pagnes sont toujours

142
- Une des causes de l’ampleur des importations gabonaises de bananes plantains, en particulier celles
effectuées par le Woleu-Ntem, est sans doute inhérente aux ravages engendrés par une maladie, la
cercosporiose, qui affecte moult bananiers et les rend improductifs.
143
- Au Tchad, un rapport de l’USAID (West et Mallot, 1994) évalue à 1 477 tonnes, les produits
phytosanitaires importés en 1993 du Nigeria (le NPK et l’urée représentant 1 376 tonnes).

221
présents. Les productions les plus touchées par la concurrence nigériane sont celles issues
des industries pétrolière, agro-alimentaire (brasseries, huilerie-savonnerie, sucrerie),
textile, (para)pharmaceutique et des tabacs.
Accolé au Nigeria, le Cameroun subit de plein fouet, depuis 1988, l’invasion des
produits nigérians. Du fait de sa position-carrefour, le pays joue un rôle de relais dans la
diffusion des marchandises nigérianes à destination du reste de la sous-région. Le
Cameroun possède en effet des frontières avec tous les autres pays membres de la
CEMAC. Plus éloignés du Nigeria et peu peuplés, le Congo, le Gabon et la RCA
connaissent moins l’afflux de biens nigérians, comparés au Cameroun, au Tchad et à la
Guinée Équatoriale (l’île de Bioko est proche des côtes nigérianes).
Ainsi, au début des années 90, les grandes maisons d’import-export et les
industriels centrafricains ont davantage maille à partir avec la pénétration des produits
zaïrois et camerounais qu’avec celle des biens nigérians. Toutefois, en 1995, à Bangui, les
marchandises importées du Nigeria s’amoncellent dans les rues du centre-ville, ainsi que
sur les étals des marchés du Km 5 et du PK 12. Mais il s’agit de biens de consommation
très ciblés, tels que des fripes, des médicaments, des boîtes de lait Peak, de la vaisselle, des
pièces détachées de véhicules et des appareils hi-fi. Depuis 1994, l’essence nigériane a
cessé de se diffuser sur le territoire centrafricain (sauf à l’orée du Cameroun), sous l’effet
conjugué de la dévaluation du franc CFA, de la hausse des prix du carburant nigérian et de
l’interdiction d’exportation promulguée par le Nigeria en 1993. Le trafic d’essence
nigériane n’étant plus rentable, les ventes de Pétroca ont crû de 50%, passant de 1 million
de litres/mois avant la dévaluation à 1,5 (voire 1,6) million de litres par mois en 1995.
Au Cameroun (surtout dans l’Extrême-Nord) et au Tchad (Herrera, 1995 ;
Bennafla, 1996), les flux en provenance du Nigeria sont persistants, surtout pour les biens
de consommation courante (« les cartons », comme disent les commerçants, en référence
aux colis remplis de savons, de cigarettes, de piles, de cubes Maggi, d’allumettes et de
sucre). Les différences de prix, parfois minimes, incitent à l’achat des produits nigérians.
Par exemple, à Massakory, au Tchad, le paquet de cigarettes Three Rings (produit par
Nigeria Tobacco Company) coûte 150 F CFA contre 300 à 350 francs CFA pour un paquet
de la MCT, de marque Fine ou Sprint. Dans les provinces camerounaises de l’Adamaoua,
du Nord et de l’Extrême-Nord, la part de marché accaparée par le Nigeria pour la vente de
cigarettes est montée, en moyenne, de 10 à 25% entre 1993 et 1996, en raison de la
dégringolade du naira et de la mise en place de la TCA camerounaise144. Les cigarettes
London et les Aspen (groupe Reynolds) importées du Bénin par le Nigeria, sont
particulièrement nombreuses à Maroua et Kousséri en 1996.
Dans le domaine très sensible du textile, la concurrence nigériane est toujours
manifeste après la dévaluation. Le 4 juillet 1995, le wax nigérian monopolise 50% du
marché du wax dans les trois provinces septentrionales du Cameroun, selon le directeur
commercial des agences Cicam, basé à Garoua. Ce dernier souligne, en 1996,
l’amélioration récente des techniques nigérianes pour la teinture et le finissage des wax
hollandais ; toute la technique de production wax est désormais maîtrisée par les acteurs
nigérians, capables de commercialiser un pagne de qualité.
Les brasseries sont un autre secteur victime de l’intrusion des produits nigérians,
à l’instar de la bière Star, de l’eau minérale ou du Coca-Cola. En 1995, le casier de Coca-
Cola commercialisé par l’usine BGT à N’Djamena coûte 3 000 F CFA alors qu’il peut être
acquis pour 1 000 F CFA à Gambaru, à la frontière nigériane. En juin 1996, la bouteille de
Coca-Cola nigérian se vend au détail entre 90 et 100 F CFA à Kousséri, contre 175 F CFA
pour celle des Brasseries du Cameroun. À cette date, le Coca-Cola nigérian est maître du

144
- D’après le directeur commercial de BAT, à Maroua.

222
marché de Kousséri à 90%. L’usine Socaprod de Garoua qui commercialise des Pepsi-
Cola pâtit de l’invasion des bouteilles nigérianes, mais aussi des sachets Star à dissoudre
dans l’eau et des Mirinda nigérians (fabriqués à Lagos), de contenance moindre que les
bouteilles Mirinda de la Socaprod.
Les biens de consommation quotidiens peuvent être momentanément sujets à des
inversions de flux, au gré des pénuries. Par exemple, en avril et mai 1996, le dépôt Unalor-
Pilcam-Sopicam-Fermencam145 de Maroua, pourvoyeur d’allumettes Le Boxeur et
d’ordinaire victime de méventes périodiques à cause de la concurrence nigériane, a été
vidé par les commerçants nigérians (plus de 20 000 cartons vendus en deux mois), suite au
problème d’approvisionnement qu’a connu l’usine d’allumettes Super Match d’Ikeya, au
Nigeria.
La diffusion dans les pays de la zone franc de véhicules et de pièces détachées
d’origine nigériane demeure d’actualité. Surnommées les « congelées », les voitures
d’occasion venues d’Europe, en particulier de Belgique, transitent par le port de Cotonou,
puis par le Nigeria, avant de circuler au Cameroun, en RCA ou au Tchad. L’afflux de
« congelées » porte préjudice aux concessionnaires automobiles locaux, comme le magasin
CFAO de Bangui ou celui de SOCOA-Tchad, représentant de Peugeot. Interrogé en 1995,
le concessionnaire n’djaménois avoue ne compter aucun particulier parmi ses clients, ses
principales ventes étant le fait d’organisations internationales, d’ambassades ou
d’organismes publics diligentant des « projets » internationaux. Un Tchadien qui achète sa
voiture à Maiduguri, sans passer par le représentant automobile agréé, ne prend pas, à la
différence de celui-ci, une assurance tous risques, ni ne paye de « convoyeur » (un proche
ou lui-même se charge de rapporter le véhicule à bon port). Quant à la taxe d’importation
acquittée dans les règles par le concessionnaire (en moyenne 1,6 million de francs CFA
pour un véhicule neuf, en 1994), elle se négocie à la frontière tchadienne aux environs de
200 000 francs pour une « congelée »146.
Outre les voitures, les motos, les mobylettes, les camions, les vélos et les pièces
détachées de véhicules proviennent du Nigeria. Les villes de Garoua, Maroua et
N’Djamena sont ainsi devenues, depuis 1986, des lieux de circulation privilégiés pour les
deux-roues ; les « motos-clandos » y ont évincé les taxis-voitures intra-urbains. Dans les
années 80 et jusqu’au milieu des années 90, les véhicules, en particulier les camions
Mercedez-Benz, vecteurs du commerce, ont essaimé en Afrique centrale via le Nigeria.
Néanmoins, dès qu’ils disposent de moyens suffisants, les transporteurs ou les particuliers
cherchent aujourd’hui à acquérir des véhicules, soit directement en Europe, soit auprès des
concessionnaires camerounais, pour avoir des engins neufs, plus puissants et performants.
La qualité médiocre des articles originaires du Nigeria est notoire, notamment les pièces de
rechange de contrefaçon qui ont une durée de vie limitée.
Le commerce de pétrole et de carburant (gasoil, super) nigérians est
emblématique de la contrebande qui se déroule entre le Nigeria et les pays d’Afrique
centrale. La vente de « zoua-zoua » ou « fédéral » est remarquable par son ampleur et par
sa visibilité. D’après J. Herrera, au Cameroun, « la part de marché de l’essence nigériane,
après avoir atteint un sommet de près de 30% du marché national dans la période des
troubles politiques

145
- Ces quatre sociétés appartiennent à Victor Fotso. Fermencam commercialise pastis et whisky, Sopicam,
les produits Moon Tiger (bombes et aérosols), Unalor, les allumettes Le Boxeur et Pilcam, les piles
Hellensens.
146
- D’après Bambé N., Tchad et Culture, n° 135, février 1994.

223
Doc. 19- État des livraisons de l’Office national des Céréales (ONC) -TCHAD-
en 1994/1995 (Situation au 10 juin 1995)

Origine Poids (tonnes) Tonnages en % Valeur en milliers de F CFA


Cameroun 1 285,8 13% 104 785
Nigeria 2 715,9 28% 237 272
Tchad 2 800,2 29% 255 492
Union Europ. 2 894,1 30% 578 830
TOTAL 9 696 100% 1 176 379

Détail des mêmes livraisons par céréale :

Céréale/Origine Cameroun Nigeria Tchad UE


Maïs 1 222,9 521 630 -
Mil 40,5 1 944,6 751,4 -
Sorgho 22,4 249,52 148,8 -
riz - - - 2 894
TOTAL 1 285,8 2 715,9 2 800,2 2 894

Source : ONC, N’Djamena

224
camerounais (1991-1992), est redescendue à près de 10% [en 1996], se limitant
principalement aux marchés des provinces du nord, où elle représente encore environ
80% du marché »147. Au Tchad, le directeur général de Total estime que 70% du marché
national de super et de gasoil relève de la contrebande en 1994, et 90% au premier
trimestre 1995. La vente en fraude de carburant est ostensible : à N’Djamena, Maroua,
Kousséri, de multiples « essenceries » parsèment les rues, qui tantôt ont l’apparence de
« stations » munies de pompes (artisanales ou non), tantôt se limitent à des bouteilles
posées en bord de route ou sur une table en bois. La fraude de pétrole et carburant connaît
de gros aléas, dessinant une courbe en « dents de scie », fonction de la conjoncture
monétaire, réglementaire et politique.

d- Des flux nourriciers entrecroisés entre le Cameroun, le Nigeria et le Tchad

La commercialisation des vivres et du bétail entre le Cameroun, le Nigeria et le


Tchad est intense. Elle est complexe à déchiffrer à cause de l’entremêlement des flux à
courte et longue distance et à cause du caractère conjoncturel des échanges de vivres frais.
Les intempéries, les variations pluviométriques, l’existence de surplus agricoles
commercialisables et la demande des marchés urbains règlent les transvasements de
céréales et de produits maraîchers d’un pays à l’autre, dans des sens parfois contraires
selon les années, voire les saisons. Ceci est particulièrement vrai pour la région frontalière
chevauchant le nord-Nigeria, le nord-Cameroun et le Tchad, où les conditions écologiques
et donc, agronomiques, sont comparables.
Entre le nord-Nigeria et le nord-Cameroun, la circulation de céréales locales
s’intervertit d’une année sur l’autre. Par exemple, le commerçant responsable du secteur
« denrées » du marché central de Garoua relate l’achat de maïs, haricot et mil nigérians par
les Camerounais en 1994/95 ; en 1995/96, les flux de haricot se sont inversés, les
Nigérians venant massivement acquérir des haricots et du mil au Cameroun, la production
de maïs des deux pays étant aspirée, cette année-là, par le Niger voisin, victime d’une
famine (imputable à la sécheresse et à la désorganisation politique résultant du coup d’État
de janvier 1996).
Au milieu des années 90, le Nigeria et le Cameroun apparaissent comme les
deux principaux fournisseurs céréaliers du Tchad, en particulier de la région
n’djaménoise, mal reliée à la province céréalière du Salamat. Les besoins de la capitale
tchadienne en mil, maïs, sorgho sont partiellement couverts par les régions septentrionales
camerounaises et nigérianes. Les livraisons reçues par l’Office national des Céréales
tchadien (ONC) pour constituer un stock de sécurité alimentaire (doc.19) ne reflètent
qu’une mince partie des quantités céréalières livrées à N’Djamena. Ces dernières,
importantes pendant les années de guerre civile tchadienne, connaissent des pics les années
de sécheresse au Tchad, comme en 1984/1985 ou 1996/97. Néanmoins, au niveau de
l’Extrême-Nord, le Cameroun expédie du mil au Nigeria de manière assez stable.
Le Cameroun se signale par sa fonction maintenue de réexportateur de céréales
(farine de blé et riz) à destination du Nigeria et du Tchad (Engola Oyep et Harre,
1992). Amorcés avec les mesures de prohibition nigériane (en 1984, le Nigeria interdit
l’importation de riz et en 1987, celle de blé), ces flux de réexportation s’observent encore
en 1996. La levée des interdictions nigérianes (en 1993 pour le blé et en 1995 pour le riz)
amorce un changement. Ainsi, la dévaluation du franc CFA et la réforme fiscalo-douanière
(qui rehausse les taxes à l’importation au Cameroun) se sont traduites au Tchad par

147
- Herrera J., Estimations des flux frauduleux d’essence nigériane et de leur impact au Cameroun et
Nigeria, 1997, p. 2.

225
l’importation de farine de blé en provenance du Nigeria. Celle-ci, de piètre qualité, est
dénigrée par les boulangers tchadiens et donc, achetée par les vendeuses de beignets. En
1996, les importateurs de céréales rencontrés au nord-Cameroun déclarent continuer à
exporter de la farine et du riz vers le Nigeria, mais tous ont suspendu leurs achats directs
auprès des firmes européennes, américaines et asiatiques, car les taxes à l’importation sont
trop élevées depuis 1994/1995. Ainsi, la farine de blé est désormais achetée à Douala,
auprès de grandes firmes intermédiaires, tels les Grands Moulins du Cameroun (GMC), la
Société des Minoteries Camerounaises (SMC) ou SOCOGEB.
Sur un horizon spatial plus restreint, l’écoulement vers le Nigeria de riz paddy,
produit dans les périmètres aménagés par la SEMRY, constitue un commerce stable
entre le Cameroun et le Nigeria. Entamée dès 1987, la libéralisation de la
commercialisation du riz SEMRY est totale en 1995, la société n’ayant plus qu’un rôle
d’encadrement et d’animation auprès des cultivateurs. Le riz paddy camerounais cultivé
vers Yagoua et Maga est vendu aux Nigérians par l’intermédiaire des dépôts frontaliers de
Banki. Le riz produit vers Kousséri, est lui, exporté vers la capitale tchadienne, après
décorticage.
Le Nigeria est un exportateur régulier de denrées agricoles à destination des
marchés urbains nord-camerounais et de N’Djamena. Certaines denrées relèvent d’un
commerce longue distance, comme celui des noix de cola blanches (originaires du sud du
pays), des ignames (cultivés dans le sud-ouest), des œufs (région de Jos) et de la farine de
maïs (provenant de Jos et Maiduguri).
Dans l’extrême-nord du Cameroun, pris en tenaille entre Nigeria et Tchad, les
échanges de fruits et légumes sont réciproques entre Maiduguri, Kousséri et
N’Djamena. Maiduguri expédie carottes, pommes de terre, oranges, noix de coco,
goyaves et canne à sucre vers N’Djamena. De leur côté, les Tchadiens exportent vers
Maiduguri du haricot ou niébé et les surplus maraîchers issus des cultures de décrue
pratiquées sur la rive sud du lac Tchad. En 1996, G. Magrin remarque que « depuis
quelques années, les producteurs de Guitté, Karal, ou Hadidé s’en vont écouler des
citrouilles, pastèques, melons sur le marché [camerounais] de Blangoua, quand le marché
de N’Djamena est saturé »148. Le niébé est produit dans les environs de Sahr ainsi qu’au
sud du lac Tchad, où il tend à être remplacé par la patate douce. Vers le Cameroun et le
Nigeria, le Tchad achemine également de l’arachide et du sésame noir. Cultivé dans la
partie nord du pays (Batha, Chari-Baguirmi, Guéra, Mayo-Kebbi), ce dernier est destiné au
Nigeria.
Les flux vivriers frontaliers à courte distance sont souvent complémentaires.
Entre Touroua (au sud-est de Garoua) et Yola, les Nigérians échangent patate et oignons
contre du riz local et du tabac, cultivé le long du Faro. Entre les deux villes jumelles de
Kousséri et N’Djamena, les transactions se composent de plantains, mangues, ignames et
pommes de terre, dans le sens Cameroun/Tchad, et d’ail, oignons, arachide, patate et niébé
dans le sens Tchad/Cameroun. Le lait de vache circule dans les deux sens.
Dans le cadre de ces échanges alimentaires régionaux, le Tchad n’est pas
seulement récepteur ; lui aussi exporte des denrées agricoles vers les pays voisins et ne se
cantonne pas à sa traditionnelle fonction de pourvoyeur de bétail sur pied (surtout bovin) et
de poissons vers le Cameroun et le Nigeria. Ceci dit, les flux de bovins tchadiens vers le
Nigeria via le Cameroun représentent l’un des principaux courants d’échanges entre les
trois pays (cf. I-B-4). Le Nigeria, qui est un important consommateur de viande bovine, est
le premier client du Tchad pour l’achat de bétail sur pied et, Maiduguri, le grand marché à
bétail régional. Près de 125 000 têtes de bovins tchadiens ont été comptabilisées à

148
- Magrin G., L’émergence d’un grenier céréalier entre Tchad et Chari, 1996, p. 76.

226
l’exportation vers le Nigeria par le Ministère tchadien de l’Élevage et de l’Hydraulique, en
1994. Il s’agit bien entendu d’un chiffre minimum, compte tenu de l’ampleur des passages
en fraude. Quant au poisson fumé (Late niloticus, Heterotis, Clarias, Hydrocynis) pêché
dans le lac Tchad, il est commercialisé par les Tchadiens au Nigeria sous le nom de banda
nigeria. Les flux avoisineraient 15 000 à 20 000 tonnes par an, selon un rapport de
l’USAID élaboré pour le compte du Ministère tchadien de l’Agriculture et de
l’environnement (1994).

e- Des recompositions commerciales au profit du monde arabo-musulman et de


l’Afrique du Sud

De nouvelles influences commerciales sont perceptibles en Afrique centrale


depuis le début des années 90. Si l’Afrique australe effectue une timide percée, en
revanche, la montée en puissance des partenaires arabo-islamiques, en particulier les
pétromonarchies du Golfe, est nette et ébranle subrepticement l’hégémonie commerciale
du Nigeria. En effet, le délaissement progressif du continent africain par l’aide occidentale
qui se reporte vers d’autres régions du globe (Europe de l’Est, Chine...) a entraîné un
regain de l’influence des acteurs du monde oriental (Arabes, Taïwanais, Iraniens...). Le
Tchad, qui possède une situation originale de carrefour entre Afrique noire et monde
arabe, est le pays d’Afrique centrale où cette ouverture vers l’Orient est la plus flagrante,
surtout avec la Libye et la péninsule arabique. Ses partenaires arabo-musulmans profitent
également de la dévaluation du franc CFA, de la monopolisation du pouvoir tchadien par
une élite « nordiste » depuis 1982 et du jeu d’alliances politiques déployé par Idriss Déby.
En Centrafrique, l’influence économique et commerciale orientale est décelable mais elle
est beaucoup moins prégnante qu’au Tchad. Dans les deux cas cependant, les contacts
avec l’Orient ou l’Afrique du nord renouent avec une situation ancienne. Ainsi, les
échanges du Tchad et de la RCA avec le Soudan évoquent le commerce précolonial animé
par les Djellaba, ces commerçants itinérants originaires de la vallée du Nil, qui au XIXème
siècle, établirent des relations commerciales entre le Ouaddaï, le Darfour et le Kordofan.
Chargées de marchandises en provenance d’Égypte (thé, tissus, fusils...), leurs caravanes
repartaient avec de l’ivoire, du miel et des esclaves. De la même façon, le rétablissement
des liens commerciaux entre le Tchad et la Libye réactive des circuits transsahariens
anciens.

• La reprise des échanges tchado-libyens depuis la prise de pouvoir d’Idriss


Déby en 1990, s’est accentuée avec le règlement du confit d’Aozou, spécialement dans le
sens Nord-Sud. Au Tchad, l’arrivée croissante de marchandises en provenance de Libye
est un peu perceptible dans les statistiques officielles tchadiennes (BNF, Ministère du
Commerce et de la Promotion industrielle, DSEED…), mais seulement depuis 1996.
Jusqu’à cette date, le commerce tchado-libyen est passé sous silence. Seul le ministère de
l’Élevage et de l’Hydraulique du Tchad mentionne, dès 1994, une reprise des ventes de
dromadaires vers la Libye. Le BNF, qui fonde sa comptabilité sur le dépouillement des
« lettres de voiture obligatoires », signale plus de 2 500 tonnes importées en 1997, contre
688 t dans le sens Tchad-Libye.
En effet, les exportations tchadiennes vers la Libye sont modestes, surtout au
départ de N’Djamena : ainsi, selon un responsable du BNF, juste une vingtaine de camions
serait partie de N’Djamena vers la Libye en 1998. Sont acheminés du Tchad vers la Libye
du sésame, des cuirs et peaux et surtout, du bétail sur pied : moutons destinés au marché
libyen et dromadaires, en partie réexportés vers l’Égypte (fig.45). D’après les estimations

227
228
Fig. 45

229
230
du ministère de l’Élevage, l’est du Tchad compris entre les régions de Fada et d’Am
Timan abrite actuellement environ 1,2 million de dromadaires élevés en transhumance.
Les camelins expédiés depuis l’est et le nord tchadiens vers la Libye sont des animaux
jeunes, des petites carcasses. Leur convoyage à partir d’Abéché, Arada, Faya, Fada ou
Bardaï vers Koufra ou Sebha s’effectue de manière écrasante en camion à cause de la
longueur du trajet et de l’insécurité notoire régnant le long du couloir frontalier tchado-
soudanais.
Prédominants, les flux d’importation tchadiens en provenance de Libye se
composent de produits manufacturés (pièces détachées de véhicules, lessive…), de denrées
alimentaires (macaronis, huile, riz, thé vert, lait en poudre…) et d’essence. Soit ces
marchandises sont des productions libyennes (comme l’essence ou les tapis, les kilim), soit
elles proviennent d’autres pays arabes (Arabie Saoudite, Maroc, Tunisie, Égypte) ou de
pays socialistes, frères de la « Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste », à
l’instar de la Chine ou de Cuba.
Le nombre et la diversité des produits importés de Libye varient selon la position
géographique des marchés, le gradient de diffusion faiblissant du nord au sud du territoire
tchadien, au fur et à mesure qu’augmente la distance par rapport à la frontière tchado-
libyenne (fig.46). Les régions arides ou semi-arides de la partie septentrionale du Tchad
sont les plus touchées par cette invasion commerciale, en particulier les localités du
Borkou-Ennedi-Tibesti (Faya, Fada, Bardaï), du Kanem (Moussoro), du nord du Chari-
Baguirmi (Massakory) et les préfectures du Biltine et du Ouaddaï (Abéché, Biltine). Sur le
marché de Massakory (photo.24), situé à 146 km au nord de N’Djamena, les articles
libyens (gasoil, pièces détachées automobiles, théières du Maroc, huile de maïs turque et
pâtes) côtoient les produits locaux (nattes, céréales, peaux et bétail) et les biens de
consommation courante nigérians.
Les oasis de Faya et Bardaï, excentrées en plein désert et difficiles d’accès,
constituent des cas extrêmes. Ces capitales de préfecture et sous-préfecture vivent sous
l’emprise commerciale totale de la Libye au point que les productions industrielles
nationales ont disparu des étals ; les produits nigérians ou camerounais sont présents, en
très faible proportion. À Faya, le principal marché, surnommé « marché libyen », est
achalandé, entre autres, en lessive égyptienne, cigarettes de Riyad, farine tunisienne et
sucre cubain. Un second « marché libyen » s’est récemment créé à Biltine, au nord
d’Abéché.
À l’inverse de ces régions septentrionales et orientales, la capitale et les zones
méridionales du Tchad sont peu atteintes par les produits libyens, même si les camions
libyens, obligés de stopper à Moussoro en 1994, gagnent désormais N’Djamena depuis
1995. Quelques marchandises libyennes se retrouvent dans les boutiques de la capitale, tels
les sacs de pâte alimentaires (macaronis) qui font concurrence aux pâtes Panzani
importées de Douala par Tchad-Import. Ce trafic entre la Libye et la capitale tchadienne,
périodique et limité, est concentré sur la saison sèche (de novembre à février), lorsque la
traversée du Bahr El Ghazal est facilitée (durcissement des pistes sableuses, baisse des
températures).
Le caractère bon marché des articles venus de Libye, dont le prix est souvent
inférieur à ceux de leurs équivalents tchadiens ou nigérians, mérite d’être souligné. Il
s’explique par la politique libyenne de subvention à la consommation. Un boutiquier
gorane de Massakory cite l’exemple du liquide pour freins Brake Fluid D 40, vendu 450 F
CFA lorsqu’il provient de Libye. Le même article, importé du Nigeria sous une autre
marque, vaut 715 F CFA (en mai 1995). Un fût de 200 litres de gasoil nigérian, acheté 65
000 francs CFA à N’Djamena, peut être acquis entre 40 000 et 45 000 F CFA à Faya où le
carburant est libyen. Les produits libyens ont l’avantage d’être mieux conditionnés que

231
leurs équivalents nigérians, donc de meilleure qualité. Ainsi, le thé vert importé de Libye

232
Fig 46

233
Photo.24- Le marché de Massakory, Tchad

(dimanche, jour de marché)

234
235
(originaire d’Inde ou de Chine) est commercialisé dans des paquets en carton d’un kilo,
alors que le même thé, importé par le Nigeria, est exposé en vrac dans des bassines et
vendu au coro149, sans emballage.
Encore modeste en 1996/97, l’influence commerciale libyenne est appelée à
s’élargir dans les prochaines années, du moins si de bonnes relations bilatérales se
maintiennent.

• L’essor des échanges entre l’Afrique centrale et la péninsule arabique


(Arabie Saoudite, Émirats arabes unis -EAU-) a débuté à la fin des années 80 et
s’amplifie, au point de porter atteinte à l’ascendant commercial du Nigeria (sans toutefois
l’éclipser) et aux intérêts commerciaux européens (fig.45). La péninsule arabique tend à
devenir, depuis le début des années 90, une gigantesque plate-forme commerciale
spécialisée dans la réexportation des produits asiatiques (et, secondairement européens et
américains) vers l’Afrique. Djeddah et les cités-entrepôts de Doubaï (la capitale
économique d’Abu Dhabi) et Chardja sont les nouveaux supermarchés des commerçants
africains.
Les statistiques du commerce officiel en Afrique centrale ne rendent pas compte
de l’envergure du trafic, exclusivement aérien, avec la péninsule arabique. Au Tchad, le
ministère du Commerce et de la Promotion industrielle estime qu’en 1994, les
importations en provenance d’Arabie Saoudite (évaluées à 7 milliards de F CFA) sont en
valeur près de cinq fois inférieures à celles du Nigeria (32 milliards de F CFA). Cette
différence énorme entre les deux pays doit être considérée avec un maximum de réserve.
Même s’ils sont très contestables, ces chiffres laissent percevoir la hausse, certes
discontinue, des importations venues du royaume wahhabite, ces dernières se révélant huit
fois plus élevées en 1994 qu’en 1990. Dans une étude consacrée à Doubaï, R. Marchal
(1997) fournit les chiffres de réexportation de Doubaï vers l’Afrique, avancés par la
Chambre de commerce de Doubaï : en important en 1995 des marchandises d’une valeur
de 17 millions de dollars, le Nigeria apparaît comme une destination de choix, loin devant
le Congo et le Tchad.
Les données parcellaires et lacunaires du commerce entre l’Afrique centrale et la
péninsule arabique rendent difficiles toute évaluation statistique d’autant que le trafic est
relativement opaque. En 1995, les relations commerciales avec Djeddah, tissées à
l’occasion du pèlerinage de la Mecque, sont, en volume, les plus importantes transactions
nouées avec la péninsule arabique grâce à des liaisons aériennes directes entre Djeddah et
les villes africaines (Kano, Garoua, Douala, N’Djamena, Libreville…). Le nord-
Cameroun, le nord-Nigeria et la région n’djaménoise, qui abritent une population en
majorité musulmane et concentrent les départs en partance vers la Mecque, sont les plus
affectés par la diffusion des marchandises d’origine saoudienne. Ces dernières, rapatriées
par les pèlerins sous l’étiquette « effets personnels », ne sont pas comptabilisées même
lorsqu’il s’agit de Mercedez ou de minibus Hiace (Nissan ou Toyota).
Les échanges entre l’Afrique centrale et le Proche-Orient sont très déséquilibrés,
au profit du monde arabe. Les informations recueillies à Garoua auprès des services
aéroportuaires révèlent l’envoi vers Djeddah de poissons fumés (pêchés à Lagdo), de miel
(produit vers Ngaoundéré) et de melons (en février-mars) à partir de Garoua. D’après le
service fret d’Air Afrique à N’Djamena, le Tchad expédie de la viande fraîche vers
l’Arabie Saoudite (1 000 t en 1994), de la gomme arabique (échantillons), du sésame
blanc, des fruits (mangues) et du miel, ce qui représente peu par rapport aux flux inverses.

149
- Un coro est un récipient en métal émaillé de taille variable, servant de mesure pour l’arachide, les
céréales, le sucre, etc.

236
Très hétéroclite, la cargaison des avions-cargos en provenance de Djeddah et Doubaï
contient pour l’essentiel des produits manufacturés, à savoir du matériel électrique
(climatiseurs, réfrigérateurs…) et électronique, des véhicules neufs ou d’occasion, des
textiles (prêt-à-porter, étoffes et voiles, les lafaye), du matériel de quincaillerie et quelques
produits agro-alimentaires (thé chinois, biscuits). Beaucoup de ces articles sont fabriqués
en Europe et en Asie (Japon, Corée du Sud, Hong Kong). De là, l’affluence de produits à
haute technicité, qui portent le nom de marque internationale réputée, garante d’un
minimum de qualité, chose que le matériel made in Nigeria est bien loin d’assurer.
À N’Djamena, Garoua, Maroua, Kano ou Maiduguri, maintes boutiques sont
exclusivement approvisionnées par Djeddah. Par exemple, un boutiquier du grand marché
de Maroua (vendeur de prêt-à-porter hommes, de tissus et de montres) exerce le commerce
avec l’Arabie depuis 1989, en recourant une fois l’an à la ligne aérienne Kano/Djeddah ou
Lagos/Djeddah. Quand les commerçants ne peuvent se rendre eux-mêmes dans le royaume
wahhabite, ils passent commande à d’autres commerçants pèlerins, à l’instar de ce
boutiquier moundang de Garoua, qui se fait rapporter chaque année 2 000 cassettes audio
indonésiennes de Djeddah.
L’ampleur prise par les importations en provenance de la péninsule arabique se lit
dans le paysage urbain à N’Djamena. Entre 8 h et 15h 30, la zone fret de l’aéroport est
devenue une zone grouillante d’activités où s’affairent et gesticulent autour des entrepôts
d’Air Afrique et d’Air Tchad des commerçants venus récupérer leurs biens, des tireurs de
pousse-pousse, des manutentionnaires... Sur l’avenue Charles De Gaulle, au marché
central, au marché au mil et au marché Dombolo (près de l’hippodrome), les boutiques
achalandées en produits arrivés de la péninsule arabique sont légion. Nombre de magasins
affichent désormais sur des encarts publicitaires la provenance de leurs produits (Doubaï,
Arabie Saoudite...) ou choisissent des enseignes au nom évocateur (société TransDubaï...).
Dans la capitale tchadienne, des femmes profitent du pèlerinage de leur mari ou parent,
pour se livrer à la revente d’articles saoudiens (vêtements, tissus, chaussures, parfums et
bijoux) à domicile, ou en pratiquant le porte-à-porte. Les horizons de revente des
marchandises importées de la péninsule arabique sont étendus. Un commerçant grossiste
camerounais de voiles (les lafaye) affirme acquérir le tissu à Kousséri, après son
importation par l’aéroport de N’Djamena ; basé à Garoua, l’homme revend ces pièces de
tissus à Ngaoundéré, Yaoundé et Douala, où de là, elles gagnent Foumban, en pays
bamoun.
Le commerce de véhicules et de pièces détachées en provenance d’Arabie
Saoudite ou Doubaï est particulièrement florissant en Afrique centrale. À N’Djamena, les
trois concessionnaires automobiles (Tchami-Toyota, Socoa-Tchad et Renault Velissa)
pâtissent en 1995 des importations saoudiennes de pièces détachées, de pneumatiques et de
véhicules tout terrain. Selon le directeur de Tchami-Toyota, les véhicules venus de
Djeddah coûtent en moyenne 15 à 20% moins cher que ceux proposés en magasin. À
Garoua, un homme d’affaires spécialisé dans l’importation de véhicules d’Arabie déclare,
en 1996, qu’une Mercedez (d’année 92) achetée 4,9 millions de francs CFA à Djeddah est
revendue 8 millions au nord-Cameroun ; le coût de transport n’a représenté que 800 000 F
CFA et les droits de douane sont « négociés » à bas prix avec les douaniers.
Initialement développé de manière ponctuelle, à l’occasion du pèlerinage, le
commerce avec la péninsule arabique dépasse aujourd’hui le simple « commerce de la
valise », bien que ce dernier soit encore considérable. Depuis le milieu des années 90, les
importations en provenance du Golfe sont en passe de devenir structurelles. Plusieurs
facteurs sont à l’origine d’une telle expansion.
- La dévaluation du franc CFA a joué un rôle de catalyseur dans la réorientation
des flux africains vers la péninsule arabique. Elle a rendu onéreux le coût du fret aérien

237
avec l’Europe par contraste avec les tarifs de fret attractifs proposés pour Djeddah ou
Doubaï. À cet égard, la mise sur le marché africain d’avions soviétiques au cours de la
décennie 90 a contribué à faire baisser les coûts du transport aérien vers le Proche-Orient.
L’évolution du fret aérien tchadien atteste bien ce report des flux commerciaux de
l’Europe vers l’Arabie Saoudite.

Doc. 20- Évolution comparée des importations aériennes tchadiennes


depuis l’Europe et Djeddah (en tonnes)

Années Europe Djeddah


1993 4 000 1 200
1994 1 600 2 000
1998 1 200 3 600 (avec Doubaï)
source : Air Afrique, service fret, N’Djamena.
Le trafic sur Djeddah concerne Air Afrique et Air Tchad

- La politique d’immigration restrictive adoptée par plusieurs pays européens et,


notamment, par la France dans le cadre des lois Pasqua-Debré, a incité les commerçants à
se tourner vers le Proche-Orient, où la délivrance des visas est moins parcimonieuse
(surtout à Doubaï) et l’accueil, moins suspicieux et hostile. En effet, tous les commerçants
tchadiens questionnés insistent que la qualité de l’accueil et la considération dont ils sont
l’objet à Doubaï, tant de la part des autorités que de leurs fournisseurs indo-pakistanais
dont le sens du commerce, la prévenance et l’honnêteté sont vantées. La différence entre
Doubaï et Djeddah est aussi nette : le manque de respect, le racisme et le mépris des
Saoudiens envers les Noirs africains sont mis en avant et mal vécus par les visiteurs
tchadiens dotés d’un visa commercial. L’ambiance xénophobe et l’insécurité (émanant de
la part des policiers saoudiens) risquent de contribuer au délaissement progressif de
Djeddah.
- Comme le remarque R. Marchal (1997) à propos de Doubaï, les coûts
comparatifs des pays de la péninsule arabique sont clairement avantageux par rapport à
l’Europe : les droits d’importation sont faibles, voire nuls (comme à Doubaï en 1999),
permettant l’entrée massive de produits asiatiques ; le contrôle des fonds liquides
transportés par les commerçants étrangers est laxiste. Ces mesures sont à replacer dans le
cadre d’une politique de développement commercial impulsée par les autorités des émirats.
À Doubaï et Chardja, des zones franches industrielles ont été planifiées, des
communications modernes développées et des dispositions prises pour faciliter le séjour et
les achats des étrangers. Mettant à profit le durcissement de la législation saoudienne vis-à-
vis de l’accueil des étrangers150, les cités-États des EAU s’affirment comme des nouveaux
partenaires pour l’Afrique. Par exemple, Djeddah n’est plus la seule source
d’approvisionnement des commerçants tchadiens ; le port saoudien s’efface
progressivement devant Doubaï qui octroie plus facilement de visas et dispose d’une zone
franche. En 1999, les marchandises de Doubaï sont 20 à 30% moins chères que celles
rapportées de Djeddah car le gouvernement saoudien a instauré depuis janvier une taxe
fixe de 12% sur toutes les importations et exportations du royaume.

150
- Selon des commerçants tchadiens, l’Arabie Saoudite met de plus en plus de freins aux échanges, par peur
de l’immigration clandestine. Le royaume délivre des visas avec parcimonie et oblige les étrangers à
changer leurs fonds en rials à l’aéroport. La commission retenue par les banques saoudiennes lors du
change est de surcroît très élevée : en 1996, sur 10 000 F CFA convertis, 4 000 F CFA sont prélevés.

238
- L’ouverture récente de lignes aériennes entre les EAU et les capitales d’Afrique
centrale a été le vecteur de l’intensification des importations en provenance de la péninsule
arabique. En sus des affrètements ponctuels organisés à l’occasion du pèlerinage,
s’adjoignent désormais des lignes régulières entre l’Afrique centrale et le Proche-Orient.
Au Cameroun, le Boeing 747 de la Cameroon Airlines (Camair) dessert Djeddah de
manière hebdomadaire, sans passer par Garoua (l’escale de Garoua a été suspendue au
début de l’année 1995 et n’est marquée qu’au moment du pèlerinage). En 1995, quatre
liaisons régulières sont effectuées chaque semaine entre N’Djamena et Djeddah par les
compagnies Air Afrique (un vol par semaine), Sudan Airways (un vol hebdomadaire via
Khartoum) et Ethiopian Airlines (deux vols par semaine via Addis Abeba). Air Tchad
assure la ligne N’Djamena/Djeddah, à raison de deux vols par mois en moyenne, en louant
des avions à d’autres compagnies (Sudan Airways, Ben Mafouz, Saoudian Airlines). Une
ligne aérienne directe depuis Abu Dhabi dessert N’Djamena depuis 1996, et Kano depuis
le début de l’année 1997. Ce dernier vol, assuré par Air Afrique, est complété par le
transport par route des passagers jusqu’à Doubaï où se trouve la zone franche de Djabal
Ali. Une navette d’Air Afrique se charge de ce transfert (100 km) entre Abu Dhabi et
Doubaï qui représente une perte en temps de 3 h.
On ne saurait refermer la page du commerce avec la péninsule arabique sans
toucher mot des étrangers tchadiens refoulés d’Arabie Saoudite qui constituent un marché
âprement convoité par les compagnies aériennes. Depuis la fin de la guerre du golfe, la
monarchie saoudienne entreprend l’expulsion de ressortissants étrangers (Pakistanais,
Indiens, Sri-Lankais… mais aussi Africains), venus chercher emploi et argent au royaume
wahhabite. Ces mesures sont imputables à la dégradation de la conjoncture socio-
économique et aux difficultés financières croissantes enregistrées par le royaume depuis la
guerre américano-irakienne et la baisse de la rente pétrolière. Une politique de
nationalisation des emplois est ainsi menée par les autorités saoudiennes. À la fin de
l’année 1993, environ 2 000 Tchadiens en situation irrégulière ont été renvoyés d’Arabie et
rapatriés au Tchad, à la suite de rafles systématiques, organisées dans les villes. Depuis les
derniers mois de 1994, les expulsions d’étrangers sont massives, la monarchie ayant
officiellement décidé le renvoi de quatre millions d’étrangers. Résultat : 200 à 300 refoulés
tchadiens sont ramenés chaque semaine au pays depuis le début 1995. Ce nombre triple
lors des pointes d’expulsion précédant le Ramadan et le Hadj (grand pèlerinage). En 1999,
ce trafic bat toujours son plein et constitue le « fond de commerce des deux compagnies
aériennes, Air Afrique et Air Tchad »151.
Le transport de refoulés est avidement convoité par les compagnies aériennes (Air
Tchad, Air Afrique et Sudan Airways) et on le comprend : l’État saoudien paye cash, pour
chaque expulsé, un billet retour plein tarif (500 000 F CFA en 1999) qui coûte plus cher
que le billet aller-retour normal (300 000 F CFA). L’acheminement de ces indésirables est
une aubaine pour les transporteurs, d’autant qu’elle permet aux avions de ne pas rentrer à
vide à N’Djamena, une fois déposés les fidèles à Djeddah. Au terme d’un arrangement
avec les princes saoudiens et les responsables de Saoudian Airlines, Air Tchad avait réussi,
en 1995, à remporter le lucratif marché du transport des expulsés tchadiens, en allouant des
appareils à d’autres compagnies, telle la Camair. Cette année-là, le rapatriement des sans-
papiers aurait rapporté un gain de 8 millions de F CFA à la compagnie camerounaise et,
plus encore, à Air Tchad. En 1998/1999, le fructueux trafic des expulsés tchadiens est à
nouveau réparti entre plusieurs compagnies (Air Tchad, Air Afrique et Sudan Airways).

151
- Ces propos émanent du responsable du service fret d’Air Afrique à N’Djamena, en 1999.

239
• Les relations d’échanges entretenues par le Tchad et la RCA avec le
Soudan ne sont pas dénuées de significations politiques.
Le territoire centrafricain, qui partage, comme le Tchad, une frontière politique
avec le Soudan sur son flanc oriental, semble renouer des contacts intenses avec
Khartoum, comme le corrobore la reprise timide des liaisons aériennes entre les deux
États. En 1979, la compagnie Aeroflot suspendit la ligne Khartoum/Bangui, en raison de la
rupture des relations diplomatiques entre l’URSS et la Centrafrique. Au début des années
90, des liaisons aériennes s’établissent ponctuellement entre les capitales soudanaise et
centrafricaine, grâce à des avions soviétiques (Antonov 26). Par exemple, en juin 1995, un
avion soudanais a effectué une liaison entre les deux pays, apportant 25 tonnes de fret à
l’arrivée à Bangui et repartant avec 38 t. En 1993, une compagnie soudanaise disposant
d’un Antonov 12 a manifesté son intention d’établir une ligne Bangui/Khartoum, mais, en
1995, ce transporteur (sans représentation à Bangui) n’a toujours pas obtenu l’agrément du
ministère des transports centrafricain. Une ligne aérienne Bangui/Abéché, susceptible
d’intéresser les Soudanais est à l’étude par des transporteurs privés tchadiens152.
En 1995, les transactions soudano-centrafricaines s’opèrent par la voie routière,
surtout pendant la saison sèche (de janvier à avril). La plupart des transporteurs soudanais
transitent par le Tchad pour joindre Bangui, apportant avec eux, de la gomme arabique, de
l’huile d’arachide et des produits manufacturés venus d’Orient (assiettes, mobilier,
voiles…). Par la route sont également convoyés des bovins soudanais destinés aux
boucheries de Bangui.
De la RCA vers le Soudan sont expédiés du bois, du café vert et des cigarettes.
Par exemple, la firme Socacig réalise, au début des années 90, entre 2 et 3% de ses
exportations directes avec le Soudan. Les quantités de café centrafricain exporté vers le
Soudan sont aléatoires, elles fluctuent selon la conjoncture mondiale des prix du café. En
1993, la RCA a livré au Soudan 6 000 tonnes de café sur une production totale de 8 000 t ;
les cours mondiaux du café étaient alors déprimés ; l’année suivante, la dévaluation du
franc CFA et la hausse des prix mondiaux du café ont entraîné un report massif des
exportations centrafricaines de café vers l’Europe.
Au Tchad, les préfectures frontalières du Ouaddaï et du Biltine, voisines du
Darfour, sont animées par un trafic transfrontalier de proximité avec le Soudan, de même
que la préfecture du Salamat. Cette dernière occupe une position-charnière entre la RCA et
le Ouaddaï. Du Soudan vers le Tchad sont écoulés des denrées et quelques produits
manufacturés, dont certains parviennent jusqu’à Am Timan (Salamat). Les localités
tchadiennes d’Adré et Tiné (fig.8, p.43) sont entièrement animées par le commerce
frontalier. Le marché tchadien d’Abéché est approvisionné par le Soudan en sucre, savon,
huile (karité, arachide, sésame), thé noir, épices (sel, girofles…) et sésame. Les
transactions de sucre s’effectuent dans les deux sens : le sucre de la Sonasut est écoulé au
Soudan et du sucre soudanais est vendu à Abéché.
Si dans ces contrées, certains passent la frontière à dos d’âne, de dromadaire ou
de cheval, les allers-retours des camions sont nombreux entre les deux pays. Pour échapper
aux tracasseries douanières, les conducteurs usent des deux plaques d’immatriculation,
tchadienne et soudanaise, accrochée en fonction du pays traversé. Bien que le transport
intérieur au Tchad soit réservé aux nationaux, les camions soudanais atteignent
fréquemment Am Timan, Sahr et Sido (Moyen-Chari) avant de poursuivre leur route en
RCA. Les transporteurs soudanais gagnent également N’Djamena pour livrer de la gomme
arabique ; dans le sens retour, ils rapportent cigarettes, produits manufacturés nigérians,
farine, bois et café camerounais. À une échelle plus locale, la province du Ouaddaï écoule

152
- Selon l’un des responsables de l’Aviation civile à Bangui.

240
vers le Soudan du bois rouge (guimbil), coupé dans la région de Goz Beïda, et destiné à
l’ameublement.
Les relations commerciales tchado-soudanaises devraient se consolider, si l’on en
croit le protocole commercial signé à Khartoum, le 20 juillet 1995, entre la compagnie
maritime soudanaise et une délégation d’hommes d’affaires tchadiens. Cette entente
s’assigne pour objectifs le développement des échanges commerciaux entre les deux pays,
ainsi que le transit des produits tchadiens via le réseau routier et les ports soudanais. Elle a
été suivie par la signature, à Djeddah, d’un accord prévoyant l’ouverture (effective en
1999) d’une succursale de la Banque Agricole soudanaise à N’Djamena et le début du
transport des marchandises tchadiennes, à partir de Port-Soudan, par des lignes maritimes
soudanaises. Ouvert sur la mer Rouge, Port-Soudan est relié par rail jusqu’à Nyala, une
localité située à 400 km de la frontière tchadienne. La voie soudanaise s’avère une
possibilité intéressante pour le ravitaillement des contrées orientales du Tchad et
l’exportation de certains produits agricoles tchadiens vers la péninsule arabique. En février
1999, de nouveaux accords de coopération tchado-soudanais relatifs au transport ont été
ratifiés : le projet d’un port franc pour le Tchad sur la côte soudanaise était à l’ordre du
jour.

• L’Afrique australe (en premier lieu, l’Afrique du Sud) entreprend une


percée commerciale balbutiante en Afrique centrale.
Au Tchad, les hommes d’affaires sud-africains prospectaient le marché en 1995 :
l’exportation vers le Tchad de vivres frais et de matériaux de construction (fer) était
envisagée, tout comme l’importation de coton tchadien. L’absence de liaison directe entre
N’Djamena et Johannesbourg (l’avion transite par Brazzaville ou Abidjan) met pour
l’instant un frein aux échanges. En 1995, seuls la RCA et le Gabon développent des
relations commerciales, encore embryonnaires, avec l’Afrique du Sud.
En Centrafrique, des liens commerciaux se sont mis en place avec l’Afrique
australe depuis l’ouverture, en 1993, d’une ligne aérienne directe entre Bangui et
Johannesbourg par Air Afrique. La voie aérienne est utilisée pour exporter vers la RCA
des vivres frais (fruits et légumes), surtout destinés aux supermarchés de la capitale. Le
gérant du magasin Bamag de Bangui (il s’agit de l’ancienne SCOA, repris par un groupe
portugais en 1983) s’approvisionne en Afrique du Sud pour le maraîchage et, depuis 1992,
pour le chocolat, les biscuits et les vins (Merlot, Kelderken). Ces derniers produits partent
par conteneur de Capetown jusqu’au port de Douala ou Pointe-Noire, avant de reprendre la
route ou le fleuve jusqu’à Bangui. Selon le transitaire SDV (groupe Bolloré) de Bangui, du
sel (du Zimbabwe, d’Afrique du Sud) et des œufs (de Namibie, d’Afrique du Sud) sont
également exportés en RCA.
Au Gabon, les relations économiques avec l’Afrique du Sud ont commencé en
1993, à la faveur de l’établissement des relations diplomatiques et de l’instauration d’une
liaison aérienne et maritime entre les deux pays. Un Boeing 747 d’Air Gabon assure
depuis novembre 1993 un vol hebdomadaire Libreville/Johannesbourg (transportant 500 t
de fret) et l’Armement Secam Gabon (ASG) a ouvert, depuis 1995, une ligne maritime
directe Libreville/Le Cap (deux fois par mois), pour acheminer du bois d’okoumé en
Afrique du Sud. Jus de fruits, vins, bières, viande, lait, céréales et biens d’équipements
(compteurs électriques, entrepôts frigorifiques…) sont les produits sud-africains que l’on
peut trouver au Gabon.
On le voit, la gamme des produits originaires de l’Afrique australe demeure
restreinte, la pénétration du marché d’Afrique centrale par les hommes d’affaires sud-
africains et leurs voisins est à peine entamée au milieu des années 90.

241
Il ressort de l’étude des flux commerciaux frontaliers en Afrique centrale la
prédominance maintenue du partenaire nigérian, nonobstant la dévaluation du franc CFA.
Le Nigeria persiste à approvisionner les pays de la zone franc en biens de consommation
courante, de qualité médiocre mais vendus à bas prix. Ce succès commercial du Nigeria
tient à l’extrême contraction du pouvoir d’achat de la population, qui oblige les
consommateurs à privilégier l’attractivité du prix sur la qualité du produit.
S’ils sont proportionnellement modestes, les échanges intra-CEMAC ne sont pas
superflus ; ils revêtent localement une importance non négligeable, particulièrement dans
le domaine vivrier, et méritent donc, à ce titre, une certaine considération. Leur talon
d’Achille tient à la faible circulation des produits manufacturés, les seuls biens industriels
à faire l’objet d’un commerce transfrontalier étant ceux émis par le Cameroun.
L’irruption de nouveaux partenaires commerciaux, originaires du monde arabo-
musulman (Libye, Arabie Saoudite, EAU) est la grande originalité de la décennie 90 ; elle
esquisse un rapprochement commercial mais aussi géopolitique de l’Afrique centrale vers
l’Orient, au détriment des acteurs européens.
Ce panorama des échanges frontaliers étant dressé en toile de fond, on peut
s’atteler à décrire les principales voies de communication empruntées par les flux,
lesquelles se distinguent par leur caractère fluctuant.

B- L'oscillation des itinéraires empruntés par les flux

Les flux transfrontaliers ne suivent pas de manière constante les mêmes chemins.
Ceux-ci changent à travers le temps, mais aussi selon les acteurs. D’une année sur l’autre,
mais ce peut être tous les cinq ou 20 ans, les flux se répartissent différemment, certains
axes privilégiés pendant un temps, se voyant soudain ou progressivement délaissés. Ces
modifications sont imputables à une kyrielle de facteurs : ainsi, la dégradation d’une route
ou d’un pont, l’irruption du banditisme, le renforcement des contrôles policiers ou
douaniers, une déconvenue personnelle (vols)… peuvent inciter à l’abandon temporaire
d’une voie de circulation au profit d’une autre. La remarque vaut pour les circuits à longue
distance, comme pour les circuits courts. Mon but n’est pas d’énumérer de manière
fastidieuse tous les axes de circulation transfrontaliers, mais de montrer, à travers la
sélection de quelques exemples, la mouvance des voies de transport à toutes les échelles.

1- Des voies de désenclavement changeantes

Le Tchad et la RCA, pénalisés par l’absence de débouché maritime, sont obligés


de recourir à des axes de transit à travers des pays tiers. Les opérateurs tchadiens balancent
entre le Cameroun et le Nigeria, les Centrafricains entre le Cameroun et le Congo.
La préférence pour un itinéraire n’est pas toujours clairement affichée. Nombreux
sont ceux, négociants ou entreprises industrielles, qui utilisent alternativement, au gré des
commandes et de la conjoncture socio-politique, les divers chemins possibles. Outre les
facteurs temps et coût, d’autres paramètres, plus ou moins rationnels et prévisibles, entrent

242
Fig. 47- L’évolution des voies de désenclavement (1952-1995), pour le
nord-Cameroun, le Tchad et la RCA
(les trois premières cartes sont extraites de la thèse de M. Roupsard, Nord-Cameroun…, 1987)

243
en ligne de compte pour déterminer le choix de la traversée d’un pays plutôt qu’un autre :
la perception mentale attachée au pays (Lagos et plus généralement le Nigeria effraient,
tout comme Brazzaville, en proie à des affrontements récurrents), la situation politique
plus ou moins mouvementée des territoires de transit, l’exigence émise par un client de
passer par tel port particulier, l’évolution du naira, la fermeture inopinée des frontières, le
fonctionnement interrompu du chemin de fer Transcamerounais… À titre d’exemple, les
sociétés pétrolières tchadiennes, filiales de multinationales, ont été contraintes, en 1994,
d’abandonner la voie nigériane au bénéfice du Cameroun, à cause du différend de Bakassi
et de l’interdiction nigériane promulguée sur les produits pétroliers.
Si, en RCA, les péripéties de la voie transéquatoriale ou « fédérale », liées aux
troubles congolais et au fonctionnement incertain du chemin de fer Congo-Océan, font
pencher la balance du côté camerounais, en ce qui concerne le Tchad, il est difficile de dire
lequel des deux axes concurrents, camerounais et nigérian, l’emporte, tant les choix
divergent selon les acteurs et le calendrier. Ainsi, un négociant en gomme arabique, basé à
N’Djamena, explique qu’en 1990, sa marchandise fut exportée par le port de Douala en
empruntant la route camerounaise de bout en bout ; à partir de 1992, il recourt au transport
combiné route/rail (entre Ngaoundéré et Douala) pour évacuer sa gomme ; en 1994, il
change à nouveau et opte pour la voie nigériane (routière) jusqu’au port de Lagos. En
1994, les mouvements de grève nigérians ont profité à la voie camerounaise. Celle-ci
bénéficie de surcroît d’accords de transit privilégiés, signés avec le Tchad, dans le cadre de
la CEMAC. La relance depuis le début des années 90 de l’intégration régionale en Afrique
centrale devrait jouer en faveur de l’itinéraire camerounais. Par exemple, la Société
nationale de sucre tchadien en a pris graine et importe du sucre par Douala et non par
Lagos, car la douane tchadienne taxe, dans le premier cas, le sucre sur la base d’une
« valeur rendue Douala » (où débute la frontière CEMAC), et sur celle d’une « valeur
rendue N’Djamena », dans le second cas, de manière à inclure dans l’assiette le prix de
transport depuis Lagos. D’un autre côté, le rétablissement, en juillet 1995, des ponts-
bascules sur les routes camerounaises, accompagnée d’une taxe à l’essieu exorbitante153, et
la suspension partielle du trafic ferroviaire pendant plusieurs mois, au début de l’année
1996 (à la suite d’un accident154), ont abouti au report d’une part du trafic tchadien en
transit vers le Nigeria.
Il est possible de retracer l’évolution des corridors de désenclavement utilisés par
le Tchad et la RCA entre les décennies 50 et 70, grâce aux précieux travaux de Gilles
Sautter (1958, 1959) et de M. Roupsard (1980, 1987). Leurs cartes sont complétées par
une représentation des principales voies en vigueur en 1995, élaborée avec la contribution
des études de G. Dubost (1992) sur le Tchad, et de B. N’Dala (1990 et 1995) sur la RCA
(fig.47). La comparaison de tous ces documents est instructive : les flux lointains,
développés par la RCA et le Tchad avec les centres côtiers, valsent entre un nombre
restreint d’itinéraires, qui présentent chacun, aujourd’hui, des avantages et des défauts.

153
- Celle-ci s’applique aux transporteurs camerounais mais, dans les faits, elle touche aussi certains
opérateurs centrafricains (comme Sanghatrans) qui possèdent, tout ou partie, de leurs camions
immatriculés au Cameroun.
154
- L’effondrement d’un pont à Batchenga, au sud de Mbandjock, contraint les passagers (et les
marchandises) à descendre du train et à emprunter un taxi pour rejoindre une deuxième locomotive
stationnée au-delà du pont.

244
a- La voie routière camerounaise (fig. 48)

Depuis le Tchad, le transit en territoire camerounais suit deux principaux axes


routiers :
•N’Djamena/Kousséri/Maroua/Garoua/Ngaoundéré/Meiganga/Bertoua/Yaoundé/Doual
a
• N’Djamena/Ngaoundéré/Tibati/Banyo/Bafoussam/Douala
Une bifurcation, au nord de Garoua, relie Moundou via Figuil, Léré et Pala.

Doc.21- Évolution du trafic routier de marchandises Douala-Bangui (1984-1993)


(en incluant Douala-Bangui via Ngaoundéré)
en milliers de tonnes
120

100
import. + export.

80

60
importations
40

20
exportations
0
1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993

source : Ministère des Transports, Bangui

Pour la Centrafrique et le nord-Congo, la voie routière camerounaise forme le


poumon des échanges depuis le milieu des années 80 (doc.21). Les itinéraires empruntés
pour joindre Douala depuis Bangui transitent, soit par Berbérati, soit par Bouar, les deux
routes fusionnant au Cameroun, à Bertoua. La route de Berbérati et Gamboula est la plus
suivie, notamment par les grumiers, les transporteurs de coton et de café, et les
importateurs de marchandises en conventionnel (farine). La route de Bouar et Garoua
Boulai, plus montagneuse155, est arpentée par les camions jusqu’à Ngaoundal, où est
assurée la connexion avec le Transcamerounais (transport de coton-fibre à l’aller, et de
ciment au retour) ; le bitumage du tronçon Garoua Boulai/Bertoua, décidé en 1997 par le
FED dans le cadre du volet TIPAC de l’UDEAC, devrait à moyen terme attirer le trafic sur
cet itinéraire de transit, au rôle actuel secondaire.
Un troisième axe de désenclavement pour la RCA émerge depuis la fin des
années 80, qui relie Bangui, Bozoum ou Bossangoa, puis Mbaiboum, Garoua (ou
Ngaoundéré) et, au-delà, le Nigeria. Cet dernier axe est celui par lequel pénètrent en fraude
les marchandises en provenance du Nigeria et du Cameroun ; par lui est également évacué
le coton-fibre sorti des usines de Pendé et Ndim, jusqu’au terminus ferroviaire de
Ngaoundéré (fig.48).
Fig.48

155
- Il faut franchir la falaise de Garka, après Bouar.

245
Au Tchad comme en RCA, un système de quotas régit la répartition du fret entre
les transporteurs nationaux et les Camerounais, respectivement depuis 1976 et 1989. Au
Tchad, le trafic routier est partagé à hauteur de 65% (nationaux) et 35% (Camerounais) ;
en Centrafrique, entre 60% (nationaux) et 40%. Cependant, dans les deux pays, les
transporteurs camerounais accaparent une part supérieure à celle qui leur est officiellement
dévolue : en effet, en RCA, le parc des camions d’immatriculation nationale est insuffisant
pour répondre à la demande de transport ; au Tchad, c’est plutôt la vétusté des véhicules
nationaux qui est en cause. Dépourvus de camions récents, au moteur puissant, la masse
des transporteurs tchadiens est mal équipée pour franchir les routes escarpées de la dorsale
camerounaise (en particulier la falaise de Ngaoundéré).
L’intérêt du suivi de la voie routière camerounaise réside dans l’absence de
rupture de charge et la rapidité du trajet, du moins en saison sèche (de novembre à juin).
Durant cette période, la liaison entre N’Djamena et Douala est accomplie en quatre jours
par les camions, celle entre Bangui et Douala demande une semaine à 10 jours. En RCA,
l’itinéraire routier camerounais s’impose par rapport au rail, car ce dernier constitue un
détour (Bangui est à la latitude de Douala) et n’est intéressant que pour les marchandises
lourdes circulant entre le nord-ouest de la RCA et la région de Ngaoundéré-Ngaoundal
(coton-fibre, ciment). Au Tchad, le choix de la route par rapport au rail est motivé par le
gain de temps (la différence avec le train varie de 10 à 20 jours), surtout quand les
tonnages à transporter sont faibles. Un transitaire comme SOTTA affirme opter pour le
train qu’en cas de grosses quantités de fret à acheminer.
En saison des pluies (de juillet à octobre), la route camerounaise perd tout son
attrait : mal entretenues, les pistes deviennent des bourbiers ponctués de barrières de pluie,
derrière lesquelles il faut attendre entre 8 et 12 heures. Les délais de liaison avec Douala se
rallongent, atteignant un mois depuis N’Djamena ou Bangui. Parce que son principal atout,
le temps, est annihilé lors des pluies d’hivernage, la route camerounaise n’est utilisée
qu’en saison sèche. Pendant les quatre mois restants, le trafic tchadien bascule vers le rail
ou le Nigeria, tandis que le fret centrafricain est en grande partie canalisé par la voie
fluviale congolaise.

b- La voie mixte camerounaise, associant rail et route

La voie intermodale combinant train et route tient un rôle marginal pour la


Centrafrique ; en revanche, le Transcamerounais (fonctionnel depuis 1975) est amplement
sollicité par les opérateurs tchadiens, pour lesquels il est un recours obligé lors des pluies.
Ainsi, les sociétés pétrolières Total, Shell et Mobil, basées à N’Djamena, sont obligées, en
saison pluvieuse, de faire acheminer leurs produits pétroliers par le train, dans les citernes-
conteneurs de la société de transport TTS (Transport-Transformation-Service). Le rail est
emprunté par presque toutes les sociétés industrielles tchadiennes pour les matières
premières à l’importation (Brasseries du Logone, Cyclotchad...), comme à l’exportation
(coton-fibre). La plupart du trafic de conteneurs avec le Tchad passe par la voie ferroviaire
Ngaoundéré/Douala.
Le rail détient l’avantage du moindre coût par rapport à la route camerounaise, la
Régie des Chemins de fer camerounais (Régifercam) consentant des tarifs intéressants aux
chargeurs tchadiens et centrafricains (les mêmes que ceux octroyés aux opérateurs nord-
camerounais). Mais les délais d’acheminement sont longs. Le trajet en bateau entre
l’Europe et l’Afrique, qui dure de 15 à 20 jours, est plus court que la liaison intermodale
entre Douala et N’Djamena, qui varie entre un mois et demi et deux mois et demi. Ces
délais rallongés sont moins imputables à la rupture de charge de Ngaoundéré qu’aux
tracasseries administratives causées par les Camerounais qui exigent maintes formalités.

246
Au Tchad, beaucoup dénoncent les problèmes de « paperasseries » qui ralentissent les
opérations de transit. D’autres d’opérateurs économiques incriminent les modalités de
chargement des wagons : non seulement, il faut attendre que le plein des marchandises soit
fait pour pouvoir partir, mais les employés de la Régifercam font preuve de
« nationalisme », accordant la priorité aux marchandises camerounaises pour le
chargement, sans tenir compte de l’ordre d’arrivée du fret. Enfin, les nombreux vols,
opérés lors du voyage en train, contraignent à une surveillance étroite des biens en transit.

c- La voie routière nigériane

Au Tchad, la voie de désenclavement par le Nigeria est largement exploitée au


milieu des années 90, aussi bien pour les importations que les exportations, qui
s’effectuent par Lagos ou Port-Harcourt. Situé à 2 100 km de N’Djamena, le port de Lagos
est relié via Kano ou Kaduna, puis par Maiduguri, Fotokol et Kousséri (fig. 48).
Le Nigeria attire par la compétitivité du prix de transport terrestre, plus bas que
celui du Cameroun, quel qu’il soit. À l’origine de ces coûts de transport attractifs : les
chutes conjoncturelles du naira, les taxes portuaires et les droits d’acconage à Lagos,
inférieurs à ceux de Douala, et, surtout, le nombre limité de « barrières » sur la route.
Nombreux sont les commerçants tchadiens qui optent pour la voie nigériane afin d’éviter
les taxations abusives prélevées des Camerounais. Le recours quasi-systématique aux
services de transporteurs nigérians, aux tarifs intéressants, facilitent le franchissement des
barrières de police et de douane au Nigeria.
Moins chère, la voie nigériane est aussi plus rapide que la voie mixte
camerounaise, car elles est goudronnée de bout en bout (sauf le tronçon de 70 km entre
Maltam et Gambaru). En 1995, le directeur de l’usine des Boissons et Glacières du Tchad
(BGT), approvisionnée depuis 1992 par Lagos, affirme que l’importation de matières
premières (capsules, extraits d’arômes...) par le port nigérian permet de raccourcir les
délais de deux à trois semaines par rapport au transit par Douala. Plus de la moitié des
négociants en gomme arabique tchadiens exportent, en 1995, ce produit de cueillette par le
Nigeria.
Plus rapide et moins cher, l’itinéraire nigérian comporte toutefois plus de risques,
ce qui explique la désaffection que lui vouent certains commerçants. La mauvaise
réputation du port de Lagos, redouté pour son encombrement et la fréquence des vols de
marchandises, inspire craintes et méfiance. L’obstacle possible de la langue, les aléas du
contexte socio-politique (grèves, fermeture réitérée de la frontière avec le Cameroun)
entretiennent l’inquiétude chez quelques-uns. Ainsi Tchadipeint a cessé d’importer ses
matières premières à partir de Lagos, à la suite des grèves de 1994. Peut-être fera-t-elle
marche arrière dans plusieurs années. La Sonasut ne passe plus par le Nigeria depuis une
dizaine d’années, après que des bateaux entiers de sucre se soient volatilisés à la charnière
des années 70 et 80.
En 1995, la voie de transit nigériane accuse au Tchad une légère régression,
attestée par la suspension du trafic officiel d’hydrocarbures et le transfert par le transitaire
Saga-Stat du fret tchadien, de Lagos vers Douala, en 1994. Un responsable de la Socopao,
autre transitaire tchadien (groupe Bolloré), déclare que la part du transit tchadien par le
Nigeria, effectuée par la société, s’est contractée de 50 à 5% entre 1993 et 1995, tant à
cause des grèves que du différend de Bakassi. Nul doute que ces mesures soient
temporaires. Le directeur de la Saga-Stat reconnaît d’ailleurs lui-même que la voie
camerounaise n’est qu’un « pis-aller ».

247
d- La voie fédérale

Fondée sur l’interconnexion entre la route, le fleuve Congo-Oubangui et le rail, la


voie transéquatoriale fut mise au point à l’époque coloniale, au moment de l’élaboration de
l’AEF, pour permettre de relier le Tchad à la mer, en évitant le Cameroun, alors allemand.
Dans les années 90, le Tchad ne recourt à cet axe que très marginalement, non pas pour
son désenclavement mais pour ravitailler la capitale congolaise en bétail et produits
agricoles. De fait, depuis la deuxième moitié des années 70, le Cameroun et le Nigeria ont
capturé le fret tchadien en transit, grâce à la construction du rail et à l’amélioration des
infrastructures routières.
En revanche, en RCA, l’emploi de la voie fédérale reste fréquent lors de la saison
des pluies, malgré les aléas de fonctionnement du CFCO et les troubles répétés qui agitent
Brazzaville. La voie fluviale, relayée par le rail entre Brazzaville et Pointe-Noire, capte les
flux commerciaux (surtout les conteneurs), de juillet à janvier, lorsque les eaux sont
hautes. À cette époque, l’utilisation combinée de la voie fluviale et du train permet une
liaison Bangui/port de Douala plus rapide que par la route, eu égard aux difficultés de
circulation sur les pistes en terre. Selon un responsable de la société de transit SDV
(Société Delmas Vieljeux) basée à Bangui, les coûts de transport de la voie Bangui/Pointe-
Noire ont cet autre avantage d’être 20 à 30% plus bas que ceux de la voie terrestre
camerounaise156. En 1995, la voie fédérale est régulièrement utilisée par des commerçants
du centre-ville de Bangui, propriétaires de vastes magasins, telles les sociétés Bamag
(portugais), CFAO (français) et ATI (libanais)157. Ceux-ci arguent de la meilleure qualité
du transport fluvial, les marchandises étant moins ballottées et cassées qu’en cas de
transport routier. Par exemple, le magasin CFAO de Bangui y recourt pour 30% de son
fret.
La Société centrafricaine des Transports fluviaux (SOCATRAF)158 est maître du
trafic fluvial à plus de 90%, l’Agence Transcongolaise de Communications (ATC)159, en
voie de privatisation en 1995, ne parvenant pas à atteindre le seuil de trafic autorisé (20%).
Cependant, l’évolution du trafic fluvial (doc.22 et 23) indique que l’axe fédéral
est en perte de vitesse continue depuis 1986/1987, surtout depuis 1990. À l’origine d’une
telle dégradation : la mauvaise gestion et le piètre fonctionnement du CFCO, qui dispose
d’un matériel de traction insuffisant et qui a lourdement pâti des grèves de son personnel
en 1990, 1991 et 1992. En outre, depuis les élections législatives congolaises de 1993, la
guerre civile désorganise l’économie de Brazzaville, mise à feu et à sang par des milices
armées (« Ninja », « Cobra », « Zoulou »…), apparues depuis 1991, avec l’abandon du
régime de parti unique. La conséquence est le blocage intermittent du port de Pointe-Noire
et du trafic ferroviaire.
Dès le milieu des années 80, les entreprises forestières centrafricaines se sont
détournées de la voie d’évacuation congolaise, (par exemple, IFB y recourt pour la
dernière

156
- Les raisons tiennent à une politique commerciale attractive (N’Dala, 1995) : en 1994, les tarifs sur le
CFCO sont des tarifs à plafond ; ceux du fleuve n’ont pas augmenté depuis 1984 et les tarifs des
marchandises conteneurisées ont été alignés sur ceux des marchandises conventionnelles, qui sont moins
élevés. La manutention du fret à Brazzaville et Pointe-Noire bénéficie d’un tarif préférentiel (une remise
de 25% est accordée aux produits centrafricains et tchadiens, sauf le bois).
157
- ATI (All Trading International) est une société d’importation libanaise, qui a repris la SCKN en 1988.
158
- Détentrice de 52 pousseurs et 102 barges, la Socatraf est une société d’économie mixte, née le 24 janvier
1980. Saga en est actionnaire à 49% et l’État centrafricain à 51%.
159
- Née en 1969, l’ATC est une société publique qui gère le CFCO, le port de Pointe-Noire et les transports
fluviaux.

248
Doc. 22- Évolution du trafic en mode fluvial (1984-1994) sur l’axe Brazzaville-Bangui
(en milliers de tonnes)

300

250

200

150
importations import.+ export.
100

50
exportations
0
1984 1987 1991 1994

Importations : de Brazzaville vers Bangui ; Exportations : de Bangui vers Brazzaville


Source : Socatraf, Bangui.

Doc. 23- Composition du même trafic fluvial en 1984, 1990 et 1993

1984 1990 1993


Importations
Carburant 48,1 69,7 50
Sucre 3,6 1 -
Ciment 16,7 27,3 14
Sel 6,4 1,9 0,8
Tôles de fer 1,1 0,5 -
Engrais 7,4 - -
Farine 0,9 10,9 0,9
Blé, céréales 0,6 2,4 -
Divers 6,1 8,4 1,4
TOTAL 90,9 122,1 67,1
Exportations
Coton 13 - 0,4
Café nd 1,5 -
Grumes 109,7 41,1 -
Sciages et contreplaqués 21,9 2,2 1,7
Divers 1,5 2,8 3,3
TOTAL 146,1 47,6 5,4
Source : Socatraf, Bangui

249
fois en 1987, SEFCA en 1990), et ce, au profit de la voie terrestre camerounaise. Certains
forestiers ont commencé à investir dans l’achat de camions-grumiers, tandis que des
commerçants grossistes ont élargi leurs activités au transport routier (ainsi, la société
libanaise d’import-export, MKA, a monté sa société de transport SIT, en 1985). Témoins
de l’abandon du corridor congolais, les nombreuses créations de sociétés de transport
routier en RCA, à la charnière des années 80 et 90 (BGA s’implante en 1991, Sanghatrans
naît en 1994, TFA développe la ligne Bangui/Douala à partir de 1992…).
La baisse constante du niveau des eaux depuis le début des années 90, causée
partiellement par la construction du barrage hydroélectrique zaïrois de Mobaye, en amont
de Bangui, hypothèque, a priori, l’avenir du trafic fluvial. Cependant, l’importance
ponctuelle de la voie fédérale pour la RCA est réelle et une reprise du transport fluvial
n’est pas exclue, si les armes se taisent au Congo. D’ailleurs, les projets abondent pour
réhabiliter le vieil axe transéquatorial : en 1995, l’Agence française de Développement
(AFD) a lancé un appel d’offres pour privatiser la gestion du CFCO ; un terminal à
conteneurs, situé au port aval de Bangui, devrait être financé par la Communauté
Européenne et géré par le transitaire SDV, d’ici l’an 2000 ; la Commission Européenne
envisage la construction d’un barrage sur l’Oubangui, à 70 km en amont de Bangui (à
Palombo) pour réguler le cours du fleuve et produire de l’énergie. Son étude de faisabilité
a été menée en 1990, sur financement du FED, mais la réalisation a été repoussée sine die ;
toutefois, la Chine, la BAD et le Fonds koweïtien ont manifesté leur intérêt pour le
barrage.

De toute évidence, les itinéraires de transit international fluctuent au gré des


saisons, des années et des acteurs, entre un nombre restreint de voies de circulation qui
fonctionnent comme des vases communicants. Ce phénomène s’observe également à
moyenne échelle.

2- L’alternance des itinéraires entre Gabon et Cameroun

Le mouvement de balancier qui affecte les flux vivriers du Cameroun vers le


Gabon, depuis 1993, offre une excellente illustration de la fluctuation des itinéraires et des
modes de transport à une échelle inférieure. Dans le cas présent, les échanges frontaliers
basculent alternativement entre trois axes, l’un est maritime, les deux autres sont terrestres.
La capture des flux par l’une ou l’autre de ces voies dépend de l’état de fonctionnement de
deux bacs, chacun situé sur un itinéraire terrestre différent. Ces bacs, installés à Eboro et
Ngoazik, permettent de franchir le fleuve Ntem (fig.50, p.254). Quand tous deux sont en
panne, les échanges se déportent sur la voie maritime ; quand l’un d’entre eux fonctionne,
il détourne vers lui et vers la route sur laquelle il se trouve une partie des flux vivriers.
Cette valse successive d’un itinéraire à l’autre, entre Gabon et Cameroun, a « commencé »
en juin 1993, à la suite d’un accident en apparence bénin : la panne du bac gabonais
d’Eboro, qui sert à franchir le fleuve-frontière Ntem.

a- La panne du bac d'Eboro, responsable du délaissement de la voie routière


internationale

Depuis la décennie 80, la route Libreville/Ndjolé/Oyem/Bitam/Eboro/Ambam/


Ebolowa/Yaoundé (fig.49) est suivie par la majorité des négociants camerounais,
impliqués dans le commerce avec le Gabon. Le bac international d’Eboro, propriété de
l’État

250
Fig 49

251
gabonais, garantit la fluidité de la chaîne routière. Il possède une capacité théorique de 70
t, avec une « voie » de 24 mètres qui lui permet d’accepter les semi-remorques. En juin
1993, ce bac vétuste cesse de fonctionner à cause de la casse du poussoir, situé au fond du
moteur (photo.25). Dès lors, le franchissement du Ntem, large d’à peine 100 m, est devenu
problématique, au point de neutraliser presque complètement l’itinéraire terrestre habituel
et d’entraîner un report du trafic sur la mer, ainsi que vers un nouvel axe routier.
De fait, la réparation du bac d’Eboro a tardé, autant pour des questions d’intérêts
(ceux des armateurs et des sociétés transitaires, qui s’enrichissent de l’essor de la voie
maritime), qu’en raison des lourdeurs de l’appareil administratif gabonais et de ses
tiraillements internes (Bennafla, 1994). Réparé en juillet 1995, l’engin est saboté quelques
mois plus tard, par les piroguiers fang160, qui ont tout à gagner de sa mise hors service. En
1997, aucune volonté politique apparente ne se manifeste, côté gabonais, pour réexploiter
le bac, à nouveau en état de marche. À la délégation des Travaux Publics de Bitam, on
s’estime « lâché » par le ministère de tutelle. C’est qu’à Libreville, les hauts responsables
sont désormais absorbés par le projet de construction d’un pont sur le Ntem, sérieusement
envisagé par la Communauté Européenne et l’État gabonais161.
En attendant, des pirogues sans moteur, exploitées par les populations riveraines
fang, se sont substituées au bac, depuis 1993 (photo. 26). Monopolisant la traversée du
fleuve, les piroguiers fixent des prix aussi exorbitants qu’arbitraires. Le contraste est fort
avec l’ancien bac gabonais, qui était gratuit pour les passagers, tandis qu’une modeste
contribution était exigée pour le passage des marchandises. Le prix du transport en pirogue
pour une personne seule est désormais de 400 F CFA (en avril 1994), le moindre petit colis
est taxé au minimum 2 000 F CFA. Le transport par bac d’une tonne de bananes était de
10.000 F CFA en 1992 ; en 1994, la traversée d’une même tonne par pirogues coûte le
triple.
Les tarifs abusifs pratiqués par les piroguiers ont conduit les négociants à se
détourner de la voie terrestre. Certes, en mai 1996, le Conseil National des Chargeurs
Camerounais (CNCC) a mis en circulation quatre pirogues à moteur, aux tarifs
raisonnables, mais il s’agit d’un maigre palliatif, qui ne résout pas le problème de fond : le
hiatus dans la continuité de la chaîne des transports terrestres. En effet, la mise hors-
service du bac d’Eboro provoque une rupture de charge qui contraint à la location de deux
véhicules différents (de part et d’autre de la rive) et à des opérations de manutention
supplémentaires. Par ailleurs, la noyade de trois personnes, en juillet 1995, lors de la
traversée à bord de pirogues, a provoqué une véritable psychose et renforcé l’abandon du
passage frontalier d’Eboro.

b - La voie maritime, une solution de rechange provisoire

Le transport des marchandises par la mer entre Douala et Libreville existait déjà
au début des années 80, mais avec une régularité et une intensité incomparables avec celles
de 1994. L’accroissement du cabotage entre les ports de Douala et Libreville, depuis la fin
de l’année 1993, atteste la gigantesque capture des flux opérée par la voie maritime sur la
voie terrestre.
En l’espace de quelques mois, un nombre restreint de bateaux se sont spécialisés
dans la desserte de la ligne Douala/Libreville. En mai 1994, la flotte se composait d’un
ferry

160
- Ces derniers auraient versé du sucre dans le carburant.
161
- Une étude de faisabilité du pont a été réalisée en mars 1998 pour le ministère gabonais, qui a reçu
l’approbation de Bruxelles.

252
Photo. 25- Le bac gabonais d’Eboro, victime de pannes répétées depuis 1993

Photo.26- Les pirogues remplaçant le bac défaillant et l’ancien marché d’Eking


(sur la rive camerounaise)

253
254
(le Marathon, d’une capacité de charge de 1 000 t), de trois chalutiers (le Pagaie, l’Ireva et
le Mugula), d’une barge, le Ndjolé, et d’un petit ferry, le Solmar V (photo.27). Tous les
bateaux sus-cités ont été affrétés provisoirement sur la ligne Douala/Libreville pour
répondre aux besoins des commerçants camerounais : le Marathon, détenu par un armateur
grec, était coutumier de la ligne angolaise entre Luanda et Cabinda ; le Solmar V et le
Ndjolé s’adonnaient respectivement à la desserte de Sao Tomé et des ports équato-
guinéens (Bata, Malabo162). Selon un système de vases communiquants, ces lignes
maritimes ont été partiellement délaissées par les bateaux au profit de la ligne plus rentable
Douala/Libreville.
En juillet 1996, la liste des caboteurs entre Douala et Libreville a totalement
changé, signe d’un déclin amorcé de la voie maritime. Le Mugula (450 t), surnommé le
« taxi de mer » à cause de sa rapidité et de la fréquence de ses allers-retours entre le
Cameroun et le Gabon, a chaviré ; l’Ireva est en panne ; le reste des bateaux s’est tourné
vers d’autres lignes. Trois nouveaux navires ravitaillent régulièrement la capitale
gabonaise.: le Buffalo (100 t), qui effectue la liaison une à deux fois par semaine
(photo.27), le Cap Frehel (75 t) et le Jozias I (50 t). Quatre autres embarcations joignent, à
l’occasion, Douala et Libreville : le Gladiator II (750 t), la Lebombi (300 t), le Vachouka
(20 t) et l’Onangué (300 t).
La solution du transport maritime est considérée comme un pis-aller par les
commerçants exportateurs de denrées. En premier lieu, le transport par bateau revient
beaucoup plus cher que l’acheminement par route, y compris après défalcation des divers
taxes et bakchichs versés aux « barrières » routières. Par exemple, le transport par mer
d’un bateau de 12 tonnes rempli de vivres coûte, en mai 1994, 600 000 F CFA contre 200
000 F CFA par la route. Faute de pont-bascule au port de Douala, un prix forfaitaire est
fixé pour le transport des marchandises, avec des écarts jugés excessifs selon le type de
denrées : en 1994, le coût de la traversée pour un sac de haricot vaut le quintuple de celui
d’un sac de pomme de terre, de taille identique. Le coût du fret varie également en
fonction de l’emballage, le prix de transport d’un panier (1 200 F CFA) étant meilleur
marché que celui d’un sac (2 000 F au minimum).
L’organisation médiocre des rotations entre bateaux, leur capacité de charge
insuffisante et leur surcharge, qui rend périlleux le voyage, sont unanimement décriés. La
mauvaise coordination des navires, en partie imputable à l’état de la marée qui provoque
de sérieux retards, est très préjudiciable aux commerçants. Le déversement en bloc des
produits agricoles à chaque accostage d’un bateau engendre une saturation du marché
librevillois, qui fait chuter les prix, notamment lorsque deux ou trois navires arrivent coup
sur coup. Le transport routier évite ces déconvenues car le rythme d’arrivée des camions
ou des taxis-bachés est plus étalé dans le temps et la capacité des véhicules inférieure à
celle des bateaux. Par ailleurs, l’écoulement de la marchandise du camion peut se faire
progressivement, en cours de chemin.
Autre inconvénient du transport maritime : l’insuffisance de la capacité de charge
des bateaux, qui entraîne fréquemment des altercations et des empoignades, lors du
chargement à Douala. Les opérations d’embarquement s’effectuent dans une atmosphère
de grande effervescence car à chaque fois, des marchandises périssables sont contraintes
de rester à terre, faute de place à bord.

162
- Notons que le commerce triangulaire entre Malabo, Douala et Libreville est en plein essor depuis 1986
car le port de Malabo, jouant de ses contrôles douaniers moins sévères et de ses basses taxes, est devenu
une plaque tournante pour la réexportation en contrebande des marchandises importées d’Europe et
d’Asie du Sud-Est vers les côtes camerounaises.

255
256
Photo. 27- Les bateaux assurant la liaison Douala/Libreville

Le ferry Marathon Le Mugula

Le Buffalo

257
258
Trop souvent aussi, les mauvaises conditions du transport maritime abîment les
denrées, que ce soit pendant le voyage (la mer ou la pluie éclabousse les aliments, obligés
d’être bradés en arrivant), ou à quai, les marchandises en attente d’embarquement n’étant
pas protégées contre les intempéries (photo.23).
Le report du trafic vivrier sur la mer ne plaît pas non plus aux négociants à cause
de l’impossibilité d’échapper aux « tracasseries » des douaniers du port de Douala, réputés
pour leurs prélèvements voraces.
Peu apprécié des commerçants, le transport maritime a affiché sa suprématie
durant à peine deux ans. En février 1995, la remise en état du bac camerounais de Ngoazik
ouvre un corridor terrestre entre le Gabon et le Cameroun. Les flux vivriers basculent à
nouveau, cette fois en direction de la voie terrestre.

c- La mise en place d'une déviation routière improvisée via le bac de Ngoazik

Parallèlement à la voie maritime, la liaison terrestre entre Yaoundé et Libreville


s’est maintenue grâce à une déviation routière entre Ambam et Bitam, qui permet de
contourner le goulet d’étranglement d’Eboro. Cet itinéraire traverse, à partir d’Ambam, les
villages camerounais de Ngoazik et Kyé Ossi puis, au Gabon, celui de Meyo Kyé, avant
d’atteindre Bitam (fig.50).
L'avantage de cette route est qu'elle peut être sillonnée de bout en bout par les
véhicules. Entre Meyo Kyé et Kyé Ossi, les véhicules empruntent le pont métallique
frontalier à une voie, sur la Kyé. Construit par le Gabon en 1976, ce pont a une longueur
de 62 m et est en bon état. Quant au franchissement du Ntem, il s’opère en territoire
camerounais par le bac de Ngoazik (photo.28 a et b).
Inauguré le 1er février 1995, le bac de Ngoazik, troisième du nom163, fut payé par
l’État camerounais grâce à un préfinancement de 80 millions de francs CFA de la
CIMENCAM, sur crédit d’impôt. La CIMENCAM était intéressée par la remise en
fonctionnement de l’engin pour pouvoir approvisionner son dépôt de Kyé Ossi. Le bac a
une capacité de 83 tonnes et est géré conjointement par le préfet d’Ambam et le délégué
départemental des Travaux Publics. Afin d’éviter toute tentative de sabotage de la part des
piroguiers d’Eboro, deux équipes de gendarmes d’Ambam se relaient jour et nuit pour le
surveiller.
Un péage modéré est exigé pour emprunter le bac, afin de couvrir les dépenses de
maintenance. Les tarifs, revus par une circulaire préfectorale en date du 12 avril 1996,
oscillent entre 500 F CFA pour un véhicule léger et 10 000 F CFA pour un camion chargé
de plus de 15 tonnes. En juillet 1996, la traversée d’un camion de 7 tonnes coûte 7 500 F
CFA à Ngoazik contre 50 000 F CFA à Eboro.
Reste que le bac de Ngoazik, faute de maintenance, connaît des pannes répétées et
plusieurs interruptions provisoires, qui paralysent régulièrement le trafic terrestre. Les
ridelles d’accès au bac ont cédé à diverses reprises sous le poids de camions et, en juin
1996, le câble de sécurité et le câble conducteur se sont rompus. La société FORACO qui a
mis en place le bac a aujourd’hui disparu, sans remettre les documents techniques au
délégué départemental des Travaux Publics. Résultat : en 1997, le bac de Ngoazik
fonctionne en deçà de sa capacité de charge (limitée à 20 tonnes), le transport de camions
est prohibé et seuls les petits véhicules peuvent l’emprunter.

163
- Deux autres bacs ont précédé celui de la Cimencam. Le premier est au fond de l’eau, l’épave du second a
échoué sur la berge (photo.28 c).

259
Fig.50

260
Photo. 28 a- Le bac de Ngoazik

Photo. 28 b- Le fleuve Ntem à Ngoazik

Photo. 28 c- L’ancien bac de Ngoazik, échoué sur la berge

261
262
Partagés depuis 1993 entre terre et mer, les flux vivriers camerouno-gabonais
témoignent de la versatilité des itinéraires frontaliers. Dans ce cas précis, celle-ci est
davantage liée à un problème de « mécanique » et de gestion (entretien des infrastructures
de transport) qu’à des questions de taxations ou de stabilité politique. À moyen terme, les
échanges entre le Cameroun et le Gabon devraient se retrouver canalisés par la voie
terrestre initiale Yaoundé/Ambam/Eboro/Bitam/Libreville. Deux éléments augurent un tel
scénario : la politique gabonaise de rénovation routière sur l’axe Libreville/Eboro (le
tronçon Eboro/Oyem est bitumé depuis 1996) et la construction quasiment assurée d’un
pont frontalier sur le Ntem, à Eboro.

3- L’évolution de la circulation aux frontières septentrionales du


Cameroun (fig.51)

La variabilité des axes de liaison ne concerne pas uniquement les grands corridors
internationaux, longs de plusieurs centaines de kilomètres. Elle s’observe aussi localement,
sur des espaces plus restreints. L’espace chevauchant le nord-Nigeria, le nord-Cameroun et
le Tchad est un exemple de choix pour étayer la mouvance des itinéraires à une grande
échelle. Cette zone située au sud du lac Tchad est densément peuplée et animée par des
échanges intenses, au moins depuis l’époque médiévale (elle fut un carrefour terrestre
important au débouché des axes transsahariens).
Jusqu’aux années 70, la région septentrionale du Cameroun est demeurée un
espace isolé, mal relié aux centres urbains méridionaux, la moyenne montagne de
l’Adamaoua faisant barrage à une circulation nord-sud. Inversement, les communications
est-ouest ont été tôt favorisées par les conditions naturelles, ouvrant la voie aux
migrations, aux invasions et au tissage de liens politiques (empire du Kanem, du
Bornou…), économiques et culturels (réseaux haoussa-kanouri, peul…).
L’organisation de la circulation est aujourd’hui originale dans le bassin du Tchad.
Le maillage précolonial des pistes transversales a été complété par la construction d’axes
lourds méridiens, bâtis après 1960 (chemin de fer et routes bitumées). La logique
d’aménagement des jeunes États indépendants fut en effet de développer les
communications entre les ports maritimes et les régions intérieures. Il découle de la
superposition de ces deux grilles de circulation, un réseau de transport en forme d’arêtes,
structuré autour de quelques routes asphaltées orientées nord-sud (Kousséri/Ngaoundéré,
Karal/Guélengdeng…), sur lesquelles se greffent des voies transversales secondaires,
notamment des pistes de fraude.
Les routes bitumées qui forment la colonne vertébrale du système circulatoire,
sont relativement stables. Elles tranchent avec la ramification des axes transversaux qui,
elle, est soumise à de fréquentes modifications.
Parmi les voies en perte de vitesse figure le système fluvial Bénoué-Niger,
développé à l’époque coloniale, entre le port de Garoua et ceux de Warri ou Burutu, au
Nigeria (Roupsard, 1987). Cet axe de désenclavement, qui servit principalement à
l’évacuation de l’arachide et du coton-fibre tchadien et camerounais, dès les années 30-40,
est entré en décadence à l’aube des années 70. En 1965, les importations d’hydrocarbures
cessent ; en 1966, c’est au tour des exportations d’arachide. La guerre du Biafra a porté un
rude coup aux activités du port de Garoua. La construction du Transcamerounais, le
bitumage de la voie Ngaoundéré/Mora/Kousséri et la fermeture de la frontière nigériane de
1984 à 1986 lui assènent le coup de semonce final. Au début des années 90, le trafic
saisonnier du port de Garoua stagne autour de 8 000 à 10 000 t par an ; il ne se déroule
qu’en août et septembre, en période de crues.

263
Si la voie fluviale de désenclavement connaît une désaffection, la Bénoué
demeure localement le support d’échanges commerciaux intenses, entre Yola et Garoua.
De juillet à octobre, les va-et-vient des pirogues à moteur sont nombreux. Quand les eaux
du fleuve redescendent, la route prend le relais : au milieu des années 90, les itinéraires
transfrontaliers les plus intensément fréquentés dans la province Nord sont l’axe Garoua
(ou Maroua)/Mubi/Yola, l’axe Garoua/Gashiga/Yola et Garoua/Ngong/Touroua/Gurin
/Yola (fig.51).
Dans la province camerounaise de l’Extrême-Nord, les voies de circulation
routières qui supportent les trafics frontaliers les plus lourds sont les corridors
Maroua/Mora/Banki/Bama/Maiduguri, Kousséri/Maltam/Fotokol/Maiduguri et,
secondairement, Maroua/Mora/Limani/Kumshe/Maiduguri. À grande échelle, des
fluctuations sont perceptibles entre les axes de liaison. Ainsi, la concentration des flux le
long de l’axe Maroua/Banki/Bama remonte seulement au début des années 80 ; durant les
deux décennies précédentes, c’était en effet l’axe Maroua/Kerawa/Bama qui canalisait le
trafic frontalier. Depuis le milieu des années 80, la voie de Kerawa est délaissée : le
renforcement des contrôles douaniers et surtout le bitumage du tronçon Bama/Banki (40
km) en 1986, et la réfection de la route Mora/Kourgui/Limani sont responsables de la
capture des échanges par les voies du nord (fig.51).
À proximité du lac Tchad, la rétraction des eaux lacustres ouvre en saison sèche
des pistes de contrebande entre le Cameroun et le Tchad mais aussi, entre le Nigeria et le
Tchad (cf. 1ère partie, III-A). Côté tchadien, le programme d’Appui au Développement de
l’Économie Rurale (ADER) s’est traduit par la prolongation du goudron de Dandi
jusqu’aux villages de Guitté et Karal (en 1994) et par l’aménagement de pistes rurales de
qualité vers les villages frontaliers de Mani (en 1993) et Mahada (en 1995), qui sont
respectivement des ports spécialisés dans l’importation de produits manufacturés nigérians
et l’exportation de natron. Cette politique de construction de pistes rurales larges,
compactées et dotées de passages busés, dans la région du lac, est à même d’induire une
réorganisation de la circulation transfrontalière (fig.51).
La variation locale des itinéraires a généralement pour effet de dynamiser les
échanges. Ces derniers disparaissent sur un axe mais c’est souvent pour se reporter avec
une intensité accrue sur une nouvelle voie qui garantit un passage plus avantageux (en
termes de temps, de prix ou de contrôle). Jusqu’ici, on a tacitement fait référence à des
marchandises transportées à bord de bateau, de véhicules (camions, pick-up, motos…) ou
dans des wagons de train. L’évolution du parcours en transit des bovins dans la province
camerounaise de l’Adamaoua conforte le thème de l’instabilité des itinéraires
transfrontaliers, cette fois pour des déplacements effectués à pied.

