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COURS DE LICENCE 1 HISTOIRE

LA CÔTE D’IVOIRE
AU XXe SIECLE
Par YAPI Y. André Dominique
(Maître de conférences en Histoire contemporaine)

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PLAN DU COURS

INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE :
LA CÔTE D’IVOIRE COLONIALE (1893-1960)

CHAPITRE I
LE TEMPS DE LA CONQUETE DU TERRITOIRE (1893-1920)

I. La politique de pénétration pacifique et la conquête partielle du territoire (1893-1908)


1. La politique de pénétration pacifique
2. La conquête partielle du territoire
II. La conquête totale du territoire (1908-1920)
1. La critique de la politique de pénétration pacifique et l’institution d’une politique de
conquête plus rigide
2. Un territoire totalement conquis en 1920

CHAPITRE II
L’APOGEE DU SYSTEME COLONIAL (1920-1944)

I. L’imposition d’un régime d’administration directe


1. L’administration métropolitaine et fédérale
2. L’administration de la colonie de Côte d’Ivoire
II. L’économie coloniale : une économie de traite
1. Les structures de l’économie coloniale
2. Les formes de production de l’économie coloniale
3. L’évolution conjoncturelle de l’économie

CHAPITRE III
LA DECONSTRUCTION DU SYSTEME COLONIAL
OU LA LONGUE MARCHE VERS L’INDEPENDANCE
DE LA COTE D’IVOIRE (1944-1960)

I. L’éveil des nationalismes en Côte d’Ivoire


1. Les premières réformes de l’après-guerre
2. La création des partis politiques et des syndicats
II. Les années de braise de la lutte nationaliste (1947-1950)

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1. La lutte électorale et parlementaire
2. La répression des mouvements nationalistes
III. Collaboration et marche vers l’indépendance (1950-1960)
1. Le désapparentement et ses suites
2. Le passage à l’autonomie interne
3. La naissance de la République de Côte d’Ivoire et l’accession à l’indépendance

DEUXIEME PARTIE

LA CÔTE D’IVOIRE DU PARTI UNIQUE


(1960-1990)

CHAPITRE IV

AUX ORIGINES DU REGIME DE PARTI UNIQUE


EN CÔTE D’IVOIRE

I. La transition du pluralisme politique


1. Les partis politiques typiquement ivoiriens
2. Les filiales ivoiriennes des formations politiques françaises
II. La mise en œuvre de la politique unitaire d’Houphouët-Boigny
1. Les raisons d’un choix
2. La marche vers la création du parti unique (1951-1959)

CHAPITRE V
L’AGE D’OR DU REGIME DE PARTI UNIQUE
(1960-1980)

I. Organisation du système de parti unique et les mécanismes du pouvoir


1. Le PDCI-RDA et ses organisations annexes
2. La mise en place des institutions de la République
3. Une politique extérieure marquée par des relations privilégiées avec la France.
II. L’exercice d’un pouvoir sans partage
1. la concentration de l’essentiel du pouvoir entre les mains d’Houphouët-Boigny
2. La lutte contre tous les risques de subversion
III. La lutte contre l’exclusion et les disparités régionales
1. La « géopolitique houphouétienne »
2. La politique de réduction des disparités économiques, sociales et régionales

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CHAPITRE VI
UN REGIME DE PARTI UNIQUE EN CRISE
(1980-1990)

I. La crise économique des années 1980 et son incidence sur le plan social
1. Une économie en phase de récession
2. L’échec des tentatives de relance économique
3. Le front social en ébullition
II. Pour ou contre la « démocratie à l’ivoirienne »
1. La « démocratie à l’ivoirienne » ou l’instauration d’une ouverture démocratique limitée
par le PDCI-RDA
2. La critique de la « démocratie à l’ivoirienne » et l’imposition d’un pluralisme politique
et syndical de fait
III. La chute du régime de parti unique en avril-mai 1990
1. Les facteurs à l’origine de la chute du régime de parti unique
2. Les mouvements de contestation de mars-avril 1990 et la chute du régime de parti
unique

CONCLUSION GENERALE

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INTRODUCTION GENERALE
La formation du territoire « Côte d’Ivoire » est le résultat d’un long processus qui
commence avec la phase des grandes migrations qui voit arriver à partir du XV e siècle
une multitude de peuples (les Akan, Krou, Gur et Mandé) depuis les territoires voisins
des actuels Liberia, Guinée, Mali, Burkina Faso et Ghana pour s’ajouter aux
populations « autochtones ». Dans cet espace, ils n’ont pas vécu en vase clos. Ils
connurent successivement la visite des Portugais, des Hollandais, des Anglais et des
Français. Ces derniers finiront par avoir le dessus sur les autres pour établir, en fin
compte, une présence durable sur la côte, en installant des comptoirs fortifiés de 1843 à
1871. A cette phase, succède une période de « commerce sans protection » de 1871 à
1878, relayée par celle des « Résidents français » (des sortes de gouverneurs avant la
lettre) de 1878 à 1893 qui prépara la naissance de la colonie de Côte d’Ivoire.
A l’origine, le terme « Côte d’Ivoire » fut utilisé pour désigner une partie de la
côte comprise entre le Cap des Palmes, c’est-à-dire la pointe orientale de la côte de
l’actuel Libéria, et le Cap des Trois Pointes situé à la limite de l’actuelle frontière ivoiro-
ghanéenne. Si l’on en croit Jean-Noël Loucou, l’appellation aurait pour auteur l’amiral
français Bouët Willaumez qui l’avait utilisé en 1839 pour désigner « le pays entre
Assinie et l’embouchure du Cavally ». Cette appellation fut reprise par le capitaine Louis
Gustave Binger pour la nouvelle colonie française créée en 1893. Sept ans après, elle
entre de plein pied dans le XXe siècle dont les événements seront déterminants dans le
remodelage de la Côte d’Ivoire moderne.
Arithmétiquement, le XXe siècle commence en 1900, mais nous préférons faire
un retour en arrière de 7 ans pour choisir l’année 1893, plus significative, car marquant
le début de l’ère coloniale qui va meubler plus de la moitié du XX e siècle. La borne
supérieure de notre étude est celle de l’année 1990. Là encore, au sens arithmétique, le
XXe siècle tel que défini par des millésimes n’est pas encore parvenu au terme de sa
course, il lui reste encore une décennie à parcourir, jusqu’au 31 décembre de l’année
1999. Mais, comme le dit René Rémond, « les siècles, tels que les historiens, suivant le
sens commun et le jugement de la postérité, les délimitent ne coïncident jamais
exactement avec ces séries de cent années ». Pour la Côte d’Ivoire, l’année 1990 a fermé
un cycle, celui du système de parti unique.
Cette étude verra la mise en parallèle de deux systèmes. D’abord, le régime
colonial qui s’étend sur 67 années. Adulé par les uns et contesté par les autres, il se
résume pour ce qui est de la Côte d’Ivoire à un système d’exploitation tous azimuts. Il
prend fin en 1960 sans que le territoire, vu les énormes potentialités qu’il regorge, n’ait
pu émerger véritablement.
Viendra, par la suite, la Côte d’Ivoire du parti unique. Autour de la volonté de
construire un Etat-nation, se développe un régime de parti unique dont les méfaits sont
masqués pour un temps par le « miracle économique ivoirien ». En définitive, même si
la Côte d’Ivoire connaît un développement plus prodigieux comparativement à la

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période coloniale, le système prend fin dans des conditions de crise économique et de
révolte sociopolitique sans que l’objectif d’unité nationale ou de construction d’un Etat-
nation, tel que voulu par Houphouët-Boigny, n’ait été atteint.

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PREMIERE PARTIE :
LA CÔTE D’IVOIRE COLONIALE (1893-1960)

«…La colonisation est la force expansive d’un peuple, c’est sa puissance de


reproduction, c’est sa dilatation et sa multiplication à travers les espaces ; c’est la
soumission de l’univers ou d’une partie à sa langue, à ses mœurs, à ses idées et ses lois.
Un peuple qui colonise, c’est un peuple qui jette les assises de sa grandeur dans l’avenir
et de sa suprématie future… » ; ainsi, parlait Paul Leroy-Beaulieu, l’un des idéologues
français de la colonisation.
Cette réflexion résume bien les objectifs poursuivis par les puissances coloniales,
au lendemain du Congrès de Berlin qui jette les bases de l’occupation officielle des
terres africaines. A ce titre, la colonie de Côte d’Ivoire, créée le 10 mars 1893, s’inscrit
dans le contexte de cet impérialisme colonial qui amène les puissances européennes à
occuper et conquérir l’Afrique dans le dernier quart du XIXe siècle. La colonisation s’est
toujours prévalue d’une volonté d’extension humaniste, d’abord du christianisme, puis
d’une volonté civilisatrice. En réalité, derrière de cet écran de fumée humaniste, se
cachent bien des fondements essentiellement économiques, même si les facteurs
politiques, stratégiques et idéologiques sont à prendre en considération. Pendant 67
années, de 1893 à 1960, la Côte d’Ivoire fut soumise au joug colonial français ; une
période coloniale qui évolue en trois temps.
D’abord le temps de la conquête du territoire (1893-1920) une fois la colonie
créée. Il sera relayé par une période longue de 24 années (1920-1944) qui marque
l’apogée du système et la phase de déclin du colonialisme de 1944 à 1960.

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CHAPITRE I
LE TEMPS DE LA CONQUETE DU TERRITOIRE (1893-1920)

C’est le 10 mars 1893 que fut créée la colonie de Côte d’Ivoire avec le choix de
Grand-Bassam comme capitale. Au départ, la présence française n’est effective que
dans une infime portion du territoire, essentiellement la partie côtière. Tout le reste,
l’hinterland, reste à conquérir. C’est donc la première mission que se donnent les
autorités coloniales. La conquête de la Côte d’Ivoire se déroule en deux phases
correspondant à deux politiques de conquête : la politique de pénétration pacifique de
1893 à 1908 et la politique de la manière forte de 1908 à 1920.