4- La fluctuation des itinéraires de transit du bétail en Afrique


centrale

Les itinéraires suivis par le bétail constituent un cas particulier dans la mesure où
les bêtes (surtout des bovins) sont fréquemment acheminées à pied164. La mouvance des
pistes de bétail est en conséquence encore plus forte que dans les exemples précédents.

164
- Parfois, elles sont hissées dans des camions, des wagons, des cales de bateau ou transportées sur des
barges.

264
Fig.51

265
L’approvisionnement en viande des villes constitue le moteur du commerce de bétail. Les
villes nigérianes, les villes méridionales du Cameroun (Douala, Yaoundé) et,
secondairement, la capitale centrafricaine (Bangui) ont des besoins élevés en viande ; ces
marchés de consommation canalisent l’essentiel des flux de bétail vif au terme d’itinéraires
variables (fig.52).
Anciennement urbanisé, le Nigeria est de longue date demandeur de bétail sur
pied. La vente clandestine de bétail du Cameroun vers le Nigeria s’observait déjà à
l’époque coloniale. En 1949, un fonctionnaire français constatant l’acheminement de
« neuf têtes de bétail vendues en zone anglaise pour chaque tête vendue en territoire
français » en concluait qu’il « serait plus sage de supprimer la Douane plutôt que de la
laisser se ridiculiser journellement »165.
Depuis les années 70, le Cameroun joue un rôle de réexportateur de bétail sur
pied.: l’essentiel des bovins convoyés vers le Nigeria à partir du Cameroun se compose de
bêtes tchadiennes et centrafricaines (Herrera et Engola Oyep, 1997). Si les marchés
camerounais de Bogo (Extrême-Nord) et Adoumri (Nord) sont des plaques tournantes pour
la réexpédition des bêtes tchadiennes vers le Nigeria, celui de Ngaoui (Adamaoua) tient
une position identique pour les animaux centrafricains.
Les circuits d’exportation de bétail s’organisent différemment de part et d’autre
des hauts plateaux de l’Adamaoua.
Depuis les années 50, le cheptel des provinces du Nord et de l’Extrême-Nord du
Cameroun se voit bloquer l’accès au sud du pays166. Interdit d’acheminement vers le sud,
le cheptel du nord du Cameroun trouve donc un débouché naturel au Nigeria, le marché de
consommation local des villes camerounaises du nord étant trop étroit pour absorber
l’offre. De 1973 à 1985, les sorties de bétail vers le Nigeria s’intensifient car ce dernier
bénéficie de la manne pétrolière ; le pouvoir d’achat de ses habitants augmente et, dans son
sillage, les prix de vente du bétail s’élèvent. Selon une étude réalisée pour le ministère
camerounais de l’Élevage, des Pêches et des Industries animales (MINEPIA), les
exportations de bétail sur pied tchadien vers le Cameroun et le Nigeria sont estimées à
110.000 têtes en 1974, 270 000 têtes en 1984 et 175 000 têtes en 1990 (De Gonneville,
Letenneur et al., 1992). Seul un quart des animaux tchadiens resterait au Cameroun, soit
45.000 têtes en 1990.
Des pistes officielles pour le transit de bétail ont été créées en 1984 par le
MINEPIA. Un arrêté les a réactualisées en 1988. La figure 52 indique les principaux
itinéraires. Dans l’Extrême-Nord, les échanges de bétail vif passent par le département du
Logone-et-Chari, au départ de Goulféi ou Kousséri, jusqu’à Fotokol. Une autre piste suit
Yagoua/Moulvouday/Bogo/Pété/Limani. À Bogo, une bifurcation mène également à la
frontière nigériane, par Mokolo.
À la différence de celui du nord-Cameroun, le bétail des Grassfields et de
l’Adamaoua est destiné à l’approvisionnement en viande des villes méridionales
camerounaises. Pour asseoir cette vocation d’approvisionnement « national » de
l’Adamaoua, le gouvernement camerounais fait en sorte, depuis les années 60, de ne
délivrer aucune licence d’exportation à partir de la région. Cependant, à partir de 1973/74,
la forte demande nigériane entraîne la sortie en fraude d’une partie du bétail de

165
- Subdivision de Banyo, Rapport annuel 1949, Archives nationales de Yaoundé (APA 11 735), cité par
Roupsard (1987).
166
- En 1954, les barrières de Mbé et de Martap sont mises en place pour sauvegarder la race goudali de
l’Adamaoua. En 1962, ces contrôles sont renforcés pour préserver les hautes terres des épidémies de
peste bovine (celle de 1958 fit des ravages). L’épizootie de 1983 n’épargne pas l’Adamaoua, mais la
barrière sanitaire de Mbé est maintenue jusqu’à aujourd’hui.

266
Fig.52

267
l’Adamaoua, par Banyo. Les besoins nigérians se répercutent jusqu’en Centrafrique : le
marché de Ngaoui devient le marché de transit pour les bêtes centrafricaines, réexportées
vers le Nigeria. La piste transversale la plus empruntée joint Ngaoui/Meiganga/
Ngaoundéré/Tignère/Kontcha. Entre 1985 et 1989, la place de Ngaoui gère entre 1 000 et
2.000 bêtes chaque samedi, jour du marché ; elle ravitaille également les villes du sud-
Cameroun. Une large portion du cheptel centrafricain vendu à Ngaoui gagne Meiganga,
puis Yaoundé, soit en camion, soit en train depuis Ngaoundal.

Les décennies 80 et 90 sont marquées par de profonds changements dans les


circuits d’échanges.
Dans l’Adamaoua, l’itinéraire Ngaoui/Meiganga/Ngaoundéré/Tignère/Kontcha
est délaissé à partir de 1983. Quatre principaux facteurs concourent à son déclin, au
premier chef, le renforcement de la barrière douanière de Tignère en 1980/1981, puis de
Tchabal, en 1984, après le putsch manqué167. Le développement du phénomène des
« coupeurs de route » sur l’axe Ngaoui/Meiganga crée un violent climat d’insécurité qui
conduit à la décadence progressive du marché de Ngaoui, depuis 1989/90. En 1995, les
transactions de bétail à Ngaoui persistent mais elles ont diminué ; de fait, elles se sont
déplacées vers les marchés de Mbaiboum, Bitti et, surtout, Garoua Boulai. L’extension des
mouches tsé-tsé dans l’ouest de l’Adamaoua (vers Banyo et Tignère) n’est pas étrangère à
l’abandon de la piste Ngaoui/Nagoundéré/Tignère. Celui-ci doit également être mis en
corrélation avec l’inversion étonnante des flux de bétail observée entre le Nigeria et le
Cameroun, au sud de l’Adamaoua, depuis 1986/87.
L’expédition de bétail nigérian vers le sud-Cameroun, entre le Mambila nigérian
et la province camerounaise du Nord-Ouest a été décrite et commentée par J. Herrera, A.
Bopda et J. Boutrais (1992). Le phénomène commence en 1986, année de la dévaluation
du naira et de l’adoption du premier PAS nigérian. La « logique de pompe à francs CFA »
préside à l’envoi du bétail nigérian. Le rythme des entrées au Cameroun est d’ailleurs
influencé par les fluctuations du naira. Convoyés à pied de Mayo Ndaga et Dorofi vers les
marchés de Bamenda et Banyo, les bovins, baptisés « camerounais », gagnent Douala via
Bafoussam et Nkongsamba. En 1991, près de 30 000 têtes de bovins ont été importés du
Nigeria par le département du Mayo-Banyo (Adamaoua), selon J. Herrera et J. Engola
Oyep. Le rapport de De Gonneville et al. (1992) confirme l’incorporation d’animaux
nigérians dans les effectifs du marché camerounais de Banyo. L’afflux de bétail nigérian
contribue à la baisse des prix de vente de bétail, constaté depuis 1983 dans l’Adamaoua et
les Grassfields.
Depuis le début des années 90, les flux de bétail vif se recomposent donc, en
particulier dans les provinces camerounaises de l’Adamaoua et du Nord. La promotion de
l’itinéraire Mbaiboum/Ngaoundéré/Touroua se confirme pour le bétail bovin centrafricain
en transit vers le Nigeria168. De la région de Mbaiboum-Touboro, une part des bêtes
centrafricaines est convoyée vers Ngaoundéré, pour prendre le train jusqu’à Yaoundé. Du
marché de Garoua Boulai, les animaux centrafricains sont acheminés vers Yaoundé, soit
par train depuis Ngaoundal, soit par route via Bertoua. Le bitumage prévu de l’axe
Bertoua/Garoua Boulai devrait à moyen terme renforcer le passage du bétail centrafricain
par Garoua Boulai.
Côté centrafricain, des changements sont aussi perceptibles : par exemple, les
exportations de bétail soudanais ont crû dans le nord-est de la RCA depuis le milieu des
années 80, entre autres par suite de la détérioration économique au Soudan. Surtout, on
167
- Le poste de Tchabal se situe à la sortie nord de Ngaoundéré, au débouché d’un entonnoir sur le plateau
de l’Adamaoua, ce qui en fait un point de passage obligé pour les éleveurs et les commerçants.
168
- source : entretien avec l’ancien délégué de l’Élevage de l’Adamaoua, à Ngaoundéré.

268
observe une hausse des entrées de bétail tchadien depuis 1986/87 à Ndélé et Kabo, ce qui
signifie l’absorption nouvelle d’une partie des expéditions tchadiennes par la RCA, au
détriment du Nigeria. Ainsi, à partir du marché d’Am Timan au Tchad, les pistes se sont
démultipliées depuis la deuxième moitié de la décennie 80 pour joindre Ndélé (RCA), à
partir des portes d’entrée d’Akoussoulbak et de Garba. Selon l’étude sus-citée réalisée
pour le MINEPIA en 1992, près de 40 000 têtes de bovins ont été exportées du Tchad vers
la RCA en 1990 contre 11 000 en 1985. Cependant, la forte demande nigériane continue
d’aspirer la majeure partie du bétail tchadien ; au ministère tchadien de l’Élevage, on
estime en 1999 que sur les 350 000 têtes de bovins exportées chaque année par le Tchad,
près de 300 000 sont destinées au Nigeria.

Les changements qui affectent à grande échelle les itinéraires de transit du bétail
sont souvent liés au rayonnement des marchés à bétail, situés « en brousse ». Ainsi, dans
l’Adamaoua, le déclin du marché de Ngaoui, supplanté par ceux de Garoua Boulai et
Mbaiboum, contribue à la reconfiguration des axes de transit. Ce type d’enchaînements est
néanmoins plutôt rare : dans maintes situations, c’est au contraire la création ou
l’amélioration d’un axe de circulation qui détermine l’essor d’un marché. La vitalité d’une
place d’échanges est étroitement corrélée à la qualité de ses voies d’accès169. Dès lors,
l’oscillation des itinéraires empruntés par les marchandises a un retentissement immédiat
sur l’animation des marchés.

C- Le rayonnement intermittent des marchés frontaliers (fig.53)

J’entends par marchés frontaliers ceux accolés à une frontière d’État ou implantés
à courte distance d’elle (disons, moins de 20 km). Ces places d’échanges fonctionnent
comme des entrepôts et des sites-relais qui assurent la diffusion des marchandises vers le
pays voisin. Dans l’arrière-pays plus ou moins proche des marchés frontaliers se situent
des villes-entrepôts et des marchés de collecte, qui se chargent de les approvisionner.
La diversité des marchés est grande. Leur taille, l’effectif des commerçants qui les
fréquentent, leur aire de chalandise ou leur degré de stabilité constituent autant d’éléments
de diversification.
Certains marchés, comme Kousséri ou N’Djamena, s’inscrivent dans des villes
aux fonctions plus ou moins diversifiées, ce qui leur vaut une certaine stabilité liée à
l’existence d’infrastructures lourdes et pérennes (port, rail ou route bitumée). D’autres
marchés sont implantés dans des villages (Mbaiboum, Banki). Ceux-là sont davantage
susceptibles de connaître un déclassement car, en général, ils sont desservis par des
infrastructures légères (pistes en terre). Ces marchés ruraux sont le siège d’échanges
d’amplitude variable. Par exemple, Tourou (au nord de Mokolo), Touroua (Cameroun) et
Gurin (Nigeria) sont des petits marchés locaux. Il en va de même des marchés ruraux
camerounais de Gor ou Siri, qui développent des relations commerciales uniquement avec
les proches villages tchadiens. Ces marchés, dont l’horizon d’échanges n’excède pas 50
km au-delà de la frontière, ne seront pas directement étudiés.
Les centres commerciaux frontaliers sur lesquels j’ai choisi de focaliser mon
attention sont des marchés ruraux relativement récents (le plus vieux date des années 60)
dont l’aire d’influence dépasse le cadre local, voire régional pour couvrir plusieurs

169
- Cette corrélation est peut-être moins évidente dans le cas du commerce de bétail vif (dans la mesure
où.celui-ci circule sur de simples pistes et ne nécessite pas des axes de communication modernes et
rapides.

269
centaines de kilomètres. Ainsi, Abang Minko’o draine une clientèle librevilloise et des
vendeurs venus de Yaoundé, Douala ou Bafoussam ; Mbaiboum est massivement
fréquenté par des acheteurs banguissois ; Banki est le pôle d’approvisionnement privilégié
des habitants de Maroua mais compte aussi une clientèle tchadienne : chaque mercredi, y
affluent des commerçants de Lagos, Maiduguri ou Onitsha. À la différence de Demsa ou
Figuil, ces trois sites ne sont pas seulement des portes d’entrée mais des nœuds d’échanges
hautement attractifs ; comme ils ont fait l’objet d’enquêtes personnelles de terrain, ils sont
donc abordés ici de manière privilégiée.
Les marchés frontaliers frappent par leur fonctionnement erratique. Après avoir
connu une animation intense, nombreux sont ceux qui sombrent dans l’atonie, les activités
se transférant vers une localité voisine. Un tel phénomène conduit à s’interroger sur les
conditions d’éclosion des marchés.

1- Le dispositif actuel des marchés (fig.53)

À petite échelle, la carte des principaux marchés frontaliers met en exergue leur
inégale répartition spatiale. La moitié nord du Cameroun est une zone de concentration
exceptionnelle : les marchés frontaliers y sont nombreux et ponctuent les deux côtés des
frontières camerouno-nigériane et camerouno-tchadienne, surtout dans la province de
l’Extrême-Nord. La proximité de trois frontières internationales, l’ancienneté des liens
commerciaux noués depuis l’époque précoloniale et les densités élevées de peuplement
justifient l’existence d’une « guirlande de points d’échanges » (J.-C. Gay). Au sud de
l’Adamaoua, l’implantation des marchés est plus lâche (Fodouop, 1987). Les quelques
places commerciales émergentes sont isolées. Cette trame distendue est à attribuer aux
faibles densités humaines, aux contraintes naturelles (forêt ou relief) et à la médiocrité des
infrastructures de transport.
Le Cameroun et le Nigeria se démarquent des autres pays par l’importance
numérique des marchés frontaliers. Le Gabon, la Guinée Équatoriale et la RCA en
comptent peu sur leurs lisières. Au Tchad, les marchés s’égrènent sur une distance réduite,
du lac Tchad à la pointe terminale du bec de canard ou encore à l’est d’Abéché.
Dans la moitié nord du Cameroun, le dispositif gémellaire des marchés est légion.
Ainsi, le long de la frontière avec le Nigeria se succèdent, entre autres, les centres jumeaux
de Gambaru (Nigeria)-Fotokol (Cameroun), Banki (Nigeria)-Amchidé (Cameroun),
Kerawa (Nigeria)-Kerawa (Cameroun). Cette organisation symétrique est récente ; elle
remonte à 1961, date du déplacement vers l’est de la frontière nigério-camerounaise, après
le référendum organisé dans le Northern Cameroons, sous mandat britannique.
Aujourd’hui, Fotokol est séparé de Gambaru par un pont de 30 m de long, construit sur la
rivière El Beid. Ailleurs, la frontière est moins nette : Banki et Amchidé, qui formaient
initialement un seul village, « Banki », sont séparés par une simple ruelle ; le cours d’eau,
qui aurait pu servir de support à une démarcation frontalière, est hors du village, à l’entrée
d’Amchidé (fig.54). À Banki, les concessions chevauchent donc la frontière et les
habitants la transgressent indifféremment, au quotidien. Le nouveau nom attribué à la
partie

270
fig53

271
camerounaise du village, rebaptisée « Amchidé » en 1961, pour faciliter la tâche de
l’administration, n’enlève rien au flou territorial. À Kerawa, les villages camerounais et
nigérian ont conservé leur nom, sans doute parce que le mayo170 enjambé par un radier,
matérialise la frontière et permet de discerner clairement la partie camerounaise de la
partie nigériane.
Sur le front oriental, les marchés tchadiens et camerounais se font face de part et
d’autre du Logone, suivant la même structure en miroir, héritée du partage colonial. La
ligne de démarcation fut ici établie au début du siècle, entre les territoires allemand et
français (au terme de l’épisode du Bec de canard, en 1908). Par exemple, Blangoua
(Cameroun) trouve un doublet en Mahada (Tchad), Kousséri en N’Djamena, et Yagoua en
Bongor.
La structure jumelle des marchés frontaliers n’est cependant pas la règle en
Afrique centrale. Des marchés comme Mubi (Nigeria), Limassa (RCA), Mbaiboum,
Abang Minko’o ou Kyé Ossi (Cameroun) n’ont pas d’équivalents de l’autre côté de la
frontière. À y regarder de plus près, les véritables marchés jumeaux, du type N’Djamena-
Kousséri sont plutôt rares, un seul marché monopolisant, en général, la vedette. Ainsi, à
Kerawa, les transactions se passent du côté nigérian ; à Amchidé-Banki, l’essentiel des
boutiques sont installées au Nigeria. Témoins de la focalisation des activités commerciales
en territoire nigérian dans ces deux cas, le jour de marché hebdomadaire adopté est celui
du marché nigérian. Dans les années 60, les localités jumelles avaient chacune fixé leur
jour de marché, qui se faisait suite l’un à l’autre : le marché d’Amchidé se tenait le mardi
et celui de Banki, le mercredi ; Kerawa-Cameroun s’activait le vendredi et Kerawa-
Nigeria, le samedi. Or, depuis la fin des années 70, les marchés nigérians ont imposé
« leur » jour, du fait de leur animation prépondérante. De même, le marché de Yagoua
(organisé le jeudi) s’affirme comme le lieu fort des transactions par rapport à Bongor.
Même le duo N’Djamena-Kousséri présente un fonctionnement commercial
dissymétrique. Kousséri se révèle être le centre de ravitaillement des N’Djaménois : le
jeudi, jour hebdomadaire du marché, mais aussi le dimanche, nombre de Tchadiens
traversent le fleuve pour effectuer des achats à Kousséri (plus de 100 000 habitants) et
vendre des produits originaires du Tchad. À l’inverse, peu de Camerounais partent
s’approvisionner à N’Djamena. La capitale tchadienne est, certes, un marché frontalier
d’importance, mais elle est davantage une ville-entrepôt et un centre de consommation.
La périodicité des marchés, leur degré d’accessibilité, leur ancienneté, leur
spécialisation dans un type de produits, leur pouvoir d’attraction et leur équipement
(marché de plein air ou en dur) sont autant de critères qui permettent d’établir des
hiérarchisations. En ce qui concerne les marchés frontaliers, les volumes des transactions,
le nombre et la provenance des acheteurs et vendeurs, me semblent être des éléments de
classement pertinents171 pour juger de l’importance de la place marchande. Sur ces bases,
les plus grands marchés frontaliers au milieu des années 90 sont, dans un ordre décroissant
approximatif : Mbaiboum (au centre-est du Cameroun), Banki et Mubi (au nord du
Nigeria), Kousséri et Yagoua (dans l’Extrême-Nord du Cameroun) et, Kyé Ossi et Abang
Minko’o (au sud du Cameroun) (fig.53). Hors de notre zone d’étude, le marché

170
- Le mayo est un terme peul qui désigne un cours d’eau temporaire (oued en arabe).
171
- Le volume des transactions peut être appréhendé grâce aux ventes réalisées sur le marché par des firmes
industrielles qui commercialisent directement ou indirectement (via un grossiste) leurs produits (ciment,
cigarettes, pagnes ou casiers de boissons) ; le nombre des acteurs fréquentant le marché est saisi à travers
le décompte des camions qui arrivent le jour du marché (policiers, douaniers ou l’antenne locale du
syndicat des transporteurs en ont souvent une petite idée) ; enfin les enquêtes menées sur le lieu même du
marché permettent de connaître la provenance géographique des vendeurs et de leurs clients.

272
fig54

273
centrafricain de Limassa, implanté à l’embouchure de la Kotto, au sud de Kembé
(préfecture de Basse-Kotto) mérite une mention particulière, car il est le plus important
marché de trafic frontalier entre la RCA et l’ex-Zaïre.
Les marchés frontaliers cités sont tous permanents. La plupart connaissent une
activité maximale, attestée par l’affluence des camions et taxis, lors de la tenue de la foire
hebdomadaire. Celle-ci se déroule souvent sur un jour (par exemple, le samedi pour Abang
Minko’o et Kyé Ossi), parfois plus. Ainsi, le marché de Mbaiboum bat son plein durant
trois jours successifs, du dimanche au mardi. Au bord du lac Tchad, le marché
camerounais de Blangoua s’étend sur trois jours (vendredi, samedi, dimanche).
L’animation de ces marchés a surtout lieu le matin (le marché commence tôt, vers 7-8h),
puis elle retombe progressivement au fur et à mesure de l’après-midi (aucun des marchés
frontaliers cités ne fait de « nocturnes »). Quand le marché s’étale sur plusieurs jours, les
commerçants dorment sur place (dans le véhicule, dans la boutique, chez l’habitant ou
dans une chambre louée).
La fixation d’un jour de marché précis n’est pas aléatoire. Elle renvoie à
l’inscription des marchés dans un réseau commercial régional : dans un périmètre restreint,
les marchés se succèdent les uns aux autres pour permettre aux vendeurs de tourner de l’un
à l’autre. Par exemple, dans la région de Garoua, Boula Ibib se tient le samedi, Pitoa le
dimanche, Figuil le lundi. À Maroua, le « marché aux femmes » spécialisé dans la vente de
vaisselle acquise au marché frontalier de Banki, a lieu le dimanche, quatre jours après celui
de Banki ; le grand marché de Maroua s’anime, lui, le lundi. Le choix fréquent du samedi
et du dimanche comme jour de marché dans les localités frontalières est dicté par le fait
qu’il s’agit de jours de congé. À Mbaiboum, le déroulement des activités sur trois jours
tient à la position éloignée du marché par rapport aux centres urbains les plus proches : les
« boubanguéré » (commerçants centrafricains) de Bangui, qui forment le gros bataillon de
la clientèle, partent en fin de semaine et mettent en moyenne 9 à 10 heures pour atteindre
le marché, ce qui explique la fébrilité des activités le dimanche et lundi.
La spécialisation des marchés frontaliers est plus ou moins affirmée et durable, le
succès d’une place d’échanges amenant à diversifier la palette des produits à vendre. Au
nord du Nigeria, les marchés regorgent de divers produits manufacturés, avec en sus une
composante particulière : Banki et Gashiga sont pourvoyeurs de vivres et sont
respectivement les centres de ravitaillement privilégiés de Maroua et Garoua. Mubi est
réputé pour ses friperies ; Limani et Kerawa, pour le trafic de carburants et de véhicules.
Côté camerounais, Amchidé est le marché d’exportation du riz paddy de la SEMRY. Kyé
Ossi est le marché de prédilection des Équato-Guinéens pour les biens manufacturés de
consommation courante, la place voisine d’Abang Minko’o ayant, elle, une vocation de
marché agricole pour la clientèle gabonaise. Au centre du Cameroun, Ngaoui est un
marché d’élevage, Mbaiboum une plaque tournante pour la distribution de produits
manufacturés camerounais et nigérians vers Bangui. Dans la région du lac Tchad, les petits
marchés affichent leur spécialité. Blangoua est, par exemple, un marché dévolu à la vente
de poissons et natron.
À quelques exceptions près, comme Abang Minko’o (planifié par l’État
camerounais), les marchés frontaliers se développent sur l’initiative de commerçants
privés, qui décident d’eux-mêmes de s’installer dans un lieu pour profiter d’opportunités
nouvelles. Les marchés frontaliers actuellement les plus dynamiques connaissent presque
tous un essor récent, antérieur à 15 ans. Les exemples de Banki, Mbaiboum, Abang
Minko’o et Kyé Ossi en fournissent l’illustration.

a- Abang Minko’o et Kyé Ossi : hier complémentaires, aujourd’hui concurrents

274
À la frontière méridionale du Cameroun, dans l’arrondissement de la Vallée du
Ntem (province Sud), les deux marchés « phares » sont Abang Minko’o et Kyé Ossi. Le
premier apparaît en 1992, le second voit le jour à la fin des années 70, mais connaît un
large rayonnement depuis 1994. En effet, la panne du bac d’Eboro, survenu en juin 1993, a
provoqué la décadence du marché à peine naissant d’Abang Minko’o et permis en
contrepartie à Kyé Ossi de redoubler d’ampleur.

• Abang Minko’o est un marché camerounais situé à 4 km au nord du fleuve


Ntem, face à Eboro, et à 23 km d’Ambam, le long de la principale route nationale, la N 2,
en réalité une simple piste en latérite qui conduit au Gabon (fig.50, p.254). Il s’agit d’un
marché en dur, planifié et construit avec le concours financier du FED, afin de canaliser
l’écoulement des denrées agricoles camerounaises vers le Gabon (bananes plantains,
bâtons de manioc, fruits et légumes…). De là son surnom pompeux de « marché
mondial ». Le fait est suffisamment singulier pour être souligné : Abang Minko’o est né du
déplacement forcé du marché d’Eking. Celui-ci, localisé en bordure immédiate du Ntem,
s’était développé spontanément au début des années 70, jusqu’à sa fermeture manu militari
en 1991. Eking a été officiellement condamné en raison de sa position (jugée trop proche
du Gabon) et de l’impossibilité de contrôler la circulation des hommes et des marchandises
entre ce marché et le Gabon voisin.
Exclusivement vivrier à l’origine, Abang Minko’o a rapidement élargi ses
activités au commerce de tissus et de vêtements (surtout en pagne) (photo.29 a, b et c). La
vente annexe de produits cosmétiques et pharmaceutiques, de quincaillerie (ciment, fer à
béton) et de produits d’épicerie (bière, vins et alcools, cigarettes, farines…) confère au
marché une certaine diversification. Par ailleurs, en 1996, deux hôtels ont ouvert sur place
pour accueillir les commerçants camerounais.
Bâti dans une clairière forestière, Abang Minko’o forme un complexe de trois
hectares, qui présente différents types d’installations : les plus imposantes sont les
bâtiments couverts en briques rouges, construits par l’État, à l’instar des deux hangars
circulaires situés au centre du marché et occupés par les vendeurs de vêtements et les
couturiers (fig.55). En sus de ces grandes constructions, le marché comporte des petites
boutiques, bâties par les commerçants, sur des lots de terre concédés gratuitement par
l’État : 59 parcelles rectangulaires ont d’ores et déjà été cédées en 1994, dont une dizaine
est occupée par un magasin, tandis qu’une dizaine d’autres a commencé à être construite.
Les commerçants délogés d’Eking ont été les bénéficiaires prioritaires de ces lots, l’un des
principaux critères de cession demeurant « les moyens » dont dispose le candidat
puisqu’un délai maximal lui est imparti pour achever sa construction. En 1992 et 1993,
beaucoup de marchands ont déménagé du marché voisin de Kyé Ossi pour s’installer à
Abang Minko’o. Les boutiques édifiées abritent souvent épiceries et buvettes. Entre ces
diverses constructions en dur, les zones restées libres du site sont investies par des
installations sommaires, plantées pêle-mêle : étals en bois, nattes posées à même le sol,
tables…
D’après les responsables du ministère camerounais de l’Agriculture, présents sur
place, le marché d’Abang compte, en 1996, une trentaine de commerçants fixes. La
majorité d’entre eux sont originaires de l’Ouest et du Nord-Ouest camerounais.
La clientèle est dominée par des Gabonais résidant à Bitam, Libreville, voire à
Makokou, dans l’Ogooué-Ivindo. Les Équato-Guinéens se rendent peu sur le marché
d'Abang Minko'o.

275
Fig.55

276
Photo. 29- Le marché camerounais d’Abang Minko’o : une création étatique
a-Un marché vivrier

b- Hangars construits avec des briques rouges abritant marché de vivres et restaurants

c- Halle aux vêtements

277
278
Après avoir connu un succès rapide dans les deux premières années, la place
marchande d’Abang Minko’o est en perte de vitesse depuis 1994. La clientèle gabonaise a
sensiblement baissé, préférant le marché voisin de Kyé Ossi. Par ricochet, la fréquentation
des commerçants camerounais a chuté : le samedi, pourtant jour de marché, les taxis
reliant Ambam à Abang Minko’o se font rares, car le marché est pratiquement désert. Le
restant de la semaine, l’aspect de site mort se renforce. En 1996, la végétation a commencé
à recoloniser certains coins du marché. L’effondrement partiel de l’un des bâtiments
centraux du marché, victime d’un incendie en 1995, n’arrange pas le décor. L’installation
de nouveaux commerçants s’est fortement ralentie, alors que les emplacements sont loin
d’être tous pourvus. La mise en place d’un parc à bœufs, initialement prévue en 1991, a été
repoussée à une date indéterminée.
La régression du marché est indubitablement liée à la traversée problématique du
Ntem, entre Eking et Eboro, et à l’abandon du corridor terrestre Ambam/Eboro/Bitam. La
rupture de charge induite par la panne du bac paralyse la circulation routière. Les
consommateurs gabonais renâclent à emprunter les pirogues, jugées peu « sûres » et dont
le coût est excessif. De surcroît, les « tracasseries » et les contrôles tatillons des douaniers
et policiers gabonais à Eboro, au retour du marché d’Abang, découragent les Gabonais à
effectuer des achats de l’autre côté de la rive. Les fermetures ponctuelles mais répétées de
la frontière camerouno-gabonaise, souvent à l’instigation des autorités locales gabonaises,
entravent le bon fonctionnement du marché.
La circulation terrestre s’étant déplacée vers l’ouest, sur la piste Ambam/Ngoazik/
Meyo Kyé/Bitam, c’est en toute logique que le marché de Kyé Ossi, implanté le long de
cette déviation routière (D 40), est devenu le nouveau point fort des transactions
camerouno-gabonaises.

• Kyé Ossi est un marché apparu dans la deuxième moitié des années 70.
Rarement évoquée, la localité ne figure pas sur les cartes nationales représentant le
Cameroun au 1/500.000ème. Seule la couverture régionale du pays au 1/200.000ème
signale, sur la feuille d’Ebolowa, ce village-rue à la situation géographique peu banale. En
effet, Kyé Ossi est implanté au carrefour de trois États, l’une des rues du village
aboutissant au Gabon, l’autre en Guinée Équatoriale. Le village se trouve ainsi cerné par
des postes-frontières (fig.56). S’il est éloigné d’Ambam (Cameroun) d’une trentaine de
kilomètres et de Bitam (Gabon) de 25 km, le marché n’est qu’à trois kilomètres
d’Ebebiyin.
À deux kilomètres au nord de Kyé Ossi se situe Akombang (appelé couramment
Komban) qui, des années 60 jusqu’à l’orée des années 70, fut le seul marché frontalier
régional à développer d’intenses liaisons avec la Guinée. La rapide dégradation
économique et sociale de l’ancienne colonie espagnole et surtout l’abandon en 1968 de la
peseta (convertible) pour une nouvelle monnaie nationale, l’ekwélé (inconvertible), met fin
à la prospérité d’Akombang, baptisé le « petit Hong Kong »172. Jugé trop isolé, donc peu
protégé contre les exactions des voleurs, le site du marché d’Akombang n’a depuis jamais
été réinvesti par les commerçants.
En 1979, émerge le marché de Kyé Ossi à la faveur de l’accès au pouvoir de
Teodoro Obiang Nguema, lequel accorde une plus grande liberté de circulation aux
ressortissants nationaux, désormais autorisés à franchir la frontière. En 1985, l’entrée de la

172
- Il semblerait (mais les cartes de la région de la Kyé sont imprécises et contradictoires) qu’en 1979, la
frontière entre le Gabon et la Guinée Équatoriale ait été repoussée jusqu’à la rivière Kyé, à la latitude de
Kyé Ossi, de sorte que le point frontalier triple entre Cameroun, Gabon et Guinée se soit déplacé de
Komban à Kyé Ossi (cette information émane de plusieurs « vieux » commerçants installés dans la région
d’Ambam).

279
Doc. 24- Les ventes de ciment camerounais, un produit révélateur de l’activité des
marchés frontaliers. Bilan des dépôts CIMENCAM (1994-1996)
(en tonnes). Source : Cimencam, Douala.

1er semestre* 2ème semestre* TOTAL


Marchés frontaliers 1994/95 1995/96 1994/95 1995/96 1994/95 1995/96
Abang Minko’o 386 478 1 404 601 1 790 1 079

Kyé Ossi 208 1 003 1 112 2 084 1 320 3 087


Garoua Boulai 9 568 11 235 18 655 19 138 28 223 30 373
Kenzo 1 401 1 851 2 798 5 696 4 199 7 547
Mbaiboum 352 1 155 1 301 3 136 1 653 4 291
Figuil 34 46 81 101 115 147
Kaélé 467 683 1 286 1 717 1 753 2 400
Yagoua 309 452 890 965 1 199 1 417
Kousséri 532 782 1 738 1 684 2 270 2 466
Autres points de vente
Bertoua 1 919 2 782 4 496 4 934 6 415 7 716
Ebolowa 1 075 1 053 1 976 1 761 3 051 2 814
Kribi 2 375 1 580 5 068 3 297 7 443 4 877
Ngaoundal 1 049 1 657 2 724 2 493 3 773 4 150
Sangmélima 563 686 1 262 1 673 1 825 2 359
Yaoundé 14 046 13 126 24 751 22 797 38 797 35 923
Garoua 5 480 4 969 12 405 11 810 17 885 16 779
Maroua 5 569 5 660 13 110 12 920 18 679 18 580
Guidiguis 193 229 466 677 659 906
Ngaoundéré 512 1 236 3 306 3 853 3 818 5 089
Touboro 79 97 221 296 300 393

Évolution comparée des ventes CIMENCAM sur les marchés frontaliers


en 1994/95 : et en 1995/96 :

Kousséri
Yagoua
Kaélé
Figuil
M baiboum
Kenzo
Garoua Boulai
Kyé Ossi
Abang M inko'o

en tonnes 0 10000 20000 30000 40000

280
fig56

281
Guinée Équatoriale dans la zone franc renforce l’animation de Kyé Ossi. Maints
commerçants, exerçant jusqu’alors à Ambam, déménagent à Kyé Ossi pour se rapprocher
de la clientèle équato-guinéenne : ils achètent dans le village frontalier des plantations
caféières ou cacaoyères, sur lesquelles ils font construire des boutiques. Au milieu des
années 90, Kyé Ossi se compose de vieilles maisons villageoises réaménagées en magasins
et de boutiques récentes, agglutinées le long de la route principale.
En 1991/92, le marché pâtit mollement du lancement d’Abang Minko’o étant
donné que la clientèle et la nature des produits distribués diffèrent. De fait, Kyé Ossi est
spécialisé dans la vente de produits manufacturés (appareils hi-fi ou électroménagers,
accessoires de maison, vêtements européens) à destination de la Guinée Équatoriale
(photo.30). Comme à Abang Minko’o, les commerçants sont originaires de l’Ouest
camerounais (surtout des Bamoun, des Bamiléké) ou du Centre (Bassa…). La plupart
d’entre eux s’approvisionnent à Douala.
Depuis la fin de l’année 1993, le marché de Kyé Ossi en plein boom car il profite du déclin
d’Abang Minko’o et du report de la clientèle gabonaise. L’évolution comparée des ventes
des dépôts CIMENCAM dans les deux sites révèle ce transfert (doc.24) : entre les années
d’exercice 1994/1995 et 1995/1996, la distribution annuelle de ciment à Abang Minko’o a
chuté de 40% alors que celle de Kyé Ossi a crû de 130%173.
Le commerce de vivres frais, auparavant spécialité d’Abang Minko’o, prend de
plus en plus d’ampleur à Kyé Ossi. La desserte du village depuis le Gabon (Bitam)
s’effectue sans rupture de charge grâce au pont gabonais sur la Kyé (en juillet 1996, le prix
du taxi de Kyé Ossi à Meyo Kyé coûte 100 F CFA et 1 500 F CFA entre Meyo Kyé et
Bitam). Côté Cameroun, le nouveau bac de Ngoazik sur le Ntem permet aux véhicules
d’effectuer la liaison Ambam/Kyé Ossi, depuis février 1995. Alors qu’Abang Minko’o est
déserté en semaine, Kyé Ossi est, lui, animé tous les jours en 1996. L’afflux ininterrompu
de commerçants depuis 1994 entraîne une extension du village le long la route d’Ambam.
Le manque de place se profilant à court terme, la mairie d’Olamzé envisage de déplacer le
marché vers le nord… à Akombang.

b- Le rayonnement d’Amchidé-Banki

Partagé entre Nigeria et Cameroun, le marché de Banki est essentiellement


localisé en territoire nigérian. Dans les années 60, il connaît un lent développement (la
création d’un commissariat de police à Amchidé a lieu en 1966). Le site n’est alors qu’une
modeste place d’échanges, au rayonnement local. Au début des années 90, cette localité,
située à 80 km de Maroua et à 110 km de Maiduguri, n’est certes pas le seul marché
d’envergure au sein de l’espace frontalier nord-Nigeria/nord-Cameroun/Tchad : Mubi au
Nigeria, Kousséri, Limani, voire Yagoua au Cameroun focalisent tout autant les flux
commerciaux de longue distance (fig.53).
Au cours des années 70, le marché de Banki s’étend, mais il conserve une
position secondaire au regard du marché frontalier de Kerawa, implanté 20 km plus au sud,
et qui est préféré par les fournisseurs nigérians. En 1985, la situation entre les deux
marchés se renverse : Kerawa amorce un déclin durable, largement imputable aux
contrôles douaniers et policiers devenus plus prédateurs qu’à Banki. Plusieurs
commerçants évoquent la collusion entre passeurs et douaniers nigérians (les premiers
prévenant les seconds pour

173
- À l’instar des ventes de pagnes ou de boissons, les ventes de ciment donnent un aperçu de l’activité des
différents marchés car il s’agit d’un produit assez demandé et les dépôts de ciment sont répartis sur toutes
les frontières du Cameroun.

282
Photo.30- Le marché camerounais de Kyé Ossi

283
284
partager l’amende), qui aurait porté le coup de grâce à l’animation de Kerawa. Le trafic
concentré sur Kerawa est donc transféré à Banki, paré de nouveaux attraits. De fait, le
bitumage de la route Bama/Banki, achevé en 1986, ouvre un accès facile à la noria des
véhicules nigérians. Entre 1985 et 1994, les activités de Banki sont florissantes : les
constructions foisonnent, et Amchidé confirme sa fonction d’entrepôt d’exportation pour
le riz SEMRY. L’étude menée par D. Harre et J. Engola Oyep sur la circulation des
produits alimentaires (1992) atteste la mise en place des circuits d’échanges vivriers
(ignames, oranges, colas, oignons), de Banki vers Maroua, à partir de 1985. Entérinant le
basculement des échanges entre les deux sites, le syndicat des transporteurs camerounais
s’implante en 1991 à Amchidé et ferme son antenne de Kerawa.
Achalandé en produits nigérians (ciment, vivres, produits manufacturés,
carburant), le marché de Banki est approvisionné depuis Maiduguri, dont il constitue la
projection frontalière. La localité est le centre de ravitaillement de prédilection pour les
petits commerçants de Maroua, qui n’ont pas les moyens suffisants pour pénétrer plus
profondément à l’intérieur du territoire nigérian. La route Maroua/Amchidé est
intensément empruntée, entre autres, par de jeunes cyclistes qui partent acheter du
carburant et par les femmes qui vont en taxi acquérir de la vaisselle. Les boutiquiers de
Banki sont Haoussa et Kanouri, mais comptent aussi des Ibo. Foufouldé, haoussa, kanouri,
mandara et secondairement, pidgin, sont les langues usuelles employées sur le marché.
Son compartimentage spatial en différents secteurs, selon la nature des produits, révèle sa
polyvalence. Le stationnement de camions-citernes à l’entrée d’Amchidé (photo.31)
souligne la place grandissante du commerce de carburant depuis 1990.
Néanmoins, Banki enregistre un ralentissement net de ses activités depuis 1994 :
la suspension de la convertibilité du franc CFA, la dévaluation, la hausse des prix d’achat
au Nigeria et l’amputation du salaire des fonctionnaires camerounais l’ont beaucoup
affecté.

c- L’ascension fulgurante de Mbaiboum

Implanté à l’intersection presque exacte de la RCA et du Tchad, le marché


camerounais de Mbaiboum vit un prodigieux développement depuis la fin des années 80.
En moins de 10 ans, ce modeste village de pêcheurs s’est métamorphosé en une localité de
10.000 à 15 000 habitants. Le marché se situe à une trentaine de kilomètres au sud-est de
Touboro, dans le département du Mayo-Rey (province du Nord).
Dès 1987, une antenne du syndicat des transporteurs camerounais s’ouvre à
Mbaiboum, tandis que les années 1988 et 1989 sont marquées par la première vague
d’arrivée des commerçants. C’est au début des années 90 que se produit l’explosion des
transactions sur le marché et, corrélativement, la flambée des prix de location-vente des
terrains et boutiques174. Ce boom commercial est illustré par l’installation, en 1992, d’un
poste de douane, suivie en 1993 par l’ouverture d’une station-essence Elf et d’un dépôt
CIMENCAM (les ventes de ciment ont presque triplé entre 1994/95 et 1995/96). Le
village-rue s’apparente désormais à un village-tas, grossi par l’accrétion de magasins et
d’échoppes (fig.57).
En l’espace de quelques années, Mbaiboum s’est propulsé comme plaque
tournante commerciale majeure entre le Nigeria et les pays d’Afrique centrale, en
particulier ceux de la zone franc. Le marché est le pôle de ravitaillement privilégié de la
capitale centrafricaine, Bangui, en produits de consommation courante d’origine nigériane,

174
- Le prix de location d’une boutique en terre de 6 à 10 mètres carrés varie, en mai 1996, entre 10 000 et 20
000 F CFA par mois.

285
mais

286
Fig.57

287
Photo.31- Entreposage de carburant à la frontière camerouno-nigériane : le
stationnement de camions-citernes nigérians à Amchidé (Cameroun)

Photo. 32- Le village-rue de Mbaiboum, un jour sans marché

288
289
aussi camerounaise. Par exemple, les deux camionnettes Laking Textiles de CICAM qui
sillonnent le marché de Mbaiboum depuis 1992 vendent chacune près de 2 500 pagnes
CICAM par semaine, et réalisent ensemble environ 80 millions de francs CFA de ventes
mensuelles, soit deux fois plus que les ventes du dépôt de Kousséri. Pour la société de
cigarettes BAT, basée à Maroua, Mbaiboum représente en 1996 le plus important marché
du Cameroun septentrional, puisqu’il concentre la moitié des ventes effectuées dans
l’Adamaoua, le Nord et l’Extrême-Nord. Chaque mois, le marché aspire entre 170 et 180
cartons de cigarettes. Les Brasseries du Cameroun, qui ont transféré en 1990 leur centre de
distribution de Tcholliré à Mbaiboum, écoulent chaque semaine 1 000 casiers de bière
(Castel, Beaufort, 33 Export) et 500 casiers de jus de fruits (Coca Cola, Fanta, Top…), par
l’intermédiaire d’un distributeur grossiste installé sur le marché.
Le marché frappe par l’étendue de son rayonnement et par la formidable
extension de son aire de chalandise. De fait, chaque semaine, il draine des vendeurs venus
du Nigeria (des Ibo originaires d'Onitsha et de l’État d'Anambra) et du nord-Cameroun
(des commerçants musulmans, foulbé ou arabes, basés à Garoua, Maroua et Ngaoundéré).
Quant à la clientèle, si elle se compose essentiellement de jeunes Centrafricains
(surnommés « boubanguéré »), il s'y mêle également des Tchadiens (préfectures des
Logone Occidental et Oriental), des Soudanais et des ressortissants du nord-Congo
démocratique et du nord-Congo (-Brazzaville). S’ajoute enfin tout un contingent d’Ouest-
Africains, en général de jeunes hommes en transit, au parcours géographique et
socioprofessionnel peu commun (cf. 2ème partie, II-A) ; ceux-là accaparent durant leur
passage des petits métiers comme porteurs d'eau, tireurs de pousse-pousse ou cordonniers
ambulants.
Cet important brassage de populations étrangères confère au marché camerounais un
caractère hautement cosmopolite. Ce monde bigarré grouille d’activités du dimanche au
mardi. Selon la police locale camerounaise, plus d’un millier de personnes franchissent
chaque semaine le pont-frontière de la Mbéré (fig.58) pour accéder à Mbaiboum. De leur
côté, les services de douane camerounais, en comptabilisant les camions à la sortie de
Mbaiboum, évaluent en moyenne à 300 tonnes le fret expédié au-delà de la frontière
camerouno-centrafricaine, entre dimanche et mardi.
La prospérité du marché de Mbaiboum s’est bâtie au détriment d’une autre
localité voisine, distante de 100 km à vol d’oiseau vers le sud : Ngaoui, dans l’Adamaoua.
À la fin des années 80, les avantages comparatifs offerts par Mbaiboum, notamment sur le
plan de la sécurité et de l’accès routier, ont évincé Ngaoui.

Que ce soit Mbaiboum, Abang Minko’o, Kyé Ossi ou Banki, les marchés
frontaliers aujourd’hui dynamiques sont tous des marchés jeunes, sur lesquels pèse, telle
une épée de Damoclès, la perspective d’une décadence prochaine. L’animation
commerciale qui a lieu aux frontières des États n’est pas stable, elle se déplace sans cesse
d’une localité à l’autre. La durée de vie des places bordières semble inéluctablement
courte. Aussi est-il temps d’étudier dans le détail le faisceau d’éléments, qui se fait tour à
tour moteur et broyeur du dynamisme des marchés.

2- Les conditions d’émergence des marchés frontaliers

Une conjugaison de facteurs s’avère nécessaire pour que naisse et prospère un


marché frontalier. La localité doit faire l’objet d’une desserte routière de qualité et
posséder une rente de situation, outre sa position à l’interface d’une aire consommatrice et
d’une aire productive. Le marché doit également s’inscrire dans une région au peuplement

290
appréciable et où la circulation monétaire locale est relativement intense. Enfin, l’État dont
il ressort doit faire montre d’une certaine souplesse pour les formalités réglementaires de
circulation et d’échanges.

a- La qualité indispensable des voies d’accès

La fluidité de l’accès au marché est l’élément qui pèse le plus dans le succès
d’une place marchande. Le marché doit bénéficier d’un rattachement aisé aux centres
urbains intérieurs car avant toute chose, il se définit comme un nœud de communications.
À Banki et Kyé Ossi, c’est respectivement le bitumage d’une route et l’existence d’un bac
qui ont donné le coup de pouce au lancement des activités commerciales. Le moribond
marché d’Abang Minko’o est appelé à retrouver son allant, si un pont sur le Ntem est
construit.
Ch. Bouquet (1990), qui a étudié le déplacement des marchés dans la région du
lac Tchad, prend exemple du marché à poissons nigérian de Woulgo : plaque tournante des
transactions au cours des années 60, ce dernier est délaissé dans les années 70 pour le
village de Baga Kawa, encore actif au début de la décennie 80. Si l’assèchement du lac
Tchad (après la sécheresse de 1973-1974) et le projet d’implantation d’une coopérative de
pêcheurs furent préjudiciables à Woulgo, c’est surtout la création, au milieu des années 70,
d’une route asphaltée reliant Baga Kawa à Maiduguri qui détermina la promotion de Baga
Kawa (fig.51, p.259). Après les années 80, le village nigérian est à son tour éclipsé par le
port camerounais de Blangoua dont « l’accès a été facilité par la construction d’un pont à
Makari et à Nganatir, en 1980 » (Arditi, Harre, Igué, 1990, p. 56).
L’exemple de Mbaiboum est emblématique du rôle-clé joué par les infrastructures
de communication dans le développement d’un marché. L’essor du marché a ici été
commandé par la construction d’un pont-frontière et par la politique de réfection routière
menée au Cameroun et en RCA afin de faciliter l’évacuation du coton.
En avril 1991, l’État centrafricain met en service un pont sur la Mbéré, à cinq
kilomètres à l’est de Mbaiboum (photo.33 et fig.58). Financé par l’Allemagne dans le
cadre de l’opération d’Aménagement des Routes de l’Ouham-Pendé (AROP), ce pont
stratégique est destiné à raccourcir l’itinéraire d’accès au chemin de fer camerounais, à
partir des bassins cotonniers de l’Ouham-Pendé. L’impact de cet édifice est fort : il crée
pour les camions un troisième point de passage frontalier (après Garoua Boulai et Kenzo)
en direction du Cameroun (fig.7 a, p.33). La construction du pont sur la Mbéré s’effectue
en coordination avec des travaux de réfection routière en RCA. Entre la frontière
camerounaise et Bangui, la fluidité de la circulation est assurée grâce au réaménagement et
à l’entretien, depuis 1985, des pistes entre Mbéré et Bossemptélé, prévus par les plans
allemands AROP (1985-1990) et EROP175 (1991-1995). Entre 1985 et 1990, les voies
Bossemptélé/Bozoum/Paoua et Bozoum/Bocaranga redeviennent accessibles ; en 1991,
l’axe Paoua/Ndim/Mbéré est ouvert. Bangui est désormais à une journée de route de
Mbaiboum (fig.59).
Côté camerounais, le désenclavement de la région Sud-Est Bénoué (SEB),
orchestré par la Sodécoton entre 1979 et 1990, fait écho aux aménagements routiers
centrafricains, puisqu’il ouvre l’accès à la frontière orientale camerounaise à partir des
centres intérieurs de Garoua et Ngaoundéré (fig.58 et photo.34). Une des opérations
majeures du projet SEB a été la réhabilitation, en 1982, de la départementale 89 qui joint
Touboro et Mbaiboum à Guidjiba, où s'effectue la jonction avec la route goudronnée.
Autre

175
- Entretien des Routes de l’Ouham-Pendé.

291
Fig.58

292
Fig.59

293
Photo. 33- Le pont frontalier sur la Mbéré (en face la RCA)

Photo. 34- Piste réhabilitée par la Sodécoton (projet SEB) entre Touboro et
Mbaiboum

Photo. 35- Le point de vente de ciment à Mbaiboum : le conteneur Cimencam

294
295
réalisation notable : la réhabilitation de la piste Ndock/Vogzom, qui fut, en 1985,
prolongée par une nouvelle route jusqu'à Ngaoundéré. Désormais, une liaison directe
Touboro/Ngaoundéré était assurée, sans passer par Tcholliré. Sur ces deux principaux axes
aménagés par la SODECOTON, les pistes ont fait l’objet d’un élargissement à cinq mètres
et d’un latéritage en continu. De nombreux ouvrages d’art capables de supporter le
gonflement considérable des mayos lors des pluies, ont été construits. La réfection des
ponts fut décisive. Constitués, avant le projet, de traverses en bois à la stabilité douteuse,
ils furent définitivement consolidés en 1986-1988, lorsque les tabliers furent cimentés en
béton armé. Cette modification d’ordre technique a eu un effet considérable car depuis, les
ponts offrent une praticabilité permanente et permettent la noria ininterrompue de camions
nigérians. Soigneusement entretenus par les brigades de la SODECOTON basées à
Garoua176, les axes Touboro/Ndock/Tham/Guidjiba et Touboro/Vogzom/Ngaoundéré sont
devenus les grandes voies d’accès utilisées par les négociants pour se rendre à Mbaiboum,
respectivement depuis Garoua et Ngaoundéré. Mbaiboum est aujourd’hui placé à cinq
heures de route des deux capitales provinciales.

La qualité des axes de communication détermine donc directement la vitalité et la


consolidation d’un marché frontalier. À ce sujet, le déploiement d’infrastructures lourdes
de transport (route bitumée, pont métallique, rail…) gage d’une plus grande permanence
que la mise en place d’infrastructures légères (pistes en terre, pont en bois…). Cette
différence dans la nature des infrastructures influe non seulement sur la durée d’animation
du marché frontalier, mais aussi sur son organisation et sur son architecture. Ainsi, la place
marchande qui s’appuie sur une armature de transport pérenne, est appelée à connaître une
activité plus longue et elle attire sur son site des investissements durables (tels la
construction de villas ou de solides entrepôts). Inversement, le marché frontalier qui est
desservi par une route en terre a moins de chances de durer, compte tenu du risque de
détérioration rapide de sa voie de desserte ; les opérateurs intervenant sur le marché,
conscients de cet aléa, sont en conséquence peu tentés d’engager des dépenses pour s’y
installer confortablement.

b- Une rente de situation géographique ou géopolitique

La rente de situation géographique, géopolitique et économique est une donnée


commune à tous les marchés frontaliers de niveau supérieur (cf. 1ère partie, III-A). Tous se
localisent dans des milieux économiquement actifs, peuplés et ouverts depuis relativement
longtemps aux échanges. Cette ouverture est, certes, plus flagrante à Banki qu’à Abang
Minko’o ou Kyé Ossi, mais ces derniers compensent leur relatif « enfermement » forestier
par une position de choix au carrefour de trois frontières (Kyé Ossi) ou par une localisation
au débouché de la principale route transfrontalière (Abang Minko’o).
À l’évidence, les situations à l’intersection de trois frontières internationales sont
un atout de premier ordre. Le criblage de la zone frontalière du nord-Cameroun est ainsi
largement imputable à la configuration resserrée du territoire camerounais, pris en étau
entre le Tchad et le Nigeria.

176
- Chargée de l’entretien des pistes SEB, la base des Travaux Publics (TP) de Tcholliré, siège de la
subdivision du ministère de l’Équipement, s’acquitta de sa tâche durant les premières années. Depuis, son
action s’est fortement restreinte pour diverses raisons (insuffisance de matériel, dysfonctionnements
internes) si bien que la SODECOTON a pris l’initiative d’entretenir elle-même les pistes.

296
L’exemple de la décadence du marché à bétail de Massakory (Tchad) au profit de
celui de Massaguet (Chari-Baguirmi), depuis 1989/1990, souligne l’importance du
positionnement des localités. Les deux marchés sont des lieux de collecte et de vente des
bovins tchadiens destinés à Maiduguri (fig.52, p.261). Bien qu’il soit un chef-lieu de sous-
préfecture et plus étendu que Massaguet, le centre de Massakory est affecté par le déclin
de son marché à bétail, car celui-ci est trop excentré par rapport aux axes de circulation
est-ouest. La fréquentation du marché de Massakory (dimanche) représente un détour de
80 km vers le nord pour les commerçants de bétail, en route vers le Nigeria. Au handicap
de la situation se sont cumulés, depuis la fin des années 80, d’autres inconvénients
(l’avancée du désert et les troubles politiques dans la région du lac Tchad que le bétail
avait coutume de traverser), qui ont achevé de pénaliser Massakory. Le marché de
Massaguet (jeudi) a donc pris le relais. Située à 68 km plus au sud, cette localité possède
l’attrait d’une situation de carrefour terrestre, à la convergence des pistes d’Abéché, Ati,
Am Timan et du Kanem. La proximité du goudron (à Djermaya) et de la capitale
tchadienne (à 80 km) sont à son avantage. En 1995, les ventes pour l’exportation
enregistrées par les chefs vétérinaires de Massakory et de Massaguet varient du simple au
quadruple, d’une localité à l’autre.
À une autre ampleur, la remarquable situation de Mbaiboum concourt à la vitalité
et à l’importante taille du marché. Le site cumule les positions de carrefour : sur le plan
naturel, sur le plan géopolitique (trois États) et sur le plan du peuplement (cf. 1ère partie,
III-A). En termes de communication, le marché se situe à la rencontre des pistes
réaménagées de la RCA et du nord-Cameroun, ainsi qu’à la même latitude que le terminus
ferroviaire de Ngaoundéré. À l’échelle régionale, Mbaiboum a cet énorme avantage
d’avoir peu d’autres marchés concurrents susceptibles d’entraver son extension. Ceci
explique la localisation à cet endroit d’un des plus gros marchés régionaux. Mbaiboum
n’aurait certainement pas eu la même ampleur s’il s’était développé le long de la frontière
camerouno-nigériane où les activités commerciales se répartissent entre différents
marchés. À l’échelle de l’Afrique centrale enfin, Mbaiboum jouit d’une position
intermédiaire, entre d’une part, les fournisseurs nigérians et camerounais et, d’autre part,
les clients banguissois, tchadiens, congolais et soudanais. Ceci éclaire peut-être
l’implantation du marché au Cameroun et non au Nigeria : une installation côté nigérian
eut été trop excentrée et éloignée pour la clientèle d’Afrique centrale forestière et du
Soudan.

c- Une position charnière sur le front d’un « talus » économique

L’existence d’un différentiel économique (éventuellement couplé avec un


contraste monétaire) est indispensable au développement des marchés frontaliers. Afin de
se rapprocher au maximum des lieux de consommation, les points d’échange s’installent
sur la ligne de contact qui sépare les territoires pourvoyeurs de marchandise et ceux qui
sont « demandeurs ». Une telle situation évite aux clients d’avoir à s’enfoncer à l’intérieur
d’un territoire dont ils ne connaissent pas forcément les ficelles (linguistiques,
administratives, économiques…). Seuls les commerçants les plus chevronnés délaissent les
avant-postes frontaliers pour prendre le risque de s’approvisionner directement « à la
source », c’est-à-dire dans les villes-entrepôts étrangères de l’intérieur.
À grande échelle, chaque marché frontalier tend « naturellement » à s’implanter
du côté du pays vendeur, fournisseur de produits à écouler, ce qui expliquerait la
concentration des marchés au Cameroun et au Nigeria. Ces derniers sont comparativement
les seuls à posséder un tissu économique diversifié, capable de dégager des surplus (cf. 1ère

297
partie, II-A). Le Gabon, la RCA, le Tchad et la Guinée ont moins de marchandises à
proposer et, par ricochet, moins de marchés.
Par ailleurs, l’ouverture d’une boutique est plus commode à réaliser dans son
propre pays qu’en territoire étranger, bien que la notion d’étranger soit très relative pour
des ethnies dont l’aire d’extension mord sur plusieurs États. Les législations nationales
restent néanmoins peu favorables aux droits des étrangers.

d- L’assouplissement du contrôle étatique et une sécurité relative

Le différentiel réglementaire ou politique (stabilité, sécurité) intervient pour


justifier l’installation dans un pays plutôt qu’un autre (cf. 1ère partie, II-B). Par exemple,
pour beaucoup de Camerounais, le Tchad est un pays à risque, où les armes sont
promptement dégainées et où il est par conséquent dangereux de s’aventurer. De même,
dans le village de Kyé Ossi, le chef des douanes camerounais est le premier à mettre en
garde contre l’insécurité notoire régnant en Guinée Équatoriale voisine.
Les problèmes de taxations (y compris communales), les « dérangements » causés
par les douaniers, les contrôles sourcilleux des policiers, qui sont des paramètres davantage
d’ordre local que national, jouent un rôle fondamental dans le déplacement des marchés.
Le cas de Kerawa et Banki le rappelle, tout comme celui d’Abang Minko’o et Kyé Ossi :
Kerawa et Abang Minko’o ont pâti des prélèvements excessifs exigés, pour l’un, par les
douaniers nigérians, pour l’autre, par les douaniers et policiers gabonais d’Eboro.
L’attitude accommodante de l’État camerounais vis-à-vis des étrangers désireux de
fréquenter les marchés frontaliers dénote par rapport aux pays voisins, tels le Gabon ou la
Guinée Équatoriale (cf. 3ème partie, III-A). Par exemple, les Tchadiens qui se rendent à
Mbaiboum via la RCA, ont plus de fil à retordre avec les représentants de l’État
centrafricain qu’avec ceux du Cameroun.
Sur le marché de Mbaiboum, ce sont les ponctions financières du lamido de Rey-
Bouba sur tous les intervenants du marché qui risquent, à terme, de compromettre l’essor
des activités (cf. 3ème partie, III-B).
À l’évidence, l’existence d’un climat de sécurité minimale et la modération des
taxations dans la zone d’implantation du marché influent sur la localisation, l’ampleur et la
durée de vie des points d’échanges.

e- Localement : une densité humaine appréciable, une circulation monétaire intense

Un seuil minimal de densité humaine (au moins 20 hab/km²) et une circulation


monétaire intense sont requis pour voir éclore un marché frontalier. En aucun cas, ceux-ci
ne peuvent s’inscrire dans des régions à la fois vides et situées hors des grands circuits
marchands. Dans la première partie (II-B-1), il a été montré que les espaces frontaliers
ponctués de marchés coïncident avec des zones densément habitées, y compris en milieu
rural. Non seulement les marchés s’appuient sur un peuplement appréciable, mais ils
s’effectuent dans des régions où circule une masse monétaire suffisante. Dans les
campagnes, la diffusion d’argent en espèces est souvent corrélée à une culture
commerciale. Kyé Ossi et Abang Minko’o sont implantés en zone cacaoyère (mais celle-ci
laisse place à des cultures maraîchères et vivrières destinées à la vente) ; Babadji,
surnommé Bakao (au sud de Figuil), se situe en zone cotonnière.
Encore une fois, le cas de Mbaiboum est très représentatif. L’apparition du
marché a été sous-tendue par la densification du peuplement régional, opérée grâce à la
politique de migrations villageoises entreprise, depuis 1983, par la Sodécoton. Les 20 000

298
personnes déplacées dans la région de Touboro-Mbaiboum, qui appartiennent à 23 ethnies
différentes (avec une forte prédominance de Toupouri et de Mafa) ont été installées dans
32 villages (fig.60), spécialement construits pour l’occasion, et dotés d’infrastructures
d’accueil (école, dispensaire, forage). L’école primaire de Mbaiboum compte d’ailleurs
parmi ces réalisations. Sans le vouloir, puisque son but premier était d’étendre la zone
cotonnière, la Sodécoton a donc créé les conditions nécessaires au développement d’un
commerce frontalier : en aménageant les pistes rurales, en peuplant la région et en
rétribuant en numéraire les paysans, devenus des consommateurs potentiels. Au nord de
Mbaiboum, l’ouverture de pistes « pour les migrants » destinées à faciliter l’installation
des producteurs dans des zones non occupées, a tôt contribué à l’éclosion d’une série de
petits marchés hebdomadaires, frontaliers du Tchad (fig.60). Parmi eux, Siri, est un village
créé en 1983 et peuplé de Toupouri. Il bénéficie d'une situation centrale, au cœur des
boucles formées par les autres nouveaux villages. De ce fait, son marché, qui bat son plein
le mardi, est plus animé que ceux de Gor (le samedi) et Madingrin (le dimanche). Ces
petits centres, fréquentés par des commerçants de Touboro, Mbaiboum et Garoua, attirent
les populations tchadiennes qui habitent à proximité. Les échanges sont particulièrement
intenses de mars à mai, au moment de la récolte du coton et du paiement des planteurs.
La promotion des marchés frontaliers obéit à une gamme restreinte de facteurs.
Qu’un ingrédient de ce précieux cocktail vienne à disparaître (hausse des taxes,
développement de l’insécurité, problème d’accès…), et l’animation retombe, le marché
sombre, les commerçants s’éloignent. La mutation des points d’échange est relativement
rapide, avec parfois des mouvements de rotation d’une localité à l’autre. Au final, faute de
disposer d’infrastructures permanentes, rares sont les marchés qui s’imposent au-delà de
15-20 ans.

Ce premier chapitre a mis en exergue l’intensité des flux commerciaux frontaliers,


et leur amplitude variable. Les échanges frontaliers recouvrent une réalité composite. Ils
concernent tout aussi bien le trafic terrestre de biens manufacturés nigérians entre
Maiduguri et Maroua, l’expédition par voie maritime des vivres camerounais de Douala
vers Libreville et la redistribution vers le Cameroun des marchandises asiatiques importées
de Doubaï par la frontière aéroportuaire de N’Djamena. Ces trois exemples ne sont pas
fortuits ; ils sont l’occasion de rappeler les grandes composantes du commerce frontalier
de contournement dans la région. Ainsi, les produits manufacturés exportés par le Nigeria
et, secondairement par le Cameroun, vers l’Afrique centrale représentent une grosse part
des échanges frontaliers, le Cameroun se posant comme une gigantesque passoire pour les
marchandises nigérianes destinées à la zone franc. Les flux complémentaires de produits
agro-pastoraux constituent, à toutes les échelles spatiales, une autre dimension importante
des échanges frontaliers en Afrique centrale. Quant à la (ré)apparition des partenaires
commerciaux originaires du Proche-Orient (Libye, Arabie Saoudite, EAU…) dans
plusieurs pays d’Afrique centrale, elle est l’un des éléments les plus marquants de la
décennie 90, qui n’est pas sans portée géopolitique.
Que ce soit à grande ou à petite échelle, ces échanges frontaliers multiples ont
comme caractéristique majeure de suivre des itinéraires qui fluctuent au fil de temps en
fonction d’une kyrielle de paramètres locaux (dégradation d’une route, regain de contrôles
et de taxations sur un axe, hausse du banditisme…). La conséquence de cette mouvance
des voies de circulation est l’instabilité des marchés frontaliers. Places-pivots pour le
rabattement et l’éclatement des flux de marchandises, les localités commerciales
frontalières

299
Fig.60

300
fondent leur dynamisme sur la qualité de leur desserte (en général routière) ; elles
encaissent donc inévitablement les mouvements de bascule qui affectent les axes de
communication et qui sont encore plus fréquents lorsqu’on est en présence
d’infrastructures de transport légères. Ainsi, les points d’échanges sont éphémères. Le
grouillement d’activités se déplace perpétuellement en bordure des frontières, au gré des
opportunités de circulation et de situation qui se créent. Face à cette donne changeante, les
acteurs n’ont d’autre choix que de s’adapter. Mais la capacité de réaction et les enjeux ne
sont pas les mêmes pour tous.

301
II- Les acteurs et les praticiens de la frontière

Les acteurs et les praticiens de la frontière sont ceux, individus ou entreprises, qui
profitent directement ou indirectement de l’articulation entre deux ou plusieurs territoires
d’État. Acteurs et praticiens de la frontière se confondent avec les « frontaliers » si, et
seulement si, ce terme est considéré dans une large acception et recouvre à la fois les
personnes vivant à la frontière et celles vivant de la frontière, ces dernières ne résidant pas
forcément sur son lieu même.
En France, l’appellation de « frontalier », consacrée par la législation fiscale, fait
habituellement référence, par ellipse, aux migrants pendulaires qui chaque jour font la
navette entre deux territoires d’État, celui où ils résident et celui où ils travaillent, à l’instar
des frontaliers savoyards employés en Suisse ou des Alsaciens travaillant en Allemagne.
Une telle association est quelque peu gênante, d’une part à cause de son caractère
réducteur, d’autre part parce qu’elle suppose une proximité géographique obligatoire avec
la frontière. Or, les commerçants africains spécialistes de l’import-export sont parfois
installés à distance de la frontière. Par ailleurs, le phénomène des travailleurs frontaliers
est peu répandu en Afrique centrale. Là-bas, la plupart des « professionnels » de la
frontière sont des commerçants et ceux-ci ne font qu’une incursion momentanée, rarement
quotidienne de l’autre côté de la frontière. Les connotations attachées au terme de
frontalier rendent son utilisation délicate. Alors, quel(s) mot(s) employer pour nommer les
divers intervenants à la frontière ?
Les termes « d’usager » et de « professionnel » de la frontière sont imparfaits et
feront l’objet d’un emploi ponctuel. En effet, « usager » sous-entend un déplacement ; or,
beaucoup de grands commerçants voyagent peu et envoient à leur place cadets ou
employés. Quant au mot de « professionnel », il a le défaut d’exclure les exploitants
occasionnels de la frontière (comme les paysans) ou ceux qui effectuent leur premier coup
d’essai.
Les termes globaux « d’acteur », « d’exploitant » ou de « praticien » de la
frontière me semblent plus adéquats. Ils ne se limitent pas aux personnes (mais peuvent
aussi inclure des entreprises) et ils n’impliquent pas forcément une proximité
géographique avec la frontière. Le mot « acteur » est sans conteste le plus neutre des trois ;
il renvoie à la fois aux personnes qui interviennent à la frontière (de près ou de loin) et
celles qui y sont simplement présentes. Les expressions de « praticien » ou « d’exploitant »
sont davantage significatives : elles suggèrent l’élaboration de manœuvres pour exploiter
les opportunités frontalières, « praticien » drainant avec lui l’idée de métier, d’habitude et
« exploitant », la notion de stratégie.
Les commerçants et les transporteurs177 ont « naturellement » focalisé mon
attention étant donné que le trafic commercial constitue la principale activité économique
des zones bordières. Cependant, d’autres métiers sont générés par la frontière, de celui de
passeur à celui de douanier via ceux de prostituées ou d’aubergistes. Ces différents acteurs
de la frontière sont identifiés dans un premier temps. L’hétérogénéité des profils
socioprofessionnels, appréhendée à travers la sélection de quelques biographies, est grande
chez ces praticiens de la frontière : se mêlent des hommes et des femmes de tous âges,
d’ethnies et de cultures variées, aux parcours antérieurs disparates (A). Tous ont en
commun d’évoluer dans un univers instable, qui comporte des risques multiples, et tous
tentent de s’organiser en conséquence, notamment en mobilisant selon la conjoncture des
liens communautaires différents (familial, politique, ethnique, religieux…) (B). La

177
- Par transporteur, j’entends le patron d’une société de transport et non un camionneur ou chauffeur.

302
possibilité de rebondir de chacun est corrélée à un ensemble de facteurs, parmi lesquels
l’assise financière, les moyens d’accès à l’information, le bagage culturel et les relations
avec le pouvoir tiennent un rôle primordial.

A- Qui vit de la frontière ? Des acteurs fort différents

La diversité et la multiplicité des exploitants de la frontière rendent ardues leur


présentation et leur classification. Outre les commerçants et les transporteurs individuels
auxquels on songe immédiatement quand on évoque les acteurs de la frontière, il est
également fait mention dans les lignes suivantes des grandes sociétés parapubliques ou
privées (industrielles, commerciales ou de service), appartenant au secteur dit « officiel ».
De fait, l’animation frontalière n’est pas uniquement le fait de dynamismes privés
marchands, même si ceux-ci sont prépondérants.
On compte aussi parmi les praticiens de la frontière ceux qui s’emploient dans des
activités de service aux confins des territoires, les fonctionnaires, les intermédiaires des
filières de commercialisation et de transport, les populations locales (urbaines ou rurales)
qui revêtent occasionnellement l’habit de passeur ou de trafiquant, etc… Ces acteurs
hétéroclites sont ici identifiés en fonction de leur appartenance nationale, ethnique et
culturelle, ainsi qu’en fonction de leur parcours scolaire et professionnel antérieur (du
moins, pour les individus). Au final, j’ai choisi, pour des raisons de commodité et de
clarté, de répertorier les exploitants de la frontière sous quatre rubriques : les sociétés
« officielles », les commerçants et transporteurs individuels, les intermédiaires de la chaîne
du commerce et du transport, et les autres acteurs (fonctionnaires, coupeurs de route…).

1- Les grandes sociétés parapubliques et filiales de groupes étrangers

Pour beaucoup d’auteurs, les flux commerciaux frontaliers se signalent par leur
caractère « informel » (Igué, 1995), « parallèle, clandestin ou souterrain » (Bach, 1994),
en bref, par leur « statut non-officiel » (D. C. Bach). On ne reviendra pas sur les problèmes
de terminologie (traités en I-A-1 de cette 2ème partie), mais plutôt sur la nécessité de
relativiser l’absence de participation des entreprises dites « officielles » au commerce
frontalier. Certes, ces dernières sont les victimes d’une concurrence déloyale liée à la
commercialisation frauduleuse de produits importés en contrebande. Mais si les échanges
noués par delà les frontières sont largement le fait d’individus privés, insérés ou non dans
des « réseaux » marchands, les grandes sociétés industrielles ou commerciales, privées ou
parapubliques, prennent part, elles aussi, aux échanges frontaliers. Ainsi, au Tchad, la
Manufacture de Cigarettes du Tchad (MCT) se charge d’alimenter la Centrafrique en
cigarettes178 à partir de l’unité de production de Moundou, depuis la destruction de l’usine
Socacig de Bangui en 1996. La société privée camerounaise Sitabac, dont l’usine est à
Douala, possède des implantations à N’Djamena, en RCA, au Congo et en Guinée
Équatoriale. De même, la société CIMENCAM (détenue à 65% par l’État camerounais et à
35% par le groupe Lafarge) possède des dépôts de ciment (souvent de simples conteneurs
laissés sur place) dans tous les principaux marchés frontaliers du pays179 ; elle constitue
ainsi un acteur à part entière du commerce transfrontalier en Afrique centrale (fig.61 et
photo.35, p.287).

178
- En 1997, deux conteneurs sont expédiés chaque semaine de Moundou vers Bangui.
179
- À l’exclusion de la frontière bordant le Nigeria.

303
Désireuses de profiter du différentiel frontalier, nombre de sociétés industrielles
ou commerciales prennent pied à la frontière. Tantôt elles implantent un dépôt (cf. la
station service Elf ouverte en 1992 à Mbaiboum), fréquemment géré par un commerçant-
grossiste privé (c’est le cas des Brasseries du Cameroun sur le même marché), tantôt elles
dépêchent une camionnette chargée de sillonner les marchés frontaliers le jour de leur
animation. Par exemple, la place marchande de Kyé Ossi (au sud-Cameroun) est desservie
par les camionnettes des sociétés BAT (distributeur des cigarettes L&B) et des Brasseries
du Cameroun. Précédemment, on a évoqué la firme de textiles Cicam qui organise la vente
de pagnes à Mbaiboum et à Kousséri à travers sa société de gérance Newco. La firme
Sitabac (vente de cigarettes Three Rings) envoie deux fois par mois une camionnette
Dallas dans les marchés frontaliers du département du Mayo-Rey (province camerounaise
du Nord). Ces firmes parapubliques ou filiales de groupes multinationaux privés ne sont
pas les pionnières du lancement des marchés frontaliers. En général, elles s’installent après
la création des premières boutiques et le démarrage des activités commerciales, entérinant
après coup l’essor d’un nouveau lieu commercial. Elles investissent la frontière sur un
mode souple, facilement rétractable, mais incarnent un type de commerce enregistré et
frappé de taxes « légales ».
Dans le domaine de l’organisation du transport routier international et du transit,
l’intervention de grandes sociétés privées, filiales de groupes étrangers dément
l’accaparement exclusif des activités frontalières par des opérateurs du secteur dit
« parallèle ». L’exemple du groupe italien White Eagle Holding qui possède, entre
autres180, les sociétés de transport UTC au Cameroun, TTS au Tchad et BGA en RCA,
depuis respectivement 1988, 1990 et 1991, est emblématique des grandes firmes
étrangères qui interviennent dans les relations transfrontalières. Si la société UTC est
spécialisée dans les liaisons intérieures méridiennes au Cameroun, TTS (Tchad) et BGA
(RCA) s’affirment comme transporteurs internationaux : forte de 42 camions et de 68
employés, BGA partage ses activités entre le transport de ciment Cimencam (de
Ngaoundal vers Bangui), l’évacuation des grumes centrafricaines jusqu’au port de Douala
et, secondairement, l’acheminement de coton-fibre des usines Sococa vers Ngaoundéré.
Équipée de 68 camions et comptant 250 personnes au plus fort de son activité (pendant la
campagne cotonnière), TTS transporte du coton pour le compte de la Cotontchad (80% de
son activité en 1995), ainsi que du kérosène et du carburant depuis la raffinerie de Limbé
(au Cameroun) jusqu’à N’Djamena. TTS et BGA tranchent avec les autres sociétés de
transport nationales par leur gestion et leur structure modernes, leur équipement
sophistiqué et récent (beaucoup de camions sont neufs). Les deux firmes bénéficient de la
logistique de leur consœur UTC au Cameroun, notamment des appareils de manutention et
de transbordement (grues…) à Ngaoundéré. Basé à Bangui (avenue Boganda), BGA
possède à la frontière des stations de dépannage et d’assistance (à Gamboula, Garoua
Boulai et Berbérati) ; TTS s’appuie sur un garage de base à Pala (à une cinquantaine de
kilomètres de la frontière camerounaise), sur l’atelier de réparation de Ngaoundéré qui
abrite une partie du parc de ses camions-tracteurs, et sur un parc de conteneurs-citernes,
stationnés à Douala. L’équipement et la logistique de ces sociétés justifient leurs tarifs
élevés (TTS est la société de transport la plus chère du Tchad) et leur sollicitation par les
grands transitaires internationaux (TTS est le partenaire attitré de Saga-Stat et Socopao -
groupe Bolloré-). Ce sont elles qui accaparent le

180
- Le groupe possède d’autres sociétés au Gabon, en Guinée Équatoriale, au Congo et en Angola.

304
fig.61

305
transport du matériel de travaux publics pour le compte de firmes multinationales comme
Bouygues ou Satom.
Le recours à des transitaires est fréquent de la part des commerçants spécialisés
dans l’importation de céréales (blé, riz…) ou dans l’exportation de matières premières
locales (bois, gomme arabique, café, coton…). Chargés d’accomplir les formalités
administratives (dédouanement, assurance…) et de recruter d’éventuels transporteurs, les
transitaires sont des interlocuteurs indispensables pour les transporteurs routiers à la
recherche de fret. Les grandes sociétés officiellement agréées (comme SDV ou TTCI qui
est agent Saga, en RCA), se taillent une part importante du marché en raison de leur renom
et de la garantie de sérieux qu’elles impliquent pour des partenaires commerciaux lointains
(européens, asiatiques, américains…). Ces firmes côtoient donc les petits transitaires
nationaux étiquetés « informels », dont l’envergure est moindre et les prix plus abordables.
Souvent oubliées de la liste des usagers de la frontière, les grandes entreprises
parapubliques et les filiales de groupes privés multinationaux savent composer avec les
écarts de prix, de réglementation et de législation nationale pour participer, elles aussi, aux
activités frontalières. Rappelons encore une fois que ces sociétés reconnues et cataloguées
comme « officielles ou formelles » en viennent quelquefois à pratiquer des activités
« informelles » (versement de dessous-de-table pour acquérir un marché, recours à des
partenaires « informels » -transporteurs, transitaires ou distributeurs commerciaux-).

2- Commerçants et transporteurs individuels

Le choix a été fait de traiter ensemble des commerçants et des transporteurs


compte tenu de la confusion fréquente de ces deux activités. En effet, beaucoup de grands
négociants sont également transporteurs, l’achat d’un camion représentant l’un des
premiers investissements qui symbolisent la prospérité des affaires. Et vice versa, maints
transporteurs diversifient leurs activités en s’engageant dans le commerce, même
occasionnellement (par exemple, pour éviter un retour à vide de leur véhicule). Bien sûr,
nombreux sont ceux qui se restreignent à une seule activité, faute de moyens ou par simple
volonté. Dans les lignes suivantes, l’accent est mis sur les commerçants et les
commerçants-transporteurs car les personnes qui exercent uniquement une activité de
transport sont, somme toute, en proportion limitée.
Pour quelques individus, le commerce frontalier est une activité d’appoint, en
particulier pour les ruraux. Ainsi, certains paysans et pêcheurs qui habitent un périmètre
proche de la frontière écoulent une partie de leur production vers le pays voisin ou se
livrent, pendant la morte saison, à un trafic transfrontalier local pour compenser la
faiblesse des revenus agricoles. G. Magrin (1996) aborde le cas de jeunes paysans de Mani
(un village tchadien situé en bordure du lac Tchad) qui s’adonnent en parallèle à la
contrebande d’essence entre Gambaru (Nigeria) et le Tchad. On peut aussi évoquer les
pêcheurs de Mani qui commercialisent leurs produits au marché de Blangoua (Cameroun)
ou les paysans camerounais de la vallée du Ntem qui préfèrent écouler leurs récoltes au
Gabon plutôt que vers Yaoundé, Ebolowa ou Ambam. Les planteurs tchadiens des
préfectures des Logone et du Mayo-Kebbi, qui expédient leur coton-graine au Cameroun
voisin pour profiter des prix d’achat plus attractifs, illustrent pareillement l’utilisation
circonstancielle de la frontière par les ruraux. Ce trafic frontalier d’appoint n’est pas
négligeable mais son importance reste très relative par rapport à celle des individus
exerçant des activités frontalières à plein temps. C’est donc à cette dernière catégorie
d’acteurs qu’est consacrée mon analyse. Pour ceux-là, l’activité frontalière est une

306
occupation principale qui, tantôt relève d’une stratégie de survie, tantôt constitue un mode
d’enrichissement et d’accumulation socio-économique.
Compte tenu de leur immersion dans des contextes socio-économiques, culturels
et politiques différents, les acteurs économiques arborent des profils sensiblement variés
d’un lieu à l’autre, ce qui n’exclut pas les points communs, mais complique leur
description. Le choix a été fait de présenter les exploitants de la frontière sur la base de
l’environnement social auquel ils se rattachent. De fait, les structures communautaires
fournissent un système de valeurs, « des cadres de perception » et des « répertoires de
conduite » (J.-P. Warnier) qui se prêtent plus ou moins au développement des échanges
commerciaux à distance et qui encouragent peu ou prou l’accumulation personnelle. Actifs
dans leur région d’origine, les groupes commerçants essaient tous d’étendre leur influence
vers d’autres contrées, ce qui engendre un chevauchement des aires commerciales.
Certaines zones sont, ainsi, l’objet d’interférences et de concurrences entre plusieurs
réseaux marchands. Dans la mesure du possible (mais les données dont je dispose sont
lacunaires, par exemple pour le Nigeria) la « niche » et l’aire d’extension spatiale de
chacune des communautés marchandes ont été précisées et j’ai tenté d’esquisser des
profils-types de commerçants, illustrés par la mention de quelques cheminements
biographiques.

a- Les grands négociants musulmans, les « Al-Hadji »

La religion musulmane constitue le dénominateur commun à un premier ensemble


de commerçants, basés dans la région qui chevauche le nord-Nigeria, le nord-Cameroun et
le Tchad. Transcendant les particularismes ethniques, cette communauté marchande,
définie par son adhésion à l’islam, se compose d’Haoussa et de Kanouri -surtout implantés
côté nigérian-, de Foulbé ou de populations « foulbéisées » (Arabes Choa, Daba…) qui
forment le gros bataillon des commerçants au nord-Cameroun et qui côtoient, au Tchad,
Kanembou, Ouaddaïens et Arabes (originaires du Biltine, du Ouaddaï, du Batha ou du
Chari-Baguirmi). Dans leur bastion d’origine, ces commerçants monopolisent les filières
d’import-export, en particulier le commerce de céréales et le négoce de bétail. Leurs
réseaux d’implantation s’étendent jusqu’en Afrique centrale forestière. Par exemple, l’un
des principaux boutiquiers du petit port gabonais de Cocobeach (à la frontière de la Guinée
Équatoriale) est un Peul, originaire de Ngaoundéré. Né en 1968, Ibrahim a grandi au
Gabon (où son père s’est installé avec une Gabonaise) et retourne en moyenne une fois par
mois au « pays » (le Cameroun) pour approvisionner ses trois magasins de Cocobeach et
voir, à Ngaoundéré, ses deux enfants. L’homme se livre également à un trafic intense avec
la Guinée voisine. En RCA, Bangui abrite une importante communauté de marchands
haoussa, descendant des populations courtières du XIXème siècle181, mais aussi des
musulmans tchadiens, exilés par la guerre à la fin des années 70 et spécialisés dans la
commercialisation de bétail sur pied, d’ail, d’oignons, de natron et d’arachide. La plupart
de ces négociants sont parés d’une double nationalité, celle de leur pays d’origine et celle
du pays d’accueil.
Ce groupe de marchands musulmans s’inscrit dans une tradition régionale
ancienne, celle du commerce transsaharien contrôlé par les États précoloniaux islamisés de
la bande sahélienne (Arditi, 1990). Dans cette zone, « islam et négoce ont toujours été

181
- Le député et ancien ministre Abou Bakar est l’un de ces Haoussa nés en RCA et dotés de la nationalité
centrafricaine : l’homme possède une société d’import-export et de transport (de coton) -Sofrimex- et il
détient en 1995 l’un des cinq bureaux d’achat de diamants (Badica), dirigé par son cadet Abou Karim.

307
intimement liés et se sont mutuellement renforcés » (E. Grégoire, P. Labazée182). Comme
le rappellent ces auteurs, « l’idéologie islamique (… ) apporte (… ) un cadre contractuel
parfaitement adapté aux exigences des affaires traitées à distance, et définit une éthique et
des règles précises de conduite » (1993, op. cit., p. 16). En auréolant d’une dimension
sacrée les transactions passées entre commerçants croyants, l’islam confère assurance et
sûreté aux contrats, aux crédits ou aux avances en marchandises et fédère des noyaux
marchands séparés par la distance.
Héritée d’un passé lointain, la prépondérance musulmane parmi les hommes
d’affaires du Tchad, du nord-Cameroun et du nord-Nigeria a été renforcée par l’attitude
réfractaire adoptée par les Foulbé et les « Tchadiens du Nord » à l’égard du système
scolaire colonial.183 Sultans, chefs traditionnels et notables musulmans boycottèrent
« l’école des Blancs », dispensée par des Chrétiens (donc, potentiellement subversive), au
profit de l’école coranique. Un commerçant peul de Pété (au nord de Maroua) relate, par
exemple, comment son père (éleveur et marabout) lui évita l’école à la fin des années 50,
en faisant don de deux bœufs au chef de canton. La résistance culturelle manifestée par
bon nombre d’élites islamiques les priva de postes de responsabilité dans la fonction
publique et les aiguilla vers le négoce.
Le chevauchement ancien des activités religieuses et commerciales a débouché,
dans les années 80, sur l’apparition d’un nouveau personnage, le « pèlerin-commerçant »,
qui constitue une facette fréquente des acteurs économiques musulmans. Le voyage en
terre sainte, qui compte parmi les cinq piliers de l’islam, est recommandé à tout croyant,
s’il en a la force et les moyens. Depuis des dizaines de décennies, le Hadj (le grand
pèlerinage) apporte la consécration qui sanctionne la réussite économique et sociale. Mais
s’ils partent initialement prier dans les lieux saints, les fidèles en profitent pour effectuer
moult emplettes et réaliser des affaires. Celles-ci ont pris des proportions considérables
avec la mise en place de liaisons aériennes directes entre Djeddah et les villes africaines et
avec le rôle de plate-forme commerciale acquis par l’Arabie Saoudite et les EAU pour la
diffusion de produits asiatiques (cf. 2ème partie, I-A). Pour maints grands négociants
africains, le royaume wahhabite est ainsi devenu une source d’approvisionnement parmi
d’autres, notamment pour les pièces détachées et les véhicules, le prêt-à-porter, les tissus et
les biens manufacturés à haute valeur ajoutée. En sus de leur magasin-entrepôt de céréales,
de produits agricoles ou de peaux, nombre d’Al-Hadji possèdent une boutique
exclusivement achalandée en marchandises d’Arabie Saoudite. De ce point de vue, le
pèlerinage à la Mecque consacre autant de commerçants que de « Al-Hadji ».
Au-delà des valeurs religieuses islamiques communes à tous les grands
négociants de la moitié nord de l’Afrique centrale, on peut déceler plusieurs profils
d’opérateurs économiques selon les générations et selon les pays (le Tchad et le Cameroun
ne présentent pas les mêmes types d’acteurs). D’une génération à l’autre, des divergences
apparaissent en matière de parcours scolaire, de trajectoire professionnelle et des modalités
d’accès au commerce (constitution d’un capital de départ).

• La « vieille » génération des commerçants foulbé ou haoussa


Un premier profil de commerçants musulmans, de plus de 40 ans, s’observe parmi
les négociants foulbé de la moitié septentrionale du Cameroun et, à un moindre degré, au
Tchad.

182
- Grégoire E. et Labazée P., in Grands commerçants d’Afrique de l’Ouest, 1993, p. 27.
183
- Selon C. Coquery Vidrovitch et H. Moniot (l’Afrique Noire de 1800 à nos jours, PUF, éd. 1974, rééd.
1993, 501 p.), les Anglais auraient découragé l’enseignement missionnaire au nord du Nigeria, au nom du
respect de la tradition et de l’islam.

308
Au nord du Cameroun, les commerçants, pour l’essentiel Foulbé, nés pendant les
décennies 40 et 50 (voire avant), n’ont pas été scolarisés (sinon, jusqu’aux premières
années du primaire). Ils n’ont fréquenté que l’école coranique et, en conséquence, ne
parlent pas (ou peu) le français. La plupart sont fils de berger, de cultivateur, de marabout,
parfois de commerçant (de peaux, de cola, de bétail…). Ils ont débuté le commerce dès
l’enfance ou l’adolescence par la revente au détail de produits traditionnels (cola, produits
agricoles…) ou de biens de consommation courante nigérians (tissus, pagnes, rasoirs,
bonbons…), souvent acquis à crédit chez un commerçant, puis redistribués en ville ou en
brousse. Plus rares sont ceux qui ont suivi des apprentissages professionnels, par exemple
comme mécanicien (qui ouvre la voie au commerce de pièces détachées) ou comme
maçon. L’exercice d’un petit commerce de départ a permis à ces commerçants la
constitution d’une épargne, puis l’élargissement progressif de leurs activités. Ils ont
remonté la filière d’approvisionnement des marchandises, se rendant au fil des années sur
les marchés frontaliers nigérians, puis dans les villes intérieures nigérianes. La trajectoire
d’Al-Hadj A., grande figure commerçante de Ngaoundéré (un Haoussa), est
exceptionnelle : au départ chauffeur, l’homme est devenu transporteur, puis négociant et
industriel. Ce passage du transport au commerce est peu courant, le cheminement inverse
prévalant usuellement. Le parcours d’Hadali B. à Garoua, passé du petit commerce au
négoce de céréales, puis au transport, est assez représentatif des self-made men du nord-
Cameroun :

Hadali B. aborde la cinquantaine en 1996. C’est un Peul originaire d’un village proche de
Garoua, fils de cultivateurs. Il ne parle que le foulfouldé car il n’a pas été à l’école. À 12 ans, la
vente d’arachides cultivées sur les champs familiaux lui fournit une petite somme de départ. Il
devient vendeur détaillant de noix de cola, achetées à Garoua (par 100). Pendant six ans, il
s’adonne à la revente de produits vivriers collectés en brousse qu’il écoule sur Garoua. Grâce à ses
économies personnelles, il passe dans les années 70 au commerce de « cartons » (savon, sucre,
piles, sel, cubes Maggi…) achetés à Mubi (à la frontière du Nigeria), puis à Yola et Maiduguri. Il
continue actuellement ce commerce de biens de consommation courante, mais il a cessé toutes
activités avec le Nigeria depuis le milieu des années 80. Il est aussi devenu un grand négociant en
céréales (maïs, farine de blé, riz). Pour toutes ses marchandises, il s’approvisionne à Douala puis
livre des grossistes basés à Maroua, Garoua ou Ngaoundéré. Il possède un dépôt et un bureau
climatisé au grand marché de Garoua, travaille avec téléphone et fax. Depuis 1988, il s’est lancé
dans le transport et se targue de posséder « au moins 10 camions » qui exploitent la ligne entre
Ngaoundéré et Maroua. Hadali est propriétaire de plusieurs maisons louées à Garoua, il possède
des champs (cultivés à des fins personnelles) et s’est constitué un troupeau de bovins. Il hésite à
commencer le commerce de bétail et mûrit des projets de petite industrie. Élu conseiller municipal
en janvier 1996 sur la liste de l’opposition UNDP, il est l’un des principaux bailleurs de fonds du
parti.

Les affaires de cette génération de négociants ont été fondées au cours des années
70 et 80 sur l’importation de biens manufacturés nigérians et sur la (ré)exportation, en
retour, de céréales (riz, farine de blé) et de produits agro-pastoraux. Au Cameroun, ce
commerce fut prospère pendant la période du président Ahidjo qui octroya de nombreux
privilèges à l’élite musulmane du nord. La fortune d’Al-Hadj Nassourou, un commerçant
de Garoua aujourd’hui retraité, fut largement commandée par le monopole d’exportation
de l’arachide que lui concéda le président Ahidjo, en remerciement du financement de sa
campagne électorale. Les prêts bancaires accordés avec laxisme à quelques grands
négociants du nord-Cameroun durant les années 70 ont passablement contribué à
l’effondrement des banques dans les années 80 (plusieurs d’entre eux n’ayant jamais
remboursé). Les plus riches de ces opérateurs ont investi dans le transport, l’industrie (cas

309
de Fadil à Garoua, d’Al-Hadji Abo et Garou à Ngaoundéré), certains sont devenus
commissionnaires de transport.
Le mode de gestion de cette catégorie de commerçants reste personnalisée,
« artisanale ». La plupart s’appuie sur des comptables et des gérants salariés. L’usage du
téléphone, voire du fax, s’est répandu, mais l’informatisation ou le recours à des cabinets-
conseils sont inexistants.
Cette génération de commerçants qui se retrouve au Tchad, mais de manière
moins systématique, n’a pas toujours opté pour la scolarisation de ses enfants. Les empires
bâtis par Al-Hadj Nassourou ou Fadil à Garoua s’émiettent au milieu des années 90,
partagés entre une descendance nombreuse, dont peu sont aptes à reprendre le flambeau,
faute d’être passés par le chemin de l’école.

• La nouvelle génération
Les rares commerçants (nés avant l’indépendance) à avoir investi dans les études
de leurs enfants ont permis l’émergence d’une nouvelle génération d’opérateurs
économiques, à peu près âgés entre 25 et 35 ans en 1996. Poursuivant les affaires de leurs
pères, ceux-là ont un bagage culturel et un mode de travail bien différents. La plupart ont
suivi des études supérieures à l’étranger, avec une spécialisation fréquente en gestion-
informatique. Ils ont voyagé dans les pays occidentaux, et font preuve d’une gestion plus
rigoureuse (emploi de l’ordinateur, recrutement du personnel sur des critères de
compétence). Les dirigeants de la quincaillerie de la Mosquée à N’Djamena et de
l’industrie NOTACAM de Garoua illustrent cette relève père-fils :

Oumar A. a 28 ans et est directeur général de la quincaillerie de la Mosquée, ouverte par


son père à N’Djamena en 1965. Le père, un Peul de Dourbali (Chari-Baguirmi), parle seulement
foulfouldé et arabe. Il approvisionnait son magasin en marchandises importées du Nigeria et du
Cameroun. Le fils, envoyé étudié au Caire, a suivi une formation de gestion et de programmation
informatique. Ne parlant ni peul ni français, il maîtrise parfaitement l’arabe et l’anglais. Il a voyagé
au Nigeria, au Mali, aux États-Unis. Pour l’instant, il a repris la quincaillerie familiale où il
introduit une gestion informatisée et initie une ouverture commerciale avec l’Europe. Oumar
projette de monter un magasin de matériel informatique, avec l’aide de son père, « quand le pays
sera prêt ».

Sidiki A. a 34 ans. C’est un Peul, originaire de Guidiguis (Extrême-Nord du Cameroun).


Il a vécu 12 ans en région parisienne, où il a passé son bac de gestion puis obtenu un BTS et un
DESR de comptabilité. Il cesse alors ses études pour aider son père. Ce dernier, installé à Maroua,
fut collecteur, puis exportateur de peaux brutes vers l’Europe et l’Asie. Ensemble, ils fondent en
1987, la Nouvelle Tannerie du Cameroun (NOTACAM), une S.A. dont la famille est actionnaire à
90% et qui est spécialisée dans la vente de peaux semi-tannées à des tanneurs européens. L’usine
est implantée dans la zone industrielle de Maroua et emploie 400 personnes, en comptabilisant les
dépôts de collecte de Garoua et Ngaoundéré. La gestion de l’entreprise est informatisée et Sidiki
met en place le tannage complet des peaux exportées (jusqu’ici, seulement 80% de la
transformation est réalisée). Cette dernière étape exige davantage de savoir-faire technologique. Un
technicien européen a pour ce faire été engagé et une usine a été rachetée en 1996, à Ngaoundéré.
Les peaux entièrement tannées pourront être vendues directement aux usines de chaussures, dès le
début de l’année 1997.

• Le cas particulier des grands négociants du Tchad


Les deux profils qui ont été dressés ne couvrent naturellement pas toutes les
situations de commerçants et le premier portrait vaut surtout pour le nord-Cameroun.
L’élite commerçante de N’Djamena diffère sur de nombreux points de celle rencontrée
dans les grandes villes du Cameroun septentrional : par le niveau d’étude en moyenne plus

310
élevé, l’origine familiale plus diversifiée, l’exil enduré à cause de la guerre, et enfin, par
les opérations fréquentes de chevauchement accompli en tant qu’ancien fonctionnaire ou
salarié du secteur privé.
Le biculturalisme (alliant valeurs musulmanes et occidentales) et le niveau
d’instruction parfois élevé des grands négociants tchadiens créent une première
différenciation avec leurs homologues camerounais. Le rejet de l’école par les populations
musulmanes du Tchad central (Arabes, Kanembou…) semble avoir été moins massif que
celui des Foulbé du nord-Cameroun. Organisés hiérarchiquement selon un système de
castes héréditaires, ces derniers campent fièrement sur leurs traditions culturelles et peu
d’entre eux, aujourd’hui encore, entrevoient l’intérêt d’une scolarisation. Peut-être cette
attitude divergente vis-à-vis de l’école et des valeurs « occidentales » qu’elle véhicule est-
elle liée au mode différent d’instauration de l’islam dans les deux pays. Alors qu’au nord-
Cameroun l’islamisation résulta de la conquête militaire peul, au Tchad, elle fut
progressive et pacifique184 : en naquit un islam plus tolérant et « bonhomme », imprégné
de rites animistes et dépourvu de grande figure historico-culturelle mobilisatrice comme
celle d’Ousman Dan Fodio (Coudray, 1992). L’importance attachée (surtout dans l’est du
pays) aux études islamiques et arabes (Abéché fut un sanctuaire de grands lettrés) est une
autre caractéristique de l’islam tchadien. Par ailleurs, Cl. Arditi insiste sur « l’esprit
cosmopolite qui caractérisait déjà [au début du XXème siècle] ces milieux [commerçants
tchadiens] composés principalement “d’étrangers” [au XIXème siècle, le Tchad compte
des Foulbé, des Haoussa et des Kanouri venus de l’ouest, des Fezzanais arrivés de Libye,
des Djellaba originaires du Soudan…]. Certains grands commerçants avaient déjà pu
entretenir des contacts avec l’administration coloniale et les employés de maison de
commerce européennes. Certains commerçants estimaient alors que l’enseignement
européen, conjoint à l’apprentissage du Coran, était une condition de la réussite dans le
commerce et les affaires.»185
Tandis que les grands négociants musulmans rencontrés en 1996 au nord-
Cameroun affichent globalement un faible niveau d’études, au Tchad, un commerçant
interrogé sur deux est titulaire du baccalauréat et parle couramment français et arabe.
Maints négociants sont diplômés du supérieur, y compris chez les plus de 40 ans : H., 34
ans, est gérant de la société d’import-export familiale ; docteur en économie, il dispense
parallèlement des cours à l’Institut Supérieur de Gestion de N’Djamena ; tel autre
commerçant, d’une cinquantaine d’années, est un ancien élève de l’ENA en France ; celui-
ci a reçu une formation d’enseignant, celui-là est titulaire d’une licence de gestion…
Nombreux sont ceux qui ont suivi une formation à l’étranger, dans le cadre d’études ou
d’un premier emploi (à l’instar de cet ancien fonctionnaire d’Air Afrique envoyé en stage à
Abidjan). Certains, souvent forcés par l’exil, ont passé quelques années d’études en France
ou en URSS, les octrois de bourses pour l’ancienne Union Soviétique ayant été abondants
(une centaine par an) à la charnière des années 70 et 80 au Tchad.
Bien sûr, le haut niveau d’études des commerçants ne saurait être généralisé.
Parmi ceux qui ont réussi aujourd’hui, beaucoup ont appris « sur le tas », tel ce
commerçant-transporteur kanembou de 46 ans, qui fut éleveur jusqu’à 18 ans avant de se
lancer dans l’exportation de bétail, ou cet autre de 26 ans, qui commerce avec le Nigeria,
le Soudan et la RCA et n’a pas dépassé le cours général. En outre, la guerre civile, entamée
en 1979, a contraint nombre de Tchadiens à interrompre leurs études, surtout parmi la

184
- Elle s’accomplit sans guerre sainte, la djihad peul s’achevant sur les pourtours du lac Tchad et dans
l’Adamaoua.
185
- Arditi C., « Commerce, islam et État au Tchad (1900-1990) », in Grégoire E. et Labazée P., Grands
commerçants d’Afrique de l’Ouest, 1993, p. 189.

311
tranche âgée de 30-35 ans en 1995. Ainsi, Ali Annadif, prestigieux directeur de la société
ABHS186, l’une des premières firmes exportatrices de gomme arabique, a arrêté l’école en
quatrième à cause des « événements ».
Les négociants tchadiens semblent provenir d’un milieu familial relativement
composite : si d’aucuns ont baigné dans un environnement familial de commerçants
(depuis une ou deux générations, voire plus) qui a déterminé leur activité actuelle,
quelques-uns aujourd’hui négociants ou transporteurs, sont fils d’agriculteurs, d’éleveurs,
de militaires ou de chefs de canton.
À la différence des négociants camerounais, engagés tôt et de manière continue
dans le commerce, le parcours professionnel des opérateurs économiques tchadiens s’avère
plus diversifié. Les self-made men, analogues à ceux du nord-Cameroun, côtoient
beaucoup d’anciens salariés du secteur privé ou de la fonction publique : Ali S.,
aujourd’hui à la tête d’une société d’ingénierie-conseil, a commencé à travailler en 1973,
fort de son CAP de comptabilité, comme gérant de trois usines de limonade (détenues par
des Libanais), et ce, en parallèle à ses études au lycée ; tel quincaillier est un ancien
professeur de mathématiques ; Kadidja K., rare femme à s’être taillée une place parmi les
grands négociants musulmans de la capitale, fut tour à tour fonctionnaire (enseignante),
secrétaire de direction et restauratrice avant de monter sa société d’import-export. Pour
ceux-là, l’implication dans le négoce a été déterminée par les aléas de la guerre, la mort
d’un parent (et, avec elle, les nouvelles charges familiales à assumer), ou bien encore par
les opportunités d’une fonction administrative ou politique (on songe à Abdoulaye
Djonouma, qui fut ministre de l’Économie, avant de créer sa propre société commerciale).
Peut-être davantage qu’au nord-Cameroun, les destins individuels des acteurs
tchadiens ont été étroitement corrélés aux avatars de la vie politique nationale.
Pratiquement tous ont connu l’exil, plus ou moins temporaire (certains ont attendu la chute
d’Habré pour revenir au Tchad). Beaucoup de grandes fortunes se sont bâties à l’époque
du régime habréiste, grâce à la concession de marchés publics ou à l’obtention de licences
d’importation. Inversement, nombre d’hommes perçus comme des opposants au régime
habréiste ont assisté, dans les années 80, au déclin de leurs affaires quand ils n’ont pas été
contraints de tout interrompre. Ali S., Kanembou, relate les pressions politiques subies en
1983, par lui et ses partenaires libanais, pour stopper la lucrative réexportation de
cigarettes Benson (importées de Paris) vers le Soudan et comment l’affaire fut reprise par
des proches du pouvoir habréiste. Cette relation entre les grands négociants et le pouvoir
politique semble avoir cessé d’être obligatoire depuis 1990 et la « démocratisation »
proclamée du régime de Déby.
Le destin de T. pointe la corrélation entre la réussite de certains négociants-
transporteurs « nordistes » et la domination politique de forces armées originaires du nord
du pays. Celui de H. atteste, au contraire, le blocage de l’ascension économique des
opposants politiques à l’époque d’Habré :

La quarantaine, T. est un Arabe du Chari-Baguirmi, plus exactement un Dagana de


Massakory. Fils de transporteur, il naît et grandit à N’Djamena où il suit une scolarité jusqu’en
terminale (sans toutefois obtenir le bac). Tout en aidant son père à gérer ses camions, il acquiert
son premier camion-citerne au Nigeria en 1982 (année de l’investiture d’Hissein Habré) avec des
fonds personnels, recueillis grâce au commerce de pièces détachées et de pneumatiques achetés au
Nigeria ou au Cameroun. Membre de la Coopérative des Transporteurs Tchadiens (CTT), il se
spécialise dans le transport de pétrole et de carburant depuis Lagos ou Douala pour le compte des
grandes sociétés pétrolières multinationales. Ses activités de commerce menées en parallèle
fructifient. La « faste période de projets » de 1984 à 1989 est toute bénéfique pour lui : il obtient

186
- Aboul Hassanein.

312
les marchés d’approvisionnement des ministères, des sociétés d’État (comme la Sodélac…) et des
organismes internationaux (Fonds Européen de Développement…) qu’il livre en fourniture de
bureau, en matériel agricole, en véhicules Toyota et en pièces détachées (il possède alors un
magasin de pièces détachées et se charge du service après-vente des Toyota). La plupart de ces
marchandises sont importées directement de France où il voyage souvent. Durant la décennie 80, il
acquiert 10 camions et monte, en 1990, sa propre société de transport, après la disparition de la
CTT. À partir de 1992, il s’adonne au commerce intérieur de céréales locales (livrées à l’Office
National des Céréales, au Programme Alimentaire Mondial…) et, depuis 1994, il est exportateur de
gomme arabique, grâce à l’achat d’une gommeraie en 1993 et à un séjour à la foire américaine
d’Atlanta, où il a noué des contacts commerciaux. En 1995, il crée sa propre société de
commercialisation pétrolière (l’essence est achetée à Fotokol). Il s’est constitué, au fil des ans, un
troupeau personnel de 150 bovins et de quatre chevaux, gardés par des cousins à Massaguet.

H. est né en 1961, à Aboudougam, au sud d’Abéché, dans une famille arabe du Ouaddaï.
Après des études au lycée franco-arabe d’Abéché, il s’engage comme combattant aux côtés de
Goukouni Oueddeï, attaqué dès 1980 par les Forces Armées du Nord (FAN) d’Hissein Habré.
Blessé, H. est évacué quelques mois en Allemagne, pour subir des soins. De retour au Tchad, il
reprend la guerre mais doit fuir, en 1982, avec d’autres partisans en Algérie (18 mois), en Libye (4
mois), au Bénin, puis en Syrie (4 mois). En Algérie, il apprend qu’il a obtenu une bourse d’études
pour l’URSS : il y reste 7 ans, de 1983 à 1989, et obtient là-bas une maîtrise. Il soutient ensuite une
thèse d’économie en Allemagne de l’Ouest. Farouchement anti-habréiste (beaucoup d’hommes de
sa famille furent tués durant l’investiture d’H. Habré), il a connu l’exil pendant 10 ans et n’est
rentré qu’en 1991, après l’annonce d’une ouverture démocratique au Tchad. Il travaille alors
pendant un an dans l’entreprise ABHS d’Ali Annadif. N’étant plus menacée, sa famille réunit les
fonds pour créer, en 1992, une société d’import-export. H. en assure la gestion, son oncle occupe
les fonctions de directeur général. L’émigration de membres de la famille à Maiduguri, Douala et
Bangui, la présence d’autres parents à Am Timan et d’un ami à Lagos assurent à la firme une
solide chaîne de correspondants. Spécialisée dans l’exportation de gomme arabique, le commerce
de produits agricoles (sésame, arachide, céréales) et secondairement celui de bétail, la firme est en
pleine expansion et a déjà acheté trois camions en trois ans.

b- Les entrepreneurs des Grassfields camerounais

Les entrepreneurs des Grassfields sont pour l’essentiel des Bamiléké et,
secondairement, des Bamoun et des Bamenda. Les Grassfields sont entendus dans un sens
large et désignent la région de hautes terres volcaniques (plus de 1000 m d’altitude en
moyenne), située dans la partie sud-ouest du Cameroun et couvrant tout ou partie de quatre
provinces administratives (fig.62).
L’activisme commercial des Bamiléké, transformé en stéréotype, a été amplement
analysé (Dongmo, 1981 ; Champaud, 1983 ; Warnier, 1993…). Les études montrent qu’il
est moins corrélé à la pression démographique sur les hauts plateaux qu’à « une
implication ancienne dans la production pour l’échange et l’économie de traite »187 et,
surtout, à une organisation sociale hiérarchisée et inégalitaire, marquée par la
subordination des cadets, exempts de l’héritage indivis. La civilisation bamiléké a ceci
d’original qu’elle valorise la promotion sociale liée à une réussite économique individuelle
; elle légitime l’accumulation,

187
- Warnier J.-P., « Trois générations d’entrepreneurs africains » in Ellis S. et Fauré Y-A., Entreprises et
entrepreneurs africains, 1995, p. 64.

313
fig.62

314
laquelle répond à un « ethos de la notabilité »188 (i. e. la volonté des cadets migrants
d’acquérir une notabilité dont ils ont été frustrés au sein de la chefferie). Dans cette
perspective, la pratique d’une solidarité sélective, au mérite (« ne participent aux réseaux
de solidarité que les parents qui ont fourni les preuves de leurs mérites »189) et l’existence
d’associations d’épargne (les tontines) fournissent des supports essentiels à
l’accumulation.
Dans la moitié méridionale du Cameroun, les ressortissants des Grassfields
contrôlent de manière écrasante les échanges (surtout vivriers) développés avec le Gabon.
Signe révélateur ou simple hasard ? : les quatre commerçants grossistes rencontrés en 1994
et 1996 étaient tous Bamiléké ou d’origine bamiléké (par le père ou la mère).
Au-delà de l’Adamaoua, les pans de commerce laissés aux entrepreneurs des
Grassfields sont étroits : ils concernent les boissons, les alcools, les cigarettes et la
papeterie. La vigilance des négociants musulmans restreint, en effet, l’emprise des réseaux
bamiléké qui va en s’estompant de Ngaoundéré vers Maroua. Dans cette ville, le
boutiquier Nziko, décédé en 1996, était l’un des rares représentants de la communauté
bamiléké. Mbaiboum est ainsi le seul marché frontalier du nord-Cameroun où
interviennent (modestement) des Bamiléké. À Garoua, les commerçants des Grassfields
sont regroupés dans le quartier Yéloa.
Si, au nord de l’Adamaoua, l’implantation d’opérateurs originaires des
Grassfields est exceptionnelle, en revanche, l’espace frontalier sud-camerounais est leur
terrain d’action privilégié. Certains empruntent le bateau ou la route entre Libreville et
Douala, d’autres sont implantés sur les marchés frontaliers (Bitam et Cocobeach au Gabon,
Kyé Ossi et Abang Minko’o au Cameroun). Tous ces commerçants ont en commun d’être
issus de la diaspora camerounaise au Gabon ou d’être apparentés aux cadets migrants
installés dans la région frontalière du sud-Cameroun. De fait, dès les années 60, le manque
de terre, le surpeuplement et l’absence de débouchés « au village » engendrent un départ
massif des hautes terres de l’Ouest. La province du Sud a été l’une des principales zones
d’accueil des migrants, à l’instar du Littoral et du Centre. Ambam abrite, par exemple, une
importante communauté de « Mbapa » (Bamiléké), Kyé Ossi compte de nombreux
ressortissants bamoun. Durant les années 70, maints Camerounais de souche Grassfields
partent également au Gabon pour exercer différentes activités (petit commerce,
ravitaillement agricole, transports urbains…) et profiter des richesses de l’émirat gabonais.
Affiliés directement ou indirectement à cette diaspora, les commerçants usent à la
fois des attaches conservées au Cameroun (pour leur approvisionnement en marchandises)
et des relations (parents, amis, clients…) tissées au Gabon. Qu’ils soient nés au Cameroun
ou au Gabon, qu’ils résident dans l’un ou l’autre des deux pays, tous possèdent de la
famille au Gabon ou à la frontière camerouno-gabonaise. C’est cette famille résidant dans
le pays étranger ou à la frontière qui fournit au début les premiers repères et qui, souvent,
héberge, réceptionne le chargement à l’arrivée, ou bien qui aide à garder l’étal ou la
boutique sur place. Telle commerçante camerounaise a un frère installé depuis 1980 à
Libreville, tel autre y a une sœur, mariée à un Gabonais ; celui-ci a effectué une part de sa
scolarité au Gabon, celui-là a été accueilli par son grand frère à Kyé Ossi…
Les négociants « professionnels » questionnés proviennent, dans l’ensemble,
d’une famille de planteurs ou de commerçants. Les liens qu’ils ont conservés avec le
monde rural et le village (ou la ville) d’origine sont souvent forts : les retours au « pays »
sont réguliers, soit pour collecter des marchandises (produits agricoles, quincaillerie à

188
- Warnier J.-P. et Miaffo D., « Accumulation et ethos de la notabilité chez les Bamiléké », in Geschiere P.
et Konings P., Itinéraires d’accumulation au Cameroun, 1993, p. 33-69.
189
- Warnier J.-P. et Miaffo D., 1993, op. cit., p. 51.

315
Foumban, friperie à Bafoussam…), soit pour rendre visite à la famille. À défaut d’avoir pu
y construire une maison, beaucoup sont détenteurs là-bas d’un terrain ou ont investi dans
l’achat de champs.
Le niveau scolaire des participants au trafic commercial est en moyenne peu
élevé, quoique des écarts importants existent. La plupart sont des demi-scolarisés n’ayant
pas poursuivi d’études secondaires, ce qui ne les empêche pas de maîtriser le français ou le
pidgin (pour les anglophones). Les conditions d’accès au commerce sont multiples :
certains ont été initiés dès l’adolescence par un membre de la famille (père, oncle ou frère,
avec qui on travaille dans un premier temps avant de se mettre à son propre compte). Les
circonstances familiales (la mort d’un parent, la position d’aînesse au sein d’une famille
nombreuse…) ont pu précipiter le lancement initial ; pour d’autres, c’est la difficulté à
trouver un emploi, le licenciement ou le désir de compléter une activité principale qui ont
conduit au commerce.
Le pécule de départ provient en général d’une épargne personnelle réunie grâce à
l’exercice d’un travail salarié (employé de commerce, enseignant, secrétaire, électricien…
). Cette épargne est fréquemment complétée par une aide financière familiale.
On peut ébaucher une typologie sommaire des commerçants originaires des
Grassfields impliqués dans le trafic avec le Gabon, au regard de leur affiliation à la
diaspora, des liens conservés avec le village, de leur niveau d’études, de leur ancienneté
dans le commerce et du caractère provisoire ou non de leur activité.

• Les « grands » et « moyens » commerçants, migrants directs


Le premier profil correspond à la figure classique du self-made man bamiléké. La
biographie ci-dessous en offre un exemple : l’homme appartient à la vague migratoire des
années 50. Il dispose d’un modeste bagage scolaire. Après un petit emploi, il est passé au
commerce. Ses affaires, prospères, sont gérées par lui seul. Ses déménagements successifs
d’un marché frontalier à l’autre illustrent sa capacité à saisir au vol les opportunités qui se
présentent :

Célestin M. est né en 1943 dans le province de l’Ouest et a grandi jusqu’à l’âge de 15 ans
au village. En 1958, alors que la guerre civile enflamme le pays bamiléké, ses parents meurent et il
est envoyé chez sa sœur aînée, mariée et installée à Ambam. Il fréquente un an le collège
d’Ambam, où il obtient son BEPC. Faute de moyens pour poursuivre ses études, il s’oriente vers le
commerce. Pendant un an, il travaille dans un bar d’Ambam, puis grâce à ses économies, il devient
pendant cinq ans vendeur ambulant de fripes au détail, sillonnant les villages proches d’Ambam.
En 1965, ses économies lui permettent d’ouvrir à Ambam une épicerie, qu’il abandonne, en 1967,
pour déménager en brousse, à Komban, près de la frontière équato-guinéenne. En 1971, la pauvreté
accentuée des Équato-Guinéens fait décliner ses affaires : il se replie alors définitivement sur
Ambam, où il possède boutique et maison. En 1978, il est l’un des commerçants pionniers du
marché frontalier de Kyé Ossi : il achète une parcelle caféière et fait construire une boutique gérée
par des employés. 10 ans plus tard, il revend cette boutique (pour cause, dit-il, de mauvaise
gestion) et en ouvre une autre à Eking, à la frontière gabonaise : en 1994, il est déguerpi de la rive
du fleuve et reçoit en compensation deux lots de terrain à Abang Minko’o, où il fait bâtir deux
magasins (épicerie-droguerie). En 1996, il est le plus grand commerçant du marché frontalier et le
plus gros boutiquier d’Ambam. La gestion de son commerce est entièrement assurée par lui.
Depuis le début des années 80, il est le distributeur grossiste des Brasseries du Cameroun dans le
département du Ntem et se ravitaille en boissons au dépôt d’Ebolowa. Ces autres marchandises
sont achetées à Yaoundé et acheminées vers Ambam et Abang Minko’o grâce à ses 14 camions.
Célestin circule, lui, dans un véhicule Suzuki tout terrain. Ses liens avec sa province natale
semblent s’être distendus : il n’y a pas encore construit et envisage en priorité d’ouvrir une
boutique à Yaoundé, « s’il progresse ». En tout cas, sa réussite économique lui a permis d’envoyer
l’un de ses fils à Paris, pour suivre des études d’avocat. Son ascension sociale locale a été

316
couronnée par son élection au conseil municipal d’Ambam en 1996, sur la liste RDPC (le parti au
pouvoir). Cette entrée en politique est surtout conçue comme une rambarde de protection : c’est
« pour qu’on le laisse faire ses affaires et qu’on ne lui triple pas le montant de ses taxes ».

• Les « grands » et « moyens » commerçants, fils de migrants


Le second profil est incarné par l’exemple de ce jeune commerçant diplômé, qui
appartient à la nouvelle génération. Fils de migrants, il a grandi au Gabon et appuie ses
affaires sur un double ancrage familial, à Dschang (pays bamiléké) et à Libreville. Les
liens conservés avec le monde rural et la région natale sont très forts (à la différence du cas
précédent) et le désir de développer une gestion moderne et informatique est clairement
affiché.

Désiré est né en 1970 à Dschang. Son père est un ancien planteur de cacao, émigré avec
deux frères au Gabon en 1970, pour s’adonner au trafic vivrier. Désiré a été scolarisé à Libreville
jusqu’en seconde mais il obtient son bac F2 à Yaoundé. Outre la demeure familiale à Libreville,
ses parents possèdent une maison à Yaoundé (propriété du père), à Douala (propriété de la mère et
de Désiré) et à Dschang (celle des grands-parents). À 18 ans, la mort de son père l’oblige à
s’engager dans le commerce. Fils aîné d’une famille nombreuse, il a en effet à charge ses trois
frères, écoliers à Libreville ; il « aide », d’autre part, sa mère qui réside à Douala, ainsi qu’une de
ses sœurs, mariée et émigrée au Canada, à laquelle il envoie une pension.
Ses débuts dans le commerce ont été financés par des fonds propres, amassés en donnant
des cours particuliers d’électronique et de mathématique. La famille l’a aussi aidé : il a initialement
vendu les produits des champs familiaux à Dschang. Depuis 1991, il est exportateur grossiste de
vivres frais et secs vers le Gabon. Il travaille seul, sans associé. L’essentiel des denrées sont
commandées auprès d’exploitants agricoles ou achetées sur les marchés ruraux, mais certaines
proviennent de ses champs personnels ou des champs familiaux. Ses relations au monde rural sont
intenses : l’achat de champs à Dschang a été l’un de ses premiers investissements, et il loue
plusieurs camions pour effectuer la collecte des denrées dans les exploitations du Centre et de
l’Ouest. Chaque cargaison expédiée au Gabon se mesure en dizaines de tonnes : 1991 et 1992
furent pour lui des « années de gloire » car la concurrence était faible. En 1992, les bénéfices d’un
seul voyage pouvaient atteindre 3 millions de francs CFA et il lui est arrivé de faire rentrer trois
camions de 12 t sur le ferry. C’est durant cette période florissante qu’il a fait agrandir la maison
familiale de Libreville.
Ses allées et venues entre le Gabon et le Cameroun sont fonction de la rapidité de
l’écoulement des marchandises et il recourt souvent à l’avion pour revenir à Douala et superviser
l’expédition d’une nouvelle cargaison. En sus de son magasin à l’ouest du Cameroun, Désiré
partage au marché Mont Bouët de Libreville un dépôt, co-loué avec une commerçante togolaise de
gari (semoule de manioc). Une de ses sœurs et des employés assurent la vente de ses sacs de maïs
et de foufou (farine de manioc). La disparition de quelques-uns de ses 500 sacs, bizarrement
confondus avec ceux de sa colocataire l’ont conduit à rechercher un nouveau local pour lui seul.
De Libreville, Désiré rapporte des harengs fumés (écoulés à Douala et Yaoundé) ainsi que des
chaussures, livrées à une parente éloignée qui tient une boutique à Yaoundé.
En 1994, Désiré songe à louer un bateau entre Douala et Libreville avec un associé pour
commercer à un rythme plus soutenu et se « développer davantage » puisqu’il estime ne pas être
encore « assis » ou « installé ». Face à la saturation du marché librevillois, il envisage d’exporter
du foufou par mer vers l’Angola et l’Afrique du Sud. Un de ses autres projets est de poursuivre (en
France ou au Canada) une formation en électronique et informatique (pour lui ou l’un de ses
frères), afin de pouvoir monter une entreprise d’ici cinq ans, lorsque le dernier de ses cadets sera
devenu bachelier. Dans l’immédiat, il cherche un terrain à Yaoundé pour bâtir une villa.

Tous les descendants de migrants n’ont pas maintenu des liens aussi intenses avec
leur région d’origine. Tel est le cas de ce Bamiléké de Kyé Ossi, né en 1958 à Ambam de
migrants commerçants. L’homme a obtenu son BEPC à Ambam et maîtrise le dialecte
local, le fang (il parle aussi bamiléké). Après avoir travaillé pendant quatre ans avec ses

317
parents, il s’est lancé de ses propres ailes, avec le soutien financier de sa famille. De 1976
à 1980, il est quincaillier à Ambam, puis ses affaires stagnant, il décide de rejoindre des
« collègues » à Kyé Ossi : il achète ainsi en 1980 un terrain de plantation et fait construire
sa boutique en semi-dur. Ses liens avec l’Ouest s’effilochent : son commerce ne l’y mène
guère, car il s’approvisionne à Yaoundé et Douala avec son camion de 7 tonnes ; ses deux
enfants sont scolarisés dans la région, l’un au collège d’Ambam, l’autre à l’école primaire
de Kyé Ossi ; quant à la maison qu’il a construite, elle se trouve à Ambam, puisque,
souligne-t-il, c’est là qu’il est né.
Le maintien de relations plus ou moins fortes avec le village d’origine ne semble
donc pas dépendre du niveau de génération des migrants mais plutôt du type de profil
familial et de la personnalité de chaque individu.

• Les « petits » commerçants opportunistes


À côté de ces précédents marchands réguliers, se tient une catégorie de « petits »
commerçants de souche Grassfields, récemment engagés dans le trafic frontalier avec le
Gabon. Pour ceux-là, il s’agit d’un premier coup d’essai ou d’une activité provisoire,
initiée à la suite de l’intensification, en 1993, de la ligne maritime Douala/Libreville et de
la suppression, au début des années 90, des autorisations d’exportation accordées par le
ministère camerounais du Commerce. Le cas d’Amsétou, une commerçante Bamoun
présentée ultérieurement (cf. g), est un exemple de ces commerçants « opportunistes » qui
brassent de faibles volumes d’affaires et qui sont peu expérimentés en matière de négoce
frontalier ; certains, anciens salariés, n’ont même jamais commercé. Leurs déboires sont,
de ce fait, assez fréquents, comme l’atteste la mésaventure d’Anny E., intervenue en juin
1994. Originaire de Limbé, la jeune femme, Bamenda et anglophone, est alors célibataire
et mère d’une fille de 8 ans. Licenciée de son emploi de secrétaire, elle décide, à 26 ans, de
se lancer dans l’importation de tee-shirts gabonais vers le Cameroun. Elle a des cousins
installés à Port-Gentil, mais compte avant tout sur l’accueil de sa sœur, employée dans un
hôtel à Libreville. Choisissant de gagner la capitale gabonaise par la route, elle emprunte
des taxis de Yaoundé à Bitam (Gabon) via Ebolowa, Ambam et Eboro. En sus du prix des
« clandos », elle doit à deux reprises s’acquitter de taxes aux barrages routiers (2 000 F
puis 1 000 F CFA). À Bitam, son périple s’arrête : sans visa, elle se fait confisquer son
passeport par le chef du commissariat de la ville pendant plus d’une semaine. Ses frais
imprévus (l’hôtel à Bitam et le « pourboire » versé pour récupérer son passeport) l’obligent
à rebrousser chemin, faute d’argent suffisant pour continuer vers Libreville.
Depuis 1993, les nouveaux participants des Grassfields au trafic gabonais sont en
grande partie des femmes. C’est là une originalité du commerce frontalier déployé dans la
région méridionale du Cameroun : ailleurs, l’implication des femmes dans des activités de
transport ou de commerce international n’est pas aussi massive.

c- Les Ibo

Originaires du sud-est du Nigeria (fig.63), dans une zone située en recul des côtes
du golfe de Guinée, les Ibo appartiennent à une société que l’on peut qualifier d’acéphale.
Ils affichent un dynamisme commercial aussi réputé que celui de leurs voisins (et

318
fig. 63

319
concurrents) bamiléké. Nonobstant le système social hiérarchique de ces derniers qui
tranche avec l’égalitarisme ibo, les analogies entre les deux groupes ne manquent pas.
Ainsi, l’ampleur de la diaspora, développée à partir d’un noyau rural surpeuplé ; une
certaine âpreté au gain ; une idéologie austère qui limite les dépenses de prestige et de
consommation personnelle, ou encore la valorisation des initiatives lucratives et de la
persévérance dans le travail. La comparaison s’arrête au niveau de l’organisation
commerciale : alors que la plupart des hommes d’affaires bamiléké travaillent de manière
individuelle (ce qui n’exclut pas la solidarité ou les associations professionnelles avec une
ou deux personnes), les entrepreneurs ibo puisent leurs forces commerciales dans un solide
esprit de clan et des pratiques commerciales corporatistes : ils se groupent, au sein
d’associations très structurées, hiérarchisées et actives, pour passer les commandes (ce qui
n’empêche pas, chacun, de choisir le fournisseur qu’il veut) et pour transporter et
dédouaner les marchandises auprès des représentants de l’État. Les commerçants ibo
installés à l’étranger sont ainsi membres d’associations commerçantes au rôle fort, à
l’instar de la BOTA (Bamenda Organized Traders Association) et de la KOTA (Kumba
Organized Traders Association) au Cameroun. Ces dernières vont jusqu’à fixer les prix à
la consommation sur les marchés de Bamenda et Kumba (Boutet, 1992 ; Herrera, 1995 ;
Weiss, 1996 a).
Tôt convertis au catholicisme et scolarisés par les missionnaires (dès la deuxième
moitié du XIXème siècle), les Ibo sont devenus les cadres auxiliaires privilégiés de
l’administration britannique. À partir des années 20, encouragés par les Anglais, ils
émigrent en grand nombre vers le sud-ouest actuel du Cameroun (à la faveur de la tutelle
britannique exercée sur le Northern Cameroons et le Southern Cameroons190), pour
travailler dans les plantations agro-industrielles du mont Cameroun. Comme le note T. L.
Weiss, « la traite des produits d’exportation, la vente au détail et la distribution dans les
villes et les campagnes du Cameroun britannique méridional deviennent alors le
monopole et la chasse gardée des Igbo (… ) »191. Autrement dit, de cette époque date la
percée commerciale des Ibo dans le Cameroun anglophone dont pâtissent au premier chef
les entrepreneurs bamenda.
C’est également à la fin des années 30 que les Ibo prennent commercialement
pied en Guinée Équatoriale, notamment sur l’île Bioko (ex-Fernando Poo) où ils
s’emploient dans les plantations cacaoyères. Durant la période coloniale, la présence ibo
gagne le nord-Nigeria (pour suppléer au manque local d’élites occidentalisées parmi la
population musulmane) et la région du lac Tchad. Par exemple, Ch. Bouquet (1983) relève
que les Ibo contrôlaient, dans les années 1940-60, la distribution de natron dans la partie
nigériane du bassin tchadien, à partir du village de Baga Kawa. La guerre du Biafra (1967-
1970) renforce l’implantation ibo en Afrique centrale (Gabon, Tchad, RCA, Guinée,
Cameroun), beaucoup d’entre eux trouvant refuge à l’étranger, où ils font montre d’une
adaptation facile, mais doivent affronter des réactions xénophobes fréquentes, notamment
au Cameroun, au nord-Nigeria et au Gabon. Aujourd’hui, maints commerçants ibo ont
acquis la nationalité de leur pays d’accueil ou sont issus de la deuxième génération née ou
grandie à l’étranger et sont bien intégrés localement, à l’instar de P. :

P. est un vendeur ibo de pièces détachées, rencontré à Mbaiboum en 1996, qui s’occupe
également d’acheminer des véhicules du Nigeria vers le Tchad, via Madingrin. Célibataire âgé de

190
- Southern et Northern Cameroons furent gérés comme partie intégrante de la colonie nigériane. L’ancien
Southern Cameroons correspond aujourd’hui au Cameroun anglophone, soit les provinces du Sud-Ouest
(Buéa) et du Nord-Ouest (Bamenda).
191
- Weiss T. L., « Migrations et conflits frontaliers : une relation Nigeria-Cameroun contrariée », Afrique
Contemporaine, n°180, octobre-décembre 1996, p. 44.

320
28 ans, c’est un Chrétien né dans l’État d’Anambra. Il n’a fréquenté que l’école primaire. Ses
parents ont fui le pays ibo lors de la guerre de sécession et vivent à Garoua. P. parle ainsi pidgin,
foulfouldé et un peu français. Vendeur de pièces détachées pendant un temps court à Bendel et
Kano, il travaille pendant huit ans sur le marché frontalier de Mubi (Nigeria), proche de Garoua.
En 1993, informé par un « frère » nigérian, il déplace ses activités à Mbaiboum où il loue une
boutique à un Bamiléké. P. est membre de l’association des commerçants ibo du marché qui « s’est
battue pour obtenir leur liberté » vis-à-vis des autorités traditionnelles. Il se rend régulièrement au
Nigeria, à Onitsha et Newi (pays ibo), plus exceptionnellement à Kano, Lagos, Maiduguri, pour
chercher ses pièces qu’il écoule vers la RCA (lui-même achète certaines pièces aux boubanguéré).
S’il agit à son propre compte, il travaille avec deux autres « équipes » de commerçants, l’une
détachée sur Madingrin et l’autre sur Tham (près de Tcholliré, fig.58). Ensemble, ils commandent
en gros des pièces à un patron (manager) installé au Nigeria. P. s’acquitte d’une patente (près de 50
000 F CFA/an) et d’un impôt forfaitaire (3 900 F CFA en 1995) prélevé à Mbaiboum par des
inspecteurs venus de Garoua. C’est dans cette ville que P. habite. Il s’est fait construire une
maison, à proximité de celle de ses parents. Faut-il y voir un signe d’une bonne insertion locale ? :
il est, à Garoua, le responsable de l’équipe féminine de basket.

Les réseaux commerciaux ibo sont en position de force dans le sud-ouest


camerounais et en Guinée Équatoriale. Dans les trois provinces camerounaises du Sud-
Ouest, du Nord-Ouest et du Littoral, les Nigérians forment la communauté étrangère la
plus nombreuse ; les Ibo ont, dans cette zone, la mainmise sur l’importation directe des
produits manufacturés nigérians : pagnes, cosmétiques, produits pharmaceutiques, pièces
détachées de véhicules (Herrera, 1995). Les échanges noués par la Guinée Équatoriale
avec le Cameroun, le Nigeria et le Gabon sont également dominés par les Ibo, ceux-ci
bénéficiant de l’usage du pidgin, ce créole anglais en cours sur l’île Bioko. En revanche, à
défaut de pouvoir pénétrer les filières d’approvisionnement agricole de l’ouest
camerounais, contrôlées par les Bamiléké, les Ibo interviennent dans le commerce entre le
Cameroun et le Gabon en qualité de revendeurs (grossistes ou non) installés sur les
marchés gabonais, et non comme importateurs directs de vivres. Ils sont numériquement
plus présents dans le trafic des produits manufacturés d’origine nigériane à destination du
Gabon.
Dans la moitié nord du Cameroun, du Nigeria, et au Tchad, les réseaux ibo se
heurtent à la domination commerciale des musulmans (Foulbé, Haoussa, Kanouri…). Les
boutiques des Ibo se situent d’ailleurs souvent en dehors du marché central des villes, à
l’écart du centre, en bordure des routes principales qui desservent les quartiers. Dans les
marchés frontaliers septentrionaux comme Banki, Kerawa ou Mbaiboum, les boutiquiers
ibo sont bien implantés, mais ils détiennent des créneaux particuliers, à savoir les
vêtements, les pièces détachées, le matériel hi-fi et la vaisselle. Dans le sud du Tchad,
Moundou et Kélo abrite chacun une communauté commerçante ibo.

d- Les étrangers

Par étrangers, j’entends les ressortissants de pays autres que ceux de l’Afrique
centrale, soit les Européens, les Syro-Libanais, les Africains (principalement de l’Ouest ou
du Nord), les Indo-Pakistanais et les Asiatiques. Ces étrangers, implantés depuis plus ou
moins longtemps, exploitent les différentiels frontaliers à travers des sociétés d’import-
export ou de transport international et présentent des profils variés.

• Une implantation commerciale à des dates différentes


Les commerçants européens et syro-libanais sont arrivés en Afrique centrale à la
charnière du XIXème et du XXème siècle, dans les fourgons de la colonisation. Pendant

321
toute la première moitié du XXème siècle, les Européens dominent les activités d’import-
export, le commerce de gros et le transport, par l’intermédiaire de grandes maisons de
traite qui disposent, dès les années 30, de situations quasi-oligopolistiques. On compte
parmi ces sociétés européennes du début du siècle la SCKN (Société commerciale du
Kouilou-Niari), la SCOA (Société Commerciale de l’Ouest Africain), la CFAO
(Compagnie Française d’Afrique de l’Ouest), la NSFC (France-Congo), la SHO (Société
du Haut Oubangui), la CCSO (Compagnie Commerciale Sangha Oubangui), et pour le
transport, Uniroute (Union routière de Centre-Afrique) et la STOC (Société de transport de
l’Oubangui-Chari).
Occupant initialement une place intermédiaire entre les Européens et les petits
commerçants africains détaillants, les Syro-Libanais192 ont investi l’Afrique centrale moins
massivement et plus tardivement que l’Afrique de l’Ouest (partis de Marseille, les
migrants libanais accostaient en premier lieu à St-Louis et Dakar). La première guerre
mondiale (qui contraint nombre de commerçants africains et européens à rejoindre
l’armée), l’instauration du mandat français au Liban en 1920 (qui assure juridiquement aux
Libanais la protection française dans les colonies), la dépression de 1930 (responsable de
la faillite de nombreux commerçants européens), puis la guerre civile au Liban (dès 1975)
renforcent peu à peu la présence libanaise au cœur du continent. Relativement soudés entre
eux, les boutiquiers libanais emploient une grande part de main d’œuvre familiale et se
contentent de profits modestes. À l’ère coloniale comme après les indépendances, ils ont
souvent su obtenir des soutiens politiques pour gérer leurs affaires, ce qui ne les empêche
pas, par ailleurs, d’être régulièrement désignés comme boucs-émissaires par la population
et certains dirigeants au pouvoir, à l’occasion de crises.
Les étrangers africains rassemblent, pour partie, des Soudanais et des Nord-
Africains (Libyens, Maghrébins), jadis acteurs du commerce transsaharien précolonial.
Bouari Atéib, au Tchad, en offre l’exemple :

Âgé de 59 ans, l’Algéro-lybien Bouari A. est, en 1995, l’un des premiers commerçants et
notables de Moundou, au sud du Tchad. Son père, basé à Ouargla, dans le sud algérien, était un
habitué des liaisons caravanières à travers le Sahara. Dans la lignée paternelle, Bouari émigre en
1954 au Tchad pour commercer, étayant la reconversion des acteurs du négoce continental
précolonial dans l’approvisionnement des militaires et des administrateurs coloniaux en biens
courants (Arditi, 1993). Après de nombreux allers-retours en Algérie, Bouari A. s’installe
définitivement à Moundou en 1958. Ses affaires prospèrent dans les années 60 et 70 : il devient le
représentant d’Air Tchad, de Mobil, et également transitaire. Menacé en 1979, il s’exile à Garoua,
puis en Libye (pays de sa mère) avant de reprendre pied à Moundou, en 1984. Aujourd’hui, il
possède la principale alimentation de la ville, une quincaillerie, une société commissionnaire de
transport, ainsi que de nombreuses villas de rapport. La boulangerie et la pharmacie de la ville sont
tenues par des cousins. Son fils, qui a soutenu en 1991 une thèse en économie et informatique en
Algérie, le seconde et s’apprête à prendre la relève, stimulé par l’arrivée d’une clientèle d’expatriés
pétroliers.

En sus des Soudanais et des Nord-Africains, on dénombre parmi les étrangers


africains tout un bataillon « d’Aofiens » (Togolais, Béninois, Maliens, Sénégalais…)
émigrés en Afrique centrale (surtout au Gabon et en RCA) dès la fin des années 60. Ceux-
ci accaparent des pans de commerce particuliers à l’instar des Béninois et Togolais,
spécialisés dans l’importation de tissus, de pagnes ou de semoule de manioc.

192
- On peut se reporter à l’article de S. Boumedouha « Lebanese Entrepreneurs in West Africa », in Ellis S.
et Fauré Y.-A., 1995, op. cit., p. 239-249.

322
Les Asiatiques (Coréens, Chinois…) représentent la dernière vague d’étrangers
parvenus en Afrique centrale. Ils sont arrivés dans les années 80, souvent à la faveur de
traités de coopération internationale.

• Une place aujourd’hui inégale au sein du commerce frontalier


La répartition spatiale des commerçants étrangers n’est pas équitable selon les
pays d’Afrique centrale : leur rôle économique, quoique notable, n’est plus prééminent au
Cameroun et au Tchad. En revanche, il reste primordial au Gabon et en RCA, ces deux
pays étant dépourvus d’une classe de commerçants nationaux (du moins jusqu’au début de
la décennie 1990, en RCA). Pour des raisons précédemment évoquées (mentalités rentières
dérivées des richesses minières et pétrolières…), les vocations commerciales sont encore
rares au Gabon, au début des années 90. Les Gabonais impliqués dans les échanges
frontaliers sont avant tout des revendeurs intermédiaires. En conséquence, les Africains de
l’Ouest, les Libanais, les Asiatiques et les Européens se taillent une place honorable dans
le commerce extérieur gabonais, aux côtés des réseaux bamiléké, ibo et musulmans.
C’est en RCA que la mainmise des étrangers sur l’organisation du trafic
frontalier atteint des sommets. La présence française, héritée de la colonisation, y est
encore prégnante même si des vieilles maisons de commerce d’antan, implantées dans le
centre-ville de Bangui, ne subsiste en 1995 que la CFAO, en place depuis 1954, et
aujourd’hui aux mains du groupe Pinault-Printemps-Redoute (photo.36). L’emprise
commerciale de la CFAO n’est toutefois pas minime : la firme possède en ville un garage
Toyota/Avis, un supermarché Écocash, un magasin de biens d’équipement (Électrohall) et
de matériaux de construction (Structor) ; elle envisageait, en 1995, l’ouverture d’une
boutique de téléphones cellulaires. Les autres firmes de traite européennes ont été
rachetées par des étrangers : la SCKN (photo.37) a été reprise en 1988 par des Libanais193
et rebaptisée ATI (All Trading International) ; l’ancienne SCOA, implantée depuis 1956,
est détenue depuis 1983 par des Portugais sous le nom de Bamag Score. Outre la grande
distribution, les Français interviennent dans l’exportation de café et surtout de bois
(sociétés IFB, EFSB, SESAM, PRMT), l’importation de ciment (CFAO, Socimex), le
transport (TFA, Sanghatrans, Banos) et le transit international (TTCI, SDV). Nombre
d’individus, métis ou mariés à des Centrafricaines, jouissent de la double nationalité,
française et centrafricaine.
Ces opérateurs économiques français se mêlent, en RCA, à de nombreux
ressortissants du bassin méditerranéen et du Proche-Orient : Grecs (impliqués dans
l’importation de sel et l’exportation de diamants) ; Portugais qui jouèrent, dès l’époque
coloniale, un rôle économique important en RCA et qui sont aujourd’hui présents dans
l’alimentation générale, (Bamag-Score, Dias Frères) ; Yéménites, souvent confondus avec
les Syro-Libanais arrivés, eux, en première vague dans les années 30-40, puis au cours des
décennies 60 et 70 ; Égyptiens194; Espagnols (intervenant dans l’exportation de diamants) ;
Italiens (commerce de peaux et transport) et Israélites (commerce de gros et de détail,
bijouterie). Les Africains de l’Ouest, souvent musulmans (Sénégalais, Maliens,
Mauritaniens, Guinéens…), se retrouvent en grande proportion parmi les collecteurs de
diamants ; la plupart ont été naturalisés afin de pouvoir exercer leur profession. Installés en
RCA depuis les années 80 et 90, les Asiatiques (Chinois, Coréens…) interviennent dans le
commerce de gros et de détail (chaussures, bijoux…). À l’instar des autres acteurs

193
- Le groupe Abdoul Aba.
194
- La société d’État, El Nasr, est impliquée dans l’exportation de café centrafricain depuis 1971.

323
Photo. 36- LA CFAO à Bangui

Photo. 37- La SCKN à Bangui

324
325
étrangers, ils s’éparpillent en centre ville, le long de l’avenue Boganda, ainsi qu’au KM 5,
où se situe le plus important marché populaire de la ville, en bordure de l’avenue
Koudoukou.
Les Syro-Libanais, dont certains (comme ATI) emploient des gérants yéménites
pour tenir leurs boutiques, symbolisent l’accaparement du commerce centrafricain par des
allogènes et ce, en dépit de leur faible nombre (il y aurait, en 1995, 160 commerçants
libanais, d’après le président de la Communauté libanaise). Importateurs grossistes de
produits-clés (farine, riz, sel, textiles, papiers), les Syro-Libanais détiennent l’essentiel des
boulangeries urbaines et sont présents dans les principaux créneaux d’exportation (café,
bois, cire d’abeille), à l’exclusion des diamants et des peaux. Certains, comme Icham
Kamach, ont édifié de vastes empires économiques.
La génération syro-libanaise implantée dans les années 60 et 70 s’est distinguée
par des activités d’import-export (café), notamment par la représentation de grandes
firmes, françaises ou asiatiques. Ainsi, I. Kamach, devenu en 1995 le plus gros
entrepreneur et le premier employeur privé du pays, a débuté dans les années 60 par le
commerce de cycles Peugeot ou Suzuki (société Bangui-Cycles) puis, par celui de
mercerie, de quincaillerie et de matériel électronique et électrique (Dameca et Siemi),
diffusant les produits Merlin-Gerin, Thomson ou Legrand. Au cours de la décennie 70, il a
étendu ses activités à l’exploitation de bois (SCAD), à l’industrie textile (CIOT), puis à
l’exportation de café et à l’ouverture d’une pâtisserie (le Délice). Le développement du
groupe Fadoul en RCA, dès le début de la décennie 70, se calque sur celui de Kamach,
avec une activité de concessionnaire à la base : SCAR, représentant de Renault, ouvre en
1970 ; Camico-RCA, représentant des cycles Michelin et Honda, démarre en 1981, suivi
en 1984 par la création de la Maison de la Presse qui commercialise, entre autres, les
marques Waterman et Canon.
Au cours des années 90, on assiste en RCA à la relève d’une seconde ou
troisième génération de Libanais. Ces trentenaires sont munis d’une double, voire d’une
triple nationalité (centrafricaine, libanaise et française) et élargissent leurs affaires, soit
vers le transport, soit vers l’industrie (usine de torréfaction de café, unités de
transformation forestières, huilerie-savonnerie), en particulier depuis la politique de
privatisation économique des années 80.

Le parcours d’Ali A. est emblématique de ces Libanais de seconde génération, tournés


vers des projets d’industrie : la trentaine à peine en 1995, il est marié à une Française et jouit de la
triple nationalité. Son père, installé en RCA depuis 1970, s’est livré au commerce d’import-export
et a investi dans une usine de torréfaction de café (lequel est écoulé sur le marché local).
Aujourd’hui âgé, le père a délégué la poursuite de ses affaires à Ali. L’industrie est devenue le
pilier des activités familiales depuis le rachat, en 1987, de l’huilerie-savonnerie de Bimbo
(Husaca), grâce à un financement de la Caisse Française de Développement. Directeur de la firme
industrielle, Ali nourrit des projets d’extension à l’intérieur de la filière : l’achat de deux
décortiqueuses de graines de coton pour approvisionner l’huilerie est envisagé, ainsi que la
reconversion de l’ancienne minoterie (intégrée au complexe) en maïserie (celle-ci serait flanquée
d’une provenderie et d’une boulangerie produisant un pain à base de farine composée).

L’histoire de la famille S. illustre l’élargissement des activités d’une entreprise libanaise,


du transport au commerce, puis à la petite industrie. Le groupe S. rassemble en 1995 quatre frères
dont l’un est président de la communauté libanaise (créée en 1977). Leur père, transporteur, a vécu
au Congo et au Tchad, avant de prendre racine en Centrafrique, en 1965. Ses services rendus dans
l’armée française lui ont valu l’octroi de la nationalité française, transmise à ses enfants. Ces
derniers bénéficient également des nationalités centrafricaine et libanaise. Le groupe S., fort de ses
90 camions, possède au milieu des années 90 l’une des plus importantes sociétés de transport du
pays. Depuis 1980, la famille est devenue le premier importateur de farine (française) et

326
commercialise 65% de la farine consommée en RCA. En 1988, une société d’exploitation
forestière centrafricaine (SEFCA-Mbaéré), gérée par Jamal S. (né en 1965), est montée qui
emploie plus de 1.000 personnes en 1996, dont 24 cadres expatriés (surtout Allemands et
Français). L’exportation de sciages devant remplacer celle de grumes (à l’instigation d’une
nouvelle loi nationale), la SEFCA a investi dans une deuxième scierie en 1995 (photo.10, p.141).
L’achat d’une trancheuse et d’un séchoir est prévu en 1996, afin d’achever la transformation totale
des sciages. À l’orée des années 90, le groupe a pris pied au Cameroun voisin où a été créée une
société de transport et d’exploitation de bois. Les S. entendent se démarquer des autres Libanais
par leur évergétisme : ils font don de médicaments (importés en gros d’Europe) à SOS-Santé,
transportent gratuitement des médicaments pour la mission catholique de Bangui, et construisent
des dispensaires dans les zones d’exploitation forestière.

Au Cameroun et au Tchad, l’existence de réseaux commerçants d’implantation


locale contrecarre l’influence économique des étrangers. Par exemple, dans la région
frontalière du nord-Cameroun, on observe la présence d’une minorité de commerçants et
de transporteurs étrangers. Ces derniers sont venus entre les années 30 et 70, dans le
sillage des militaires français, au moment de l’extension de la culture cotonnière et du
développement urbain de N’Djamena, Maroua et Garoua. Au milieu des années 90, le
Cameroun septentrional abrite ainsi des boutiquiers soudanais, mauritaniens, des
négociants européens (à Maroua, le supermarché de la ville appartient à un Allemand) et
des Syro-Libanais (importateurs de farine et boulangers à Maroua).
Malgré les départs d’étrangers liés aux troubles politiques intérieurs de 1979 et de
1990, le Tchad compte encore un contingent non négligeable de Soudanais (descendants
des commerçants djellaba), d’Algériens (à Moundou) et de Syro-Libanais (représentés par
Victor A., négociant en gomme arabique, le concessionnaire Renault de N’Djamena et, à
Moundou par le Syrien C., détenteur d’un magasin d’alimentation générale)… sans oublier
les métis, tel ce négociant en voiles et tissus (importés de Suisse, d’Autriche et
d’Angleterre) à la nationalité tchadienne, mais de père béninois (employé à la Société
Tchadienne d’Eau et d’Électricité pendant 34 ans) et de mère arabe (du Chari-Baguirmi).
Les commerçants français au Tchad sont peu nombreux et interviennent dans des secteurs
précis : l’exportation de peaux de varans et de primeurs (melons).
Au Tchad, la plupart des commerçants étrangers ont conservé leur nationalité
d’origine195. Cependant, leurs enfants ont, eux, souvent la nationalité tchadienne. La
décision prise en 1995 par le gouvernement tchadien de décupler le prix de la carte de
séjour (passée de 20 000 à 195 000 F CFA) peut être interprétée comme une volonté de
limiter l’affluence de nouveaux commerçants étrangers, attirés par l’exploitation prochaine
du pétrole de Doba.

e- L’émergence de groupes marchands autochtones en RCA et au sud-ouest du Tchad

L’absence de tradition commerciale et entrepreneuriale a longtemps caractérisé


les populations Baya, Banda, Mboum et Sara qui occupent le centre et l’ouest de la RCA,
de même que le sud-ouest du Tchad. Par exemple, dans cette dernière région, les activités
de commerce sont principalement détenues, jusqu’au milieu des années 80, par des
musulmans, établis depuis la conquête militaire coloniale.
En RCA, les réussites individuelles d’entrepreneurs nationaux, rares jusqu’au
début des années 90, émanent de membres du groupe ngbandi (Yakoma, Sango). Localisés
le long du « fleuve » Oubangui (fig.14, p.62), ces habitants possèdent une tradition de
contacts et d’échanges, grâce au transport piroguier. Les autres cas de réussites
195
- Certains qui ont eu, par le passé, la nationalité tchadienne l’ont perdue à l’époque d’Hissein Habré.

327
commerciales nationales sont classiquement liés à l’appui de personnes politiquement haut
placées (cf. la femme du président A. F. Patassé, qui dirige une société de transit, Afrique
Transit). Les domaines investis sont, du reste, très ciblés. La distribution de boissons
alcoolisées (bières, liqueurs) ou le commerce intérieur de produits agricoles locaux a en
général servi de socle au lancement des activités, sans doute parce que de tels secteurs sont
jugés peu porteurs par les opérateurs étrangers, de préférence tournés vers le négoce au
long cours. L’enrichissement de la famille centrafricaine G. au cours de la décennie 80 est
à cet égard éloquent : la détention de véhicules a permis l’exercice d’un commerce (en
gros) de boissons, distribuées dans différents dépôts de province. Par la suite, l’entreprise
familiale a créé, en 1983, une société de transit (Centrafrique Transit -CAT-) avant de se
spécialiser dans l’importation de matériel appartenant à la chaîne du froid (Socafluides et
Froid Centrafric).
L’itinéraire de Jean-Stanislas A., originaire de l’est du pays et membre d’une
ethnie du fleuve, est tout aussi exceptionnel :

Le père de Jean-Stanislas, transporteur, monte en 1966/1967 (après la prise du pouvoir


par J. B. Bokassa) le Supermarché de l’Est (SME) qui est spécialisé dans la commercialisation de
vivres (manioc, arachide, sésame, haricot, maïs) achetés aux paysans et revendus à Bangui,
notamment à la société d’État (SICPAD) qui produit huile et savon. En 1983, l’huilerie-savonnerie
périclite et le SME se reconvertit dans l’exportation de café vert, récolté dans la région de
Bangassou. Ce commerce est prospère et la firme investit dans une unité de décorticage des cerises
de café, devenant ainsi maître de toute la chaîne d’exportation du café, de l’usinage au transport.
Jean-Stanislas, âgé de 36 ans en 1995, s’attelle à la gestion financière de l’entreprise familiale
grâce à une formation supérieure reçue en France (DUT de sciences économiques, suivi d’une
spécialisation en commerce international) ; son père, aidé de son second fils, s’occupe de la partie
technique et matérielle. En 1992, l’approvisionnement en farine de maïs des réfugiés soudanais
pour le compte du Programme alimentaire mondial fait fructifier les affaires familiales. En 1995, le
SME compte 21 camions et a créé, depuis 1993, une entreprise industrielle de construction. Le
cumul des fonctions politico-administratives par Jean-Stanislas A. est remarquable : il fut
président du centre d’assistance aux PME et à l’artisanat ; de 1993 à 1996, il est le directeur du
Bureau d’Affrètement Routier Centrafricain, le BARC ; par ailleurs, il est trésorier du Fonds de
Péréquation de Transport196, institué en 1986 par l’Entente Professionnelle des Exportateurs de
Café, dont il est le vice-président. L’homme a en projet l’ouverture d’une huilerie dans l’est du
pays et envisage l’exportation de miel.

Sans doute pour la RCA, l’écueil du sous-peuplement, l’enclavement et


l’isolement du pays, tenu à l’écart des grands routes commerciales précoloniales, ont-ils
contribué à l’absence de formation d’une communauté marchande nationale. L’éclairage
historique montre que le sud-ouest tchadien et la Centrafrique furent davantage des terres
soumises aux razzias esclavagistes (perpétrées par des royaumes périphériques) que le
siège de proto-États commerciaux. Au demeurant, c’est dans les contraintes
communautaires qu’il faut rechercher les causes d’une carence entrepreneuriale durable.
En effet, l’organisation sociale des groupes agraires lignagers centrafricains et sud-
tchadiens, traditionnellement fondée sur l’égalitarisme et l’entraide, a pesé pour empêcher
l’émergence d’élites marchandes, le partage au nom de la solidarité ayant force de loi. Les
pressions familiales et sociales, qui obligent à d’incessantes prestations et contre-
prestations, de sorte à redistribuer les richesses entre les différents membres de la famille
et de l’entourage, n’encouragent guère l’accumulation et le succès personnels. Au sein du
groupe sara, le langage révèle la connotation négative traditionnellement attachée à la

196
- Le Fonds de Péréquation de Transport (FPT) assure le remboursement du prix de transport du café entre
la zone orientale et Bangui, afin que les zones orientales caféières ne soient pas délaissées.

328
profession de marchand : le terme « mosso », employé pour désigner le petit commerce,
signifie littéralement « je tombe ».
Avec clairvoyance et finesse, R. N. Madjiro commente la réserve manifestée à
l’égard du commerce par la société gulay (groupe sara), dont il est lui-même issu : « on ne
comprend pas qu’on puisse acheter quelque chose auprès d’un parent. Des parents
"commerçants", on exige de la souplesse. On ne marchandera pas avec eux, car on
considère que même le marchandage est incompatible avec la relation de parenté : aux
parents, on doit céder des biens à titre gratuit. La richesse monétaire est en soi
indésirable. Elle n’est valable que si elle procure de la nourriture ou du travail qui
produira de la nourriture destinée au partage. Vendre à un parent signifie rompre les liens
de parenté. D’un parent, on n’attend que de l’assistance. Accumuler de l’argent, c’est
s’isoler. L’un des surnoms de l’argent en langue sara n’est-il pas : "empêche de faire la
parenté" ? »197. Dans pareil contexte, « quiconque émerge est à la fois un danger et en
danger » (Madjiro,1993, op. cit., p. 293) et doit affronter jalousie, actions de sorcellerie,
voire empoisonnement.
Ce faible engouement commercial des populations sara connaît néanmoins de
plus en plus d’exceptions depuis le milieu des années 80. L’apparition de grands
négociants tchadiens, originaires du sud-ouest du pays et non musulmans, est un
phénomène inédit qui pointe une évolution des valeurs sociales et des mentalités. Que des
commerçants sara comme Martine T. (cf. g) -à la tête d’un magasin d’alimentation à
N’Djamena-, madame B. à Moundou (grossiste de bières) ou Jean X. à Kélo (commerçant
en pièces détachées nigérianes)198 ne craignent plus d’afficher leur réussite atteste un réel
changement dans les esprits, à savoir l’acceptation des différenciations sociales et, peut-
être (mais cela reste à voir), une certaine distanciation vis-à-vis du pouvoir des sorciers et
des forces occultes. Il est à remarquer que le pilier de l’activité de ces grands commerçants
« sudistes » tchadiens demeure le commerce de bières ou d’alcools, un créneau délaissé
pour des motifs religieux par leurs confrères musulmans. De ceux-ci, ils se distinguent
également par leurs réinvestissements, qui portent souvent sur la construction de bars ou
d’hôtels (en sus des villas).
Comme le groupe sara dont les valeurs culturelles sont en cours de réinvention,
les structures mentales et sociales des populations baya, banda, mboum de RCA amorcent
une profonde mutation. En témoigne l’ascension, depuis le début des années 90, d’une
nouvelle catégorie de commerçants centrafricains, les « boubanguéré ». Le terme
« boubanguéré », contraction de « Bouba Nguéré », signifierait en sango « celui qui vend
moins cher ». Il désigne les vendeurs de rue centrafricains, ambulants ou non, cédant à des
prix défiant toute concurrence des produits manufacturés importés directement du
Cameroun, du Nigeria, ou d’ailleurs. Les boubanguéré sont des hommes apparentés à des
ethnies variées (Baya, Mandja, Manza…), chrétiens pour la plupart, et dans l’ensemble
jeunes : ceux rencontrés en 1995 sont âgés d’une vingtaine d’années, parfois moins.
L’apparition des boubanguéré est datée : elle remonte aux années 1991-1992. La
RCA traverse alors une grave crise politique et socio-économique, stigmatisant les
dernières années de pouvoir d’A. Kolingba. Cette période trouble est scandée par la
fermeture des écoles et des universités, la grève générale des fonctionnaires, puis celle des
travailleurs du secteur privé. Durant ces « années blanches », les jeunes, chômeurs ou
déscolarisés de fait, se sont lancés dans le commerce pour s’occuper et subvenir à leurs
besoins. Il semblerait que le caractère général de la crise ait affecté les mécanismes
habituels d’entraide et de redistribution et contraint à la mobilisation des ressources

197
- Madjiro R. N., « Pour une nouvelle solidarité en Afrique » in Études (3788), mars 1993, p. 297.
198
- Ces deux derniers cas sont cités par G. Magrin (1997).

329
personnelles de chacun. Quand les activités du pays ont repris au début de l’année 1994,
beaucoup de jeunes, satisfaits des bénéfices réalisés, ne sont pas retournés étudier,
préférant persévérer dans le commerce.
Les boubanguéré interrogés sont ainsi tous des déscolarisés, au français
impeccable, qui ont cessé de « fréquenter » au collège ou au lycée. On dénombre
également parmi eux de jeunes diplômés sans emplois. Mariés ou célibataires, ces
nouveaux commerçants ont en général des enfants à charge et peuvent peu compter sur un
soutien parental. Beaucoup ont débuté le commerce dès l’adolescence par des activités de
revente au détail, avec une mise initiale modeste provenant de fonds propres. La difficulté
à trouver un crédit de lancement est d’ailleurs l’un des principaux problèmes dont ils font
état.
La mobilité des boubanguéré est étonnante. De la revente de marchandises
achetées sur place auprès de grossistes, ces jeunes opérateurs sont passés au trafic
frontalier, profitant de la création opportune du marché camerounais de Mbaiboum et de la
réfection des routes centrafricaines dans l’Ouham-Pendé, à la charnière des années 80 et
90. Les boubanguéré de Bangui partent ainsi chaque semaine par la route, pour
s’approvisionner à Mbaiboum, situé à plus de 500 km de là. Les plus fortunés et aguerris
ont dépassé ce lieu d’achat pour des centres de ravitaillement encore plus lointains comme
Douala, Kano, Maiduguri, voire Lomé (Togo) ; certains se sont lancés dans le commerce
avec Brazzaville, en descendant la voie fluviale. Un boubanguéré de 26 ans, basé à
Bangui, déclare, par exemple, se rendre deux à trois fois par mois à Mbaiboum, une fois
par an à Douala et cinq fois l’an au Nigeria.
L’aiguillon de la crise socio-économique, la naissance du marché frontalier de
Mbaiboum et l’amélioration de la circulation routière intérieure en RCA (sous l’effet
conjugué des travaux de réfection et de la suppression des barrières routières décidée en
1990) ont lourdement influé sur l’apparition des boubanguéré. Celle-ci doit également être
replacée dans le contexte de libéralisation économique et douanière du début des années
90. Le rôle de levain joué par l’État centrafricain, soucieux d’encourager la promotion
d’une communauté de commerçants nationaux, a été crucial. La réussite des boubanguéré
est en effet sous-tendue par la faveur douanière que leur gouvernement leur a consentie.
Les taxes prélevées par les douaniers centrafricains sur les commerçants nationaux
revenant de Mbaiboum, de Garoua Boulai ou plus généralement de l’étranger sont
délibérément modestes (conformément à des directives venues d’en haut) et justifient les
prix hautement concurrentiels pratiqués par les boubanguéré.
Les perspectives d’enrichissement entrevues grâce au commerce frontalier
suscitent de nombreuses vocations chez les jeunes Centrafricains. Depuis 1994, les
effectifs de boubanguéré ne cessent de s’accroître, soulevant un problème
d’encombrement dans les principales villes du pays. Installés sommairement en bordure
des marchés ou sur les trottoirs, les jeunes vendeurs pâtissent d’un manque cruel de place
disponible, notamment à Bangui : le marché du KM 5 (surtout l’avenue Koudoukou), le
marché Combattant et le centre-ville de la capitale sont complètement saturés. Étalées sur
les trottoirs, accrochées aux murs grillagés, les marchandises des boubanguéré envahissent
les rues des quartiers centraux, au grand dam des boutiquiers patentés, des banques et des
services administratifs qui multiplient les plaintes auprès de la mairie. En 1994, un large
emplacement a été cédé par le gouvernement aux boubanguéré : situé sur l’avenue David
Dacko, à mi-chemin entre le centre-ville et le marché du KM 5, le site est en cours
d’aménagement en 1995.
L’apparition des boubanguéré est trop récente pour qu’on puisse déceler des
différenciations sociales dans ce groupe. Le mode de transport utilisé (avion, camion,
bateau), le caractère plus ou moins lointain des lieux d’approvisionnement et le passage à

330
une organisation commerciale individuelle semblent signaler l’ébauche d’inégalités
sociales et, par extension, un profond changement de la société centrafricaine. Ce
phénomène mériterait d’être vérifié par une enquête approfondie. Au reste, le
développement inédit d’une catégorie de commerçants nationaux, mobiles et dynamiques,
augure d’une recomposition du secteur économique privé en RCA. Il impose en même
temps un sérieux démenti aux discours culturalistes (d’inspiration coloniale) sur la
passivité atemporelle et l’absence « d’esprit commercial » de la population centrafricaine.

f- Les autres commerçants

En dehors des quelques groupes commerçants précédemment cités, on note la


participation plus résiduelle d’autres opérateurs économiques au trafic frontalier. Ceux-là
agissent souvent individuellement et ne s’inscrivent pas au sein d’organisations
commerciales structurées. En général, ils sont issus de populations qui ne sont pas
engagées, sinon de manière marginale, dans les activités d’échanges. Ainsi, on relève
l’intervention ponctuelle d’individus rattachés aux ethnies bantou des provinces
camerounaises du Centre et du Littoral (Ewondo, Bassa…) dans les échanges camerouno-
gabonais.
De même, l’espace frontalier Nigeria/Cameroun/Tchad est animé par quelques
commerçants locaux non musulmans (Toupouri, Massa et Moundang originaires des
plaines du Logone, Mofou ou Kapsiki des monts Mandara…). Ces acteurs sont avant tout
impliqués dans un commerce à courte ou moyenne distance (par exemple, l’écoulement du
riz de Yagoua vers Banki -Nigeria-) ou dans des activités de revente au détail (cigarettes,
bonbons, essence, alcools…). Leur assise financière n’est pas comparable avec celles des
grands négociants islamisés. Contrairement aux Foulbé dont une large proportion ne voient
toujours pas l’intérêt d’une scolarisation (trop chère et sans perspective de débouchés),
quelques ethnies du nord-Cameroun, en l’occurrence les Moundang et les Toupouri ont
plus volontiers accepté l’école et ce, depuis le début de la colonisation. De ce fait, le
bagage scolaire de ces petits commerçants du nord est, d’ordinaire, plus important que
celui des grands négociants et leur maîtrise de la langue française meilleure. Les vendeurs
moundang et toupouri interrogés à Maroua et Garoua, âgés entre 20 et 34 ans, sont tous
des enfants de fonctionnaires (policiers, douaniers, adjudants…). Le cas de C., vendeur
d’essence, dans une rue du quartier Zombayo à Maroua est emblématique de ces petits
commerçants non musulmans, aux activités modestes :

C. a 22 ans, il est né à Kaélé et appartient à l’ethnie moundang. Fils d’un policier, il a


suivi son père au gré de ses mutations successives : Blangoua, Yagoua, puis Maroua. Il a fréquenté
l’école jusqu’en 5ème (au lycée de Yagoua) et parle couramment français, foulfouldé et moundang.
Après avoir été photographe de 1990 à 1993 à Maroua (il possédait simplement un appareil), il est
initié par son grand frère au trafic d’essence entre Maroua et Banki, louant une voiture avec
d’autres personnes, où sont entassés les bidons. Grâce au bénéfice dégagé, il a investi dans un
solide vélo Manucycle et se rend désormais deux fois par semaine à Banki, accompagné par une
centaine de camarades vélocyclistes. Il équipe son vélo de deux bidons de 40 litres et d’un
troisième de 20 litres. Il effectue ainsi l’aller-retour Banki/Maroua en une journée. Les douaniers
ne lui causent pas d’ennuis car il laisse au retour 300 F CFA à chacun des quatre barrages
rencontrés (Banki, Limani, Kourgui et Maroua). Sur le point de se marier, il entend abandonner
prochainement sa location et construire une maison grâce aux économies réalisées.

Exceptions au sein de leur groupe d’attache dont les membres sont globalement
tournés vers d’autres activités que le commerce (agriculture, fonction publique…), les

331
acteurs évoqués interviennent de façon isolée et limitée dans le trafic frontalier, ce dernier
exigeant un certain savoir-faire mêlé d’une dose d’astuce.

g- La place restreinte laissée aux femmes

Il ressort de l’examen des personnes interrogées en Afrique centrale une nette


prédominance masculine parmi les grands négociants et les transporteurs. Les véritables
réussites féminines s’observent pour l’essentiel parmi les ressortissantes du sud tchadien
(en général chrétiennes) et parmi les femmes originaires de l’ouest camerounais (Bamoun,
Bamiléké…). Ces dernières, parfois implantées dans le bassin du lac Tchad, interviennent,
entre autres, dans le trafic vivrier avec le Gabon ou commercent avec N’Djamena (cf. le
commerce de voiles pratiqué par les femmes bamoun). Ces succès féminins sont
globalement récents, ils s’affichent seulement depuis les décennies 70 et 80.
De fait, la majorité des femmes participent à un « petit » trafic frontalier.
« Petit », d’abord par les bénéfices dégagés. Leur commerce relève tantôt d’une activité de
survie, tantôt, il vient en complément d’une autre source de revenus principale (qui peut
être celle du mari), voire il peut s’agir d’une activité d’épargne temporaire destinée, par
exemple, à l’achat de cadeaux de mariage, comme c’est le cas pour les femmes mafa
islamisées de Mokolo, au nord-Cameroun199. Rarement le commerce frontalier constitue
pour les femmes un mode d'enrichissement et d’accumulation.
Modeste, le trafic l’est également par son horizon spatial restreint. Peu de femmes
sont engagées dans un négoce lointain. Les échanges transfrontaliers auxquels elles
s’adonnent sont de faible amplitude. Il s’agit d’un trafic à courte distance, dénommé par
certains « commerce capillaire » (Herrera, 1995). Le trafic de vaisselle entre Maroua et
Banki, le commerce de sucre, de pagnes et de vivres frais auquel se livrent les femmes
sara entre N’Djamena et Kousséri, ou bien encore l’animation du marché frontalier
d’Abang Minko’o par des revendeuses (les « bayam-sellam »200) qui s’approvisionnent à
Yaoundé ou Douala, en sont une illustration.
Dans l’ensemble, les femmes sont confinées à un petit commerce de quartier
(souvent alimentaire) ou à des activités de revente, par exemple en RCA. De là, le nom de
« marché aux femmes » attribué à certains marchés urbains (à Yaoundé, Maroua, Faya…).
Les installations commerciales dont disposent les femmes sont en moyenne
sommaires (étals, tables…), particulièrement dans le bassin du lac Tchad201. Une minorité
d’entre elles possèdent des boutiques ou des dépôts et il ne s’agit quasiment jamais de
commerçantes musulmanes. Celles-ci, lorsqu’elles commercent, vendent dans une rue de
leur quartier, devant chez elles, voire à domicile.
Les créneaux commerciaux qui sont concédés aux femmes sont spécifiques. Ils
concernent les produits agricoles ou de cueillette, parfois cuisinés ou transformés (gâteau
de riz, arachides cuites, poissons fumés…), la vaisselle, les boissons (industrielles ou
artisanales), le sucre, le savon et les tissus. L’implication des femmes dans la contrebande
d’essence, comme entre Mokolo et Madagali (Nigeria) ou entre Moundou (Tchad) et
Figuil (Cameroun) est peu courante. Le commerce de produits alimentaires et de biens de
première nécessité (savon, tissus, vaisselle) nécessaires à toute maisonnée forme le socle
de leurs activités et fait écho à leur statut de maîtresse de maison.

199
- Voir l’article de Van Santen J., in Geschiere P. et Konings P., Itinéraires d’accumulation au Cameroun,
1993
200
- Terme pidgin qui désigne littéralement « celles qui achètent pour (re)vendre ».
201
- Voir l’article de Holtedahl L., « Education, economics and the "good life" : women in Ngaoundéré,
Northern Cameroon », in P. Geschiere et P. Konings, 1993, op. cit.

332
En effet, la faible participation des femmes au commerce d’import-export
(flagrante chez les Centrafricaines et les Gabonaises) est partiellement liée à leur fonction
de procréatrice, laquelle est centrale dans les sociétés africaines. On attend des femmes
qu’elles assurent une descendance nombreuse parce que cela constitue une source de
prestige social et un signe de richesse (dans les milieux musulmans), parce que cela assure
davantage de main d’œuvre agricole (pour les groupes bantou et les sociétés agraires de la
savane) et parce que les enfants sont une garantie de soutien pour les parents devenus
vieux. Les responsabilités familiales qui incombent aux femmes retardent, sinon limitent,
leur entrée dans le commerce. Elles peuvent difficilement délaisser leur domicile pour
voyager tant qu’elles ont des enfants en bas âge.
Par ailleurs, la traditionnelle division sexuelle des statuts et des tâches, dans les
sociétés agraires, ne prédispose pas les femmes au commerce lointain : outre la
reproduction biologique de l’espèce, ces dernières assument la production agricole
vivrière. À elles (et aux enfants) reviennent le travail aux champs et l’approvisionnement
du foyer ; l’homme est, lui, préposé aux activités de pêche, de chasse, de guerre, de
commerce et, à partir des années 30 et 40, aux cultures de rente. Dans les milieux paysans
animistes ou chrétiens, la vente de surplus vivriers à destination des marchés urbains (en
plein essor au milieu du XXème siècle) permet aux femmes d’obtenir des revenus
monétaires pour subvenir aux besoins quotidiens du foyer (habillement, fourniture scolaire
…) et cette modeste autonomie financière est largement admise.
Dans la partie septentrionale du Cameroun, du Nigeria et du Tchad, le poids de
l’islam explique, du moins chez certains groupes comme les Foulbé, le faible nombre de
femmes commerçantes, la culture islamique limitant les sorties des femmes dans les lieux
publics, pour des raisons de convenance. Ousman Dan Fodio, instigateur de la djihad peul
au nord-Cameroun, interdisait clairement la fréquentation des marchés aux femmes où,
écrit-il, « elles se battent et se frottent les épaules contre celles des hommes »202. Il
insistait, en compensation, sur l’obligation faite aux hommes de pourvoir aux besoins de
leurs épouses. Dans l’esprit traditionnel peul, le prestige social tient à l’entretien de
plusieurs femmes qui ne travaillent pas (encore moins aux champs) et qui sont tenues en
dépendance financière. Ce trait culturel est bien explicité par Lisbet Holtedahl dans une
étude sur les femmes de Ngaoundéré : « to the Fulani, a man’s rank is reflected in his
wife’s total economic dependence and her symbolic expression of subordination »203. Le
refus des Foulbé d’accorder une indépendance financière à leur(s) épouse(s) demeure
vivace, surtout parmi ceux qui n’ont pas mené d’études. Les commerçantes peul sont ainsi
plutôt rares.
Les préceptes islamiques relatifs au rôle de la femme (tenue de rester à l’abri
derrière les murs de la concession) connaissent des modulations selon les ethnies. Les
Bamoun ou les groupes fraîchement islamisés du nord-Cameroun (comme certains Mafa,
Mboum, Baya, Toupouri…) concèdent une plus grande marge de manœuvre aux femmes
et tolèrent leur insertion dans des circuits économiques. De même, les Haoussa et les
Kanouri admettent l’accès des femmes à une indépendance financière (Lisbet Holtedahl,
1993, op. cit.). Les femmes haoussa, kanouri ou mafa commercent donc, mais elles
recourent aux services de leurs enfants pour vendre leurs produits (alimentaires ou autres)
hors de la concession familiale. José Van Santen (1993, op. cit.) relate, par exemple,
comment les femmes islamisées de Mokolo recourent à des « boys » mafa pour revendre
en ville les produits de contrebande rapportés du Nigeria (vaisselle, cola, oranges, farine…
) afin de ne pas heurter les principes de l’idéologie musulmane. Par ailleurs, il semblerait

202
- Cité par José Van Santen, 1993, op. cit., p. 311.
203
- Holtedahl L., 1993, op. cit., p. 281.

333
que les négociants musulmans scolarisés jusqu’au secondaire, voire jusqu’à l’université
(leur nombre est en augmentation parmi la nouvelle génération) cherchent à épouser des
femmes pourvues d’un bagage scolaire minimum (école primaire), et ne renâclent pas à ce
que celles-ci gèrent un pan de leurs affaires (la location des villas, la vente de produits
d’Arabie Saoudite…).
En Afrique centrale, l’émergence de grandes figures commerçantes féminines
reste donc un phénomène récent (surtout dans le bassin du lac Tchad), propre aux années
70 et surtout 80. Plusieurs facteurs ont présidé à cette évolution, en premier lieu la
récession socio-économique durable. En réduisant les revenus des hommes, « la crise » a
passablement modifié les rapports entre hommes et femmes, incitant celles-ci à élaborer
leur propre stratégie d’accumulation. Par exemple, au sud-Cameroun, la chute continue des
cours du cacao et du café (une culture de rente du ressort des hommes) et à l’inverse, le
développement de la commercialisation des cultures vivrières (apanage des femmes) ont
abouti à un renversement des rôles entre les deux sexes : à l’intérieur des foyers, l’essentiel
des revenus est désormais rapporté non plus par l’homme, mais par la femme
traditionnellement réduite dans la société patrilinéaire fang à un instrument de production
agricole et de reproduction biologique (Balandier, 1955).
Deuxièmement, la scolarisation des femmes (dans la moitié méridionale du Tchad
et du Cameroun et, à moindre degré dans la région du lac Tchad) a constitué un puissant
vecteur de changements. Elle a offert aux femmes des opportunités nouvelles sur le plan
matrimonial et professionnel : les emplois salariés (secrétaire…), auxquels elles accèdent,
servent souvent de tremplin (financier) au lancement d’activités commerciales et leur
permettent (par exemple, dans les hauts plateaux de l’Ouest camerounais), de se dégager
des travaux agricoles204.
L’urbanisation et, avec elle, la diffusion de modes de pensée et de comportement
« occidentaux » ont également influé sur l’émancipation des femmes, encore une fois pour
celles qui ont poursuivi des études : les femmes scolarisées du nord-Cameroun sont de
moins en moins enclines à accepter les mariages polygames et les femmes des Grassfields
préfèrent, elles, rester mères célibataires plutôt que de se marier et d’avoir à travailler la
terre de leur mari.
Au final, les femmes rencontrées qui ont réussi à accumuler des richesses grâce
au commerce ont toutes été scolarisées, au minimum jusqu’en primaire, au mieux jusqu’à
l’université. Au Tchad, elles sont originaires du sud, en majorité chrétiennes ou converties
récemment à l’islam. Au Cameroun, les femmes dont l’assise financière est importante,
sont pratiquement toutes originaires des Grassfields, les autres étant impliquées dans des
activités plus modestes. La plupart ont débuté le commerce grâce à l’aide de leur père ou
de leur mari, lesquels sont souvent commerçants ou fonctionnaires (plus ou moins haut
placés). La restauration constitue fréquemment l’activité préliminaire au commerce
proprement dit.
Les trois biographies de commerçantes qui suivent résument ces observations
générales. La première présente le cas d’une femme tchadienne (Hélène) impliquée dans
un petit commerce frontalier de proximité (celui de vivres frais et de biens de première
nécessité), entre N’Djamena et Kousséri. Le second exemple (Amsétou) montre comment
une modeste commerçante camerounaise tente de dépasser le cap de la vente au détail et
de se lancer dans un commerce à moyenne distance, en l’occurrence l’exportation de
vivres frais au Gabon. La dernière biographie (Martine) est celle d’une femme participant
au négoce lointain. Son itinéraire étaye l’apparition de grandes commerçantes sudistes au

204
- Voir l’article de Mitzi Goheen, in Geschiere P. et Konings P., 1993, op. cit.

334
Tchad depuis les années 80, témoignant ainsi de l’évolution des mentalités à l’intérieur du
groupe sara et de la percée des femmes tchadiennes dans le négoce au long cours.

• Comme la majorité des femmes tchadiennes adonnées au trafic frontalier, Hélène est
originaire du sud du pays : Ngambaye, elle est née dans un village de la sous-préfecture de la
Bénoye (Logone Occidental). C’est une célibataire de 24 ans, sans enfants, convertie au
protestantisme par sa tante. Elle est issue d’une famille catholique, de huit enfants : deux de ses
frères sont partis étudier à l’étranger, l’un en Chine, l’autre à Cotonou. Ses parents ont habité
N’Djamena jusqu’aux « événements » de 1979 : son père était alors chauffeur à la mairie et sa
mère, vendeuse de bili-bili (bière de mil). Aujourd’hui, ses parents sont réinstallés au village, avec
leurs deux plus jeunes fils, et sont cultivateurs. Ils envoient régulièrement des sacs de mil à leurs
enfants restés dans la capitale. Hélène vit dans la concession paternelle, au quartier Chagoua. Elle
habite un deux-pièces aux murs en banco, au toit de végétaux tressés, fermé par une porte en tôle,
et dépourvu d’eau et d’électricité.
Elle a commencé le commerce entre N’Djamena et Kousséri (où elle a de la famille) en
1991, parallèlement à l’école. Actuellement, elle est en terminale à l’école privée Jean-Paul Sartre
mais, faute de pouvoir payer les cours à la fin de chaque mois (l’inscription annuelle coûte 70 000
F CFA), elle a cessé de « fréquenter » en cours d’année. Les charges familiales l’obligent
désormais à se consacrer exclusivement au commerce depuis février 1991. Elle doit en effet
subvenir aux besoins de ses deux cadets écoliers (en 6ème et CM1) qui logent avec elle dans la
concession paternelle ; elle aide aussi un grand frère étudiant à Dembé et une sœur aînée, installée
à Farcha. Hélène doit assumer des dépenses imprévues, comme la prise en charge du voyage-retour
de sa mère, venue lui rendre visite pendant sept mois : le paiement du taxi entre N’Djamena et
Moundou, les cadeaux à acheter pour le départ (sel, pagnes…) sont autant des charges
supplémentaires dont elle doit, seule, s’acquitter. Jusqu’alors, la jeune femme arrivait à joindre les
deux bouts grâce aux loyers mensuels (4 550 F CFA chacun) payés par les deux locataires habitant
dans la concession. Or, depuis deux ans, ces derniers ne s’acquittent plus du bail. L’un lui doit plus
de 45 000 F CFA, un autre s’est enfui, laissant 60 000 F CFA de dettes. Par ailleurs, trois chambres
de la concession, dégradées, ne peuvent plus être louées.
Hélène se rend quatre fois par semaine à Kousséri avec un groupe d’amies pour y acheter
des marchandises (mangues, œufs, bananes, sucre, savon) qu’elle écoule au détail sur le marché de
Dembé, assise derrière une table basse en bois, en bordure du goudron. Elle paye 400 F CFA de
taxi entre Dembé et le pont Ngueli (200 F pour sa place et 200 F pour ses bagages, composés
d’arachides, de patates, de haricots et de bidons de lait). Elle traverse le pont à pied et reloue pour
le même tarif un autre « clando » entre la sortie du pont et Kousséri. Au retour du Cameroun, elle
verse 200 ou 300 F CFA à la « barrière » de Ngueli (100 ou 200 F côté camerounais, et 100 F côté
tchadien). Elle paye aux douaniers tchadiens une « quittance » de 200 F par plateau d’œufs
rapporté et donne éventuellement une commission de 750 F CFA au chauffeur de taxi quand il
transporte en contrebande son savon de l’autre côté du pont. Les bénéfices retirés du commerce ne
sont plus aussi lucratifs depuis les mesures d’interdiction d’importation de 1992 (sur le sucre, le
savon et les pagnes) qui l’obligent à diminuer les quantités de marchandises rapportées. Elle
parvient néanmoins à participer à trois tontines distinctes (dites paré en ngambaye). La première, à
versement hebdomadaire (entre 1 000 et 1 500 F CFA) couvre ses dépenses quotidiennes
(nourriture, habillement…) ; la seconde qui fonctionne par quinzaine avec 14 membres (qui
apportent chacun 2.500 F CFA) lui servait à payer ses frais de scolarité ; la dernière tontine,
mensuelle, exige une contribution de 5 000 F CFA de la part des neuf participants : elle a permis à
Hélène de commencer à construire une maison (en terre et tôle).

• Amsétou est Bamoun. Elle est âgée de 33 ans et vit à Yaoundé où elle tient au marché
central un petit étal de vivres frais et de poissons fumés. La présence de son frère et de sa sœur
émigrés dans la capitale gabonaise, l’économie d’un petit pécule, la libéralisation du commerce
d’exportation et l’âge raisonnable atteint par son dernier enfant (8 ans) lui permettent
d’entreprendre en mai 1994, pour la première fois, la traversée maritime à bord du ferry Marathon.

335
Elle a engagé près de 400 000 francs CFA dans cette opération d’essai (entre le prix du transport et
l’achat en gros de marchandises) et emporté avec elle une dizaine de sacs en jute (pesant 100 kg
chacun) contenant patates et oignons, ainsi que quelques têtes de choux achetés au marché de
Douala. Elle se classe ainsi parmi ces « bayam-sellam » aux moyens trop limités pour louer un
véhicule et s’approvisionner sur les lieux de production agricole. Des premiers sacs ont déjà été
expédiés par elle, avant son départ, à bord de l’Ireva, et sa sœur les a réceptionnés à Libreville.
Arrivée au port Môle de Libreville, Amsétou a loué un taxi urbain pour transporter sa marchandise
dans une ruelle du marché Mont Bouët, réservée à la vente d’oignons. Là, elle est entourée de
voisins, également bamoun. Elle paye pour sa place au sol 2 000 F par jour auxquels s’ajoutent 1
000 F CFA pour le gardiennage nocturne. Au marché, elle fait le bilan des dégâts subis par sa
marchandise pendant la traversée : plusieurs de ses sacs ont pris l’eau et doivent être bradés. Elle
réussit cependant à tout écouler en huit jours. La veille de son retour au Cameroun, elle est partie
acheter des sardines fumées au port Nomba de Libreville, qu’elle vendra sur son étal de Yaoundé.
Dix jours se sont écoulés entre le départ de Douala et le retour au Cameroun.