I. La politique de pénétration pacifique et la conquête partielle du territoire


(1893-1908)

La première phase de la conquête est sous-tendue par la politique de la


pénétration pacifique dont le résultat s’est avéré décevant.

1. La politique de pénétration pacifique

C’est Louis-Gustave Binger qui est l’initiateur de la politique de pénétration


pacifique. Cette politique supposée favoriser le commerce connait sa meilleure
application avec le gouverneur Joseph Clozel qui dirige la colonie de 1903 à 1908. Ce
dernier croit en une politique de conquête pacifique, fondée sur des relations amicales
avec les populations indigènes et sur une administration prudente. Elle se résume comme
suit :

 Etudier, approfondir la connaissance du pays par des reconnaissances


géographiques, des études ethnographiques et historiques, des évaluations des
potentialités agricoles, minières pour en préparer l’administration et
l’exploitation économique ;
 Eviter le recours systématique à la force ; et pour ce faire, limiter les
affrontements militaires ;
 Installer une administration civile de préférence à une administration militaire et
collaborer avec les populations locales.

Mais les résultats de cette politique sont insuffisants, le territoire ivoirien n’étant
conquis que partiellement au bout de 15 ans.

2. La conquête partielle du territoire

Au cours de la période 1893-1908, instruction est donnée aux administrateurs de


multiplier les tournées, de créer des postes et d’amener les populations locales à

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participer à la mise en place des premières infrastructures économiques (routes, rades
foraines, rail) à partir des postes créés. Les réalisations sont nombreuses en ce sens.
Mais, plus nombreux sont les actes d’hostilité, souvent moins d’un an après l’installation
d’un poste.
En faisant le bilan de la politique de la pénétration pacifique en 1908, on se rend
bien compte que l’objectif d’occupation effective du territoire ivoirien n’est nullement
atteint. L’occupation française ne se limite qu’aux régions du Nord, ancien domaine de
Samori, au littoral sud-est et à la frontière orientale. Le reste de la colonie, notamment
le Centre et l’Ouest échappent à l’autorité française. Même dans les zones dites
« pacifiées », des soulèvements sporadiques, des attaques des postes et des caravanes
rendent précaire et dangereuse la présence des Français. Cet échec amène les autorités
coloniales françaises à exiger une autre politique d’occupation de la colonie. Elle a pour
nom la politique de la manière forte qui permet l’occupation totale du territoire.

II. La conquête totale du territoire (1908-1920)

Elle est réalisée en 1920, grâce à l’institution d’une politique de conquête plus
rigide.

1. La critique de la politique de pénétration pacifique et l’institution d’une


politique de conquête plus rigide

Dans le titre premier de son ouvrage sur La pacification de la Côte d’Ivoire,


Gabriel Angoulvant se livre à une critique virulente de la politique de « conquête
pacifique » du territoire colonial :
« Qu’on le veuille ou non, écrit-il, la méthode de pénétration pacifique, telle
qu’on la conçoit, par l’extension abusive qu’on en fait, est à la fois improductive,
trompeuse, instable, immorale et indélicate ».
Fort de ce constat, il préconise une nouvelle politique, la « manière forte »
empruntée aux idées d’autres coloniaux, tel que Joseph Gallieni qui l’avait déjà appliqué
à Madagascar. Elle se traduit dans les faits par :

- La multiplication des effectifs militaires par trois ;


- La modification de la tactique militaire (emploi d’actions ponctuelles contre les
populations les plus agressives pour réduire les groupes les plus menaçants et
parer au plus pressé ; plan de conquête méthodique avec des colonnes militaires ;
tactiques de la tache d’huile pour gagner méthodiquement du terrain).
- L’aggravation des sanctions contre les populations insurgées (internement et
déportation des chefs, désarmement, amendes de guerre collectives, destruction
systématique des campements et des villages), etc.

Par cette méthode, les troupes françaises parviennent à soumettre successivement


les Baoulé (février 1909-juillet 1911), les Agni (octobre 1908-décembre 1910), les Akyé

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et les Abbey (mai 1909-janvier 1912), les Adioukrou (décembre 1909), les Dida (mai
1908-novembre 1918), les Gouro (décembre 1908-juin 1913), les Bété (décembre 1908-
novembre 1918), les Krou (juillet 1909-février 1913), les Wê et les Dan (novembre
1908-décembre 1920).

2. Un territoire totalement conquis en 1920

Au début de 1920, la colonie de Côte d’Ivoire est effectivement « sous contrôle »


et la plupart des populations sont soumises. L’espace ivoirien a à peu près la
configuration qu’on lui connaît aujourd’hui. Au Nord-Ouest, les limites avec le Soudan
(actuel Mali) et avec la Guinée ont été stabilisées depuis 1904. Au Nord-Est, l’ancien
royaume de Bouna reste encore sous administration militaire, et cela jusqu’à ce que soit
définitivement réduite, en 1947, la résistance lobi aux confins de la Haute-Volta et de la
Côte d’Ivoire. Par contre, l’ancien royaume du Gyaman (région de Bondoukou) est
constitué en une unité administrative, le cercle de Bondoukou.
Quant à l’établissement des frontières considérées « internationales » (frontières
avec la Gold-Coast et avec le Libéria), il s’inscrit dans le contexte de la rivalité entre
puissances coloniales (Royaume-Uni/France ; Allemagne et Etats-Unis à travers les
négociations entre le Libéria et la France). Ainsi, pour la frontière avec la Gold-Coast,
c’est de 1888 à 1901 que les négociations et missions d’abornement sont menées par les
Français et les Britanniques pour déboucher sur diverses conventions : la convention du
14 juin 1898 et l’accord d’abornement de 1901. Pour la frontière entre la colonie
française et la jeune République du Libéria, le contentieux ouvert en 1886 est
définitivement clos par les accords de Paris du 18 septembre 1907 et le protocole du 13
janvier 1911.
Une fois la conquête achevée, le colonisateur s’attèle au renforcement du système
colonial qui atteint son apogée de 1920 à 1944.

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CHAPITRE II
L’APOGEE DU SYSTEME COLONIAL (1920-1944)

Même si la mise en place de l’arsenal juridique du système colonial est antérieure


à l’année 1920, c’est à partir de cette année, une fois la présence française établie sur
l’ensemble du territoire, que commence l’exploitation tous azimuts de la colonie de Côte
d’Ivoire. Elle se manifeste à deux niveaux : l’imposition d’un régime d’administration
directe et la mise en œuvre de l’économie de traite.

I. L’imposition d’un régime d’administration directe

L’administration directe est marquée par la centralisation suivant laquelle toutes


les affaires sont gérées par les autorités métropolitaines ou par leurs agents directs. Elle
prend la forme d’une structure hiérarchisée suivant laquelle l’autorité s’exerce à trois
échelons principaux : échelon métropolitain, échelon fédéral et échelon local.

1. L’administration métropolitaine et fédérale

A l’échelon métropolitain, l’on retrouve le ministère des colonies créé en 1894.


En dessous, viennent les deux fédérations de l’Afrique Occidentale Française (AOF)
(1904) et de l’Afrique Equatoriale Française (AEF) (1910). La première fédération
(l’AOF) prend sa forme définitive en 1904 avec les cinq colonies du Sénégal, de la
Guinée, de la Côte d’Ivoire, du Dahomey et du Haut Sénégal-Niger (Mali, Haute-Volta,
Niger). En 1919 et 1922, la Haute-Volta et le Niger sont détachés du Haut Sénégal-
Niger. En 1920, la Mauritanie est détachée à son tour du Sénégal, faisant de l’AOF une
fédération de huit colonies. Douze années plus tard, un nouveau réaménagement a lieu
sur la Haute-Volta. Elle sera supprimée de 1932 à 1947 et partagée entre la Côte d’Ivoire
pour la grande partie, le Soudan et le Niger. Quant à la seconde fédération (l’AEF), elle
fut créée en 1910 avec, au départ, trois colonies (le Gabon, le Moyen Congo (Congo),
l’Oubangui-Chari). En 1920, le Tchad est détaché de l’Oubangui-Chari et érigé en
colonie autonome. L’AEF comprend alors quatre colonies. En plus de ces fédérations,
il y a le Togo et le Cameroun placés sous mandat français.
Chaque fédération de colonies est dirigée par un gouvernement général qui est
l’organe permanent de contrôle de l’action administrative, politique et économique des
différentes colonies. Ces gouvernements ont à leur tête des gouverneurs généraux
résidant à Dakar pour l’AOF et à Brazzaville pour l’AEF. Ceux-ci sont dépositaires des
pouvoirs de la République française et ont des attributions qui s’étendent à tous les
services de l’Etat. Ils disposent donc du pouvoir législatif (c’est-à-dire promulgation
locale des lois et décrets, des pouvoirs réglementaires, exercice du pouvoir
réglementaire par pouvoir d’arrêté), du pouvoir exécutif et de certaines attributions
judiciaires. C’est un véritable proconsul.
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Le gouverneur général de l’AOF a en charge huit colonies, parmi lesquelles se
trouve la Côte d’Ivoire.

2. L’administration de la colonie de Côte d’Ivoire

Dans cette colonie cohabitait une double administration : l’administration


européenne et l’administration indigène.
L’administration européenne a à sa tête un Lieutenant-Gouverneur qui dirige la
colonie de Côte d’Ivoire. Il tient sous son autorité les chefs des services spécialisés, les
commandants de cercle et de subdivision, les chefs de cantons, de provinces et de
villages. Il est assisté d’un secrétaire général, nommé parmi des administrateurs
européens, qui le remplacent en cas d’absence. L’organisation administrative comprend
également un Conseil d’administration (composé de membres de droit du Gouverneur,
du Secrétaire général, du Procureur de la République, du Commandant militaire de la
colonie et du délégué au Conseil supérieur des colonies) qui joue le rôle d’organe
consultatif, de divers services ou bureaux et de collectivités territoriales qui comportent
des circonscriptions administratives et des communes (communes de premier degré,
communes de deuxième degré et communes de troisième degré).
Quant à l’administration indigène, elle est composée dès le départ d’auxiliaires
indigènes utilisés pendant la « pacification » comme messager de l’administration. Ils
furent remplacés par les représentants qui étaient les délégués d’un village ou d’une tribu
auprès de l’administration. L’arrêté pris le 10 octobre 1934 par le Gouverneur
Dieudonné Reste, en application des principes d’une administration indigène telle que
définie en AOF par le Gouverneur général Brévié dans ses circulaires des 27 et 28
septembre 1932, organise autrement cette administration en distinguant des chefs de
village, des chefs de canton et des chefs de province.

II. L’économie coloniale : une économie de traite

La domination coloniale a engagé la société ivoirienne dans un nouveau système


économique, le système capitaliste qui se substitue au système économique africain
précolonial. Cette structure se précise à partir de 1920 avec la fin de la conquête. Mais
c’est un système capitaliste un peu particulier qui a été qualifié d’économie de traite.
Cette économie est fondée sur la traite des produits de cueillette et des produits cultivés.

1. Les structures de l’économie coloniale

La Côte d’Ivoire était une colonie d’exploitation. Cette exploitation s’effectuait


par l’intermédiaire de structures financières particulières, d’un régime domanial et
foncier et d’une infrastructure dont le rôle essentiel était de faciliter la circulation des
marchandises de traite et l’évacuation des produits agricoles ou miniers.

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a. Les structures financières

Les structures financières mises en place par le colonisateur étaient


essentiellement de deux ordres : un régime douanier et fiscal et un régime monétaire et
bancaire.
La Côte d’Ivoire, à l’image des autres colonies de l’AOF dont le régime douanier
était régi par la loi du 13 avril 1928, possédait un régime douanier qui lui était propre.
Les droits à l’exportation sont les mêmes, quelle que soit la destination des produits. Les
produits importés sont frappés de droits d’importation plus un droit spécial de caractère
protecteur. Dans le cas du régime fiscal, les revenus de l’Etat sont assurés pour une
bonne partie par la fiscalité, c’est-à-dire par les impôts directs (l’impôt de capitation, les
impôts fonciers, les patentes et les licences payées par les commerçants) et les impôts
indirects qui frappent ad valorem tous les produits et services en général, et d’une
manière spécifique certains articles tels que l’alcool et le tabac.
L’institution d’un régime monétaire et bancaire vient compléter le dispositif mis
en place par le colonisateur pour une meilleure exploitation des ressources de la colonie.
Dans ce cadre, le franc français est institué comme monnaie légale en Côte d’Ivoire en
1893. Son usage est rendu obligatoire à partir de 1914 et la Banque de l’Afrique
Occidentale (BAO) est chargée du privilège de battre monnaie. Par ces mesures, les
Français voulaient substituer au système traditionnel de troc ou aux unités monétaires
précoloniales (sombê, manille, poudre d’or…) l’usage de cette monnaie coloniale.

b. Le régime foncier

L’activité économique de la colonie étant essentiellement agricole, le régime


foncier, c’est-à-dire le régime des terres, est d’une importance de premier plan. Le décret
du 23 octobre 1904 proclamait propriété de l’Etat français les terres vacantes et sans
maître. Le décret du 15 novembre 1935 qui abrogeait le texte de 1904 définit par terres
vacantes celles ne faisant pas l’objet d’un titre régulier et légal de propriété ou de
jouissance et restées inexploitées ou inoccupées depuis plus de dix ans. Ces terres font
partie du domaine privé de l’Etat qui peut en assurer lui-même l’exploitation ou les céder
à l’exploitation privée par des concessions consenties à des particuliers.

c. Les infrastructures

Elles ont pour rôle essentiel de faciliter l’exploitation coloniale, l’évacuation des
produits agricoles ou miniers, la circulation des marchandises dites de traite. On avait à
cette époque deux types d’infrastructures : d’une part, les infrastructures fluvio-
lagunaires et maritime et, de l’autre, les infrastructures routières et ferroviaires.

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 Les infrastructures fluvio-lagunaires et maritimes

Jusqu’en 1950, la Côte d’Ivoire n’avait pas de port en eau profonde. Les travaux
de percement du cordon littoral de 1904 à 1907 s’étaient soldés par un échec. Les travaux
ne reprirent qu’en 1937. Mais ils furent suspendus par la deuxième guerre mondiale.
Repris en 1946, les travaux furent achevés en 1950 avec le percement du canal de Vridi
(2,5 km) et le port d’Abidjan fut inauguré en 1951. Avant la mise en service de ces
infrastructures, quelques rades foraines avaient été aménagées. Ce sont dans l’ordre
d’importance graphique Grand-Bassam, Grand-Lahou, Assinie, Sassandra, Tabou et
Port-Bouët. Grand-Bassam, Port-Bouët et Sassandra étaient munis de wharfs (plate-
forme fixe perpendiculaire à la rive permettant le franchissement de la barre et
l’accostage des navires).
Pour la navigation intérieure, des infrastructures fluvio-lagunaires furent
aménagées. Il s’agit des canaux artificiels tels que le canal d’Assagny réalisé en 1923
entre la lagune Ebrié et la lagune Lahou et le canal d’Assinie entre la lagune Ebrié et la
lagune Aby. Ils sont complétés par les lagunes de Basse Côte d’Ivoire qui forment un
système continu de voie d’eau prolongé sur des distances de 3 à 60 km par les cours
inférieurs d’une dizaine de fleuves et rivières (Bandama, Agnéby, Comoé, Bia).

 Les infrastructures ferroviaires et routières

C’est le chemin de fer qui eut dans l’entre-deux guerres la priorité dans les
investissements de communication. La construction du chemin de fer gérée par la Régie
Abidjan-Niger (RAN) débuta en 1904. Bouaké fut atteint en 1912, mais les travaux
furent interrompus par la première guerre mondiale. Ils reprirent en 1919. Ferké est
atteint en 1929 et Bobo-Dioulasso, fin de la ligne, en 1934. Le tronçon Bobo-Dioulasso-
Ouagadougou ne fut achevé qu’en 1955. Le chemin de fer a une longueur totale de 834
km de voie métrique, donc de faible capacité. Il ne constitue pas un réseau organisé. Les
projets de voie ferrée vers l’ouest en particulier (Dimbokro, Daloa, Man/ Daloa-
Sassandra) et vers l’est n’ont jamais vu le jour à cause de la crise économique mondiale.
Quant aux routes, elles forment un réseau branché sur la ligne de chemin de fer
débouchant sur Abidjan. Au début de la première guerre mondiale, la Côte d’Ivoire
comptait 4000 km de routes, en 1939, elle avait un réseau routier de 60 km de routes
goudronnées et de 8000 km de route en terre, utilisable en toutes saisons. Le parc auto
passe de 70 véhicules en 1920 à 902 en 1939.
Après un demi-siècle de colonisation, l’infrastructure est médiocre qu’il s’agisse
des réseaux routiers et ferroviaires ou de l’équipement portuaire.

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2. Les formes de production de l’économie coloniale

Ces productions se concentrent dans le secteur primaire, dans l’industrie et dans


le commerce.

a. Le secteur primaire

On peut déterminer ici trois principales activités : l’agriculture, l’élevage et le


bois.
L’agriculture est aux mains de planteurs africains, mais aussi de quelques colons
et de grandes sociétés européennes. Les planteurs africains sont pour la plupart des petits
planteurs, exploitant de petites surfaces de 2 à 3 hectares avec l’aide d’une main d’œuvre
familiale. Ils sont souvent recrutés dans le cadre du travail forcé. Les grands planteurs
prennent leur essor dans les années 1930. Ils exploitent de grandes surfaces (50 hectares
et plus), en utilisant une main d’œuvre saisonnière venue des régions de savane, du
Soudan (Mali) et de la Haute-Volta. Ils sont 61 en 1930, 171 en 1939 et 400 en 1950.
Ces planteurs africains, toutes catégories confondues, sont inorganisés. Ils n’ont ni
syndicat agricole, ni coopérative. Il n’existait que les sociétés indigènes de prévoyance,
de secours et de prêts mutuels agricoles. Ces sociétés créées en Côte d’Ivoire à partir de
1926 regroupaient tous les agriculteurs et éleveurs indigènes d’un même cercle.
L’adhésion et les cotisations étaient obligatoires. Les sociétés avaient pour but de
constituer des réserves de graines sélectionnées, de fournir aux adhérents des
instruments agricoles, de leur venir en aide en cas de maladie ou d’accident, de parer
aux conséquences des fléaux naturels. Dans la pratique, ces sociétés furent un système
d’escroquerie de la masse paysanne. Les cotisations suppléaient aux insuffisances
budgétaires des commandants de cercle.
Les planteurs européens étaient mieux organisés. Ils bénéficiaient de nombreux
privilèges de l’administration coloniale (aide technique, des prix préférentiels, main-
d’œuvre gratuite). Ils avaient également des associations agricoles et notamment le
Syndicat Agricole de Côte d’Ivoire (SACI) en 1937. L’agriculture européenne était le
fait de planteurs individuels ou de grandes sociétés agricoles. Les exploitants individuels
étaient au nombre 230 pour 30 000 hectares exploités. Ils étaient implantés dans le
centre-ouest (Divo, Oumé, Gagnoa) mais aussi dans le sud (Abidjan, Agboville), le sud-
ouest (Sassandra). Les grandes sociétés agricoles qui se développèrent à partir des
années 1920 étaient liées à des banques, à des firmes commerciales, à des compagnies
de navigation. On peut citer la Société des plantations de la Tanoé qui était une filiale
de la SCOA, la société de plantions réunis de l’ouest africain (SPROA) et ses filiales
qui étaient liées à la banque de l’Union parisienne et la banque de l’Indochine.
On peut distinguer trois types de production agricole : les produits de cueillette
(le caoutchouc, les huiles de palme et palmistes, la cola), les cultures vivrières (igname,
manioc, banane, maïs, riz) et les cultures commerciales (le cacao introduit en 1895 dans
le sud de la Côte d’Ivoire par le Gouverneur Angoulvant, le café introduit en Côte
15
d’Ivoire en 1881 par le négociant français Arthur Verdier qui crée les premières
plantations à Elima sur la lagune Aby et la banane dont la production se développe à
partir des années 1930.
A l’agriculture s’ajoute l’élevage de bovin, de caprins, d’ovins, de volailles
pratiqué dans les régions de savane pour des raisons écologiques et sociologiques
(société malinké) et l’exploitation du bois qui est essentiellement le fait des colons
européens.