• En 1995, Martine, 37 ans, est propriétaire à N’Djamena (boulevard des Sao) d’un vaste
magasin d’alimentation générale, construit en dur et équipé de deux réfrigérateurs et d’un
ventilateur au plafond. Elle est originaire d’un village du Logone Oriental (son père vit à Doba où
il gère un dépôt de boissons) et est issue d’une famille chrétienne. Alors qu’elle est élève en CM2,
elle se marie avec un officier de la région du Chari-Baguirmi et part s’installer avec lui, en
location, dans la capitale. Sous la pression de ses beaux-parents, elle met alors un terme définitif à
ses études. En 1982, son mari est tué au combat, lors de la guerre civile qui secoue le Tchad, la
laissant veuve avec trois enfants. Après une année de deuil, elle se lance dans le commerce de petit
mil, grâce à la somme de 200 000 F CFA, que lui a confiée son mari la veille de son départ.
Retournée au village lors de la guerre civile, elle collecte céréales et arachide dans les villages
qu’elle revend en 1984 à N’Djamena, en plein moment de disette. Ses spéculations dans le
domaine des céréales lui permettent de devenir distributeur-grossiste de bière Gala, un créneau
fréquemment exploité par les non-musulmans. Achetée à Moundou aux Brasseries du Logone, la
bière est écoulée sur N’Djamena : un camion, loué en association avec d’autres femmes, achemine
à chaque trajet ses 200 ou 300 cartons de bière. L’augmentation progressive du nombre de casiers
distribués la conduit à louer le camion pour elle seule puis, elle acquiert, grâce à un crédit de la
Banque Tchadienne des Crédits et Dépôts (BTCD), deux camions, rachetés à des organismes
humanitaires. En 1985, elle ouvre un magasin d’alimentation générale, boulevard des Sao, dans un
local loué.
Jusqu’à la dévaluation du franc CFA, elle partait régulièrement (une fois l’an, lors des
vacances d’été) rendre visite à sa fille, qui vit chez sa sœur en France et en profitait pour rapporter
cosmétiques et vin bouché français. Son fils, qui réside au Bénin, se charge de lui expédier par
avion alcools et liqueurs, de sorte qu’elle effectue désormais rarement le trajet en avion jusqu’à
Cotonou. En 1995, Martine part elle-même au Cameroun, au volant de son pick-up, pour
s’approvisionner en produits commercialisés par Tchad-Import (bière Castel, eau, pâtes, liqueurs,
sirops). Elle se rend à Douala une à deux fois l’an (son véhicule est hissé sur le train au retour) et
régulièrement à Maroua et Kousséri.
Martine est devenue en 1990 actionnaire de Tchad-Import (une filiale de Boissons et
Glacières International -BGI- contrôlé par le groupe Castel). Elle a fait bâtir une maison à
N’Djamena et acheté un terrain de 800 000 F CFA sur lequel est construit, depuis 1993, son
magasin. Membre officiel du GPR (Groupement des Professionnels routiers), une société
commissionnaire de transport, elle emploie 20 personnes. Elle a tenté, au début des années 90,
l’exportation de gomme arabique (qui est, avec les céréales, l’une des activités distinctives des
grands commerçants tchadiens). Cependant, les autres exportateurs l’en ont dissuadée, refusant de
la mettre au fait des principales ficelles du métier. Martine est membre et trésorière de l’association
des femmes commerçantes du Tchad (AFTC), créée en 1993, et avec laquelle elle est partie en
Chine, assister à la Conférence mondiale sur la Femme de 1995. Dans l’immédiat, elle projette
d’agrandir son magasin : la construction d’un bâtiment attenant à sa boutique vient d’être achevée.
L’achat d’autres camions figure également à son programme.

336
Les femmes ont pendant longtemps occupé une place marginale dans les activités
frontalières. Sauf cas précis (cf. les « Premières Dames » du pays, épouses de chef d’État),
elles faisaient partie des « petits » trafiquants qui ne partaient pas bien loin et qui géraient
des quantités modestes de marchandises. Ce tableau reste encore partiellement vrai
aujourd’hui. Néanmoins, une élite commerciale féminine a émergé dans les années 70, qui
s’est renforcée au cours des années 80 et 90. Regroupées fréquemment au sein d’une
association nationale de femmes commerçantes, ces nouvelles chefs d’entreprise
participent à des échanges lointains, brassent des millions et construisent des fortunes
immobilières et économiques grâce au jeu sur la frontière.
S’ils sont les acteurs-clés de l’animation frontalière, les commerçants et les
transporteurs individuels n’en sont pas les seuls bénéficiaires : dans leur sillage travaillent
une kyrielle d’intervenants (employeurs, collecteurs, correspondants…) qui profitent, eux
aussi, des retombées de la frontière. La diversité des rôles tenus par ces intermédiaires,
surtout dans la filière du transport, m’a conduit à les dissocier des commerçants et
transporteurs.

3- Les intermédiaires du commerce et du transport

Les intermédiaires des filières de commercialisation et de transport sont plus ou


moins nombreux selon la taille de l’entreprise.
La chaîne commerciale inclut une foule d’intervenants qui bénéficient
indirectement du trafic transfrontalier. Ainsi, en amont de leurs activités, les commerçants
exportateurs recourent à des acheteurs-collecteurs (employés ou indépendants), qui
acquièrent en zone rurale les marchandises (produits agricoles, gomme arabique, bétail,
peaux d’animaux…) et les acheminent vers le centre urbain principal. Les négociants de
peaux sont aidés par des « sélectionneurs » qui repèrent les peaux de mauvaise qualité, les
exportateurs de gomme font appel aux services de femmes pour trier le produit de
cueillette et d’hommes pour effectuer la pesée des sacs (photo.38 et 39). De même, la
filière commerciale de bétail sur pied, dominée par les négociants-exportateurs, s’appuie à
la base sur des acheteurs et des convoyeurs (bergers). En RCA, cette chaîne hiérarchisée
d’intervenants est organisée dans le détail par l’Association Centrafricaine des
Commerçants en Bétail (ACCB), chaque négociant membre de l’ACCB étant autorisé à
travailler avec un maximum de six acheteurs (pour chacun desquels il verse une cotisation
annuelle de 10 000 F CFA à l’association), ces acheteurs ne pouvant eux-mêmes
collaborer avec plus de cinq convoyeurs (pour chacun desquels le commerçant verse 9 000
F CFA/an).

337
Photo. 38- Pesée des sacs de gomme arabique destinés à l’exportation
Photos : Société ABHS

Photo. 39- Triage de la gomme arabique par les femmes

338
339
Gérants, comptables et tenanciers de magasins complètent la chaîne des intermédiaires du
commerce.
Dans le domaine des transports, les intermédiaires rassemblent, en sus des
transitaires, des garagistes et des chauffeurs, les locataires de camion, les commis de
charge (courtiers de fret) et les commissionnaires de transport. Ces deux dernières
professions, courantes dans le bassin du lac Tchad, tendent à se confondre dans la pratique
et ne recouvrent pas les mêmes réalités d’un pays à l’autre, voire d’une région à l’autre.
Au Tchad, les « locataires de camion » sont ceux qui prennent à bail un camion
pour une durée courte (le temps d’effectuer un aller-retour à destination d’un village-
marché), dans le but de transporter le fret de plusieurs commerçants. En général, il s’agit
d’anciens commerçants qui ont vu les bénéfices qu’ils pouvaient retirer en organisant la
desserte des marchés ruraux.
Le Tchad se signale surtout par la persistance du système du « commis de
charge ».: ces courtiers de fret, moyennant une commission, mettent en contact d’une part
les transporteurs et d’autre part les chargeurs, les transitaires ou les passagers. En théorie,
les commis n’ont qu’un rôle de médiateur et ne peuvent pas organiser d’opération de
transport en leur nom propre (néanmoins, certains louent des camions pour transporter le
fret de clients). Agissant au sein de « groupements de commis de charge », les commis
sont installés dans les gares routières où ils disposent d’un bureau. Ces personnages,
apparus dès l’époque coloniale, ont gagné en importance après la création, en 1956, de la
Coopérative des Transporteurs Tchadiens (CTT), qui détenait le monopole des activités de
transport. Dans la deuxième moitié des années 50, la profession de commis est
réglementée par l’octroi de licences : des droits géographiques exclusifs leur sont reconnus
pour exploiter des axes de circulation. Le régime habréiste en nommant des commis
chargés de surveiller les mouvements de fret et de signaler la fraude a suscité la création de
liens entre la profession et les services de sécurité de l’État. Devenus des agents de
renseignement au service du pouvoir, les commis étaient redoutés des transporteurs et
voyageurs qu’ils rançonnaient sous la menace de dénonciations ou de fausses accusations.
Au milieu des années 90, les commis continuent de véhiculer une image négative car ils
prélèvent une commission de 10% sur les transporteurs sans chercher à leur trouver du fret
en dehors de la gare routière. À l’intérieur de celle-ci, les marchands discutent le plus
souvent directement avec les camionneurs, sous l’œil des commis qui attendent ensuite
leur commission.
Au nord-Cameroun, le système des commis de charge laisse place à celui des
« commissionnaires de transport ». À la différence des commis de charge, les
commissionnaires de transport peuvent mener des opérations de transport en leur nom
personnel et ne sont pas soumis à des limitations géographiques. Des sociétés
commissionnaires de transport existent au Tchad (comme le GPR205, Getrans, Trames,
SOTTRAT…) et en RCA (avec le BARC, le Bureau d’Affrètement Routier

205
- Le Groupement Professionnel Routier est un résidu de la Coopérative des Transporteurs Tchadiens
(CTT), dissoute en 1989. En 1995, il est le plus important groupement de transporteurs du Tchad par son
chiffre d’affaires, le nombre de ses adhérents officiels (643) et sa flotte (160 véhicules dont 80 environ
sont affectés sur le ligne internationale de Ngaoundéré). Le GPR négocie des contrats de fret avec la
Sonasut, la Cotontchad, les sociétés pétrolières et l’ONC.

340
centrafricain206) : ces sociétés, souvent dirigées par des camionneurs, sont en fait des
groupements de transporteurs. Elles passent des contrats de fret et les transmettent à leurs
membres moyennant une commission (elle est en général de 8% au Tchad, celle du BARC
est de 3% en 1995).
Dans la moitié nord du Cameroun, l’appellation de « commissionnaire de
transport » renvoie à des individus qui travaillent souvent seuls. Locataires de camions, ils
transportent le fret des commerçants entre la frontière et une ville de l’intérieur mais se
chargent, en plus (et c’est là leur originalité), de négocier le passage de la douane, grâce à
un arrangement préalable avec les douaniers. Ils tiennent finalement un rôle de transitaire à
ceci près qu’ils ne possèdent pas de dépôt. Chaque commissionnaire est spécialiste de
quelques lignes (Maroua/Yagoua, Maroua/Banki, Maroua/Maga…). La plupart d’entre eux
sont d’anciens commerçants et mènent parallèlement d’autres activités (comme celle de
cultivateurs). Aucun papier particulier n’est nécessaire pour être commissionnaire ; le
métier repose sur l’entente avec les responsables des douanes et l’entregent politique. En
1996, quatre commissionnaires dominaient, par exemple, la place de Maroua, tous affiliés
au parti au pouvoir (l’un d’eux est le maire RDPC du village de Pété). Pour acheminer les
marchandises, par exemple entre Banki et Maroua, le commissionnaire loue des camions
au mois (environ 1 million de F CFA pour un véhicule de 12 t et 450 000 F CFA pour un
véhicule de 7 tonnes) puis négocie avec la douane le passage de ses camions (étalé dans le
temps) contre le versement d’une somme globale.
Le recours à des intermédiaires de transport n’est pas systématique. Les
commerçants impliqués dans l’exportation de vivres camerounais vers le Gabon ou bien
les boubanguéré spécialistes de la ligne Bangui/Mbaiboum ne font appel ni à des
transitaires ni à des commissionnaires de transport, mais discutent eux-mêmes avec les
douaniers et les transporteurs.
Si l’effervescence frontalière résulte des opérations de commerce et de transport,
elle tient aussi au fourmillement de multiples activités de service dans les marchés
émergents. À l’intérieur de ces activités de service, on compte notamment des individus
qui partent exercer de petits métiers sur les confins des territoires nationaux, attirés par le
mirage frontalier et le (faux)semblant d’une vie facile : certains y vivent un échec (dans la
drogue, la prostitution, la délinquance…), d’autres s’y enrichissent, d’autres encore y
stagnent passagèrement avant de repartir vers de nouvelles contrées.

4- Les autres acteurs de la frontière

Ce dernier ensemble de frontaliers est très disparate. Il groupe pêle-mêle tous


ceux qui profitent indirectement de l’activité commerciale dans les espaces frontaliers, à
savoir les hommes permettant l’articulation concrète entre plusieurs territoires d’État
(passeurs, guides, cambistes, fonctionnaires préposés à la surveillance des frontières…),
mais aussi ceux qui occupent des emplois induits par le trafic frontalier, grâce à son effet
boule-de-neige : restaurateurs, coupeurs de route…

206
- Le BARC est une société d’économie mixte, née en 1981 sur les décombres de l’ONAF (Office National
d’Affrètement). Jusqu’en 1990, ce bureau possédait le monopole du fret routier (comme la CTT au
Tchad). Depuis 1990, le BARC, dont la gestion a été privatisée en 1993, gère la gare routière de Bangui,
établit des statistiques et est devenu une société commissionnaire de transport. Il négocie du fret
(notamment avec la Société Cotonnière de Centrafrique) qu’il répartit entre ses membres (49 en 1993, 27
en 1995). La commission de 3% prélevée sur tous les camionneurs pour chacun de leur voyage, à l’instar
des pratiques des commis de charge, fait du BARC un organisme très critiqué parmi les transporteurs.

341
• Les fonctionnaires représentant l’autorité de l’État (policiers, douaniers,
militaires, agents de contrôle phytosanitaire, sous-préfet…), en poste sur les confins
frontaliers ou dans des bureaux ministériels des centres urbains de l’intérieur (Douanes,
Finances…) sont des acteurs à part entière de la frontière. Ils usent (ou abusent)
habilement de leur fonction et de leur pouvoir (aussi minime soit-il) pour tirer profit du
différentiel frontalier, le plus souvent à des fins personnelles. Beaucoup rallongent leurs
émoluments par des bakchichs négociés avec les commerçants et transporteurs, quand ils
ne s’improvisent pas eux-mêmes commerçants. Par ailleurs, il est à remarquer que certains
services institutionnels sont partiellement financés par des prélèvements financiers
officiels exercés sur les commerçants et transporteurs (ainsi, le Bureau de gestion du fret
routier camerounais -BGFT- ou le Bureau national de fret tchadien -BNF-).
La distinction entre les agents de l’État n’est pas toujours aisée à opérer. Par
exemple, au Tchad, aux douaniers « classiques » s’ajoutent les « douaniers-combattants »,
des anciens soldats promus douaniers en récompense de leurs loyaux services, ce qui en dit
long sur les avantages retirés par la profession.
Eu égard aux ponctions qu’ils réalisent, les fonctionnaires sont souvent
appréhendés par les commerçants et les transporteurs comme des parasites de la frontière.
Pourtant, leur rôle de médiateurs frontaliers et d’agents de liaison est bien réel : en
témoignent les escortes de protection militaires (contre les bandits) qui accompagnent les
commerçants jusqu’aux marchés frontaliers207 ou encore les négociations menées par le
préfet ou sous-préfet avec les autorités de l’État voisin pour rouvrir une frontière. Ces deux
actions visent bien à établir une fluidité de circulation transfrontalière. Les représentants
de l’État entretiennent un rapport ambivalent avec la frontière d’État que symbolise très
bien la cohabitation symbiotique entre douaniers et contrebandiers (cf. 1ère partie, III-A-2).

• Une seconde catégorie d’acteurs de la frontière comprend ceux qui assurent au


quotidien l’articulation matérielle entre deux territoires d’État : les cambistes et autres
changeurs de monnaies, les passeurs (chargés de traverser la frontière avec la
marchandise), les convoyeurs (de motos, de voitures, de bétail…), les guides et/ou
interprètes qui accompagnent les commerçants peu expérimentés en territoire voisin… À
l’exception des cambistes, ces métiers sont en général accaparés par des adolescents ou des
hommes relativement jeunes. Le recours à des accompagnateurs-interprètes est fréquent de
la part des commerçants d’Afrique centrale francophone qui se rendent au Nigeria et qui
ne maîtrisent ni l’anglais, ni l’un des dialectes locaux. Un vendeur de pièces détachées de
Maroua, Kanouri (mais sans famille au Nigeria), confie, par exemple, avoir loué les
services d’un interprète pour partir à Maiduguri en 1989, faute de parler lui-même
haoussa. Les petits transporteurs locaux, qui cumulent fréquemment un rôle de passeur,
font aussi partie de ces usagers de la frontière : les chauffeurs de taxi du pont Ngueli
commissionnés par les femmes de N’Djamena pour traverser la frontière avec des
marchandises rapportées de Kousséri, les piroguiers d’Eking-Eboro, incontournables pour
joindre les deux rives du fleuve-frontière Ntem, ou bien encore les motocyclistes de Banki,
qui transportent par des ruelles détournées les produits nigérians de Banki vers Amchidé,
sont des praticiens de la frontière au niveau le plus élémentaire. Le Tchad se distingue par
l’existence d’un type original de passeurs en la personne des « combattants », souvent des
soldats déflatés dont on loue occasionnellement les services pour passer en force les
postes-frontières (en particulier, ceux du pont Ngueli) : accrochés au camion de
207
- À ce sujet, les escortes militaires qui permettent parfois de franchir les barrages gardés par d’autres
fonctionnaires (militaires, policiers…) sont, pour les opérateurs économiques, une manière de rémunérer
les « services » des agents de l’État en choisissant un paiement au comptant plutôt qu’au coup par coup, à
chaque barrière.

342
marchandises et armés de kalachnikovs, ces soldats permettent un passage rapide de la
frontière et l’évitement des taxes douanières. Très développé à l’époque du régime
habréiste, le recours au système des combattants s’est amenuisé mais reste persistant dans
les années 90 au Tchad.

• Une troisième catégorie d’acteurs de la frontière est constituée par ceux qui
exercent à la frontière des petits métiers, développés à la suite de l’effervescence
commerciale et des concentrations humaines naissantes. De fait, les places marchandes
frontalières drainent une foule de gens attirées par l’effet entraînant et euphorisant de la
frontière. Restaurateurs, aubergistes, boulangers, cordonniers, couturiers, tailleurs,
vendeurs de glace, prostituées… contribuent à l’animation quotidienne et à la création
d’une sociabilité dans les zones bordières des territoires. Si certains nourrissent l’espoir de
s’installer durablement (par exemple, les Équato-Guinéens émigrés à Kyé Ossi ou à
Bitam), beaucoup grossissent les rangs d’une population flottante : leur séjour à la
frontière est conçu comme une étape provisoire et transitoire à l’intérieur de leur
cheminement migratoire et professionnel. Ils viennent tenter leur chance ou tout
simplement vivre une expérience dans un lieu dont ils ont entendu parler par ouï-dire. Un
Bamiléké de 18 ans raconte, par exemple, s’être installé sur le marché frontalier d’Abang
Minko’o depuis un an, après avoir quitté le collège en 3ème à Yaoundé. Sans famille à
Abang, il affirme être venu au hasard à la frontière et se débrouille en préparant des petits-
déjeuners, ce qui lui permet de louer provisoirement une chambre pour 3 500 F CFA/mois,
en attendant de partir ailleurs.
Le marché de Mbaiboum est un cas d’étude intéressant car il a comme originalité
de brasser maints ressortissants d’Afrique de l’Ouest (Sénégalais, Maliens, Gambiens,
Togolais, Béninois…) et d’Afrique Centrale (notamment du Congo Démocratique). Parmi
eux, une majorité écrasante de jeunes qui effectuent là une halte temporaire, durant
quelques mois ou années. Les Africains de l’Ouest forment le gros bataillon de ces gens de
passage, qui voyagent et vivotent d’une place à l’autre à la recherche d’emplois et
d’argent. Leur mobilité géographique est grande, leur parcours professionnel ponctué par
l’exercice de divers métiers de survie. Les itinéraires des deux cordonniers suivants, l’un
ghanéen, l’autre gambien, sont particulièrement représentatifs :

M. a 28 ans et est né à Accra (capitale du Ghana), de parents musulmans. Son père était
chauffeur. À 21ans, M. quitte le Ghana pour la Libye où il s’emploie pendant trois ans comme
domestique. Après la Libye, il travaille à Brazzaville pendant un an, chez un tailleur. Il continue
cet apprentissage pendant trois mois chez un tailleur de Garoua, qu’il quitte après une dispute. De
Garoua, il gagne Mbaiboum (en 1994) où il survit depuis deux ans comme cordonnier ambulant.
Ses voyages lui ont permis de maîtriser le foulfouldé et l’arabe, en sus de l’anglais. Sa prochaine
étape doit être le Swaziland où a émigré un de ses frères et où lui-même souhaite redevenir tailleur.
Il épargne actuellement les 200 000 F CFA nécessaires au voyage. Déjà, il a amassé plus de la
moitié de la somme.

O. est né à Bassé en Gambie. Son père, cultivateur, vit de la vente de ses fruits et de son
riz. O. a seulement fréquenté l’école coranique. Il doit sa maîtrise du français aux cours du soir
qu’il a suivis au Sénégal où, comme tous les jeunes Gambiens, il passait alors trois à quatre mois
de l’année. Il y a 8 mois, à 28 ans, O. quitte la Gambie où il ne parvient pas à trouver un travail. Il
y laisse sa femme et son enfant, et part vers le Tchad. À N’Djamena (pendant trois mois), puis à
Kousséri (pendant un mois), il devient vendeur de cigarettes. Comme il se lasse des taxations
exigées de la part des agents de l’État, il quitte Kousséri pour Mbaiboum où des amis l’initient à la
cordonnerie. À Mbaiboum, il partage un loyer de 5 000 F CFA avec deux autres jeunes Guinéens,
l’un de Conakry, l’autre de Guinée Bissau. Ses notions de portugais viennent de son camarade de
chambre et complètent ses connaissances du foulfouldé et de l’arabe. Il se dit pressé de quitter

343
Mbaiboum car il gagne péniblement sa vie (il n’a pas pu jusqu’à présent envoyer de l’argent à sa
famille). Son but est de rejoindre son frère basé à Brazzaville qui se livre au commerce d’or et de
diamants à destination de l’Angola et du Congo Démocratique. Ce frère doit lui envoyer l’argent
du voyage par le biais d’un émissaire. Toutefois, à moyen terme, O. souhaite retourner vivre en
Gambie pour commercer avec le Sénégal.

Faute d’enquêtes approfondies, il est difficile de tirer des généralités sur les
individus qui exercent aux frontières des petits métiers. À l’évidence, le séjour à la
frontière est pour beaucoup l’occasion d’une expérience, d’une épargne et d’une ascension
sociale. Mais quelle part cela représente-t-il en comparaison des faillites et des régressions
vécues au même endroit ?

• La quatrième et dernière catégorie des acteurs de la frontière concerne les


bandes armées. Communément connues sous le nom de coupeurs de route (ou
« zaraguina » en Centrafrique), elles forment un pan de cette population flottante vivant
aux frontières et un cas original de praticiens de la frontière. Agissant sur le mode de la
violence, ces groupes armés profitent à leur manière de l’intensification des échanges
commerciaux et monétaires sur les confins des territoires.
La plupart de ces bandes sont formées par des éléments de l’armée tchadienne en
déroute (soldats déflatés, militaires impayés…)208, qui sévissent avec la complicité de
ressortissants locaux (camerounais, centrafricains, nigérians…). Ceux-ci leur servent de
guides et d’indicateurs, et sont souvent recrutés parmi les chômeurs et les jeunes
désœuvrés. Mais pas seulement. Certains agents des forces de l’ordre, des membres de la
haute administration, voire des autorités traditionnelles, sont également de connivence
avec les bandits. Au Cameroun, le sous-préfet de Kousséri a ainsi été condamné par le
tribunal de Yaoundé et démis de ses fonctions en juin 1996 pour complicité avec les
coupeurs de route.
La présence de bandits de grand chemin n’est ni un fait nouveau ni un phénomène
spécifiquement frontalier. S’appuyant sur un rapport de tournée administrative effectuée
en septembre 1937 dans les laouanats209 de Fadéré et Pété, A. Beauvilain note qu’« un
important banditisme a toujours sévi dans la région [de l’extrême-nord camerounais] en
raison de la proximité des frontières du Nigeria et du Tchad mais aussi dans les régions
peu peuplées des yaéré et sur leurs marges avec les départements actuels du Mayo-Sava et
du Diamaré. En effet, les limites des anciennes subdivisions jouaient pratiquement le rôle
de frontières d’état pour des voleurs en fuite. C’est le cas notamment dans le nord du
laouanat de Pétté où sévit en 1937 un fort brigandage, œuvre de "grandes compagnies
bien organisées". Le but est de voler du bétail pour le revendre au Nigeria. Elles
s’appuient sur de nombreuses complicités et n’hésitent pas à tuer les gêneurs »210. Reste

208
- En 1996, le chef de brigade de Touboro relate qu’un commandant de l’armée tchadienne figurait parmi
des bandits arrêtés au début des années 90.
209
- Le laouanat est une chefferie peul intermédiaire entre celle du lamidat et du djaoro (maître de village). À
l’époque coloniale, le laouanat correspond au canton, chefferie du second degré. Pété et Fadéré sont des
villages situés à 50 km au nord de Maroua.
210
- Beauvilain A., Nord Cameroun, crises et peuplement,1989, tome 2, p. 346.

344
Fig.64

345
qu’on constate une nette montée de violence et une recrudescence des attaques dans les
zones frontalières depuis la fin des années 80. Certaines régions d’Afrique centrale sont,
de fait, devenues de véritables « zones rouges » (fig.64), à l’instar de l’Extrême-Nord et du
Nord du Cameroun, de la région méridionale du Tchad ou du nord-ouest de la RCA. Sur
certains axes majeurs (Maroua/Waza/Kousséri, Koumra/Sahr, Sahr/N’Djamena,
Ngaoundéré/Mbaiboum, Garoua/Mbaiboum, Bozoum/ Bocaranga, Mbaiboum/Paoua…),
la pratique de convois avec escortes militaires conjuguée au choix de certains horaires est
devenue quasi-obligatoire pour se protéger des bandes armées.

Le terme de frontalier recouvre en Afrique centrale une réalité très composite et


désigne des acteurs très hétéroclites. La gamme d’activités dérivées de la rente frontalière
et des activités d’échanges s’avère somme toute assez étendue. Les intermédiaires, les
hommes de la jonction et de l’interface trouvent dans les bordures des territoires un terrain
d’action privilégié et sont surreprésentés (par exemple, dans le domaine du change
monétaire, dans l’étape du franchissement de la frontière, pour la transmission des
informations…).
La distinction entre les différents types d’exploitants de la frontière n’est pas
toujours évidente à opérer. Et pour cause : les limites entre fonctionnaires, commerçants,
transporteurs et bandits sont souvent floues. La confusion au Tchad, à l’époque habréiste,
des fonctions de commis de charge et d’agent de sécurité au service de l’État le montre. La
complexité des rôles tenus par les agents de l’État est encore plus éclairante. Ainsi, les
douaniers sont fréquemment commerçants, des policiers et militaires se transforment
quelquefois en coupeurs de route… sans parler des bandits qui n’hésitent pas à se
substituer aux douaniers en empruntant ou en louant un uniforme kaki pour taxer les
commerçants. Si la frontière permet un jeu sur les différentiels socio-économiques,
réglementaires… existants entre les États, elle est aussi le lieu où s’exacerbe un jeu sur la
confusion et l’interversion des rôles.
Une autre particularité des zones bordières tient à la présence de migrants récents,
de gens de passage, en bref d’une population flottante similaire à celles des localités
mexicaines jouxtant les États-Unis. Espaces fondés sur l’échange et la vie relationnelle, les
régions frontalières sont des espaces de passage, de mobilité et souvent, de vie transitoire.
Ils sont marqués par un brassage important de populations, ce qui leur confère une richesse
pluri-ethnique et pluri-nationale digne de celle des capitales politiques. Est-on pour autant
en présence d’une société à l’identité propre, d’espaces pionniers où s’élaborent une
culture et une sociabilité particulières, marquées par davantage de violence et d’incertitude
?
Il n’est pas évident que les espaces frontaliers soient plus qu’ailleurs (en
l’occurrence, plus qu’à l’intérieur des territoires), le lieu d’une société stigmatisée par la
violence, le hors-la-loi et l’illégalité. En revanche, il est clair que l’instabilité et le risque
constituent, en Afrique comme ailleurs, la caractéristique première du monde des affaires
et qu’à ce titre, ils se font lourdement ressentir dans les espaces frontaliers dynamisés par
le commerce.

B- Des acteurs sans cesse confrontés au risque

Les acteurs impliqués dans les échanges frontaliers sont en butte à une kyrielle de
risques, lesquels s’expliquent par l’existence d’un environnement général fait d’aléas et
d’incertitude : incertitude quant aux conditions de transport et de circulation qui sont

346
éminemment problématiques en Afrique centrale ; incertitude liée au climat d’insécurité et
de violence ambiant ; incertitude inhérente aux contextes politiques ; incertitude
provoquée par l’ambiance de suspicion qui touche tout ce qui a trait aux marges des
territoires nationaux ; incertitude relative au maintien des différentiels frontaliers
(réglementaires, socio-économiques…) qui se creusent ou s’estompent au gré des
fluctuations des politiques nationales et du contexte international (évolution des cours
mondiaux de matières premières, dévaluation monétaire, programme de libéralisation
économique et de privatisation impulsées par le FMI et la Banque Mondiale…), etc. Les
acteurs menant des activités frontalières doivent louvoyer avec les changements de
conjoncture politique, socio-économique, monétaire et réglementaire, tant à l’échelle
locale et nationale (fermeture de frontières, élections, grèves, mauvaise récolte agricole…)
qu’au niveau international.
Dans un premier temps, on tentera d’analyser le faisceau de risques auquel se
heurtent les praticiens de la frontière et l’univers extrêmement labile dans lequel ils
évoluent. Puis, on verra les logiques et les stratégies mises en œuvre par ces mêmes
opérateurs pour se prémunir contre ces risques.

1- Quels risques ?

Personne n’échappe au risque mais les menaces ne sont pas les mêmes selon les
catégories d’acteurs. Par exemple, les fonctionnaires en poste dans des bureaux de
l’intérieur (des territoires) et les chefs coutumiers ont peu à craindre, hormis un
changement politique (une réforme, la guerre…) qui déclasserait leurs fonctions de
responsabilité. En revanche, les fonctionnaires présents sur les confins frontaliers
(militaires, douaniers, policiers…) ne sont pas à l’abri d’un affrontement sanglant avec les
coupeurs de route. À cet égard, si les problèmes de stabilité politique, de circulation et
d’insécurité pèsent sur tous (quoique à des degrés divers), les risques de mévente ou de
concurrence liés à la recrudescence de la contrebande affectent au premier chef les
entreprises dites « officielles ». Pour le contrebandier ou le passeur, le risque majeur porte
plutôt sur la rencontre avec les représentants de l’État et la confiscation des marchandises.
Pour les commerçants privés, le déclin économique de la localité dans laquelle ils sont
installés est un autre risque. Enfin, il est des risques intrinsèques aux transactions
commerciales qui sont elles-mêmes très aléatoires : la plupart des opérateurs économiques
ont à composer avec les attaques des concurrents, les fausses rumeurs, les guerres de prix,
les escroqueries, l’absence de crédit bancaire et de couverture sociale, les goûts parfois
fluctuants des consommateurs…

a- L'insécurité liée au banditisme ou aux troubles politiques

L’insécurité liée aux embuscades et aux rançonnements par les coupeurs de route
est une donnée incontournable pour tous les usagers de la frontière et, qui plus est, un
paramètre difficilement maîtrisable. Les zones d’insécurité sont en effet mouvantes
(maints confins alternent périodes d’accalmies et de dangers) et spatialement de plus en
plus étendues : ainsi, l’axe goudronné Maroua/Garoua/Ngaoundéré, épargné jusqu’au
début des années 90 par les agissements des coupeurs de route, a plusieurs fois été
« coupé » depuis 1996, en pleine journée, par des bandes armées ; de même, l’axe
Mora/Limani (Extrême-Nord du Cameroun), relativement paisible, est devenu une route
périlleuse depuis la fin 1995. Les bandits n’hésitent plus à s’attaquer aux convois dotés de

347
protection militaire, ce qui rend leurs agressions encore plus dangereuses car elles
s’accompagnent alors forcément de tirs croisés.
Plusieurs facteurs éclairent le regain d’ampleur du banditisme en Afrique centrale
depuis les années 80 : les turbulences politico-militaires du Tchad et de la RCA, l’intense
circulation d’armes dans la région centrale du continent (dont le port est banalisé au
Tchad, y compris chez les populations civiles), l’appel à des mercenaires lors
d’affrontements ethniques (par exemple, entre Arabes Choa et Kotoko dans l’Extrême-
Nord du Cameroun), la présence de foyers de rébellions armées au sud du Tchad et dans la
région du lac, et enfin, l’explosion des transactions commerciales dans certaines places
marchandes frontalières. Pour illustration, la vitalité du marché de Mbaiboum, fréquenté
par des commerçants aux poches emplies de billets, a indiscutablement exacerbé le
développement de l’insécurité dans la zone transfrontalière Tchad/RCA/Cameroun.
Bien organisés et informés, les coupeurs de route repèrent au préalable les
commerçants qui réalisent de fructueuses affaires sur les marchés frontaliers puis les
arrêtent sur la route du retour, en les appelant parfois nominativement. D’autres bandits
guettent encore à l’aller les clients qui se rendent dans les localités marchandes le jour du
marché, sachant qu’ils ont emporté avec eux d’importantes sommes liquides. Au Tchad,
les collecteurs de gomme arabique qui font la tournée des villages de brousse, avec
plusieurs millions de francs CFA en petite coupure, constituent des victimes
particulièrement recherchées par les bandits. La zone de Dourbali, riche en acacias et
proche de N’Djamena, est de ce fait une région d’insécurité notoire.
Les risques encourus par les commerçants-voyageurs sont lourds : il n’est pas rare
que des attaques se soldent par des morts. Certains ont perdu des sommes élevées, fruits de
recettes réalisées sur le marché ou d’économies de départ destinées à l’achat de
marchandises. Un boutiquier de Mbaiboum affirme, par exemple, s’être fait dépouillé de
500 000 F CFA en 1995, à l’occasion d’une embuscade tendue entre Tcholliré et Guidjiba.
D’autres, individus ou entreprises, ont été dévalisés en marchandises (les bandits
s’emparent des cigarettes et des boissons, parfois des pagnes, ensuite commercialisés). Au
début des années 90, la Manufacture de Cigarettes du Tchad (MCT) a ainsi été contrainte
de fermer son dépôt de Koumra (à l’ouest de Sahr) à la suite d’attaques récurrentes
perpétrées par les coupeurs de route. En RCA, l’huilerie-savonnerie Husaca a dû diminuer
son approvisionnement mensuel en huile brute de la Cotontchad, à cause des bandits (en
1995, le camion-citerne ne fait plus deux, mais un seul aller-retour mensuel entre
Moundou et Bangui).
À l’insécurité routière imputable aux bandits de grand chemin, s’ajoute
l’insécurité engendrée par les troubles politiques intérieurs, notamment au Tchad, où les
années de guerre civile (1979-1984) et les changements de pouvoir (comme en 1989/90)
ont abouti à de lourdes pertes pour nombre d’entrepreneurs, obligés de fuir ou/et
entièrement spoliés de leurs biens. Par exemple, Al-Hadj Abo, figure économique de
renom à Ngaoundéré, a perdu en 1983 le magasin de sucre qu’il avait installé à
N’Djamena. Dans la capitale n’djaménoise, Kadidja Kolingar confie avoir dû redémarrer
de zéro après les « événements » de 1990 au Tchad : son véhicule (d’une valeur de 12
millions de F CFA) lui a été volé par les soldats tandis que la cueillette de gomme
arabique, rendue impossible à cause de l’insécurité, a représenté pour elle un manque à
gagner de 150 millions de francs CFA. Les années tourmentées du Tchad, les pressions et
intimidations subies par certains commerçants afin qu’ils délaissent des créneaux porteurs
au profit de personnes proches du pouvoir militaire concourent à donner au Tchad l’image
persistante d’un « pays à risque ».
Le problème de l’insécurité est omniprésent dans les espaces frontaliers d’Afrique
centrale. Quelles sont les solutions choisies par les opérateurs économiques pour se

348
prémunir contre les méfaits des bandits ? Il semble que l’alliance entre ces deux types
d’acteurs soit plutôt rare contrairement à celle qui scelle fréquemment coupeurs de route et
détenteurs du pouvoir (fonctionnaires, chefs coutumiers…). Dans ce dernier cas, l’entente
permet, en général, de contrôler et limiter les exactions des malfaiteurs afin qu’elles
n’atteignent pas un seuil intolérable qui conduirait à l’extinction des activités marchandes
frontalières.

b- Les entraves à la circulation : « barrières » de contrôle et autres problèmes de


transport

Les aléas de la circulation terrestre en Afrique centrale forment un autre écueil


pour les acteurs de la frontière. L’incertitude qui pèse sur les délais d’acheminement des
marchandises et sur le coût de transport tient dans une large mesure aux multiples barrages
de contrôle installés sur les routes. Ces derniers, érigés par divers représentants de l’État
ou des autorités traditionnelles (cf. 1ère partie, I-C), sont l’occasion de tracasseries et de
ponctions financières.
Certains de ces barrages sont légitimés par l’État, comme par exemple, au Tchad,
les postes du Bureau National de Fret (BNF)211 qui taxe tous les camions de plus de 3 t
(500 francs CFA/t pour le transport intérieur et une redevance égale à 14% du prix de
transport pour le trafic international212) ou, au Cameroun, les postes de péage implantés
depuis 1993 sur les routes goudronnées (il y en a quatre sur la voie Douala/Yaoundé) et au
passage desquels le conducteur reçoit un ticket en échange des 500 F CFA versés (les
sommes de ces péages sont en théorie destinées à financer l’entretien des axes).
Cependant, la plupart des barrières correspondent à une démultiplication abusive des
postes de police, de douanes, de gendarmerie ou des barrières de pluie… Elles sont mises
en place à l’instigation personnelle des agents de l’État à une fin unique de prélèvement.
Par ailleurs, d’autres barrages n’émanent d’aucun service officiel, en l’occurrence ceux
érigés par les chefs coutumiers (par exemple, le lamido de Rey-Bouba) qui réclament un
droit de passage aux personnes et véhicules qui traversent leur chefferie. Transporteurs et
commerçants ont ainsi coutume d’évoquer les « contrôles non administratifs », les
« péages informels » ou les « barrières illégales » qui scandent les trajets de chacun et
grèvent les frais de déplacement.
Les ennuis et l’argent déboursé aux barrières sont variables : non seulement la
surveillance des postes d’arrêt est plus ou moins resserrée selon les jours et l’heure, mais

211
- Le BNF existe depuis la fin de l’année 1989. Il est chargé de collecter des statistiques sur le fret routier,
de veiller à la répartition des quotas de transport international entre camionneurs tchadiens (65%) et
camerounais (35%) et de prélever une taxe de 14% sur le prix de chaque expédition de fret transporté par
un camion de plus de trois tonnes, grâce à l’émission d’une lettre de voiture obligatoire (LVO). Le BNF
comptait, en 1995, 13 postes de contrôle, répartis sur les principaux axes de passage (Pont Ngueli,
Guélengdeng, Goudji -sortie nord de N’Djamena-, Massaguet, Abéché, Bongor, Kélé, Fianga, Léré,
Moundou, Sahr, Mbaikoro, Faya). La redevance payée au BNF est destinée pour l’essentiel (13% sur
14%) à la Société Nationale d’Entretien des Routes (SNER), le BNF conservant les 1% restants pour son
budget de fonctionnement. Sur le modèle du BNF, le Bureau de Gestion du Fret Terrestre (BGFT) a été
créé au Cameroun, en juillet 1994.
212
- Dans les faits, la redevance de 14% n’est appliquée qu’aux camionneurs ayant passé contrat avec des
sociétés « officielles » (sociétés pétrolières du GPP, Cotontchad, STEE, transitaires agréés, etc.) et munis
de bons de transport spécifiant la quantité de marchandises transportées et le prix du fret. Dans les autres
cas, les fausses déclarations sur le prix de transport émises par les camionneurs ont conduit à
l’application d’une taxe forfaitaire par camion (100 000 F CFA pour un véhicule tchadien de retour du
Nigeria, 150 000 F CFA pour un véhicule nigérian, 150 000 F CFA pour tout véhicule faisant un trajet
vers la RCA).

349
nombre de barrages sont mobiles. Ils s’érigent ou disparaissent dans un laps de temps très
court, ils se déplacent le long des axes routiers. Leur nombre croît ponctuellement en cas
d’élections ou d’événements politiques (ainsi, la tenue du sommet de l’OUA à Yaoundé en
juillet 1996 s’est traduite par une intensification des contrôles et par l’érection de
nouveaux barrages dans toute la moitié sud du Cameroun).
La densité des barrages routiers est relativement élevée. En mai 1994, 17 barrières
ont été dénombrées sur l’axe Libreville/Yaoundé via Abang Minko’o (935 km). Neuf ont
été décomptées entre Garoua et Mbaiboum (420 km) en avril 1996, parmi lesquelles huit
« barrières traditionnelles »213 tenues par des « dogaris », ces gardes (armés) au service du
lamido de Rey-Bouba (fig.58, p.285). L’exemple du pont Ngueli, qui fait frontière entre le
Tchad et le Cameroun, à hauteur de N’Djamena et Kousséri, donne un aperçu partiel de
l’éventail des services concentrés aux barrières et de la lourdeur des démarches à
accomplir.: sans « connaissances » à la frontière, le franchissement du pont (219 m) par un
simple véhicule particulier exige au minimum entre une demi-heure et trois-quarts d’heure
de temps en raison des contrôles successifs à subir côté tchadien. En 1996, une voiture qui
quitte la capitale tchadienne stoppe tour à tour au niveau des bureaux du commissaire, de
la police, de la douane, de la SNER (Société Nationale d’Entretien des Routes), du BNF
(Bureau National de Fret), avant de subir une fouille par les agents de sécurité. Dans le
sens Cameroun/Tchad, la durée d’attente moyenne au pont Ngueli pour un camion est de
trois jours, mais peut atteindre sept jours jusqu’à l’achèvement complet des formalités de
passage.
Les sommes extirpées aux différentes barrières ne sont jamais les mêmes d’un
endroit à l’autre et d’un acteur à l’autre, plusieurs paramètres intervenant pour déterminer
le montant des pots-de-vin : le nombre de « services » installés à la barrière, le tonnage
transporté, le type de marchandises, l’état du camion, son immatriculation (locale ou
étrangère), l’entregent et le savoir-faire « diplomatique » du chauffeur, son degré de
familiarité avec les agents, l’humeur de ces derniers, la détention de papiers en règle, le
nombre de camions voyageant ensemble… L’imagination des agents de contrôle n’a pas
son pareil quand il s’agit de trouver prétexte à taxations, notamment lorsque tout paraît en
règle. On a vu des policiers réclamer la caisse-pharmacie du camion ou verbaliser le non-
allumage du clignotant au moment de l’arrêt du véhicule sur le bas-côté, des douaniers
invoquer l’absence de carnet de vaccination à des commerçants stupéfaits… Au Tchad, le
personnel du service des Eaux et Forêts (placé à l’entrée des villes pour contrôler l’entrée
de bois ou du charbon de bois et pénaliser l’abattage illégal d’arbres) en vient quelquefois
à taxer des véhicules qui ne transportent pas de produits ligneux. Moult agents préposés
aux barrières de pluie maintiennent celles-ci abaissées bien au-delà de la durée
réglementaire prescrite après l’averse et soutirent de l’argent en échange d’une autorisation
de passage rapide.
Les barrages les plus redoutables sont toutefois ceux des agents de sécurité
tchadiens, armés et peu enclins à discuter, ainsi que ceux des policiers et douaniers
camerounais dont beaucoup rétorquent sans ambages aux conducteurs en règle qu’ « ils ne
mangent pas le papier » et bloquent toute avancée (ou rendu des papiers) dans l’attente du
(ou des) billet(s) de 1 000 F CFA.
Ci-dessous figure le montant total moyen des « péages » prélevés le long de
quelques grands axes routiers (fig.48, p.239). Les chiffres sont fournis par les patrons
d’entreprise de transport et correspondent à la somme supplémentaire donnée au chauffeur
pour franchir les barrières.

213
- Elles sont situées (dans le sens Garoua/Mbaiboum) à la sortie de Guidjiba et de Tham, à l’entrée de
Ndock, à Sora Mboum, à Ngoumi, enfin à l’entrée et à la sortie de Touboro et de Mbaiboum.

350
Doc. 25- Sommes totales prélevées aux « barrières » sur quelques grands axes
routiers

Trajet aller simple Kilomètres Montant des « barrières »


(camion de 30 t) en F CFA
Bangui/Douala via Berbérati 1 320 de 75 000 (divers) à 100 000 (grumiers)
dont : Douala/Berbérati 890 50 000
Ngaoundal/Bangui 840 30 000
N’Djamena/Douala 1 700 200 000 à 500 000
Ngaoundéré/N’Djamena 780 50 000 à 75 000
Ngaoundéré/Sahr via Figuil 1 125 150 000
Maiduguri/Lagos 1 540 200 000 à 250 000
Bangui/N’Djamena 1 200 300 000
source : entretiens personnels menés en 1994, 1995 et 1996.

La durée d’attente du camion derrière le barrage, la longueur des pourparlers


entre les commerçants et les agents de contrôle fluctuent en fonction de la somme allouée :
globalement entre 500 et 3 000 F CFA suffisent pour « mouiller la salive » ou « sucrer »214
les agents des barrières, en bref, pour les satisfaire. Selon le président du syndicat national
des transporteurs routiers tchadiens (SNTRT), les camions tchadiens restent parfois
bloqués jusqu’à trois jours derrière les barrages camerounais ponctuant l’axe
N’Djamena/Ngaoundéré, faute d’avoir suffisamment donné d’argent. Et d’expliquer les
règles tacites : un chauffeur qui laisse 2 000 F CFA à une barrière peut poursuivre son
chemin ; s’il concède 1 000 F CFA, il est bloqué une journée ; s’il octroie 500 F CFA, il
aura à patienter deux ou trois jours avant de repartir.
Encore une fois, le montant des bakchichs extorqués aux différentes barrières
n’est jamais fixe : dans certaines situations, les agents qui gardent les barrières sont plus
nombreux que prévus ou bien plus « gourmands » ; parfois la personne avec laquelle
commerçants ou chauffeurs avaient coutume de traiter est partie et il faut alors « acheter
l’amitié » et « reprendre un abonnement » avec le nouveau venu.
La durée du blocage des véhicules aux barrières est tout aussi imprévisible que le
montant des taxes. Mais plus que les pots-de-vin, ce sont les pertes de temps liées aux
palabres avec les responsables des barrages que redoutent les transporteurs et
commerçants. Le rallongement des délais est d’autant plus délicat que les commerçants ne
disposent pas d’un dispositif bancaire souple : un importateur de farine et de sel, basé à
Bangui, fait remarquer que la lettre de crédit à 60 jours (qui sert à payer ses fournisseurs
lointains) prend fin avant même que la marchandise commandée soit arrivée à bon port.
Toutefois, les tracasseries causées aux barrières n’expliquent pas à elles seules les retards
des délais d’approvisionnement ou de livraison. Les intempéries, en particulier les pluies,
ralentissent fortement la circulation terrestre lors de l’hivernage. Les pistes en terre
argileuse, alors transformées en traînées de boues, deviennent difficilement praticables,
tandis que des « barrières de pluie » sont instituées, derrière lesquelles les véhicules
doivent attendre en moyenne entre six et huit heures. Combien de camions surpris par la
pluie ou ayant réussi à corrompre le garde-barrière ne se sont-ils pas retrouvés embourbés
214
- Cette expression est fréquente au pont Ngueli où le trafic transfrontalier de sucre était très actif à la fin
des années 80.

351
et coincés pendant plusieurs semaines, barrant du même coup la route ou posant de sérieux
problèmes pour le passage d’autres véhicules ?
La qualité souvent médiocre des infrastructures de transport alliée à l’insuffisance
d’entretien entraîne des dégradations ou des dysfonctionnements épisodiques (cf. 2ème
partie, I-B) qui suspendent pour un temps plus ou moins long la circulation, le temps de
réparer le pont (ainsi, à Grand Batenga, sur la route Kribi/Campo en juin 1994) ou le bac
(comme à Eboro). L’arrêt partiel du trafic ferroviaire au Cameroun pendant près de six
mois en 1996 (de mars à juillet) suite à un accident (l’effondrement d’un pont à
Batchenga) a posé d’énormes difficultés aux commerçants de la moitié nord du pays et du
Tchad, contraints de se replier sur une solution routière, beaucoup plus onéreuse (et, de
surcroît, très incertaine au moment de la saison pluvieuse) ou de payer (cher) le
transbordement routier de leurs marchandises entre les deux tronçons ferroviaires séparés
par le pont endommagé. Le surenchérissement des coûts de transport lié au
dysfonctionnement du rail a ôté toute rentabilité à certains trafics, comme celui du sel,
acheminé de Douala jusqu’à Mbaiboum. De la même façon, les boutiquiers qui ont parié
sur le développement du marché d’Abang Minko’o et investi cette place frontalière au
début des années 90 traversent depuis 1994 une période sombre due à la panne du bac
d’Eboro et à la fréquentation régressive de la clientèle gabonaise. Lesquels d’entre eux
prendront le risque de patienter en misant sur la construction, à moyen terme, d’un pont-
frontière enjambant le Ntem ?
Les aléas des communications peuvent également découler de modifications
réglementaires ou de mouvements sociaux. Ainsi, le rétablissement, en juillet 1995, du
système des ponts-bascules au Cameroun et le triplement de la taxe à l’essieu (fixée à 1,5
million de F CFA, payables en une seule fois, pour les camions immatriculés au
Cameroun) ont été fâcheux pour tous les transporteurs et commerçants de la sous-région,
victimes à la fois des nouvelles taxations issues de la pesée des camions (répercutés sur le
prix du transport) et de la grève lancée en réaction par les transporteurs camerounais, qui
s’est matérialisée par le blocage des principales routes nationales. Deux camions
centrafricains de la société BGA qui tentaient de forcer les barrages des grévistes, ont, par
exemple, été brûlés lors cet épisode. De même, les blocages réitérés du port de Pointe-
Noire et la suspension récurrente du chemin de fer Congo-Océan, consécutifs aux troubles
politiques ou aux grèves, incitent peu d’opérateurs centrafricains à emprunter la voie
fédérale congolaise, jugée encore plus incertaine et périlleuse que les routes
camerounaises.
Les praticiens de la frontière doivent composer avec un espace circulatoire
victime d’embolies répétées. Se déplacer en Afrique centrale constitue une véritable
aventure au cours de laquelle il faut transiger avec la dégradation des infrastructures de
transport, les accidents matériels, les ponctions financières aux barrières, les exactions des
forces de l’ordre… Telle est bien la gageure pour des acteurs qui fondent leur entreprise
sur l’échange, la mobilité et la communication.

c- La rencontre des douaniers pour les contrebandiers et la saisie des marchandises

Le risque majeur encouru par les passeurs, fraudeurs et contrebandiers est celui
d’une rencontre directe avec les douaniers (ou autres représentants de l’État), qui se solde
par l’attribution d’une lourde amende, la confiscation des marchandises, la perte de capital,
voire par l’emprisonnement ou la mort. De fait, au plus fort de la lutte officielle contre le
trafic clandestin, les douaniers, policiers ou militaires reçoivent, dans certains pays,
l’autorisation de tirer à vue sur les contrebandiers. Tel fut le cas au Nigeria, de 1984 à
1986, lors de la fermeture officielle des frontières et de la mise en place d’une « border

352
zone » ou bien au Tchad, à partir de 1993, avec la création d’une brigade mixte de lutte
anti-fraude et l’engagement de la Garde Républicaine (GR) aux côtés des douaniers.
Le face-à-face avec les agents de l’État se produit soit au moment de la traversée
de la frontière (parfois au terme d’une traque spectaculaire par la « douane volante » ou
une « brigade mobile »), soit en ville, sur les marchés ou au domicile des contrebandiers
(repérés et suivis). Issa M., un commerçant « foulbéisé » de Ngaoundéré (son père était
Arabe Choa), relate sa mésaventure intervenue en décembre 1985 au Nigeria où il avait
coutume de se rendre depuis 1980 : alors qu’il revenait de Kano avec un chargement de
pièces détachées, il est surpris par un coup d’État militaire (qui échoue contre le général
Babangida). Son camion reste bloqué pendant 15 jours en brousse, au Nigeria. Puis, une
nuit, tentant le tout pour le tout, il décide de traverser la frontière dans les environs de Yola
pour rejoindre le Cameroun (on est alors en pleine prohibition du trafic frontalier au
Nigeria). Découvert par les douaniers nigérians, il est insulté, dépouillé et battu. Il s’en sort
néanmoins à bon compte (combien d’autres ont été blessés par balles) en cédant 12 000
nairas à ses interlocuteurs qui lui accordent un délai de 2 h pour quitter le territoire, sans
ses marchandises. Depuis cet épisode, Issa M. n’est jamais retourné au Nigeria.
Les petits et moyens fraudeurs sont en général les premières victimes des
interpellations et des saisies douanières. Les « gros » fraudeurs qui travaillent avec des
moyens considérables et gèrent des dizaines de tonnes, bénéficient, eux, de haute
protection politique ou versent des enveloppes d’un montant tel qu’ils rallient à leur cause
les fonctionnaires les plus intransigeants. Au pont Ngueli, les N’Djaménoises habituées au
trafic avec Kousséri sont régulièrement aux prises avec les agents tchadiens des douanes
depuis l’interdiction, en 1992, du commerce de sucre, de savon et de pagnes. Modeste
participante à ce trafic quotidien transfrontalier, Hélène (biographie, p.328) s’est fait
confisquer en 1994 quatre coros de sucre (d’une valeur de 5 000 F CFA), puis deux
cartons et demi de savon (valant 35 000 F CFA), qu’elle n’a jamais récupérés vu le
montant de l’amende (plusieurs dizaines de milliers de francs CFA). Notons qu’à la même
époque, un camion de 30 t chargé de sucre passe sans encombres le pont Ngueli,
moyennant 500 000 F CFA de pots-de-vin.
Les problèmes rencontrés avec les douaniers ne se bornent pas à l’étape du
franchissement de la frontière. Des « descentes » ponctuelles sur les marchés ou au
domicile des commerçants sont organisées à l’instigation de l’État, sollicité par les
entreprises industrielles du secteur « officiel », victimes de la fraude. Au Tchad, les
douaniers qui disposent d’agents de renseignement n’hésitent pas à fouiller les maisons des
contrebandiers. En 1995, un vendeur d’essence de la capitale tchadienne a ainsi été
dépossédé de ses 60 fûts d’essence stockés chez lui et a dû débourser 500 000 F CFA pour
les récupérer. À Maroua, un commerçant du grand marché affirme, lui, avoir perdu pour
200 000 F CFA de cigarettes nigérianes, à l’occasion d’une perquisition policière menée
dans sa boutique en septembre 1995.
Au Tchad, les actions de lutte contre la fraude s’accompagnent fréquemment de
violences en raison de la participation des « douaniers-combattants ». Depuis le milieu des
années 90, la capitale est, par exemple, le siège de dangereuses courses-poursuites menées
par la Brigade mobile de la Douane -ou la « Brigade des routes »- qui s’achèvent souvent
par morts d’hommes, en général des passants victimes de balles perdues. Toujours à
N’Djamena, la fin de l’année 1993 fut marquée par la destruction des paillotes de
Kotoyoki, en bordure du Chari (à hauteur de l’hôpital central) et le déguerpissement des
villas Italedil entourant l’Hôtel de ville, ces deux endroits étant réputés être des sanctuaires
de la fraude (de carburant, de sucre, de pagnes, de savon). En août 1995, les étals en bois
des petits vendeurs d’essence frauduleuse, situés en bordure des rues de N’Djamena, sont
systématiquement brisés par les soldats de l’ANS (Armée Nationale Secrète).

353
Passeurs, fraudeurs et contrebandiers vivent ainsi sous la menace permanente
d’une arrestation, d’une saisie de marchandises ou d’une opération « coup de poings »,
destinée à pointer les velléités d’action des pouvoirs publics en matière de répression de la
fraude.

d- Les risques inhérents au commerce frontalier

Les risques inhérents au commerce frontalier dérivent des revirements de


conjoncture politique, socio-économique, législatif ou monétaire, qui affectent par ricochet
les différentiels frontaliers exploités par les opérateurs économiques.
L’organisation d’expulsions d’étrangers (comme en 1995 au Gabon), l’éclatement
d’une guerre civile ou d’un coup d’État, la fermeture brutale des frontières nationales (cf.
1ère partie, III-B), suite à l’envenimement des relations bilatérales (par exemple, entre le
Cameroun et le Nigeria, à l’occasion du conflit de Bakassi) ou à l’organisation d’élections
(au Gabon en 1997), sont autant d’exemples de changements politiques face auxquels les
acteurs doivent promptement réagir, soit en suspendant provisoirement tout contact
transfrontalier, soit en organisant d’autres stratégies qui s’accommodent de la nouvelle
donne.
Les aléas de la conjoncture monétaire, en particulier du marché parallèle des
changes entre naira et F CFA, contribuent pour beaucoup à l’instabilité des échanges et des
profits (cf. 1ère partie, I-B). Au Tchad, c’est à cause de cela que le négoce de bétail sur pied
(écoulé vers le Nigeria) est décrit par les acteurs comme une « activité à risques » : le
commerce de bœufs est relégué au rang d’activité annexe ou considéré comme une activité
« des débuts » commerciaux, moins à cause des risques d’épizooties qu’en raison de
l’évolution en dent de scie du taux de change parallèle naira/F CFA. Vendues au Nigeria,
les bêtes sont en effet payées en nairas, ce qui signifie qu’une remontée conjoncturelle de
la monnaie nigériane par rapport au franc CFA peut causer des pertes importantes.
L’exemple de la dévaluation du franc CFA en janvier 1994 est une autre illustration des
risques liés à l’instabilité monétaire. Les commerçants, avertis ou ayant pressenti la
mesure, se sont empressés de convertir leurs réserves de francs CFA en francs français,
réalisant pour le coup de fructueux bénéfices ; à l’inverse, d’autres ont été très pénalisés,
faute d’avoir constitué des stocks de marchandises, d’avoir rapatrié en France leurs
réserves de francs CFA ou d’avoir réglé leurs factures en devises avant la décision du 12
janvier 1994. Ceux-ci ont ainsi été obligés de vendre à perte leurs produits auprès d’une
clientèle au pouvoir d’achat contracté.
Les exploitants de la frontière doivent également composer avec les changements
de législation ou d’application des règlements (devenant plus rigoureuse ou bien plus
laxiste). Par exemple, les transporteurs tchadiens et centrafricains spécialisés dans le
transit international se sont heurtés en juillet 1995 à l’application stricte du système des
ponts-bascules au Cameroun, mis en place sous la pression de la Banque Mondiale,
conformément au contenu du Programme sectoriel des Transports (PST). Ledit système
limite la charge totale des camions à 40 tonnes (systématiquement dépassée, dans les faits,
d’une vingtaine de tonnes) et inflige une pénalité de 25 000 F CFA à ceux qui ne
respectent pas la règle. Cet épisode révèle comment les praticiens de la frontière ont à
jongler constamment avec le surgissement de nouvelles consignes données aux agents de
l’État, consignes qui sont le plus souvent l’occasion d’actions prébendières : par exemple,
en avril 1996, les commerçants de Mbaiboum distributeurs de sel Selcam se sont vus
infliger une amende par le service local de contrôle sanitaire, parce que le sel acheté à
l’usine était avarié. Parfois, c’est l’application vigilante des règlements d’un seul côté de la
frontière qui vaut certaines déconvenues aux négociants : l’un d’eux, exportateur de peaux

354
séchées à N’Djamena, relate comment il a perdu toute une cargaison de marchandises
expédiées en France, parce que trois des peaux de son lot étaient de mauvaise qualité (elles
portaient trace de maladies).: en guise de facture, il reçut de son client parisien un certificat
d’incinération.
L’assouplissement des formalités de circulation et les mesures de libéralisation du
commerce, adoptés au début des années 90, à des rythmes décalés selon les États
d’Afrique centrale, étayent les retournements du contexte réglementaire. Ces variations se
répercutent sur l’exploitation des différentiels frontaliers. Au Tchad, la suppression, en
1990, du laissez-passer pour sortir du pays a contribué au développement de la
contrebande entre N’Djamena et Kousséri, désormais élargie à toutes les couches sociales
de la population. Il est vrai qu’à cette date, la frontière camerouno-tchadienne était plus
facile à franchir que certaines barrières installées sur les routes intérieures tchadiennes. De
la même façon, la suppression en 1994, au Cameroun, des autorisations d’achat
(auparavant exigée pour l’achat en gros de produits industriels) et de l’agrément
d’exportation (par exemple, pour commercer vers le Gabon), et la délivrance plus aisée des
passeports camerounais à partir de 1990, ont permis l’engagement dans le commerce
frontalier de nouvelles franges populaires, avivant la concurrence pour la conquête d’un
marché de consommation somme tout étroit (à l’exception du marché nigérian). Il est à
remarquer que l’intensification des déplacements des habitants a souvent pour
conséquence l’augmentation du nombre de barrages routiers.

On le voit, les acteurs de la frontière s’inscrivent dans un contexte instable et


mouvant, placé sous le sceau du risque et de l’incertitude. Quelles stratégies déploient-ils,
en termes d’organisation commerciale et d’investissements, pour se protéger, mais aussi
pour tirer parti de tous ces aléas ? Si l’instabilité freine chez certains l’expansion des
activités et constitue une cause d’échec, pour d’autres, qui savent en saisir les virtualités et
travailler sur le fil du rasoir, elle rend possible le développement des affaires et
l’accumulation de richesses.

2- Gérer le risque… jusqu'à une certaine limite

« La frontière doit encaisser les coups qui pleuvent des deux côtés, et elle apprend à riposter aussi
bien qu’à esquiver au bon moment. »

Tom Miller, Sur la frontière, Actes Sud, 1992, p. 15.

Une fois de plus, le but de ce passage n’est pas de louer la capacité de réaction et
d’innovation déconcertante des acteurs africains face à une situation précaire et
changeante. Mon intention est plutôt de pointer les modalités de la gestion du risque dans
les affaires. À cet égard, la multiplication des « liens communautaires » (Labazée, 1995)
de la part des individus constitue un premier rempart contre le risque. Chacun s’efforce de
développer un maximum de relations humaines, d’être rattaché à différents cercles sociaux
(ethnique, culturel, marchand, politique, familial, associatif, confrérique, national…),
comme s’il s’agissait de cumuler les opportunités et les jokers : selon les circonstances et
les besoins, on mobilise telle ou telle relation, on joue la carte de l’appartenance à tel ou tel
réseau. L’organisation professionnelle des individus tient également compte de l’instabilité
ambiante : la diversification des activités (commerciales mais aussi, plus généralement,
économiques) est la règle, car elle garantit des possibilités de reconversion lorsque la

355
conjoncture devient morose dans une filière particulière. Les types d’investissements
réalisés par les praticiens de la frontière, les formes d’épargne auxquels ils recourent sont,
eux aussi, adaptés aux réversibilités du marché. Enfin, on ne saurait faire fi des stratégies
développées par les entreprises dites « officielles » pour lutter contre l’emprise excessive
de la fraude et réagir aux fluctuations du cadre réglementaire.

a- La mobilisation des « collectifs d’appartenance »215 au gré de la conjoncture

Les acteurs de la frontière appartiennent, de manière innée ou volontaire, à


différentes communautés : familiale, ethnique, religieuse, politique, associative (cf. les
groupements de quartier, les associations de femmes ou d’originaires, les syndicats
professionnels…). Les opérateurs entretiennent avec ces collectifs des liens plus ou moins
intenses, selon les individus et selon le type de réseau. Les travaux de P. Labazée et d’E.
Grégoire (1993) ainsi que ceux d’A. Lambert (1998) ont mis à jour l’utilisation
circonstancielle qui est faite par les entrepreneurs de leur affiliation à différents « espaces
d’appartenance » (A. Lambert). Modérant l’idée que la gangue communautaire est une
entrave dont les acteurs économiques ne parviendraient pas à s’extraire pour gérer
rationnellement leurs entreprises, ces auteurs insistent sur « le formidable ressort
économique que constitue, dans certaines circonstances, la mobilisation des groupes
d’appartenance par les promoteurs »216. Les exploitants de la frontière cherchent ainsi à
emmagasiner les relations sociales (c’est-à-dire, pour reprendre une formule d’E. Grégoire,
à se constituer un « capital relationnel »), l’insertion dans divers réseaux assurant une
couverture contre le risque.
En reprenant partiellement la typologie formulée par E. Grégoire, qui distingue,
dans le cas des réseaux marchands haoussa, trois types de « capital relationnel »
(religieux, social et politique), on peut tenter de voir sur quelles bases religieuses et
sociales s’organisent les praticiens de la frontière pour parer aux aléas de l’environnement
économique.

• La religion, en l’occurrence l’islam217, est un élément d’organisation des


échanges frontaliers lointains. Ici, l’adhésion à un système commun de valeurs permet de
cimenter les relations entre les membres d’un réseau commercial éclaté sur plusieurs pays
(cf. 2ème partie, II-A-2-a). Plus que l’appartenance ethnique, l’adhésion à la foi du Prophète
forme le soubassement des communautés marchandes haoussa, kanouri, peul et arabe,
nichées dans le nord du Nigeria, du Cameroun et du Tchad, et disposant de correspondants
dispersés dans toute l’Afrique centrale et occidentale.
Au marché central de Garoua, c’est assurément l’adoption de la foi musulmane
qui permet à ce boutiquier moundang d’être approvisionné en marchandises d’Arabie
Saoudite par l’intermédiaire d’un commerçant-pèlerin et d’être inséré dans le réseau
marchand local (l’homme, instruit, est secrétaire de l’antenne régionale de l’Association
Nationale des Commerçants Détaillants du Cameroun, ouvertement liée au parti de
l’opposition pro-peul, l’UNDP). À N’Djamena, les rares commerçants « sudistes » ont
souvent embrassé la foi du Prophète, à l’instar d’Abdoulaye Djonouma. La conversion à

215
- L’expression est empruntée à P. Labazée.
216
- Labazée P., « Entreprises, promoteurs et rapports communautaires. les logiques économiques de la
gestion des liens sociaux », in Ellis S. et Fauré Y.-A., Entreprises et entrepreneurs africains, 1995,
p..143.
217
- Je ne dispose pas d’informations sur les Églises africaines et les sectes (d’obédience chrétienne). Il ne me
semble pas que leur rôle soit aussi fort que l’islam pour l’organisation du commerce lointain.

356
l’islam (désignée au nord du Cameroun comme une « foulbéisation ») vaut véritablement
comme « laissez-passer » (P. Marty) dans le milieu du grand négoce tchadien et des
confins septentrionaux camerounais et nigérians. Elle est l’acte préalable à tout
adoubement par les commerçants et transporteurs de la place.
La détention d’une autorité religieuse est convoitée par tous les opérateurs
économiques musulmans, à double escient : non seulement elle couronne la réussite
professionnelle et sociale, mais elle assure une réputation d’honnêteté et de grandeur
morale qui joue comme faire-valoir auprès des partenaires commerciaux, ouvre des
opportunités économiques et suscite des nouveaux liens de dépendance. Sous cet angle, les
investissements religieux (construction de mosquées, rémunération de marabouts et de
maîtres d’école coranique…) ne peuvent plus être analysés en termes de réalisations
improductives ou de « désinvestissements », symptomatiques de pratiques ostentatoires ;
les enjeux socio-économiques et relationnels qu’ils recouvrent expliquent la lutte féroce
que se livrent certains commerçants pour la conquête du prestige religieux. La ferveur
confessionnelle étant au cœur de la compétition, on frise quelquefois la surenchère : c’est à
qui connaîtra le mieux le Coran (en récitant de mémoire versets ou sourates), à qui
cumulera les pèlerinages, à qui construira le plus grand nombre de mosquées et, surtout, la
plus belle de la ville, etc. À Ngaoundéré, la bataille qui oppose, sur le terrain religieux, les
deux plus grands commerçants de la cité, Al-Hadj Abo et Al-Hadj Garou, au milieu des
années 90, est de notoriété publique. Le premier paye, par exemple, chaque année, un
voyage à la Mecque à cinq des plus fervents croyants qui fréquentent sa mosquée
(s’attachant de la sorte de nouveaux obligés). Parce qu’elle est un événement-clé de la
sociabilité musulmane, la grande prière du vendredi a focalisé le conflit entre les deux
notables, chacun s’évertuant à obtenir le déroulement de la prière hebdomadaire dans
« sa » mosquée. On murmure qu’Al-Hadj Abo aurait finalement eu gain de cause, en
monnayant l’appui du lamido de Ngaoundéré…

• La détention d’un capital de relations sociales (E. Grégoire et P. Labazée


invoquent la notion de « richesse en hommes »218) semble être une condition
indispensable à la réussite d’une entreprise. On ne saurait insister assez sur l’importance de
la médiation humaine dans les sociétés africaines, médiation qui reste encore très
prégnante, sans doute en raison de la diffusion restreinte du machinisme. La plupart des
individus entendent capitaliser suffisamment de liens sociaux (y compris politiques) avant
de se lancer dans une activité frontalière. Les relations sociales tissées par les opérateurs
économiques reposent sur des bases variées : amitié, famille, profession, sexe (associations
de femmes), territoire (celui du marché, du quartier, du lieu d’origine, du pays), affinité
politique. Quatre niveaux de relations sociales peuvent être distingués en fonction de leur
portée, des opportunités ouvertes, de leur logique et de leur mode de fonctionnement.
— L’importance des liens élémentaires d’amitié et de confiance est réelle tant
pour le démarrage les activités frontalières que pour leur bonne marche quotidienne. Les
débuts d’Al-Hadj Moussa à Garoua sont évocateurs : l’homme, initialement infirmier, s’est
tissé parmi ses patients un réseau dense de relations (fonctionnaire des Finances, hommes
d’affaires…) grâce auxquelles il a démarré le commerce (un ancien malade lui a concédé,
en 1980, une avance en marchandises d’une valeur de 1,5 million F CFA et un autre lui a
prêté, pendant un mois, un dépôt à Garoua).
Dans un autre ordre, les liens de complicité noués par les contrebandiers ou
fraudeurs avec les chauffeurs de véhicules sont à la base de leurs activités d’importation.
Un commerçant d’essence à N’Djamena explique travailler avec la collaboration d’une

218
- Grégoire E. et Labazée P., 1995, op. cit., p 20.

357
trentaine de chauffeurs de camions-citernes qui lui louent, chacun, leur réservoir d’essence
personnelle (situé sous la citerne ou entre la cabine et la citerne) pour importer du
carburant nigérian. Certains opérateurs utilisent leurs relations pour donner une couverture
officielle à leur trafic (ce peut être la connivence du patron d’une société déclarée qui
fournit un papier attestant l’acquittement de la patente).
Les liens de connaissance et de confiance font souvent office de garantie pour
l’octroi de crédit : dans les années 30, Al-Hadj Nassourou obtint, par exemple, un prêt du
lamido de Garoua pour pratiquer le négoce de bœufs, grâce à la médiation et aux
recommandations d’un ami.
La collaboration avec des associés ou des correspondants étrangers, qui apportent
savoir-faire (langue, connaissance des rouages politico-administratifs…) et relations
locales dans un pays méconnu est de coutume pour protéger les affaires. Face aux risques
que représente une incursion en territoire nigérian (insécurité, contrôles, vols,
escroquerie…) , les ressortissants d’Afrique francophone sont quasiment obligés de se
retrancher derrière un associé nigérian qui les parrainent pour importer directement des
marchandises du Nigeria : un commerçant toupouri de Maroua, impliqué dans le trafic
d’essence mais aussi de motos, de pagnes et d’alcools avec le pays voisin, confie avoir été
initié et même financé à ses débuts par un ami kanouri, installé à Banki, qu’il présente
comme un « associé et correspondant ». Ce dernier, qui a de la famille à Maiduguri,
l’accompagne dans ses déplacements au Nigeria, lui a appris à s’habiller en Nigérian et,
surtout, lui permet de pénétrer les circuits d’approvisionnement. De même, un commerçant
fali de Garoua, importateur de pagnes nigérians, explique disposer de protecteurs au
Nigeria via une chaîne de personnes interposées. Et de préciser fièrement que « ce sont
les militaires qui viennent le chercher » à son arrivée à l’aéroport de Jos car le frère aîné
d’un de ses amis de Garoua y est gouverneur. Dans le même genre, G. Magrin (1997)
évoque le cas de Jean X., un commerçant ngambaye de Kélo (sud tchadien) qui, guidé et
conseillé par un ami ibo de la ville, s’est enrichi grâce à l’importation directe de pièces
détachées nigérianes, un secteur massivement contrôlé par les Ibo (du moins dans sa partie
amont). Ces différents exemples pointent la nécessité de détenir des contacts à l’étranger
(familiaux, amicaux ou autres) pour minimiser les risques d’une activité frontalière. Dans
le cas du Nigeria, les membres des communautés ibo implantées à l’étranger (Cameroun,
Tchad, Gabon…) occupent un rôle-clé « d’agents de liaison », en particulier les individus
issus de couples mixtes ou les immigrés de deuxième génération ayant grandi à l’étranger
et donc, bien à même de faire la jonction entre ce pays d’adoption et le Nigeria.
— Les liens d’ordre clanique et ethnique tiennent un rôle certain, à tempérer
cependant. La parentèle constitue pour tous les entrepreneurs un premier vivier de main
d’œuvre ou d’associés. Une partie des employés ou des correspondants des patrons de
commerce se recrute parmi leurs enfants, leurs cadets ou leurs neveux, notamment pour
garder la boutique, convoyer la marchandise ou faire la tournée des marchés frontaliers.
Cette mobilisation du réseau familial, gérée avec plus ou moins d’efficacité, n’est pas une
spécificité africaine.
Souvent avancé comme le pilier des activités frontalières, le facteur ethnique n’est
que modérément fédérateur. Certes, on ne saurait nier l’existence de groupements
commerciaux organisés sur une base ethnique, à l’instar des réseaux haoussa (qui ont la
mainmise, en RCA, sur l’exportation de bétail sur pied), des associations commerciales ibo
(par exemple, à Mbaiboum), solidement organisées et originales par leur fonction de
centrale d’achat et de structure d’entraide (Herrera, 1995 ; Weiss, 1996), ou encore à

358
l’image des « docteurs Choukou »219 de N’Djamena, ces vendeurs ambulants de
médicaments, Kanembou pour la plupart, qui louent en commun une boutique-entrepôt au
grand marché de la capitale. Mais à y regarder de plus près, les réseaux ethniquement
homogènes sont plutôt rares : beaucoup d’Ibo travaillent en association avec des individus
membres d’autres ethnies ; les réseaux haoussa sont davantage organisés sur une base
religieuse (le terme haoussa, galvaudé en RCA ou au Gabon, est utilisé pour désigner les
musulmans en général) et mêlent des Kanouri, des Foulbé, des Bornouan et des « Kirdis »
convertis ; les « Dr Choukou » rassemblent des originaires du Kanem, c’est-à-dire pour
l’essentiel des Kanembou mais comptent aussi des Gorane ou des Arabes. Quant aux
tontines « bamiléké », elles se basent de plus en plus sur un niveau commun de revenus et
moins sur l’appartenance au même terroir (Champaud, 1983) : y participent des Bamoun et
des personnes rattachées à des ethnies variées, l’insertion dans une tontine bamiléké étant
recherchée par les hommes d’affaires non bamiléké eu égard à la réputation d’efficacité de
ces dernières. La cohésion communautaire autour de l’ethnicité ne doit donc pas être
amplifiée. L’appartenance à un même groupe ethnico-culturel peut constituer un gage de
confiance et elle facilite la prise de contacts entre partenaires économiques ; son rôle n’est
pas négligeable, surtout au début d’une carrière commerçante. Toutefois, la « solidarité
ethnique » louée par certains auteurs (tel J. O. Igué) est davantage un mythe tiers-mondiste
qu’une réalité, en particulier dans un domaine comme celui des affaires (où la règle
première est celle du profit) et en période de récession socio-économique sévère.
Tout comme les liens d’amitié et de voisinage, les relations claniques ou
ethniques sont à l’origine de groupements professionnels, peu ou prou structurés, non
officialisés. Agir en groupe fait partie de la stratégie des praticiens de la frontière,
notamment pour conjurer les problèmes de transport et affronter les représentants de l’État.
On se rassemble pour louer un camion ou un taxi, pour passer la frontière et, ainsi,
négocier de manière groupée les taxes à verser aux douaniers et aux policiers, pour se
répartir la marchandise prohibée afin de limiter les pertes en cas de saisie … Citons pour
illustration les commerçants ibo du marché de Mbaiboum qui s’associent (sur une base
ethnico-culturelle) pour louer un camion entre le Nigeria et ledit marché et s’acquitter
collectivement des droits de douane ; les cascadeurs de Garoua qui partent à plusieurs
dizaines de motos au Nigeria ; les vélocyclistes, adeptes de la ligne Maroua/Banki pour le
commerce d’essence, qui circulent par essaim de 50, 80 ou 100 ; ou encore les
boubanguéré qui se regroupent à 20 ou à 30 pour louer un camion à limettes entre Bangui
et Mbaiboum. À N’Djamena, Hélène (cf.supra) qui participe au commerce transfrontalier
avec Kousséri, distribue la quantité de sucre acheté à Kousséri aux autres passagères du
taxi (des « collègues »), de manière à répartir de très faibles quantités par personne (ainsi,
au cas où l’une d’elles est surprise par les douaniers tchadiens, la taxe à payer, modique,
peut être acquittée et la marchandise récupérée).
Cette vie associative commerçante ne se fonde presque jamais sur des affinités
politiques communes.
— Les relations avec la sphère politique sont appréhendées comme une
nécessité difficilement contournable. Les acteurs de la frontière se doivent d’entretenir
219
- « Choukou » est un nom de personne très répandu parmi les Kanembou. Le personnage du docteur
Choukou, un adolescent, vendeur de médicaments dans la rue, a été mis en scène et popularisé par une
pièce de théâtre au début des années 90, à N’Djamena. Souvent analphabètes ou déscolarisés, ces
détaillants proposent en toute illégalité des médicaments d’origine nigériane, à la qualité parfois
douteuse, et s’improvisent souvent médecins ou pharmaciens face aux clients. La dévaluation du franc
CFA a favorisé le développement du marché parallèle de médicaments, auparavant déjà florissant au
Tchad compte tenu de la pénurie de médicaments distribués par la PHARMAT (cette société nationale,
créée en 1983, détenait le monopole de la distribution des médicaments au Tchad jusqu’en décembre
1994).

359
des relations (plus ou moins personnalisées) avec la sphère politique (ministre, chef d’État,
employés de l’administration, ou des ministères, fonctionnaires des douanes, chef
traditionnel…) pour protéger et conforter leurs activités. Avoir des connaissances parmi
les tenants du pouvoir permet de contourner, au prix de dérogations spéciales et
d’arrangements, les règlements en vigueur, voire de les aménager à bon escient (on songe
à la procédure de dédouanement originale mise en place par le directeur des douanes
tchadien pour taxer faiblement les marchandises importées d’Arabie Saoudite). Durant les
décennies 60, 70 et 80, les relations de connivence avec le personnel politique étaient
indispensables pour l’octroi de monopoles d’importation ou d’exportation, ou bien pour
décrocher des agréments de commercialisation (par exemple, pour vendre les produits
issus des industries nationales : huile Diamaor de la Sodécoton, sucre Sonasut… ou livrer
des céréales aux offices céréaliers comme l’Office National des Céréales au Tchad). La
politique de libéralisation économique générale des années 90 n’a que partiellement érodé
les privilèges antérieurs. Les commerçants grossistes « premiers servis » sont ceux affiliés
au pouvoir au place ; l’obtention des appels d’offres ministériels relatifs à la fourniture de
matériel ou aux financements de projets demeure liée, en sus des dessous-de-table, à
l’établissement de liens privés avec le personnel des ministères.
Par leurs relations avec le milieu politique, les entrepreneurs obtiennent des
informations de première main sur les prix, les projets économiques en cours de
préparation, la promulgation prochaine d’une loi, le durcissement des relations
diplomatiques avec le pays voisin… qui parfois sont à l’origine d’opérations commerciales
fructueuses. La collusion avec les représentants de l’État est gage de protection dans les
affaires et peut servir d’armes pour éliminer un concurrent dont l’ombrage devient
menaçant (on songe aux commerçants libanais de RCA parvenus à pousser à la faillite un
boulanger français au début des années 90, en faisant bloquer sa farine pendant deux mois
au port de Douala).
Les avantages découlant de la complicité politique (au demeurant monnayée)
génèrent des pratiques de chevauchement à partir des positions de pouvoir : les exemples
existent de fonctionnaires ou d’hommes politiques ayant mis à profit leur situation pour se
lancer dans le commerce, le transport ou le transit. Le parcours d’A. Djonouma au Tchad,
aujourd’hui directeur de la Société commerciale du Chari et Logone, étaye le passage de la
politique aux affaires : après avoir dirigé pendant 15 années le Fonds de Développement et
d’Action Rurale (FDAR), rattaché au Ministère de l’Économie et chargé de
commercialiser la gomme arabique, cet ancien fonctionnaire s’est lancé dans l’exportation
de gomme à son propre compte, usant de sa connaissance approfondie de la filière.
Dans le sens inverse, les efforts déployés par les opérateurs économiques pour
s’ancrer au monde politique sont remarquables. Nombreux sont ceux qui financent un
parti, ou prennent part à la vie politique locale en se faisant élire conseiller municipal.
Dans la moitié nord du Cameroun, la plupart des commerçants (musulmans) sont affiliés
au parti de l’opposition, l’UNDP, qui groupe les « Nordistes » (surtout Foulbé) opposés au
« Sudiste » P. Biya. Les conseils municipaux de Garoua, Maroua et Ngaoundéré, issus des
élections de 1996, sont dominés par des hommes d’affaires militant à l’UNDP. Cette quête
d’un poste politique de la part des entrepreneurs, loin d’assouvir un souci de
reconnaissance sociale, vise plutôt à s’assurer une couverture pour mener à bien ses
affaires. Le détachement avec lequel nombre de commerçants évoquent leur fonction
politique est particulièrement frappant : Moussa Fodoué, élu conseiller municipal de
Garoua en janvier 1996, commerçant, transporteur et industriel, affirme ne pas être un
« politicien » et être dénué de toute ambition politique. Et de rappeler qu’il n’a pas été
scolarisé en dehors de l’école coranique, qu’il maîtrise trop mal le français pour devenir
député et qu’il aime trop le commerce pour délaisser cette activité au profit de la politique.

360
Son élection ? Il rétorque qu’« en Afrique, on ne peut pas faire de commerce sans faire de
politique ». L’entrée en politique de Célestin M. élu la même année sur la liste municipale
du RDPC (le parti au pouvoir) à Ambam (cf. 2ème partie, II-A-2) est pareillement justifiée
par le désir d’avoir la paix pour diriger son entreprise. Comme d’autres, il a choisi le
RDPC pour ne pas que sa marchandise se retrouve bloquée un jour au port de Douala sous
des prétextes futiles, pour que les pouvoirs publics ne l’accablent pas de taxes…, en bref
pour que ses affaires puissent s’épanouir. Propriétaire de deux boutiques à Abang
Minko’o, Célestin a pu (grâce à ses nouvelles fonctions de conseiller) ajourner le paiement
de la taxe foncière communale, « le temps d’amortir l’investissement qu’a représenté la
construction de ses deux magasins ».
Les acteurs de la frontière conçoivent leur implication en politique comme une
sorte d’assurance obligatoire. Dans le nord-Cameroun, la détention de la carte RDPC (parti
de P. Biya) est, par exemple, nécessaire à ceux qui exercent les fonctions de
commissionnaires de transport. S’ils sont officiellement affiliés à un parti politique,
nombreux sont les commerçants qui subventionnent en catimini le parti adverse, histoire
de se préserver en cas de retournements de conjoncture politique. Peu d’entrepreneurs sont
au final animés de réelle conviction politique. La plupart ont une vision très utilitaire de la
chose politique, qu’atteste un comportement passablement opportuniste : ainsi, que ce soit
au Tchad ou au Cameroun, les hommes d’affaires ont été les premiers à défier l’État en
pratiquant des activités de fraude et de contrebande avec le Nigeria dans les années 70 et
80, contribuant par là à l’effondrement des industries nationales affectées de mévente ; que
des pénuries interviennent au Nigeria, que la parité franc CFA/naira se modifie, que la
réglementation fiscalo-douanière évolue, et les entrepreneurs se bousculent pour proposer
leurs services de grossistes aux industries parapubliques (ainsi à la Sonasut tchadienne ou
à la Sodécoton camerounaise, en 1994).
— Les associations professionnelles reconnues et officiellement déclarées
permettent de se constituer un autre type de capital social. À l’instar des relations
politiques, les liens unissant les membres des associations professionnelles sont souvent
précaires et circonstanciels. Le foisonnement des associations et des syndicats
professionnels, dotés de statuts et impliquant ou non la participation des pouvoirs publics,
est en tout cas étonnant : nommons, entre autres, pour la RCA, la FNBC (Fédération
nationale des Boubanguéré centrafricains), l’EPEC (Entente professionnelle des
Exportateurs de Café centrafricain), la Communauté libanaise et l’ACCB (Association
centrafricaine des Commerçants en Bétail) ; pour le Tchad, le CNPT (Conseil national du
Patronat tchadien), l’AFCT (Association des Femmes commerçantes du Tchad),
l’Association des Boulangers ou le Comité de suivi pour la filière gomme arabique ; pour
le Cameroun, l’ANCODECAM (Association nationale des Commerçants détaillants du
Cameroun), le syndicat national des transporteurs camerounais, etc.
Ces associations constituent des groupes de pression, des lobbies. Elles
permettent aux acteurs de se poser en interlocuteurs face aux gouvernements, aux banques,
aux ONG et aux organismes internationaux, pour obtenir des crédits, des subventions ou
des prêts, pour discuter l’aménagement d’une mesure fiscale ou douanière, pour diminuer
le loyer des boutiques louées par la commune… Ces groupements sont également un
moyen de pallier le manque de ressources pour acquérir à prix de gros des marchandises,
pour investir dans un magasin frigorifique, un entrepôt de stockage ou des machines à
usage commun.

La Fédération Nationale des Boubanguéré de Centrafrique (FNBC) est un exemple


intéressant en ce qu’elle fonde sa cohésion sur l’opposition aux commerçants étrangers (exclus de
l’association) et affiche un chauvinisme marqué. Sa création, en décembre 1993, a été vivement

361
encouragée par le gouvernement (trois ministres étaient présents à la réunion de fondation). Se
donnant pour but de coiffer les différentes associations de boubanguéré apparues, ici et là, en RCA,
depuis la fin des années 80 (la FNBC a implanté des bureaux dans 12 préfectures sur 16), ainsi que
de « structurer et de promouvoir le secteur informel des Boubanguéré », la Fédération aspire à être
une structure d’entraide et de solidarité, apportant sécurité à ceux de ses membres, victimes de
maladies ou d’accidents… En 1995, ses principaux chevaux de bataille concernaient l’obtention
d’un emplacement commercial dans le centre-ville de Bangui, la limitation des tracasseries causées
par les représentants de l’ordre (policiers qui verbalisent l’absence de patente, racket exercé par les
dogaris du lamido de Rey-Bouba à Mbaiboum) et la lutte contre l’infiltration de « faux
boubanguéré » travaillant pour le compte de grands commerçants étrangers (désireux de
bénéficier, eux aussi, des rabais douaniers octroyés par le gouvernement aux boubanguéré).
L’émission de cartes d’adhérent valables un an, vendues chacune 1 000 F CFA, est ainsi
explicitement conçue comme un procédé d’identification des boubanguéré.

Le rôle de courroie de transmission joué par les groupements professionnels est


fondamental : par leur biais sont noués des contacts avec des correspondants lointains,
décrochés des financements pour assister à une foire étrangère ou suivre un séminaire de
formation. Dans cette perspective, l’affiliation à des associations internationales, comme le
Lions club, le « Réseau de l’entreprise » (11 pays, 300 hommes d’affaires adhérents)220 ou
encore le « Réseau africain pour le soutien à l’entreprenariat féminin » (créé en 1994 à
Dakar, avec la contribution de l’USAID) est activement recherchée. Si l’incorporation à
des réseaux internationaux crée des opportunités en matière de voyages, de relations
d’affaires (grâce aux soirées et réunions organisées ou, plus succinctement, grâce au
répertoire des membres dans un annuaire, qui constitue un précieux carnet d’adresses), elle
indique en même temps un rattachement au capitalisme international et à l’élite
entrepreneuriale, et apparaît donc socialement valorisante. Par exemple, au Tchad, les
hommes d’affaires mettent volontiers en avant leur appartenance au Lions Club -le
certificat de membre est encadré dans le bureau et accroché bien en évidence pour retenir
l’œil du visiteur- plutôt que le titre d’Al-Hadj, comme si la « popularisation » du
pèlerinage sous l’effet de la baisse des tarifs aériens avait terni le prestige du Hadj.
La profusion des associations concourt à faire du monde des affaires un
microcosme, le fait étant par ailleurs conforté par la fréquence des situations
oligopolistiques observées à l’échelon national dans le domaine de l’import-export et du
transport international. À titre d’exemple, en RCA, les sociétés de transport routier
impliquées dans le trafic international ne sont que neuf, les bureaux d’achat autorisés à
exporter des diamants sont au nombre de cinq, trois entrepreneurs assurent l’essentiel des
importations de farine et de sel ; au Tchad, six firmes exportent à elles seules les trois-
quarts de la gomme arabique nationale, deux individus dominent le marché de
l’exportation des peaux de reptile ; au Cameroun, les importateurs directs de farine
européenne ou américaine se comptent sur les doigts d’une seule main en 1996. En dépit
des associations professionnelles et du nombre limité des grands opérateurs économiques
dans certaines filières, l’entente est loin de régner entre les acteurs, la concurrence étant
par trop vive. L’exemple du négoce de gomme arabique au Tchad est à cet égard édifiant :
le « comité de suivi de la filière gomme arabique », créé en décembre 1994 sous la tutelle
du ministère de l’Agriculture et de l’Environnement, reste miné par des rivalités internes
qui le rendent peu opérationnel. D’ailleurs, avant même sa création, plusieurs réunions
regroupant les principaux exportateurs de gomme s’étaient tenues de manière
« informelle » pour stabiliser les prix et convenir d’un prix d’achat maximum auprès des

220
- Mis en place en 1992 par le club du Sahel, il est partiellement financé par l’USAID.

362
collecteurs ; or, toutes avaient échoué, l’un des membres venant à chaque fois violer
l’accord en gonflant le prix proposé aux intermédiaires.
Au final, les accords liant les praticiens de la frontière sont conjoncturels : on fait
bloc pour protester contre une mesure fiscale ou une nouvelle loi, pour éliminer un
concurrent inopportun… mais l’alliance tourne court assez vite. Les rapports entre
individus sont moins régis par la solidarité (ethnique, familiale ou autre) que par un
ensemble complexe d’obligations nées de services rendus, en clair, par des hiérarchies : on
se sent redevable envers tel négociant parce qu’on a utilisé son compte bancaire français
pour régler des frais d’hospitalisation, ou parce qu’il a transmis une information de prix ou
bien parce qu’il a ponctuellement accepté de louer un de ses camions pour dépanner, etc.

b- La diversification des activités

L’absence de spécialisation dans les activités est un moyen de ventiler les risques,
auquel ont recours la plupart des commerçants. Elle assure la flexibilité des affaires et
permet le report des efforts et des investissements sur une branche plutôt qu’une autre,
selon l’air du temps. La diversification des activités professionnelles se décline sur
plusieurs modes.
Premièrement, pour les plus importants hommes d’affaires, elle peut consister en
une pluri-activité, c’est-à-dire en la multiplication d’entreprises appartenant à des branches
économiques disparates. L’élargissement des activités d’import-export au transport routier,
puis à la petite industrie (scierie, boulangerie-pâtisserie, huilerie,…) est fréquent en
Afrique centrale. L’hôtellerie, les cinémas, les activités de bar-restauration, le génie civil,
les travaux publics, l’imprimerie sont autant de domaines privilégiés, investis par les
opérateurs économiques. L’éventail des entreprises détenues par une seule personne
étonne parfois par son éclectisme : en RCA, A., au départ transporteur, s’occupe
parallèlement d’exportation et de torréfaction du café, de la commercialisation intérieure
de produits agricoles, d’un élevage de poulets et d’une entreprise de BTP. À Ngaoundéré,
Al-Hadj Abo, transporteur à ses débuts, possède, entre autres, l’hôtel St-Hubert de Garoua,
le cinéma de Ngaoundéré, plusieurs complexes agro-industriels (sucrerie Nosuca,
minoterie de blé, huilerie Maïscam) et un ranch de 25 000 têtes bovines. À N’Djamena,
Ali A., directeur de la société commerciale ABHS (importation de farine et de riz,
exportation de gomme arabique) est parallèlement transporteur et propriétaire d’une
imprimerie.
Les dangers d’une pluri-activité tiennent à une dispersion excessive des
entreprises créées, qui sont gérées individuellement par un membre de la famille (y
compris les épouses) ou par un gérant salarié. Le patron de commerce ne pouvant exercer
un suivi personnel de toutes ses affaires, les erreurs de gestion et les malversations sont
difficilement

363
Doc. 26- Un exemple d’entreprise tchadienne « d’import-export général » :
SANIMEX

Source : Annuaire téléphonique du Tchad, 1999.