b. L’industrie

Elle se caractérise par son très faible développement. Elle est souvent demeurée
artisanale, par ses procédés et par ses techniques. Il existait deux types d’industries :
l’industrie extractive et l’industrie de transformation.
La première concerne l’exploitation des carrières et surtout l’exploitation de l’or.
Elle est le fait des sociétés privées européennes qui bénéficiaient de vastes concessions
minières. Ce fut l’exemple de la Société minière industrielle et immobilière de la Côte
d’Ivoire créée en 1926 qui exploita les mines d’or de Kokoumbo.
La seconde catégorie d’industries s’occupe de la transformation surplace des
matières premières ou des denrées à exporter. On dénombrait une quinzaine d’unités
industrielles installées dans le sud et le long de la ligne de chemin de fer : 7 entreprises
de travaux publics et de bâtiment dont 2 briqueteries, une vingtaine de scieries, 4
huileries (Drewin, Dabou), une savonnerie (usine Blohorn), des unités textiles (5 usines
d’égrenage de coton et une usine textile à Bouaké, Gonfreville en 1922), 3 petites
centrales thermiques (Grand-Bassam, Abidjan), etc.

c. Le commerce

Le commerce est contrôlé par de grandes compagnies commerciales dont


l’activité s’étend à plusieurs colonies. Ce sont la Compagnie Française de l’Afrique
Occidentale (CFAO), la Société Commerciale de l’Ouest Africain (SCOA), la
Compagnie Française de la Côte d’Ivoire (CFCI), la société Massièye et Ferras et la
Société Peyrissac.
A côté de ces grandes compagnies qui gèrent le commerce de gros, se
développent un commerce de demi-gros et de détail aux mains des Libanais, des Syriens
et de quelques Africains et celui des sous-détaillants (Dioula, N’zima, Haoussa,
Sénégalais) qui s’approvisionnaient pour l’essentiel chez les Libanais et Syriens.

3. L’évolution conjoncturelle de l’économie

Cette économie n’a pas évolué de façon linéaire. Ainsi malgré la croissance
globale qu’elle a connue de 1920 à 1940, l’économie ivoirienne a été secouée par deux
crises majeures : la crise des palmistes (1920-1923) et la crise économique de 1930-
1935. La reprise amorcée à partir de 1935 permet non seulement de relancer les

16
exportations et les investissements publics et privés, mais également de développer
l’économie de plantation. Cette période voit également l’émergence de la catégorie des
grands planteurs africains. Cette reprise se poursuit jusqu’au déclenchement de la
seconde guerre mondiale en 1939. La colonie est obligée d’adapter son économie au
nouveau contexte mondial, en participant à l’effort de guerre par la fourniture de denrées
alimentaires.
Mais la métropole lui en demande beaucoup plus. Par l’apport de soldats, la
colonie de Côte d’Ivoire doit également aider la France à reconquérir sa liberté perdue.
Même si elle parvint à se libérer de l’occupation nazie à partir de 1944, la France sort
affaiblit de la guerre et a du mal à maintenir un système colonial qui est de plus en plus
contesté.

17
CHAPITRE III
LA DECONSTRUCTION DU SYSTEME COLONIAL
OU LA LONGUE MARCHE VERS L’INDEPENDANCE
DE LA COTE D’IVOIRE (1944-1960)

La question qui se pose à la France au cours de la seconde guerre mondiale est


de savoir s’il lui faut consacrer tous ses efforts à la libération du seul Hexagone, au
risque de perdre ses colonies, après la guerre, ou si elle doit, tout en préparant la
libération de la mère patrie, tout donner pour soustraire l’empire aux dangers des
nationalismes naissants et à la convoitise des autres puissances coloniales. La solution
choisie fut de s’engager dans une série de réformes dont les dates clefs sont les années
1944 (conférence de Brazzaville), 1946 (Union Française), 1956 (Loi-cadre) et 1958
(référendum sur la Communauté Franco-africaine) et 1960. En fonction de
l’interprétation qu’en auront, d’un côté le colonisateur et les colonisés, de l’autre, ces
réformes entrainent la Côte d’Ivoire dans une révolution en trois étapes : l’éveil des
nationalismes, la lutte coloniale et la collaboration.

I. L’éveil des nationalismes en Côte d’Ivoire

L’éveil politique des colonisés est effectif après 1946. Il se situe dans un contexte
d’affaiblissement des puissances coloniales, de multiplication des revendications de
l’indépendance et aux précieux soutiens dont bénéficie l’anticolonialisme (la position
des deux super grands sur la question, la charte de l’ONU en 1946 et la Déclaration
Universelle des Droits de l’Homme de 1948 qui proclament l’égalité des peuples et leur
droit à disposer d’eux-mêmes).

1. Les premières réformes de l’après-guerre

Dans les colonies françaises, la conférence de Brazzaville constitue la première


étape des réformes. Elle se tient dans la capitale de l’AEF (Brazzaville) à l’initiative du
Comité français de libération nationale (CFLN) dirigé par le général de Gaulle. A cette
conférence, on retrouve tous les Gouverneurs d’Afrique et de nombreux hauts
fonctionnaires (sans la participation des Africains eux-mêmes) venus confronter leurs
idées, sous la présidence du Commissaire aux colonies, au sujet de l’avenir des
territoires, après la seconde guerre mondiale. Le Comité reconnaissait la contribution
spéciale de l’Afrique à l’effort de guerre, réaffirmait l’emprise de la France sur ses
prolongements d’Outre-Mer, tout en répondant pour les canaliser aux aspirations qu’on
sentait monter dans les couches éclairées des populations coloniales. Malgré cette
ambiguïté (maintien du pouvoir colonial et ménagement d’ouvertures vers le progrès),
la conférence de Brazzaville offre quelques opportunités aux Africains. Elle se
prononce, en effet, en faveur de la représentation des colonies dans la future assemblée

18
constituante et pose le principe de l’association de l’indigène à la gestion des affaires de
son pays, la création d’assemblée représentative avec deux collèges et la suppression de
l’indigénat. La constitution française d’octobre 1946 reprendra la ligne ambiguë de la
Conférence de Brazzaville.
Ainsi, malgré qu’elle affirme dans son préambule « la liberté des peuples
colonisés de s’administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres
affaires », la France crée une Union Française (une « union librement consentie » entre
la France et ses colonies). Celle-ci organise les colonies en Départements d’Outre-mer
(DOM) (exemple de l’Algérie), en Territoires d’Outre-mer (TOM) tels que la Côte
d’Ivoire et le Sénégal, Territoires associés (T.A) ou sous-tutelle comme le Togo et le
Cameroun et en Etats associés (E.A) ou anciens protectorats comme le Laos et le
Cambodge. Les institutions de cette structure sont constituées d’un exécutif central
(confié au Président français. Les territoires sont représentés par leurs gouverneurs
respectifs), d’un législatif central représenté par l’Assemblée Nationale Française et
d’un haut conseil. Grâce à l’Union Française, les indigènes deviennent des citoyens
français et accèdent à toutes les fonctions, des assemblées territoriales à compétences
étendues sont créées et l’indigénat est définitivement supprimé.
En Côte d’Ivoire, avant même que les dispositions de la Conférence de
Brazzaville ne soient traduites dans les lois sur l’Union Française de 1946, le
mouvement associatif commence à se développer à travers la création de partis
politiques, de syndicats et autres.