364
365
évitables. L’exemple d’Al-Hadj Nassourou à Garoua (négociant, transporteur et
propriétaire d’une agence immobilière), dépouillé de 8 millions de F CFA en 1996 par l’un
de ses gérants, n’a rien d’exceptionnel.
Répondant à l’étroitesse du marché pour les uns (Labazée, 1988), l’éclatement
des activités est, pour d’autres, un signe de gaspillage et de faiblesse économique qui
renvoie à « l’incapacité à passer d’une gestion personnalisée de petits effectifs d’employés
à une gestion formalisée de grands ensembles. Le seuil se situant approximativement
autour de 50 emplois.» (J.-P. Warnier à propos des entrepreneurs des Grassfields, 1993,
op. cit., p..228). Ce type de situation est certes plausible mais il n’explique pas tout. En
effet, la diversification des activités n’est pas l’apanage exclusif des petites entreprises aux
effectifs modestes, incapables d’améliorer leur gestion pour s’agrandir. Il est des grosses
entreprises (plusieurs centaines de salariés), à la gestion formalisée, dont les patrons
cherchent malgré tout à étendre leurs activités à d’autres secteurs : la tannerie Notacam,
siégeant à Maroua (cf. supra) et employant 400 personnes, connaît une pleine extension en
1996 (rachat d’une nouvelle usine et de machines) ; or, parallèlement, son directeur a
choisi d’amorcer en 1995 un projet d’aviculture à Yaoundé. Autre exemple : en RCA, le
groupe libanais S. s’occupe à la fois de transport routier (90 camions, soit au moins 90
chauffeurs salariés), d’industrie forestière (la SEFCA possède plus de 1 000 employés en
1996) et d’importation de farine et de médicaments, chaque branche étant dirigée par un
frère. Tient-on là des contre-exemples qui infirment en partie la remarque de J.-P. Warnier
? C’est probable. La démultiplication des activités est peut-être le signe (dans certaines
situations) d’une inaptitude à introduire une gestion rationnelle et bureaucratique, mais elle
doit également être analysée comme un garde-fou, mis en place de manière calculée par
les acteurs, pour se protéger des retournements imprévisibles du marché.
Un second aspect de la diversification consiste à mixer les échelles géographiques
qui constituent le cadre des activités. Les commerçants s’ingénient à combiner des
échanges à courte, moyenne et longue distance, n’hésitant pas à se retrancher sur un
négoce régional ou intérieur lorsque les circuits internationaux deviennent périlleux. Le
repli opéré par plusieurs hommes d’affaires de Maroua, Ngaoundéré et Garoua à la fin des
années 80 est à cet égard symptomatique : devant l’augmentation des taxes douanières (en
application du programme d’ajustement structurel et de la réforme fiscalo-douanière de
l’UDEAC), nombre d’opérateurs économiques ont cessé d’importer directement des
céréales depuis l’Europe, l’Amérique ou l’Asie pour privilégier un approvisionnement au
niveau national, auprès des minoteries de Douala. De la même façon, lorsque la frontière
camerouno-gabonaise se ferme, les exportateurs camerounais de vivres suspendent
temporairement le commerce vers Libreville pour se rabattre sur le ravitaillement des
centres urbains nationaux. En RCA, les négociants de café modifient l’échelle de leurs
activités, au gré des fluctuations des cours mondiaux du produit : quand ces derniers sont à
la baisse, les circuits transfrontaliers régionaux sont ravivés pour écouler le café vers le
Soudan et, inversement, lors de l’envol des cours internationaux de café, on assiste à un
redéploiement des circuits d’exportation lointains (vers l’Europe).
En troisième lieu, la diversification porte sur les produits commercialisés. Dans la
limite de leurs moyens, les entrepreneurs s’évertuent à varier la gamme des marchandises
importées ou exportées, pour minimiser les risques mais aussi parce que le négoce des
produits agricoles est fréquemment saisonnier. La dénomination des entreprises qui portent
l’étiquette de firmes « d’import-export général » dénote bien cet état de fait (doc.26). Au
Tchad, les négociants en gomme arabique se livrent à d’autres opérations, tel Albachir A.,
exportateur de peaux de reptiles et importateur de matériaux de construction. Au nord-
Cameroun, la participation au commerce de « divers » ou de « cartons » (allumettes,
savon, piles…) avec le Nigeria marque le passage à un cap supérieur par rapport au

366
« mono-trafic » de bétail ou de cola. Les commerçants camerounais impliqués dans le
trafic vivrier avec le Gabon exportent au minimum deux à trois types de denrées, la
différenciation entre un grand négociant et un « petit » reposant sur le nombre des produits
commercialisés et l’existence d’un commerce de vivres secs : contrairement aux vivres
frais qui doivent être écoulés rapidement sous peine de périr, les vivres secs, caractérisés
par une conservation plus longue (ce qui diminue les risques), se vendent plus lentement.
Ils nécessitent par conséquent un meilleur conditionnement et la détention d’un entrepôt de
stockage, qui est l’apanage des plus riches opérateurs. En outre, seuls ces derniers peuvent
se permettre, compte tenu de leur assise financière, l’immobilisation de leurs marchandises
dans des entrepôts pendant plusieurs semaines.
Même à un niveau inférieur, les commerçants modestes, comme les boutiquiers
de pièces détachées, évitent de se cantonner à la vente d’une seule marque de produits pour
que le client puisse trouver son compte et acheter.
L’implantation de succursales ou de sociétés sœurs à l’étranger (notamment dans
le domaine du transport ou de l’exploitation forestière) fait partie d’une stratégie de
diversification géopolitique. Par exemple, pour les transporteurs, le fait d’avoir une
antenne dans un pays voisin permet de jouer sur la double immatriculation des véhicules
en fonction du territoire traversé (un camion d’immatriculation nationale circule avec
moins d’encombres qu’un camion étranger).
Quelles que soient ses modalités, la non spécialisation des entrepreneurs, justifiée
par le souci de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier, est, en général, vertement
critiquée, notamment de la part des bailleurs de fonds étrangers et des directeurs des
grandes sociétés « officielles » qui, elles, sont spécialisées. En attestent les qualificatifs de
« touche-à-tout » ou de « spéculateurs », couramment employés à l’encontre des
négociants locaux. Si ces jugements dépréciatifs sont à reconsidérer en regard de
l’environnement aléatoire et instable des affaires, on ne peut nier, cependant, que l’attitude
des acteurs de la frontière soit totalement dépourvue d’opportunisme. Maints entrepreneurs
révèlent un penchant pour les opérations de « quick money » et sont à l’affût de « gros
coups ». Certains ne s’en cachent pas, à l’instar d’Al-Hadj Garou, de Ngaoundéré, qui
déclare, en 1996, « ne pas être spécialisé et vendre ce qui marche ».
Que le bruit se répande d’un créneau économique prometteur ou rentable et
chacun s’y engouffre précipitamment par un « effet d’imitation », créant ce que J.-P.
Warnier nomme « un jeu de chaises musicales » (le marché, étroit, venant vite à saturer,
certains perdent inéluctablement temps et capital dans la tentative). L’engouement subit
manifesté par les hommes d’affaires tchadiens pour la distribution de sucre Sonasut depuis
la dévaluation du franc CFA est significatif : l’achat de sucre tchadien étant devenu plus
lucratif que l’importation de sucre camerounais ou nigérian, les services commerciaux de
la Sonasut ont été pris d’assaut par les contrebandiers de la veille. Alors qu’en 1993, la
Sonasut comptait une dizaine de clients sur N’Djamena et huit autres à Sahr, en 1995, la
société dispose de 300 à 400 grossistes dans la capitale, de 200 acheteurs sur Sahr et est
contrainte de refouler les nouveaux clients. On pourrait également évoquer la mode
affectant l’exportation de gomme arabique, qui battait son plein au Tchad entre 1993 et
1995, les projets agro-industriels (huilerie) formulés par plusieurs négociants nord-
camerounais à la fin 1996 (comme s’ils avaient eu vent d’une rumeur favorable dans ce
domaine), les va-et-vient conjoncturels (au Cameroun et au Tchad) des vendeurs
d’essence, valsant entre l’approvisionnement à la pompe officielle et les circuits
d’importation parallèle nigérians, ou bien l’engouffrement dans la filière d’exportation du
café des négociants centrafricains dès qu’on observe une remontée des cours boursiers.
Répondant aux aléas de la conjoncture, ces comportements affairistes ne sont pas, encore
une fois, une particularité propre à l’Afrique.

367
c- Des investissements prudents, à amortissement rapide

Compte tenu de l’incertitude des échanges et de la parité monétaire, de la


défaillance du système bancaire et de l’absence de couverture sociale, les acteurs de la
frontière thésaurisent peu (un peu à domicile ou à travers des caisses d’assurance privés) et
sont incités à réinvestir. En sus du commerce, ils privilégient des placements dotés d’un
maximum de sûreté, au rapport régulier et rapide : le foncier et l’immobilier.
L’achat de terrains (au village ou en ville) et la construction de maisons en
matériaux durables, sont les premiers investissements des entrepreneurs, y compris chez
les petits et moyens opérateurs. Les plus riches se font construire de somptueuses villas à
étages, parfois équipées de mosquées personnelles (cf. dans les quartiers Poumpoumré et
Foulbéré de Garoua), les plus modestes se contentent de l’achat d’un terrain vierge en
périphérie urbaine ou au village, progressivement clos, puis bâti en deux (ou trois)
chambres/cuisine. L’édification de maisons ou l’achat de plantations dans le village
d’origine (recherchée, par exemple, par les entrepreneurs des Grassfields) sont une
manière d’afficher sa réussite pour acquérir une notoriété. Si ces placements témoignent
d’une volonté de créer quelque chose de pérenne et de durable, ils sont souvent
démultipliés à des fins de rapport, pour s’assurer une rente fixe quand les affaires
dépriment. L’exemple-type est fourni par un commerçant de Garoua, qui se plaignait, en
1996, de connaître de grandes difficultés (désignant, preuve à l’appui, sa voiture
accidentée, placée sur cale et non réparée faute de moyens) : le même homme bénissait
parallèlement la pension issue de la location de ses 11 villas qui permettait à lui et aux
siens de « vivre » (sur ce budget séparé). Nombre de négociants redémarrent leurs activités
grâce à la vente d’un terrain ou aux revenus locatifs de leurs maisons. En 1986, lorsque le
marché de Garoua brûle, Al-Hadj M. voit s’envoler en fumée quatre millions de F CFA de
marchandises : la vente d’une seule de ses villas lui procure un capital suffisant pour
reprendre le commerce avec le Nigeria. Pour d’autres, la location à crédit de villas à de
hauts fonctionnaires est une manière de s’acquitter des impôts.
L’acquisition de champs, cultivés par la famille ou des paysans salariés non loin
de la ville, est l’une des composantes des investissements fonciers. Il s’agit d’assurer aux
proches de quoi se nourrir en cas de disette ou de spéculation sur les céréales (en milieu
tropical sec), ou encore en cas de faillite commerciale. Les parcelles sont ainsi totalement
ou partiellement dévolues à la culture vivrière, parfois mêlée de cultures de rente (café en
RCA, coton au nord-Cameroun, maraîchage et vergers aux environs du lac Tchad,
gommeraies louées, achetées ou acquises en multipropriété avec les paysans vers
N’Djamena, etc.). Citons deux exemples : celui d’un négociant en gomme arabique de
N’Djamena, dont l’un des premiers investissements (précédant de huit ans la mise en place
d’une biscuiterie) a été l’achat, en 1988, de 20 ha de terres le long du fleuve Chari, utilisés
pour l’arboriculture ; celui de Bouba T., modeste commerçant kanouri de 26 ans installé à
Maroua, qui revend en 1996 des pièces détachées de motos, rapportées d’Onitsha par des
boutiquiers du grand marché. Marié, père de deux enfants, il est, depuis 1987, locataire de
champs (5 000 F CFA/ha) situés à la périphérie de Maroua (Kongola). Ces terres sont
cultivées en mil par des paysans salariés, rétribués grâce à l’argent de son commerce. En
1994, il décide de cultiver également du coton, mais une inondation causée par le mayo
Kaliao lui fait perdre ses deux hectares de culture (20 000 F CFA de semences et 15 000 F
CFA versés aux cultivateurs pour effectuer les cinq labours). Il vend alors sa moto pour
cette fois acheter un nouvel hectare.
À l’achat de champs, certains acteurs préfèrent l’investissement dans un cheptel
bovin, notamment chez les Peul et les Kanembou (l’acte est une manière de renouer avec

368
une tradition culturelle et apporte fierté à son propriétaire). Dans ce cas-là également, les
risques de pertes sont minces, à moins d’une épizootie malencontreuse. La possession d’un
troupeau important peut de surcroît déboucher sur une commercialisation, si la conjoncture
s’y prête.
Les investissements industriels sont finalement rares dans les années 90, sans
doute parce que l’aventure est jugée trop dangereuse et présente peu de perspectives de
rentabilité. Alors que les années 70 avaient vu l’éclosion de grands empires industriels
privés (celui de Fotso ou de Fadil au Cameroun, de Kamach en RCA), dans les années 90,
seule la petite industrie, souvent proche de l’artisanat (agro-alimentaire, usine de
confection de matelas à partir de coton local), attire les capitaux locaux et encore, en
dernière place, après les placements fonciers et immobiliers, et l’achat de bétail. Il est vrai
que le délitement actuel de plusieurs empires industriels privés (sous le coup du partage
successoral, de la concurrence ou de la multiplication des taxations) n’invite pas à
reproduire ces modèles passés. Tributaires d’un environnement socio-économique sans
conteste plus difficile que celui des années 60/70 (marqué par l’euphorie pétrolière et le
contexte de hausse des cours mondiaux de matières premières), les opérateurs
économiques actuels sont forcés d’être plus pragmatiques et réalistes que leurs aînés.
Beaucoup envisagent aujourd’hui des projets industriels de taille modeste, fondés sur la
valorisation des matières premières locales (huilerie, usine de torréfaction de café,
biscuiterie, scierie…) et dépendants au minimum des importations. Certains hommes
d’affaires à la mentalité d’industriels ont repris, à la faveur du processus de privatisation
économique ou du retrait des investissements européens, d’anciennes unités industrielles
(cf. le cas d’Husaca, en RCA, ou de Capmay, une usine allemande de pièces détachées de
camions, passée aux mains d’un commerçant peul de Garoua).
Plutôt que le contrôle direct des usines qui suppose un investissement lourd, les
acteurs jouent la prudence en privilégiant de plus en plus l’actionnariat (Tchad-Import au
Tchad, Sogesca en RCA sont investis par des hommes d’affaires privés, partenaires de
filiales de groupes multinationaux) ou bien la gérance de sociétés industrielles ou
commerciales (fréquente dans le cas des stations d’essence).

d- La stratégie des entreprises « officielles » face à la fraude et au changement du


cadre réglementaire

Les sociétés déclarées et enregistrées ont à affronter les variations de la fraude


(qui diminue le chiffre d’affaires) et l’instabilité du contexte réglementaire, politique et
législatif. La suppression des entrepôts fictifs au Tchad entre 1997 et 1999 (catastrophique
pour les transitaires et les grandes sociétés pétrolières), la promulgation d’une nouvelle loi
centrafricaine en 1995 contingentant l’exportation de grumes (à 15% des exportations
forestières nationales, le reste devant se faire sous forme de sciages, contre-plaqué ou
mobilier) ou la recrudescence de la contrebande donnent un aperçu des aléas, face
auxquels les entreprises dites « officielles » doivent réagir sous peine de disparaître.
L’adaptation continue des stratégies d’entreprise à un contexte mouvant s’impose,
tant au niveau de la production qu’au niveau de la commercialisation. On s’efforce ainsi de
réviser et d’améliorer les conditions de production : face à la loi forestière centrafricaine
de 1995 et l’interdiction, prévue en 1996, d’exporter des grumes, les forestiers n’ont eu
d’autres alternatives que d’investir dans des scieries et des unités de transformation ; au
lendemain de la dévaluation du franc CFA, les usines implantées en Afrique centrale ont
été contraintes de réduire la liste des intrants importés et d’introduire des produits du cru
dans leurs fabrications (les brasseries ont remplacé partiellement le malt par du maïs -
Brasseries du Cameroun- ou du riz - Brasseries du Logone- dans la préparation de la bière,

369
les pâtes de blé Panzani produites à Douala par le groupe BSN-Danone ont, elles, été
« coupées » à 40% avec du maïs local…).
Mais c’est surtout en matière de commercialisation que certaines entreprises
« officielles » redoublent de créativité pour conquérir un marché âprement disputé par les
réseaux de contrebande et de fraude. À cet égard, la personnalité des directeurs
commerciaux ou des chefs d’agence détermine la dynamique de réaction face à la
concurrence ou au surgissement d’entraves réglementaires : certains responsables
commerciaux savent jouer de diplomatie avec les chefs traditionnels locaux pour obtenir
leur bienveillance ou une surveillance de la contrebande, d’autres augmentent la fréquence
de leurs visites aux distributeurs-grossistes pour consolider les liens, beaucoup n’hésitent
plus à assiéger les bureaux ministériels pour obtenir des aménagements ou des moratoires
pour l’application d’une loi ou bien à interpeller des « sauveteurs » dans la rue, vendeurs
de cigarettes ou de pagnes nigérians, pour leur proposer des marchandises nationales à prix
de gros…
Les campagnes publicitaires lancées par les sociétés industrielles pour inviter à
consommer national (parfois accompagnées de jeux), les primes de vente accordées aux
grossistes, l’estampillage des produits industriels nationaux (adopté en 1992 au
Cameroun), la sollicitation des pouvoirs publics pour multiplier les saisies et les opérations
spectaculaires à l’encontre des contrebandiers se soldent, au final, par des résultats
modestes, voire médiocres. Plus efficaces sont les nouvelles techniques de « marketing »
sans cesse élaborées par les sociétés pour regagner des parts de marché. Par exemple, à
Garoua, les Brasseries du Cameroun ont riposté à la concurrence des boissons nigérianes
par une stratégie commerciale originale : en 1996, du matériel de distribution
(réfrigérateurs, glacières) a été accordé aux clients distributeurs en échange d’un
approvisionnement exclusif auprès des BC. À la direction de Socaprod, une autre brasserie
de Garoua, on n’a pas cherché de nouveaux procédés pour déjouer la concurrence ; on a
choisi sans scrupules de tricher comme le concurrent : les bouteilles de Pepsi nigérian (de
contenance moindre que celles de Socaprod), ont été réutilisées tout en gardant le même
prix de vente, de manière à gagner 5 cl par bouteille vendue.
Face à la multiplication de la concurrence liée à la fraude (surtout nigériane),
plusieurs sociétés comme la Cimencam ou la Cicam ont décidé de « rapprocher le prix du
consommateur », c’est-à-dire de diminuer le nombre de vendeurs intermédiaires, qui finit
par gonfler le prix de vente final des biens de consommation courante. Pour cela, le parti
pris a été de fréquenter directement les marchés frontaliers : Cimencam y implante des
conteneurs-dépôts ; la Cicam a investi, en 1992, dans l’achat de cinq camionnettes pour la
moitié septentrionale du Cameroun, afin que ces véhicules sillonnent les marchés locaux
pour vendre les pagnes à prix de gros aux commerçants de la place. Ce système mobile et
déconcentré de commercialisation permet en outre d’observer de près les concurrents
(qualité de leurs produits, méthodes utilisées), d’affiner la connaissance du marché et de se
rapprocher plus étroitement des commerçants-grossistes situés en brousse.
Les entreprises dites officielles sont sensiblement confrontées aux mêmes
problèmes que les autres opérateurs économiques mais elles subissent davantage la
concurrence dérivée des activités de fraude. Leur taille, leur rattachement à des grandes
multinationales et, parfois, la volonté de l’État de conserver une industrie nationale
permettent à un certain nombre d’entre elles de mieux supporter la concurrence (sauf les
firmes des pays enclavés victimes de méventes graves). En définitive, les stratégies des
entreprises officielles face aux risques diffèrent peu de celles des autres exploitants de la
frontière. Leur singularité réside dans un perpétuel affinage de leurs méthodes de
commercialisation.

370
La gestion du risque fait partie du quotidien des acteurs de la frontière. La prise
de risque est banalisée car obligatoire pour ceux qui fréquentent les zones de confins ou
qui exploitent les différentiels frontaliers. Sans doute cette prégnance du risque concourt-
elle à l’ambiance quelque peu « far-west » si caractéristique des localités frontalières. Tout
le monde (entreprises « officielles », commerçants privés, contrebandiers, passeurs…)
intègre dans le calcul de la réussite de ses affaires une part d’incertitude, non sans une
pointe de fatalisme (on invoque la responsabilité de Dieu, la chance, le hasard, le destin…
pour justifier déboires ou succès). Ainsi, un boutiquier de Mbaiboum, victime à six
reprises des coupeurs de route sur l’axe Mbaiboum/Maroua, continue de « s’en remettre à
Dieu » et conserve sa boutique à la frontière, expliquant que, malgré tout, les marchandises
s’y vendent plus rapidement qu’à Garoua ou Maroua (où la concurrence sur les marchés
est exacerbée) et qu’il prend soin, désormais, d’avoir à portée de main 120 000 F CFA
pour satisfaire les bandits en cas d’attaques. À N’Djamena, Hélène, affectée deux fois par
la confiscation de ses marchandises rapportées de Kousséri, poursuit vaille que vaille son
trafic, partant du principe que « les saisies, c’est une question de chance ». Un jeune
vendeur d’essence de Maroua, qui va en vélo à Banki en 1996 pour s’approvisionner,
malgré l’interdit d’exportation formulé par le gouvernement nigérian, reconnaît, lui,
fièrement qu’il « ne faut pas avoir le froid dans les yeux » pour exercer le métier et tenir
tête aux douaniers lors des interpellations. D’autres prennent des drogues pour se donner
de l’audace, à l’instar des trafiquants motocyclistes de Garoua, les « cascadeurs » (cf. 1ère
partie, III-A-2), dont beaucoup fument du cannabis pour s’encourager à ne pas s’arrêter
aux divers postes de contrôle rencontrés entre la frontière nigériane et Garoua.
Sans doute parce qu’elle est partagée par tous (évidemment dans des proportions
variables), la prise de risque est-elle socialement moins gratifiante que la capacité de
réaction de chacun, après l’épreuve de l’échec. Ce que résume J.-P. Warnier : « l’initiative,
beaucoup plus que la prise de risque est soulignée comme une source de l’autorité. (… )
Le véritable entrepreneur se signale par sa capacité à tolérer les revers de fortune et à
reprendre l’initiative par d’incessantes innovations »221.
Cette possibilité de rebondir après un choc (une dévaluation monétaire, une
attaque de bandits, l’application d’une nouvelle réglementation, une saisie, la fluctuation
de fortune économique ou politique d’un lieu, la guerre…) n’est évidemment pas donnée à
tous. Certains, malgré les turbulences, parviennent à impulser constamment de nouveaux
projets et à accumuler ; d’autres, à l’inverse, stagnent ou régressent sur l’échelle sociale.
La capacité d'adaptation et de réaction des acteurs est inégale car sous-tendue par un
ensemble de facteurs qui vont au-delà du tempérament de chacun (courageux, impétueux
ou, au contraire, pusillanime et frileux). La « surface » financière est à cet égard
fondamentale : elle facilite les reconversions (« quand on a de l’argent, on s’en sort
toujours » commente amèrement un boutiquier de Touboro), elle permet le redémarrage
d’activités et la rémunération de cadres étrangers, elle ouvre un réseau d’obligés et de
clients, elle élargit le champ d’action des exploitants de la frontière. Le territoire des
acteurs fluctue au gré de leur capacité financière : plus on est riche, plus on part loin (un
petit commerçant de Maroua, vendeur de pièces détachées de motos, évalue à 500 000 F
CFA, en 1996, le capital nécessaire pour « faire la ligne » commerciale avec Maiduguri).
Les boubanguéré les plus enrichis de Bangui, qui déjà partent s’approvisionner sur les
marchés nigérians, auront vraisemblablement plus de facilités à surmonter l’éventuelle
décadence du marché de Mbaiboum que leurs collègues qui, aujourd’hui, sont confinés à
des allers-retours entre la capitale centrafricaine et la frontière camerounaise. L’argent
confère davantage d’audace pour défier les risques (il n’y a qu’à voir quels sont les

221
- Warnier J.-P., 1993, op. cit., p. 244-245.

371
utilisateurs de la voie congolaise transéquatoriale à Bangui : les grossistes libanais, le
gérant du supermarché Bamag, les négociants de bétail, haoussa ou tchadiens, c’est-à-dire,
en aucun cas, les plus démunis). Mais l’argent n’explique pas tout.
Du bagage culturel et du niveau d’instruction dépendent également les
opportunités d’échanges et la souplesse de l’adaptation à un environnement labile. La
perception du pays voisin et de l’étranger est plus ou moins déformée selon la culture. Les
habitants de l’Afrique centrale francophone qui parlent haoussa ou pidgin abordent le
Nigeria avec peu d’appréhension, comparés à ceux qui ne maîtrisent pas ces parlers et pour
qui le géant voisin s’apparente à une jungle où il est dangereux de s’aventurer. L’horizon
des affaires s’étend avec la fortune, mais aussi avec la culture, le savoir et les contacts
personnels. La capacité d’initiative et de réaction tient, enfin, à la qualité de l’accès à
l’information. Cette dernière dérive du degré d’organisation logistique (possession de
télex, fax, téléphone et éventuellement, d’ordinateur) mais plus encore, de la « sociabilité
réticulaire » de chacun (S. Ellis et Y.-A. Fauré), soit l’ampleur et la densité de ses
relations sociales et politiques : présence de correspondants dans les pays étrangers, dans
la capitale, dans les grands centres économiques ou les marchés ; détention de
connaissances au sein de l’appareil d’État, etc.

Conclusion : Des espaces frontaliers digités à la configuration


mouvante

Les zones bordières des territoires d’État sont l’objet d’une effervescence
commerciale, qui se traduit par le développement et la forte animation de places
marchandes frontalières. Celles-ci, on l’a vu, ne sont pas seulement le siège d’échanges
transfrontaliers de proximité, mais elles servent également d’appui et de relais pour des
flux lointains, parfois noués avec des États d’autres continents (cf. dans le cas de l’Arabie
Saoudite). Frontalier ne rime donc pas uniquement avec proximité et contiguïté. Une
grande partie des échanges transversaux observés aux frontières sont commandés et
organisés à distance et trouvent des répercussions (sociales, économiques, spatiales…)
bien au-delà du lieu même de la frontière, dans des sites très éloignés. Dès lors, il convient
de faire attention à l’emploi de l’expression « zones transfrontalières », dans la mesure où
le terme de transfrontalier connote l’idée de contiguïté.
À la diversité des échanges frontaliers (au niveau du contenu et de l’échelle
géographique) fait écho une multitude d’acteurs (en termes de profession, de culture, de
positionnement social, de stratégies frontalières…). Incités par la durée de la crise socio-
économique à rechercher de nouvelles combines pour (sur)vivre, ces acteurs sont, depuis
la fin des années 80, de plus en plus nombreux à investir le créneau frontalier (cf.
l’augmentation du nombre de participants au commerce entre le Cameroun et le Gabon,
l’explosion démographique du marché de Mbaiboum, l’intensification du trafic entre
N’Djamena et Kousséri…), encouragés en cela par les mesures de libéralisation
économique et commerciale (suppression de licences, abrogation des monopoles
commerciaux…) et par l’allégement ponctuel des formalités politico-administratives en
matière de circulation (suppression des laissez-passer -par exemple, entre N’Djamena et

372
Kousséri depuis 1990-, délivrance plus aisée des passeports au Cameroun, disparition de
nombreuses barrières routières en RCA, etc.). De ce point de vue, les frontières
apparaissent comme le lieu du possible, un espace-exutoire où l’on vient parier et risquer
sa chance (pour le meilleur ou pour le pire) alors que l’horizon socio-économique semble
globalement bouché. Les « gagnants » de la frontière sont ceux qui savent et peuvent
saisir au bon moment les opportunités issues des différentiels frontaliers, sachant que
ceux-ci ne sont pas fixes mais changeants. Comment se traduit sur le plan spatial
l’instabilité des différentiels, des flux, et de la conjoncture en général ? Quelle est la
résultante spatiale de l’imbroglio d’échanges observés aux frontières ?
Les espaces frontaliers s’agencent en fonction d’axes de transport qui servent de
support aux échanges. Le premier chapitre de cette partie a mis en exergue le rôle
primordial des artères de communication dans la promotion et le devenir des marchés
frontaliers. Les zones frontalières sont, ainsi, à appréhender comme des « espaces-
mouvements » (pour reprendre une formule de F. Braudel, forgée à propos de la
Méditerranée), au sens où leur dynamique est insufflée par leur système circulatoire.
Ce rôle-clé des axes de circulation engendre une configuration spatiale originale :
les zones frontalières s’apparentent à des espaces linéaires ou réticulaires ou, pour citer J.-
P. Raison (1993), à des « régions axiales ». Les zones bordières émergentes ne constituent
pas des espaces concentriques homogènes ou polarisés, circonscrits par des contours
linéaires délimités à l’intérieur de territoires nationaux, comme pourrait l’en faire accroire
la représentation cartographiée des espaces frontaliers sous forme de cercles ou de tâches
d’huile chevauchant plusieurs pays (fig.65). Commode, cette figuration est néanmoins
spécieuse en ce qu’elle donne un aperçu partiel de la totalité des espaces frontaliers : seuls
les points nodaux frontaliers sont indiqués (entrepôts, marchés, villes, lieux de change
monétaire). Les voies d’accès, elles, ne sont pas représentées. Dans la réalité, les nouvelles
zones d’échanges sont formées par gradations successives et dessinent des espaces digités
ou distendus, étirés le long de routes, de lignes maritimes…, ces axes étant eux-mêmes
jalonnés de marchés (coïncidant avec des villes ou des villages) au rôle de collecte,
d’entrepôt ou de redistribution. Entre ces corridors de desserte, apparaissent quelquefois
des vides interstitiels (démographiques, économiques) : les espaces frontaliers sont plus ou
moins lacunaires. Ils sont aussi discontinus : le long de la frontière camerouno-
centrafricaine, la région raccordée par Mbaiboum n’a rien à voir en termes d’aire
d’animation avec celle raccordée par Garoua Boulai. Les limites des espaces frontaliers ne
se situent pas dans un périmètre à proprement parler frontalier, mais sont lointaines : elles
correspondent aux centres de consommation (urbains ou ruraux) approvisionnés par les
marchés frontaliers et aux centres économiques pourvoyeurs de marchandises (marchés
agricoles, port, ville industrielle, ville-entrepôt). Ainsi, l’espace frontalier polarisé par
Mbaiboum incorpore, entre autres, les centres d’approvisionnement nigérians (Lagos,
Kano, Onitsha, Kaduna…), le port de Douala (porte d’expédition et d’évacuation de
marchandises) et la capitale centrafricaine, Bangui, qui capte l’essentiel des biens

373
Fig. 65- La représentation des espaces frontaliers en Afrique de l’Ouest
(d’après J. O. Igué, Le territoire et l’État en Afrique, 1995)

374
manufacturés distribués par Mbaiboum. De même, les extrémités de la zone frontalière
Gabon/Cameroun/Guinée Équatoriale sont constituées par les marchés de collecte agricole
de l’Ouest et du Centre camerounais (Foumbot, Bafia, Obala…), et par Libreville, Oyem,
Bata, Ebebiyin qui sont les terminaux de consommation des vivres frais ou des produits
industriels camerounais. Les espaces frontaliers sont distendus et vécus. Ils s’étirent selon
les compétences (économiques, financières), les représentations (mentales, culturelles) et
les pratiques de chacun.
Comme on le voit, les régions frontalières se définissent par leur articulation à des
lieux fournisseurs et consommateurs lointains ; leur existence repose sur la qualité de cette
connexion. Dès lors, il paraît difficile d’acquiescer à la structuration des régions
frontalières proposée par J. O. Igué (1994), qui distingue trois éléments caractéristiques
des « périphéries nationales »222 : « les marchés périodiques, les villes [frontalières] et les
entrepôts frontaliers ». Le schéma d’organisation des régions frontalières présente, certes,
une polarisation par des marchés périodiques (parfois jumeaux) et, éventuellement, par une
(ou plusieurs) ville(s) frontalière(s) et des places de change monétaire. Mais ce schéma
doit être complété par la mention des itinéraires qui desservent les nœuds frontaliers.
Autres éléments-forts de la structuration des régions frontalières : les villes, situées en
général en retrait de la frontière (N’Djamena est une des exceptions), et qui ont charge de
coordonner les communications entre d’une part, les marchés frontaliers et d’autre part, les
principaux lieux de consommation et d’approvisionnement. Ces centres urbains
intermédiaires, de taille variable, remplissent tout à la fois une fonction d’entrepôt, de
marché de consommation, de place bancaire, mais surtout, de plate-forme de
transbordement et de liaison avec les marchés ruraux, les ports, la capitale et les centres
industriels nationaux (cf. 3ème partie, II-C-3). La figure 66 résume, grossièrement, le
modèle d’agencement des régions frontalières.
Le schéma présenté connaît bien entendu des variantes régionales, la densité du
peuplement, le passé historique, la présence de villes et le milieu bio-géographique étant
source de différenciations.
La plus complexe des régions frontalières d’Afrique centrale est sans conteste
celle qui chevauche le nord-Nigeria, le nord-Cameroun et le Tchad. Strié de frontières
multiples (frontières des États, frontière monétaire entre zone franc et naira, frontière de la
CEMAC, aéroport international de N’Djamena…), cet espace est densément peuplé et
animé depuis des temps anciens par des flux commerciaux (la région du lac Tchad fut un
carrefour d’échanges à l’époque du commerce transsaharien). L’entremêlement de flux à
longue distance (par exemple, Lagos/Maiduguri/N’Djamena ou
Djeddah/N’Djamena/Kousséri) et de flux à courte portée (Maroua/Banki,
N’Djamena/Kousséri, Mokolo/Madagali…) segmentent à l’extrême cet espace sahélo-
soudanien, qui présente au demeurant peu d’entraves à la circulation terrestre (hormis les
risques d’ensablement dans la région du lac Tchad, le problème de la traversée du Logone
et Chari, la présence locale de montagnes comme les Mandara) et qui fourmille de pistes
de contrebande. Cette nébuleuse est parsemée d’une kyrielle de marchés périodiques
(annexe.2) qui dessinent un espace fragmenté en plusieurs sous-ensembles : la cuvette du
lac Tchad est ponctuée par les marchés de Kousséri, N’Djamena, Blangoua, Gambaru,

222
- Les « périphéries nationales » sont la dernière catégorie d’une typologie fondée sur le degré d’animation
et de structuration des espaces frontaliers. Elles se démarquent des « espaces frontaliers inertes ou à
faible dynamisme » de la frange nord des pays sahélo-sahariens et des « espaces frontaliers alternatifs ».
Ceux-ci, actifs, mais sans grands équipements et supports d’échanges, forment « de simples couloirs de
passage et de trafics » (frontières entre le Mali, le Sénégal et le Burkina Faso, entre la Guinée et la Côte
d’Ivoire).

375
Fotokol, Mahada, Mani et Maiduguri, pour citer les plus importants ; la région des
Mandara compte principalement les

376
Fig.66

377
marchés de Bama, Banki, Limani, Mokolo, Koza et Tourou ; la moyenne vallée du Logone
concentre les marchés de Maga, Fianga et le doublon Yagoua-Bongor ; enfin, la région de
la Bénoué est polarisée par les marchés de Garoua, Yola, Figuil, Léré, Boulai Ibib, Pitoa,
Mubi, Dourbeye et Gashiga. Les axes de circulation autour desquels s’articule cet espace,
sont nombreux et dessinent une structure en peigne (ils ont été décrits en I-A-3 de cette
partie). Cinq villes commandent cet ensemble polynucléaire : N’Djamena (600 000 hab.),
Maiduguri (800 000 hab.), Maroua (120 000 hab.), Garoua (170 000 hab.) et Yola
(300.000 hab.). Principaux marchés de consommation locaux, ces villes constituent
également, du fait de leur position de choix à l’intérieur du réseau routier et aérien
national, des centres de rabattement et d’éclatement pour les marchandises. La densité du
peuplement, l’ancienneté du commerce et des réseaux marchands, la pléthore de marchés
frontaliers, l’intensité des déplacements, la prépondérance quasi-exclusive du commerce
dans les activités régionales concourent à faire de cette zone Nigeria/Tchad/Cameroun la
région transfrontalière la plus achevée.
Plus simples de configuration car plus restreints spatialement en leur cœur, les
espaces Cameroun/Gabon/Guinée Équatoriale et Cameroun/Tchad/RCA s’articulent autour
d’un ou deux marchés frontaliers : dans le premier cas, il s’agit d’Abang Minko’o et de
Kyé Ossi ; dans le second cas, le marché de Mbaiboum, relayé par des petits marchés
satellites (Gor, Siri, Madingrin) égrenés le long de la frontière camerouno-tchadienne,
domine la zone frontalière. Ces deux espaces frontaliers correspondent à des aires de
peuplement modeste, sans histoire ni tradition commerciales spécifiques. Les échanges
sont de ce fait aux mains de groupes marchands allochtones (ressortissants des Grassfields,
Ibo, Haoussa, Kanouri, Peul ou Arabes) ou récemment constitués (boubanguéré). Ces
régions frontalières sont structurées par des voies de transport aisément repérables car
limitées en nombre. Ainsi, la zone coordonnée par Mbaiboum s’agence autour des trois
axes Bangui/Bozoum/Bocaranga/Mbaiboum, Mbaiboum/Garoua et
Mbaiboum/Ngaoundéré, ces itinéraires se prolongeant, vers l’ouest, au Nigeria, et vers
l’est, au Soudan. Le pont-frontière sur la Mbéré et la place de transbordement de
Ngaoundéré (terminus du Transcamerounais) sont les principales passerelles raccordant les
différentes voies de transport de cet espace. Le fonctionnement de ce dernier est orchestré
par les villes de Maroua, Garoua, Ngaoundéré et Bangui (entre autres) où siègent les
opérateurs économiques intervenant sur le marché de Mbaiboum (faute d’enquêtes à
Bozoum, Bocaranga, Bossangoa et Bouar, il est difficile d’apprécier la place de ces villes
centrafricaines par rapport au marché). La dorsale de la zone Cameroun/Gabon/Guinée
Équatoriale est quant à elle formée par la voie maritime Libreville/Douala et la voie
routière Libreville/Oyem/Ebolowa/Yaoundé via Kyé Ossi ou Eboro.
La zone frontalière tchado-libyenne, réduite à des zones transsahariennes
d’orientation méridienne constitue une caricature de région axiale. Les fortes contraintes
naturelles (le désert) et le lourd héritage du contentieux d’Aozou (minage du sol) se
conjuguent pour restreindre le peuplement et empêcher un développement transfrontalier
de type aréolaire, comme dans la zone Tchad/Cameroun/Nigeria. Ici, point de marchés
implantés à la frontière, les nœuds d’échanges et les entrepôts commerciaux coïncident
avec les oasis (Faya, Bardaï, Koufra, Sebha), points-étapes dans la diffusion des
marchandises en provenance des centres urbains côtiers libyens.
Quel que soit le degré de complexité des espaces frontaliers du point de vue de
leur configuration interne, celle-ci demeure placée sous le signe de l’instabilité. En effet,
les itinéraires empruntés par les flux de marchandises fluctuent et les marchés frontaliers
exercent une influence erratique (cf. I). Ainsi, la région frontalière polarisée par
Mbaiboum risque de connaître des bouleversements puisque le tracé de l’oléoduc entre
Doba et Kribi doit, selon les prévisions, passer entre Touboro et Mbaiboum (fig.58, p.285).

378
Certes, l’oléoduc traversera en étranger la zone bordière mais le déplacement des villages
occasionné par sa construction et la création d’une piste longeant le pipe-line aboutiront
vraisemblablement à de nouvelles réorganisations spatiales. Doit-on s’attendre à
l’émergence d’un autre marché régissant les flux tchado-camerounais, à proximité du
prochain pont sur la Mbéré223 ? Le carrefour de Mbaiboum est-il promis à disparaître à
l’issue de ces reclassements et les échanges camerouno-centrafricains seront-ils happés par
le marché de Garoua Boulai ? Ce dernier devrait bénéficier du bitumage de l'axe Garoua
Boulai/Bertoua décidé par le FED et de l’élargissement prochain de la piste Ngaoundéré-
Meiganga.
De la même façon, l’aménagement du port de Kribi en vue d’exporter le pétrole
tchadien, la modernisation de l’axe routier Bata/Mongomo224 et la construction d’un ou
deux pont(s) sur le Ntem (à Eboro et peut-être, à Ngoazik) sont à même d’induire une
restructuration de l’espace frontalier Cameroun/Gabon/Guinée Équatoriale.
L’armature des régions frontalières n’est donc pas fixe. C’est à la lueur de ce
paramètre qu’il convient d’examiner la gestion politique des espaces frontaliers en Afrique
centrale, notamment, l’impact des nouvelles recompositions spatiales sur l’État et les
territoires nationaux.

223
- Les sociétés pétrolières implantées au Tchad envisagent, en effet, la construction d’un pont sur la Mbéré,
là où elle fait frontière entre le Tchad et le Cameroun, afin d’éviter un détour par la RCA.
224
- En 1997, la route Ncué/Mongomo (120 km) est en cours de construction grâce à un financement de la
Chine, laquelle s’est engagée, en 1994, à réhabiliter le tronçon Bata/Niefang.

379
380
3ème partie : Frontières, État et Territoire

Les pages précédentes ont décrit l’effervescence commerciale frontalière, ses


acteurs et ses résultantes spatiales. La double question qui surgit à présent est celle de
l’impact mais aussi de la gestion et de la maîtrise de cette effervescence. Quels enjeux
celle-ci véhicule-t-elle ? Quelles sont les conséquences du bourdonnement d’activités aux
frontières sur l’État et sur le territoire national ? La reconfiguration des espaces d’échanges
au profit des bordures frontalières menace-t-elle l’État et sape-t-elle son support spatial,
faisant empirer la « crise » étatique au sud du Sahara ? Quelle est l’action ou la réaction de
l’État face au développement des activités frontalières ? Comment et par qui sont gérés les
espaces frontaliers, en particulier à l’échelle locale ?
Les zones frontalières sont le lieu d’affrontements et de violences (I), qui
accréditent a priori l’idée d’un contrôle et d’une souveraineté étatiques limités sur les
marges territoriales. Pour certaines banales, les tensions observées aux frontières
participent à la construction des identités (nationales et autres). Ces dissensions colportent
une dose plus élevée de danger pour les États car elles sont susceptibles de s’amplifier et
de générer des désordres, du moins dans les régions où l’autorité du pouvoir central tend à
se relâcher.
Invoquant la nature « informelle », « parallèle » ou « clandestine » des échanges
frontaliers, plusieurs auteurs (D. C. Bach, J. O. Igué, B. Badie) voient dans l’affirmation
des espaces frontaliers un événement nocif pour les territoires nationaux, en quelque sorte
rongés ou niés par des flux prédateurs. Les plus pessimistes envisagent même l’hypothèse
d’un éclatement des espaces politiques. Pourtant, malgré les soubresauts politiques et
socio-économiques de l’Afrique centrale, on constate le maintien des espaces-cadres
légués par la colonisation. Si, sous certains angles (la perception fiscale, le développement
de la violence illégitime…), les constructions régionales frontalières contribuent à défier et
miner les États, dans le même temps, elles confortent paradoxalement la cohésion et
l’intégrité des territoires étatiques (II).
Aussi faibles soient-ils, les États d’Afrique centrale ne restent ni passifs ni atones
face au remue-ménage qui agite leurs confins territoriaux, contrairement à ce que sous-
entendent les discours sur la soi-disant agonie de l’État. Variable, ambivalente, parfois
contradictoire, la position étatique vis-à-vis des espaces frontaliers se combine sur le
terrain à l’action d’autres pouvoirs (autorités traditionnelles, collectivités locales, bailleurs
de fonds étrangers…). Selon les lieux, selon le pays et selon l’époque, le rapport de force
entre ces différents pouvoirs s’équilibre ou se renverse : la gestion des activités frontalières
tend tantôt à échapper à l’État, tantôt à rester sous son contrôle direct ou indirect (III).

381
I- Des espaces de tension

Les tensions et les conflits sociaux qui secouent aujourd’hui l’Afrique centrale
s’inscrivent dans une continuité historique. L’époque précoloniale est en effet scandée par
les guerres : luttes fratricides entre États musulmans, djihad peul, raids esclavagistes,
heurts entre païens et musulmans, querelles entre clans ou villages (qui éclatent à propos
de femmes, de terres, de bétail, de puits… et qui, parfois, sont envenimées par les
injonctions de sorciers ou de marabouts ou par une consommation excessive d’alcool
artisanal). La conquête européenne et l’administration coloniale, marquées par des
« opérations de pacification » ou « de police »225 le travail forcé, les tragiques tournées
d’impôts ont apporté un autre lot de tensions et de violences sans que les anciennes
disparaissent pour autant226. Le dernier tiers du XXème siècle ne s’est guère départi de cet
héritage : la terre, l’accès aux richesses, l’exploitation économique (rente pétrolière,
mainmise sur des trafics commerciaux licites ou illicites…), ou à un niveau plus haut, le
pouvoir et le territoire d’État, restent au cœur des tensions et constituent, dans certains cas,
la réminiscence de luttes séculaires (cf. entre Foulbé et Kirdis au nord-Cameroun). Mais
les modalités des affrontements ont changé : l’utilisation d’armements lourds et
sophistiqués se généralise ; l’implication de professionnels de la guerre (militaires, milices,
mercenaires), souvent recrutés parmi des jeunes désœuvrés, est devenue légion ; l’échelle
des conflits s’est élargie ; la notion de frontière s’est démultipliée et il n’est pas rare que les
tensions sociales, économiques ou politiques revêtent une coloration « ethnique ». Les
espaces frontaliers sont-ils le lieu où s’attisent ces frictions, voire le lieu où se
manifesteraient en avant-première des enjeux nouveaux ?
Analysant dans une perspective diachronique les conflits autour de la citoyenneté
dans le nord-Cameroun, J. Roitman (1998) relève que « la réhabilitation des réseaux
commerciaux et financiers dans le contexte d’une austérité économique sévère et d’un
ajustement structurel est telle que la création de richesses par la violence devient une
rationalité de plus en plus dominante (…). La garnison-entrepôt et les installations
frontalières (…) génèrent des régimes de violence alternatifs et souvent validés »227. Ce
constat vaut-il pour tous les espaces frontaliers d’Afrique centrale ? Ou l’espace frontalier
nord-camerounais constitue-t-il un cas particulier par son climat de violence ?
Les zones frontalières ont à leur charge plusieurs éléments qui les prédisposent à
des tensions et des violences spécifiques : l’absence ou l’imprécision fréquentes des
démarcations frontalières ; la présence d’une population interlope (coupeurs de route)
prompte à passer la frontière pour se réfugier dans le territoire voisin ; l’existence
fréquente de foyers d’opposition armée (cf. au sud et au nord du Tchad) ; le stationnement
de soldats soit pour contrer ces opposants intérieurs, soit à cause d’un conflit frontalier (cf.
le différend de Bakassi) ; la proximité de matières premières (pétrole à Bakassi, aux
frontières nord et sud du Tchad)… Toutefois, tous ces enjeux frontaliers (sécurité, richesse
du sous-sol, réfugiés…), ponctuellement observables ici ou là (fig.67), ne sont pas abordés
dans cette partie. En effet, j’ai choisi de focaliser mon attention sur un enjeu majeur, celui
des

225
- On peut prendre exemple de la répression sanglante menée par les administrateurs français en pays baya
(confins du Cameroun, du Tchad et de la RCA), de 1928 à 1931.
226
- Voir, entre autres, les travaux de Eldridge M. et de Beauvilain A. (1989) qui a consacré le livre III de sa
thèse aux violences sociales dans le nord-Cameroun, avant les conquêtes coloniales, puis au XXème
siècle.
227
- Roitman J., « La garnison-entrepôt », Autrepart, n° 6, 1998, p. 48-49.

382
fig. 67

383
échanges. Aussi est-il essentiellement question dans les lignes suivantes des tensions qui
dérivent du pouvoir d’attraction des marchés frontaliers et de l’intensification des flux. Ces
luttes qui se déroulent aux frontières ont pour originalité de participer à un processus
commun de construction identitaire.
De fait, le mélange aux frontières de populations différentes, venues de contrées
plus ou moins lointaines, est l’occasion d’un repositionnement identitaire. Ce brassage
humain peut difficilement aller sans heurts, ne serait-ce qu’à cause des enjeux d’ordre
foncier. Se greffent en outre d’autres luttes dont les enjeux sont le contrôle des circuits
commerciaux, la surveillance des va-et-vient frontaliers ou la ponction (financière) sur les
échanges. Des querelles surgissent ainsi, inhérentes aux (inévitables) velléités de police et
de prélèvement manifestées par les diverses autorités (État, chefs traditionnels,
collectivités locales…).
Précédemment, on a fait allusion aux villes situées à l’intérieur des territoires qui
répercutent des conflits de frontière228. Inversement, les espaces frontaliers se font l’écho
de troubles politiques intérieurs. C’est pourquoi, à côté des « classiques » réactions
xénophobes décelables aux frontières, une place a été accordée aux tensions entre
nationaux.

A- Des tensions classiques entre étrangers et nationaux

Le brassage des nationalités sur les marchés frontaliers ne s’accompagne pas


systématiquement de tensions. En effet, comme l’afflux de clients étrangers conditionne la
réussite des affaires, les commerçants et les autorités de la place évitent a priori les
manifestations d’hostilité, veillant plutôt à l’accueil correct des migrants. Ainsi, sur les
marchés camerounais de Mbaiboum, Abang Minko’o, Kyé Ossi, ou encore à Banki
(Nigeria), les altercations entre nationaux et étrangers sont exceptionnelles. À Mbaiboum,
le responsable du syndicat des transporteurs camerounais, chargé de prélever sur tout
véhicule une taxe égale à 10% du prix du transport, confie privilégier ouvertement les
Centrafricains car, dit-il, « ce sont les principaux animateurs du marché et on souhaite
qu’ils restent ». À Abang Minko’o, le responsable du SNAR (Système National d’Alerte
Rapide et d’Information sur les marchés, un service du ministère camerounais de
l’Agriculture) explique que « le SNAR protège d’abord les Gabonais car ils sont des
clients en terre étrangère ».
La plupart des accès de violence perpétrés à la frontière contre des ressortissants
étrangers s’éclairent donc par un contexte national de xénophobie ambiante qui excède
largement le cadre des espaces frontaliers. Mais parce que ceux-ci abritent des
communautés étrangères et qu’ils sont des sas d’entrée pour les immigrés, ils cristallisent
les réactions de rejet au même titre que les grandes villes cosmopolites. Deux pays se
démarquent par l’ampleur des courants xénophobes : la RCA et le Gabon. Leurs marges
frontalières sont en conséquence le lieu de tensions récurrentes. Toutefois, il importe de
distinguer les accès de violence populaire (au final, peu nombreux sauf aux marges du
territoire gabonais) des violences organisées par les représentants de l’administration
(tracasseries, rafles, expulsions, abus de contrôle…), lesquelles sont en général
dominantes.

228
- L’affaire de Bakassi fut prétexte à des violences envers les Nigérians de la part des forces de l’ordre
camerounais, à Douala.

384
1- Les origines des tensions

Plusieurs éléments alimentent les ressentiments populaires à l’encontre des


étrangers, à commencer par la jalousie née de leur éventuelle réussite économique : ainsi,
les incidents entre Nigérians et Camerounais dans le sud-ouest du Cameroun229 résultent
en grande partie des rancœurs accumulées à l’encontre des Ibo, dont le (relatif) succès
commercial agace, surtout en période de récession économique (Herrera, 1995 ; Weiss,
1996). De même, en RCA, le contrôle des circuits d’import-export par des étrangers
nourrit les frustrations populaires, notamment à l’égard des Libanais et des musulmans
(Tchadiens, Yéménites, Haoussa naturalisés Centrafricains, Égyptiens…) assimilés de
façon confuse. En 1995, le directeur commercial (centrafricain) de la brasserie MOCAF à
Bangui ne se vante-t-il pas de ne compter aucun Libanais parmi ses clients grossistes et de
ne vendre des casiers qu’à des Centrafricains ainsi qu’à deux ou trois Français (qui
trouvent grâce à ses yeux parce qu’ils ne sont pas musulmans et parce que lui-même est
marié à une Française) ? Rien d’étonnant, vu ce contexte, que les biens et les magasins des
opérateurs étrangers à Bangui aient été l’une des cibles privilégiées des pillards et des
émeutiers lors des mutineries de 1996. L’hostilité populaire vouée à ces acteurs
économiques étrangers vient de ce que ceux-ci rappellent l’époque coloniale (où le
commerce était exclusivement aux mains des étrangers) et de ce qu’ils enfreignent la règle
traditionnelle de redistribution des richesses qui prévaut encore largement dans une société
centrafricaine à idéal égalitariste. La compétition immobilière observée sur certains
marchés frontaliers florissants aiguise aussi les tensions entre nationaux et étrangers. Par
exemple, sur la place de Mbaiboum, les rivalités entre commerçants tchadiens et
camerounais proviennent, selon un commerçant peul de Touboro, des manigances
effectuées par des entrepreneurs tchadiens pour obtenir une boutique, certains corrompant
les dogaris (hommes aux services du lamido de Rey-Bouba) pour déloger leurs confrères
de nationalité camerounaise et reprendre leur magasin. Les enjeux fonciers et immobiliers
ne sont pas propres aux places marchandes frontalières mais ils revêtent une acuité accrue
dans ces lieux où le succès commercial et l’enrichissement sont corrélés à l’occupation
d’un local commercial.

Les préjugés tenaces qui frappent certains étrangers n’atténuent évidemment pas
les tensions, les frontières d’État se doublant, dans bien des cas, de profondes barrières
mentales. Citons pour illustration ce commentaire d’un douanier de Touboro qui explique
que les seules personnes non admises à Mbaiboum sont les Libyens « pour cause de
terrorisme » et que l’essentiel des Zaïrois présents sur le marché frontalier « passent leurs
temps à écouter de la musique ». Le portrait des Gabonais et des Équato-Guinéens, croqué
par le chef des douanes de Kyé Ossi (Cameroun), est tout aussi représentatif de la force
des idées reçues et de la perception caricaturale, mêlée d’appréhension, du voisin étranger
: les Gabonais sont ainsi étiquetés comme « des gens méchants animés par une haine de
l’étranger » et les Équato-Guinéens comme des êtres « un peu primitifs qui vivent de
rapines ».
Les Tchadiens (du nord comme du sud) sont particulièrement mal perçus par les
habitants des pays voisins. Assimilés à des individus armés et violents, ils sont l’objet de
suspicion et constituent des boucs émissaires fréquents pour les forces de l’ordre. En RCA,
au Cameroun, les incidents mêlant des ressortissants du Tchad sont multiples et vont des
simples vexations et abus de contrôle policiers aux règlements de compte sanglants. Ainsi,

229
- En 1988, le marché central de Kumba, dont les deux-tiers des boutiques appartiennent à des Nigérians, a
été l’objet de deux incendies criminelles.

385
à Bangui, les représentants de l’État font subir aux étrangers tchadiens (assimilés d’office à
des commerçants musulmans) moult tracasseries policières et administratives, inventant
quelquefois des taxes aberrantes. Un commerçant tchadien affirme, par exemple, avoir
reçu une pénalité pour non présentation de la carte grise alors qu’il circulait à pied et cite
le cas d’autres piétons tchadiens verbalisés pour « excès de vitesse ». Régulièrement, les
autorités centrafricaines bloquent le transit des Tchadiens en route pour Mbaiboum,
invoquant des raisons de sécurité et de protection vis-à-vis des coupeurs de route et des
militaires tchadiens230.
Au Cameroun, les tensions impliquant des Tchadiens sont tout aussi vives. Une
note interne destinée au Ministre tchadien de l’Intérieur et de la Sécurité, en date de
décembre 1994, fait état du « comportement inamical » des services de sécurité
camerounais à l’égard des citoyens tchadiens et recense, preuve à l’appui, une longue série
d’incidents. Premières victimes des tensions frontalières : les bergers tchadiens. Sur les
confins nord du Cameroun et de la RCA, ces derniers sont, en effet, souvent confondus
avec les coupeurs de route (dont ils sont pourtant les premières victimes) et châtiés pour
l’exemple par les autorités. Ainsi, le 2 mai 1994, 23 convoyeurs de bétail tchadiens
revenant du Nigeria subissent des tirs nourris des forces de l’ordre camerounais, alors
qu’ils traversent le Chari au niveau de l’îlot Goré, en face de N’Djamena. Bilan : 6
arrestations et trois morts, lesquels sont exposés sur la place du marché de Kousséri et
présentés comme des coupeurs de route. Il est probable que cet acte renvoie à une
manipulation politique, les autorités locales camerounaises, dont certains membres sont
complices avec les bandits, cherchant à se laver de tout soupçon et à prouver publiquement
leur contribution à la lutte contre l’insécurité. En octobre 1993, 12 convoyeurs de bétail
tchadiens de retour du Nigeria sont arrêtés à Kousséri, cette fois sous le motif
d’immigration clandestine. Ils sont délestés d’une partie de leurs biens et purgent six mois
de prison ferme.
Les bergers ne sont pas les seuls pris à parti : résidents tchadiens au Cameroun,
commerçants en transit, mais aussi personnalités politiques tchadiennes en mission
officielle sont victimes d’exactions et de tracasseries de la part des agents camerounais. En
mars 1994, deux ministres tchadiens (celui des Affaires Étrangères et celui des Mines et de
l’Énergie), de retour de mission au Nigeria, sont interpellés à Kousséri par la police
camerounaise, gardés dans ses bureaux et soumis à une fouille corporelle poussée. Le mois
suivant, c’est un convoi de quatre véhicules revenant du Nigeria et appartenant au parc de
la Présidence de la République tchadienne qui est bloqué, sans motif, au commissariat de
la sécurité publique de Kousséri. Un des inspecteurs de police camerounais s’avise même
d’émettre une convocation à l’attention… d’Idriss Déby, lui demandant de se présenter
muni des pièces justificatives en vue de retirer les véhicules. Sous prétexte d’immigration
clandestine, nombre de ressortissants tchadiens installés au Cameroun sont arrêtés et
malmenés. En janvier 1994, une rafle policière à Kousséri aboutit à la déportation de 38
Tchadiens « clandestins » vers Maroua. Ils sont ramenés après plusieurs jours à Kousséri,
mais plusieurs cas de décès sont enregistrés à la suite des sévices subis. À Yaoundé, en
avril 1996, une descente de police est organisée dans un quartier populaire où vivent
concentrés des Tchadiens. L’opération se solde par la confiscation de leurs cartes
d’identité consulaire (qui peuvent être récupérer contre 6 000 francs CFA),
l’emprisonnement de nombreux

230
- Il faut dire que « les événements de Sido » (province centrafricaine de l’Ouham), intervenus en décembre
1992, restent en mémoire en RCA : l’incursion de membres de la Garde Républicaine tchadienne à la
poursuite de réfugiés s’est soldée par des dizaines de morts et de blessés, le pillage des récoltes et la
destruction de nombreuses habitations à Sido.

386
Doc. 27- La CADIMAC

La CADIMAC est une S.A. au capital de 500 millions de F CFA divisé en 50 000 actions
de 10 000 F CFA, la souscription maximale pour une seule personne étant de 2 500 actions. Il est
prévu que l’État achète 15% des actions. La première Assemblée générale des Actionnaires devait
se tenir le 28 juillet 1995. Mise en place par la Chambre de Commerce, d’Industrie, des Mines et
de l’Artisanat, la CADIMAC a été conçue pour faciliter et réguler la diffusion de biens de première
nécessité dans le pays et promouvoir l’émergence d’une classe d’opérateurs économiques
centrafricains. En clair, il s’agit de faire contrepoids aux oligopoles étrangers (par ailleurs
largement protégés par de hauts dirigeants politiques). Les produits de lancement sont la farine, le
sucre, le lait, le sel, l’huile, le ciment, le fer à béton, les pagnes et les articles scolaires. La
CADIMAC doit fonctionner comme un magasin de gros et offrir des facilités d’achat pour ses
membres. Il serait intéressant d’enquêter sur son devenir actuel.

Doc. 28- La répartition des richesses en RCA, vue par un journal local

Julien Bela, L’Étendard de la Patrie, n° 150, 10-18 juillet 1995, Bangui

387
« sans-papiers » tchadiens (sommés de payer 20 000 F CFA pour sortir) et la saisie
d’appareils hi-fi ou électroménager dont la facture n’est pas présentée.
Il convient de noter que les tensions régulières entre nationaux et étrangers sont
souvent exacerbées par la presse locale (doc.28, 29 et 30). Au Gabon, en RCA et à un
moindre degré, au Cameroun, les journalistes se font fort de raviver la flamme patriotique
de leurs concitoyens. Dans nombre de parutions, on dénonce « l’invasion étrangère » (cf.
ci-contre l’éditorial du journal gabonais d’opposition, Le Bûcheron et celui de
l’hebdomadaire centrafricain La Tortue Déchaînée), on amplifie le rôle économique des
opérateurs étrangers (cf. la manchette du Cameroon Tribune du 04/02/93 : « Les étrangers
au Cameroun : ils maîtrisent le secteur informel »), voire on agite, comme en RCA, le
spectre délirant d’un intégrisme islamique rampant (cf. L’étendard de la patrie du 10 au 18
juillet 1995 qui titre « la République islamique de Centrafrique »). Prenant exemple de
l’appréhension ressentie en 1960 par David Dacko (futur chef d’État de la RCA) lors d’une
tournée à Birao (nord-est de la RCA), J.-J. Brégeon (1998) rappelle les origines de cette
phobie anti-musulmane qui hante les Centrafricains originaires du sud et de l’ouest :
« L’Afrique musulmane (…) : pour un “ sudiste ”, c’est l’évocation des razzias
esclavagistes interrompues seulement par l’arrivée des Français. La seule vue des longs
boubous blancs l’a fait frissonner ! » (p. 227). Les actuelles incursions de bandes armées
soudanaises à la recherche d’esclaves, sur les confins orientaux de la RCA, continuent
d’entretenir dans ce pays un climat de défiance vis-à-vis des musulmans.
De leur côté, les autorités nationales de la Centrafrique et du Gabon, par leur
politique (ultra)nationaliste, n’atténuent pas, loin s’en faut, les poussées xénophobes. En
RCA, l’État par le biais de la chambre de Commerce, d’Industrie, des Mines et de
l’Artisanat, encourageait en 1995, à grands renforts de publicité sur les ondes nationales, la
création d’une Centrale d’Approvisionnement et de Distribution de Marchandises en
Centrafrique (CADIMAC). Et de spécifier haut et fort que cette centrale d’achat
(parapublique) est réservée aux seuls opérateurs centrafricains, son but premier étant, selon
le tract (doc.27), de « lutter contre les pénuries et la flambée des prix » dont sont sous-
entendu responsables les commerçants libanais.

Les tensions entre nationaux et étrangers visibles sur les confins frontaliers
résultent du croisement de plusieurs enjeux. La défense individuelle des intérêts
commerciaux et fonciers est souvent prétexte à une affirmation identitaire nationale (et
ethnique). Les représentations populaires (pétries, par exemple, du souvenir des razzias
précoloniales opérées par les musulmans ou de la domination économique des étrangers à
l’époque coloniale) avivent ce besoin de démarcation collective par rapport à l’autre (le
voisin situé de l’autre côté de la frontière ou ce compatriote adepte d’une religion
différente) et elles sont largement colportées par les journaux nationaux. Par ailleurs, les
tensions « inter-nationales » font aussi l’objet d’une orchestration étatique car le pouvoir
central est soucieux de marquer et consolider son autorité (souvent incertaine) sur des
espaces frontaliers qui sont symboliques d’un territoire national récemment délimité. De
là, les tracasseries intentées aux non nationaux mais aussi à certaines catégories de
population comme les bergers qui, en tant que nomades, défient la stabilisation des
frontières étatiques et sont donc perçus comme une menace potentielle pour l’État. Sur ce
dernier point, l’État gabonais se démarque des pouvoirs publics voisins en ce qu’il
s’efforce d’entretenir et de stimuler le fossé entre nationaux et étrangers afin de s’affermir.

388
Doc. 29- « La république islamique de Centrafrique », extrait de journal

Jerry Banoua, L’Étendard de la Patrie, n° 150, 10-18 juillet 1995, Bangui

389
2- Le cas particulier de la frontière gabonaise

L’État gabonais représente un cas extrême du fait de sa politique d’immigration


restrictive, approuvée par une large frange de sa population. Cette politique qui répond à
une logique identitaire fait écho à l’attraction maintenue de l’émirat gabonais depuis
l’époque du boom pétrolier. Comparativement plus riche et plus attrayant en termes
d’emplois que la moyenne des autres pays africains (cf. 1ère partie, II-A), le Gabon abrite
une importante communauté étrangère (près d’un sixième de la population), Africains pour
la plupart. Ces derniers accaparent une quantité considérable de petits métiers tels que
chauffeurs, commerçants, restaurateurs, couturiers, pêcheurs, boulangers, manœuvres,
gardiens…, ces professions étant dénigrées par moult Gabonais. Reste que dans un pays en
proie à de graves problèmes de sous-peuplement, l’afflux d’immigrés est ressenti comme
une véritable menace d’invasion et les autorités, comme la majorité de la population
gabonaise, sont particulièrement sensibles et irritées par les mouvements migratoires. Le
transfert d’une partie des revenus des travailleurs immigrés au Gabon vers leurs familles
restées dans le pays d’origine est, par exemple, de plus en plus mal accepté à mesure des
difficultés économiques croissantes de l’Eldorado.
Des spasmes xénophobes secouent donc de façon chronique le Gabon, suivant un
scénario quasi-identique : scènes de pillage et chasse aux étrangers précèdent les mesures
officielles d’expulsions, à l’instar de celles dont pâtirent les Béninois en 1978, puis les
Camerounais en 1981. À cette dernière date, la défaite de l’équipe gabonaise de football
devant celle du Cameroun avait suffi à mettre le feu aux poudres au Gabon. Un négociant
bamiléké relate comment, à cette occasion, il fut giflé par les douaniers gabonais et refoulé
sitôt sa descente d’avion à Libreville, perdant du même coup toute sa marchandise. Chaque
élection politique gabonaise est prétexte à un contrôle resserré des étrangers et à des actes
de refoulements. En 1994, dans le village gabonais de Cocobeach, en bordure de la
Guinée, on pouvait apercevoir les restes d’un campement de pêcheurs nigérians, contraints
de fuir sur la rive opposée. La dernière grande vague d’expulsions au Gabon remonte au
début de l’année 1995. À cette date, la décision de l’État est justifiée par la volonté de
diminuer le chômage et la criminalité dans le pays. Fait inédit : le gouvernement annonce,
dès septembre 1994, son intention d’expulser les travailleurs clandestins à compter du 31
janvier 1995, adressant un ultimatum aux sans-papiers pour quitter le pays ou pour
régulariser leur situation (au terme d’une démarche coûteuse). Entre 100 000 et 150 000
étrangers (Béninois, Équato-Guinéens, Maliens, Nigériens, Sénégalais, Nigérians,
Ghanéens, Camerounais…), parmi lesquels des personnes en règle, s’en sont allés dans les
délais impartis, beaucoup par peur de représailles. Cependant, malgré les départs et les
charters (à l’œuvre dès mars 1995), il n’est pas évident qu’une baisse sensible de la
population étrangère au Gabon ait été enregistrée, l’arrivée de nouveaux immigrés ayant
compensé et peut-être équilibré les flux de départ.
Cette lutte tenace menée par le gouvernement gabonais contre l’immigration
clandestine est largement entachée de violences. L’attestent, par exemple, la mort
mystérieuse, en février 1994, de 64 immigrés clandestins à la gendarmerie Gros-Bouquet
de Libreville et les noyades régulières d’étrangers qui tentent de gagner les côtes
gabonaises dans des embarcations de fortune et dont les corps sont retrouvés criblés de
balles. Au poste frontalier d’Eboro, la brutalité des gendarmes et policiers gabonais est
notoire et les bavures ne sont pas exceptionnelles. En 1996, au lieu dit, une Camerounaise
est aspergée d’eau et de piments par des représentants de l’ordre, avant d’être expulsée
vers le pays voisin (où elle est immédiatement acheminée vers l’hôpital d’Ebolowa). Peu
de temps après, en mai 1996, un ressortissant d’Afrique de l’Ouest en provenance du
Cameroun meurt sous

390
Doc. 30- Les étrangers au Gabon, extrait du journal « Le Bûcheron »

Le Bûcheron, n° 167, 4ème année, 24 mai 1994

391
Fig.68

392
Photo. 40- Le marché de Bitam (rue principale)

Photo. 41- Panneau désignant les emplacements réservés aux étrangers « équato-
camerounais » dans une ruelle annexe (Bitam)

393
394
les coups infligés par les gendarmes d’Eboro : l’affaire fait scandale (chez les voisins) et
aboutit à une fermeture temporaire de la frontière.
Au final, c’est dans les espaces frontaliers gabonais qu’on observe les tensions les
plus fortes entre nationaux et étrangers ; elles tiennent à l’attitude hostile manifestée à
l’égard des immigrés par les représentants des autorités gabonaises, mais aussi par la
population civile. En effet, l’existence d’une forte conscience nationale, mâtinée d’une
indéniable fierté d’être citoyen gabonais, engendre des attitudes condescendantes,
méprisantes et agressives envers des « envahisseurs » tout juste supportés même si, bien
sûr, cette animosité ne saurait être généralisée. L’exemple du Woleu-Ntem septentrional et
plus précisément de la petite ville de Bitam, laisse entrevoir le difficile quotidien des
étrangers.
Chef-lieu du département du Ntem, Bitam est implantée en rive droite du Mvézé
(un affluent du Ntem) et éloignée d’une trentaine de kilomètres des frontières
camerounaise et équato-guinéenne. Elle comptait 7 400 habitants au recensement de 1993.
Nonobstant sa position excentrée à l’extrême-nord du Gabon, la bourgade est relativement
animée et possède ses restaurants, ses boîtes de nuit, ses prostituées et ses malfrats locaux
(les « Cool Mangers »). Traversée par un axe routier stratégique qui mène au Cameroun
tandis qu’une seconde piste part en direction d’Ebebiyin, Bitam est une petit centre
administratif et économique qui abrite personnel d’ONG et personnel d’entreprises
(comme Hévégab ou Air Gabon). La communauté étrangère y est importante et représente
plus d’un tiers des résidents de plus de 18 ans. Camerounais et Équato-Guinéens sont les
plus nombreux et côtoient, entre autres, Sénégalais, Marocains et Mauritaniens. La
perception différenciée accordée à ces étrangers par les locaux est intéressante : pauvres et
ne parlant pas ou mal français, les Équato-Guinéens forment véritablement le « bas de
gamme » de la population étrangère aux yeux de maints Gabonais. Pour la plupart
originaires d’Ebebiyin et en situation irrégulière, ces hispanophones exercent les métiers
les moins gratifiants, comme femmes de ménage, jardiniers ou tâcherons. « Tolérés » sans
carte de séjour (celle-ci, valable deux ans, coûte 100 000 F CFA en 1994), ils subissent en
contrepartie les taxations de la police locale, dont ils sont un peu les souffre-douleur.
Citons le cas de cette femme de ménage équato-guinéenne au revenu mensuel de 20 000 F
CFA qui s’est vue contrainte de verser 10 000 F CFA d’amende lors d’une visite policière
expressément organisée en fin de mois, après qu’elle eut perçu son salaire.
Les autres étrangers ne sont pas à l’abri des extorsions et des harcèlements
quotidiens, l’une des pratiques favorites des policiers de Bitam étant de confisquer les
papiers des étrangers et de les rendre après « rançon », monnayée ou en nature. Une
serveuse camerounaise employée dans un bar de la ville raconte ainsi comment elle a dû
passer une nuit au poste de police à cause d’une affaire de papiers et parce qu’elle refusait
d’accepter les avances du commissaire.
L’organisation interne et l’ambiance exécrable du marché de Bitam sont aussi
révélatrices du climat tendu régnant aux frontières gabonaises (Woleu-Ntem, Libreville
etc.) où la situation pour les étrangers est plus dure encore qu’à l’intérieur du territoire.
D’après des commerçants camerounais interrogés à Bitam, chaque semaine est émaillée
par des incidents et des heurts entre vendeurs gabonais et étrangers, qui souvent prennent
des tournures violentes (bastonnades, viol de femmes équato-guinéennes…). La
structuration spatiale du marché lui-même témoigne de la prééminence voulue et affichée
par les Gabonais : les meilleurs emplacements de vente, situés le long de la rue principale
et à l’intérieur du marché couvert (en dur) sont tous occupés par des nationaux, les
étrangers étant relégués dans des rues secondaires (fig.68). Cette ségrégation spatiale est
même reconnue par les autorités urbaines qui ont fait placarder dans une ruelle annexe un
panneau

395
Photo. 40- Le marché de Bitam (rue principale)

Photo. 41- Panneau désignant les emplacements réservés aux étrangers « équato-
camerounais » dans une ruelle annexe (Bitam)

396
397
désignant les places réservées aux commerçants camerounais et équato-guinéens (photo.40
et 41). Le prix des tickets prélevés journellement sur le marché par des agents municipaux
trahit, de son côté, les discriminations existantes entre nationaux et étrangers : alors qu’un
commerçant gabonais verse 100 F CFA à l’agent municipal, les autres doivent, eux,
acquitter 1 100 F CFA pour obtenir un ticket identique.
L’insécurité ressentie par les étrangers installés à Bitam est grande. Beaucoup
avouent avoir à plusieurs reprises repassé la frontière avec leurs principaux biens, lorsque
le « pays chauffait trop », comme lors des vagues d’expulsion de 1992 ou au moment des
élections présidentielles de 1993. La rancœur sévère accumulée envers les Gabonais,
accusés de « sauvagerie » et de « manque d’hospitalité » incite plus les immigrés à un repli
identitaire qu’à la recherche d’une intégration. Un couple de commerçants camerounais
résidant à Bitam explique ainsi qu’ « ils ne veulent rien savoir des affaires des Gabonais »
et qu’ils vivent sciemment en ghetto pour éviter tout ennui éventuel.
Dans le cas de la frontière gabonaise, les discriminations, les vexations et les
violences subies par les étrangers créent donc, par un effet logique de réaction, un
raffermissement des sentiments d’appartenance nationale. La solidarité entre ressortissants
du même pays, voire entre étrangers, se trouve confortée. Ici, la frontière constitue
clairement un marqueur d'identité nationale.

3- Des tensions à moduler selon les ethnies

Des nuances doivent être apportées en ce qui concerne les difficultés de la vie
quotidienne aux frontières gabonaises pour les étrangers. Au Gabon comme ailleurs, le
vécu de la frontière n’est pas du tout le même selon qu’on soit membre de l’ethnie locale
(dont l’aire de peuplement chevauche la frontière) ou bien originaire d’une région
éloignée. Par exemple, les Camerounais qui appartiennent au groupe fang maîtrisent la
langue locale parlée au nord du Gabon et au Rio Muni (partie continentale de la Guinée
Équatoriale) ; de ce fait, ils rencontrent au Gabon moins d’obstacles et de tracasseries
qu’un ressortissant étranger bamoun (Cameroun) ou wolof (Sénégal) qui, lui, handicapé
par son ignorance du dialecte fang, est immédiatement repéré comme immigré. La plupart
des Camerounais fang vivant à Ambam traversent sans encombres ni palabres la frontière
pour aller à Bitam ou Oyem.
Ce constat vaut pour les autres espaces frontaliers. Maints commerçants tchadiens
affirment voyager en toute tranquillité au nord-Cameroun (soit jusqu’à Ngaoundéré) car ils
se fondent aisément dans la population locale ; en revanche, leurs complications
s’accumulent lorsqu’ils se rendent dans les villes méridionales du Cameroun (Douala,
Yaoundé) ou en RCA ; là, leur tenue vestimentaire suffit déjà à les désigner comme
étrangers.
Nombre d’individus de la même famille ou du même groupe socioculturel,
séparés par la frontière, se plaisent ainsi à alterner les nationalités ou à brouiller les pistes
de l’identification nationale. Par exemple, certains Fang d’Ambam se présentent
successivement comme Camerounais, Équato-Guinéens ou Gabonais selon les
circonstances et le côté de la frontière où ils se trouvent. De la même façon, un
commerçant de Garoua qui maîtrise le haoussa et le pidgin déclare se « sentir chez lui » au
nord du Nigeria : le port d’une « chemise serrée », l’achat d’une étiquette d’impôts
(prouvant qu’il est en règle vis-à-vis du fisc nigérian) lui permettent d’être assimilé à un
Nigérian et de vaquer sans inquiétude à ses affaires. Si pour ceux-là, la mention de la
nationalité apparaît comme une distinction quelque peu factice et floue, c’est néanmoins
une différenciation dont ils ont pleinement conscience. Ils savent en jouer pour franchir les
frontières et évoluer sereinement en terre voisine. Les situations insolites engendrées par

398
les mariages mixtes « multinationaux » rajoutent en confusion et augmentent les
possibilités d’interversion de nationalités pour les descendants. Un réceptionniste hôtelier
rencontré à Bitam, de père gabonais et de mère équato-guinéenne, explique être né dans le
chef-lieu gabonais, mais n’y vit que depuis trois ans. Sa femme et ses enfants sont, eux,
restés à Ebebiyin (à 30 km de là), avec certains de ses oncles. Quand la question lui est
posée de savoir de quelle nationalité il se considère, l’homme rétorque que « chez lui, c’est
à la fois au Cameroun, en Guinée et au Gabon », mais qu’il se sent toutefois Équato-
Guinéen « à cause de la mentalité gabonaise » et des mauvais traitements infligés aux
Équato-Guinéens par les Gabonais.
Au total, la remarquable dextérité avec laquelle les praticiens de la frontière
manient la grille spatiale des États pointe le rapport utilitaire et distancié qu’entretiennent
maints Africains avec les frontières et avec le rattachement à un territoire national ; elle
confirme du même coup que la trame territoriale issue de la colonisation est intériorisée
par la population ; elle rappelle enfin que la frontière est le lieu privilégié d’un jeu sur la
confusion des identités (ethniques, nationales, professionnelles, etc.).

Hormis l’espace gabonais où la distinction entre immigrés et nationaux est très


accentuée, les zones frontalières sont peu sujettes à des violences structurelles entre
étrangers et nationaux, ce qui ne signifie pas l’absence totale de clivages. Vu la prégnance
de courants xénophobes en RCA, il serait bon d’étudier l’accueil et l’insertion des
immigrés (surtout Tchadiens) dans les principales villes et marchés de l’Ouham-Pendé et
de l’Ouham, pour établir une comparaison avec le nord du Gabon. L’agressivité nourrie
envers les étrangers est graduelle ; elle est partiellement liée au niveau de fragilité et
d’intégration des territoires nationaux. Plus le territoire est de constitution fragile, plus la
relation à l’étranger semble difficile car c’est dans ce front à autrui que se construit
l’identité collective nationale. Ainsi, peut-on analyser l’hostilité à laquelle sont en butte les
Nigérians au Cameroun (dont une partie du territoire fut gérée en commun avec la colonie
nigériane) ou encore la xénophobie gabonaise (la formation du territoire gabonais tel qu’il
est aujourd’hui est somme toute récente231). Pour le reste, les tensions qui secouent les
espaces frontaliers retenus sont plus « intranationales » qu’« internationales ».

B- Les tensions entre ressortissants nationaux

Les espaces frontaliers connaissent tous des situations de « crise » occasionnée


par de banals problèmes de voisinage, d’occupation foncière, d’impôt, de vols, de
pacage… Tantôt ces querelles dérapent et se transforment en incidents violents, tantôt les
conflits sont désamorcés, parfois grâce à la diplomatie ou à l’aura d’un chef traditionnel
local. Par exemple, les commerçants interrogés sur le marché camerounais de Kyé Ossi
vantent tous le calme dudit village, qui contraste avec les agressions observées un temps à
Komban232 et aujourd’hui à Abang Minko’o. Pour justifier cette tranquillité, tous
invoquent le caractère « ouvert » et le comportement « exemplaire » de leur chef de
village, une femme équato-guinéenne. Celle-ci, en l’occurrence, concède aisément aux
nouveaux arrivants le droit d’occuper des terres, « sans distinction de race », et veille à

231
- L’espace gabonais actuel fut amputé entre 1925 et 1946 du Haut-Ogooué, rattaché au Congo-
Brazzaville ; le nord du Gabon fut provisoirement annexé par l’Allemagne lors de l’épisode du Neu
Kamerun et nombre de provinces périphériques gabonaises fonctionnaient économiquement, en 1960,
avec le Cameroun ou le Congo voisins.
232
- Lieu d’échanges actif avant le développement de Kyé Ossi, la place de Komban a été abandonnée, en
partie pour des raisons d’insécurité, certains Équato-Guinéens détruisant les boutiques.

399
faire régner l’ordre et la paix dans la localité. Rien à voir, en bref, avec l’ambiance tendue
du marché voisin d’Abang Minko’o, situé à une vingtaine kilomètres de là (cf. infra).
Le recueil de données sur les tensions frontalières existant entre ressortissants
nationaux est, dans certains cas, peu aisé à opérer, notamment quand il s’agit de violences
ponctuelles ou très locales. Pour des raisons multiples, les représentants de l’État ou des
collectivités locales taisent ou donnent une version lénifiante de ces dissensions : afin de
protéger la réputation d’un marché, de ne pas aviver certains clivages ethniques, d’éviter la
rumeur d’une tentation sécessionniste, de faire croire au contrôle des marges territoriales,
etc. Quelques journaux locaux font état d’anicroches ou d’incidents aux frontières, mais le
fait est plutôt rare. Au bout du compte, ce sont essentiellement les « victimes » des
tensions qui en parlent et encore, à condition qu’elles se sentent en confiance ou qu’elles
savent ne pas être espionnées. À cet égard, les Comités de Développement, Paix et Justice,
organisés à l’instigation de la mission catholique dans la province nord du Cameroun,
jouent un rôle fondamental en recueillant et en déposant devant les autorités de l’État
(préfectorales, militaires, policières) les doléances des villageois et des commerçants. Ces
dossiers de plainte tenus par les religieux constituent une source relativement fiable.
On peut sommairement regrouper en deux catégories les tensions entre
nationaux : la première met aux prises les populations « autochtones » de la frontière avec
leurs compatriotes « allogènes » venus de régions plus éloignées pour commercer ; la
seconde concerne les altercations entre frontaliers (population locale mais aussi exploitants
de la frontière) et les autorités en présence (État, chefferie coutumière, collectivités
locales).

1- Les tensions entre autochtones et allogènes

La tentation est grande d’interpréter les conflits entre autochtones et allogènes


comme des luttes inter-ethniques. En effet, la marqueterie ethnico-culturelle qui compose
les territoires d’État est souvent la source de tiraillements qui se ressentent, à l’occasion de
crises, sur les frontières. Toutefois, les conflits entre ressortissants nationaux observés aux
frontières ne sont pas à proprement parler « ethniques » ; ils sont générés dans la plupart
des cas par des situations de concurrence économique et commerciale ou par des querelles
foncières, abusivement analysées en termes d’opposition tribale, a fortiori de la part des
victimes.
Les « fronts » commerciaux entre groupes ethnico-culturels ont été abordés
précédemment (cf. 1ère partie, I-C et 2ème partie, II-A) ; ils constituent le dénominateur
commun à maints espaces frontaliers. Le boycott commercial organisé à Garoua par les
négociants musulmans de la place (Foulbé, Kanouri, Haoussa) à l’encontre d’un
commerçant bamiléké, choisi en décembre 1995 comme distributeur exclusif des cigarettes
BAT pour la province du Nord233, traduit le mécontentement et la jalousie d’un groupe
marchand à l’égard d’un concurrent allogène. La prééminence acquise par ce dernier (seul
commerçant grossiste, il est devenu un partenaire obligatoire pour tous les autres
distributeurs « nordistes ») paraît intolérable aux yeux des opérateurs économiques locaux,
car l’homme ne figurait pas parmi les plus anciens clients de BAT et surtout, car sa
promotion signifie un renversement des rapports de force commerciaux. En effet,
auparavant le directeur commercial de BAT-Nord, un « Nordiste » (aujourd’hui remercié
par la société) avait institué un système de distribution, dit Réseau Nord, dans le cadre
duquel il vendait en gros et demi-gros les cigarettes. Les commerçants musulmans,

233
- Ce choix a été motivé par la surface financière et la capacité de stockage inégalée de ce commerçant
bamiléké qui paye cash et à l’avance les achats effectués en gros à BAT.

400
privilégiés, formaient les seuls clients grossistes et les rares commerçants « sudistes »
étaient, eux, relégués au rang de semi-grossistes. Pour protester contre la désignation d’un
unique distributeur grossiste bamiléké, la plupart des négociants de Garoua ont décidé
conjointement, en mai 1996, de s’approvisionner en cigarettes BAT sur Maroua,
Ngaoundéré ou Douala. Le fait est que cette guerre commerciale anodine est lue et
ressentie par sa victime comme « un effet de tribalisme », le groupe des boycotteurs étant
constitué de commerçants nordistes musulmans. Qui plus est, pour valider cette
interprétation et pointer l’ostracisme dont souffrent les membres de son ethnie, le
commerçant boycotté a beau jeu de rappeler les quolibets de « juifs du Cameroun » ou de
« Bosniaques » donnés aux Bamiléké par les autres Camerounais.
Sur les marchés de Garoua, Maroua ou Foumban, les banales rivalités
commerciales revêtent donc une coloration ethnique, dans les deux premiers cas entre
Foulbé et « Sudistes », dans le second, entre « Nordistes » et Bamoun (également
musulmans). À Mbaiboum, la dimension « tribale » des oppositions marchandes est
minorée par l’ampleur du brassage ethnique et national, par les accrochages autrement plus
violents avec les représentants des autorités traditionnelles (voir infra) et par l’existence de
clivages intracommunautaires (un commerçant peul relate, par exemple, l’absence de
consensus au sein des groupes marchands peul et arabe).
Il convient de noter que la compétition économique entre citoyens du même pays,
aussi lourde de tensions soit-elle, tourne rarement aux affrontements physiques violents. À
une exception près : celle du marché frontalier de Banki. La place septentrionale nigériane
est, en effet, le siège de conflits intermittents qui opposent, non pas Camerounais et
Nigérians -nonobstant les turbulences liées au différend de Bakassi-, mais les Ibo
christianisés, originaires du sud-Nigeria, et les commerçants kanouri, de confession
musulmane. Les troubles intérieurs nigérians, à dimension religieuse, qui secouent les
villes septentrionales du Nigeria, font des vagues à Banki. Par exemple, en décembre 1995,
les heurts tragiques à Kano, marqués par la décapitation d’un militant catholique accusé de
blasphème (sa tête fut sinistrement déposée devant l’émir de Kano), ont trouvé résonance à
Banki où nombre de boutiques appartenant à des commerçants chrétiens ibo ont été pillées
et détruites. Est-ce à dire que les émeutes religieuses seraient prétexte, aux frontières, à des
règlements de compte entre commerçants ? Ou bien les violences exprimées à Banki à
l’encontre des Ibo reflètent-elles l’exaspération accrue d’un pan de la communauté
musulmane face à l’expansion du christianisme dans le centre et le nord du Nigeria ? Il est
difficile de faire la part entre ces deux paramètres. À l’évidence, le prosélytisme des
églises nigérianes est vécu comme une agression par de nombreux musulmans. De surcroît,
la montée constante, depuis les années 70, d’un islam radical au Nigeria alliée à la
présence, dans l’encadrement des Églises locales, d’anciens militaires prêts à réemployer
les méthodes de l’armée, ne sont pas pour calmer le jeu234. En tout état de cause, dans le
cas spécifique du marché de Banki, la frontière poste davantage la griffe d’une identité
ethnico-culturelle que celle d’une identité nationale.
Cette dernière assertion peut aussi être étendue au marché planifié d’Abang
Minko’o, dans le sud-Cameroun. Là, le face-à-face oppose la population locale fang
(précisément les Ntoumou et les Mvaé) aux Camerounais originaires des Grassfields, qui
ont investi la région en vue d’exercer le commerce ou des activités dérivées. Au plan
professionnel, la distinction entre autochtones et allogènes est nette, puisque les Ntoumou
et Mvaé s’adonnent essentiellement à l’agriculture et à la pêche et manifestent peu
d’intérêt pour les échanges transfrontaliers. Selon le contrôleur-enquêteur du SNAR

234
- Voir l’article signé par Michèle Martigues « Le pape visite le Nigeria en proie à de graves incertitudes
politiques » dans Le Monde du 20 mars 1998.

401
présent à Abang Minko’o, en 1996, seulement deux autochtones sont installés sur le
marché (qui compte une trentaine de boutiquiers « fixes ») et encore, les personnes en
question ne sont pas directement impliquées dans le commerce (il s’agit d’une femme
hôtelière et d’un tenancier de débit de boissons).
L’arrivée massive de commerçants « étrangers » à la région (surtout des Bamoun
et des Bamiléké) est relativement mal acceptée par la population rurale fang. Parmi les
raisons avancées, les considérations culturalistes (cf. infra), relatives à l’esprit et au
tempérament particuliers des Ntoumou et Mvaé, me semblent polémiques et insuffisantes.
Le rejet des migrants camerounais de l’Ouest s’éclaire, plus vraisemblablement, par le
sentiment d’exclusion que nourrissent les locaux à l’égard des activités du nouveau marché
d’Abang Minko’o. Cette sensation de mise à l’écart est d’autant plus insupportable que les
autorités camerounaises avaient, lors de la construction du marché en 1992, garanti aux
autochtones la rénovation de leur habitat villageois et leur engagement prioritaire dans les
affaires du marché. Il va sans dire que ces résolutions sont restées lettre morte, alimentant
sur place colère et frustrations. En 1993, L’étude monographique du marché d’Abang
Minko’o, réalisée par J.-C. Médou pour le compte du SNAR, relatait cet état de fait et
mettait en garde contre les tensions à venir :
« Les Mvaé et les Ntoumou se caractérisent, aux dires des autorités de la place,
par un tempérament imprévisible et une certaine propension au militantisme politique,
paramètres à prendre en compte pour toute complication éventuelle dans le développement
des activités du marché frontalier car trois partis politiques ont déjà été adoptés dans la
région. (…)
Par ailleurs, les personnes qui avaient gracieusement offert leur terrain (contre, entre
autres, la promesse qu’il leur sera fourni des matériaux et l’assistance technique
identiques à ceux du marché pour construire un village modèle) disent qu’elles n’ont pas
encore été dédommagées, en dépit des festivités organisées à leur intention.
Cet état d’esprit est à considérer compte tenu de la psychologie locale. Le 15/06/1992, ces
populations ont bruyamment revendiqué une des promesses qui leur avait été faite relative
au recrutement en priorité des ressortissants du village dans les structures du marché.
Cette réaction devrait sonner l’alarme. » (p. 5 et 15).