2. La création des partis politiques et des syndicats

L’éveil politique des colonisés se traduit avant tout dans la naissance des partis
politiques. On pourrait énumérer, entre autres, la Section Française de l’Internationale
Ouvrière (1937), le Parti Progressiste de Côte d’Ivoire (29 mars 1947), le Parti
Démocratique de Côte d’Ivoire, sous-section du Rassemblement Démocratique Africain
(9 avril 1946), le Bloc Démocratique Eburnéen (6 avril 1949) et l’Entente des
Indépendants de Côte d’Ivoire (14 décembre 1949). A ces formations politiques, se
joignent de nombreuses organisations syndicales créées au cours de la même période.
Les populations africaines ont su, en effet, exploiter les dispositions des
différentes réglementations françaises (extension en 1920 de la loi Waldeck-Rousseau
du 21 mars 1884 dans les colonies, réformes du gouvernement de Front Populaire de
Léon Blum par les décrets des 11 et 20 mars 1937 modifiés le 12 juillet 1939 accordant
le bénéfice de la liberté syndicale aux indigènes sujets français) pour créer des
organisations capables de défendre leurs intérêts et de participer à l’éveil politique
d’ensemble dans les colonies. Les plus anciens sont, entre autres, le Syndicat des agents
de la Régie Abidjan-Niger (R.A.N, 25 janvier 1937), l’Union des Fonctionnaires de la
Côte d’Ivoire (3 mai 1937), le Syndicat des Fonctionnaires Indigènes de la Côte d’Ivoire
(10 août 1937) et le Syndicat des Planteurs de Côte d’Ivoire, essentiellement contrôlé

19
par les grands planteurs européens auxquels se joignent, dès sa création en 1937,
quelques-uns des grands planteurs africains. Après la Conférence de Brazzaville,
d’autres syndicats voient le jour. Parmi eux, il y a ceux comme le Syndicat Agricole
Africain (SAA), créé le 10 juillet 1944, qui n’ont aucune accointance avec les
Européens. Et il y a les autres qui sont pour la plupart le prolongement des centrales
métropolitaines, tant au plan organique qu’idéologique, tels que l’Union Locale des
Syndicats Confédérés C.G.T de la Côte d’Ivoire (UL-CGT) très proche du PDCI-RDA,
créée en septembre 1944, l’Union Territoriale des Syndicats C.F.T.C (Confédération
Française des Travailleurs Chrétiens) de la Côte d’Ivoire dont la création remonte à avril
1947 et les syndicats indépendants au nombre de 28 qui n’avaient aucune affiliation à
une centrale syndicale métropolitaine.
Ce sont ces différentes organisations politiques et syndicales qui vont animer
la vie politique de l’après-guerre avec, d’un côté, le groupe des anticolonialistes piloté
par le RDA et, de l’autre, l’administration coloniale soutenue par certains groupements
politiques et syndicaux africains. La confrontation entre ces deux groupes fait régner en
Côte d’Ivoire un climat de tension de 1947 à 1950.

II. Les années de braise de la lutte nationaliste (1947-1950)

Pendant quatre années, de 1947 à 1950, les mouvements nationalistes et


l’administration coloniale s’affrontent sur le terrain électoral, parlementaire et syndical.
Dans cette lutte, le colonisateur avance souvent masquée, n’hésitant pas à apporter son
soutien à certains mouvements africains. Dans tous les cas, l’objectif principal est de
réduire l’influence du RDA sur le terrain.

1. La lutte électorale et parlementaire

La lutte des nationalistes est d’abord électorale et parlementaire, exprimant ainsi


la volonté des populations locales d’accéder aux centres de décision que sont le Sénat,
l’Assemblée nationale et les conseils municipaux. Elle commence en 1945 par les
élections municipales organisées pour la désignation des administrateurs de la commune
mixte d’Abidjan. Soutenu par le SAA, la liste africaine est élue. Elle se poursuit avec
les élections des députés à la première et à la deuxième Constituante française.
Houphouët-Boigny est élu malgré les difficultés de tous genres. Les années qui suivent,
en 1946-1947, les élections à l’Assemblée nationale française, au Grand Conseil de
l’AOF et au Conseil général se soldent par une percée du RDA. En faisant le point des
élus RDA au Palais Bourbon, on se rend bien compte que le mouvement africain
enregistre 11 élus dont 8 en AOF parmi lesquels des personnalités telles qu’Houphouët-
Boigny, Daniel Ouezzin Coulibaly et Kaboret Zinda. Ces parlementaires luttent non
seulement pour l’indépendance mais également pour le bien-être de leur population.
Entre 1946 et 1951, les élus du RDA font 166 interventions et proposent 26 projets de
loi et présentent 7 rapports (222 interventions). En Côte d’Ivoire, le député Houphouët-

20
Boigny propose dès 1946 le projet de loi sur la suppression du travail forcé. Cette loi est
votée le 11 avril 1946. Dans cette bataille parlementaire, l’apparentement du RDA au
PCF est d’un apport inestimable. Il avait été conclu en 1946 et permettait aux élus RDA
de faire passer facilement les lois relatives à la promotion politique et sociale des
Africains.
La lutte est également syndicale avec les exemples de la grève des cheminots en
1947 et de la grève générale des travailleurs africains de novembre-décembre 1952.
Jusqu’en 1952, les revendications se focalisent sur l’adoption d’un code du travail
équitable. Aidés par leurs parlementaires et par la CGT surtout, les syndicats obtiennent
la semaine des 40 heures, le paiement des heures supplémentaires, la garantie du droit
syndical, le paiement des allocations familiales, le respect du droit de grève. Dans le
même esprit, le SAA engage la lutte pour bénéficier du matériel, protéger ses membres
du travail forcé et bénéficier de meilleurs prix des produits agricoles. La bataille du
cacao initiée par cette organisation aboutit en octobre 1949 à la libéralisation de la
commercialisation du cacao.
Ces luttes, qu’elles soient politiques ou syndicales, sont mal perçues par
l’administration coloniale qui décident de les réprimer.

2. La répression des mouvements nationalistes

La répulsion des colonialistes pour l’éveil politique des colonisés figure, bien sûr,
au nombre des raisons qui expliquent la répression de 1949-1950. Mais l’attitude de
défiance du RDA et de ses représentants contre l’autorité coloniale a davantage exacerbé
les tensions. Il y a, d’abord, la propagande active et l’immixtion permanente de cette
organisation dans la gestion des affaires publiques. A cela viennent s’ajouter des actes
infiniment plus graves perpétrés par le RDA dans diverses régions du territoire : il se
permet d’instituer des tribunaux RDA, entretient une police RDA (police parallèle) dont
les membres sont recrutés parmi les anciens combattants, soutient ou combat les
pouvoirs coutumiers selon leur position envers l’administration, et va jusqu’à prélever
l’impôt. Pour mettre fin à ces formes d’insubordination à l’autorité coloniale, la
métropole fit appel à un homme de poigne, Laurent-Elisée Péchoux. Fils d’instituteur,
il est né le 15 octobre 1904 à Aromas dans le Jura, docteur en droit de l’Université de
Dijon, ancien directeur de cabinet du gouverneur général de l’AEF, devenu gouverneur
de 3e classe le 10 novembre 1948, Péchoux arrive en Côte d’Ivoire en terre inconnue.
Avant sa prise de fonction à la tête de la colonie, il y occupa pendant sept mois de
novembre 1947 à mai 1948 la fonction de secrétaire général du gouvernement de la Côte
d’Ivoire. Il avait d’ailleurs, durant cette période, assumé la direction intégrale des
affaires, ayant assumé l’intérim du chef de l’administration entre le départ à la retraite
du gouverneur Oswald Durand le 6 novembre 1947 et la prise de fonction de son
successeur Georges Orselli le 20 mars 1948. Ayant parcouru les rapports de ses
prédécesseurs, il en tire la conclusion que le RDA n’est pas, à ses yeux, un parti

21
politique, mais une ligue en passe de se substituer aux tribunaux réguliers, à la police, à
l’administration elle-même. Circonstances aggravantes, le nouveau gouverneur ne
rencontre, dans le discours du mouvement d’Houphouët-Boigny, que haine de la France
et condamnation de l’autorité française. Il considère que cela doit être combattu sans
ménagement. Sa stratégie est simple : défaire partout ce qu’a fait le RDA, faire partout
ce qu’il a défait. Il rétablit le roi de l’Indénié Essey Bonzou dans ses fonctions et se
montre intraitable dans le traitement de la rébellion de Sikali Yéo à Korhogo en février
1948. En plus de cela, Laurent Péchoux apporte son soutien aux partis politiques
opposés au RDA tels que la SFIO et le PPCI (cas des élections du 30 mai 1948 pour
pourvoir aux douze sièges du Conseil général laissés vacants par le départ de la Haute-
Volta). L’échec de cette première tentative le conduit à procéder autrement : approfondir
les dissidences au sein du RDA. Le départ du sénateur Etienne Djaument en est
l’illustration. Ce dernier crée le Bloc Démocratique Eburnéen (BDE) et organise deux
conférences de presse au cinéma Comacico à Treichville les 30 janvier et 6 février 1949
pour expliquer les raisons de son départ. La seconde se termine dans la confusion la plus
totale et entraîne l’arrestation d’un grand nombre de personnes, prises pour les unes en
flagrant délit, interpellés pour les autres dans le cadre de l’enquête ouverte
immédiatement par le procureur de la République. Huit figures de proue du RDA se
retrouvent ainsi placées sous mandat de dépôt à la prison de Bassam : René Séry Koré,
trésorier du Comité de coordination du RDA, Albert Coffi Osmane Paraiso, membre du
Comité directeur, secrétaire à la Propagande, Jean-Baptiste Mockey, membre du Comité
directeur, secrétaire administratif, Bernard Dadié, membre du Comité directeur, délégué
à la Presse, Williams Jacob, responsable à l’Education, Ekra Vangah Mathieu, secrétaire
général de la sous-section d’Adjamé, Philippe Lawani Vieyra, secrétaire à
l’Organisation de la sous-section d’Adjamé. Dans l’ensemble, 37 militants du RDA sont
enfermés à la prison de Grand-Bassam et inculpés devant la Cour d’assises.
Loin de se calmer, bien au contraire, la lutte se radicalise : grève de la faim de 16
jours des huit figures de proue du RDA à partir du 12 décembre 1949, grève des achats
des marchandises importées devant durer du 15 décembre 1949 au 2 janvier 1950,
marche des femmes sur Grand-Bassam le 24 décembre 1949, grève dite du boycottage
du rail invitant les Africains à ne plus emprunter les chemins de fer français pour que
ceux-ci ne puissent plus faire de profit, boycottage des cinémas, grève portant sur la
vente des légumes et des fruits sur le marché du Plateau, arrêt du travail sans préavis du
petit personnel des maisons, incidents à Bouaflé le 22 janvier 1950 (3 morts), à
Dimbokro le 29 janvier (13 morts), à Séguéla le 2 février 1950 (3 morts).Ces
manifestations font trembler l’administration coloniale qui n’a recours qu’à la force
brutale.
Le bilan de ces affrontements est de 52 morts, des milliers de blessés et des
arrestations. Devant l’acharnement de l’administration, Houphouët-Boigny décide de
changer de stratégie de lutte, en passant de la lutte à la collaboration.

22
III. Collaboration et marche vers l’indépendance (1950-1960)

Cette ultime phase qui débute en 1950 pour s’achever en 1960 est marquée par
trois évènements clés : le désapparentement et ses suites, le passage à l’autonomie
interne (loi cadre et référendum sur la Communauté franco-africaine) et la naissance de
la République de Côte d’Ivoire et l’accession à l’indépendance.

1. Le désapparentement et ses suites

Le 18 octobre 1950, un communiqué est publié à Paris, annonçant le


désapparentement des élus RDA avec le PCF. Cette décision qualifiée de repli tactique
par Houphouët-Boigny est diversement appréciée. Certains comme Djibo Bakari du
Parti Progressiste Nigérien (PPN-RDA) n’hésitent pas à y voir un « grand acte de
trahison ». Elle lui vaut d’être critiquée par de nombreuses organisations panafricanistes
telles que la FEANF et beaucoup plus tard l’UGTAN. Avec le désapparentement,
change également la ligne directrice du RDA : abandon de la politique de dénonciation
du système colonial pour celle de la collaboration avec le gouvernement français. Au
début, la mesure a du mal à passer. Malgré les explications données par Houphouët-
Boigny le 6 octobre 1951 au stade Géo André sur les motivations du désapparentement
et son appel à l’unité, le RDA perd du terrain. C’est à partir de 1956 que la tactique
adoptée par le PDCI-RDA commence à payer. Aux élections législatives de janvier
1956, le PDCI-RDA sort très largement victorieux, au moment même où le suffrage
universel est établi en Afrique noire française par suppression du double collège
électoral. Il obtient 86,7% des voix. En 1957, son parti remporte aussi les élections
territoriales (58 des 60 sièges). Le député Houphouët-Boigny, dont les relations avec les
milieux d’affaires coloniaux s’élargissent en France comme en Côte d’Ivoire et qui, dans
son pays, a mené une active campagne d’explication, devient le seul interlocuteur de la
France, plus que ses adversaires de l’élite locale. Il entre dans le gouvernement Guy
Mollet de février 1956, avec le portefeuille de ministre délégué auprès du Président du
Conseil. Fort de ce prestige autant que la victoire de son parti, Houphouët-Boigny insiste
sur le rassemblement de toute la classe politique. Il finit par avoir gain de cause. Après
de nombreux contacts, est organisé un meeting commun le 21 mai 1956 au stade Géo
André. Progressivement, les principaux partis acceptent de se saborder, y compris le
PPCI de Kacou Aoulou (2 octobre 1956) et la section SFIO de Adrien Dignan Bailly
(1958), pour se fondre dans le PDCI-RDA.

2. Le passage à l’autonomie interne

Pendant qu’Houphouët-Boigny s’attèle à rassembler autour de lui une grande


partie de la classe politique ivoirienne, la colonie de Côte d’Ivoire évolue
progressivement vers l’indépendance. La première étape de cette mutation est le passage
de la colonie à l’autonomie interne par le vote de la loi Gaston Deferre, appelée Loi-

23
cadre le 20 juin 1956. La colonie de Côte d’Ivoire peut ainsi disposer d’une assemblée
élue au suffrage universel et au collège unique, d’un conseil de gouvernement (organe
exécutif) dont les membres portent le titre de ministre. Deux années plus tard, en 1958,
le projet de Constitution présenté par le général de Gaulle permet à la Côte d’Ivoire de
faire un choix qui le rapproche de plus en plus de l’indépendance. Dans celle-ci est
évoquée la question de la création d’une Communauté franco-africaine. Telle que
présentée, la Communauté ne comportait qu’une seule citoyenneté et un seul drapeau,
celui de la France. Les compétences de celle-ci comprenaient la politique étrangère, la
défense, la monnaie, la politique économique financière d’ensemble, le contrôle de la
justice, l’enseignement supérieur, les transports extérieurs et les télécommunications.
Elle était présidée par le Président de la République française et comprenait un Conseil
exécutif, ayant sous sa présidence les chefs des gouvernements des autres Etats et les
ministres chargés (par le Président) des affaires communes, d’un Sénat et d’une Cour
arbitrale. Pour faire passer son projet, le général de Gaulle entreprend à partir du mois
d’août 1958 une tournée d’explication dans les colonies françaises. Il arrive en Côte
d’Ivoire le 25 août et anime un meeting au stade Géo André en compagnie d’Houphouët-
Boigny. Au référendum organisé le 28 septembre, le « oui » à la Communauté franco-
africaine l’emporte en Côte d’Ivoire à 99,9%, malgré l’opposition de certains partis
politiques et syndicalistes membres de l’UGTAN et de la FEANF. L’article 76 de ce
texte donnait la possibilité aux territoires ayant voté oui de devenir ou bien
Départements d’outre-mer de la République française, ou bien Etats membres de la
Communauté groupés entre eux ou non. La Côte d’Ivoire fait le choix de la seconde
option donnant ainsi naissance à la République de Côte d’Ivoire.

3. La naissance de la République de Côte d’Ivoire et l’accession à


l’indépendance

C’est le 4 décembre 1958 qu’est créée la République de Côte d’Ivoire. A partir


de cette date, les choses s’accélèrent. Le 26 mars 1959, la Côte d’Ivoire se dote d’une
Constitution, la première de la nouvelle République. Elle consacre le principe d’un
exécutif tout puissant, et d’un parlement dont le rôle essentiel sera d’approuver la
politique du gouvernement et d’en accompagner la mise en œuvre. Dans ce texte, malgré
les dispositions de l’article 7 qui opte pour le multipartisme, la Côte d’Ivoire s’installe
en réalité dans un régime de parti unique de fait, avec le PDCI-RDA comme seule
formation politique autorisée. La mise en place des institutions créées par la nouvelle
Constitution commence par l’Assemblée législative. Le 12 avril 1959, des élections sont
organisées et permettent à la population de choisir les 100 membres de cette institution.
Sont également élus le même jour, quatre conseils généraux de 40 membres chacun,
assemblées locales dont le gouvernement a voulu doter les quatre nouveaux
départements créés à son initiative, en lieu et place des 19 cercles existant auparavant.
Cette première phase est suivie d’une seconde : la formation du premier gouvernement

24
de la République de Côte d’Ivoire le 30 avril 1959 (ou 8 mai) avec Houphouët-Boigny
comme Premier ministre. Il s’agit d’un gouvernement de 18 membres composé de 13
ministres et 5 secrétaires d’Etat.
Mais tout n’est pas rose pour la jeune République. A peine née, elle doit faire
face aux premières difficultés : la crise Daho-Togo (octobre-novembre 1958), les
turbulences dans le milieu syndical ivoirien avec notamment la grève de l’Intersyndicale
des fonctionnaires d’octobre 1959, la tentative de sécession du Sanwi (1959), le
« complot du chat noir » (1959, etc. Ces difficultés n’entravent pas pour autant la volonté
des nouveaux dirigeants ivoiriens d’aller à l’indépendance. Suivant les dispositions de
la révision constitutionnelle votée par l’Assemblée nationale française le 10 mai 1960,
autorisant les Etats membres de la Communauté à être indépendants sans être pour
autant exclus de cette dernière (« Communauté Franco-Africaine renovée »),
Houphouët-Boigny demande l’indépendance pour les Etats membres du Conseil de
l’Entente (Côte d’Ivoire, Haute-Volta, Niger, Bénin) créé le 29 mai 1959 en réaction
contre la Fédération du Mali (Sénégal, Mali), mais sans conditions préalables de
signature d’accords de coopération. Le 11 juillet 1960, sont signés les accords de
transfert de compétence aux autorités ivoiriennes qui permet à la Côte d’Ivoire d’être un
Etat indépendant. Cette souveraineté est proclamée officiellement le 7 août 1960, en
présence du ministre d’Etat Louis Jacquinot, représentant du gouvernement français.
Avec cette accession à l’indépendance, la Côte d’Ivoire entre dans une ère
nouvelle. Désormais se pose à elle la question de savoir comment exploiter au mieux
l’héritage colonial pour construire une nation « riche et prospère ».

25
DEUXIEME PARTIE
LA CÔTE D’IVOIRE DU PARTI UNIQUE
(1960-1990)

Le parti unique trouve son origine dans l’évolution du régime soviétique hérité
de la révolution bolchevique d’octobre 1917. C’est, en effet, à partir du mois d’août
1918, en plein « communisme de guerre », que le Parti communiste unique
(monolithique et centralisé) a été édifié. Favorisé par la guerre, le régime de parti unique
avait été justifié par un raisonnement basé sur les exigences de la transition vers le
socialisme qui nécessitait un pouvoir dictatorial et sur la notion de classe chère aux
marxistes. Cette dernière faisait de la disparition des classes sociales, après la révolution
d’octobre 1917, un argument pour justifier l’inutilité de partis distincts. De son noyau
initial, le modèle du parti unique s’étend, à partir de 1922, d’abord aux régimes fascistes
italiens, allemands etc., ensuite à l’Europe centrale et orientale à la faveur de la
deuxième guerre mondiale, avec la naissance de huit démocraties populaires (Bulgarie,
Hongrie, Tchécoslovaquie, Pologne, République Démocratique Allemande (R.D.A.),
Albanie, Roumanie, Yougoslavie) puis à six pays d’Asie (Mongolie extérieure, Corée
du Nord, Chine, Vietnam, Cambodge, Laos), enfin Cuba à partir de 1959 et à plusieurs
pays d’Afrique. En Afrique, précisément, l’instauration du régime de parti unique avait
été présentée comme une nécessité absolue, si l’on voulait forger une nation et
entreprendre efficacement la tâche du développement. Ce fut, particulièrement, le cas
en Côte d’Ivoire, avec l’instauration en 1959 d’un régime de parti unique de fait, après
l’intermède du pluralisme politique de 1937 à 1959.
Cette partie du cours se propose d’étudier la Côte d’Ivoire du parti unique, socle
sur lequel s’est construit la Côte d’Ivoire moderne. Il se subdivise en trois chapitres : le
premier revient sur les origines du régime de parti unique ; le second est consacrée à la
naissance de la République de Côte d’Ivoire et à la phase de consolidation du régime de
parti unique ; une période marquée par l’exercice d’un pouvoir sans partage par
Houphouët-Boigny et le PDCI-RDA de 1958 à 1980 ; quant au troisième chapitre, il
porte sur la crise du régime de parti unique de 1980 à 1990.