Les enquêtes personnelles conduites en 1996 sur le site d’Abang Minko’o


confirment la dégénérescence rapide des relations entre Camerounais autochtones et
Camerounais venus de l’Ouest. Au marché, les actes de violences sont monnaie courante.
Le témoignage livré par un restaurateur d’Abang Minko’o, un Bamiléké habitant le marché
depuis un an, est accablant. Le jeune homme commente son intention de quitter la place
d’Abang car dit-il, « l’endroit n’est pas sûr et les gens sont agressifs ». Et d’expliquer que,
chaque jour, il reçoit menaces et intimidations de la part des Fang, que, régulièrement,
ceux-ci lui passent commande, mangent, puis partent sans payer, que, plusieurs fois,
certains autochtones ont détruit son étal en le couvrant d’injures. À chaque altercation, on
se fait fort de lui préciser qu’il est un « étranger » et on l’invite à « rentrer ». Avec
amertume, le restaurateur tire le constat que les habitants locaux sont plus aimables avec
les Gabonais (beaucoup de clients sont des Fang vivant de l’autre côté de la frontière)
qu’avec leurs concitoyens camerounais originaires de l’Ouest. La police ou les gendarmes
? Présents uniquement le samedi, jour de marché, les représentants de l’État sont peu à
même de constituer un recours ou d’apporter du secours les jours de semaine, si bien que
pour beaucoup, il semble « ne pas y avoir de loi à Abang Minko’o ».
La mauvaise réputation d’Abang Minko’o s’est propagée à Kyé Ossi où des
boutiquiers ont rechigné à déménager vers le marché voisin, en connaissance des
problèmes existant là-bas. En 1996, le responsable du SNAR à Abang Minko’o confirme la

402
fréquence des accrochages entre les nouveaux venus et la population fang, expliquant de
manière frustre que les autochtones sont encore « à l’état sauvage » et qu’« ils n’aiment
pas voir quelqu’un prospérer chez eux ».
C’est dans ce contexte critique qu’est intervenue, en juin 1993, la panne du bac
d’Eboro (cf. 2ème partie, I-B). L’incident a fourni aux populations locales l’occasion
inespérée de profiter, à leur tour, du développement des activités frontalières. En hâte, des
adolescents et des jeunes hommes fang se sont organisés pour assurer, au moyen de
pirogues, la traversée du Ntem entre Eboro et Eking. Leurs prix abusifs et arbitraires
affectent les commerçants camerounais de l’Ouest tout comme la clientèle gabonaise.
Résultat : sur les rives du fleuve, les altercations sont devenues fréquentes et les échanges
de propos sont vifs entre passagers et transporteurs. Les piroguiers (camerounais et
gabonais) qui se savent indispensables ont toujours gain de cause. Aussi sont-ils désormais
honnis dans toute la région. Non seulement ils ont, par leur comportement, attisé les
antagonismes entre Fang camerounais et migrants camerounais de l’intérieur, mais ils ont
contribué à raviver le feu des anciennes croyances traditionnelles. Ainsi, on prête aux
riverains des pouvoirs occultes et maléfiques : selon la rumeur, à coups de gri-gri et de
« sortilèges mystiques »235, les autochtones seraient responsables de la panne du bac en
1993 et de l’accident du camion venu de Libreville, en avril 1994, pour chercher le moteur
du bac. Coup de malchance ou acte de malveillance ? Le véhicule s’est renversé sur la
piste, 5 km après avoir quitté Bitam, et est resté bloqué plusieurs jours, en attendant
l’arrivée d’une dépanneuse et d’une autorisation ministérielle permettant les manœuvres
imprévues. En 1995, les piroguiers auraient (à nouveau ?) saboté le bac d’Eboro, réparé
depuis peu, en versant du sucre dans le carburant.

On le voit, les conflits entre ressortissants privés nationaux ont comme enjeu
principal l’accaparement de bénéfices financiers, commerciaux ou économiques. Bien
entendu, d’autres types d’opposition peuvent venir se greffer. Il n’est nullement question
de nier les problèmes ethnico-religieux (tangibles à Banki) ou les problèmes politiques qui
agitent les espaces frontaliers (à l’évidence, le durcissement des tensions à Abang Minko’o
tient à un certain nombre d’erreurs et de négligences accumulées par les représentants de
l’État aux dépens des autochtones). Au demeurant, une attention toute particulière a été
portée aux affrontements politiques entre les acteurs privés et les tenants de l’autorité
(étatique et autre).

2- Les tensions entre les représentants de l'autorité et la population


frontalière

On peut distinguer trois sortes de tensions entre les détenteurs de l’autorité et les
frontaliers : la première, universelle, renvoie aux croisades menées par l’État contre les
contrebandiers et les fraudeurs ; la seconde met aux prises les frontaliers avec des
collectivités locales (en l’occurrence, les municipalités) ; enfin, la dernière concerne les
frictions entre la population frontalière et les autorités coutumières.

• Les altercations violentes entre agents de l’État, postés aux lisières du territoire,
et les praticiens de la frontière ont été suffisamment évoquées dans les pages précédentes
pour qu’on ne s’y attarde trop à nouveau. Disons simplement que la multiplication des

235
- Même si elle paraît saugrenue, cette explication a été avancée et entendue par des Bitamois, par des
responsables de la délégation ministérielle des TP ou encore par le directeur technique (européen) de la
société de transport, basée à Libreville et chargée d’aller récupérer le moteur.

403
douanes volantes (par exemple, au nord-Cameroun et au Nigeria), l’existence de brigades
anti-fraude (cf. à N’Djamena) et l’emploi de personnel armé (policiers, militaires et, au
Tchad : « douaniers-combattants » et Garde Républicaine) pour surveiller et réprimer le
trafic transfrontalier, génèrent inéluctablement des accrochages et des violences dans les
espaces frontaliers. Des trois principales zones étudiées, celle chevauchant le Tchad, le
nord-Cameroun et le nord-Nigeria est la plus stigmatisée par des heurts brutaux entre
représentants de l’État et frontaliers. Ailleurs, dans la région de Mbaiboum et sur les
confins camerouno-gabonais236, les contrôles et les saisies effectués par les forces de
l’ordre auprès de leurs compatriotes s’accompagnent très exceptionnellement de tirs armés
(sauf avec les coupeurs de route, aux alentours de Mbaiboum).

• Les tensions entre les frontaliers et les collectivités locales peuvent être
illustrées par l’espace sud-camerounais où la mairie d’Ambam a maille à partir avec les
piroguiers fang qui monopolisent la traversée du Ntem à Eking, depuis la fin 1993. En
tentant de briser ce monopole afin de rétablir des prix de passage plus raisonnables, le
maire d’Ambam, élu en janvier 1996, a buté sur la résistance des riverains. Ne se laissant
pas démonter, il décide en juin de la même année, l’arrestation et l’emprisonnement des
plus agressifs des meneurs. Cependant, le bras de fer entre les deux parties est loin d’être
terminé.
Plus en aval du Ntem, à Ngoazik, les relations sont encore à couteaux tirés entre
la mairie d’Ambam et les piroguiers qui, ici, sont rétribués par la municipalité. Le montant
de la rémunération des transporteurs est justement au cœur des frictions. Les piroguiers,
qui sont censés verser l’intégralité de leur recette journalière à des agents municipaux (soit
entre 3 000 et 4 000 F CFA en moyenne, en 1996) en échange d’un salaire mensuel de
20.000 ou 30 000 F CFA, font valoir qu’ils travaillent avec leurs embarcations
personnelles et tonnent contre la mairie qui, selon eux, les « exploite »237.
De prime abord, ces cas de tensions semblent avoir peu de lien avec la
problématique frontalière. Pourtant, ils pointent une spécificité propre aux espaces
bordiers, celles d’un déchirement par des rivalités dont l’enjeu tient au contrôle des axes
de transport et des points de transbordement. Dans les zones frontalières, la mainmise sur
le réseau de communication cristallise une bonne part des conflits. Le problème des
coupeurs de route est, à cet égard, très révélateur.

• La région polarisée par Mbaiboum est emblématique d’un troisième type de


tensions dressant, cette fois, les populations frontalières contre les autorités traditionnelles.
Ces dernières sont présentement incarnées par le lamido de Rey-Bouba et ses agents, les
dogaris.
Le territoire sur lequel s’exerce l’autorité du chef peul de Rey-Bouba238,
officiellement une chefferie de canton, correspond au vaste département du Mayo-Rey,
dans la province nord du Cameroun (fig.69). Cette région se démarque des autres zones
frontalières par son climat de violence extrême. Les enquêtes menées sur place et les
archives tenues par les missions catholiques locales (basées à Madingrin, Tcholliré et
Touboro) révèlent des brutalités et des incidents quotidiens. Ces événements incombent
aux abus de pouvoir commis par les représentants du lamido et prolongent une lutte

236
- Je ne dispose pas d’informations sur le versant équato-guinéen de la frontière.
237
- Ce cas de figure (piroguiers détenteurs de leurs propres embarcations et salariés de la mairie) est
exceptionnel. Il semblerait (mais cela doit être vérifié) que la mairie d’Ambam ait réussi à trouver un
accord avec les piroguiers de Ngoazik (contrairement à Eboro) et qu’elle ait mis en place cette solution
(avant l’installation du nouveau bac de Ngoazik) pour éviter des tarifs de passage prohibitifs.
238
- Le lamido actuel a été intronisé en 1975.

404
ancienne, patente depuis la deuxième moitié du XIXème siècle, entre les conquérants
foulbé et les populations païennes rétives au joug musulman. Les actes de violence,
protéiformes, concernent en premier lieu les villageois, victimes de multiples préjudices
(vols d’animaux, de céréales, rapts de femmes, prélèvements d’impôt…). C’est que le
lamido entend, aujourd’hui encore, faire payer aux paysans le droit d’occuper une terre
conquise par les Foulbé.
La plainte des habitants de Karang Pandjama (un village mboum proche de
Touboro), déposée au Comité Justice et Paix de Garoua en janvier 1994, contre deux
dogaris de Mbaiboum fournit l’exemple de ces accrochages :

Au matin du 12 janvier, des dogaris se rendent avec un camion à Karang Pandjama et


demandent au chef de village la réquisition d’hommes pour aider aux préparatifs de la venue du
lamido à Mbaiboum. Les villageois acceptent et s’apprêtent à partir quand les dogaris volent deux
chèvres et quatre poules dans des concessions. Furieux, le chef de village ordonnent à ses hommes
de rester. Les dogaris distribuent quelques coups, puis partent avec les animaux volés. Dans la
soirée, les gardes du lamido reviennent au village pour demander six hommes (dont le chef et son
adjoint). Ils frappent à nouveau plusieurs villageois dont certains s’enfuient au brousse. Le chef du
village, pressé par les habitants, refuse d’accompagner les dogaris. Ceux-ci organisent alors le
lendemain une expédition punitive : six camions remplis de gens armés de fusils, de flèches et de
gourdins pénètrent à Karang Pandjama. Le village est encerclé, les habitants sont battus. Au bilan,
30 personnes sont arrêtées et enfermées au palais du lamido à Touboro, 36 poules et 8 chèvres sont
soustraites.

L’événement n’est pas isolé. Les plaintes consignées par les membres du clergé
portent toutes sur des accusations de coups et blessures ou de meurtres. À chaque fois, les
altercations sont provoquées par la perquisition de main d’œuvre villageoise (pour cultiver
les champs du lamido, construire les cases des dogaris…), par la levée d’un impôt
coutumier (dîme, zakât…), par des arrestations abusives ou des violences sur personne
(émanant de dogaris), par le vol de moulins à céréales ou d’animaux d’élevage (s’ensuit en
réaction, depuis les années 90, une hausse sensible du cheptel porcin régional car les
paysans savent que les dogaris, musulmans, ne les leur enlèveront pas). La prise en otages
de femmes et d’enfants pour contraindre les villageois à exécuter les tâches demandées ou
bien les opérations de répression menées dans les villages réfractaires sont des pratiques
très prisées par les autorités coutumières et éclairent en partie l’engrenage vers la violence.
Il convient de remarquer que les agissements actuels perpétrés par les gardes du
lamido à l’encontre des villageois ont peu changé depuis le siècle dernier et le début du
siècle, du moins si l’on regarde en parallèle les violences sociales répertoriées par A.
Beauvilain (1989, op. cit.) dans le nord-Cameroun, avant et après la colonisation. De plus,
les méthodes des dogaris sont en de nombreux points similaires à celles déployées, jadis,
par l’administration coloniale française, dont les agents avaient coutume de prélever les
bêtes en

405
Fig.69

406
guise d’impôt, d’emprisonner les femmes des indigènes pour accélérer les pourparlers, de
réquisitionner les hommes pour des chantiers de routes ou de cases, etc.
Cependant, dans la deuxième moitié des années 90, le conflit entre les autorités
traditionnelles et les villageois recèle des éléments nouveaux. Il y a tout d’abord l’arrivée
dans la région de migrants paysans, originaires de la province de l’Extrême-Nord, dans le
cadre du projet cotonnier Sud-Est Bénoué (SEB). Incités par la Sodécoton à quitter leurs
terres surpeuplées ou frappées par la sécheresse pour s’installer dans le Mayo-Rey, les
Toupouri, les Mafa, les Moundang (etc.) qui s’établissent sont pour la plupart païens ou
christianisés et particulièrement prolifiques. Surtout, ils se distinguent des paysans locaux
(Mboum, Lakka, Lamé, Baya, Dourou…) par une tradition de lutte face à la domination
peul (Beauvilain, 1989, op. cit., p. 339). Si, sur les 20 000 migrants (comptabilisés entre
1983 et 1996), quelques 9 000 personnes sont reparties, refusant la « situation
d’esclavagisme » imposée par le lamido de Rey, une grande partie de ceux qui sont restés
sont bien décidés à réagir contre les ponctions des autorités traditionnelles : on a vu des
villageois toupouri se rendre en masse à la fada (cour de justice) de Rey pour réclamer la
libération de quelques uns d’entre eux ; ailleurs, les nouveaux venus n’hésitent pas à
affronter ouvertement les dogaris, avec des armes rudimentaires. Les populations locales
auraient-elles, elles aussi, décidé de s’engouffrer dans la brèche ouverte ? En tout cas, on
observe à la charnière des années 80 et 90, et c’est là un autre fait inédit, la propagation
d’un esprit de fronde parmi les populations locales, jusqu’alors réputées dociles et
soumises (annexe.3). Sans doute, la résistance de certains migrants a-t-elle redonné
hardiesse et courage aux Mboum, aux Lakka et aux autres autochtones. Sans doute aussi
l’intensification des exactions après 1990 semble-t-elle avoir atteint un seuil limite dans le
domaine du supportable, à l’heure où l’État prétend s’engager sur une voie démocratique.
Enfin, la campagne persévérante menée par les missionnaires locaux pour dénoncer les
violations des droits de l’homme dans le Mayo-Rey a été l’un des ferments de la
contestation. Les comités de Développement, Justice et Paix, instaurés dans le département
au début des années 90, selon les directives du Diocèse, pour que les habitants « prennent
conscience de leurs droits et de leurs devoirs »239, fournissent une structure d’écoute et de
soutien, cruciale pour la population.

Les tensions sur le lamidat de Rey-Bouba ne sont pas circonscrites au monde


paysan. Au marché de Mbaiboum, les constantes violences sont corrélées au racket en
règle exercé par les dogaris sur les commerçants, les boutiquiers et les divers organes de
représentation (assurances, syndicat des transporteurs…). Nul n’échappe à ces prédations,
en général organisées au terme des trois jours de marché. En cas de non-paiement ou de
refus, les gardes du lamido, au mieux se servent sur les étals, au pire frappent ou tuent.
Citons quelques faits marquants. En juillet 1995, le dogari-chef Abdou (basé à Touboro)
abat d’un coup de feu tiré à bout portant le tenancier d’un magasin à Mbaiboum. Motif :
l’homme n’était pas en mesure d’acquitter la taxe réclamée. À la fin de la même année,
une prostituée est battue à mort par un dogari, en plein jour, pour avoir refusé de remettre
une partie de ses gains au représentant du lamido. En avril 1996, un commerçant peul de
Mbaiboum était enfermé depuis quatre mois à la prison de Rey parce que, propriétaire de
quatre boutiques louées à Mbaiboum, il refuse, lui aussi, de verser une obole régulière au
lamido.
Aux portes d’entrée du lamidat et sur les routes intérieures, les incidents abondent
et touchent notamment les étrangers, peu ou mal informés du mode de gestion politique

239
- Extrait d’une lettre du curé de la paroisse de Touboro (daté de décembre 1995), adressée au C.C.P. de
Lyon.

407
locale. L’aventure tragique intervenue, en octobre 1995, à un jeune homme tchadien dans
le village frontalier de Bogdibo (fig.69), n’est que trop banale :

Muni d’un laissez-passer délivré par le chef du poste administratif de Laramanaye


(Tchad), le jeune garçon part en route vers le Cameroun. Dès la frontière, à Bogdibo, ses ennuis
commencent : il est arrêté par les auxiliaires du dogari Aoudi et conduit dans la concession de ce
dernier. Là, le Tchadien explique se rendre à Lagdo (au sud de Garoua, hors du lamidat),
accompagné de son « frère » qui, lui, doit s’arrêter à Touboro. Quand l’interpellé tend à la demande
du dogari son laissez-passer, le serviteur du lamido répond qu’il « ne mange pas le papier » et
promet la prison s’il ne reçoit pas d’argent. Mais le jeune homme n’entend pas céder et refuse
d’être emprisonné. Des gardes l’empoignent alors et le déshabillent, découvrant 100 000 F CFA
dans une poche d’un vêtement. En guise de punition, ils battent furieusement le garçon avant de le
laisser à son sort. Péniblement, le Tchadien sort de la concession et se traîne jusqu’au village voisin
de Pao (Tchad). À bout de forces, il est transporté à bord d’un pousse jusqu’à l’hôpital d’Andoum
où il décède.

Un autre aspect des tensions sur le lamidat de Rey-Bouba a trait aux violences
politiques. Ces dernières frappent deux catégories d’opposants : d’une part, les militants ou
supposés sympathisants de l’UNDP, le parti de l’opposition (le lamido étant un fervent
défenseur du RDPC, le parti au pouvoir), et d’autre part, les membres de l’Église engagés
dans la défense des droits de l’homme.
À chaque élection politique, la région frontalière de Mbaiboum est en ébullition
du fait de la démultiplication des contrôles par les dogaris, des pressions subies par les
villageois (dont le chef est menacé de punition si le village vote mal), de l’interdiction faite
aux opposants de mener campagne, des pratiques de fraude lors du vote, etc. (doc.31).
Quelques événements donnent la mesure du climat de terreur politique. Le matin du 21
juillet 1992, lors de la campagne des législatives, des militants de Bogdibo arrivent en
camion à Touboro en chantant à la gloire de l’UNDP. Irrité, le lamido présent à Touboro,
fait arrêter et battre les propagandistes dans son saré, puis il exige l’arrestation de Michel
H., président de la sous-section UNDP de Touboro. Après des coups de feu échangés,
celui-ci s’enfuit, mais deux militants UNDP (des Mboum), présents au domicile de Michel
H., sont tués par balles puis décapités. L’après-midi, le gouverneur de Garoua, en visite
programmée à Touboro, put observer les deux cadavres présentés par le sous-préfet de
Touboro ; cependant, il ne souffla mot des violences matinales dans son discours prononcé
devant le baba, face à un auditoire de villageois médusés. Nonobstant les moyens mis en
œuvre par le lamido, le député du Mayo-Rey élu en 1992 fut un membre de l’UNDP :
Koulagnan Nana. Reste qu’en 1996, ce dernier vivait encore « en exil » à Ngaoundéré, le
chef peul ayant proféré contre lui des menaces de mort, s’il s’avisait de rejoindre sa
circonscription.
En janvier 1996, à l’occasion des élections municipales, c’est au tour du
responsable de la société de textiles Cicam, à Garoua, de connaître quelques démêlés avec
le lamido. Ayant appris par ses dogaris que les conducteurs de la camionnette Cicam
vendaient sur le marché de Mbaiboum des pagnes imprimés à l’effigie de l’UNDP, le baba
ordonne à ses gardes de confisquer le véhicule Laking Textiles et exige 500 000 F CFA
auprès des représentants de la firme. L’affaire est dénouée au terme d’une visite de
courtoisie, faite à Rey-Bouba par le directeur de l’agence Cicam de Garoua : paré avec la
munificence qui sied à un chef traditionnel douala, le responsable Cicam est reçu avec les

408
Doc. 31- Les pressions politiques du lamido dans la région de Touboro
(source : mission catholique de Touboro)

409
honneurs de son rang par le lamido et règle avec lui le malentendu au sujet des ventes de
pagnes.
Missionnaires et membres de l’Église sont également visés par les foudres du chef
peul, peu enclin à accepter une expansion chrétienne en terre musulmane. Rappelons qu’en
1968-1969, le précédent maître de Rey-Bouba avait demandé de brûler toutes les chapelles
(en paille), pour inviter les habitants à embrasser l’islam. Plus récemment, en 1995, un
dogari décide de s’interposer à Dourou (fig.69), pour empêcher des fidèles de couvrir en
tôles une chapelle (commencée en 1993) : c’est escorté de gendarmes armés de
mitraillettes qu’il intime l’ordre d’interrompre les travaux.
Il va sans dire que les comités de Développement, Justice et Paix, mis en place
par les missions catholiques, sont tenus à l’œil par le lamido. Cadres d’émancipation pour
les habitants et structures d’opposition au pouvoir traditionnel, ils sont appréhendés à Rey
comme des organes subversifs, fauteurs de troubles. Représentants de l’Église, animateurs
de comités sont dans la ligne de mire du chef traditionnel. Ainsi, en juillet 1995, la mission
catholique de Touboro déplore la mort d’un catéchiste africain, tué par les dogaris. Peu de
temps avant, dans une lettre adressée au préfet de Tcholliré, en date du 2 mars 1995
(doc.32), l’archevêque de Garoua fait état de l’assassinat d’un membre actif du Comité
Justice et Paix de Touboro : le 26 février 1995, Michel N. est, en effet, blessé par balles à
son domicile (à 6 km de Touboro) par le dogari-chef de la sous-préfecture (Abdou), lequel
est épaulé par deux auxiliaires. Achevé à coups de crosse de fusils, d’épée et de pilons,
Michel N. meurt alors qu’on l’évacue vers l’hôpital de Ngaoundaye, en RCA.
Les gardes du lamido, y compris les dogaris-chefs siégeant dans les principales
localités du département, ne sont pas épargnés par les violentes manifestations de la toute-
puissance du maître de Rey. Formés d’autochtones mboum, baya, mbéré…, recrutés parmi
les plus serviles des Kirdis convertis à l’islam, les dogaris demeurent aux yeux du baba de
simples descendants d’esclaves. Dès lors, tout excès de zèle, tout manquement au devoir,
tout écart de conduite de leur part est brutalement sanctionné. Par exemple, lors d’une
tournée dans la région, le gouverneur de Garoua glisse au lamido qu’il a été aussi bien
accueilli (entendons gratifié de cadeaux financiers) à Touboro, par le dogari Abdou, qu’à
la cour de Rey. Furieux qu’un subalterne ose s’arroger les prérogatives d’un chef, le
lamido punit sévèrement Abdou : flagellé, puis attaché nu pendant plusieurs jours sur la
place de Rey, ce dernier est ensuite renvoyé, à la surprise générale, sur son ancien poste de
Touboro. En avril 1996, six dogaris chargés de garder la barrière à la sortie est de
Mbaiboum empêchent un véhicule tchadien de quitter le marché, sous prétexte que son
conducteur n’a pas suffisamment versé d’argent au compte des droits d’entrée et de sortie.
L’affaire, bien qu’ordinaire, énerve pourtant cette fois le lamido qui ordonne l’arrestation
et l’emprisonnement à Rey-Bouba des six gardiens. Chacun d’eux dut racheter sa liberté,
fixée à 20 000 F CFA.
S’il n’égale pas son homologue de Rey-Bouba, le lamido de Tcheboa (fig.13,
p.60) se distingue néanmoins par des méthodes de gestion aussi radicales et expéditives.
Ainsi, le 14 février 1995, ce chef traditionnel est l’objet d’une condamnation par le tribunal
de Garoua, pour arrestation arbitraire de toute une famille, coups et blessures, séquestration
dans une prison civile et travaux forcés. Cependant, en 1996, l’exécution du verdict n’avait
toujours pas eu lieu.
L’exemple du lamidat de Tcheboa n’est pas anodin en ce qu’il ramène vers la
question du lien entre les violences sociales et la position frontalière des chefferies. En
effet, celle de Tcheboa est proche de la frontière nigériane, même si elle ne jouxte pas
exactement la frontière d’État comme c’est le cas pour Rey-Bouba. Dans la moitié nord du
Cameroun, les chefs traditionnels foulbé connus pour leurs exactions envers la population
sont tous à la

410
Doc. 32- Lettre de l’archevêque de Garoua au préfet de Tcholliré, au gouverneur de la
province Nord et au ministère de l’Administration territoriale

411
tête d’un lamidat situé à l’orée du territoire national (par exemple : Demsa, Bibémi,
Gashiga, Rey-Bouba, Tcheboa…). Vers l’intérieur du pays (Garoua, Ngaoundéré…), les
lamibé se cantonnent, en règle générale, à des prérogatives modestes (presque d’apparat)
qui n’écornent pas celles de l’administration de l’État, ni ne génèrent des tensions sociales.
On peut en déduire que l’emplacement frontalier des chefferies permet aux lamibé de jouer
des coudées franches, d’une part du fait de leur éloignement vis-à-vis de la capitale
politique, d’autre part, à cause du positionnement stratégique de leur territoire,
incontournable pour le passage des flux frontaliers de bétail ou de marchandises ou/et pour
la production cotonnière régionale.

Au bilan des tensions affectant les espaces frontaliers, on peut d’ores et déjà
inscrire la variabilité des situations à l’échelle locale. Selon le versant de la frontière, voire
d’un village à l’autre, l’atmosphère peut aller du calme plat aux heurts les plus violents.
Ainsi, sur les confins camerouno-gabonais, le degré et la teneur des conflits fluctuent à
travers l’espace (et le temps). L’ensemble de la zone, actuellement peu touché par le
brigandage, est marqué côté gabonais par l’opposition farouche des nationaux aux
étrangers et, côté camerounais, par des dissensions intranationales, strictement
circonscrites à Abang Minko’o et aux berges du Ntem. Probablement l’ambiance est-elle
encore autre sur le pendant équato-guinéen de la frontière, aux alentours d’Ebebiyin.
Plus au nord, les espaces frontaliers Cameroun/Tchad/RCA et Nigeria/Cameroun/
Tchad ont en commun de subir les attaques répétées des coupeurs de route qui créent un
climat de guerre civile larvée. Sur quoi s’entremêlent d’autres contentieux. Ainsi, la zone
polarisée par Mbaiboum se signale par une nette dissymétrie, le pan camerounais
apparaissant comme une zone névralgique, soumise à l’oppression du lamido de Rey. Dans
l’extrême-nord, la situation gagne en complexité : si le village camerounais d’Amchidé
semble paisible, le marché nigérian de Banki qui lui est coalescent, est ponctuellement
secoué par de brutales échauffourées qui sont l’aboutissement de troubles socioculturels
initiés à l’intérieur du pays. Côté tchadien, les tensions observées à la frontière sont sous-
tendues par la militarisation du régime et la généralisation de l’usage de la force.
Les accrochages et les conflits qui déchirent au quotidien les zones frontalières ne
doivent cependant pas être amplifiés ; une grande partie d’entre eux sont similaires aux
tensions qui affectent les grandes villes et les fronts pionniers de peuplement. Mais peut-
être davantage qu’en ces deux lieux, les espaces frontaliers se font la caisse de résonance
de problèmes intérieurs, politiques, ethnico-culturels ou autres. En tout cas, les tensions
décrites n’ont pas pour cible le cadre territorial des États. Aux frontières s’enlisent des
mouvements de violences originaux, nés de la recrudescence du banditisme et des abus de
pouvoir commis par certains chefs traditionnels, qui font fi des lois nationales. Si ces
événements signalent un mal-être de l’État et une régression de son contrôle territorial,
sont-ils pour autant les prodromes d’un éclatement des espaces nationaux ou d’une
quelconque « déterritorialisation » ?

412
II- La promotion des espaces frontaliers conforte l'ancien
découpage territorial

Les espaces frontaliers sont, par leur position liminale, des zones sensibles. Lieux
d’interface, ils sont susceptibles de basculer politiquement du côté du pays voisin ou de se
détacher du reste du corps territorial, surtout s’ils sont marqués par un mouvement
régionaliste fort, soutenus par un pays extérieur, privés d’investissements ou victimes de
représailles et d’injustices de la part du pouvoir central. Exemple est donné avec la
sécession de la partie septentrionale de la Somalie, devenue en 1991 un État indépendant, le
Somaliland240. Une mauvaise accessibilité, un éloignement géographique par rapport à la
capitale politique accentuent les risques d’autonomisation des régions frontalières et
renforcent le tropisme du territoire limitrophe. Depuis la fin de la guerre froide, le scénario
d’une désintégration territoriale sur le continent noir gagne en probabilité, à l’heure où de
nombreux États, soumis à l’érosion partielle de leurs prérogatives régaliennes et à des
mesures sévères de restriction budgétaire, disposent de moyens de plus en plus limités pour
assurer l’encadrement de leurs bordures (si tant est qu’ils s’y attelaient auparavant).
Certains confins sont aujourd’hui devenus des zones de turbulences politico-militaires
persistantes (cf. l’est zaïrois, le sud tchadien).
La promotion d’espaces frontaliers fondés sur le commerce va-t-elle à l’encontre
du processus de construction territoriale et préfigure-t-elle un remodelage des frontières ?
Prenant exemple de la guerre civile au Liberia dans les années 90, F. Prkic241 évoque
l’apparition d’un nouveau « territoire transnational », caractérisé par « l’inadéquation de
ses frontières avec celles de la République du Liberia d’avant-guerre ». Le mouvement
d’opposition (NPLF) conduit par C. Taylor ne constitue « pas tant une tentative de
changement de pouvoir sur un territoire particulier, qu’une restructuration de l’espace
régional avec ses propres frontières ». De fait, le territoire libérien redessiné par les
partisans du NPFL ne se calque pas sur le précédent, mais empiète sur les espaces de
quatre États. Ses nouvelles frontières correspondent tantôt à des lignes de front militaire
(au Sierra Leone, au Liberia), tantôt à des zones d’influence politico-économique (en Côte
d’Ivoire et en Guinée). À en croire cet auteur, l’ancien modèle spatial de l’État serait de
facto devenu caduc et les rebelles n’hésiteraient plus aujourd’hui à tailler dans le vif des
espaces nationaux pour créer de nouveaux territoires. C. Clapham partage cet avis : « En
termes militaires comme économiques, l’idée d‘une “ frontière ” qui trace une ligne
relativement claire entre les États a été remplacée par celle de “ région limitrophe ” (en
anglais, borderland), étendue de territoire où un État laisse progressivement la place à un
autre et où des chefs de guerre semi-indépendants peuvent demeurer en place, malgré la
présence des gouvernements officiels de chaque côté de la frontière »242 . L’émergence de
nouveaux territoires, à l’œuvre dans les pays en guerre, peut-elle également se produire
sous l’effet d’échanges frontaliers intenses ? Ces derniers sont-ils à même de susciter un
« territoire transfrontalier » coiffé d’un pouvoir politique spécifique ?

240
- Voir Marchal R., « De la (re)construction de l’État à sa parodie : simulacres somaliens », communication
aux journées d’études sur les processus de privatisation en Afrique, Bordeaux, CEAN, 22-23 octobre
1998, 13 p.
241
- Prkic F., « Privatisation du pouvoir et guerre civile : l’émergence de l’État-phénix au Liberia dans les
années 90 », communication aux journées d’études sur les processus de privatisation en Afrique,
Bordeaux, CEAN, 22-23 octobre 1998, 30 p.
242
- Clapham C., « Frontières et État dans le nouvel ordre africain » in Bach D. C. (dir.), Régionalisation,
mondialisation et fragmentation en Afrique subsaharienne, 1998, p. 84-85.

413
Plusieurs auteurs soutiennent que les flux commerciaux frontaliers (à l’instar des
conflits) constituent une manière de nier les espaces nationaux et qu’ils contribuent à
détruire le cadre des États. Pour ceux-là, le commerce transfrontalier menace clairement
l’intégrité des territoires nationaux africains (A). L’examen de la structuration des espaces
frontaliers permet de relativiser ce danger. Non seulement la plupart des espaces
d’échanges frontaliers sont trop fugaces pour remettre en cause la mosaïque territoriale
actuelle (B) mais ils portent en eux des éléments qui contribuent à renforcer la cohésion et
l’unité des espaces nationaux (C).

A- Le discours dominant : le processus de déterritorialisation

Le thème de la « déterritorialisation » (D. C. Bach), de la « fin des territoires »


(B. Badie) ou d’une « territorialité défaillante » (M.-Cl. Smouts, B. Badie) fait couler
beaucoup d’encre et ne vise pas seulement le continent noir. B. Badie souligne le caractère
« inadapté », « dépassé » des territoires stato-nationaux243 en cette fin de siècle, qui
partout subissent de sérieux coups de boutoir sous l’effet des crispations ethniques ou
identitaires, de la montée des réseaux économiques transnationaux et des constructions
économiques régionales. À l’heure de l’'internationalisation des échanges et de la
modernisation des techniques de communication, l’auteur évoque la « crise des
territoires » nationaux, conçus comme « supports d'une identité politique citoyenne »244 et
le risque de voir se profiler des « territoires identitaires » fondés sur une même
appartenance ethnique, religieuse ou culturelle. Si cette « dépolitisation des territoires » ne
concerne pas exclusivement l’Afrique noire, elle demeure toutefois plus menaçante dans
cette région du monde du fait de la genèse récente de l’État, de la greffe ratée du principe
de territorialité (D. Darbon245) et du difficile enracinement des concepts importés de nation
et de citoyenneté.
Vu le galvaudage qui est fait du mot territoire par les uns et les autres, il est bon
de rappeler la définition qu’en donnent les géographes et qui est plus précise que celle
maniée par certains politistes. Trop souvent, le territoire est assimilé à une simple
superficie occupée et revendiquée par un État (ou par un groupe rebelle, dirigé par un
seigneur de la guerre qui prétend incarner l’État). Or, pour les géographes, le territoire est
un espace politique sur lequel s’exerce un pouvoir, étatique ou non. Le territoire n’est donc
pas forcément national ; il existe un territoire européen, des territoires urbains, des
territoires de chefferies… On ne peut ainsi se satisfaire des séduisantes expressions de
« dépolitisation des territoires », « déterritorialisation » ou de « fin des territoires », vides
de sens d’un point de vue géographique. Plus exactement, le territoire est une structuration
de l’espace, lequel est organisé et (re)modelé en permanence par des sociétés ; le territoire
suppose en conséquence une certaine durée ; c’est un espace socialisé, doté d’une
épaisseur historique suffisante pour faire de lui un espace d’appartenance. C’est pourquoi,
il est difficile de parler de « territoire transnational » (au Liberia) pour un espace frontalier
récemment annexé par les militaires, à moins de constater un réel aménagement et la
création de structures spatiales.

243
- Badie B., La fin des territoires. Essai sur le désordre international et l’utilité sociale du respect, 1995, p.
13.
244
- Badie B., 1995, op. cit., p. 254.
245
- Darbon D., « Crise du territoire et communautarisme : les nouveaux enjeux idéologiques de l’intégration
en Afrique noire », in Bach D. C. (dir.), Régionalisation, mondialisation et fragmentation en Afrique
subsaharienne, 1998, p. 61-75.

414
De nombreux africanistes mettent en avant le caractère nocif du commerce
transfrontalier pour l’État et la cohésion du puzzle territorial. Les auteurs les plus radicaux
(tel J. O. Igué) analysent le développement des flux marchands « informels » comme
l’expression d’une contestation des territoires nationaux africains, de toute façon factices
et peu viables car hérités de la colonisation. L’idée du caractère inepte ou inadéquat des
espaces d’État africains, inhérent au caractère arbitraire et artificiel de leurs frontières,
reste ancrée dans beaucoup d’esprits et alimente les insinuations sur la non viabilité des
territoires nationaux. D. C. Bach246 évoque, par exemple, « la non viabilité de nombre des
États du continent » du fait de « l’extrême segmentation des espaces politiques ». Et il
rappelle que « le kaléidoscope d’identités ethniques en perpétuelle recomposition constitue
un terreau plus propice à la déconstruction qu’à la reconstruction ». Trop grands ou trop
petits, enclavés ou mal dotés en ressources, écartelant ici une ethnie ou en regroupant là
d’autres qui entretiennent de lourds contentieux, les territoires africains se révèlent, dit-on,
bien imparfaits. On ne reviendra pas sur les présupposés d’un tel discours, discutés dans le
début de la première partie (cf. I-A). Citons simplement quelques-uns de ces points de vue
plus ou moins pessimistes sur les perspectives d’avenir des entités spatiales africaines.
Pour J. O. Igué, le déploiement des réseaux commerciaux « informels » atteste
« l’exceptionnelle solidarité ethnique des populations victimes du partage colonial »247,
solidarité ethnique sur laquelle se fondent les « périphéries nationales » et qui constitue
une riposte à la mise en place de frontières iniques. Selon lui, les périphéries nationales
sont des « espaces économiques autonomes qui se greffent sur deux ou plusieurs États-
Nations ». Leur dynamique les érige en « zones franches de facto qui se détachent par leur
fonctionnement de l’espace national » au point de constituer des « enclaves »248. Et J. O.
Igué de se muer en Cassandre dans la conclusion de son ouvrage sur le territoire d’État en
Afrique, en notant que les États africains sont désormais « menacés par l’éclatement de
leur territoire »249.
Sur un ton moins virulent mais non moins sceptique, D. C. Bach250 explique que
les flux transfrontaliers « s’inscrivent (…) dans une spirale de contestation de l’assise
territoriale et de déstructuration des États pénétrés ». Et l’auteur de gloser sur « l’emprise
déstructurante », les « effets délétères » et « le dynamisme prédateur » du « régionalisme
transétatique ». Le regain d’ampleur des échanges aux bordures des territoires signifie la
« relance des courants de désintégration et de délitement des espaces étatiques existants »,
en bref, menace le support spatial de l’État. À terme, « le régionalisme des réseaux dits Commentaire [1]: `
“informels” » concourt à la « déterritorialisation des États, incités à se replier sur les
“ zones utiles ” ».
Se faisant l’écho de D. C. Bach, B. Stary est tout aussi circonspect vis-à-vis des
transactions transfrontalières informelles : « En édifiant des solidarités spatiales sur
plusieurs États, ces échanges apparaissent comme une remise en cause de l’État national,
en niant le rôle des frontières dans la construction territoriale de ces jeunes États »251.
Toutefois, l’auteur admet qu’à la frontière du Ghana et de la Côte d’Ivoire, les ressources
et les rentes frontalières ne remettent pas en cause les constructions territoriales des deux
États.
246
- Bach D. C. (dir.), Régionalisation, mondialisation et fragmentation en Afrique subsaharienne, 1998, p..8
et « Afrique subsaharienne : appréhender les coûts de la désintégration », Économie.Prospective
Internationale, n° 48 (4), 1991, p. 120-126.
247
- Igué J. O., Le territoire et l’État en Afrique. Les dimensions spatiales du développement, 1995, p. 58.
248
- Igué J. O., 1995, op. cit., p. 41 et 58.
249
- Igué J. O., 1995, op. cit., p. 259.
250
- Bach D. C., 1991, op. cit., p. 119-128.
251
- Stary B., « Rentes et ressources frontalières : le cas des échanges Ghana-Côte d’Ivoire », in Bach D. C.
(dir.), 1998, op. cit., p. 254.

415
Particulièrement nuancé, J.-P. Raison met en exergue l’ambivalence des relations
liant les « régions informelles » au territoire national. La « région informelle » greffée sur
la région formelle, « ne peut vivre sans elle mais elle la menace ; elle la complète mais elle
peut l’étouffer. Elle lui est associée comme l’épiphyte à l’arbre, ou comme le cancer au
corps humain »252. Mais de conclure quelques lignes plus loin par cette touche sombre :
« la modernisation est pour l’heure prédatrice et s’entretient d’encadrements affaiblis en
les rongeant davantage ».
Il est opportun de relever que les auteurs inquiets des conséquences du
bouillonnement d’activités aux frontières, qualifient à mauvais escient les flux
commerciaux d’ « informels », de « clandestins », de « parallèles » ou de « souterrains ».
Par exemple, évoquant l’intégration par les « réseaux transétatiques », D. C. Bach attribue,
comme caractéristique première aux flux transétatiques leur « statut non-officiel »253. On
n’épiloguera pas sur les limites d’une telle catégorisation et sur le nécessaire dépassement
d’une vision antinomique du commerce (scindé en « formel » et « informel », « officiel »
et « parallèle »…). Retenons que l’un des points-forts de l’argumentation du discours
dominant est l’incompatibilité du commerce « informel » avec le maintien des territoires
d’État. Ce postulat est précisément défendu par F. Constantin dans un article général
(dépassant le cadre africain), intitulé « L’informel internationalisé ou la subversion de la
territorialité », où il traite du thème évocateur de « l’informel transnational ou la négation
du territoire ».254 L’effervescence commerciale aux frontières est donc dangereuse en ce
qu’elle résulte de dynamiques « parallèles » qui échappent à l’État.
Quels que soient les modes de description des échanges transfrontaliers, il faut
admettre que la recrudescence des va-et-vient plus ou moins contrôlés aux frontières ne
peut satisfaire un État-Nation, qui prétend à l’encadrement et au contrôle de son espace.
En effet, en surimposant des frontières arbitraires sur un continent considéré
comme une terre vacante, les colons européens ont brisé l’organisation spatiale antérieure
constituée de « réseaux étendus de parentés, de groupes appartenant à la même
communauté marchande ou religieuse, de marchés hebdomadaires, de villes »255. La
dynamique de « frontière » (au sens de front pionnier) qui permettait aux cadets en conflit
de partir fonder ailleurs un autre espace social et politique a été stoppée nette par la
fixation de limites linéaires et continues, lignes-cadres d’un territoire d’État. À partir de
l’époque coloniale, le continent s’est trouvé compartimenté et, d’une certaine manière,
« rigidifié » sous le coup de l’édification des frontières. Le nouveau maillage politique a
fonctionné comme une barrière (certes, relative) et partiellement obstrué la mobilité des
populations.
Le mode de territorialité instauré par les Européens induit le maintien des
personnes au sein d’un espace, cadre du contrôle et de la souveraineté de l’État. Ainsi,
l’une des principales tâches de l’administration coloniale a consisté à regrouper et
stabiliser les indigènes pour les soumettre à l’impôt, symbole de leur assujettissement. La
classification rigoureuse des ethnies opérée par l’administration attestait la volonté de fixer
et d’ancrer au territoire colonial les peuples soumis. Les politiques de regroupement
villageois le long des pistes rurales, appliquées en savane (RCA) ou en zone forestière (au
sud-Cameroun, dans le Woleu-Ntem gabonais) ressortaient du même désir de fixation à
des fins de contrôle ; les groupes humains éparpillés furent rassemblés dans des villages

252
- Raison J.-P., « Les formes spatiales de l'incertitude en Afrique contemporaine », Travaux de l’Institut
géographique de Reims, 83-84, 1993, p. 18.
253
- Bach D. C., « Intégration et régionalismes : le renouvellement des problématiques », colloque
international de Talence, 27-30 avril 1994, p. 7.
254
- Constantin F., in Smouts M.-Cl. et Badie B., L’international sans territoire,1996, p. 319.
255
- Lambert A., « Espaces d’échanges, territoires d'État en Afrique de l’Ouest », Autrepart, n° 6, 1998, p..28.

416
situés le long des routes, aboutissant à la linéarisation actuelle du peuplement. Cette
politique de regroupement des populations s’est parfois poursuivie après l’accès à
l’indépendance.
La stabilisation des frontières et des personnes est l’un des principes de base de
l’encadrement territorial des États modernes. Dès lors, la population flottante définie par sa
mobilité (contrebandiers, réfugiés, éleveurs nomades, travailleurs saisonniers, migrants…),
incarne une menace potentielle pour l’État. Comme l’observe J. Roitman, « en tant
qu’ensemble indéterminé, la population flottante fut [dès l’époque coloniale] la pépinière
de représentations persistantes des figures historiques de transgression. (…) On la
considère comme impliquée dans la subversion de l’intégrité nationale. Ceux qui
travaillent sur les frontières sont régulièrement condamnés par les autorités comme forces
subversives »256.
En résumé, deux arguments laissent à penser que les échanges frontaliers sont le
ferment d’une certaine contestation et subversion des espaces nationaux : le premier, à
mon avis polémique, tient à la nature « informelle » ou « non officielle » des flux
transversaux ; le second vient de ce que l’itinérance et la mobilité sont intrinsèquement
problématiques pour la territorialité liée, elle, à l’idée de stabilité.
De toute évidence, l’animation des espaces frontaliers défie la capacité de l’État à
encadrer et gérer le territoire et, à ce titre, elle comporte des risques. Toutefois,
l’intensification des flux aux frontières ne signifie pas l’inanité des frontières d’État ni ne
présage la disparition des territoires nationaux. D’ailleurs, à part J. O. Igué, rares sont ceux
qui annoncent franchement un éclatement territorial et une refonte de la carte africaine.
Ainsi, D. C. Bach relève que « le régionalisme transétatique conteste la capacité de l’État
à organiser le territoire sans qu’il y ait pour autant remise en cause formelle de ses
frontières, ni production d’un espace régional alternatif »257. Les géographes J.-P. Raison
et J. O. Igué mettent en avant « l’archipellisation » du territoire autour de noyaux
extravertis (enclave minière, pôle de modernisation rurale), de centres urbains, de régions
transfrontalières et d’axes de communication-clés. Une manière de dire que le cadre spatial
de l’État se maintient, mais que les lieux-forts structurant le territoire changent. En effet,
ce à quoi l’on assiste avant tout à travers la promotion des espaces frontaliers, c’est à une
recomposition interne des territoires nationaux, qui gardent des contours identiques mais
se structurent de manière réticulaire et non plus pyramidale. Ce remodelage spatial semble
être le signe d’un nouveau mode de régulation et de fonctionnement étatiques.

B- Un processus de déterritorialisation compromis par la fugacité


des constructions frontalières

La promotion des régions frontalières remet peu en cause l’ancien découpage


territorial, au reste largement admis et intériorisé (cf. le chapitre précédent). Les
constructions spatiales émergentes possèdent une armature trop mobile pour s’inscrire dans
la durée et menacer l’intégrité des espaces nationaux. Trois éléments signalent la fugacité
des espaces frontaliers dynamisés par le commerce : la faiblesse des investissements
(immobiliers ou autres) sur le site même de la frontière, la précarité des constructions et
des habitations frontalières, et l’absence de territoire transfrontalier.

256
- Roitman J., « La garnison-entrepôt », Autrepart, n° 6, 1998, p. 44 et 45.
257
- Bach D. C., 1994, op. cit. p. 10.

417
1- Des investissements restreints, des installations précaires aux
frontières

L’accumulation sur le site même de la frontière et des marchés frontaliers est peu
courante. Bien sûr, il y a des exceptions, à l’instar de la ville frontalière de N’Djamena.
Grâce à son statut de capitale, la ville capte une bonne part des (ré)investissements des
commerçants (dans l’immobilier, le commerce et les transports). Pour le reste, les grands
commerçants susceptibles d’investir sont rarement enracinés dans une localité frontalière.
À cet égard, le centre de Banki, au Nigeria, est un cas original, car plusieurs grandes
familles originaires du Borno (comme les Tudjani) y résident. Ces notables locaux ont fait
construire des villas, plusieurs entrepôts et magasins en matériaux durables, ainsi qu’une
imposante mosquée. Le village jumeau d’Amchidé, fait pâle figure en comparaison : dénué
de constructions d’envergure, il se distingue seulement par l’existence d’une école
primaire (peu fréquentée) et d’un centre de santé. Dans la plupart des situations, les
commerçants vivent partagés entre deux résidences, l’une possédée ou louée à la frontière,
l’autre, plus spacieuse et confortable, localisée dans une ville plus reculée de l’intérieur qui
abrite en général femmes et enfants. Ainsi, les boutiquiers de Mbaiboum sont basés à
Touboro, Garoua ou Ngaoundéré, même s’ils possèdent ou louent un magasin, voire un
pied-à-terre, dans le marché frontalier. La plupart des animateurs du marché frontalier
d’Abang Minko’o demeurent, eux, à Ebolowa ou Ambam (cf. le cas de Célestin M.,
p.309), éventuellement à Yaoundé ou Douala. Certes, en 1996, un commerçant édifiait une
solide villa à étages à Abang Minko’o, le long de la piste menant à Ambam (fig.55, p.270).
Mais cette demeure paraît pour l’instant bien isolée.
Globalement, les seuls investissements réalisés à la frontière sont des
infrastructures médicales ou religieuses (photo.42). En effet, avec l’afflux de personnes sur
les bordures, des dispensaires sont édifiés par les pouvoirs publics et des églises (à
Mbaiboum) ou des mosquées (à Banki) sortent de terre, financées par des capitaux
marchands258. Ainsi, le dispensaire de Mbaiboum, construit en 1996 sur un financement de
la coopération française, a pour principale vocation de soigner les maladies sexuellement
transmissibles (selon une étude du centre Pasteur de Garoua, le sida toucherait en 1995
près de 15% des adultes à Mbaiboum). À Abang Minko’o, l’État projetait en 1996 de
transformer le dispensaire rural en un centre de santé intégré (distributeur de
médicaments). Que ce soit à Amchidé, Mbaiboum, ou Abang Minko’o, ces établissements
de soins restent des installations « de brousse », c’est-à-dire très sommaires. Lors de
maladies sérieuses, ceux qui en ont les moyens partent se faire soigner dans les hôpitaux
urbains, mieux pourvus en médecins et en médicaments. Ainsi, les habitants de Kyé Ossi
ou d’Abang Minko’o se rendent à l’hôpital d’Ebolowa, les malades de Touboro ou de
Mbaiboum sont dirigés en cas d’urgence vers l’hôpital centrafricain de Ngaoundaye, plus
proche de ceux de Garoua ou Ngaoundéré. Si elles font partie des équipements collectifs
présents à la frontière, les écoles précèdent en général l’effervescence commerciale et ne
sont pas le

258
- À Mbaiboum, les commerçants ibo ont organisé plusieurs kermesses pour récolter les fonds nécessaires à
l’édification d’une église.

418
Photo. 42- Le dispensaire de Mbaiboum, quasiment achevé en 1996

Photo. 43- La précarité des installations à Mbaiboum

419
420
résultat d’un investissement collectif marchand. Ainsi, à Mbaiboum, l’école primaire fut
construite par la Sodécoton dans le cadre du projet SEB ; à Kyé Ossi, les deux écoles
primaires, pour l’une privée (elle est dirigée par des missionnaires catholiques), pour
l’autre publique, étaient en place avant l’animation de Kyé Ossi. Par ailleurs, ces écoles ne
dépassent jamais le niveau d’enseignement primaire.
Délaissés par les placements immobiliers (sauf en ce qui concerne les
constructions religieuses), pauvrement équipées en infrastructures médico-scolaires, les
zones frontalières ne sont pas non plus investies par des firmes industrialo-commerciales.
Ni usine ni atelier de production ne s’implantent aux frontières. Comme il a été vu
précédemment (deuxième partie, II-A), les entreprises ne se délocalisent pas à la frontière ;
elles y déploient tout au plus une antenne commerciale, sur un mode flexible. Certaines
firmes installent sur les marchés frontaliers un conteneur qui fait office d’entrepôt (cas de
la Cimencam), d’autres (Cicam, BAT) y envoient périodiquement une camionnette qui
ravitaille en marchandises les distributeurs-grossistes de la place. À Mbaiboum, la
station Elf, avec sa pompe artisanale, ne ressemble en rien aux classiques stations-essence
de Garoua ou Maroua, sinon par l’enseigne.
La précarité des constructions (photo.43) semble être l’apanage des places
marchandes frontalières africaines, en dehors, bien sûr, des capitales politiques ou des cités
historiques (comme Kousséri). En voyage le long de la frontière mexico-américaine, Tom
Miller observe que « les villes frontière [mexicaines] donnent généralement l’impression
d’être miteuses et somnolentes, poussiéreuses et désolées, de ces endroits où les pauvres
se mêlent aux criminels » (Sur la frontière, Actes Sud, 1992, p. 15). Cette description peut
s’appliquer aux villages-marchés frontaliers de l’Afrique centrale, dont beaucoup
s’apparentent à de simples campements. Mbaiboum est un exemple significatif. Forte de
plus de 10 000 habitants, la localité se distingue par un habitat très rudimentaire et
l’absence presque totale de constructions en matériaux durables. Boutiques et habitations
correspondent à de simples boukarous en matériaux végétaux ou à des maisons en terre
(poto-poto) dont les murs, souvent enduits d’une couche de ciment, se rehaussent d’un toit
en tôle ondulée. Masse informe constituée par accrétion, Mbaiboum est un gigantesque
capharnaüm, aux allures de bidonville. Le site n’a ni tracé de voirie, ni adduction d’eau, ni
électricité (des particuliers ont leur propre groupe électrogène) ; les rues sont sales et
encombrées de sachets en plastique (les lédas). Comme à Kyé Ossi, Abang Minko’o ou
Banki, la gestion urbanistique est frustre, voire inexistante.
Fait rare pour un marché frontalier, Abang Minko’o est, lui, doté de quelques
bâtiments en briques, constitutifs du marché couvert, mais c’est parce que ce site
commercial a été planifié et aménagé par l’État (photo.44). En 1996, le Conseil National
des Chargeurs Camerounais (CNCC), un organe rattaché au ministère des Transports
camerounais, achevait la construction d’un vaste entrepôt, destiné à abriter les vivres frais
en attente d’expédition vers le Gabon. Le site d’Abang conserve, malgré tout, un aspect
désolé. L’un des bâtiments centraux, dégradé à la suite d’un incendie en 1995, est à
l’abandon (photo.45). Bien qu’officiellement conçu comme un marché de denrées
périssables, la localité est dépourvue d’électricité et de chambre froide. Les problèmes de
canalisation des eaux ont été négligés dans une région à forte pluviosité, la cour centrale
du marché n’a pas été bitumée et des herbes envahissent le site. Cet aspect sommaire des
installations frontalières est justifié par le développement à chaque fois récent des marchés
frontaliers, qui tient à leur attraction passagère.

421
422
Photo. 44- Les installations en briques du marché d’Abang Minko’o en 1994

Photo. 45- Le marché d’Abang Minko’o en 1996 :


les herbes regagnent le site et à droite, une des toitures s’est effondrée

423
424
2- L’évanescence des polarisations frontalières

La faiblesse des investissements et la précarité des installations aux confins des


territoires sont sous-tendues par l’instabilité des itinéraires de desserte et le rayonnement
éphémère des marchés frontaliers (cf. 2ème partie, I). Parce que les constructions spatiales
frontalières sont incertaines, parce que demain peuvent apparaître ailleurs de nouveaux
pôles commerciaux à la faveur d’une route réhabilitée, d’un pont aménagé ou d’une baisse
des contrôles policiers, les exploitants de la frontière n’envisagent pas leur implantation
frontalière sur une longue durée mais comme une étape provisoire. Les investissements se
détournent des sites frontaliers car ceux-ci ne sont pas dotés d’une permanence sûre.
Le succès des localités marchandes frontalières repose entièrement sur le
commerce à longue distance, qui est une activité fluctuante et incertaine. En cas de
retournement de conjoncture, la vulnérabilité de ces lieux monofonctionnels éclate. En
effet, ils ne vivent pas d’une animation de leur espace environnant (ce qui aurait fait d’eux
des bourgs ou des petites villes) ; aussi, peu d’entre eux sont à même de se reconvertir vers
d’autres secteurs d’activités, de trouver une impulsion nouvelle qui maintiendrait la
croissance de leur population. Une fois le déclin du commerce entamé, le solde migratoire
des établissements frontaliers s’inverse rapidement pour devenir négatif. Jadis florissant, le
marché de Banki accumule depuis la dévaluation du franc CFA les fermetures de
boutiques, de dépôts et de magasins. Par chance, le village est situé sur un axe de passage
encore fréquenté et dans une région assez densément peuplée, si bien qu’il garde une vie
de village (les anciennes boutiques sont transformées en salon de coiffure, en restaurants
ou en atelier d’artisans). D’autres marchés, comme Ngaoui, sont aujourd’hui abandonnés
et désertés, car ils se retrouvent à l’écart des principaux couloirs de communication et
s’inscrivent dans une zone peu habitée, aux ressources économiques faibles.
La recrudescence du banditisme qui gagne maints confins territoriaux en Afrique
centrale, n’incite guère aux investissements. Qui déménagerait avec femme(s) et enfants
dans une zone d’insécurité notoire, dans une localité dangereuse d’accès ? L’existence
d’un climat politique tendu sur les bordures peut également contribuer à dissuader les
bonnes volontés. Ainsi, ce couple de commerçants bamiléké installé à Bitam (Gabon) a
bien acheté un terrain dans la petite ville gabonaise, seulement il hésite à construire
compte tenu des poussées xénophobes qui lui font « regretter d’être venu au Gabon » et
douter du projet d’une installation définitive. C’est donc d’abord à Douala que le ménage
camerounais a investi en priorité, en construisant une maison. Comme si elle était ressentie
plus fortement à la frontière, l’insécurité pèse dans le choix des acteurs privés qui
délaissent la frontière en tant que zone d’investissement.
Le comportement des autorités locales éclaire dans plusieurs situations la
modestie des placements immobiliers à la frontière. Ainsi, à Mbaiboum, la rareté des
maisons en matériaux durables est corrélée au pouvoir prébendier et autocratique du
lamido de Rey-Bouba. Quiconque veut édifier une villa sur le marché frontalier doit
s’engager à en bâtir une seconde pour le chef traditionnel. Autant dire que les vendeurs
préfèrent investir ailleurs. Si la précarité des installations à Mbaiboum est somme toute
fréquente dans les marchés frontaliers périodiques, l’absence de maisons en briques tient
ici clairement aux ponctions systématiques opérées par le chef peul qui enjoint à chacun
d’éviter l’affichage d’un quelconque signe extérieur de richesse, sous peine d’être taxé
davantage. Sur le marché sud-camerounais de Kyé Ossi, c’est la municipalité (celle
d’Olamzé) qui interdit les constructions cimentées, invoquant des raisons d’ordre

425
stratégique (le danger que représente la proximité du voisin équato-guinéen)259. À Kyé
Ossi, on compte ainsi seulement deux bâtisses édifiées avec des matériaux durables, celle
de la chef de village et celle d’un commerçant. Les autres boutiquiers se reportent en
général sur Ambam, voire sur Douala ou Yaoundé pour construire une maison.
Le délaissement des bordures frontalières par les investisseurs privés obéit à un
cercle vicieux : en effet, pourquoi construire une maison et s’établir dans une localité où il
n’y a pas d’hôpital pour soi et les siens, où les possibilités de scolarisation pour les enfants
sont limitées, en bref où les conditions de vie matérielles sont peu attirantes ? Inversement,
pourquoi prolonger le réseau électrique jusqu’au marché frontalier, pourquoi y implanter
un hôpital ou un collège lorsqu’on sait que la majorité des commerçants ne résident pas là
et que l’animation commerciale est presque inévitablement appelée, tôt ou tard, à se
déplacer vers un autre site ? Pour les commerçants grossistes dotés d’une certaine assise
socio-économique, les villages-marchés frontaliers présentent l’inconvénient d’être trop
éloignés des centres de décision et d’information et d’être indirectement connectés aux
centres d’approvisionnement en marchandises. Rejaillit bien là la fonction majeure des
marchés frontaliers, celle d’être le simple relais de vente d’une ville-entrepôt qui compte
de nombreux autres points de vente dispersés aux frontières et à l’intérieur du territoire.
Selon les besoins momentanés d’un pays voisin, selon la fluctuation des prix ou les
pénuries locales, les commerçants modifient, depuis leur entrepôt urbain de l’intérieur, la
distribution spatiale de leurs marchandises, approvisionnant d’abord telle antenne de vente
plutôt qu’une autre. Les marchés frontaliers ne sont que la projection commerciale d’une
ou plusieurs villes commerçantes de l’intérieur. À distance de la frontière, ces dernières
commanditent la diffusion rayonnante des marchandises vers ces annexes frontalières,
régissant les modes de régulation de l’ensemble des marchés. En comparaison des villes
intérieures, les places frontalières ne sont donc pas intéressantes pour l’ancrage de
commerçants grossistes car elles ne permettent pas la souplesse et la flexibilité nécessaires
à la distribution des biens marchands.

3- L’absence de territoire transfrontalier

La déficience des investissements frontaliers alliée à la fugacité des constructions


spatiales aux frontières empêchent d’appréhender les zones frontalières comme les lieux
d’un développement futur ou comme des espaces capables de structurer et donc de définir
un nouveau territoire.

Organisés par des axes de communication inconstants et polarisés par des places
commerciales mobiles, les espaces frontaliers ne sont pas des pôles de développement
durable. Leur assise économique (le commerce) est fragile et l’intensification des échanges
commerciaux transfrontaliers n’a pas un grand effet d’entraînement économique au niveau
local et régional, sauf quelquefois pour l’agriculture. Par exemple, la production rizicole le
long du Logone dans l’Extrême-Nord du Cameroun se maintient grâce aux exportations
vers le Nigeria. De la même façon, au sud-Cameroun, la création du marché vivrier
d’Abang Minko’o a favorisé la reconversion des cacaoculteurs locaux dans les productions
vivrières (plantain, manioc, arachide, maïs, maraîchage), commercialisées vers le Gabon
voisin. Toutefois, ce sont surtout les exploitations agricoles du centre et de l’ouest
camerounais, éloignées du cœur de la zone frontalière, qui sont stimulées par les échanges

259
- Comme la mairie d’Olamzé a en projet le déménagement du marché de Kyé Ossi vers le nord (à
proximité d’Olamzé), elle ne tient surtout pas à ce que le marché actuel connaisse un processus
d’induration.

426
camerouno-gabonais. L’impact des marchés frontaliers sur l’économie locale est
globalement restreint. Ainsi, la région transfrontalière organisée autour de Mbaiboum est
avant tout une zone de culture de rente cotonnière. Plus que des sites de production ou des
pôles d’entraînement économique, les places marchandes frontalières sont au premier chef
des carrefours de transactions, des lieux de rencontre et des espaces de passage.
Le fonctionnement et la configuration erratiques des régions frontalières entravent
l’émergence d’un pouvoir transfrontalier. Certes, on peut reconnaître avec J. Roitman
(1998) que les alliances commercialo-militaires dans le bassin du lac Tchad « constituent
des figures émergentes de l’autorité régulatrice » qui « concurrencent effectivement
l’État-Nation » et « défient l’intégrité des pays impliqués », en particulier au niveau de la
maîtrise de l’autorité réglementaire, du pouvoir financier et du monopole légitime de la
violence (cf. les exactions des coupeurs de route). Certes, la « garnison entrepôt » et les
« installations frontalières (...) génèrent des régimes de violence alternatifs » et « peuvent
être vues comme des lieux de pouvoir »260. Mais ces lieux de pouvoir sont isolés et
parcellisés, donc peu à même de réorganiser les territoires nationaux pour présider à
l’administration et à l’encadrement d’un territoire propre.
Les entités émergentes sont des « espaces » et non des « territoires »
transfrontaliers. La nuance est de taille et mérite qu’on s’y arrête. Chaque zone
transfrontalière constitue un espace, c’est-à-dire une étendue aménagée et utilisée par des
sociétés qui ont tissé par delà la frontière un système de relations, mais cet espace ne fait
l’objet d’aucune appropriation politique et ne peut, à ce titre, recevoir l’appellation de
territoire. Les constructions régionales bâties aux frontières ne font pas l’objet d’une
gestion concertée par les autorités des différents côtés. Aucune entité politique ne coiffe la
zone, aucun partenariat transfrontalier ne s’est vraiment mis en place pour le moment.
Peut-être le phénomène est-il appelé à s’esquisser. J. O. Igué informe que « le Nigeria a
entrepris avec ses voisins une série de projets transfrontaliers se traduisant par la
construction de routes, l’adduction d’eau et la fourniture en électricité des villes
frontalières hors de son territoire »261. Malheureusement, il n’est pas précisé de quels
voisins il s’agit. Le Cameroun figure-t-il parmi les bénéficiaires de ce projet, malgré le
contentieux de Bakassi ? Enfin, on peut se demander dans quelle mesure ces
projets parviendront à concrétisation.
L’existence d’une « appartenance transfrontalière commune » (B. Stary) qui
dériverait d’une pratique commerciale transfrontalière, et pas seulement d’une éventuelle
base ethnique, et qui serait susceptible d’encourager l’apparition d’une force politique ou
d’un pouvoir transfrontaliers, fait défaut. En effet, la plupart des exploitants de la frontière
ne résident pas dans les marchés frontaliers, ou alors temporairement. Aussi le sentiment
d’une appartenance transfrontalière commune se développe-t-il exceptionnellement. Il se
confond avec le rattachement à des réseaux ethniques, culturels, familiaux, claniques ou
marchands, sans jamais toutefois annihiler la conscience d’une appartenance nationale.
À défaut d’être le point d’ancrage de forces politiques, les espaces transfrontaliers
animés par le commerce ne sont pas le siège d’une dynamique de fronde. Les mouvements
sécessionnistes comme celui du Biafra sont rares, voire absents, par exemple au Gabon ou
en RCA. Les organisations politiques enracinées aux frontières ont parfois une assise
transfrontalière (au sens où les opposants trouvent refuge et soutien de l’autre côté de la
frontière) mais leur revendication territoriale concerne soit l’espace national dans son
entier (recherche du pouvoir), soit un seul versant national de l’espace transfrontalier.
L’exemple du nord tchadien est instructif : la région du Borkou-Ennedi-Tibesti,

260
- Roitman J., 1997, op. cit., p. 48 et 49.
261
- Igué J. O., 1995, op. cit., p. 70.

427
entièrement dépendante du voisin libyen sur le plan commercial, présente à première vue
une situation peu favorable à la consolidation du puzzle territorial tchadien. Reste
qu’aucune tendance séparatiste se manifeste politiquement, encore moins un désir d’être
rattaché à la Libye. De surcroît, le chef d’État libyen désireux de favoriser les échanges
commerciaux tchado-libyens a donné son accord en 1998 pour la construction d’une route
Koufra (sud libyen)/Abéché en complément de la future route N’Djamena/Abéché. Cet axe
devrait, à terme, désenclaver le nord tchadien et renforcer ses liens actuellement ténus avec
la capitale politique du pays. D’une manière générale, les opposants politiques basés aux
lisères du territoire réclament moins une sécession que l’autonomie dans le cadre d’une
fédération (cf. au sud-ouest du Tchad). Seul fait exception le mouvement anglophone
camerounais qui affecte la bordure sud-ouest du Cameroun (marquée par des échanges
intenses avec le Nigeria), et dont l’une des branches politiques a proclamé, en 1996, une
République indépendante. Mais cet irrédentisme émane d’un des partis les plus extrêmes.
Le plus important parti anglophone, le Social Democratic Front (SDF), soucieux d’élargir
son électorat à une base nationale, s’est replié sur une solution décentralisatrice262. Par
ailleurs, aucune union avec la région nigériane limitrophe n’est envisagée, y compris parmi
les plus farouches partisans de la cause anglophone.
Le commerce frontalier prospère sur la capacité décroissante des États à contrôler
leurs espaces de souveraineté, mais sans générer de constructions spatiales dangereuses
pour les anciens cadres nationaux. Les zones commerciales frontalières ne sont pas gérées
par un quelconque pouvoir transfrontalier qui porterait ombrage à l’autorité étatique, sans
doute parce que leur structuration interne est trop mouvante et leurs pôles d’attraction sont
éphémères. Difficile, dans ces conditions, de comparer les espaces d’échanges frontaliers à
des métastases qui attaqueraient le corps territorial de l’État. La configuration axiale des
espaces frontaliers renforce, au contraire, la compacité et l’unité des territoires étatiques.

C- Qui plus est, les espaces frontaliers consolident le cadre des territoires
nationaux

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’effervescence commerciale aux


frontières produit des effets centripètes et participe au processus d’intégration territoriale.
Trois arguments appuient cette idée : le constat d’un raffermissement du maillage politico-
administratif dans les espaces frontaliers affectés par des échanges intenses ; l’amélioration
de la desserte des zones frontalières, qui est à la base de leur animation, signifie une
meilleure connexion et une dépendance envers le reste du territoire national ; enfin, les
véritables gagnantes du bouillonnement d’activités aux frontières sont moins les zones de
confins que les villes postées à l’intérieur des territoires nationaux.

1 - Le resserrement du maillage politico-administratif

Selon l’idée reçue, l’explosion des transactions frontalières profiterait du


relâchement du contrôle territorial de l’État et l’accentuerait davantage. La preuve en est le
maillage politico-administratif de plus en plus lacunaire et imparfait des territoires
étatiques. Ainsi, D. C. Bach notifie la « régression de l’encadrement territorial de l’État,
consécutive à la montée des flux informels »263 ; C. Clapham évoque, lui, le thème d’un
« rétrécissement de l’État qui s’éloigne des périphéries du territoire national d’origine

262
- voir Konings P., in Politique africaine, n° 62, juin 1996.
263
- Bach D. C., 1991, op. cit., p. 119.

428
pour se concentrer dans la capitale, les grandes villes, et dans les principales régions de
production à l’exportation »264. Cette contraction de l’État africain, variable selon les pays,
se manifesterait dans certains cas par la disparition pure et simple des services
gouvernementaux, signe de la perte de souveraineté et du contrôle déclinant des États sur
leur propre territoire.
Pour des raisons évidentes (évitement des taxes), l’intensification des flux
frontaliers concerne en priorité les régions faiblement contrôlées par les agents de l’État,
mais le fait est loin d’être systématique, comme le montrent les échanges entre le
Cameroun et le Tchad le long du pont Ngueli (très surveillé). Par ailleurs, les enquêtes de
terrain montrent que le développement des échanges frontaliers, loin d’alimenter le déclin
de l’encadrement territorial provoque, à l’inverse, un sursaut de contrôle de l’État. Si les
autorités étatiques sont quelquefois prises au dépourvu par l’éclosion des marchés
frontaliers et l’explosion des transactions, leur réaction, cependant, ne tarde pas. À titre
d’illustration, le pont Ngueli, traversé à hue et à dia par les commerçants de tout acabit à la
charnière des année 80 et 90, a fait l’objet d’un verrouillage et d’un contrôle renforcé de la
part des autorités tchadiennes, dès le milieu des années 90 (cf. la mise en place, en juillet
1995, d’un magasin de douane où est déchargé le contenu des camions). De même, le
déplacement du marché d’Eking par les autorités camerounaises, au profit d’Abang
Minko’o, s’est traduit par l’implantation locale de deux nouveaux postes de douane (à
l’entrée et à la sortie du marché d’Abang), en complément du poste policier d’Eking. Autre
exemple : à Mbaiboum, l’essor de la place commerciale, impulsé par des commerçants
privés, a été entériné dès 1992 par la création d’un poste de douane camerounais à
Touboro. Dans la majorité des cas, l’intensification des échanges frontaliers et l’émergence
de nouvelles places frontalières contribuent donc à resserrer les mailles du filet jeté par
l’État sur son territoire. Qu’importe si la fiscalité perçue est faible, si les passe-droits ou la
corruption sont légion, c’est là un problème général, constaté dans l’ensemble du pays, qui
n’a rien de spécifiquement frontalier.

2- Les zones frontalières commerciales sont soudées au reste du


corps territorial par les axes de communication

L’examen des facteurs du succès des marchés frontaliers a révélé la nécessité


d’une desserte de qualité entre les sites frontaliers et les zones intérieures, pourvoyeuses ou
consommatrices de marchandises. La vitalité commerciale des espaces bordiers repose sur
une solide connexion entre les places marchandes implantées aux frontières et les centres
économiques de l’intérieur. Très souvent, c’est l’amélioration de la voie routière, parfois
initiée en vue de l’évacuation d’une culture de rente (coton à Mbaiboum, cacao dans le
Woleu-Ntem), qui permet le lancement d’un marché frontalier. Ce rôle crucial des axes de
communication a permis, lors de l’étude sur la configuration spatiale des zones
frontalières, de mettre en exergue l’arrimage des marchés frontaliers aux grandes et
moyennes villes de l’intérieur qui expédient, redistribuent et consomment les biens en
circulation. Cette liaison entre les marchés frontaliers et les centres urbains de l’intérieur
s’effectue grâce aux artères de transport qui soudent les différents morceaux du puzzle
national et rendent les confins dépendants de leur hinterland national. Le terme
« dépendance » est bien pesé : les espaces frontaliers dynamisés par le commerce ne
peuvent pas être des zones enclavées. Ils se signalent au contraire par leur dépendance
structurelle envers les pôles urbains de l’intérieur pour leurs filières d’approvisionnement
et de distribution. Que le cordon se rompe, que la voie de communication devienne

264
- Clapham C., 1998, op. cit., p. 82.

429
impraticable pour une raison ou une autre et l’activité commerciale aux frontières disparaît.
Contrairement à ce qu’avance J. O. Igué, les espaces frontaliers animés par des activités
d’échanges ne sont donc ni « des espaces économiques autonomes » ni des
« enclaves » qui « se détachent par leur fonctionnement de l’espace national »265.
La dépendance des espaces frontaliers envers les zones intérieures (campagnes ou
villes) qui les approvisionnent ou les délestent de leurs produits marchands infère en faveur
d’une intégration territoriale. Le contre-exemple du Congo démocratique rappelle en effet
que les espaces frontaliers qui évoluent de manière autonome par rapport au centre
politique du territoire, sont des régions économiquement utiles (Shaba, Kivu, Kasaï)
stigmatisées par la déficience des voies de transport les reliant aux autres provinces du
pays.

3- Les « villes-frontière » à l’intérieur des territoires sont les grandes


gagnantes du commerce frontalier

Le commerce frontalier s’appuie sur un réseau complexe de métropoles et de


villes secondaires qui dessinent des maillages variés (Grégoire, 1996). Le fonctionnement
des espaces frontaliers amène à établir une nuance entre les points d’interface frontalière
assurant une connexion régionale (c.-a.-d. les marchés frontaliers) et les villes-frontière266
qui sont des localités qui vivent et retirent profit des discontinuités frontalières entre
plusieurs États.
Les villes-frontière qui se tiennent en général (mais pas toujours) à distance de la
ligne d’État (à 50 ou 100 km de là), sont les principales bénéficiaires des échanges
frontaliers. En effet, elles se caractérisent par une fonction de base-arrière offensive (pour
les transporteurs, les cambistes et les commerçants engagés dans l’import-export) et elle
sont des lieux d’accumulation (pour les capitaux marchands et les investissements
matériels). Primo, ces villes abritent les bureaux et les entrepôts des commerçants
grossistes, mais aussi la famille et le domicile principal des négociants (ou transporteurs ou
agents de change…), y compris lorsque ceux-ci travaillent à la frontière. Secundo, ces
centres urbains de taille grande ou moyenne sont le siège de représentations bancaires et
d’organismes financiers. Ils sont ainsi le lieu de rapatriement des bénéfices en liquide
amassés sur le(s) marché(s) frontalier(s). L’argent y est déposé dans des banques ou des
coffres particuliers. Tertio, les villes-frontière sont assurées d’une pérennité dont témoigne
leur bâti et qui est souvent liée à une histoire ancienne ou confortée par une fonction
administrative. Elles captent, en conséquence, l’essentiel des (ré)investissements réalisés
par les exploitants de la frontière, notamment dans l’immobilier. Dans les lignes
précédentes (fin du B-2), le rôle de commandement de ces centres urbains a été relevé :
c’est en ville que sont réglées et gérées les transactions commerciales frontalières ; c’est en
ces lieux que circulent les informations afférentes aux prix, au taux de change et aux
conditions du marché ; c’est là, enfin, que les commerçants nouent l’essentiel de leurs
contrats et décident des réorientations et de la ventilation des flux commerciaux.
Les deux principaux types de ville qui coïncident à des villes-frontière en Afrique
centrale sont les capitales provinciales et les métropoles.

265
- Igué J. O., 1995, op. cit., p. 58.
266
- L’idée est reprise d’un groupe de travail qui s’est régulièrement réuni, en 1997/98, à l’université Louis
Pasteur de Strasbourg, sur le thème de la frontière et auquel participaient B. Reitel, P. Zander, J.-L.
Piermay, C. Arbaret-Schultz et F. Moullé.

430
a- Les pôles de province : un rôle-charnière entre la grande ville et le marché
frontalier

Les capitales provinciales, de taille moyenne et de place secondaire dans la


hiérarchie urbaine nationale sont sans doute celles qui retirent le plus d’avantages de la
frontière. Ces localités possèdent environ entre 20 000 et 200 000 habitants (cf. en RCA,
au Gabon et au Cameroun qui compte beaucoup de villes moyennes), parfois moins (cf. au
Tchad et en Guinée Équatoriale). Au Nigeria, ce seuil supérieur d’habitants peut être
dépassé (Maiduguri concentre, par exemple, plus de 600 000 hab.). Oyem au Gabon ;
Ebolowa, Maroua, Garoua, Ngaoundéré, Bamenda ou Bafoussam au Cameroun ; Yola,
Onitsha, Maiduguri ou Kano au Nigeria ; Ebebiyin en Guinée Équatoriale ; et Moundou,
Sahr, Léré ou Abéché au Tchad forment un éventail de ce premier type de villes-frontière
qui correspond fréquemment aux chefs-lieux de province, de préfectures ou de sous-
préfectures267. Cette fonction administrative leur assure des dotations en équipements
sociaux. L’éloignement des grandes métropoles nationales (situées au moins à 100 km de
là) permet à ces villes secondaires de s’ériger en capitales régionales et de dominer la zone
environnante.
Ces villes secondaires se signalent par un rôle de médiation et de relais entre les
espaces fournisseurs de biens (marché agricole, port, ville industrielle, métropole, …) et
les avant-postes frontaliers, formant ainsi une plaque tournante pour la collecte, le transit
et la distribution des marchandises en provenance ou à destination des marchés frontaliers.
Directement connectées à la capitale politique ou au grand centre économique national par
le biais d’un aéroport régional, d’une route de qualité ou par rail, ces villes secondaires
assurent l’articulation entre la grande ville et les marchés frontaliers de brousse. Certaines
d’entre elles sont desservies par un aéroport international (Garoua, Maiduguri, Kano…) et
constituent donc des interfaces frontalières ouvrant sur une connexion internationale
(fig.70).
Dans ces villes, les gares routières ou ferroviaires sont le siège d’une animation
intense qui génère des activités de manutention, de petit commerce, de dédouanement (cf.
à Ngaoundéré). Les hangars et magasins implantés au cœur des marchés (comme celui de
céréales au marché central de Garoua) ou à proximité de la gare routière ou ferroviaire
signalent le rôle de plaque tournante commerciale de ces localités. Ainsi, à Ngaoundéré, de
vastes aires de manutention et d’entrepôt jouxtent le terminus du rail ; sont présents à cet
endroit les antennes de sociétés de transit (Saga) ou de transport (Omais, UTC,
TRANSCOCAM), le Bureau de Gestion du Fret Terrestre (BGFT). Points de rupture de
charge pour les marchandises en circulation, les pôles provinciaux se distinguent par une
importante fonction d’entrepôt et de transit, attestée par la présence de dépôts et de
succursales appartenant à des sociétés industrielles ou commerciales. Par exemple, le
centre

267
- Sans doute peut-on inclure parmi ce premier type de ville-frontière la capitale de la préfecture de
l’Ouham-Pendé (RCA), Bozoum, forte de plus de 20 000 habitants. Grâce au plan routier AROP-EROP
(1986-1995), la ville est depuis la fin des années 80 parfaitement reliée à Bangui et à la frontière
centrafricaine. En outre, Bozoum a bénéficié dans le cadre dudit plan de travaux d’adduction d’eau, de
l’aménagement de son centre hospitalier et de l’amélioration du réseau électrique, ce qui doit renforcer
son attractivité. Faute d’enquêtes, il reste à déterminer si la ville profite de l’effervescence commerciale à
Mbaiboum et quelle place lui revient à l’intérieur du réseau marchand.

431
fig.70

432
ville de Garoua abrite des dépôts de sucre (Sosucam), d’huile (Diamaor), de boissons
(Brasseries du Cameroun, Erecom représentant Guiness), de matériaux de construction
(Cimencam, Socatral), ainsi que le siège des sociétés Cicam (textiles) et Sitabac
(cigarettes) ; celui de Maroua concentre, entre autres, un dépôt Sosucam, un magasin
Cicam, la direction générale de BAT (cigarettes) pour le nord du Cameroun, ainsi qu’un
entrepôt mixte Unalor-Sopicam-Fermencam-Pilcam. Ce dernier ventile les biens de
consommation produits à Douala (piles, allumettes, insecticides, boissons) vers le Tchad,
la RCA et le Nigeria via une ramification de petites villes et de marchés
frontaliers (Mokolo, Mora, Kousséri, Guider, Banki…).
Abritant des établissements bancaires268 ou constituant, comme Maiduguri ou
Abéché, d’importantes places de change parallèle, ces places secondaires engrangent les
recettes enregistrées sur les marchés frontaliers et sont des postes d’accumulation.
La position-clé de ces capitales provinciales au sein des réseaux marchands
frontaliers (dont elles sont les pôles) tient fréquemment à la possession d’un patrimoine
historique d’ordre commercial. En effet, la plupart de ces centres urbains sont le foyer
d’une bourgeoisie marchande depuis les années 30 (Moundou, Sahr, Bamenda,
Bafoussam), voire depuis l’époque précoloniale en ce qui concerne Ngaoundéré, Maroua,
Garoua, Maiduguri, ou Abéché. Ces dernières cités concentraient, dès le XIXème, une
population d’artisans et de commerçants bornouan, haoussa, foulbé ou soudanais ; elles
sont, de ce fait, depuis longtemps rompues au commerce. La détention d’un savoir-faire
entrepreneurial ancien dans le domaine du commerce et des transports grâce à une
communauté de négociants locaux (Ibo à Onitsha, Bamiléké à Bafoussam…) est un atout
de taille pour les capitales de province.
Les activités d’échanges frontaliers sont le pilier économique de ces villes, même
si certaines cumulent par ailleurs des fonctions industrielles (Maiduguri, Onitsha, Sahr,
Garoua, Ebolowa, Oyem…) ou artisanales (Maroua). Ainsi, les acteurs économiques basés
à Sahr et Moundou vivent du commerce frontalier avec la RCA, le Cameroun et au-delà,
avec le Nigeria ; ceux d’Abéché sont en relation avec le Soudan et la Libye ; les
marchands d’Oyem (souvent des « Aofiens ») travaillent avec la Guinée Équatoriale et le
Cameroun ; l’élite marchande de Garoua, Maroua et Ngaoundéré est spécialisée dans le
trafic frontalier avec le Nigeria, le Niger, le Tchad, l’Europe et la péninsule arabique ; celle
de Bamenda ou Bafoussam est davantage engagée dans le trafic avec le Nigeria, le Gabon
et l’Europe.
Les exploitants de la frontière basés dans ces villes sont en relation avec une
palette plus ou large de marchés frontaliers, en sus de leur point de vente urbain (boutique
au grand marché). Par exemple, Garoua est en liaison avec les marchés de Mbaiboum,
Pitoa, Babadji, Boulai Ibib, Figuil, Lagdo, Poli, Tcholliré. Villes-étapes incontournables
pour le commerce frontalier, les villes de province sont les véritables commanditaires des
échanges et les premières bénéficiaires de l’effervescence commerciale aux frontières.
Souvent présentées comme des localités repliées sur le terroir et la région immédiate, elles
sont en réalité autant le lieu d’échanges villes-campagnes que le lieu d’échanges frontaliers
organisés à très longue distance. Ces villes-frontière provinciales ne se ressemblent pas
toutes : la présence ou non d’un aéroport international, le captage plus ou moins grand des
investissements issus de la rente frontalière, leur rôle commercial historique ou encore les
relations qu’elles entretiennent avec leur environnement régional confèrent à chacune un
caractère propre.

268
- Sauf Ebebiyin. Pour les autres, Oyem compte le seul établissement bancaire de la province gabonaise du
Woleu-Ntem (une succursale de l’UGB -Union Gabonaise de Banque-, filiale du Crédit Lyonnais),
Garoua concentre au moins cinq banques (Crédit Lyonnais, BEAC, Méridien-BIAO, CCEI, Standard et
Chartered) et Maroua n’est pas en reste (Crédit Lyonnais, BIAO, Crédit Foncier du Cameroun...)

433
b- Les métropoles, épicentres des réseaux de commerce lointains

Le second profil de villes-frontière est celui des villes primatiales, qui coiffent
l’armature urbaine nationale. Ces têtes de réseaux ont rang de capitales politiques ou
correspondent à des grands centres économiques nationaux, à l’instar de N’Djamena,
Bangui, Douala, Yaoundé ou Libreville. Victimes de licenciements massifs dans la
fonction publique et le secteur salarié privé, les grandes villes tirent en compensation de
plus en plus leurs ressources de l’exploitation des différentiels frontaliers. À cet égard, leur
aéroport international et, éventuellement, la présence d’un port (fluvial ou maritime)
ouvert au trafic avec l’étranger font d’elles des interfaces frontalières de rang international
et leur permettent de jouer à plein de leur position nodale pour engager les villes
secondaires dans des échanges lointains. Médiatrices entre les pays étrangers et les
capitales provinciales (dénuées d’aéroport international), les grandes villes ont une
fonction d’entrepôt, de transit et centralisent les informations. Dotées d’une permanence
sûre, elles recueillent les capitaux dégagés grâce au trafic frontalier, le plus souvent sous
forme de placements immobiliers. Par exemple, la plupart des négociants impliqués dans
le trafic camerouno-gabonais se font bâtir une demeure à Douala, Yaoundé ou Libreville
(fig.71).
Les métropoles frontalières ne sont pas forcément les plus actives des villes-
frontière. La comparaison entre N’Djamena et Bangui le prouve. N’Djamena est une ville-
pont qui profite entièrement de sa position à l’interface de plusieurs territoires nationaux.
Gigantesque entrepôt, la capitale tchadienne perçoit les (ré)investissements de l’économie
frontalière grâce à un jeu sur sa frontière aéroportuaire et sur sa frontière terrestre (les
échanges avec les pays voisins camerounais et nigérians sont intenses). En revanche,
Bangui est une ville-frontière plus modeste, la localité n’exploitant pas pleinement les
opportunités offertes par sa situation d’interface fluviale frontalière. De fait, la frontière
partagée avec la République démocratique du Congo génère des échanges de proximité
restreints, faute de pont sur l’Oubangui. Néanmoins, Bangui est un lieu d’accumulation et
une ville-frontière en ce qu’elle commande un commerce à longue distance : elle abrite une
communauté marchande cosmopolite intervenant dans des échanges lointains (avec
l’Asie, l’Europe, les USA, le Liban) qui engage une partie de ses bénéfices dans des
activités urbaines (industrielles, commerciales, immobilières). En outre, Bangui est depuis
peu la niche de boubanguéré spécialistes de l’import-export qui privilégient la capitale
pour la construction de leurs maisons personnelles. La distinction entre Bangui et
N’Djamena est ainsi intéressante : la première est une ville-frontière non pas à cause des
échanges transfrontaliers de proximité mais grâce à des échanges lointains menés depuis
son aéroport international, sa gare routière et son port fluvial (connecté avec celui de
Brazzaville au Congo et au-delà, avec Pointe-Noire et l’outremer). N’Djamena est, elle,
une ville-frontière à double titre, car elle est engagée dans des échanges transfrontaliers
intenses avec le Cameroun et le Nigeria voisins (un pont enjambe le fleuve Chari qui fait
frontière avec le Cameroun) et car elle est le siège d’un important trafic aéroportuaire avec
l’Europe et la péninsule arabique.
Parmi les villes-frontière, la différence est de taille entre des métropoles comme
Yaoundé ou Libreville qui possèdent parallèlement à la rente frontalière d’autres sources
de revenus (l’industrie, l’administration, …) et des villes moyennes comme Garoua ou
Maroua qui prospèrent presque exclusivement grâce au jeu sur la frontière. Doit-on, dès
lors, faire

434
Fig.71

435
un usage restrictif du terme de ville-frontière et le réserver aux localités pour lesquelles
l’exploitation des différentiels frontaliers constituent le principal, voire l’unique moteur de
croissance et de développement ?
Il est clair qu’en dehors des capitales régionales et des métropoles, il existe aussi
de « petites » villes-frontière (fig.71). Petites, par leur nombre d’habitants (en moyenne
entre 5 000 et 20 000 hab.) et la modestie des ressources issues de la frontière. Ambam,
Touboro ou Mokolo au Cameroun, Bitam au Gabon, fournissent un échantillon de ces
villes en général assez proches de la frontière (moins de 50 km en moyenne). Mais ces
centres « mal dégrossis, portant encore le terroir à leurs semelles »269 jouent un rôle
second pour l’entreposage et la redistribution des marchandises. Ils n’abritent pas de
banques, ils ne commandent pas la diffusion des flux frontaliers et ne sont pas des centres
de décision. Ils forment quelquefois la base-arrière immédiate de(s) marché(s) frontalier(s)
et sont une simple étape de parcours (rarement un point de rupture de charge) entre le lieu
d’interface frontalière et les capitales de province. Néanmoins, ces petites villes profitent
des différentiels frontaliers en ce qu’elles abritent une population frontalière (souvent
d’origine étrangère) qui contribue à leur animation et à leur développement (cf. les
Haoussa, « Aofiens », Camerounais et Équato-Guinéens à Bitam). En outre, elles sont le
lieu de résidence et d’investissement privilégié des exploitants de la frontière, à l’assise
financière limité, qui n’ont pas les moyens ou l’ambition de construire dans des villes plus
grandes. En bref, ces petites villes-frontière captent une part de la rente frontalière mais
dans des proportions moins significatives270. Sans doute ces bourgades ancrées au monde
rural vivent-elles autant d’une commercialisation ou d’une transformation des produits
agricoles locaux que de la frontière (cf. hévéaculture à Bitam, cacao à Ambam, usine
d’égrenage de coton à Touboro...). Elles sont ainsi modérément affectées par les
retournements conjoncturels du commerce frontalier.
De l’analyse des villes-frontière, il ressort que l’effervescence commerciale
conforte de nombreuses villes situées en retrait de la frontière (grandes villes, capitales
provinciales, anciennes cités marchandes) ainsi que les métropoles frontalières. Ce sont
toutes ces localités qui absorbent l’essentiel des bénéfices issus des transactions
frontalières. Les places marchandes développées à l’interface de deux ou trois territoires
nationaux reçoivent, elles, très peu de dividendes du commerce frontalier. Dès lors, il
semble difficile de les appréhender comme de futures villes-frontière, même s’il est un peu
tôt pour juger de leur caractère urbain. Après tout, l’essor de nombreux marchés frontaliers
ne remonte qu’à deux décennies et le processus de formation d’une ville (si processus il y
a) n’en est qu’à ses débuts.
Certes, au regard de l’agglomération de leur population et de leur nombre
d’habitants, la plupart des marchés frontaliers dynamiques s’apparentent déjà à des villes.
L'habitat n’y est pas homogène et répétitif comme il peut l’être dans maints villages : à
Mbaiboum, des quartiers à composante ethnique s’esquissent (cf. le quartier ibo), des chefs
de quartier sont désignés, et, comme à Kyé Ossi, Abang Minko’o ou Banki, quelques

269
- Barbier J.-C., Delpech B. et Giraut F., “ Développement et autonomie des villes secondaires dans le Tiers
Monde ” in Villes en parallèle. Villes secondaires d’Afrique, Université de Nanterre, Laboratoire de
Géographie Urbaine, n° 22, décembre 1995, p. 18.
270
- Néanmoins, certaines de ces petites villes, telles Bitam (Gabon), semblent parier sur l’économie
frontalière. Base de groupement, de reconditionnement, et de distribution de marchandises (surtout des
vivres) destinées à Libreville et au reste de la province, Bitam commerce avec la Guinée, via Kyé Ossi et
Komban, et avec le Cameroun, via Eboro. Doté d’un magasin, « Akiba », organisé comme les
supermarchés de la capitale, le chef-lieu départemental du Ntem se signale, en 1998, par la réfection de sa
gare routière (fig.68) afin de la rendre plus fonctionnelle (projet d’un parking payant). Le secteur de la
construction paraît très actif à Bitam. La petite ville devrait prochainement accueillir un complexe
commercial financé par un organisme hollandais.