26
CHAPITRE IV

AUX ORIGINES DU REGIME DE PARTI UNIQUE


EN CÔTE D’IVOIRE

De façon générale, les sociétés ivoiriennes étaient organisées selon deux types de
systèmes politiques : les systèmes politiques propres aux sociétés à Etat et les systèmes
caractéristiques des sociétés segmentaires ou sociétés à autorité diffuse. A la faveur de
la colonisation, ces sociétés subissent des mutations profondes qui s’avéreront
bénéfiques pour certaines, alors que d’autres voient leur autorité se réduire
progressivement jusqu’à leur disparition complète. En lieu et place de ces systèmes
politiques précoloniaux, émerge un système de démocratie pluraliste qui est la copie du
mode d’organisation politique de la puissance coloniale française. Progressivement, la
combinaison de divers facteurs entraîne un remodelage du paysage politique ivoirien.

I. La transition du pluralisme politique

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, on peut dénombrer en Côte d’Ivoire


une demi-douzaine de partis politiques qu’il est possible de classer en deux catégories :
les partis politiques typiquement ivoiriens et les filiales ivoiriennes des partis politiques
français.

1. Les partis politiques typiquement ivoiriens

Le premier né de ces partis politiques est la Section Française de l’Internationale


Ouvrière (SFIO). Même si ce parti né en 1937 peut apparaître comme une filiale d’un
parti politique français, à la pratique cependant, il est constitué presqu’exclusivement
d’Africains, avec à ses débuts une prévalence de l’élément sénégalais auquel vient se
joindre Adrien Dignan Bailly qui y draine les populations du centre-ouest,
essentiellement issues de l’ethnie bété.
Quant aux autres partis politiques, ils furent créés après la seconde guerre
mondiale. Il s’agit du Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), du Parti Progressiste
de Côte d’Ivoire (PPCI), du Bloc Démocratique Eburnéen (BDE) et de l’Entente des
Indépendants de Côte d’Ivoire (EDICI).
La réunion constitutive du PDCI eut lieu le 9 avril à Abidjan-Treichville. Le
récépissé d’autorisation fut délivré dès le 30 avril 1946. Les statuts furent rédigés en
grande partie par des militants européens, en particulier Franceschi et Casanova. Le
programme reprenait les objectifs définis par Houphouët-Boigny dans sa profession de
foi pour les élections à la Constituante de 1945 et mot pour mot l’article 5 (alinéa c) de
la charte du Conseil National de la Résistance qui proposait « une extension des droits
politiques, sociaux et économiques des populations indigènes et coloniales ».

27
Outre la section ivoirienne de la SFIO, le PDCI-RDA croisait traditionnellement
le fer avec une autre formation rivale, le PPCI né en 1946 d’une mue du Comité d’Action
Patriotique de la Côte d’Ivoire (CAPACI), l’organisation qui avait soutenu la
candidature de Kouamé Binzème contre celle d’Houphouët-Boigny aux consultations
pour la première Assemblée constituante en octobre 1945.
En janvier 1949, apparaît une quatrième formation, le Bloc Démocratique
Eburnéen (BDE), né des conflits qui avaient éloigné Etienne Djaument du RDA
quelques mois plus tôt. S’il bénéficiait du soutien de l’administration Péchoux et de la
propagande de son bimensuel La Vérité, dont la parution suivait de deux mois la création
du parti, le BDE avait cependant une audience faible, pratiquement limitée aux cercles
de Tabou et de Sassandra, qui étaient la région d’origine de son fondateur.
Six mois après le BDE, apparaît une cinquième formation, l’Union des
Indépendants de la Côte d’Ivoire (UDICI), elle aussi encouragée en sous-main par
l’administration Péchoux et circonscrite à une région, les cercles de Bouaké et de
Dimbokro. Une seconde vague de transfuges du PDCI, des originaires du nord, s’étant
adjoints à quelques membres de l’association Odienné Idéal pour former une nouvelle
organisation à la fin de l’année 1949, l’UDICI s’était alliée à eux pour former l’Entente
des Indépendants de Côte d’Ivoire (EDICI).
En 1951, le PPCI, le BDE et l’EDICI contractent une alliance électorale sous le
nom de Parti de l’Union française de Côte d’Ivoire (PUFCI), à l’occasion du scrutin
pour la deuxième législature de l’Assemblée nationale française. Cette formation avait
pour président Sékou Sanogo, secrétaire général Kakou Aoulou, Nanan Akué le
secrétaire général adjoint, Tanon Mangoua Clément le trésorier général, Blaise N’dia
Koffi le trésorier général adjoint, Quao Gaudens le commissaire aux comptes, Tidiane
Dem l’inspecteur des sections, et Capri Djédjé le commissaire à l’information.
A ces formations typiquement ivoiriennes, viennent s’ajouter d’autres forces
politiques, filiales ivoiriennes des formations politiques françaises.

2. Les filiales ivoiriennes des formations politiques françaises

On comptait également parmi les formations politiques installées en Côte


d’Ivoire les filiales ivoiriennes du Mouvement Républicain Populaire (MRP) et du
Rassemblement du Peuple Français (RPF), au sein desquelles militaient surtout les
Européens du territoire. Le MRP comptait quelque deux cent adhérents à Abidjan,
Bouaké et Bobo-Dioulasso. Ses sections s’étant sabordées en juin 1948, il n’était plus
une force concernée par la main tendue d’Houphouët-Boigny en 1951. Il ne mérite d’être
évoqué dans les événements de cette époque que parce que ses anciens adhérents
renforçaient la main du PPCI.
Dans les villes d’Abidjan et Bouaké, s’étaient concentrés, à partir de septembre
1948, les militants du RPF, quelque trois cents Européens et Sénégalais. Adversaire

28
résolu du PDCI-RDA, le RPF devait peser lourdement sur le débat politique du territoire
par son journal La Côte d’Ivoire.
Ce pluralisme politique d’après-guerre put apparaître comme une donnée
transitoire dans une Côte d’Ivoire en pleine mutation. L’objectif du Président du RDA,
Félix Houphouët-Boigny, était de parvenir en fin de compte à une union des formations
politiques ivoiriennes.

II. La mise en œuvre de la politique unitaire d’Houphouët-Boigny

La politique unitaire d’Houphouët-Boigny commence bien avant l’accession de


la Côte d’Ivoire à l’indépendance. Tant bien que mal, les appels lancés aux autres forces
politiques par le Président du RDA aboutissent à la naissance d’un régime de parti
unique de fait en 1959. Pourquoi un tel choix ?

1. Les raisons d’un choix

Les deux premières constitutions de la République de Côte d’Ivoire, celle du 26


mars 1959, puis celle du 3 novembre 1960, se rejoignent sur le contenu de l’article 7.
Celui-ci admet le principe de la multiplicité des partis et groupements politiques qui
« concourent à l’expression du suffrage » et qui « se forment et exercent leur activité
librement sous la condition de respecter les principes démocratiques, ceux de la
Communauté et ceux de la République » (Constitution du 26 mars 1959) ou « sous la
condition de respecter les principes de la souveraineté et de la démocratie et les lois de
la République » (Constitution du 3 novembre 1960).
Malgré ces dispositions, Houphouët-Boigny opte en 1959 pour un régime de parti
unique de fait. Les raisons évoquées pour justifier ce choix sont de deux ordres : la raison
officielle du parti unique et celle avancée régulièrement par le leader du Parti,
Houphouët-Boigny.
La justification officielle est donnée en 1970, à la faveur du Ve Congrès du PDCI-
RDA. Elle part de l’existence de classes sociales distinctes durant la période coloniale :
la classe des familles traditionnelles de chefs qui avaient sous leur autorité directe les
populations villageoises, la classe des grands planteurs, celle des commerçants et des
transporteurs et la classe des intellectuels. Mais pendant la période coloniale, elles ont
été confondues et mêlées dans un mode de vie identique, celle de la misère, due aux
effets moraux déprimants de la colonisation. La conclusion qui en découle donc est qu’il
n’y a pas d’intérêts divergents au sein de la société ivoirienne. L’adversaire commun
qu’est le colonisateur ayant disparu, avec l’accession à l’indépendance de la Côte
d’Ivoire, cet élément fédérateur doit être mis à profit pour relever un autre défi, celui de
l’indépendance économique ; d’où la nécessité du rejet de la théorie de la lutte des
classes, pour adopter celle du parti unique au nom des intérêts supérieurs d’une société
« à peine différenciée ».