436
maisons commerçantes sortent du lot par leur solidité et leur envergure, exprimant ainsi la
réussite économique de leurs occupants. Lieux de brassage de populations différentes, les
marchés frontaliers répondent à la définition weberienne de la ville, appréhendée comme
un lieu de rencontres et un espace de diversité sociale (Weber, 1982). Telles des villes, les
places marchandes frontalières semblent « maximiser l’interaction sociale » (Claval,
1981).
Pourtant, plusieurs éléments empêchent de considérer ces établissements humains
comme des villes. En premier lieu, leur mono-activité (le commerce). La ville ne se
distingue-t-elle pas par une combinaison de fonctions et d’activités ? En second lieu, on
peut invoquer le caractère périodique de l’animation des marchés frontaliers. La majorité
d’entre eux ressemblent à des sites désolés en dehors du ou des jour(s) de marché
hebdomadaire, le cas extrême étant incarné par Abang Minko’o, déserté par l’essentiel des
commerçants en dehors du samedi. Ce manque d’activités permanentes n’est-il pas un trait
éminemment villageois ? En troisième lieu, l’absence d’une structure politique endogène,
qui se signalerait par une gestion de la voirie, des équipements en eau et en électricité,
dénie au marché frontalier le label de ville. Les places marchandes frontalières ne sont
assurément pas des centres de gestion. Enfin, la rapidité de leur éclosion et de leur
développement, digne des villes-champignons, les fragilisent en ce qu’elle est intimement
liée à un effet de conjoncture. Le propre des marchés frontaliers est de se monter et se
démonter à une vitesse déconcertante. Plus que de véritables villes, les places bordières
s’assimilent à des campements mobiles et échappent à un processus d’induration. Leur
intérêt ? Ils sont fréquentés par une clientèle étrangère nombreuse et la concurrence
commerciale y est moins sévère que dans les marchés urbains de l’intérieur. Cependant, les
exploitants de la frontière basés dans les villes-frontière peuvent à tout moment décider de
se passer de ces relais frontaliers, notamment lorsque ceux-ci deviennent une contrainte.
Par exemple, à Mbaiboum, certains négociants nigérians trouvant trop lourdes les taxes du
lamido (lors de l’arrivée, de la vente…) ont décidé, de concert avec leurs clients
centrafricains, de livrer directement leurs marchandises à Bangui, le marché terminal de
consommation, sans recourir au marché intermédiaire de la frontière. De même, au sud-
Cameroun, certains négociants camerounais exportateurs de vivres vers le Gabon se sont
rabattus sur la voie maritime Douala/Libreville, agacés par la rupture de charge imposée à
Eking depuis la panne du bac.
Répétons-le : les lieux qui vivent actuellement de la frontière ne sont pas les
marchés frontaliers qui se contentent d’appuyer, à une échelle régionale, une connexion
entre des pôles commerciaux étrangers. Le développement des échanges frontaliers profite
et fortifie les villes situées à l’intérieur des territoires et les métropoles. Peut-être est-ce
une des clés de la vitalité démographique et économique des moyennes villes africaines en
cette fin de XXème siècle. Indubitablement, l’exploitation des disparités frontalières fait
vivre un nombre croissant de centres urbains.

Loin d’alimenter un éventuel risque d’éclatement des territoires nationaux, le


commerce frontalier renforce leur cohésion et leur unité et ce, malgré le contexte de
déliquescence des appareils d’encadrement de l’État. Faute de pouvoir transfrontalier
coiffant les nouvelles constructions régionales, l’hypothèse d’une tentation irrédentiste qui
naîtrait sur les confins du territoire est peu envisageable, d’autant que l’identité nationale
tend à se raffermir à la frontière. Certes, l’hypothèse d’un modification en profondeur des
frontières n’est pas à exclure mais les causes de cet événement, s’il se produit, seront sans
liens avec les activités commerciales frontalières. L’échec de la confédération
sénégambienne en Afrique de l’Ouest (Sall, 1992) a révélé le poids déterminant de certains

437
négociants gambiens qui ne voulaient pas voir gommer une frontière d’État, source de
lucratifs revenus.
Toutefois, un optimisme benoît n’est pas de mise. Il ne s’agit pas de réfuter en
bloc les mises en garde adressées par certains auteurs quant aux effets dangereux du
commerce frontalier, mais de pointer, en concomitance, l’impact positif de ce commerce
pour l’État et l’intégration nationale. La promotion des espaces frontaliers consolide et
détruit simultanément l’État. Et pour l’instant, on constate le maintien ferme des cadres
territoriaux. Ce fait est-il dû à une action spécifique de l’État ?

438
III- La position équivoque et évolutive de l'État face aux
espaces frontaliers

En filigrane des discours dominants sur la décadence et la perte de souveraineté


des États africains se profile l’image d’un État impuissant, incapable de résister aux forces
centrifuges et dépassé par le développement des activités commerciales qui affecte les
bordures de son territoire. Les thèmes en vogue relatifs au « rétrécissement », à la
« contraction » ou au « repli » de l’État sur les régions dites utiles (capitale politique, port,
grand centre économique, site minier ou zone d’agriculture d’exportation) sous-entendent
en contrepartie un abandon des périphéries ou le laissez-faire de l’État dans les zones de
confins, ce qui ouvre le champ libre à des dynamismes privés marchands. Une telle
analyse débouche immanquablement sur une perception très « libérale » des espaces
frontaliers. Ainsi, pour D. Darbon (1998) « la frontière n’est plus une ligne de séparation
(…) sur laquelle l’État se réserve le monopole de l’interface, c’est au contraire une zone
de marché sauvage, entièrement dérégulée, un lieu de fuite de la logique étatique »271.
Mon objectif est de nuancer cette vision d’un État absent ou passif qui subirait, plus qu’il
ne contrôlerait, la reconfiguration des espaces d’échanges. Que ce soit clair : il n’est pas
question d’attribuer aux instances étatiques la maîtrise totale des zones commerciales
frontalières. Disons simplement qu’il n’est pas évident que l’État ressorte perdant de la
partie qui se joue actuellement aux frontières. Osons même l’hypothèse qu’il parvient à
tirer parti des recompositions frontalières, pour perdurer. Quelles sont alors ses modalités
d’intervention ?
L’action de l’État n’est pas toujours facile à décrypter car elle s’effectue par des
voies directes et indirectes. Sa visibilité est ainsi plus ou moins grande (A). En outre, l’État
est loin de constituer un bloc monolithique composé de membres qui agissent au même
diapason. De là, l’attitude variable et ambiguë des instances étatiques qui balancent entre
une volonté (plus ou moins coercitive et effective) de contrôler les flux frontaliers et un
souci d’ouverture commerciale, largement encouragé par les bailleurs de fonds
internationaux (B). Au niveau régional et local, l’État fait face à d’autres interlocuteurs
(chefferie traditionnelle, collectivités locales, coopérants étrangers, ONG…) avec lesquels
il compose, collabore, voire, derrière lesquels il se retranche ou s’efface (C).

A- Une présence directe et indirecte de l’État

L’immixtion de l’État dans les espaces frontaliers est plus ou moins manifeste.
Elle est facile à percevoir quand elle est directement le fait de fonctionnaires, d’organismes
publics ou d’entreprises parapubliques. Elle est moins évidente à lire lorsqu’elle s’opère
par le truchement de bailleurs de fonds étrangers dont l’intervention tend à éclipser
l’initiative de l’État ou bien encore lorsque l’État se retranche derrière des intermédiaires
privés auxquels il a délégué certaines fonctions régaliennes.

Assimiler les espaces d’échanges frontaliers à des zones franches ou à des zones
de marché sauvage, hors du champ de l’État, est excessif. Dans tous les marchés
frontaliers visités, des agents de l’État sont présents (douaniers, policiers, militaires,
employés de

271
- Darbon D., 1998, op. cit., p. 71.

439
l’immigration, responsables du Ministère de l’Élevage, de l’Agriculture ou des Travaux
Publics...). Ces fonctionnaires comptabilisent les flux avec tous les aléas que l’on sait ou
prélèvent une taxe (négociée) sur les commerçants et transporteurs : droits de douanes,
taxes d’entrée, taxe phytosanitaire (à Figuil au Cameroun, au port Môle de Libreville),
péage de bac (à Bongor au Tchad, à Ngoazik au Cameroun…). L’action de ces agents
témoigne d’un contrôle étatique sur les espaces frontaliers, contrôle certes bien imparfait
au regard des rentrées financières souvent modestes qui parviennent dans les caisses de
l’État. Néanmoins, il n’est pas évident que la qualité et la densité de ces contrôles réalisés
aux frontières soient inférieures à celles des contrôles opérés au centre (politique et
économique) et dans le reste du territoire national.
L’État est quelquefois également présent aux frontières par le biais d’organismes
publics et d’entreprises parapubliques. Non seulement ceux-ci prennent part aux flux
commerciaux (cf. Cimencam au Cameroun), mais ils interviennent aussi dans la promotion
et le fonctionnement des espaces frontaliers. On songe aux efforts de la Cimencam
(détenue à 65% par l’État camerounais) et du Conseil National des Chargeurs
Camerounais (le CNCC est sous tutelle du ministère camerounais des Transports) pour
rétablir la fluidité de la circulation à la frontière méridionale du Cameroun. Toujours au
sud-Cameroun, l’État est présent sur le marché frontalier d’Abang Minko’o à travers le
Service National d’Alerte Rapide et d’information sur les marchés (SNAR), un organe
rattaché au ministère camerounais de l’Agriculture. Financé par un don japonais transmis à
la Banque Mondiale et assisté sur le plan technique par la FAO, le SNAR possède de
vastes locaux « en dur » sur le marché d’Abang Minko’o et surveille de près les activités
frontalières (cf. infra, C-1). Dans la moitié septentrionale du Cameroun, l’intervention de
l’État s’effectue par la médiation de la société parapublique cotonnière, la Sodécoton.
Celle-ci a, de manière non calculée, permis la construction d’une rente de situation
frontalière (à Mbaiboum) en améliorant la desserte routière dans ses bastions cotonniers
(projet Sud-Est Bénoué -SEB- étudié en 2ème partie, I-C-2). En outre, ce sont les brigades
de la Sodécoton basées à Garoua qui entretiennent depuis le début des années 90 les routes
menant au marché de Mbaiboum (la D89 Tham/Ndock Touboro et Ngaoundéré/Ndock/
Touboro), compte tenu de la défaillance de l’administration des Travaux Publics à
Tcholliré272.

Le plus souvent, c’est en effet par une politique d’amélioration des infrastructures
de communication que l’État agit aux frontières, mais à chaque fois dans le sillage de
bailleurs de fonds étrangers, ce qui tend à masquer son intervention. Ainsi, en Guinée
Équatoriale, la Chine et l’Union européenne sont les deux principaux artisans de la
modernisation du réseau routier national et du désenclavement des frontières orientale et
méridionale du Rio Muni273 (fig.72). Au Tchad, le Fonds Européen de Développement
(FED) finance, en 1995, une étude pour la réhabilitation d’un axe international liant
Moundou à Ngaoundéré par Touboro (Cameroun). Le Gabon est, lui, épaulé par la Caisse
Française de Développement (la CFD a été rebaptisée AFD274 en 1998), le FED275, la
272
- Chargée de l’entretien des pistes SEB, la base des Travaux Publics de Tcholliré, siège de la subdivision
du Ministère de l’Équipement, s’acquitta de sa tâche durant les premières années, soit jusqu’au milieu des
années 80. Depuis, son action s’est fortement restreinte pour diverses raisons (insuffisance de matériel,
dysfonctionnements internes) si bien que la Sodécoton a pris l’initiative d’entretenir elle-même les pistes
cotonnières.
273
- La Chine réhabilite l’axe Bata/Niefang et construit une route entre Ncué et Mongomo ; l’Union
Européenne envisage le financement Niefang/Médouneu et étudie la faisabilité d’une route
Niefang/Ncué/ Ebebiying.
274
- Agence Française pour le Développement.

440
Banque Africaine de Développement (BAD)276, et secondairement par la Banque
Islamique de Développement (BID) et la Banque Arabe pour le Développement en Afrique
(BADEA)277, afin de mettre en place une route de qualité entre Libreville et la frontière
gabonaise (fig.72)278. Pour améliorer la desserte de ses marges méridionales depuis
Yaoundé, le Cameroun bénéficie de l’appui de l’AFD et de la BAD (réfection de la route
Mbalmayo/Ebolowa en 1990 et peut-être bitumage de la section Ambam/Eking) tandis que
le FED devrait financer la construction d’un pont-frontière sur le Ntem à Eboro. À la
frontière orientale du Cameroun, le FED soutient un projet de liaison routière entre
Cameroun et RCA (bitumage prévu en 1997 de l’axe Garoua Boulai/Bertoua et
élargissement de la route Ngaoundéré/Meiganga). De son côté, la Caisse Centrale de
Coopération Économique (future AFD) avait financé à 70% la réfection des pistes rurales
camerounaises menant vers Mbaiboum au cours des années 80 (projet Sud-Est-Bénoué 1).
Que l’essentiel des financements soit assuré par des agents extérieurs à l’État ne
doit pas occulter le maintien du rôle et de la marge de manœuvre des États. Certes modeste
(sauf au Gabon) au regard du coût total des opérations, la contribution financière de l’État
aux travaux d’aménagement et d’entretien des axes de transport n’en demeure pas moins
effective. Ainsi, au Cameroun, la réfection de l’axe Ebolowa/Ambam (1998-2000) est
financée par l’État (apport de 6,3 milliards de F CFA) en complément d’un prêt de la CFD
(23 milliards de F CFA) ; le volet routier du projet Sud-Est Bénoué fut à 30% pris en
charge par l’État camerounais via l’Office de Commercialisation des Produits Agricoles.
En RCA, l’État à travers le Fonds Routier279 participe au financement des plans d’entretien
routier, à hauteur de 15% du montant total du Programme Sectoriel des Transports (PST 1:
1991-1994), le reste étant assuré par la Banque Mondiale, la BAD, l’Allemagne et le FED.
L’État gabonais, qui bénéficie d’une relative aisance financière en comparaison de ses
voisins, est le seul à payer presque entièrement sa politique nationale de rénovation
routière280 : par exemple, le bitumage de l’axe de desserte frontalière Eboro/Oyem/Mitzic
a été réalisé entre 1993 et 1997 grâce à un prêt de la Caisse Française de Développement
(48 milliards de F CFA) et à la contribution de l’État (15 milliards de F CFA).

Il serait erroné de croire que les dirigeants de l’État se voient imposer de but en
blanc des politiques de transport élaborées par des responsables extérieurs. Dans le cadre
du Programme Sectoriel de Transports mis en place par la Banque Mondiale dans les pays
d’Afrique centrale, les ministères des transports ont subi de profondes réformes
administratives. Une Direction des Routes rattachée au ministère des Transports a
notamment été créée (au Tchad, au Cameroun, en RCA, au Gabon…) dont le pouvoir de

275
- Il est prévu que le FED finance en grande partie le bitumage du tronçon Lalara/Mitzic qui conduit vers la
frontière camerounaise.
276
- La BAD a contribué au renforcement de l’axe Nsilé/Bifoun/Ndjolé entre 1993 et 1995.
277
- La BADEA et la BID doivent participer à la réfection de la piste Minvoul/Nkolmengboua qui longe
parallèlement la frontière camerounaise dans le nord du Woleu-Ntem. Remarquons que les bailleurs de
fonds arabo-musulmans sont très présents au Gabon et au Tchad. Ce dernier bénéficie en sus de la BID et
de la BADEA des contributions de l’OPEP et du Fonds koweïtien pour son programme de réhabilitation
routière.
278
- Cette route est quasiment achevée en 1998.
279
- Le Fonds Routier centrafricain tire ses revenus d’une redevance d’usage routier (RUR), levée sur la
consommation de carburant.
280
- Le pays ne bénéficie presque d’aucun don financier ; les organismes étrangers au Gabon tiennent un rôle
de banquier et fournissent des avances pour démarrer les travaux.

441
Fig.72

442
décision ne doit pas être sous-estimé. Par exemple, au Tchad, ce sont les cadres de la
Direction des Routes281 qui lancent les appels d’offre pour les travaux de réhabilitation, ce
sont eux qui concluent les marchés pour l’entretien, la gestion, la recherche et la
réhabilitation des routes. C’est le gouvernement tchadien qui a décidé, en 1998, du tracé de
la route bitumée transsaharienne financée par la Libye. Le tracé initial voulu par les
Libyens qui désiraient asphalter la piste Koufra/N’Djamena via Moussoro où vit une
importante communauté libyenne, a été dévié vers l’est, selon un axe Koufra/Abéché,
conformément aux vœux des représentants de l’État tchadien. Au Cameroun, la Direction
des Routes a son mot à dire sur le tracé des itinéraires transfrontaliers dont la rénovation
est prévue par les bailleurs de fonds, et son avis est décisif. La volonté et la prise
d’initiative des gouvernements africains en matière d’infrastructures de transport sont
souvent déterminantes. À cet égard, les démarches effectuées par l’État gabonais pour
désigner précisément un itinéraire de liaison routière entre le Cameroun, la Guinée et le
Gabon fournissent une bonne illustration : en 1993, les responsables de l’UDEAC
hésitaient entre deux axes à propos de la route liant Gabon et Cameroun. La première
option était de transiter (entre Ambam et Bitam) par Eboro, c’est-à-dire de passer
directement du Cameroun au Gabon, la seconde consistait à passer plus à l’ouest par
Ebebiyin, en Guinée Équatoriale, ce qui revenait à franchir successivement deux frontières
(Cameroun/Guinée puis Guinée/Gabon). Or, ce fut l’État gabonais qui trancha entre ces
deux alternatives, comme le note, en 1996, un responsable de la Communauté Européenne
à Yaoundé : “ Si la décision formelle du tracé n’a en fait pas progressé depuis 1993, les
choses ont en revanche beaucoup évolué sur le terrain, à l’initiative du Gabon qui, dans le
cadre de son programme d’aménagement du réseau routier national, investit actuellement
dans la construction d’une route entièrement revêtue de Libreville jusqu’à la frontière
gabonaise (…). C’est le poste frontalier d’Eboro au bord du Ntem que le Gabon a choisi
en 1994 pour accéder au Cameroun, éliminant ainsi pratiquement de fait l’option
Ebebiyin, pourtant particulièrement intéressante du fait de la conjonction de trois
frontières.”282 Malgré l’omniprésence de bailleurs de fonds étrangers, les membres de
l’appareil d’État africain conservent un pouvoir de contrôle sur les actions de réhabilitation
routière. Ces membres savent user de lobbying sur leurs partenaires étrangers pour obtenir
l’extension des travaux routiers à d’autres tronçons ou le rallongement de la durée des
projets subventionnés. Par exemple, le plan centrafricain AROP-EROP (Aménagement...
et Entretien des Routes de l’Ouham-Pendé) financé par l’Allemagne depuis 1986, qui est à
l’origine de l’essor du marché frontalier de Mbaiboum, a été prolongé d’un an, jusqu’à la
fin 1995, à la demande expresse du gouvernement centrafricain. De même, l’extension par
les Japonais de l’axe bitumé Bangui/Bossembélé jusqu’à Yaloké (en 1993) puis jusqu’à
Bouar (bitumage en cours du tronçon Yaloké/Bossemptélé en juillet 1995) est entourée de
pressions de la part du gouvernement centrafricain qui souhaite la poursuite des travaux
jusqu’à la frontière, soit jusqu’à Garoua Boulai (fig.72). Même retranché derrière les
bailleurs de fonds, l’État agit de manière détournée mais bien réelle dans l’élaboration des
rentes de situation frontalière.

Un autre processus dissimule également l’intervention de l’État aux frontières :


les privatisations opérées au sein de l’administration, en particulier dans le domaine des
douanes et de la fiscalité. Fréquemment, ces délégations sont interprétées comme la preuve
d’une perte de souveraineté nationale ou d’un recul du contrôle de l’État. Certes, les

281
- La Direction des Routes tchadienne est financée par des bailleurs de fonds extérieurs et par l’État via le
Compte Autonome d’Entretien Routier (CAER), lui-même approvisionné par les recettes des péages.
282
- Gauthier J.-M. (1996), Itinéraire régional Cameroun-Gabon-Guinée Équatoriale. Rapport de mission. 4-
6 février 1996, Yaoundé, Communauté Européenne, 10 p + annexe.

443
privatisations rognent les prérogatives régaliennes et étayent le dysfonctionnement des
appareils d’encadrement étatiques. Néanmoins, elles ne se font pas contre l’État et
n’attestent pas son éradication. Au contraire, elles permettent la poursuite de l’action de
l’État et un contrôle par procuration du territoire national. La privatisation au Cameroun de
la gestion des péages routiers (sur les axes revêtus) décidée à compter de l’année 1997/98
n’est-elle pas destinée à accroître les ressources du Fonds d’entretien routier jugées
insuffisantes en 1996/97 ?
L’exemple de la privatisation de la fiscalité pétrolière au Tchad en 1995 est
instructif. Il montre que l’État parvient à conserver un pouvoir de contrôle sur les sous-
traitants privés et que l’affermage des douanes introduit finalement peu de changements.
Le recours par l’État tchadien à une société privée suisse, la Cotecna283, pour percevoir la
fiscalité pétrolière s’est opéré sous la pression et sur les conseils insistants du FMI et de la
Banque Mondiale, talonnés par la France. L’objectif était d’augmenter les recettes fiscalo-
douanières de l’État, jugées trop faibles par les bailleurs de fonds, et de limiter la
corruption dans un secteur particulièrement exposé, les douanes constituant depuis
l’époque habréiste un poste juteux destiné à récompenser les fidèles serviteurs ou
collaborateurs, amis ou proches de la Présidence. Positionnée à la frontière tchadienne au
débouché des deux principaux axes d’accès au Cameroun (au pont Ngueli de N’Djamena
et à Léré), la Cotecna entra en action à partir de janvier 1995. Elle disposait dans les deux
sites frontaliers de bureaux de contrôle et d’une aire de stationnement destinée aux
camions-citernes. La mise en place de la Cotecna n’enraya en rien la fraude pétrolière (il
est vrai que la société suisse ne s’était fixé aucun but dans ce domaine). Uniquement
préoccupés de percevoir les droits et taxes284, les employés de la Cotecna n’examinaient
pas la provenance des produits pétroliers. Aussi les importateurs ou transporteurs tchadiens
approvisionnés frauduleusement en carburant subventionné nigérian purent obtenir avec la
Cotecna une façade de légalité en s’acquittant des taxes douanières à la frontière
tchadienne. D’autres fraudeurs se contentèrent d’éviter les deux points d’entrée où s’était
implantée la Cotecna, soit en franchissant clandestinement le fleuve Chari, soit en passant
par d’autres postes douaniers où ils s’arrangeaient avec les représentants de l’État.
L’instauration du système Cotecna n’améliora pas non plus les recettes fiscalo-
douanières de l’État en dépit des objectifs ambitieux affichés par la société suisse et des
ponctions opérées sur les grandes entreprises du Groupement des Produits Pétroliers
(Shell, Mobil, Total). Selon des sources indirectes, le contrat entre la Cotecna et l’État
prévoyait une perception de six milliards de F CFA pour l’année 1995, la Cotecna étant
intéressée aux résultats à hauteur de 30%. Or, les recettes fiscales totales perçues en 1995
se révélèrent inférieures à celles réalisées en 1994 par les services de douane tchadiens.
Ces médiocres résultats ont amené l’État tchadien à résilier, dès janvier 1996, le mandat de
la Cotecna prévu pour deux ans. De fait, les instances étatiques conservent un droit de
regard sur les fonctions régaliennes privatisées et peuvent dénoncer à tout moment les
accords de sous-traitance. Plusieurs éléments éclairent l’échec de la privatisation des
douanes au Tchad, à commencer par la perpétuation des pratiques de prélèvement à des
fins personnelles. La délégation des prérogatives régaliennes s’est accompagnée de
négociations secrètes entre les représentants de la société privée sollicitée et les dirigeants
de l’État qui entendaient bien continuer à retirer profit des opérations de dédouanement.
Ainsi, plusieurs voix ont fait écho d’un versement direct des recettes de la Cotecna à la

283
- Fondée en 1978 par la famille Massé, la Cotecna (société CO-INS) est devenue en juin 1994 une
émanation de la SGS (Société de Gestion et de Surveillance), cet ancien concurrent ayant racheté la
majorité des parts.
284
- Droits de douane, taxe de transit, taxe de stationnement et redevance statistique.

444
Présidence tchadienne285 au lieu du Trésor Public. Constatant la faiblesse des sommes
prélevées et entrevoyant leur prochaine disgrâce, les dirigeants de la Cotecna auraient de
leur côté décidé de se payer eux-mêmes avant de rétrocéder l’argent perçu à l’État. Enfin,
l’efficacité du système Cotecna a été insidieusement minée par l’État tchadien. En effet, la
société suisse avait tablé une grande partie de ses rentrées financières sur la taxation de la
Société Tchadienne d’Eau et d’Électricité (STEE), qui constitue le plus important
importateur et consommateur de gasoil au Tchad. Or, en 1995, un décret ministériel
analogue à celui de 1994 exempta la STEE des taxes pétrolières afin d’éponger par
compensation la dette de l’État envers la société publique.
À travers le cas de la Cotecna, on peut voir comment les dirigeants de l’État
maintiennent un contrôle indirect sur des fonctions régaliennes privatisées en entretenant
des relations de connivence (souvent temporaire) avec les représentants privés, en gardant
le pouvoir de résilier les contrats d’affermage, voire en favorisant ou sapant en sous-main
le travail des sociétés sous-traitantes. Abrité derrière le paravent d’acteurs privés, l’État
demeure influent, y compris dans un contexte de privatisation de ses fonctions
administratives.

B- L'attitude ambivalente de l’État

Face à l’animation des espaces frontaliers, l’État est pris en tenaille entre deux
impératifs : celui de contrôler les flux de personnes et de marchandises à des fins fiscales
ou sécuritaires ; celui d’une nécessaire ouverture commerciale (conforme aux textes de
l’UDEAC et au discours néo-libéral dominant) qui s’allie à une politique de coopération
avec les pays voisins.
La priorité accordée à l’un ou l’autre de ces impératifs n’est évidemment pas la
même selon les pays considérés, si tant est que les États affichent une position claire face
aux espaces frontaliers. De fait, bien qu’on puisse déceler de grandes tendances d’un pays
à l’autre en matière d’ouverture/fermeture frontalière, l’attitude de l’État n’est ni constante
ni univoque. Le cas du Nigeria qui verrouilla pendant deux ans ses frontières (1984-1986)
pour empêcher la contrebande est éloquent : la border zone créée en 1984, zone-tampon de
20 km à partir de la frontière, ne fut officiellement démantelée qu’en 1995. Si la position
étatique fluctue dans le temps (cf. 1ère partie, III-B), elle change aussi selon les zones
frontalières, selon les niveaux du pouvoir, et même au gré de la personnalité des
fonctionnaires locaux.

1- Une politique d'ouverture commerciale plus ou moins franche et


orthodoxe selon les États

Un classement succinct des États selon qu’ils encouragent ou non l’activité


commerciale aux frontières conduit à isoler le Cameroun, prompt à développer ses
bordures au plan commercial. Viennent ensuite la RCA et le Tchad : la première intervient
plus modérément que le Cameroun pour promouvoir les espaces frontaliers, le second use
de méthodes peu canoniques pour inciter aux échanges frontaliers. Le Gabon et la Guinée
Équatoriale, modérément disposés, voire récalcitrants vis-à-vis de l’élaboration de zones
commerciales transfrontalières, figurent en dernière place.

285
- L’argent apporté par la Cotecna devait, semble-t-il, financer la campagne électorale présidentielle.

445
a- La politique promotionnelle de l’État camerounais

L’État camerounais se démarque de ses voisins par une politique commerciale


franchement incitative à l’égard des zones frontalières. Cette action menée avec ardeur se
traduit concrètement par la réfection des routes menant aux frontières, par la création ex-
nihilo de marché frontalier (cf. le marché vivrier d’Abang Minko’o, financé par le FED),
par l’application de taxes modérées sur les produits en transit (cf. à Mbaiboum) et par la
tolérance d’une libre circulation des étrangers vers les marchés frontaliers camerounais.
Par exemple, une simple carte d’identité suffit aux Centrafricains et aux Tchadiens pour se
rendre à Mbaiboum (un laissez-passer est exigible pour poursuivre son chemin). De même,
aucun papier n’est demandé aux Gabonais se rendant à Abang Minko’o ou à Kyé Ossi.
Cette souplesse des contrôles d’immigration, constatée de fait sur les marchés frontaliers,
est officiellement clamée. Ainsi, lors d’une réunion de concertation entre les autorités
gabonaises et camerounaises tenue à Ambam les 24 et 25 octobre 1994, « la partie
camerounaise a confirmé la décision du préfet [camerounais] de la vallée du Ntem de
garantir l’accès libre des clients dans les marchés d’Abang Minko’o et de Kyé Ossi par la
suspension des contrôles des forces de maintien de l’ordre entre la frontière et le site de
chaque marché, les mercredi et samedi pour le marché d’Abang Minko’o, les mardi et
samedi pour celui de Kyé Ossi »286.
La mise en place d’escortes militaires, à partir de 1992, entre Mbaiboum et
Garoua (mardi et jeudi), Mbaiboum et Ngaoundéré (mardi) et entre Mbaiboum et les
nouveaux villages frontaliers de la Sodécoton (Siri, etc.) révèle la détermination de
certaines autorités provinciales (en l’occurrence, le gouverneur de la province Nord) de
protéger les activités commerciales contre l’action des coupeurs de route. Cette volonté
étatique d’assurer la sécurité et la liberté de circulation ne se rencontre pas partout : les
autorités provinciales de l’Adamaoua n’ont, par exemple, pas réagi face aux attaques de
bandits armés sur l’axe Ngaoui/Meiganga ; l’insécurité grandissante a largement contribué
au déclin actuel du marché de Ngaoui.

b- La politique conciliante de l’État centrafricain

Moins engagé que son homologue camerounais, l’État centrafricain adopte


cependant une attitude accommodante envers les zones commerciales frontalières, en
particulier avec le marché de Mbaiboum. Il est vrai que cette place marchande joue un
rôle-clé pour l’approvisionnement de Bangui et que la participation des boubanguéré aux
activités du marché signifie des emplois pour une frange non négligeable de jeunes
Centrafricains déscolarisés ou chômeurs. Quelques mesures témoignent des bonnes
dispositions de l’État centrafricain à l’égard des espaces commerciaux frontaliers, par
exemple la « faveur douanière » dont jouissent les boubanguéré qui reviennent du
Cameroun. Les taxes prélevées par les douaniers centrafricains sur les commerçants
nationaux sont délibérément modestes, sur les consignes du gouvernement (cf. 2ème partie,
II-A-2). De même, l’amélioration de la desserte routière dans les périphéries nord et ouest
du territoire centrafricain contribue largement à l’essor des marchés frontaliers, même si,
répétons-le, ces actions sont au départ destinées à faciliter l’évacuation des matières
premières centrafricaines (coton et bois). Ainsi, l’animation de Mbaiboum résulte de la
construction d’un pont frontalier sur la rivière Mbéré en 1991. Financé par l’Allemagne287
sous l’égide de la direction générale centrafricaine des Travaux Publics, ce pont inauguré

286
- Compte-rendu de G. S. Melingui, CRTV/SUD pour le compte du SNAR.
287
- Crédit KFW (Kreditanstalt für Weideraufbau).

446
par le président centrafricain de la République, A. Kolingba, fut prolongé par les acteurs
du même projet par une route de 11 km en territoire camerounais, reliant la Mbéré au
marché de Mbaiboum et au-delà, à Djoro (fig.59, p.286).

c- L’intervention peu orthodoxe de l’État tchadien

L’État tchadien constitue un cas à part. Il encourage les échanges frontaliers de


manière bien singulière et peu conventionnelle, du moins si l’on s’appuie, en 1995, sur
l’exemple des flux commerciaux entre le Tchad et l’Arabie Saoudite qui transitent par
l’aéroport international de N’Djamena (cf. 2ème partie, I-A-2-e). Ici, l’État tchadien est
directement impliqué dans les échanges aériens, d’une part, à travers sa compagnie
nationale, Air Tchad, qui orchestre les liaisons avec l’Arabie et, d’autre part, par le biais de
la Direction des Douanes qui couvre administrativement des pratiques douteuses.
La participation de l’État tchadien au commerce avec l’Arabie n’est pas régulière
si l’on se réfère au traité de Yaoundé de 1976, fondateur de la compagnie Air Afrique.
D’après ledit traité, l’exploitation des grandes lignes internationales est l’apanage d’Air
Afrique, Air Tchad devant se borner à la desserte des lignes intérieures et aux vols de
voisinage. Certes, une concession a été octroyée à la compagnie tchadienne pour prendre
part ponctuellement au transport saisonnier de pèlerins. Mais la mise en place par Air
Tchad, depuis 1987, d’un trafic-charter étendu au reste de l’année relève de l’abus pour les
responsables d’Air Afrique qui entendent bien récupérer leurs droits légitimes et faire
cesser l’affrètement régulier de vols Air Tchad vers l’Arabie. En vain. Le directeur de la
compagnie nationale tchadienne, un ancien ministre du président Déby288, ne tient pas à
abandonner l’exploitation fructueuse de la ligne Djeddah/N’Djamena, sans laquelle Air
Tchad aurait été contrainte de fermer ces portes à la fin des années 80, compte tenu des
pertes financières énormes enregistrées sur la desserte des lignes intérieures du pays289. Au
demeurant, la direction de la compagnie aérienne est soutenue dans les hautes sphères du
pouvoir, où l’on voit là l’occasion de réaffirmer la souveraineté de l’État tchadien, à un
moment où cette dernière semble mise à mal par l’amputation de fonctions régaliennes
(dans les domaines monétaire - cf. la dévaluation du franc CFA - et douanier - cf. la
privatisation de la fiscalité pétrolière -).
L’engagement de l’État tchadien dans le commerce avec l’Arabie Saoudite
s’effectue également au niveau de la Direction des Douanes. Celle-ci a instauré des taxes
anormalement basses sur les marchandises en provenance d’Arabie Saoudite, de sorte à
rendre leur prix de vente extrêmement compétitif sur le marché tchadien. En général, les
biens importés du royaume wahhabite parviennent à N’Djamena sans la moindre facture
d’accompagnement. Le directeur des douanes a donc établi en 1990 une liste spéciale pour
ces produits en fixant pour chacun d’eux une valeur mercuriale à partir de laquelle les
droits de douane sont appliqués. Rien à redire de ce procédé si ce n’est que la valeur
mercuriale arrêtée par la douane se situe bien en deçà de la valeur réelle. Une Toyota
importée d’Arabie est par exemple dédouanée sur la base d’une valeur de 800 000 francs
CFA, ce qui permet à son propriétaire de la revendre à N’Djamena au prix imbattable de
15 millions, le même véhicule coûtant 24 millions de francs CFA chez le concessionnaire
en ville. En coiffant de légalité des pratiques douanières contestables, l’État tchadien joue

288
- En nommant des hommes proches du pouvoir à la tête d’Air Tchad, I. Déby reprend une pratique initiée
sous le précédent régime. Ainsi, à l’époque d’Hissein Habré, les directeurs généraux de la compagnie
nationale aérienne étaient tous des chefs de guerre ou des conseillers à la Présidence de la République.
289
- Le déficit comptable avoisine 552 millions de francs CFA en 1992, l’année record se situant en 1988
avec près de 1 milliard de francs de déficit ; cf. N’Djamena Hebdo, n° 88 , 10 juin 1993.

447
avec la clandestinité et brouille la frontière entre « formel » et « informel », « parallèle » et
« officiel ». Le commerçant qui achemine ses marchandises par Air Tchad et les dédouane
sur la base d’une valeur fixée par l’administration des Douanes n’accomplit rien
d’informel ou d’illégal du point de vue de l’État tchadien. Qu’y peut-il si la norme
officielle instaurée par l’État contrevient aux accords de coopération régionale et à un
certain cadre légal que les autorités sont censées faire respecter en matière de
dédouanement ? En d’autres termes, si les infractions émanent de l’État lui-même et sont
érigées en loi ? La politique de l’État tchadien à l’égard du commerce frontalier se déroule
assurément selon des modalités inédites.

d- L’attitude réservée de l’État gabonais

L’État gabonais intervient avec prudence et retenue en faveur d’une ouverture


commerciale transfrontalière. Par exemple, à la différence de leurs collègues
centrafricains, camerounais et tchadiens, les agents de l’État gabonais (douaniers et
policiers) en poste à Eboro ponctionnent lourdement leurs confrères qui reviennent
d’Abang Minko’o, comme pour saborder le marché voisin camerounais. Quant à
l’amélioration de la desserte des confins frontaliers par l’État gabonais, elle vise moins à
favoriser les échanges frontaliers qu’à désenclaver des zones périphériques pour les
rattacher à la capitale-centre. Ainsi peut-on en partie comprendre le peu d’empressement
du ministère des Travaux Publics gabonais à réparer le bac frontalier d’Eboro alors que,
parallèlement, le gouvernement s’applique à construire une route de qualité entre
Libreville et la région bordière du Woleu-Ntem. La timide politique de promotion
commerciale déployée à contrecœur par l’État gabonais dans cette dernière province
constitue avant tout une riposte à l’activisme de l’État camerounais dans le même secteur.
En effet, le Gabon ne compte pas de marché frontalier, il propose peu de marchandises à
exporter et ses nationaux sont faiblement impliqués dans les activités d’échanges et de
transport. Aussi la décision des autorités gabonaises d’ériger en 1993 le village de Meyo
Kyé290 en sous-préfecture est une manière de répliquer à l’émergence, côté camerounais,
de la place marchande de Kyé Ossi. Village jumeau de Kyé Ossi, comme lui sans eau ni
électricité, Meyo Kyé apparaît comme une sorte de garde-fou avancé par l’État gabonais.
Son élévation au rang de sous-préfecture met à jour deux dynamiques villageoises
différenciées de part et d’autre de la frontière, l’une issue du commerce (au Cameroun),
l’autre basée sur la détention d’une fonction politico-administrative concédée par l’État (au
Gabon). La construction en 1993, à Bitam, d’un complexe commercial de deux étages,
baptisé Ekama Babyomo, sur financement des Pays-Bas (précisément, la Société
Coopérative de Développement ou SCOD) s’inscrit également en réponse à la création du
marché d’Abang Minko’o et au tapage publicitaire fait autour de ce « marché mondial »
par les autorités camerounaises. Visité pendant les travaux par plusieurs hauts
représentants de l’État gabonais291, le complexe commercial de Bitam risque d’avoir bien
du mal à obtenir le même succès que ses homologues camerounais.

e- La politique mitigée de l’État équato-guinéen

Faute d’enquêtes en Guinée Équatoriale, il est difficile de cerner l’attitude des


autorités étatiques à l’égard de la constitution de zones commerciales frontalières. L’État
290
- En 1993, ce village se situe dans un canton de 3 000 habitants.
291
- Le ministre de la Planification, de l’Économie et de l’Aménagement du Territoire, le ministre des Mines,
de l’Énergie et des Ressources hydrauliques et le Président du Conseil économique et social.

448
équato-guinéen adopte en apparence une politique molle vis-à-vis de ses périphéries
territoriales, se bornant à aménager depuis Bata l’accès aux marges frontalières du Rio
Muni. Cette politique profite, volontairement ou non, à deux villes-entrepôts basées aux
lisières du territoire : Mongomo (fief du clan nguémiste) et Ebebiyin. À l’évidence, l’État
équato-guinéen renâcle moins que le Gabon à la circulation d’étrangers sur son territoire :
ainsi, des commerçants camerounais basés à Cocobeach (au nord du Gabon) ou à Kyé
Ossi, issus d’ethnies différentes de celles de la Guinée, affirment se rendre régulièrement
au Rio Muni pour leurs affaires sans rencontrer de tracasseries. Pourtant, plusieurs
éléments signalent une certaine rétivité des autorités guinéennes à aller plus loin pour
favoriser les contacts transfrontaliers : l’obligation pour les étrangers pénétrant en Guinée
d’acquitter une taxe d’entrée, l’entrada (2 000 F CFA en 1994), et des droits aux services
de l’immigration ; le refus des officiels guinéens de coopérer, y compris sur le terrain, avec
les représentants de l’État camerounais et gabonais.

2- Une politique de coopération plus ou moins engagée avec les États


limitrophes

En principe, dans la lignée d’une politique commerciale frontalière, les


représentants de l’État veillent à entretenir des relations de bon voisinage avec les pays
limitrophes. Ces velléités de concertation entre États transparaissent au travers de
conventions officielles, mais aussi sur le terrain. Sur ce dernier point, l’action menée par
les représentants étatiques locaux est primordiale, du fait notamment des affinités
éventuelles nouées de part et d’autre de la frontière entre agents de l’État. Par exemple, au
nord du Cameroun, le commissaire camerounais d’Amchidé évoque la bonne collaboration
avec son homologue nigérian de Banki (installé à quelques centaines de mètres de lui) et la
tenue régulière de séances de travail communes. Et ce, en dépit du conflit militarisé de
Bakassi opposant leurs deux gouvernements respectifs.
Encore une fois, l’État camerounais se distingue des pays environnants par un
souci de conciliation permanent avec les pays voisins. Les autorités camerounaises
prennent ainsi fréquemment l’initiative d’organiser et d’accueillir des réunions bilatérales,
qu’il s’agisse de commission mixte impliquant des ministres (cf. avec le Tchad à Maroua,
en août 1994), de convention ou de négociations en matière de transport et transit (cf. avec
la RCA à Yaoundé, en 1989 ; avec le Tchad à Douala, en 1994) ou de concertation locale
entre autorités frontalières qui mêlent préfet, sous-préfet, commissaires et douaniers du cru
(cf. avec le Gabon à Ambam, en octobre 1994). À la frontière même, les efforts déployés
par les représentants locaux de l’État camerounais pour entretenir une bonne entente avec
leurs collègues voisins sont étonnants. Dans la région d’Abang Minko’o, le préfet
d’Ambam a plusieurs fois rendu visite à son alter ego de Bitam (Gabon) pour demander la
réouverture de la frontière entre les deux pays. À Mbaiboum, le sous-préfet de Touboro a
organisé une réconciliation, lors de la fête nationale du 20 mai 1996, entre les officiels
centrafricains et tchadiens, brouillés à la suite d’une agression de coupeurs de route
(supposés tchadiens) en territoire centrafricain : la médiation camerounaise a permis la
réouverture de la frontière tchado-centrafricaine, fermée pendant un an, redonnant aux
Tchadiens la possibilité de fréquenter le marché camerounais.
Pressés par leur situation d’enclavement, les États tchadien et centrafricain se
prêtent eux aussi volontiers à une coopération bi- ou multilatérale, du moins au niveau du
pouvoir central qui multiplie les réunions et les accords de collaboration avec les pays
alentour. Au Tchad, le règlement du conflit d’Aozou a engendré au début des années 90
une floraison de traités avec le partenaire libyen (convention d’aide en ouvrages religieux
en 1991 ; accord général de coopération en 1992 ; traité d’amitié, de bon voisinage et de

449
coopération en 1994 incluant des accords en matière de commerce, de garantie
d’investissement, de séjour et de passage des personnes, de culture et de collaboration
technique et scientifique). L’État tchadien se montre également bien disposé à l’égard de
ses homologues camerounais et centrafricain. En avril 1990, N’Djamena a, par exemple,
accueilli la 19ème commission mixte avec le Cameroun, laquelle s’est soldée par la
création d’une commission mixte permanente des transports composée d’experts des deux
pays et chargée de coordonner les transports camerounais et tchadiens. À cette occasion, le
ministère des transports tchadien s’est proposé d’accueillir en mai une commission
tripartite Tchad/RCA/Cameroun pour débattre du transit des marchandises UDEAC au
port de Douala dans la zone de stockage longue durée. En 1993, une délégation
centrafricaine conduite par le ministre des Affaires Étrangères a été reçu à N’Djamena par
plusieurs ministres tchadiens (Défense, Réforme Administrative, Affaires Étrangères) pour
débattre des incidents frontaliers (incursion de l’armée tchadienne en territoire
centrafricain) et du problème des réfugiés tchadiens en RCA. Signe de leur bonne grâce,
les autorités tchadiennes ont accepté le principe du dédommagement pour les dégâts
commis par l’armée à Sido (RCA) ainsi que le projet de création d’une brigade mixte pour
lutter contre les coupeurs de route. Côté centrafricain, on s’évertue à conserver de bonnes
relations avec le voisin du nord. C’est à Paoua, dans la préfecture frontalière de l’Ouham-
Pendé (RCA) qu’a été organisée, en juin 1995, la 12ème session de la commission mixte
Tchad/RCA en présence du ministre centrafricain de la Défense et du ministre tchadien
des Affaires Étrangères. À cette occasion, une force mixte de sécurité frontalière a été
créée.
En comparaison des pays précédents, les États gabonais et équato-guinéen sont
peu enclins à coopérer, aussi bien dans les textes que sur le terrain. Ainsi, à Libreville, en
février 1998, les représentants de l’UDEAC n’ont pu établir un droit des affaires unique, la
Guinée Équatoriale décidant de conserver son propre code hérité de l’Espagne. À la
frontière, les représentants étatiques équato-guinéens, en poste dans la ville d’Ebebiyin, se
font fort de tenir leurs distances vis-à-vis de leurs collègues camerounais et gabonais. Côté
gabonais, les autorités rechignent à collaborer avec leurs voisins, notamment avec le
Cameroun. En témoignent l’absence de convention officielle régissant le traitement des
marchandises en transit entre les deux États, la médiocrité des relations entre policiers,
douaniers, gendarmes et préfets de part et d’autre du Ntem, ou encore l’envoi d’une
délégation gabonaise réduite à la réunion de concertation frontalière mise en place par le
Cameroun. Celle-ci, qui s’est tenue pendant deux jours à Ambam, en octobre 1994,
comptait trois fois plus de représentants camerounais que de délégués gabonais.
Quel que soit le degré de motivation des États en matière de coopération
transfrontalière, il reste à faire la part entre les belles déclarations de fraternité, de dialogue
et d’échanges émises lors des réunions officielles, et la réalité. Beaucoup de traités de
coopération destinés à dynamiser les échanges frontaliers restent des vœux pieux,
consignés au papier. La preuve est que d’une session à l’autre, les commissions mixtes
binationales inscrivent les mêmes points à l’ordre du jour, quand elles ne recommandent
pas l’application de principes adoptés lors des rencontres précédentes. Par exemple, lors de
la réunion de Maroua, en octobre 1994, les représentants tchadiens et camerounais ont
reconnu la nécessité d’activer la commission technique permanente des transports créée
quatre plus tôt. De même, les négociations tchado-camerounaises de Douala, en août 1994,
qui prévoyaient la réduction des postes de contrôle routier sur les axes Douala/
Ngaoundéré/N’Djamena et Douala/Ngaoundéré/Figuil/Moundou/Sahr ont été mises à
exécution seulement côté camerounais, l’État tchadien n’ayant toujours pas réussi à limiter
les contrôles officiels sur son territoire.

450
Plusieurs paramètres entravent la mise en œuvre d’une réelle coopération
transfrontalière. On peut invoquer les turbulences politiques intérieures aux pays (Tchad).
Mais les oppositions de personnes (entre représentants étatiques d’un même pays - cf. en
1996, entre le préfet et le président de l’Assemblée départementale de Bitam - ou entre
partenaires de pays différents - cf. entre le préfet de Bitam et le maire d’Ambam -) et les
conflits de hiérarchie (cf. entre les représentants ministériels des TP de Bitam et ceux de
Libreville pour réparer le bac d’Eboro) sont omniprésents et empêchent souvent l’État de
parler d’une seule voix. Dans certains cas, l’asymétrie des appareils politico-administratifs
en place de part et d’autre de la frontière ne facilite pas non plus les pourparlers entre
voisins. Par exemple, les négociations frontalières entre Cameroun et Gabon impliquent
les maires au Cameroun, mais pas au Gabon. En revanche, ce dernier envoie dans sa
délégation un président d’Assemblée départementale, qui n’a pas d’équivalent au
Cameroun.
Ces efforts étatiques (réduits ou importants) pour encourager les échanges
frontaliers sont contrebalancés, de manière plus ou moins équilibrée, par une politique de
contrôle des flux frontaliers de marchandises et de personnes, afin de lutter contre la
contrebande ou de limiter l’immigration.

3- Des préoccupations de sécurité et de contrôle des flux

L’action de l’État aux frontières est ambivalente en ce qu’elle déploie,


parallèlement à une politique de promotion commerciale, un volet de surveillance, voire de
répression des va-et-vient frontaliers.
Au Gabon, les préoccupations étatiques en matière de contrôle des flux
migratoires sont prégnantes, voire obsessionnelles, au point de supplanter tout projet
commercial frontalier. À tous les échelons, la plupart des responsables de l’État voient
d’un mauvais œil la mise en place d’une zone commerciale aux bordures méridionales du
Cameroun, par peur d’un nouvel afflux de commerçants étrangers sur le sol gabonais.
Cette hantise d’une invasion étrangère qui submergerait le Gabon explique les contrôles
sourcilleux et pénibles des agents de l’État gabonais et les relations tendues entre les
autorités provinciales frontalières de part et d’autre du Ntem. L’originalité de l’État
gabonais tient donc à la primauté de sa politique de contrôle migratoire sur les objectifs de
développement commercial frontalier (malgré les besoins du pays en produits agricoles
camerounais) et à l’attention secondaire qu’il porte à la lutte contre la contrebande.
En effet, les autres États de l’Afrique centrale entendent contrôler les flux
frontaliers, non pas pour restreindre l’afflux d’immigrés, mais d’abord pour combattre la
contrebande. Cette dernière est, au début des années 90, le principal leitmotiv de
l’intervention étatique dans les espaces frontaliers, en particulier au Cameroun, au Tchad
et au Nigeria. Les velléités de l’État en matière de répression de la contrebande sont plus
modestes en RCA tandis qu’elles rencontrent, semble-t-il, un faible écho parmi les
dirigeants de la Guinée Équatoriale. La mobilisation de l’État répond à des motivations
financières (manque à gagner fiscal qui creuse le déficit budgétaire) et aux sollicitations
des firmes industrielles nationales qui, au plus fort de la concurrence des produits importés
en fraude, en appellent fréquemment à l’État pour réprimer le trafic (cf. au Cameroun, les
sociétés de cigarettes BAT et SITABAC en 1995).
Les modalités d’intervention de l’État face à la contrebande ou la fraude sont
multiples et connaissent une efficacité différente. Ainsi, les campagnes publicitaires
publiques (diffusion de slogan sur des panneaux…) incitant à consommer national (cf. la
campagne de la Sonasut à N’Djamena, en 1990) s’avèrent sans impact sur les activités de

451
contrebande, tout comme l'estampillage des produits nationaux ou étrangers par les
autorités. Cette dernière mesure fut appliquée au Cameroun, où des notes ministérielles, en
1990 et 1992, introduisirent le marquage de certains biens importés ou produits au
Cameroun (mais dans ce dernier cas destinés à la vente dans les pays voisins). Au Tchad,
en 1995, la Cotecna a également entrepris, en accord avec les autorités, de colorier en bleu
l’essence légalement importée. Ces initiatives sont toutes restées inefficaces.
Le renforcement du dispositif policier et douanier pour multiplier les saisies
marque la détermination accrue de l’État, d’autant qu’il s’accompagne de descentes sur les
marchés urbains ou d’opérations coup de poing spectaculaires. Ainsi, au Tchad, une
brigade mixte de lutte anti-fraude, composée de douaniers mais aussi de militaires de
l’Armée Nationale Secrète et d’éléments de la Garde Républicaine, a été créée en 1993 et
déployée le long de la frontière camerounaise (surtout à N’Djamena). En 1994, le
gouvernement centrafricain a également instauré un comité anti-fraude, entre autres chargé
d’effectuer des rondes dans la zone portuaire de Bangui pour empêcher l’importation
d’huile zaïroise concurrençant les produits Centrapalm. Au Cameroun, les douaniers et
policiers sont régulièrement engagés dans des opérations de répression de la fraude. Ils
sont d’ailleurs souvent motivés par des primes, accordées par les sociétés locales (telles
Sodécoton, BAT, Sitabac) et calculées en fonction des quantités saisies. Certes palpables,
les résultats de ces interventions anti-fraude restent néanmoins fragiles car ponctuels et
sans portée sur les causes structurelles de la contrebande.
En tout état de cause, les dispositions les plus efficaces adoptées par les autorités
sont celles afférentes aux prix et aux taxations des marchandises sujettes à la fraude. Ainsi,
l’enrayement du trafic d’essence nigériane en RCA fut largement imputable au blocage des
prix de vente du carburant de la société centrafricaine PETROCA pendant les quatre
premiers de l’année 1994 et ce, sur pression du pouvoir central. Autre exemple : au Tchad,
l’abrogation de plusieurs taxes frappant l’exportation de bétail sur pied, par la loi des
Finances de 1994, a abouti au quadruplement des têtes bovines enregistrées à l’exportation
en l’espace d’un an, maints négociants acceptant d’emprunter les pistes officielles pour
convoyer leur troupeau hors du pays et d’acquitter des taxes au montant désormais
raisonnable. Autre procédé efficace, l’appel de l’État aux chefs traditionnels pour
surveiller la contrebande. Reprenant une pratique ancienne, la firme parapublique
Sodécoton a décidé, durant la campagne 1995/96, d’intéresser financièrement les lamibé
du nord-Cameroun à la vente de coton-graine, en leur accordant une prime
proportionnelle292 aux quantités achetées par la Sodécoton et ce, afin d’enrayer la fuite de
coton-graine vers le Nigeria.
Oscillant entre promotion et répression des échanges frontaliers, l’attitude de
l’État et de ses représentants demeure ambivalente et complexe. Ainsi, les autorités
camerounaises ont beau multiplier les initiatives pour encourager les flux aux frontières,
elles n’empêchent pas l’existence concomitante de tracasseries de la part des
fonctionnaires dans les bureaux administratifs et sur les routes (problème des péages).
Selon les échelons du pouvoir, l’État agit en effet de manière contradictoire. Par exemple,
à l’échelon ministériel, l’État camerounais adopte une position libérale vis-à-vis des
échanges frontaliers, mais à l’échelon provincial (cf. le gouverneur de la province de
l’Adamaoua) ou préfectoral et sous-préfectoral (cf. dans l’Extrême-Nord), d’autres agents
de l’État encouragent, par leur complicité ou par leur absence de réaction, les agissements
des coupeurs de route, nuisibles aux échanges. La contradiction de la position étatique
dérive encore du maintien simultané de politiques d’âges différents, l’une récente et
libérale, l’autre « traditionnelle » qui assimile la fonction de pouvoir à une fonction de

292
- Cette prime est de 100 F CFA par kilo et de 1 000 F CFA/kg supplémentaire.

452
prédation et qui se maintient par la forte inertie des habitudes. Ces compromis de nature
paradoxale s’observent également à travers l’espace : l’examen de la gestion de quelques
espaces frontaliers montre que le pouvoir étatique n’est jamais dans la même position de
force d’un endroit à l’autre ; à chaque fois, il est confronté à divers acteurs au pouvoir plus
ou moins influent.

C- À l’échelle locale : un jeu de pouvoirs à chaque fois différent

À grande échelle, le pouvoir étatique s’enchevêtre avec d’autres pouvoirs, qu’ils


soient anciens (chefs traditionnels) ou récents (collectivités locales). Chaque espace
frontalier fait l’objet d’une gestion politique particulière, en fonction du rapport de force
qui s’établit entre les différents pouvoirs en présence. À partir de l’exemple camerounais,
je me propose d’examiner quelques-uns de ces systèmes politiques locaux bâtis aux
frontières. Le poids des chefferies foulbé et le climat d’insécurité créé par les coupeurs de
route dans les contrées septentrionales induisent une coupure entre les espaces frontaliers
du nord- et ceux du sud-Cameroun, globalement épargnés par le banditisme et dépourvus
de chefferies puissantes. Malgré l’affirmation des collectivités locales (communes), l’État
camerounais occupe une position de force dans la zone frontalière méridionale, ce qui
semble moins vrai dans les espaces bordiers du nord. L’importante autonomie politique
dont jouit le lamido de Rey-Bouba conduit, enfin, à isoler l’espace polarisé par Mbaiboum.

1- Une forte présence de l’État dans l’espace frontalier sud-


camerounais

Dans la périphérie commerciale du sud-Cameroun, trois pouvoirs interfèrent :


celui des maires (Ambam, Olamzé) désormais élus depuis 1996, celui de la chef de village
à Kyé Ossi293 et celui de l’État, représenté, entre autres, par le préfet d’Ambam, les sous-
préfets (Ambam, Olamzé), le délégué départemental du ministère des Travaux Publics, le
Système National d’Alerte Rapide et d’information sur les marchés (SNAR)… Le rôle des
autorités coutumières comme celui des collectivités locales est loin d’être insignifiant dans
le sud-Cameroun. Cependant, leur influence pèse moins que celle de l’État dont
l’intercession est prééminente dans la région.

Le pouvoir de la chef du village de Kyé Ossi est bien circonscrit : en vertu du


droit coutumier, elle octroie aux nouveaux-venus la permission de s’établir sur les terrains
vacants du village et elle dénoue les petits litiges locaux. Par ailleurs, elle joue un rôle de
médiation entre les habitants de Kyé Ossi et les autorités communales d’Olamzé dont ils
dépendent administrativement. Elle est notamment le porte-parole des boutiquiers de Kyé
Ossi pour discuter avec la mairie du projet de déménagement du marché à Komban et du
mode d’attribution des lots de terre sur le nouveau site. Respectée et écoutée, la chef de
village est à Kyé Ossi un partenaire incontournable pour les commerçants, les autorités
municipales, les agents de l’État et les représentants de la firme parapublique Cimencam.

Au milieu des années 90, les équipes municipales élues à Olamzé et Ambam
s’avèrent particulièrement actives dans la zone frontalière. C’est que chaque mairie rivalise
d’initiatives pour dynamiser « son » marché frontalier, respectivement Kyé Ossi et Abang
293
- Aucune des personnes rencontrées n’a signalé l’intervention du chef de village à Abang Minko’o. Notons
d’ailleurs que le village d’Abang s’étale sur cinq kilomètres le long de la route nationale et qu’il se
compose de cinq hameaux rassemblant 600 habitants à la fin des années 80.

453
Minko’o. Ce dernier, créé de toutes pièces par l’État, est en effet officiellement géré par la
commune rurale d’Ambam, selon une convention de décembre 1991, signée entre le
ministre de l’Agriculture et l’administrateur principal d’Ambam, à l’époque nommé par le
gouvernement. À l’origine de la concurrence vive entre les mairies d’Olamzé et d’Ambam
figure le déclin du marché agricole d’Abang Minko’o au profit de Kyé Ossi, bien que
celui-ci soit initialement spécialisé dans la vente de produits manufacturés. Selon ses
propres propos recueillis en 1996, le maire d’Ambam entend « se battre » pour qu’Abang
Minko’o conserve sa suprématie dans le commerce de vivres. Ainsi, face à la panne du bac
d’Eboro, il a envisagé la mise en circulation, sur le Ntem, d’un radeau pouvant supporter
un véhicule de 10 tonnes. Pour cela, il s’est rendu à trois reprises à Bitam afin d’obtenir
l’accord des autorités gabonaises, mais sans succès, le président gabonais de l’Assemblée
Départementale s’opposant au projet. Loin de baisser les bras, la mairie d’Ambam s’est
tournée en décembre 1995 vers le Conseil National des Chargeurs Camerounais (CNCC),
sollicité pour investir dans la construction de quatre pirogues à moteur (remboursables par
l’équipe municipale locale). Ces embarcations ont été mises en service six mois plus tard
sur le Ntem ; elles sont gérées par la mairie qui a fixé le prix de la traversée à 250 F
CFA/personne. Au maire d’Ambam revient également la décision de faire arrêter quelques
meneurs parmi les piroguiers d’Eking294 (après l’échec des négociations avec eux) et le
projet d’organiser une foire promotionnelle à Abang Minko’o du 3 au 6 août 1996, en
association avec le CNCC et l’institut Supérieur Samba de Yaoundé295.
De leur côté, les administrateurs municipaux d’Olamzé en place depuis avril 1995
œuvrent pour l’implantation de commerçants à Kyé Ossi et bénéficient d’un atout de
taille.: l’entretien de bonnes relations avec les autorités provinciales gabonaises grâce à
l’existence de liens de parenté.
Bénéficiant depuis janvier 1996 d’une autonomie financière dans le cadre d’un
programme de décentralisation, les communes rurales d’Olamzé et d’Ambam disposent
d’un maigre budget, surtout depuis la suppression (en juillet 1995) de l’impôt forfaitaire
(perçu sur toutes les personnes physiques) remplacé par l’impôt libératoire (prélevé sur
toutes les personnes exerçant une activité commerciale ou industrielle, paysans exclus).
L’impôt libératoire, les tickets de marché, la patente et la location d’emplacements dans
les locaux en dur du marché (à Abang Minko’o) constituent les principaux postes des
recettes communales en zone rurale. Dès lors, on comprend l’intérêt que portent les
mairies au marché frontalier : ce dernier fournit l’essentiel des modiques ressources
municipales. À Kyé Ossi, les commerçants sont agacés par les prélèvements de la mairie
dont les percepteurs viennent accompagnés de gendarmes et ne délivrent pas toujours de
reçu. Un boutiquier affirme verser 2 500 F CFA/mois à la commune à titre de « droit de
box » en 1996, une couturière déclare, elle, acquitter une taxe de 23 000 F CFA/an pour sa
machine à coudre en 1994. À Abang Minko’o, la mairie prélève des loyers mensuels
variant entre 6.000 et 12 000 F CFA sur les commerçants installés dans les bâtiments en
brique (tarifs de 1994). L’équipe municipale perçoit également une patente au montant
moyen de 6 000 F CFA par trimestre, à laquelle s’ajoutent des tickets de marché de 50,
100 ou 250 F CFA prélevés le samedi296 et des taxes sur le stationnement (500 ou 1 000 F
CFA/jour selon la taille du véhicule). Face aux faibles rentrées financières issues du

294
- Ces piroguiers sont ceux qui pratiquent des tarifs prohibitifs pour assurer la traversée du Ntem. Certains
d’entre eux auraient participé au sabotage du bac d’Eboro.
295
- Les autorités gabonaises et équato-guinéennes étaient invités à la fête, à laquelle devaient participer 20
sociétés.
296
- Les boutiquiers installés en permanence à Abang Minko’o payent mensuellement leurs droits de place
(sur la base de 100 F CFA pour chaque jour simple et de 250 F CFA pour le samedi).

454
« marché mondial », le maire d’Ambam s’interroge sur le maintien de la gratuité des lots
de terrain attribués par la commune aux commerçants qui s’établissent sur le site.
Engagés dans la promotion de leur marchés frontaliers, les élus municipaux
d’Ambam et d’Olamzé veillent cependant à ne pas étrangler les activités commerciales par
des taxations élevées sur les négociants, contrairement à d’autres mairies camerounaises.

L’État camerounais intervient fortement dans la gestion de la zone frontalière


méridionale, principalement par le biais du préfet (à Ambam), du SNAR, de l’entreprise
Cimencam et du CNCC. L’activisme du préfet de la Vallée du Ntem est remarquable.
C’est sous son impulsion qu’a été créé en 1994 le « comité local de suivi et de
dynamisation des activités du marché d’Abang Minko’o » afin d’accélérer le
développement du marché étatique. Présidé par le sous-préfet d’Ambam, cette structure
administrative épaule le maire d’Ambam dans sa politique de promotion du marché
frontalier, les autorités préfectorales disposant de moyens de contraintes plus étendus. Par
exemple, en février 1994, un décret préfectoral interdit les activités commerciales à Eking
(le premier marché frontalier, installé « spontanément » au bord du fleuve), car celui-ci
entravait le lancement d’Abang Minko’o. Cogérant le bac de Ngoazik avec le délégué
départemental des TP d’Ambam, le préfet a pris l’initiative, en avril 1996, d’instaurer un
péage au bac, le ministère des TP à Libreville n’ayant débloqué aucun crédit d’entretien
pour les dépenses de maintenance (achat de carburant, de graisse, d’huile, rémunération
des employés du bac…).
Outre le préfet, le Conseil National des Chargeurs Camerounais appuie lui aussi
la relance du marché d’Abang Minko’o. En 1996, cet organisme a financé des pirogues à
moteur sur le Ntem, construit un hangar de stockage pour les marchandises à Abang et
participé à l’organisation d’une foire promotionnelle sur le marché frontalier. Une fois
implanté à Abang Minko’o, le CNCC entend établir des statistiques de transport entre le
Cameroun et le Gabon, à la manière du Bureau de gestion du fret terrestre (BGFT) qui
comptabilise les échanges avec le Tchad et la RCA. L’action du CNCC est à rapprocher de
celle de la Cimencam qui a préfinancé, sur crédit d’impôt, la remise en état du bac de
Ngoazik en 1995, en avançant 80 millions de F CFA, pour suppléer au bac défaillant
d’Eboro et rétablir la circulation de véhicules sans rupture de charge entre le Cameroun et
le Gabon, le Cameroun et la Guinée Équatoriale.
Émanation du ministère de l’Agriculture, le SNAR joue un rôle-clé dans
l’encadrement du marché frontalier d’Abang Minko’o, quand bien même la convention de
gestion du marché signée en 1991 stipule que « l’État s’engage à ne pas s’ingérer de
manière directe dans les actes de gestion du marché ». Le SNAR est implanté sur le site
même du marché où il possède deux bâtiments. Officiellement chargé de relever les prix et
les quantités de vivres commercialisées, l’organisme joue un rôle d’intermédiaire entre
acheteurs gabonais et vendeurs camerounais. À cette fin, il liste sur des fiches d’inscription
les coordonnées des opérateurs économiques intervenant sur le marché d’Abang et les
publient dans un bulletin mensuel. En 1994, la fonction de médiation du SNAR allait loin,
certains responsables ayant pris l’initiative (sans en avertir Yaoundé) d’exiger le
versement d’une caution de la part des Gabonais qui commandaient en gros auprès de
commerçants camerounais. L’argent, conservé par les agents du SNAR, était rendu au
client le jour du paiement de la marchandise. La mesure devait éviter les « faux-bonds »
des acheteurs qui parfois se désistent au moment de l’achat de la marchandise commandée,
contraignant alors les négociants à écouler rapidement des tonnes de vivres périssables.
Bien que la police du marché soit l’affaire de la commune d’Ambam, les contrôleurs-
enquêteurs du SNAR revêtent ponctuellement l’habit de « gendarme du marché », en
particulier quand les clients tardent à rembourser les fournisseurs camerounais ayant cédé

455
à crédit leurs denrées. En 1994, des responsables du SNAR signalèrent ainsi aux
gendarmes d’Eboro un mauvais payeur gabonais, dont ils avaient relevé le numéro
d’immatriculation du véhicule, le jour de l’enlèvement des produits à Abang.
L’intervention massive de l’État camerounais dans la gestion de l’espace
frontalier méridional tient à l’absence de chefferie traditionnelle puissante et aux liens
politiques qui unissent les notables locaux au gouvernement. La province Sud est un des
fiefs du parti au pouvoir, le RDPC. En 1997, un natif de la région d’Olamzé est le
secrétaire d’État à la Défense. Les collectivités locales de la zone frontalière sont souvent
infiltrées par des fonctionnaires. Ainsi, l’entreprenant maire d’Ambam (RDPC) revêt
simultanément la casquette de délégué départemental du ministère de l’Agriculture. De son
côté, un des responsables du SNAR participe « à titre personnel » (selon le ministère de
l’Agriculture) au Comité de suivi et de dynamisation des activités d’Abang Minko’o. De
ce chevauchement de pouvoirs résulte un certain équilibre : employés de l’État, firme
parapublique, élus locaux et chefs de village collaborent ensemble pour encourager et
gérer au mieux les activités commerciales frontalières.

2- La zone de Mbaiboum : un espace verrouillé par le lamido

La zone frontalière polarisée par Mbaiboum tranche avec l’espace frontalier


précédent par son rapport de forces politiquement déséquilibré au profit du lamido de Rey-
Bouba dont le pouvoir paraît évincer tous les autres dans le département du Mayo-Rey, du
moins dans la première moitié des années 90. De la circulation routière aux places
marchandes frontalières, le chef peul s’évertue à contrôler l’ensemble des activités en
place sur son vaste lamidat.
Officiellement, le marché de Mbaiboum relève de la commune de Touboro
(également sous-préfecture) qui en retire, d’après le sous-préfet, environ 20 millions de
francs CFA par an en 1995297, par le biais des tickets de marché et des patentes prélevés
sur les commerçants. Ces 20 millions de F CFA représentent un profit dérisoire comparé
aux sommes accaparées par le maître de Rey-Bouba qui s’affirme comme le véritable
gérant et bénéficiaire du marché. À la fin des années 80, le « baba » avait pourtant vu d’un
très mauvais œil les migrations planifiées et les nouvelles routes bâties dans le cadre du
projet cotonnier SEB, puis l’établissement et l’essor d’une place commerciale sur son
territoire, redoutant que le brassage de populations différentes et « l’ouverture » de la
région ne favorisent l’émancipation des habitants locaux. Aucune politique commerciale
ne fut déployée par le lamido pour encourager le développement des activités frontalières.
Très vite, néanmoins, le chef traditionnel a perçu les avantages financiers qu’il pouvait
obtenir de l’effervescence commerciale en jouant de sa position de seigneur et maître de la
terre. La tutelle qu’il exerce sur le marché de Mbaiboum, par l’intermédiaire de ses dogaris
armés, est lourde, mais suffisamment dosée pour ne pas tuer la poule aux œufs d’or.
Le campement frontalier accueille une concession du lamido (à l’entrée du village)
et est encadré, à chaque extrémité de la rue principale, par des « barrières traditionnelles »
(fig.69, p.396) où les chauffeurs doivent payer des droits d’entrée ou de sortie variant, en
1996, entre 5 000 et 10 000 F CFA selon la taille du véhicule. Toutes les personnes
installées sur le marché sont l’objet d’un racket en règle et sont contraintes de verser
régulièrement une « taxe individuelle » aux hommes du lamido. Le contrôle des axes
routiers menant au marché est tout aussi resserré : de Guidjiba à Mbaiboum, la route est
entrecoupée de barrages, prétextes à ponctions, de même que l’axe méridional liant

297
- Pour indication, le budget annuel de la commune de Touboro s’élève à 50 millions de francs CFA.

456
Mbaiboum à Ngaoundéré par Ndock et Vogzom. Les sommes d’argent amassées sont
régulièrement rapportées à Rey-Bouba.
La gestion de la zone frontalière repose sur un système policier et judiciaire
parallèle, déployé par le chef peul et primant sur l’administration étatique locale. Les
problèmes et les incidents qui éclatent à Mbaiboum sont ainsi résolus, non pas par la
police, mais par la justice traditionnelle représentée par le dogari-chef ou, dans les cas plus
graves, par le lamido qui tient à Rey-Bouba une cour de justice (la fada) et dispose de
geôles privées. Les jugements sont prononcés sur une place, à l’intérieur de la concession
du dogari ou du « baba », lesquels exigent en retour une rétribution de la part des deux
parties opposées. La prééminence de la justice traditionnelle est reconnue par les agents
locaux de l’État qui invitent les habitants du lamidat à porter leurs différends devant elle.
En 1994, au cours d’une altercation entre des dogaris de Mbaiboum et des villageois de
Gay-Toukoulou, le chef de brigade de Touboro reproche aux habitants de ne pas avoir
suivi la filière hiérarchique, en apportant à lui-même le fusil arraché aux dogaris au lieu de
le remettre au dogari-chef. Et de rappeler aux villageois l’ordonnancement des pouvoirs :
« Il faut savoir qu’il y a toujours un chef, et cela n’importe où, avant la venue des Blancs
et même chez les Blancs. Vous deviez amener le fusil chez le grand dogari et si lui ne peut
résoudre le problème, il va recourir au lamido ; et celui-ci, s’il veut, peut recourir au
préfet, au gouverneur… ». La leçon du chef de brigade sur l’omnipotence du lamido est on
ne peut plus claire : « Comprenez aussi que c’est de la part du lamido que les dogaris ont
reçu l’ordre de porter les armes ; et ceci est connu et admis par le président Paul Biya.
Voilà pourquoi même si les dogaris arrivent à tuer l’un de vous avec ces armes, ils
n’auront aucun problème. Vous auriez donc mieux fait d’apporter le fusil arraché au
grand dogari et non à la gendarmerie. Moi, je suis un étranger ; un jour, je partirai et
vous laisserai avec votre lamido ; il faut donc l’accepter et le soutenir comme au temps de
vos ancêtres ; faites ce qu’il vous dira! Si le lamido agit ainsi, ce n’est pas pour rien ; c’est
qu’il a reçu l’ordre du président Paul Biya » (extrait d’une plainte contre les dogaris des
habitants de Gay-Toukoulou, déposée le 9 février 1994 au Comité Justice et Paix de
Garoua).
Achetés par des cadeaux et craignant pour leur poste, les représentants locaux de
l’État s’inclinent tous, en 1996, devant les décisions et la gestion du lamido : ainsi, le
gouverneur de la province Nord basé à Garoua, le préfet de Tcholliré, le sous-préfet, le
commissaire et le chef de brigade de Touboro et la plupart des magistrats de la cour de
justice de Garoua. Cette dernière est largement acquise au « baba », ce qui explique le
renvoi fréquent des plaintes déposées par les habitants du Mayo-Rey et l’impunité du
tristement célèbre dogari Abdou. Responsable au début de l’année 1996 de la mort d’un
député UNDP, l’homme-lige du lamido a officiellement été décrété mort (au cours d’une
attaque de coupeurs de route) par la cour de justice de Garoua, alors qu’en mai 1996, il est
toujours en poste à Touboro. Le chef peul, lui-même, refuse de comparaître lors des
jugements et les rares verdicts qui viennent à le condamner ne sont jamais appliqués. On
pourrait multiplier les exemples de l’assujettissement des agents de l’État aux autorités de
Rey-Bouba. Ainsi, lors de la campagne des législatives en 1992, le gouverneur, en tournée
à Touboro le 20 juillet, enjoint aux habitants de « respecter l’autorité traditionnelle »,
après avoir pourtant inspecté deux cadavres d’opposants politiques abattus le matin même
par les dogaris. Préfet et sous-préfet, qui tentent quelque fois la médiation entre les
villageois et les dogaris pour éviter les bains de sang, prêchent la soumission au chef peul
et sont souvent, par peur de représailles, les agents de propagande du lamido et les
orchestrateurs de la fraude électorale. Par exemple, lors des élections municipales du 21
janvier 1996, le sous-préfet sillonna les villages du Mayo-Rey pour inciter les villageois à
voter RDPC, le parti de P. Biya soutenu par le « baba ». À Touboro, un représentant

457
UNDP, M. Kellah, constatant la fraude dans le bureau de vote, fut menacé de mort par le
dogari Abdou devant le sous-préfet, lequel prédit à son tour la prison au gêneur. Le même
jour, le sous-préfet entra dans l’isoloir et arracha plusieurs bulletins UNDP à des électeurs.
En fin de compte, de tous les représentants de l’État, seuls les douaniers basés à Touboro
échappent aux pressions du lamido. La faiblesse des taxes prélevées à Mbaiboum leur ôte
tout intérêt aux yeux des autorités traditionnelles qui ne ressentent pas le besoin de les
corrompre ou de les ponctionner.
Maître et gestionnaire du marché de Mbaiboum, à l’instar de l’ensemble du
Mayo-Rey, le lamido de Rey-Bouba est, en conséquence, le chef avec lequel on négocie
pour régler les différends ou entreprendre une action dans la région. Ainsi, les
boubanguéré centrafricains, regroupés au sein d’une fédération (la FNBC), ont envoyé, en
1995, une délégation auprès des autorités traditionnelles pour limiter les prélèvements
lorsqu’ils se rendent au marché. De leur côté, les boutiquiers ibo de Mbaiboum, rackettés,
chacun, entre 25 000 et 50 000 F CFA tous les dix ou quinze jours par les dogaris, ont
conjointement décidé de fermer leurs magasins en signe de protestation pendant que le
président de leur association portait plainte, en 1995, auprès du Comité Développement,
Justice et Paix à Garoua. Leur récrimination a été transmise à l’ambassade du Nigeria, qui
a pris contact avec le lamido. On ne sait le contenu des négociations entre les deux parties
mais, depuis lors, les commerçants ibo sont les seuls à être laissés en paix par les dogaris à
Mbaiboum. Constructeur de routes et instigateur des migrations dans le Mayo-Rey, la
Sodécoton est, elle aussi, surveillée de près par le lamido. Les cadres de la Sodécoton
préviennent et rendent compte des actions de l’entreprise auprès du chef peul. En 1996, les
rapports entre la firme cotonnière et les autorités traditionnelles sont cordiaux, le « baba »
tirant profit de la bonne marche de la Sodécoton. En effet, il lui achète des tourteaux de
coton pour nourrir ses bœufs et, surtout, depuis la campagne 1995/1996, il est, comme les
autres chefs de canton, financièrement intéressé à la production de coton-graine sur son
territoire. Selon un responsable de la Sodécoton, il aurait reçu en 1996 une prime
d’environ 4 millions de F CFA de l’entreprise pour le coton-graine commercialisé. Même
les responsables du consortium pétrolier au Tchad ont dû aviser le chef peul de leurs
projets (un oléoduc longé par une route) et monnayer l’autorisation de passer en toute
tranquillité sur le lamidat de Rey-Bouba.
Pour gérer son lamidat qui se calque sur le département du Mayo-Rey298, le
lamido se pose en chef unique et ne semble pas s’appuyer sur un conseil de notables
foulbé. Son administration a pour base des dogaris-chefs installés dans toutes les localités
à la situation-clé, éloignées de Rey-Bouba : par exemple, à Touboro (sous-préfecture et
siège d’une importante base Sodécoton), à Madingrin et à Bodigbo (deux portes terrestres
vers le Tchad). Le choix de ces sites n’est pas fortuit. Touboro et Madingrin abritent une
mission chrétienne et l’Église constitue l’un des rares contre-pouvoirs au lamido dans la
région. Les grands dogaris, qui chapeautent une zone, dirigent d’une main de fer les
administrés locaux et sont en contact régulier avec Rey où le lamido réside. La capitale du
lamidat centralise les services administratifs de l’État, en particulier la poste, qui devait
initialement être localisée à Touboro à la fin des années 70, et un collège dont les effectifs
de professeurs dépassent ceux du collège de la préfecture Tcholliré et ceux du collège de
Touboro. La plupart des chefs de deuxième niveau, en place depuis 1992, sont imposés par
le lamido et acquis de gré ou de force à sa cause et à celle du parti au pouvoir. Il en va de

298
- Un journal tchadien (N’Djamena Hebdo, n° 381 du 10 juin 1999) relate que le lamido aurait, en avril
1999, déplacé de six kilomètres à l’intérieur du territoire tchadien la borne qui matérialisait la frontière
tchado-camerounaise (au niveau de l’axe Madingrin/Beinamar) sans que le sous-préfet tchadien de
Beinamar ne bronche (l’homme prétend que le problème est du ressort de la sous-préfecture de Gagal,
voisine de la sienne).

458
même pour les maires théoriquement élus ou des chefs de quartier. En effet, compte tenu
des fraudes et des arrestations préalables des sympathisants UNDP (à Touboro, ce sont
surtout des commerçants), la plupart des maires élus en 1996 dans le Mayo-Rey sont des
marionnettes au service du lamido, à commencer par le maire (RDPC) de Touboro. Un tel
système aboutit à des situations incongrues. Par exemple, le maire du village de Gban
siège à Rey-Bouba, soit à 500 km de sa commune. À Mbaiboum, les dogaris entretiennent
les rivalités entre commerçants lors de la désignation des chefs de quartier, divisant ainsi
les communautés marchandes pour mieux régner sur place.
Parmi les instruments de la gestion du lamido, on compte bien sûr les armes (dont
sont équipés maints dogaris), ainsi qu’un système d’informations rapide et efficace.
L’homme fort de Rey-Bouba parvient à connaître les événements majeurs qui se déroulent
sur son territoire grâce à un système de courrier interne relativement performant. La
détention d’un téléphone cellulaire assure au « baba » une connexion avec le reste du
Cameroun et du monde. Par ailleurs, le chef peul veille, en dépit de son âge, à manifester
sa présence et son pouvoir par de fréquentes tournées dans le département, notamment à
Touboro et Mbaiboum ; il dispose pour ses déplacements de cases et de concessions
personnelles dispersées dans tous les principaux villages. La crainte qu’inspire le pouvoir
traditionnel, sa réputation de violence sont, enfin, savamment entretenues par le lamido qui
se complaît à entourer de mystère et de cérémonial sa personne, recevant ses visiteurs
caché derrière une tenture, exigeant qu’on se présente nu-pieds devant lui en évitant de
croiser son regard… L’imprévisibilité de ses décisions est tout autant redoutée, notamment
de la part des dogaris qui subissent les manifestations aléatoires de la puissance du chef. Ils
sont ainsi malmenés par le lamido, tantôt pour leur laxisme et l’insuffisance des sommes
d’argent rapportées, tantôt pour leur taxation trop sévère et leur excès de zèle.
Au niveau du pouvoir central de l’État, le lamido s’attache soutien et complicités
à grands renforts de cadeaux. L’envoi de bœufs aux hauts dirigeants de Yaoundé est à cet
égard une pratique courante, qui signe l’allégeance du chef traditionnel au président de la
République. En effet, le degré élevé d’autonomie dont jouit le lamido est la contrepartie
d’une alliance tactique nouée avec le premier homme de l’État, Paul Biya. En échange de
ses pleins pouvoirs régionaux, le chef peul reconnaît l’autorité nationale détenue par
l’actuel président de la République et adhère de manière militante au régime, en soutenant
le parti RDPC. De son côté, en s’appuyant sur les chefs traditionnels foulbé, le « sudiste »
P. Biya s’assure le contrôle indirect du territoire national dans des contrées septentrionales
où l’électorat lui échappe complètement. Cette gestion par délégation d’une partie du
territoire a des antécédents historiques. Dès l’époque du mandat français, les lamibé du
nord-Cameroun se posent en médiateurs de l’administration. Mais d’entre tous, le chef de
Rey-Bouba bénéficiait déjà de rapports privilégiés avec les représentants français qui lui
laissaient une large autonomie de pouvoir en reconnaissance de l’appui militaire qu’il avait
fourni contre les Allemands pendant la première guerre mondiale, preuve de sa loyauté
ère
envers la France (cf. 1 partie, I-C). En décembre 1928, le maître de Rey prête, par
exemple, des cavaliers aux administrateurs français pour épauler l’opération de
pacification en pays baya. Toutefois, après l’accès à l’indépendance, la gestion du territoire
national par le relais des chefferies traditionnelles rencontre des limites, le premier
président, A. Ahidjo, entendant se rallier, mais brider par des réformes administratives, un
pouvoir coutumier peul dont maints leaders n’avaient pas soutenu sa candidature. En juillet
1959, au congrès de Ngaoundéré, A. Ahidjo qui était alors premier ministre, invite les
lamibé à « rompre avec toutes méthodes tendant à assujettir les populations dont ils

459
doivent assurer le bien-être moral et matériel ».299 C’est donc seulement en 1982, avec
l’arrivée au pouvoir de P. Biya, qu’est réactivée l’alliance politique entre notables foulbé et
le pouvoir central de Yaoundé. Reste qu’au milieu des années 90, beaucoup s’interrogent
sur la maîtrise de ce pacte politique par le président de la République : ce dernier ne s’est-il
pas fourvoyé dans un jeu dangereux, dans la mesure où son partenaire allié de Rey-Bouba
semble de moins en moins contrôlable ?
À l’orée des années 90, plusieurs représentants de l’État ont clairement repris du
pouvoir dans le Mayo-Rey au détriment des autorités traditionnelles. Il est vrai que la
période mouvementée du renouveau démocratique s’y prêtait. Ainsi, en 1989, le
gouvernement camerounais crée des chefferies de deuxième niveau, dont les chefs sont
élus, y compris dans le Mayo-Rey, où le lamido s’était opposé, en 1984, à la décision du
chef de l’État de diviser le lamidat en plusieurs chefferies. 1990-1991 sont des années
d’épreuve pour le régime de P. Biya, qui négocie le passage au multipartisme et affronte
une contestation sans précédent avec l’épisode des « villes mortes »300 (mai-juin 1991).
Comme les sept autres provinces rebelles, le Nord est placé, en 1991, sous commandement
militaire. Le gouverneur et le préfet réaffirment leur pouvoir tandis que le chef peul,
attentif au dénouement de la crise, s’efface du devant de la scène pendant plus de deux ans.
Mais cette éclipse des autorités coutumières n’aura été qu’un intermède de courte durée.
Les campagnes législative et présidentielle de 1992 débouchent sur la
pérennisation du régime (P. Biya est réélu) et signent le retour en force du lamido.
Prétextant la lutte contre l’insécurité dans la région, ce dernier durcit son autorité. Faut-il
voir dans cette suprématie retrouvée un remerciement du président de la République pour
la fidélité politique du maître de Rey-Bouba ? Ou celui-ci s’impose-t-il en tant que rempart
obligé contre les coupeurs de route responsables de la déstabilisation des zones frontalières
septentrionales ? Quoi qu’il en soit, le maître de Rey bénéficie pour agir de l’aval des hauts
dignitaires de l’État à Yaoundé qui défont, à sa demande, les représentants étatiques locaux
devenus trop impérieux : en 1992, le gouverneur de Garoua est relevé de ses fonctions et le
préfet du Mayo-Rey est muté. Le 11 juillet 1992, le coup de force perpétré par les autorités
de Rey-Bouba à Touldoro301 pour installer un chef (bélaka) fantoche contre l’avis des
villageois302, symbolise le resserrement du contrôle du lamidat par le chef traditionnel.
À l’évidence, le phénomène des coupeurs de route est instrumentalisé par le
« baba » pour reprendre et étendre son pouvoir dans la région frontalière de Mbaiboum.
Laisser le champ libre à des bandes armées de malfaiteurs ressort ainsi d’une stratégie
politique. Dans cette optique, la question d’une entente entre les bandits et le lamido se
pose avec force. Vu le quadrillage dense du département du Mayo-Rey par les barrages de
contrôle du « baba », on voit mal comment les coupeurs de route parviennent à circuler et
sévir aussi aisément à défaut d’accommodements avec le pouvoir coutumier. Pourquoi
certains véhicules comme ceux de la Sodécoton sont-ils épargnés par les bandits et
bénéficient-ils d’une sorte de sauf-conduit tacite ? Comment le lamido peut-il laisser ainsi
défier son autorité, dont il se targue tellement, à moins d’en retirer également quelques
bénéfices ? La complicité éventuelle entre les coupeurs de route et les autorités

299
- « Rapport de politique générale » in Union Camerounaise, Congrès du mouvement de l’Union
camerounaise tenu à Ngaoundéré du 2 au 6 juillet 1959, Douala, Imprimerie Commerciale du Cameroun,
1959, s.d., cité par Bayart J.-F. in L’État au Cameroun, 1985, p. 56.
300
- Les « villes mortes » désignent la campagne de désobéissance civile lancée par les partis d’opposition.
301
- Touldoro est un village composé en majorité de Mbéré et de Mboum, situé à 196 km au sud de Touboro.
302
- Les habitants avaient reconnu en 1988 le chef mbéré Alliou, successeur de son défunt père. Mais Alliou
n’avait jamais été intronisé par le lamido de Rey-Bouba, car celui-ci avait retenu prisonnier son père
pendant huit ans. En 1992, le chef Hamadjoda imposé par le lamido fuit par peur des représailles du chef
en exil Alliou, dont il a profané la tombe de son père. Le 11 juillet 1992, une attaque sanglante est menée
par 80 dogaris à Touldoro pour rétablir Hamadjoda. Bilan : trois morts.

460
traditionnelles n’aurait rien d’innovant. Comme le rappelle A. Beauvilain, à l’époque du
mandat français, « des chefs traditionnels ont souvent été mis en cause par
l’administration dans ces affaires de banditisme. mais elles ont rarement été dévoilées en
public, les chefs étant simplement révoqués. Notons néanmoins que le 31 décembre 1959,
les laouanes de Yakang (lamidat de Mindif) et de Djoulgouf (lamidat de Maroua) sont
destitués pour “ aide et assistance aux malfaiteurs ” (Journal Officiel, 1960, p. 78). Cette
mention du motif dans un arrêté est exceptionnelle » (1989, op. cit. , p. 346). Cette alliance
du lamido avec les coupeurs de route déconcerte par son aspect paradoxal : d’un côté, le
chef traditionnel bénéficie largement, grâce aux taxations qu’il impose, de la politique
commerciale libérale du gouvernement ; or, dans le même temps, il prend le risque de
miner cette politique et le développement des échanges frontaliers en tolérant le
banditisme.
En retenant l’hypothèse que le contrôle exercé par le lamido sur les bandes
armées est seulement partiel, l’intensification des exactions des coupeurs de route peut
également manifester une certaine érosion du pouvoir traditionnel peul. Si ce dernier
resserre son étau depuis 1992, n’est-ce pas en réaction, parce que l’autorité coutumière
s’étiole sous le coup des contestations des paysans migrants, de certains agents de l’État,
des membres du clergé et d’une plus large diffusion des idées démocratiques ? Au milieu
des années 90, le seul contre-pouvoir au lamido est incarné par l’Église, notamment les
missionnaires catholiques de Madingrin et Touboro, engagés sur place dans une œuvre
sociale et sanitaire. Les comités de Développement, Justice et Paix, en place au nord du
Cameroun (à Garoua, Touboro…)303, tiennent régulièrement des réunions (ouvertes à tous)
pour faire le bilan des problèmes locaux et informer les habitants de leurs droits. Le comité
de Touboro reçoit, par exemple, 70 personnes à chaque séance. Les religieux consignent
les doléances de chacun dans des dossiers ; ils aident les plaignants (chrétiens ou
musulmans) à porter leurs affaires devant la justice de l’État ; ils envoient des comptes-
rendus au comité camerounais de Défense des Droits de l’Homme. Via la hiérarchie de
l’Église ou ses ramifications hors Afrique, les missionnaires ont adressé des lettres
officielles à des hauts responsables politiques camerounais (doc.32, p.401), européens et
français (ainsi au ministre français des Affaires Étrangères, Alain Juppé en 1995) pour les
avertir des violations des droits de l’homme dans le lamidat de Rey-Bouba. Lentement
mais sûrement, les gens d’Église contribuent à ébruiter, au Cameroun et ailleurs, les abus
et les exactions qui ont cours sur le territoire du lamido. Politiquement autonomes, distants
du pape dont le voyage au Cameroun a suscité moult amertumes, ils payent un lourd tribut
ème
pour leur liberté de pensée et leur critique de la gestion politique locale (cf. 3 partie, I-
B-2).
À l’instar du chef traditionnel, quelques représentants de l’État exploitent, eux
aussi, le problème d’insécurité liée aux coupeurs de route dans le but de reprendre pied
dans la zone frontalière : par exemple, le gouverneur de Garoua organise depuis la fin de
l’année 1992 des escortes militaires sur les principaux axes routiers du lamidat ; le
ministère de la Défense a décidé, en 1998, de mobiliser massivement les unités de
gendarmerie et d’envoyer des avions pour surveiller la région.
L’enchevêtrement des pouvoirs est peu aisé à démêler dans la région frontalière
de Mbaiboum. Visiblement, le chef peul est encore en position d’avantage et verrouille
l’espace, en accord avec la présidence de la République qui consent une perte d’autorité
étatique sur la région en échange de son contrôle indirect. Mais des brèches apparaissent,
liées au l’accroissement du banditisme et à la résistance manifestée par certains migrants

303
- Le réseau des comités Développement, Justice et Paix s’étend également au sud du Tchad. Là, les
religieux se préoccupent surtout des conflits entre éleveurs et agriculteurs.

461
soutenus par l’Église. Le pouvoir central de Yaoundé pourrait bien décider de renégocier
les termes du contrat politique avec le lamido, atténuant ainsi l’actuel déséquilibre des
pouvoirs dans la zone de Mbaiboum.

3- Les espaces frontaliers du Cameroun septentrional : des rapports


de force complexes entre l’État, les lamibé, les maires

Pour étayer la complexité et la multiplicité des systèmes politiques locaux dans


les zones frontalières du nord du Cameroun, j’ai choisi de me référer, outre le cas de
Mbaiboum, à trois exemples différents présentés à partir de données sommaires recueillies
en 1996 : le marché frontalier d’Amchidé-Banki, à cheval sur le Nigeria et l’extrême-nord
du Cameroun ; la zone de Touroua/Béka/Tcheboa, au sud-ouest de Garoua, qui est
également frontalière du Nigeria ; le marché d’Adoumri, implanté à 50 km de Garoua et à
60 km de la frontière tchadienne, et dont la particularité est de drainer les bovins tchadiens
en transit vers le Nigeria.
Trois, voire quatre acteurs se partagent le pouvoir dans ces lieux. Il y a d’abord
les chefs traditionnels foulbé dont le pouvoir politique s’émousse avec le temps au profit
des collectivités locales. En effet, le remplacement de l’impôt forfaitaire par l’impôt
libératoire en juillet 1995 a mis fin aux dernières prérogatives administratives des lamibé
qui étaient chargés de prélever l’ancien impôt, de concert avec le sous-préfet qui listait les
imposables. Aux communes revient désormais la tâche de percevoir elles-mêmes l’impôt
libératoire. Cette mesure décidée par le gouvernement semble aller dans le sens d’une
volonté de mettre fin aux derniers éléments de l’administration indirecte dans le nord du
pays. La réaction des lamibé varie face à cette mesure qui clôt une longue période de
déclin politique, entamée depuis 1960 : certains, à l’instar du lamido de Kolofata, se
contentent de leur position honorifique, de leur autorité morale et d’un contrôle foncier
réel ; d’autres désireux de conserver un certain pouvoir trouvent place dans les nouvelles
structures communales. De fait, à l’issue des premières élections municipales de janvier
1996, de nombreuses mairies ont été accaparées par des chefs traditionnels musulmans, par
exemple à Bibémi. Cet investissement des mairies par les lamibé est source de confusion
dans les esprits, maints administrés voyant dans leur maire d’abord un chef traditionnel : à
Bibémi, c’est déchaussés que les conseillers municipaux assistent aux réunions du conseil
municipal présidé par le maire, comme l’exige l’étiquette peul en présence du lamido. On
notera que la sollicitation, depuis 1995, des chefs coutumiers par la Sodécoton afin de
surveiller la production cotonnière contribue parallèlement à conforter le rôle
d’encadrement social des lamibé.
Deuxième acteur : les communes (elles sont rurales dans les exemples étudiés)
auxquelles l’État a concédé l’autonomie financière en 1996, les dégageant ainsi de la
tutelle administrative du sous-préfet. Grandes perdantes, au plan financier, de la
suppression de l’impôt forfaitaire, les communes rurales connaissent des difficultés de
trésorerie. Certaines (à Bibémi, Béka ou Touroua) tentent de compenser la diminution de
leurs rentrées en argent en tirant ressource de la rente frontalière ; elles rehaussent ainsi les
taxes sur les marchés frontaliers ou sur le transit, ce qui génère localement de nouvelles
tensions.
Troisième acteur : l’État, incarné par le préfet, le sous-préfet (dont le rôle a été
considérablement amoindri par la réforme fiscale), les douaniers, le commissaire, les
gendarmes, les fonctionnaires des ministères… La présence étatique est réelle dans les
espaces frontaliers du nord, surtout depuis la montée de l’insécurité. Toutefois l’influence
de l’État est plus ou moins prégnante selon les lieux, comme l’étayent les exemples ci-
dessous.

462
Dernier acteur qu’on retrouve seulement dans certaines zones frontalières :
l’Église (ici à Touroua) qui intervient parfois directement à travers des associations et des
ONG, telles que le Comité Diocésain de Développement (protestant).
Le jeu des pouvoirs entre ces différents acteurs diffère selon la zone frontalière
locale, ce qu’illustrent les trois exemples retenus :

a- À Amchidé-Banki : l’activisme des municipalités et des agents de l’État, le retrait


du lamido

Situé dans la province de l’Extrême-Nord du Cameroun, le marché frontalier


d’Amchidé dépend de deux communes, Mora et Kolofata (la limite304 correspond à une
piste passant derrière le commissariat). Cependant, hormis les entrepôts de riz qui relèvent
de l’arrondissement de Mora, le marché de vivres et la plupart des boutiques sont
implantés sur l’arrondissement et le lamidat de Kolofata. Kolofata est donc la principale
mairie camerounaise concernée par le marché. Côté nigérian, Banki relève de la commune
de Bama (État du Borno) et constitue le relais de vente des marchandises nigérianes à
destination de Maroua.
La gestion du fonctionnement du marché d’Amchidé-Banki est assurée par les
collectivités locales (municipalités camerounaises et nigérianes) et les agents de l’État,
ceux-ci s’attelant essentiellement au contrôle de la circulation sur les axes d’accès au
marché. Conséquence du rognage de ses prérogatives fiscales par les municipalités, le
lamido de Kolofata a vu son rôle amoindri, ce qui n’empêche pas le maintien de bonnes
relations avec le maire de ladite localité. La seule prérogative administrative conservée par
le chef traditionnel est la perception d’une taxe sur le bétail, par le biais d’agents dépêchés
sur le marché. Pour le reste, le lamido continue de se rendre chaque mercredi (jour de
marché) à Amchidé, tout comme le maire. En effet, s’il est le théâtre d’opérations
commerciales, le marché frontalier est aussi un lieu où se manifestent les différents
pouvoirs, un espace de représentation et de convivialité. Lors de sa visite, le chef peul
règle ainsi les menus conflits qu’on lui soumet (affaires de vols…), annonce la venue
prochaine de telle personnalité, prévient éventuellement de la perception d’une taxe par
l’administration et reçoit les salutations de commerçants qui lui apportent, selon la
coutume, quelques présents.
La commune de Kolofata s’est mobilisée pour donner une impulsion au marché
d’Amchidé. Au début des années 80, elle a fait don de terrain aux commerçants désireux
de construire une boutique, en riposte à la politique commerciale de la commune de Bama
qui finançait la construction de magasins à Banki. Toutefois, en 1996, la mairie de
Kolofata, maître de toutes les taxations sur le marché, est limitée dans ses actions par sa
situation de faillite financière : en juin 1996, son personnel n’avait pas été rémunéré depuis
sept mois. C’est que les tickets de marché (50 F CFA/jour) et la patente (20 000 F
CFA/an/boutique) rapportent bien peu à la commune car l’essentiel des installations
commerçantes sont massées du côté nigérian. Surtout, l’impôt libératoire305 perçu entre
juillet 1995 et juin 1996 n’a rapporté que 2,5 millions de F CFA, soit près de huit fois
moins que le précédent impôt forfaitaire. Aussi l’équipe municipale de Kolofata a-t-elle
entrepris l’augmentation des taxes anciennes et l’instauration de contributions nouvelles.

304
- La limite entre les deux communes de Mora et Kolofata se calque sur celle qui sépare les deux
arrondissements du même nom.
305
- L’impôt libératoire varie entre 6 000 F CFA/an et 75 000 F CFA/an selon les individus. À titre
d’indication, les cambistes nigérians d’Amchidé versent 20 000 F CFA/an et les conducteurs de « moto-
clandos », 6 000 F CFA/an.

463
L’opération est menée à pas lent et avec diplomatie, comme l’atteste l’action de
sensibilisation menée par la mairie auprès des commerçants d’Amchidé pour les inciter à
acquitter leurs impôts. En effet, la plupart des revendeurs de vivres (ignames) esquivent le
paiement en se présentant comme des « aides-vendeurs » du commerçant grossiste. Les
pourparlers donnent quelquefois des résultats encourageants. Par exemple, les cambistes
nigérians ont accepté de verser l’impôt libératoire à condition de recourir à des prête-noms
camerounais, procédé que la commune de Kolofata a accepté. Sans doute, le rehaussement
des prélèvements communaux côté camerounais risque de creuser l’écart avec la commune
voisine de Bama. À Banki, les taxes municipales sont faibles (au maximum 5 000 F
CFA/an, affirme un commerçant), la patente inexistante et les loyers des boutiques
appartenant à la commune sont très modérés, ce qui permet de comprendre
l’amoncellement des boutiques du côté nigérian.
S’ils interviennent également dans la gestion de la zone frontalière d’Amchidé,
les agents de l’État camerounais (douaniers, policiers…) n’empiètent pas sur les
prérogatives de la municipalité, d’une part car leur action est surtout circonscrite au
contrôle du réseau routier (on observe néanmoins que ce sont des agents du centre des
impôts de Mora qui prélèvent la patente à Amchidé pour la reverser à la commune de
Kolofata), d’autre part, car ils veillent à ne pas étrangler les activités du marché par des
taxes excessives. Sur le marché même, une certaine collaboration est instaurée entre les
policiers nigérians et camerounais. Les douaniers camerounais, postés à l’entrée du village
d’Amchidé, contrôlent les véhicules et ont également en charge l’escorte des camions
étrangers (nigérians, tchadiens…) pendant leur traversée du territoire camerounais.
D’Amchidé à Maroua, le bureau principal des douanes de Limani prélève des droits
d’escorte de 10 000 F CFA par véhicule, avant d’être relayé à Maroua par les responsables
du bureau des douanes local qui poursuivent l’escorte jusqu’à la frontière tchadienne.
En résumé, l’encadrement du marché d’Amchidé-Banki est réalisé par les
municipalités et les représentants de l’État de façon assez complémentaire et sans heurts.
La participation des autorités coutumières basées à Kolofata est, en revanche, discrète et
modique.

b- La zone de Touroua/Béka/Tcheboa : une gestion compliquée par la réaffirmation


du pouvoir traditionnel musulman et l’avidité financière des nouvelles communes

La région frontalière de Touroua/Tcheboa/Béka (fig.73) se distingue d’Amchidé-


Banki en ce qu’elle est marquée par l’effacement relatif des autorités étatiques
camerounaises, par le poids politique réel des autorités traditionnelles musulmanes et par
l’apparition de deux nouvelles communes, Touroua et Béka, créées en 1996 et pressées de
taxer les mouvements transfrontaliers.
L’État camerounais est peu présent dans cette zone rurale qui apparaît comme un
angle mort du territoire national. Aucun poste de douane camerounais n’y est installé (en
revanche, la douane nigériane est implantée dans la ville voisine de Gurin), la présence
douanière, policière et militaire camerounaise s’arrêtant au nord, à Garoua et au sud, à
Poli. Sous-peuplée jusqu’aux années 80, la région de Touroua se situe hors du périmètre de
culture cotonnière et n’est pas concernée par le projet Nord-Est Bénoué de la Sodécoton,
même s’il fut question, à l’orée des années 80, d’un projet Sud-Ouest Bénoué qui n’a
jamais abouti. Le seul indice de la présence de la puissance publique camerounaise est
l’hôpital de Touroua qui, fait exceptionnel dans une région où circule le naira, exige des
francs CFA pour le paiement des soins.

464
Le pouvoir peul musulman est incarné au Cameroun par les lamibé de Tcheboa,
Touroua, Béka et, au Nigeria, par le lamido de Yola dont la capitale commandait, jadis, le
vaste empire Adamaoua, fondé par le guerrier peul Adama et composé de chefferies
vassales. Depuis les années 60, les lamibé camerounais sont confrontés à l’arrivée de
plusieurs vagues de migrants : dans les années 60-70 survint un premier flux du Nigeria,
composé d’Haoussa, de Yadang, de Tchamba. Ce flux fut relayé dans les années 80 par un
mouvement de migrants tchadiens (Lakka, Lélé, Ngambaye, Namatchéré, Dalaye…), puis
au début des années 90, par la venue de Camerounais originaires de l’Extrême-Nord
(surtout des Mafa de la région de Koza et secondairement, des Toupouri, Moundang,
Banana…). Cette dernière migration, massive en 1994, a l’originalité d’être encadrée par
le Comité Diocésain de Développement (CDD) qui possède des antennes à Maroua et
Garoua. Après une campagne d’informations en pays mafa, le CDD propose une première
visite de terrain dans la région d’accueil, puis organise le déménagement en camion,
moyennant 10 000 F CFA par famille. Cette politique de déplacement de populations est
source de tensions au milieu des années 90. En effet, les lamibé admettent mal la création
sur leur territoire d’un front pionnier de peuplement qui porte atteinte à la reconnaissance
de leur domaine foncier. L’occupation de terres par les nouveaux arrivants sans
contrepartie et les abus de certains migrants qui se constituent des réserves foncières en
vue d’une location partielle entraînent un durcissement des autorités traditionnelles qui
exigent le paiement d’une taxe, notamment la zakât, un impôt traditionnel musulman.
Tollé des membres du CDD qui contestent l’application d’un impôt religieux, encouragent
les Mafa à le boycotter et ravivent localement un front d’opposition religieuse. En 1996,
les rapports sont tendus entre les migrants et des lamibé qui s’acheminent vers des
positions de plus en plus radicales.
Les chefs traditionnels ne sont pas les seuls à vouloir instaurer des taxations dans
la zone frontalière. Les toutes nouvelles communes de Touroua et Béka (investies par des
notables foulbé ?) entendent profiter de leur situation frontalière. En juin 1996, alors que la

465
fig.73

466
mairie de Touroua veille encore à la construction de ses futurs locaux, la municipalité de
Béka a déjà commencé à prélever des droits de passage sur les mouvements
transfrontaliers de marchandises entre Gurin et Touroua. Furieux contre ces taxations (qui
portent sur les marchandises et les véhicules), les acteurs nigérians ont boycotté, pendant
plusieurs semaines en 1996, les échanges avec les localités camerounaises voisines,
désertant la principale route entre Gurin et Touroua. La crise a été dénouée grâce à
l’intercession du lamido de Yola (Nigeria)306, qui a assuré la médiation entre la commune
de Béka et les commerçants nigérians, pour trouver un terrain d’entente. Si l’épisode
révèle l’influence maintenue du pouvoir traditionnel peul dans la région, il présage aussi
d’autres tensions. En effet, la commune de Béka entend étendre son arsenal de taxes aux
frontaliers nigérians qui traversent la rivière-frontière du Faro pour cultiver les rives
camerounaises, propices à la culture du tabac, du maïs et du mouskwari (sorgho). On peut
gager que la municipalité de Touroua lui emboîtera rapidement le pas. Le pouvoir
coutumier de Yola parviendra-t-il, encore une fois, à contenir les risques de dérapage et à
maintenir la stabilité de la région ?

c- À Adoumri : un contrôle partagé entre le lamido-maire de Bibémi et les agents de


l’État

L’exemple du marché à bétail d’Adoumri, le plus important de la province Nord,


met à jour un autre type de rapport de force : ici, le chef traditionnel peul, le lamido de
Bibémi endosse l’habit de maire pour perpétuer et manifester sous une forme nouvelle son
autorité tandis que des fonctionnaires, en l’occurrence le délégué de l’élevage de la
province Nord, tentent de s’interposer pour tempérer les excès de la municipalité.
Officiellement, la gestion du marché d’Adoumri est assurée de manière conjointe
par la commune rurale de Bibémi (à 15 km) et par des agents du Ministère de l’Élevage
(responsable vétérinaire…), chacun ayant charge de prélever des taxes distinctes.
L’autonomie financière accordée aux communes en janvier 1996 a conduit la municipalité
de Bibémi diligentée par le lamido local à démultiplier les taxes anciennes. Cette mesure
est-elle une réponse à l’effondrement des recettes budgétaires, par suite de la suppression
de l’impôt forfaitaire ? Ou un procédé imaginé par le lamido pour ponctionner les flux
transfrontaliers de bétail ? Comparées au marché équivalent de Bogo dans l’Extrême-
Nord, les taxes communales du marché d’Adoumri ont été fortement rehaussées : la taxe
de transit a quintuplé, passant à 1 000 F CFA/tête bovine en 1996, la taxe d’entrée sur le
marché a triplé atteignant 1 500 F CFA/tête, et la taxe de transhumance a été fixée à 1 000
F CFA/tête.
Jouant de sa position de chef coutumier, le maire ne s’est pas embarrassé d’une
campagne de sensibilisation et refuse toute révision à la baisse. Les responsables du
ministère de l’Élevage basés à Garoua se sont rendus à Adoumri pour calmer éleveurs et
bouchers qui envisagent de se déplacer sur le village-marché voisin de Baïla, rattaché à la
commune de Guider et situé hors du lamidat de Bibémi. Mais le site de Baïla présente des
inconvénients : les proches alentours sont moins riches en pâturages et le village n’est pas
peuplé d’Arabes Choa, à la différence d’Adoumri, où les éleveurs tchadiens arabes, venus
vendre leurs bêtes, sont accueillis par des familles d’Arabes Choa installées sur place. En
juin 1996, la médiation des agents officiels de l’État n’avait donné aucun résultat et la
question de l’abandon du marché d’Adoumri était toujours en suspens.

306
- Le lamido est-il intervenu parce qu’il perçoit des taxes sur les échanges frontaliers ?

467
Les espaces frontaliers sont le lieu où se cristallisent des tensions aux enjeux forts
qui présagent du futur : aux côtés des classiques luttes individuelles pour le contrôle
commercial et financier des circuits s’adjoint la nécessité pour l’État de contrôler des
zones bordières qui gagent son existence. Pas de frontière, pas de territoire, pas d’État.
Dans tous les cas, les enjeux frontaliers sont l’occasion d’une construction et d’une
revendication identitaires, qu’elles soient ethniques ou nationales, orchestrées ou non par
l’État.
La gestion de ces espaces frontaliers lourds d’enjeux est complexe car elle
consiste à concilier des situations paradoxales : dilemme entre d’un côté, l’ouverture
impérative des frontières pour le développement des échanges et de l’autre, leur
surveillance et leur filtrage obligés pour protéger l’État et ses citoyens ; opposition entre
la nécessité du contrôle des espaces frontaliers dont l’enjeu est stratégique pour l’État et,
par ailleurs, la médiocrité des moyens étatiques pour gérer ces zones parfois éloignées de
la capitale. La gestion des espaces frontaliers suit des modalités différentes d’un espace à
l’autre puisque, à chaque fois, elle résulte d’accommodements avec les pouvoirs locaux.
On remarque qu’il est souvent peu aisé de clarifier le rapport de force qui s’établit entre les
différents acteurs en présence, car ce jeu est évolutif et l’enchevêtrement de pouvoirs à la
frontière est source d’opacité et de confusion. Que l’État se compose de représentants aux
intérêts contradictoires qui pratiquent une gestion divergente de la frontière selon leur
échelon et selon l’époque, complique encore davantage la donne. Ainsi, dans de
nombreuses situations, les pouvoirs traditionnels semblent primer sur l’appareil étatique
moderne mais, à y regarder de plus près, cet état de fait est voulu par l’État qui pallie ainsi
la déficience de ses propres structures d’encadrement. Le flottement fréquent qui entoure
l’interférence des pouvoirs à la frontière semble finalement entretenu et instrumentalisé
par l’État qui a trouvé là un mode adapté de gouvernement et le gage d’une stabilité pour
lui et son espace. Le territoire national en Afrique centrale a encore de beaux jours devant
lui.

468
CONCLUSION

L’étude des espaces frontaliers peut être analysée sous différents aspects, en
particulier du point de vue de l’économie ou de l’anthropologie politiques. À défaut de
compétence dans ces derniers domaines, je me garderais de toute conclusion ferme relative
à l’État et à ses modes de transformation actuels307, pour me borner à des remarques
concernant des objets plus géographiques, l’espace et le territoire. En effet, mon objectif
premier est d’examiner les espaces frontaliers en les replaçant dans le cadre d’espaces plus
vastes.

Une recomposition interne des territoires nationaux plutôt qu’une déterritorialisation

Le remodelage des espaces d’échanges au profit des zones frontalières n’est pas le
fait d’un « régionalisme transétatique prédateur » (D. C. Bach) qui porte en germe la
contestation et la remise en cause des territoires nationaux, par avance abusivement
condamnés et tenus pour intenables du fait de leur origine coloniale. Certes, le commerce
frontalier participe à une désintégration ou plutôt, à une refonte de l’État : « de connivence
avec les secteurs corrompus de l’administration, les échanges renforcent la nature
rentière de l’État » (A. Sindzingre308) et normalisent les flux de contournement ; ils
alimentent un manque à gagner fiscal ; ils s’inscrivent dans et se nourrissent d’un contexte
de violence accrue ; ils accélèrent le développement d’une « économie de brousse » (J.
Roitman309) ou d’une « économie de l’ombre sur laquelle des éléments de police, de
l’armée, de la douane et du fisc tentent d’assurer leur emprise » (A. Mbembe310).
Pourtant, et cela fait partie des effets paradoxaux de la frontière, le commerce frontalier
n’engendre pas une déstructuration des territoires d’État ou une « déterritorialisation ». Ce
que l’on observe, c’est le maintien et le renforcement des cadres spatiaux étatiques, mais
avec un remembrement interne des territoires nationaux, restructurés autour de nouveaux
lieux-forts parmi lesquels figurent des espaces frontaliers réactivés et des axes d’échanges
internationaux.
Plusieurs arguments ont été évoqués afin de relativiser le danger que représente
l’effervescence commerciale frontalière pour l’intégrité nationale : le caractère fugace des
nouvelles constructions régionales, corrélé à l’instabilité des flux, à la fluctuation des
itinéraires de transport et au rayonnement éphémère des places marchandes ;

307
- Sur ce thème, voir entre autres, le dossier « L’État en voie de privatisation », Politique Africaine, n° 73,
mars 1999.
308
- Sindzingre A., « Réseaux, organisations et marchés : exemples du Bénin », Autrepart, n° 6, 1998, p..85.
309
- Roitman J., « The Garrison-Entrepôt », Cahiers d’Études africaines, 150-152, XXXVIII-2-4, 1998,
p..297-329.
310
- Mbembe A., « Du gouvernement privé indirect », Politique africaine, n° 73, mars, p. 111.

469
consécutivement, la faiblesse fréquente des investissements matériels sur les marchés
frontaliers ; le raffermissement de l’identité nationale dans plusieurs zones frontalières
commerciales (cf. au nord du Gabon) ; l’intériorisation des frontières nationales par les
populations qui entretiennent avec la grille territoriale un rapport utilitaire et
manipulateur ; le désir de ces mêmes populations de ne pas voir disparaître une telle
source de rente. En outre, l’absence de mouvement irrédentiste (du moins dans les zones
étudiées) et de territoire transfrontalier, c’est-à-dire un espace pourvu d’une autorité et
d’une gestion propres, mêlant concertation et politique cohérente entre les différents pans
des espaces d’État, éloignent la perspective d’une dislocation des territoires nationaux.
Rien n’étant jamais sûr, on ne peut faire abstraction d’un scénario-catastrophe contenant
une explosion des territoires nationaux et une modification en profondeur des frontières
d’État. Toutefois, les facteurs d’un tel drame ne seront pas à rechercher dans les activités
commerciales frontalières.
En effet, l’examen du fonctionnement des espaces frontaliers démontre que la
promotion des zones commerciales frontalières consolide les territoires nationaux. Prenons
exemple des marchés frontaliers. Leur succès repose sur une bonne connexion avec des
centres d’approvisionnement et de consommation, souvent lointains, qui forment les
extrémités d’un ensemble frontalier étiré. Colonne vertébrale de cet ensemble, les
infrastructures de communication (surtout terrestres) qui arriment les marchés frontaliers
aux centres urbains de l’intérieur contribuent à souder les différents morceaux du puzzle
national. Les zones frontalières sont des espaces réticulaires, hétérogènes et distendus, qui
fonctionnent grâce à leur articulation avec la capitale politique ou économique, le(s)
port(s) et plus globalement, avec les zones intérieures, pourvoyeuses ou consommatrices
de marchandises. Un tel agencement conduit à réfuter l’idée d’une autonomie de
fonctionnement des espaces frontaliers et à réfléchir sur la notion de « ville-frontière »,
c’est-à-dire une ville qui vit et retire profit de l’existence de la frontière.

Les villes-frontière, bénéficiaires du commerce frontalier

La vitalité des espaces frontaliers est indiquée par le bourdonnement d’activités


sur le site même de la frontière, au niveau des marchés. Cette agitation commerciale aux
frontières masque l’inscription urbaine des réseaux marchands et le rôle de
commandement joué par les villes, notamment celles qui sont distantes de la frontière.
Ces centres de décision urbains ne se confondent pas avec les marchés frontaliers,
sauf dans certains cas précis, tels Kousséri ou les capitales politiques en position
frontalière (Bangui, N’Djamena). De fait, la plupart des places marchandes bordières
dynamisées par le commerce ne constituent pas à proprement parler des villes pour de
multiples raisons (monoactivité, animation périodique et provisoire, faiblesse du nombre
de résidents permanents, absence d’une structure d’organisation et de gestion
endogène…). Beaucoup de marchés frontaliers sont de simples foires, des relais de vente
subordonnés à des villes et gérées à distance par elles.
Les villes qui prospèrent grâce à l’exploitation du différentiel frontalier sont en
général (mais pas toujours) postées à distance de la ligne d’État, à l’intérieur des territoires
nationaux. Ces villes-frontière, qui vivent d’une économie frontalière dans des proportions
plus ou moins grandes, correspondent à des pôles de province, de place secondaire dans le
réseau urbain national (cf. Maroua, Garoua, Maiduguri, Onitsha), ou bien coïncident avec
des villes primatiales (capitale politique ou économique), comme Douala, N’Djamena,
Bangui ou Kano. Base-arrière des exploitants de la frontière (en termes de résidence, de
bureau, d’entrepôt, de rapatriement des recettes), ces villes supervisent et décident de
l’organisation et de la ventilation des flux commerciaux en direction des marchés, qu’ils

470
soient frontaliers, régionaux ou étrangers. En effet, les échanges qui transitent par les
marchés frontaliers ne relèvent pas seulement d’un commerce de proximité (cf. entre
Banki et Maroua). Un commerce à longue distance, mêlant des pays de continents
différents ou réactivant quelquefois des axes précoloniaux (cf. entre Tchad et Libye),
prend également appui sur les campements commerciaux et les sites frontaliers. Ainsi, le
marché de Mbaiboum est sans doute, à l’échelle de l’Afrique centrale, un lieu de transit
important pour le trafic de drogues ou de diamants ; la ville-marché de Kousséri
redistribue des marchandises en provenance d’Arabie Saoudite et Doubaï, importées via
l’aéroport de N’Djamena et expédiées, entre autres, dans le sud-Cameroun.
Centres nerveux des espaces frontaliers, les villes-frontière se caractérisent donc
par une fonction de médiation : médiation des capitales provinciales entre le marché
frontalier de brousse et la grande ville consommatrice ou expéditrice de biens ; médiation
des métropoles entre les pôles de province et les centres économiques de l’étranger. Fortes
de ce rôle de liant, les villes-frontière se posent comme des lieux d’accumulation et de
réinvestissement des bénéfices issus du commerce frontalier (dans l’immobilier, les
transports, l’industrie…).
Un positionnement à l’orée du territoire ne suffit pas à faire d’un noyau de
population une ville-frontière. D’ailleurs, l’essentiel des villes-frontière ne sont pas en
situation frontalière, mais en retrait par rapport à la frontière. Le fait est étonnant car il
signifie que les échanges frontaliers ont davantage de répercussions durables (au plan
social, économique, spatial…) sur les villes intérieures, parfois très éloignées de la
frontière, que sur le site même de la frontière.
Avec le concept de ville-frontière, c’est l’idée d’une nouvelle fonction urbaine qui
est esquissée et, en aucun cas, celle d’un nouveau type de ville. Il n’est pas question
d’évoquer les villes-frontière comme on parle, en Afrique, des villes du cacao ou du café
ou encore des villes administratives, nées de l’État. Qui plus est, la définition de la ville-
frontière est à préciser, peut-être à reformuler à la lueur d’autres exemples puisés hors de
l’Afrique centrale et hors d’un contexte commercial. Par exemple, le débat reste ouvert
quant à la mesure des dividendes issues de la frontière. Comment appréhender les
retombées frontalières au sein de la ville (par le développement de nouvelles constructions
immobilières, par la multiplication des activités de service et de petite industrie…) ? À
partir de quel seuil de bénéfice frontalier une ville peut-elle être considérée comme ville-
frontière ? Comment juger l’ampleur du rôle joué par la frontière, en particulier en vue
d’une comparaison avec les autres fonctions urbaines (administratives, industrielles, etc.) ?
Par ces questions difficiles à résoudre, les villes-frontière ressemblent aux grandes villes.
Ces dernières accaparent des fonctions multiples et il est ardu de faire la part des
retombées de chacune d’elles sur le développement urbain. De la même façon, il paraît
compliqué d’évaluer les dividendes de la frontière et de les comparer avec celles dérivées
d’autres fonctions urbaines. En effet, les véritables villes-frontière se distinguent par leur
capacité à jouer sur la frontière, sur ses différentiels et ses opportunités ; or, cette
possibilité de jeu suppose la détention d’autres fonctions (politique, commerciale, de
transport…). La qualité de ville-frontière est une fonction délicate à cerner car c’est une
fonction éminemment transversale. Au demeurant, les problèmes relatifs à l’attribut de
ville-frontière sont d’autant plus épineux que la dimension et le sens de la frontière sont en
cours de modification.

Les nouvelles significations de la frontière. Vers une re-territorialisation ?

La frontière est une construction humaine, à la fois idéelle et matérielle, qui ne


cesse d’évoluer. Aujourd’hui, alors que le cadre spatial des États africains se maintient, la

471
signification de la frontière change, en écho à la redéfinition de l’État et de son rôle. La
notion de frontière s’épaissit, elle se charge de dimensions nouvelles, socialement,
culturellement, économiquement…
Sans rimer avec un affaiblissement des identités nationales, les frontières
politiques des États deviennent partout moins prégnantes dans l’organisation de la vie
nationale, compte tenu de la formation d’ensembles communautaires supranationaux
(économiques, politiques) et de l’internationalisation des réseaux d’échanges et de
communication (matériels et immatériels). Cette atténuation des frontières d’État prend
une tournure particulière en Afrique noire, où nombre d’États endettés et « ajustés » se
voient, en plus, fréquemment souffler ou imposer des décisions par des intervenants
extérieurs (experts internationaux du FMI, de la Banque Mondiale, de l’ONU, conseillers
de l’ancienne puissance coloniale…). Contrebalançant cet évidage des frontières
nationales (qui n’en perdurent pas moins), d’autres frontières surgissent ou se renforcent,
renvoyant ainsi à des « dynamiques de re-territorialisation » (A. Mbembe).
Ces nouvelles frontières sont plurielles. Dans le cas de l’Afrique centrale, on
songe d’abord aux frontières économiques et fiscalo-douanières de l’UDEAC, rebaptisée
CEMAC. Inspirés du modèle communautaire européen, les bailleurs de fonds s’efforcent,
depuis le début des années 90, de reproduire en Afrique centrale le même dédoublement de
frontières, à savoir étatiques d’une part, monétaires, douanières et économiques de l’autre.
Les résultats, on l’a vu, sont mitigés. Héritée de la colonisation française, la frontière
monétaire qui circonscrit la zone franc d’Afrique centrale, a connu des réajustements mais
fait montre d’une stabilité certaine. L’établissement d’une frontière douanière commune,
elle, s’amorce lentement et laborieusement ; ses effets sont partiels et inégaux selon
l’espace (pays-membre, poste-frontière…) et selon le type de marchandises en circulation.
D’une manière générale, plusieurs éléments jettent un doute sur l’aboutissement
réel et les perspectives de viabilité de l’ensemble CEMAC. Au premier chef, on compte la
déconfiture des structures d’encadrement étatiques : comment, en effet, construire un
territoire économique supranational avec des pièces aussi vacillantes ? La priorité ne va-t-
elle pas à la restauration des États et à l’intégration nationale avant de passer au stade
suivant de l’intégration régionale ? À Bruxelles ou Paris, on invoque une politique
d’intégration « par les règles ». Mais que signifient celles-ci compte tenu de la corruption
généralisée et du délabrement des appareils administratifs et juridiques nationaux ?
« Intégration par les règles », l’expression ferait presque sourire. En effet, qui s’est déjà
penché sur le fonctionnement réel des économies africaines sait que, bien souvent, « les
textes ne sont pas respectés quels qu’ils soient, et que le principe directeur des
comportements consiste justement à contourner et à se jouer des règles » (B. Hibou)311.
Certes, la rénovation des axes de transport intra-UDEAC a commencé et il y a
lieu de croire que de nombreux chantiers routiers seront menés à terme. Mais
l’aménagement de routes ne suffit pas à garantir l’amélioration des communications
interétatiques. La libre circulation des hommes et des marchandises, objectif libéral
élémentaire fixé par les avocats de la CEMAC, semble chimérique étant donné l’absence
de libre circulation à l’intérieur d’un même pays. Une foule d’entraves rend actuellement
les déplacements internes pénibles et laborieux. Ainsi, la multiplicité des barrières de
contrôle et des péages (souvent voulus ou tolérés par l’État afin que ses fonctionnaires
puissent se payer) ou encore les attaques des coupeurs de routes restreignent la fluidité des
espaces nationaux. Et puis, comment envisager une circulation libre dans un État comme
le Tchad où le port d’armes est courant ou encore quand la guerre civile est chronique,
comme au Congo ? Le désarmement des populations, la restauration de la paix civile et du

311
- Hibou B., in Bayart J.-F. et al., 1997, op.cit., p. 136.

472
droit commun sont des étapes initiales indispensables au développement de l’intégration
régionale.
La pertinence d’une construction communautaire en Afrique centrale est loin
d’être évidente pour tous les États. En témoigne, par exemple, la politique nationaliste de
l’État gabonais. Quant au Tchad, quels éléments peuvent le rattacher à une zone factice
comme la CEMAC hormis l’héritage colonial français et la porte maritime de Douala ?
Situé au carrefour du monde arabe et de l’Afrique noire, le Tchad regarde de plus en plus
vers le Machrek au plan politique, commercial et économique. L’accueil triomphal réservé
par les Tchadiens au président Mouammar Khadafi en mai 1998, le renforcement récent
des liens économiques et culturels avec la Libye et la péninsule arabique attestent la
polarisation croissante du Tchad par le monde arabe. Dès lors, quel sens revêt l’arrimage
du Tchad à une zone communautaire centrée sur l’Afrique noire proprement dite ? La
rénovation de l’UDEAC ne vise-t-elle, accessoirement, à contrecarrer le retour du pays
dans le giron nilotique et proche-oriental, la colonisation et les conflits frontaliers ayant
suivi la proclamation de l’indépendance incarnant une parenthèse provisoire ? Si tel est le
cas, la tentative entreprise par les responsables européens et français s’apparente à un vain
soubresaut.

Enserrant un ensemble au devenir incertain, les frontières douanières et


économiques de la CEMAC ne sont pas les seules à (ré)apparaître en Afrique centrale. Des
frontières de l’insécurité s’affirment et se multiplient, différenciant à l’intérieur des
territoires nationaux des espaces de violence, propices au développement d’une
« économie de l’ombre » (A. Mbembe) et où s’activent des bandes armées incontrôlées :
groupes militaires rebelles (au nord du lac Tchad, dans le Tibesti), coupeurs de route
(nord-Cameroun, nord-ouest de la RCA). Ces frontières-ci possèdent des contours flous et
sont très changeantes. Elles constituent de véritables fronts militaires que l’État a charge
de reconquérir, quelquefois après les avoir lui-même créées.

Autres frontières, celles séparant les lieux-forts des espaces nationaux (capitale,
pôle(s) minier(s), guirlande de marchés frontaliers, foyers d’agriculture commerciale
prospère, axes de commerce, etc.) et les angles-morts, nouveaux ou anciens, des
territoires.: régions davantage repliées sur elles-mêmes, économiquement en perte de
vitesse ou situées hors des grands axes de transport, à l’écart de toute connexion
internationale, voire inter-régionale ou urbaine. À titre d’exemples, citons la région de
Yoko, en plein centre du Cameroun, le « far east » de la RCA, le nord-est tchadien
(Ennedi) ou l’île d’Annobon (Guinée Équatoriale). Notons que ces frontières sont tout
aussi mouvantes que les précédentes, compte tenu de l’oscillation des corridors de
transport, de la fluctuation des cours mondiaux de matières premières, de l’épuisement des
ressources exploitées, de l’attraction temporaire des marchés frontaliers…, en bref, en
raison de l’incertitude et de l’instabilité de l’environnement général ambiant.

Le regard porté sur la gestion des espaces frontaliers a permis de déceler une autre
frontière interne, qui différencie les régions en fonction du mode d’administration dont
elles sont l’objet. Ainsi, certains pans des territoires sont placés sous l’administration
directe des représentants de l’État, telles la capitale politique, la région d’origine du chef
de l’État ou, au Cameroun, la région méridionale, frontalière du Gabon et de la Guinée. En
revanche, dans d’autres contrées du territoire national, les instances étatiques privilégient
un mode de gouvernement indirect, en s’appuyant sur des acteurs non étatiques (chefferies
coutumières) mais acquis au régime en place. À cet égard, la région frontalière du Mayo-
Rey, contrôlée par le lamido de Rey-Bouba, s’inscrit en héritage d’un mode de gestion

473
colonial, décrit par M. Mamdani (1996) sous l’expression de « despotisme décentralisé »
(decentralized despotism).

Une autre frontière interne qui se renforce en Afrique centrale et dont on parle
sans doute le plus est celle de l’identité, de l’ethnie, plus généralement, le front à autrui.
Lieux de brassage de populations différentes, les espaces frontaliers ne sont pas épargnés
par ce phénomène ; les places marchandes bordières sont même un lieu où s’exacerbent les
identités, nationales, ethniques, claniques, religieuses… ces revendications habillant
souvent des luttes foncières et immobilières, des problèmes de concurrence commerciale,
des rivalités économiques ou de pouvoir. Comme en ville, les expressions
d’« autochtones », d’« étrangers » fusent aux frontières des États et ces réaffirmations
identitaires dégénèrent quelquefois en affrontements violents (cf. à Banki, au Nigeria ; à
Bitam, au Gabon ; à Abang Minko’o, au Cameroun).
Pourquoi, aujourd’hui, ce besoin presque pathologique de redéfinition par rapport
à autrui, de reconstruction d’une identité ancrée à un territoire local (lieu de naissance,
région d’origine du clan…) ? À l’évidence, cette résurgence est encouragée par le contexte
actuel de fortes contraintes (même si celui-ci n’explique pas tout) : récession économique,
chômage, précarité matérielle extrême, incertitude quant aux lendemains, horizon
bouché… L’édification de frontières identitaires peut apparaître comme une réponse à la
mondialisation économique sur laquelle on n’a pas de prise, une réponse à la crise
économique dont on ne perçoit pas l’issue, à un changement qui tarde à venir ou qu’on ne
décrypte pas encore. Face à cette menace, ce mal-être, on se rassure en se cloisonnant.
Dans un environnement marqué par l’instabilité et l’accélération de la « globalisation »,
ériger des frontières est une manière de se faire exister, de s’affirmer comme objet et sujet,
de se réifier. Mais c’est aussi vouloir dominer et exercer un pouvoir en établissant une
classification et une hiérarchisation (Pollmann, 1995).
Au final, la démultiplication des frontières et leur enchevêtrement m’a conduite,
par ricochet, à appréhender les espaces frontaliers comme des zones elles-mêmes
traversées ou encerclées par d’autres frontières (supranationales ou intérieures). Ces
dernières délimitent aussi des ensembles frontaliers, dotés de règles propres, qui
s’encastrent les uns dans les autres ou se chevauchent. Les espaces frontaliers étudiés
(définis par la frontière d’État) ne sont qu’une des strates de ces espaces emboîtés. Ils sont
en conséquence le lieu où se répercutent les différents codes et lois en vigueur derrière
chacune des frontières. Cet entrelacs de règlement aux frontières des États est lié à
l’interférence d’acteurs et de pouvoirs multiples, aux intérêts souvent divergents. De là, la
complexité du fonctionnement des espaces frontaliers, les tactiques contradictoires qui s’y
déploient et une régie frontalière faite d’hybride et de bricolage.

Paradoxes et dialectique au cœur de la problématique frontalière

Quelle qu’elle soit, la frontière est un « lieu de relations paradoxales » (J.-L.


Piermay) : elle est à la fois césure et couture, elle est danger et opportunité, en bref, elle
produit simultanément des effets contraires. Ainsi, le commerce frontalier détruit l’appareil
d’État mais en même temps, il consolide le territoire national et permet la perpétuation de
l’État sous une forme autre et des bases nouvelles. Lieu du risque et de l’instable, la
frontière est une occasion d’enrichissement pour les uns, alors que pour d’autres, elle est
un espace d’échec et de perdition (dans la drogue, la prostitution, le banditisme ou en
termes de fortune). Non seulement la frontière révèle les inégalités entre individus, mais
elles les attisent : par exemple, le fossé se creuse entre ceux qui ont accès aux réseaux de

474
commerce lointains et ceux qui sont confinés à de petits trafics transfrontaliers ou bien
encore, entre ceux qui ponctionnent (douaniers, policiers, militaires, coupeurs de route,
chefs traditionnels…) et ceux qui sont contraints de subir ces prélèvements. De même, si la
frontière raffermit les sentiments d’appartenance (nationale, ethnique …), le jeu sur ces
liens communautaires (souvent mobilisés pour exploiter les différentiels frontaliers)
signifie aussi une distanciation vis-à-vis d’eux.
À la frontière s’entrechoquent des enjeux et des tactiques contradictoires.
Contradiction, par exemple, entre les bailleurs de fonds internationaux qui entendent
effacer les frontières nationales pour durcir les frontières extérieures de la CEMAC et les
exploitants de la frontière qui, eux, ont intérêt au maintien des disparités économiques et
réglementaires nationales. Comportement ambivalent des commerçants frontaliers qui
tantôt invoquent l’État pour réclamer une protection contre la concurrence, un moratoire
sur l’application d’une taxe douanière ou avoir la possibilité de revendre les produits sortis
des industries publiques, mais qui sont les premiers à saper l’institution étatique en
contournant l’acquittement de taxes légales ou en concurrençant, quand la conjoncture s’y
prête, les entreprises nationales par l’importation en fraude de biens étrangers. Paradoxe
également entre le discours de dénigrement de la chose politique, formulé par ces mêmes
commerçants, et leurs manœuvres pour entrer en politique.
La gestion de la frontière par les instances étatiques, elle-même, est complexe car
pétrie de paradoxes. Symboles et enjeux de la souveraineté étatique, les frontières
nationales doivent nécessairement être ouvertes pour permettre des échanges
indispensables au développement national, mais leur contrôle par l’État s’impose pour
minorer la contrebande, voire l’immigration (au Gabon). Subtile partie d’équilibre qui
revient aux États. Une autre contradiction tient à la divergence de stratégie entre l’État et
ses agents, par exemple en ce qui concerne la lutte contre la contrebande : d’un côté, celle-
ci est officiellement condamnée et réprimée (surtout au niveau des petits trafiquants) mais
de l’autre, les agents étatiques sur le terrain l’entretiennent pour toucher une rente
(douaniers…) ou faire fonctionner le pays (on songe à la société publique d’électricité
tchadienne -STEE- qui, la première, recourt aux importations frauduleuses de carburant
nigérian). L’existence d’intérêts différents d’un échelon à l’autre de l’État, et plus
généralement la nature composite de l’Etat, sont la principale source de complexité : pour
illustration, au ministère camerounais de l’Agriculture (SNAR), on s’évertue à rétablir une
fluidité de circulation avec le Gabon voisin pour que prospère le marché frontalier
d’Abang Minko’o, alors qu’au niveau des autorités préfectorales d’Ambam, on se satisfait
de la panne du bac frontalier d’Eboro car les piroguiers qui assurent en remplacement la
traversée du fleuve frontalier (le Ntem) reversent au préfet une large partie de l’argent
extorqué aux passagers.
La gestion paradoxale de la frontière est aussi le fait des autorités coutumières.
Au nord-Cameroun, les lamibé qui tiennent leur pouvoir de leur principal concurrent,
l’État, prennent cependant parti contre lui en bafouant les lois nationales, en soutenant ou
en tolérant le banditisme…
Les arrangements et les combinaisons obtenus à la frontière fluctuent sans cesse
et étonnent souvent. Dans l’extrême-nord du Cameroun, on a vu des alliances entre
représentants de l’État (policiers, préfet…) et coupeurs de route ; dans la région de
Mbaiboum, des ententes semblent nouées, à la fois, entre les autorités traditionnelles et les
coupeurs de route (contre l’État), et entre l’État et le chef traditionnel pour administrer la
zone ; au Tchad, les alliances commercialo-militaires sont légion. Mais les stratégies
alternatives élaborées à la frontière ne sont pas toutes inquiétantes. Malgré les
réaffirmations identitaires, des collaborations commerciales inter-ethniques fleurissent, par
exemple, au sud du Tchad, entre des Ibo originaires du Nigeria et des ressortissants du

475
groupe sara, ce qui favorise l’émergence de plus en plus fréquente d’hommes d’affaires
tchadiens originaires du sud. De même, le jeu sur la frontière permet en RCA l’apparition
d’une classe marchande nationale depuis les années 80, tandis que les femmes sont partout
de plus en plus nombreuses à investir le créneau frontalier, longtemps réservé aux
hommes. À la frontière s’ébauchent de nouvelles combinaisons, des situations d’entre-
deux qui ont de quoi inciter au pessimisme (si on regarde la place occupée par la violence),
mais pas toutes.
En définitive, la situation des espaces frontaliers a bel et bien changé. Ils n’ont
plus rien à voir avec cette image convenue de contrées reculées, vivant hors du temps et
des lois. Au contraire, ils apparaissent désormais comme des lieux précurseurs et occupent,
à ce titre, une place essentielle dans l’espace d’aujourd’hui. Leur restructuration actuelle
indique la réorganisation de la géographie des territoires nationaux. Espaces du possible,
les zones frontalières sont le lieu où sont essayées et anticipées de nouvelles combinaisons
sociales et politiques pour pallier la récession économique et le dysfonctionnement des
structures d’encadrement étatiques. À l’instar des grandes métropoles, les espaces
frontaliers constituent un laboratoire où se fabrique le changement social, ce qui leur
confère une originalité. À travers le jeu sur la frontière et les enjeux qu’elle véhicule, on
perçoit sur les confins territoriaux des choses prémonitoires, comme l’émergence des
boubanguéré, l’insertion accrue des femmes dans les circuits commerciaux, les violences
militaires, inter-ethniques ou -culturelles. On y observe aussi l’affirmation de nouveaux
pouvoirs (municipalités), le durcissement des autorités traditionnelles, leur
mutation/adaptation aux réformes politico-administratives ou encore des alliances
politiques déconcertantes qui révèlent la nature de l’État et les compromis(sions) dont il
est capable.
Comment les espaces parviennent-ils à tenir ? Il est difficile de le dire et de
dresser des scénarios d’avenir tant le contexte est labile mais, assurément, beaucoup
d’individus trouvent leur compte dans la reconfiguration des espaces d’échange en jouant
de raccord et de bricolage. L’État, lui-même, n’est jamais totalement absent des espaces
frontaliers animés par le commerce. Aussi convient-il de moduler cette vision de zones
frontalières abandonnées à elles-mêmes, autogérées ou sans autre loi que celle du marché.
La marge de manœuvre des États est certes limitée, mais ils savent utiliser les interstices et
les failles. Quant à savoir s’ils retirent quelque profit du bouillonnement d’activités qui se
déroule à leurs frontières, il est clair que oui. Ils jouent de l’enchevêtrement des frontières,
du brouillage institutionnel et législatif qui en découle et qui leur permet de se maintenir
tout en évoluant. La complexité et la confusion apparente qui règnent aux frontières
(comme au centre politique du territoire) ne sont-elles pas finalement un mode de
gouvernement, des instruments au service du pouvoir ?

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477
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LISTE DES SIGLES

AEF : Afrique équatoriale française


AFD : Agence française de Développement (ancienne Caisse française de Développement
-CFD- et Caisse centrale de Coopération économique –CCCE-)
AFVP : Association française des Volontaires du Progrès
ANDE : Agence nationale pour le Développement de l’Élevage (Centrafrique)
AROP : Aménagement des Routes de l’Ouham-Pendé
ATPRP : Agricultural Trade policy Reform Project (Projet de Réformes de Politiques
agro-pastorales, lancé par l’USAID-Tchad)
BAD : Banque africaine de Développement
BARC : Bureau d’Affrètement routier centrafricain
BAT : British American Tobacco
BC : Brasseries du Cameroun (ou SABC, Société anonyme des…)
BCEAO : Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest
BCEOM : Bureau central d’Équipement d’Outre-Mer, devenu Bureau d’ingénierie
BDL : Brasseries du Logone (Tchad)
BEAC : Banque des États d’Afrique centrale
BGFT : Bureau de Gestion du Fret terrestre (Cameroun)
BGT : Boissons et Glacières du Tchad
BIAO : Banque industrielle pour l’Afrique occidentale
BNF : Bureau national de Fret (Tchad)
BTCD : Banque tchadienne de Crédits et de Dépôts
CAER : Caisse autonome d’Entretien routier
CAMSUCO : Cameroon Sugar Company
CEBEVIRHA : Communauté économique du Bétail, de la Viande et des Ressources
halieutiques
CEFOD : Centre d’Études et de Formation pour le Développement
CEGAN : Centre d’Études géographiques sur l’Afrique noire
CEMAC : Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale
CEPED : Centre français sur la Population et le Développement
CFA : Communauté financière africaine (Afrique centrale) ou Coopération financière
africaine (Afrique de l’ouest)
CFAO : Compagnie française d’Afrique de l’Ouest.
CFCO : Chemin de Fer Congo-Océan
CHOCOCAM : Chocolaterie-Confiserie camerounaise
CICAM : Cotonnière industrielle du Cameroun
CIHEAM : Centre international des hautes Études agro-méditerranéennes
CILSS : Comité inter-États de Lutte contre la Sécheresse au Sahel
CIMENCAM : Ciments du Cameroun
CIRAD : centre de Coopération internationale en Recherche agronomique
CNAR : Centre national d’Appui à la Recherche (Tchad)

479
CNCC : Conseil national des Chargeurs du Cameroun
CNPT : Conseil national du Patronat tchadien
COMESSA : Communauté des États sahélo-sahariens
COTONTCHAD : Société de Développement de la Culture de Coton
CSN : Coopérant du Service national
CTT : Coopérative des Transporteurs tchadiens
CTCCP : Coopérative de Traitement et de Commercialisation des Cuirs, des Peaux et
sous-produits de l’élevage (Tchad)
DEP : Direction des Études et de la Planification (Tchad)
DIAL : Développement et Insertion internationale (ORSTOM)
DSEED : Direction de la Statistique, des Études économiques et démographiques
DTS : Direction des Transports de Surface
EAU : Émirats arabes unis
EFSB : Entreprise forestière et sylvicole de Bayanga (RCA)
EROP : Entretien des Routes de l’Ouham-Pendé
FAN : Forces armées du Nord (Tchad)
FAO : Food and Agriculture Organization of the United Nations
FARF : Forces armées pour la République fédérale (Tchad)
FDAR : Fonds de Développement et d’Action rurale
FED : Fonds européen de Développement
FIR : Fonds d’Intervention rurale
FMI : Fonds monétaire international
FNT : Front national tchadien
FNULAD : Fonds des Nations Unies pour la Lutte anti-drogue
FORACO : Forage rationnel et Construction
FROLINAT : Front de Libération nationale du Tchad
GPP : Groupement des Produits pétroliers (Tchad)
GPR : Groupement des Professionnels routiers (Tchad)
GR : Garde républicaine (Tchad)
GTZ : Deutsche Gesellschaft für technisch Zusammenarbeit
HEVEGAB : Hévéaculture du Gabon
HUSACA : Huilerie-Savonnerie de Centrafrique
IAAM : Institut agronomique méditerranéen de Montpellier
IFB : Industrie forestière de Batalimo (RCA)
INRA : Institut national de la Recherche agronomique (Montpellier)
IRAM : Institut de Recherche et d’Application des Méthodes de développement (Paris)
LVO : Lettre de Voiture obligatoire (Tchad)
MCT : Manufacture de Cigarettes du Tchad
MDD : Mouvement pour la Démocratie et le Développement (Tchad)
MDR : Mouvement pour la Défense de la République (Cameroun).
MPS : Mouvement patriotique du Salut (Tchad)
MTM : Marchés tropicaux et méditerranéens
MTPHT : Ministère des Travaux Publics, de l’Habitat et des Transports (Tchad)
OCISCA : Observatoire du Changement et de l’Innovation sociale au Cameroun
(ORSTOM)
OCDE : Organisation pour la Coopération et le Développement économiques
OGD : Observatoire géopolitique des Drogues
ONC : Office national des Céréales (Tchad)
ONDR : Office national de Développement rural (Tchad)
ONPC : Office national des Ports camerounais

480
ORSTOM : Institut français de Recherche scientifique pour le Développement en
Coopération
OUA : Organisation de l’Unité africaine
PAS : Programme d’Ajustement structurel
PNUD : Programme des Nations Unies pour le Développement
PRMT : Producer Row Material Trading (société forestière en RCA)
PRR : Programme régional de Réformes (de l’UDEAC)
RCA : République de Centrafrique
RDC : République démocratique du Congo (ancien Zaïre)
RDPC : Rassemblement démocratique du Peuple camerounais
REGIFERCAM : Régie des Chemins de Fer du Cameroun (privatisée)
RNB : Rassemblement National des Bûcherons (parti politique gabonais)
SCAD : Société centrafricaine de Déroulage
SCKN : Société centrafricaine du Kouilou-Niari
SCOA : Société commerciale de l’Ouest africain
SDF : Social Democratic Front
SDV : Société Delmas Vieljeux
SEFCA : Société d’Exploitation forestière centrafricaine
SEMRY : Société d’Expansion et de Modernisation de la Riziculture de Yagoua
SESAM : Société d’Exploitation de la Sangha-Mbaéré (RCA)
SGS : Société de Gestion et de Surveillance
SIMAT : Société industrielle de Matériel agricole du Tchad
SNER : Société nationale d’Entretien des Routes
SOCACIG : Société centrafricaine de Cigarettes (Bolloré)
SOCADA : Société centrafricaine de Développement agricole
SOCATRAF : Société centrafricaine de Transports fluviaux
SOCIGA : Société de Cigarettes gabonaise
SOCOCA : Société cotonnière de Centrafrique
SODECOTON : Société de Développement du Coton (Cameroun)
SOGESCA : Société générale sucrière de Centrafrique
SONASUT : Société nationale sucrière du Tchad
SOSUHO : Société sucrière du Haut-Ogooué (Gabon)
STAR : Société tchadienne d’Assurances et de Réassurances
STAT : Société tchadienne d’Affrètement et de Transit
STEE : Société tchadienne d’Eau et d’Électricité
STT : Société textile du Tchad
TCA : Taxe sur le Chiffre d’Affaires
TEC : Tarif extérieur commun
TFA : Transport-Fourniture-Agrégat (société de transport en RCA)
TIPAC : Transit inter-États des Pays d’Afrique centrale
TPG : Tarif préférentiel généralisé
TTS : Transport, Transformation, Service
TVA : Taxe sur la Valeur ajoutée
UDEAC : Union douanière et économique des États d’Afrique centrale
UMAC : Union monétaire d’Afrique centrale
UMOA : Union monétaire ouest-africaine
UNB : Université nationale du Bénin
UNDP : Union nationale pour la Démocratie et le Progrès (Cameroun)
UTT : Union des Transporteurs tchadiens

481
USAID : United States Agency for international DevelopmentAgence américaine pour le
Développement international

482
LEXIQUE

Al-Hadj, pluriel Al-Hadji : titre reçu par celui qui accomplit le pèlerinage à la Mecque
(Hadj). Dans les régions sahélo-soudaniennes, le terme sert aussi à désigner les
grands commerçants.
Alifa : de l’arabe, « calife ». Chef traditionnel kanembou, vassal des souverains du Borno
(Nigeria). Il siège à Mao, au Tchad.
Clando : abréviation de clandestin. Le terme désigne un taxi local, le plus souvent une
moto. On parle quelquefois de « clando » pour des voitures-taxis.
Concession : terrain, souvent enclos, sur lequel se trouvent les habitations d’une famille.
Coro : récipient de taille variable, servant d’unité de mesure pour l’arachide, les céréales,
le sucre, etc.
Djaoro : terme peul. Chef de village.
Dogari : homme aux services du lamido.
Fada : cour de justice du lamido.
Foulbé : pluriel de Peul.
Foulfouldé : langue parlée par les Peul (ou Foulbé).
Hivernage : saison des pluies.
Kirdi : terme péjoratif, qui désigne les populations païennes fétichistes. Le mot est sans
doute dérivé de l’arabe « qird » qui signifie « singe ».
Lafaye : voile de six mètres de long porté par les femmes musulmanes.
Laouanat : au départ, une subdivision de lamidat, dirigée par un chef auxiliaire du lamido,
le laouane. Beaucoup de laouanat sont devenus des lamidat.
Lamido, lamidat : le lamido désigne le chef traditionnel peul ; le lamidat, le territoire de la
chefferie.
Mayo : cours d’eau temporaire (en foulfouldé) ; équivalent d’oued en arabe.
Mouskwari : sorgho repiqué.
Aofien : néologisme désignant un habitant de l’Afrique occidentale française (AOF). Bien
que cette dernière ait disparu, le terme « Aofien » continue d’être employé en
Afrique centrale pour désigner les ressortissants d’Afrique de l’ouest en général.
Pidgin : créole anglais parlé au Nigeria et au sud-ouest du Cameroun.
Radier : pont sommaire ou revêtement cimenté qui couvre le sol du lit mineur d’un cours
d’eau en un point de passage. Il est souvent submersible et ne permet plus le
passage en période de crue.
Safou : prune. Fruit du safoutier, un arbre d’Afrique tropicale humide.
Saré : terme d’origine peul, équivalent de « concession » (voir supra).
Yaéré : plaine d’inondation à proximité du Logone et du Chari (Tchad et nord-Cameroun)
Sorgho : gros mil (le « mil » désigne le mil pénicillaire, encore appelé petit mil).
Zakât : impôt musulman versé par le paysan au représentant de l’autorité traditionnelle. À
l’origine, il s’agit d’une aumône, instituée par le Coran, qui représente un dixième
de la récolte. Avec le temps, la zakât est devenue une sorte d’impôt féodal appliqué
à la terre, au bétail, à la pêche et aux marchés.

483
484
ANNEXES

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Annexe 1- Questionnaire
ANNEXES

Annexe 1- QUESTIONNAIRE

1- Renseignements personnels (commerçants/transporteur)

- Profession :
- Lieu de résidence/ description du logement/ propriétaire ou locataire :
- Age et lieu de naissance :
- Ethnie, clan :
- Religion :
- Langues parlées :
- Situation familiale : célibataire, marié (nombre de femmes) ou autre, nombre d’enfants
- Origine et profession des parents :
- Scolarité/formation : possédez-vous un diplôme ?
- Comment en êtes-vous venu à commercer ou à faire du transport ?
- Montant et moyen d’obtention du pécule de départ (épargne personnelle, tontine, don
ou prêt de parents…)
- Avez-vous exercé d’autres activités par le passé ?
- Vous livrez-vous à des activités annexes ou parallèles ?
- Nationalité. Vous sentez-vous Gabonais, Camerounais, etc. ?
- Avez-vous des amis ou de la famille de l’autre côté de la frontière, dans le pays
voisin ? Vous sentez-vous étranger là-bas ? Que pensez-vous de la frontière ?
- Retournez-vous souvent dans votre pays d’origine ou votre région natale ? Pourquoi ?
- Quelle est la nationalité des commerçants sur le marché ? Les commerçants étrangers
se retrouvent-ils entre eux ? Quelles relations entretenez-vous avec les commerçants
étrangers ?
- Avez-vous rencontré des difficultés…
• avec certains commerçants étrangers ? Quel problème ? Comment a-t-il été
résolu ?
• avec les voisins ? les autorités administratives ? la police ?
Ces difficultés sont-elles aujourd’hui résolues ? Comment l’ont-elles été ? Comment
pensez-vous les résoudre ?
- Quels sont les pays étrangers où vous avez résidé ? Motifs ? Quelle est la fréquence de
vos voyages à l’étranger ? Dans quel pays allez-vous régulièrement ? Est-ce facile de
se rendre dans le pays voisin ? Quels papiers sont nécessaires ?
- Avez-vous personnellement souffert d’expulsion en tant qu’étranger ? Si oui, quels
changements cela a-t-il entraîné pour vous au plan professionnel, personnel ?
- Etes-vous membre d’association religieuse/professionnelle/d’un parti politique ?
- Etes-vous syndiqué ?
- Travaillez-vous avec d’autres associés ? Comment les avez-vous choisis ?
- Combien avez-vous d’employés ? S’agit-il de parents ? Avez-vous des correspondants
à l’étranger ?
- Participez-vous à une ou des tontine (s) ? Avec qui ? Description de la tontine. Avez-
vous un compte bancaire ? Si oui ou non, pourquoi ?
- Dans quoi avez-vous réinvesti ? Maison, voiture, activités, autres… Dans quels lieux ?

486
- Mettez-vous en location des maisons ou des boutiques ? Avez-vous d’autres sources de
revenus ?
- Aidez-vous des parents ?

2- Marchandises/activités

- Depuis combien de temps exercez-vous votre métier ?


- Possédez-vous des véhicules ? Combien ? Date d’acquisition :
- Possédez-vous des magasins ? où ? Description de l’établissement :
Propriétaire ou locataire ?
Qui est le propriétaire ? Montant de la location ?
Pourquoi avoir choisi cet emplacement ?
- Pourquoi avoir choisi ce marché ? Quelqu’un vous a-t-il conseillé ?
- Fréquentiez-vous un autre marché avant ? Lequel ? Avez-vous abandonné celui-ci ?
Pourquoi ?
- Payez-vous un ou des patentes ?
- Payez-vous une ou des licences d’importation ou d’exportation ?
- Quelles autres taxes payez-vous ?

- Quelles marchandises vendez-vous ou transportez-vous ? Vendiez-vous ou transportiez-


vous d’autres marchandises avant ?
- D’où à où ?
- Quelle est la fréquence du trajet ?
- Y a-t-il une spécialisation dans un type de projet ? Combien ?
- Quantité transportée en moyenne ?
- Rapportez-vous quelque chose dans le sens retour et si oui, quoi ?
- Y a-t-il des pointes saisonnières ou ponctuelles du trafic (rentrées scolaires, fêtes) ?
- À qui achetez-vous ? Lieu d’achat ? Y a-t-il d’anciens lieux que vous avez cessé de
fréquenter ?
- À qui vendez-vous ? Où (ville, marché, maison …) ? Pourquoi ? Y a-t-il des lieux de
vente que vous ne fréquentez plus ?
- Avez-vous des clients habitués et des fournisseurs réguliers ? Y a-t-il des étrangers
parmi eux ?

- Avez-vous des stocks ?

- Prix d’achat sur le lieu de production ou au fournisseur ?


- Prix de vente au détail :
- Marge bénéficiaire réalisée :

- Quels ont été les changements depuis la dévaluation du franc CFA ?


- Est-ce que la réforme fiscalo-douanière de l’UDEAC a changé quelque chose pour
vous ?

- Y a-t-il des variations selon les saisons pour votre activité ?


- La concurrence est-elle rude ? Quels sont vos concurrents ?

3- Transports

487
- Faites-vous le voyage seul ou avec des collèges ?
- Moyen d’acheminement de la marchandise : route, mer, avion…
- Itinéraires et chemins empruntés :
Y a-t-il des variations d’itinéraires selon les saisons, les années ?
- Quel est le mode de transport utilisé ? Pourquoi ?
- Dans les autres villes, où passez-vous la nuit (famille, hôtel, chez des amis, collègues
…) ?
- Prix du transport :
- Quelles sont les taxes à payer sur le trajet ? montant :
- Rencontrez-vous beaucoup de barrières ? À quel moment, à quel endroit ? Y a-t-il une
recrudescence et si oui, depuis quand ?
- Vous sentez-vous menacé par l’insécurité sur les routes ? Si oui, avez-vous des
solutions pour vous protéger (escortes militaires…) ?
- Avez-vous des difficultés (lesquelles ?) ou au contraire comptez-vous des amis parmi
les policiers et les douaniers (de votre pays et étrangers) ?

- Quels sont vos principaux problèmes ? Certains ont-ils été résolus ? Comment ?
- Etes-vous satisfait de votre situation ?
- Votre activité est-elle provisoire ?
- En cas d’opportunité, êtes-vous prêt à vous lancer dans une autre activité ?
- Projetez-vous de vivre ailleurs ?
- Projets et souhaits divers :

4- Sociétés commerciales, de service « officielles »

- Date de création :
- Composition du capital :
- Nombre d’employés :
- Implantation(s) dans le pays et à l’étranger :
- Marchandises commercialisées :
- Matières premières utilisées et quantité :
- Origine des importations (fournisseurs) et itinéraires suivis :
- Comment s’organise la distribution ? Par quel mode de transport ? (problème de
barrières sur les routes, d’insécurité etc .)
- Qui sont les principaux clients ?
- Y a-t-il des ventes à l’étranger ?
- Flotte et dépôts possédés :
- Quels sont les principaux concurrents ?
- Que représente la fraude en termes de part de marché ? Est-elle une menace ? Est-elle
plus vive dernièrement ? Quelles ont été les actions pour l’enrayer ?
- Quel a été l’impact de la dévaluation du franc CFA ?
- Quel a été l’impact de la réforme fiscalo-douanière de l’UDEAC ?
- Quels sont les principaux problèmes rencontrés ?

488
Annexe 2- Liste des marchés dans la moitié nord du Cameroun,
fournie par la CICAM

489
490
491
492
Annexe 3- Lettre des habitants de Gay Toukoulou au Comité
Justice, Développement et Paix de Garoua

493
494
SÉLECTIONS BIBLIOGRAPHIQUES

1- Généralités sur les frontières et la construction territoriale


2- Généralités sur l'Afrique centrale
3- Indications bibliographiques par État : Cameroun, Gabon, Centrafrique, Guinée
Équatoriale, Nigeria et Tchad.
4- Études sur des cas particuliers de frontières ou d’espaces frontaliers
5- À propos de l'intégration régionale
6- Sur le commerce de l'élevage en Afrique centrale
7- Sur le trafic de drogue
8- Cartes et atlas

* *
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CESONI M.-L. (1993), Enquête en inventaire sur les substances psychoactives en Afrique,
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CHALMIN Ph. (1994), « Un autre marché : la drogue » in Les marchés mondiaux. Le
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— (1993), « L'Afrique, nouvelle élue des drogues » in LABROUSSE et WALLON, La
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KABO I. (1992), Rapport sur l'évaluation de la situation des drogues au Tchad,
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— (1998 b), Culture du cannabis en Afrique de l’Ouest : réponse à la crise des
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— « L'Afrique des trafics » in Revue internationale de police criminelle (RIPC), nº 452-
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SALAMA P. et SCHIRAY M. (dir.) (1992), Drogues et développement, Tiers-Monde,
numéro spécial, t. XXXIII, nº 131, juillet-septembre, p. 482-719.
TDJANE (E.) et al. (1996), « Jeux de hasard, chimères et contes de fées » in Dikalo,
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WANSI E. et al. (1995), L'évaluation rapide de la consommation abusive de la drogue au
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ZOUAKA A. (1996), Situation de la drogue en République Centrafricaine, Bangui,
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À consulter :
• La dépêche internationale des drogues, revue mensuelle de l'Observatoire géopolitique
des drogues. Premier numéro émis en juin 1991.
• Interdépendances, bimestriel d'information sur la drogue édité par la CIMADE.

516
8- Cartes et atlas

AUGER A., LUGAN B. et SIRVEN P. (1977), L’Afrique historique et géographique, St-


Germain en Laye, Éditions M.D.I., 32 p.
BEAUVILAIN A. (1983), Atlas aérien du .Cameroun : campagnes et villes, Yaoundé,
Université de Yaoundé, 138 p.
BOPDA A. et SANTOIR Ch. (1995), Atlas régional Sud-Cameroun, Paris, ORSTOM,
54.p.
CABOT J. (dir.) (1972), Atlas pratique du Tchad, Institut National Tchadien pour les
Sciences Humaines, Paris, IGN, 78 p.
CIRAD (1993), Élevage et potentialités pastorales sahéliennes, atlas général en 8 vol.,
Maisons-Alfort, CIRAD-EMVT, 30 pages par volume.
COQUERY-VIDROVITCH C. et LACLAVÈRE G. (1988), Atlas historique de l'Afrique,
Paris, Les Éditions du Jaguar, 174 p.
Collectif (1993), L'Atlas du continent africain, éd. Jeune Afrique et Jaguar, Paris, 175 p.
IGN (1994), Cartes routières, collection « Pays et villes du monde » :
• Cameroun au 1: 1 500 000ème
• Gabon au 1 : 1 000 000ème
• Tchad au 1 : 1 500 000ème
• RCA au 1 : 1 500 000ème
LACLAVÈRE G. (dir.) (1979), Atlas de la République unie de Cameroun, Paris, éd. Jeune
Afrique, 72 p.
MINISTÈRE DE L'ÉDUCATION NATIONALE DE LA RÉPUBLIQUE GABONAISE
(1983), Géographie et cartographie du Gabon. Atlas illustré, Libreville, Institut
Pédagogique National, Paris, Édicef, 135 p.
OGD (1996), Atlas Mondial des Drogues, Paris, PUF, 250 p.
POURTIER R. et al. (1995), Atlas de la Zone franc en Afrique subsaharienne. Monnaie,
Économie, société, Paris, Ministère de la Coopération, La Documentation
Française, 111 p.
POURTIER R. (1993), Atlas de l'UDEAC, Paris, Ministère de la Coopération, 31 p.
SECRÉTARIAT DES MISSIONS D'URBANISME ET D'HABITAT (1963), Petit atlas
du Tchad, Paris.
VENNETIER P. (dir.) (1984), Atlas de la République centrafricaine, Paris, éd. Jeune
Afrique, 64 p.

517
TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION ............................................................................................................................................. 3

1ère partie : L'enchevêtrement des frontières en Afrique centrale


I- UNE MULTITUDE DE FRONTIERES EMBOITEES A DIFFERENTES ECHELLES.................. 19
A- LES FRONTIERES NATIONALES : UNE GENESE RECENTE, UNE ORIGINE EXOGENE..................................... 20
1- Les frontières : un legs colonial ......................................................................................................... 20
2- La matérialisation des frontières, révélatrice de l'esprit du XVIIIème siècle européen .................... 32
3- Un découpage désormais admis malgré les contentieux frontaliers ................................................. 37
a- Quelques lieux communs à revisiter ................................................................................................................37
b- La persistance de quelques différends frontaliers ............................................................................................41
B- À PLUS PETITE ECHELLE, LES FRONTIERES SUPRANATIONALES DE LA ZONE FRANC ET DE LA ZONE
UDEAC (CEMAC) ..................................................................................................................................... 45
1- Les frontières de la zone franc : un héritage colonial français ......................................................... 45
2- La réactivation des frontières de l’UDEAC devenue CEMAC : l’intégration régionale version
africaine.................................................................................................................................................. 51
C- À GRANDE ECHELLE : UN ECHEVEAU DE LIMITES, FRONTS ET FRONTIERES INTERNES ............................. 60
II- LA (RE)VALORISATION DES DIFFERENTIELS FRONTALIERS DANS UN CONTEXTE
D’IMPASSE ECONOMIQUE ET DE DEFICIENCE ETATIQUE ......................................................... 79
A- D’UN ÉTAT A L’AUTRE : DE SUBTILS DIFFERENTIELS SOCIO-ECONOMIQUES DANS UNE SITUATION DE
FAILLITE GENERALE ..................................................................................................................................... 79
1- L’adaptation à une récession socio-économique durable en Afrique centrale ................................. 81

518
2- Le maintien de « talus économiques » (J.-C. Gay) ............................................................................ 89
B- LES DISCONTINUITES D’ORDRE DEMOGRAPHIQUE, JURIDIQUE ET POLITIQUE ........................................ 111
1- Les disparités démographiques ........................................................................................................ 111
2- Les discontinuités en matière de stabilité et de violence politiques ................................................. 120
3- Le différentiel juridique et réglementaire ........................................................................................ 123
4- Des contrastes en matière d'organisation territoriale ..................................................................... 130
C- LES ESPACES FRONTALIERS REPLACES A L’ECHELLE DU TERRITOIRE NATIONAL : DES ESPACES-MARGES ?
................................................................................................................................................................... 136
1- Les marges délaissées ...................................................................................................................... 137
2- Les marges actives............................................................................................................................ 147
3- « Aux marges : le centre » : le cas des capitales frontalières, N’Djamena et Bangui ..................... 153
III- LA VARIABILITE DE L'EFFET-FRONTIERE .............................................................................. 164
A- DES ESPACES OUVERTS… ET D'AUTRES RELATIVEMENT FERMES .......................................................... 164
1- Des rentes de situation écologiques inégales ................................................................................... 165
2- … qui conditionnent partiellement la porosité de ces espaces ..................................................... 173
3- La (re)découverte de rentes de situation spatiale ............................................................................ 179
B- LE ROLE AMBIVALENT DE LA FRONTIERE .............................................................................................. 181
1- À l'échelle du temps long : les avatars de la frontière tchado-libyenne .......................................... 182
a- L’intensité des échanges transsahariens avant l’imposition des frontières coloniales (Xème-XIXème siècles)
............................................................................................................................................................................ 182
b- La mise en place d’une frontière d’État et le ralentissement des échanges transfrontaliers (fin XIXème-début
XXème siècles) .................................................................................................................................................. 184
c- Les prétentions hégémoniques libyennes (1973-1994) : la frontière conflictuelle et militarisée .................. 185
d- La réouverture de la frontière depuis 1994 : la coopération transsaharienne retrouvée ................................ 187
2- À l'échelle du temps court : la réversibilité de l’effet-frontière ....................................................... 191

2ème partie : Un bouillonnement d'activités aux frontières


I- DES ESPACES FRONTALIERS ANIMES PAR DES FLUX COMMERCIAUX TRANSVERSAUX196
A- LA MULTIPLICITE ET L’INTENSITE DES ECHANGES AUX FRONTIERES ..................................................... 196
1- Les différents niveaux de transactions ............................................................................................. 196
a- Une terminologie variée ................................................................................................................................. 196
b- Une pluralité de transactions selon des critères de distance et de visibilité .................................................. 200
2- Des flux frontaliers sous-enregistrés et de plus en plus diversifiés ................................................. 200
a- La modestie de la plupart des échanges intra-CEMAC ................................................................................. 202
b- Un seul exemple d’échanges intra-CEMAC substantiels : l'approvisionnement vivrier du Gabon par le
Cameroun ........................................................................................................................................................... 218
c- Le déversement de produits manufacturés nigérians vers la zone franc ........................................................ 221
d- Des flux nourriciers entrecroisés entre le Cameroun, le Nigeria et le Tchad ................................................ 225
e- Des recompositions commerciales au profit du monde arabo-musulman et de l’Afrique du Sud ................ 227
B- L'OSCILLATION DES ITINERAIRES EMPRUNTES PAR LES FLUX ................................................................ 242
1- Des voies de désenclavement changeantes ...................................................................................... 242
a- La voie routière camerounaise ....................................................................................................................... 245
b- La voie mixte camerounaise, associant rail et route ...................................................................................... 246
c- La voie routière nigériane .............................................................................................................................. 247
d- La voie fédérale ............................................................................................................................................. 248
2- L’alternance des itinéraires entre Gabon et Cameroun .................................................................. 250
a- La panne du bac d'Eboro, responsable du délaissement de la voie routière internationale ........................... 250
b - La voie maritime, une solution de rechange provisoire ................................................................................ 252
c- La mise en place d'une déviation routière improvisée via le bac de Ngoazik ............................................... 259
3- L’évolution de la circulation aux frontières septentrionales du Cameroun .................................... 263
4- La fluctuation des itinéraires de transit du bétail en Afrique centrale ............................................ 264
C- LE RAYONNEMENT INTERMITTENT DES MARCHES FRONTALIERS........................................................... 269
1- Le dispositif actuel des marchés ....................................................................................................... 270
a- Abang Minko’o et Kyé Ossi : hier complémentaires, aujourd’hui concurrents ............................................ 274
b- Le rayonnement d’Amchidé-Banki ............................................................................................................... 282
c- L’ascension fulgurante de Mbaiboum ........................................................................................................... 285
2- Les conditions d’émergence des marchés frontaliers ...................................................................... 290
a- La qualité indispensable des voies d’accès .................................................................................................... 291
b- Une rente de situation géographique ou géopolitique ................................................................................... 296
c- Une position charnière sur le front d’un « talus » économique ..................................................................... 297

519
d- L’assouplissement du contrôle étatique et une sécurité relative ....................................................................298
e- Localement : une densité humaine appréciable, une circulation monétaire intense ......................................298
II- LES ACTEURS ET LES PRATICIENS DE LA FRONTIERE ........................................................ 302
A- QUI VIT DE LA FRONTIERE ? DES ACTEURS FORT DIFFERENTS ............................................................... 303
1- Les grandes sociétés parapubliques et filiales de groupes étrangers .............................................. 303
2- Commerçants et transporteurs individuels ...................................................................................... 306
a- Les grands négociants musulmans, les « Al-Hadji » .....................................................................................307
b- Les entrepreneurs des Grassfields camerounais.............................................................................................313
c- Les Ibo ............................................................................................................................................................318
d- Les étrangers ..................................................................................................................................................321
e- L’émergence de groupes marchands autochtones en RCA et au sud-ouest du Tchad ...................................327
f- Les autres commerçants ..................................................................................................................................331
g- La place restreinte laissée aux femmes ..........................................................................................................332
3- Les intermédiaires du commerce et du transport............................................................................. 337
4- Les autres acteurs de la frontière .................................................................................................... 341
B- DES ACTEURS SANS CESSE CONFRONTES AU RISQUE ............................................................................. 346
1- Quels risques ? ................................................................................................................................. 347
a- L'insécurité liée au banditisme ou aux troubles politiques.............................................................................347
b- Les entraves à la circulation : « barrières » de contrôle et autres problèmes de transport .............................349
c- La rencontre des douaniers pour les contrebandiers et la saisie des marchandises........................................352
d- Les risques inhérents au commerce frontalier................................................................................................354
2- Gérer le risque… jusqu'à une certaine limite .................................................................................. 355
a- La mobilisation des « collectifs d’appartenance » au gré de la conjoncture .................................................356
b- La diversification des activités .......................................................................................................................363
c- Des investissements prudents, à amortissement rapide..................................................................................368
d- La stratégie des entreprises « officielles » face à la fraude et au changement du cadre réglementaire .........369
CONCLUSION : DES ESPACES FRONTALIERS DIGITES A LA CONFIGURATION MOUVANTE
........................................................................................................................................................................ 372

3ème partie : Frontières, État et territoire


I- DES ESPACES DE TENSION ............................................................................................................... 382
A- DES TENSIONS CLASSIQUES ENTRE ETRANGERS ET NATIONAUX ........................................................... 384
1- Les origines des tensions................................................................................................................. 385
2- Le cas particulier de la frontière gabonaise .................................................................................... 390
3- Des tensions à moduler selon les ethnies ......................................................................................... 398
B- LES TENSIONS ENTRE RESSORTISSANTS NATIONAUX ............................................................................. 399
1- Les tensions entre autochtones et allogènes .................................................................................... 400
2- Les tensions entre les représentants de l'autorité et la population frontalière ................................ 403
II- LA PROMOTION DES ESPACES FRONTALIERS CONFORTE L'ANCIEN DECOUPAGE
TERRITORIAL ........................................................................................................................................... 413
A- LE DISCOURS DOMINANT : LE PROCESSUS DE DETERRITORIALISATION ................................................. 414
B- UN PROCESSUS DE DETERRITORIALISATION COMPROMIS PAR LA FUGACITE DES CONSTRUCTIONS
FRONTALIERES ........................................................................................................................................... 417
1- Des investissements restreints, des installations précaires aux frontières ...................................... 418
2- L’évanescence des polarisations frontalières .................................................................................. 425
3- L’absence de territoire transfrontalier ............................................................................................ 426
C- QUI PLUS EST, LES ESPACES FRONTALIERS CONSOLIDENT LE CADRE DES TERRITOIRES NATIONAUX..... 428
1 - Le resserrement du maillage politico-administratif........................................................................ 428
2- Les zones frontalières commerciales sont soudées au reste du corps territorial par les axes de
communication ..................................................................................................................................... 429
3- Les « villes-frontière » à l’intérieur des territoires sont les grandes gagnantes du commerce
frontalier ............................................................................................................................................... 430
a- Les pôles de province : un rôle-charnière entre la grande ville et le marché frontalier .................................431
b- Les métropoles, épicentres des réseaux de commerce lointains ....................................................................434
III- LA POSITION EQUIVOQUE ET EVOLUTIVE DE L'ETAT FACE AUX ESPACES
FRONTALIERS ........................................................................................................................................... 439

520
A- UNE PRESENCE DIRECTE ET INDIRECTE DE L’ÉTAT ................................................................................ 439
B- L'ATTITUDE AMBIVALENTE DE L’ÉTAT .................................................................................................. 445
1- Une politique d'ouverture commerciale plus ou moins franche et orthodoxe selon les États ......... 445
a- La politique promotionnelle de l’État camerounais ....................................................................................... 446
b- La politique conciliante de l’État centrafricain ............................................................................................. 446
c- L’intervention peu orthodoxe de l’État tchadien ........................................................................................... 447
d- L’attitude réservée de l’État gabonais ........................................................................................................... 448
e- La politique mitigée de l’État équato-guinéen ............................................................................................... 448
2- Une politique de coopération plus ou moins engagée avec les États limitrophes ........................... 449
3- Des préoccupations de sécurité et de contrôle des flux ................................................................... 451
C- À L’ECHELLE LOCALE : UN JEU DE POUVOIRS A CHAQUE FOIS DIFFERENT ............................................. 453
1- Une forte présence de l’État dans l’espace frontalier sud-camerounais ......................................... 453
2- La zone de Mbaiboum : un espace verrouillé par le lamido ............................................................ 456
3- Les espaces frontaliers du Cameroun septentrional : des rapports de force complexes entre l’État,
les lamibé, les maires ............................................................................................................................ 462
a- À Amchidé-Banki : l’activisme des municipalités et des agents de l’État, le retrait du lamido .................... 463
b- La zone de Touroua/Béka/Tcheboa : une gestion compliquée par la réaffirmation du pouvoir traditionnel
musulman et l’avidité financière des nouvelles communes ............................................................................... 464
c- À Adoumri : un contrôle partagé entre le lamido-maire de Bibémi et les agents de l’État ........................... 467

CONCLUSION .............................................................................................................................................. 469


LISTE DES SIGLES ...................................................................................................................................... 479
LEXIQUE ....................................................................................................................................................... 483
ANNEXES ..................................................................................................................................................... 485
SELECTIONS BIBLIOGRAPHIQUES ........................................................................................................ 495

521
Tables des illustrations

Schémas et cartes

Fig.1- Situation des espaces frontaliers étudiés 11


Fig.2- L’Afrique centrale et ses régions administratives 17
Fig.3- L’exploration de l’Afrique centrale. Fin XVIIIème-début XXème siècles 21
Fig.4- Présence européenne et États africains en Afrique centrale à la veille de la
Conférence de Berlin (1884-1885) 24
Fig.5- L’Afrique centrale coloniale (1930) 26
Fig.6- La formation du territoire camerounais : une succession de frontières coloniales 28
Fig.7a- La frontière Cameroun/RCA 33
Fig.7b- La frontière Cameroun/Gabon 33
Fig.8- Croquis de situation de la frontière tchado-soudanaise 43
Fig.9- Principaux mouvements de réfugiés à la fin des années 90 43
Fig.10- Les frontières de la zone franc et de la zone UDEAC 45
Fig.11- L’UDEAC : un espace à construire 51
Fig.12- Axes de transport définis comme prioritaires au sein de l’UDEAC 54
Fig.13- Localisation de quelques chefferies 60
Fig.14- Localisation sommaire des principales ethnies en Afrique centrale 62
Fig.15- Le recul des isohyètes vers le sud 67
Fig.16- Les groupes Ntoumou et Mvaé dans l’arrondissement d’Ambam 70
Fig.17- Les frontières linguistiques en Afrique centrale 72
Fig.18- Indice de Développement Humain (IDH), 1994 80
Fig.19- Le trafic de drogues en Afrique centrale 85
Fig.20- Les infrastructures portuaires et ferroviaires 88
Fig.21- Les routes revêtues en 1994 91
Fig.22- L’exploitation pétrolière en Afrique centrale 98
Fig.23- L’élevage en Afrique centrale. Quelques repères 101
Fig.24- Carte schématique de l’agriculture 108
Fig.25- Population de l’Afrique centrale (anamorphose) 111
Fig.26- Les villes d’Afrique centrale en 1995 113
Fig.27- Densité de population rurale 115
Fig.28- Le maillage administratif du Cameroun 126
Fig.29- Le maillage administratif du Tchad 128
Fig.30- Le maillage administratif de la RCA 130
Fig.31- Le maillage administratif de la Guinée Équatoriale 130
Fig.32- Le maillage administratif du Gabon 132
Fig.33- Le maillage administratif du Nigeria 132
Fig.34- La variété des espaces-marges en Afrique centrale 135
Fig.35- La répartition des postes de douane 137

522
Fig.36- Répartition schématique des excédents céréaliers au Tchad 138
Fig.37- Les courants commerciaux au Gabon en 1960 147
Fig.38- Les paysages végétaux en Afrique centrale 161
Fig.39- Les portes d’entrée aux frontières sud du Cameroun 161
Fig.40- Les différentes possibilités de franchissement des frontières
camerounaises 164
Fig.41- L’Afrique centrale au XIXème siècle 177
Fig.42- Le Tchad, entre CEMAC et COMESSA 182
Fig.43- Les investissements libyens à N’Djamena 184
Fig.44- Les circuits commerciaux du natron blanc 204
Fig.45- La réactivation des échanges avec le monde arabe (vue du Tchad) 223
Fig.46- Schéma des influences commerciales au Tchad 226
Fig.47- L’évolution des voies de désenclavement (1952-1995) pour le
Nord-Cameroun, le Tchad et la RCA 236
Fig.48- La diversité des voies de désenclavement 239
Fig.49- L’espace frontalier camerouno-gabono-guinéen : entre voie
maritime et voies terrestres 245
Fig.50- L’espace frontalier camerouno-gabono-guinéen : la nouvelle déviation
routière par Kyé Ossi 254
Fig.51- Les principales routes et voies de passage au sud du lac Tchad 259
Fig.52- Les principaux flux de bétail en Afrique centrale 261
Fig.53- Les principaux marchés frontaliers en 1995 265
Fig.54- Croquis schématique du marché d’Amchidé/Banki 267
Fig.55- Croquis du marché d’Abang Minko’o 270
Fig.56- Croquis de Kyé Ossi 275
Fig.57- Croquis du marché de Mbaiboum 280
Fig.58- La zone frontalière de Mbaiboum à moyenne échelle 285
Fig.59- Le réseau routier du plan AROP-EROP 286
Fig.60- La zone Sud-Est Bénoué (SEB) aménagée par la SODECOTON :
pistes et nouveaux villages 293
Fig.61- Le dispositif commercial de la CIMENCAM
298
Fig.62- Les Grassfields, une pépinière d’entrepreneurs 307
Fig.63- Le pays ibo 312
Fig.64- Les principales zones classées « rouges » pour l’insécurité 338
Fig.65- La représentation des espaces frontaliers en Afrique de l’Ouest 367
Fig.66- Modèle schématique d’organisation des espaces frontaliers 369
Fig.67- Les enjeux de la frontière pour les États 375
Fig.68- Croquis schématique de Bitam (nord-Gabon) 384
Fig.69- La chefferie de Rey-Bouba 396
Fig.70- Croquis schématique de la zone polarisée par Mbaiboum 422
Fig.71- Croquis schématique de l’espace frontalier sud-camerounais 425
Fig.72- Routes revêtues actuelles ou programmées 432
Fig.73- Croquis de localisation de la zone Touroua-Tchéboa 456

Tableaux et documents

523
Doc.1- La délimitation de la frontière franco-allemande au Congo 33
Doc.2- Les commerçants étrangers vus par un journal satirique centrafricain 64
Doc.3- Répartition des exportations de la RCA en valeur 78
Doc.4- Évolution officielle des exportations de diamant centrafricain 78
Doc.5- Production de pétrole en 1997 78
Doc.6- Part du pétrole en pourcentage du PIB en 1996/97 78
Doc.7- Quelques indicateurs sociaux 79
Doc.8- Les routes asphaltées en 1996 88
Doc.9- Évolution, du PIB, PIB/hab et PNB/hab 100
Doc.10- Cheptel bovin 103
Doc.11- Évolution de la production de céréales (1970-1990) au Tchad,
au Cameroun et au Nigeria 103
Doc.12- Évolution de la production céréalière au Tchad (1963-1994) 106
Doc.13- Superficies, populations et densités moyennes des pays étudiés 110
Doc.14- Exportations de contreplaqués et de placages de la RCA vers le
Tchad (1989-1994) 200
Doc.15- Exportations de sciages de la RCA vers le Tchad (1989-1994) 200
Doc.16- Les transactions de bovins au marché PK 12 de Bangui (RCA), 1992 200
Doc.17- Exportations tchadiennes de bétail sur pied (1990-1994) 200
Doc.18- Exportations de viande tchadienne en 1997 (en tonnes) 207
Doc.19- État des livraisons de l’Office national des Céréales (Tchad) 218
Doc.20- Évolution comparée des importations aériennes tchadiennes depuis
l’Europe et Djeddah 231
Doc.21- Évolution du trafic routier de marchandises Douala-Bangui de 1984
à 1993 238
Doc.22- Évolution du trafic en mode fluvial (1984-1994) sur l’axe
Brazzaville-Bangui 243
Doc.23- Composition du même trafic fluvial en 1984, 1990 et 1993 243
Doc.24- Les ventes de ciment camerounais (1994-1996) 274
Doc.25- Sommes totales prélevées aux « barrières » sur quelques grands axes
routiers 344
Doc.26- Un exemple d’entreprise tchadienne d’import-export, SANIMEX 357
Doc.27- La CADIMAC 379
Doc.28- La répartition des richesses en RCA, vue par un journal local 379
Doc.29- « La république islamique de Centrafrique », extrait de journal
381
Doc.30- Les étrangers au Gabon, extrait du journal « Le Bûcheron » 383
Doc.31- Les pressions politiques du lamido dans la région de Touboro 399
Doc.32- Lettre de l’archevêque de Garoua au préfet de Tcholliré… 401

Photos

Photo.1- Le recours au cours d’eau pour tracer les frontières 29


Photo.2- Le passage de la frontière entre N’Djamena et Kousséri 57
Photo.3- Remontée des éleveurs vers le nord, pendant les pluies 67
Photo.4- Les barrières de contrôle 75
Photo.5- La circulation fluviale entre Bangui et Brazzaville 91
Photo.6a- Route goudronnée gabonaise en mauvais état 92
Photo.6b- Piste en terre ravinée au sud-Cameroun 92

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Photo.6c- Pont en bois sur une piste réhabilitée par la SODECOTON 92
Photo.7- Camions embourbés dans la région de Garoua Boulai 95
Photo.8- Culture d’oignons en bordure du lac Tchad 103
Photo.9- Le trafic frauduleux d’essence nigériane à Kousséri 123
Photo.10- Les installations de la société forestière SEFCA (RCA) 141
Photo.11- Les rapides de Bangui 151
Photo.12- Le site de Bangui : une colline boisée en bordure de l’Oubangui 151
Photo.13- Les traces de l’époque Bokassa dans le paysage urbain de Bangui 151
Photo.14- Le projet rizicole de Bongor 155
Photo.15- L’usine SONASUT à N’Djamena 155
Photo.16- L’inondation d’un radier sur la route Mora-Banki 165
Photo.17- Le bac de Bongor, difficile d’accès pour les camions de fort tonnage 165
Photo.18- Vélocyclistes partant s’approvisionner en carburant à Banki 171
Photo.19- Cocobeach (Gabon), à la frontière de la Guinée Équatoriale 197
Photo.20- Exportation de bovins par voie fluviale, de Bangui vers Brazzaville 201
Photo.21- Le commerce de natron à travers le lac Tchad 205
Photo.22- Séchage de peaux de bovins destinées à l’exportation (RCA) 209
Photo.23- Chargement du bateau Marathon en partance vers Libreville, Douala 213
Photo.24- Le marché de Massakory, Tchad 227
Photo.25- Le bac gabonais d’Eboro 247
Photo.26- Les pirogues remplaçant le bac défaillant et l’ancien marché d’Eking 247
Photo.27- Les bateaux assurant la liaison Douala/Libreville 251
Photo.28a- Le bac de Ngoazik 255
Photo.28b- Le fleuve Ntem à Ngoazik 255
Photo.28c- L’ancien bac de Ngoazik, échoué sur la berge 255
Photo.29- Le marché camerounais d’Abang Minko’o : une création étatique 271
Photo.30- Le marché camerounais de Kyé Ossi 277
Photo.31- Entreposage de carburant à Amchidé 281
Photo.32- Le village-rue de Mbaiboum, un jour sans marché 281
Photo.33- Le pont frontalier sur la Mbéré 287
Photo.34- Piste réhabilitée par la SODECOTON 287
Photo.35- Le conteneur CIMENCAM à Mbaiboum 287
Photo.36- La CFAO à Bangui 317
Photo.37- La SCKN à Bangui 317
Photo.38- Pesée de gomme arabique destinée à l’exportation 331
Photo.39- Triage de la gomme arabique par les femmes 331
Photo.40- Le marché de Bitam 385
Photo.41- Panneau désignant les emplacements réservés aux étrangers, Bitam 385
Photo.42- Le dispensaire de Mbaiboum 409
Photo.43- La précarité des installations à Mbaiboum 409
Photo.44- Les installations en briques du marché d’Abang Minko’o 413
Photo.45- Le marché d’Abang Minko’o en 1996 413

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