29
La seconde justification est donnée par Houphouët-Boigny à l’occasion d’une
conférence organisée en 1985 en marge du VIIIe Congrès du PDCI-RDA :
« Aujourd’hui, en France, on trouve au Parti Socialiste des adhérents de Corse,
de Provence, du Nord, de Bretagne, de Normandie. Il en est de même pour les autres
formations politiques. Mais actuellement, si nous nous engageons ici dans le
multipartisme, il faudrait un parti baoulé, un parti bété, etc. Nous n’en voulons pas.
Nous voulons d’abord être ivoiriens. Voilà pourquoi nous sommes attachés au parti
unique. Dans notre Constitution, nous avons prévu le multipartisme. Il pourra s’établir
quand les conditions seront créées. Pour le moment, elles ne le sont pas. Nous ne
voulons pas de la division. Notre parti est le parti de l’unité. Il mène la lutte pour l’unité
nationale. On ne va pas s’embarrasser de plusieurs partis alors qu’il y a des querelles
de générations que nous avons à surmonter… ».
C’est donc au nom de l’unité nationale, essentielle pour le développement de la
Côte d’Ivoire que le PDCI-RDA et Houphouët-Boigny refusent le rétablissement du
multipartisme en Côte d’Ivoire.
Au-delà de ces explications officielles, la volonté de conserver coûte que coûte
le pouvoir n’est pas à exclure. Le multipartisme comporte, en effet, plus de risques de
perdre le pouvoir, étant donné qu’Houphouët-Boigny n’a pas la garantie d’avoir une
mainmise sur les partis politiques créés. En outre, la profusion de candidats donnerait
l’occasion au peuple de Côte d’Ivoire d’entendre des sons de cloche autres que ceux
diffusés par la presse officielle.

2. La marche vers la création du parti unique (1951-1959)

Elle se déroule en trois étapes.


La première commence avec l’appel à l’Union des forces politiques en Côte
d’Ivoire, lancé par Houphouët-Boigny le 6 octobre 1951 au stade Géo André à Abidjan.
Désormais ce qui compte, affirmait-il « c’est l’union de tous les hommes de bonne
volonté, par-dessus nos partis politiques respectifs et dans l’intérêt supérieur de la Côte
d’Ivoire, de la République et de l’Union Française ». Cet appel à l’unité fut diversement
accueilli dans le milieu politique ivoirien, créant ainsi deux groupes antagoniques aux
élections à l’Assemblée territoriale qui a lieu le 30 mars 1952.
Le premier groupe est constitué de ceux qui ont accueilli favorablement l’appel
du stade Géo André. Viennent ainsi se joindre au PDCI-RDA, la SFIO, le Parti des
indépendants et quatre Français qui présentèrent le 30 mars 1952 dans chaque
circonscription électorale, une liste d’union sous l’étiquette d’Union pour le
développement économique et social de la Côte d’Ivoire (UDESCI).
Le second groupe est constitué des partis qui ne s’étaient pas ralliés au PDCI-
RDA. Ainsi,
Sékou Sanogo et Kacou Aoulou constituèrent-ils une liste d’union dite Parti
d’Union Française de Côte d’Ivoire (PUFCI). Etienne Djaument du BDE présenta une

30
liste séparée, malgré qu’il ait répondu favorablement à l’appel à l’union lancé par
Houphouët-Boigny, dans une intervention faite trois mois et demi plus tard. Il disait à
cet effet :

« A ceux qui pourraient, peut-être, s’étonner de nous entendre tenir ce langage,


se justifie-t-il, nous disons que nous avions combattu le RDA sur un seul point : sa
soumission au communisme antinational. Si trois ans plus tard, le député Houphouët-
Boigny, avec courage, extrait cette tare de sa politique, si trois ans plus tard le RDA
comprend qu’il doit travailler, en collaboration avec tout gouvernement légal de la
France, à l’évolution de nos populations dans le cadre de la République et de l’Union
Française, il n’y a plus de raison à une opposition systématique ».

On retrouve également quelques listes régionalistes comme la liste de défense


des intérêts du cercle de Daloa, la liste des originaires du cercle de Man, l’Odienné Idéal
à Odienné ainsi que des candidats indépendants.
Les élections du 30 mars 1952 pour le renouvellement de l’Assemblée territoriale
apparaissent comme un test de la politique de rapprochement voulue par Houphouët-
Boigny. A cette occasion, l’UDESCI obtint un résultat plus qu’honorable : 28 des 50
sièges de l’Assemblée territoriale. Houphouët-Boigny en fut élu Président et Auguste
Denise premier vice-président.
La seconde étape de la politique unitaire d’Houphouët-Boigny commence après
l’entrée de ce dernier dans le gouvernement français, en février 1956. En effet, de retour
en Côte d’Ivoire après un voyage en France, le discours qu’il prononce à Yamoussoukro
le 3 mai 1956, après son entrée au gouvernement français, est l’un de ceux où il enfonce
le clou, en appelant à l’unité les habitants de Yamoussoukro, les représentants des plus
grandes familles de la Côte d’Ivoire, la jeunesse ivoirienne et ses adversaires d’hier.
Quelques jours après, le 21 mai 1956 a lieu au stade Géo André un meeting géant auquel
participe Félix Houphouët-Boigny du PDCI-RDA, Etienne Djaument du BDE, le
directeur de la Compagnie internationale pour le commerce et l’agro-industrie (CICA)
d’Abidjan Martin Agostini, conseiller général non inscrit à un parti, Kacou Aoulou du
PPCI, le docteur N’Diaye Guirandou et Me Amadou Diop de la SFIO, Charles BORG,
gérant de la Coopérative des fonctionnaires, membre de l’Union démocratique et
socialiste de la Résistance (UDSR), et le docteur Augustin Djessou Loubo.
Cette réunion répétait, à cinq années de distance, celle d’octobre 1951, avec la
différence que les partis opposés au PDCI-RDA se sabordèrent cette fois-ci. Le Parti
Progressiste, le Bloc Démocratique éburnéen, l’Entente des indépendants de Côte
d’Ivoire et le Parti de l’Union française disparurent ainsi de la vie politique ivoirienne.
La section SFIO se rallia également au nouveau cours politique mais refusa de se
saborder.

31
Comme on le constate, ce second appel à l’union ne met pas un terme au
pluralisme politique en Côte d’Ivoire. Bien au contraire, il se renforce davantage avec
la création de nouveaux partis politiques, pendant que d’autres se restructurent. Jean-
Noël Loucou les classe en deux catégories : les partis locaux aux allures de comités
d’études ou de clubs politiques et les filiales de partis interafricains, tels que la
Convention africaine et le Parti du regroupement africain qui sont opposés au RDA en
Afrique noire.
Dans la première catégorie, on retrouve :

 la Force de Libération noire appelée KOTOKO créée le 17 décembre 1956 et


dirigée par Alphonse Goh Boni (Secrétaire général) et Yao Achiou (Secrétaire
général adjoint) ;
 le Mouvement de renaissance africaine (MRA) créé en avril 1957 et dirigé par
Lambert Ackah (Secrétaire général) et Bernard Yavo (Secrétaire général
adjoint) ;
 l’Action démocratique et sociale de Côte d’Ivoire (ADSCI) créée le 12 juillet
1957 et dirigé par Marcel Kouamelan Yao (Président) et Albert Imboua-Niava
(Secrétaire général) ;
 Le Comité national pour la libération de la Côte d’Ivoire (CNLCI), créé en mai
1959 par des intellectuels ivoiriens exilé en Guinée, et dirigé par l’avocat Adam
Camille.

A ces partis proprement ivoiriens, s’ajoute une seconde catégorie composée des
sections des partis interafricains :

 La section ivoirienne du Mouvement socialiste africain (MSA), créé le 13


janvier 1957. Dirigé par Adrien Dignan Bailly (Secrétaire général) et Pascal
Krasso (Secrétaire général adjoint), il s’agit en fait de la nouvelle appellation
de la SFIO créée en 1937.
 L’Union démocratique de la Côte d’Ivoire (UDCI), section territoriale de la
Convention africaine (CAF), créée le 16 juin 1957 à l’instigation de Léopold
Sédar Senghor. La section ivoirienne était dirigée par Jacques Doumbia
Santigui (Secrétaire général) et Boubacar Kébé (Secrétaire général adjoint).
 La section ivoirienne du Parti du regroupement africain (PRA) constituée le
28 juin 1958 par la fusion de quatre partis politiques : le Mouvement
socialiste africain, l’Union démocratique de Côte d’Ivoire, le Mouvement de
renaissance africaine et le Parti de la solidarité africaine KOTOKO. Elle prit
la dénomination de Regroupement des partis de la Côte d’Ivoire (RPCI), avec
pour principaux responsables, Adrien Dignan Bailly, Lambert Ackah,
Jacques Doumbia Santigui.

32
Dans un tel contexte de revitalisation de la vie politique, Houphouët-
Boigny décida de changer de stratégie, les méthodes antérieures ayant montré
leurs limites. Parti de gouvernement depuis 1957, le PDCI-RDA mit en œuvre
une politique économique de type libéral. Les choix économiques de
l’indépendance, en partie subis, en partis voulus, furent ainsi posés. De même,
des mesures électorales et coercitives accélèrent le processus de fusion des
forces politiques. De parti unifié, le PDCI-RDA deviendra, en moins de trois
années, parti unique de fait.

33
CHAPITRE V
L’AGE D’OR DU REGIME DE PARTI UNIQUE
(1960-1980)

C’est en 1959, un an avant l’accession de la Côte d’Ivoire à l’indépendance, que


le pouvoir sans partage d’Houphouët-Boigny se met en place. Il se traduit dans la
naissance d’un régime de parti unique de fait, malgré les dispositions de l’article 7 de la
Constitution du 26 mars 1959 qui stipule que les partis politiques « se forment et
exercent leur activité librement sous la condition de respecter les principes
démocratiques, ceux de la Communauté et ceux de la République ». Ces dispositions
seront reprises, à quelques mots près, dans la Constitution du 3 novembre 1960. Les
raisons avancées pour justifier ce choix sont d’une part l’absence d’intérêts divergents
dans la société ivoirienne et la nécessaire unité nationale, essentielle pour le
développement de la Côte d’Ivoire. Au-delà de ces explications officielles, la volonté
de conserver coûte que coûte le pouvoir n’est pas à exclure. Dès lors le pouvoir s’attèle
à mettre en place tout un dispositif pour maintenir le statu quo.

I. Organisation du système de parti unique et les mécanismes du pouvoir

C’est bien avant l’indépendance de la Côte d’Ivoire qu’Houphouët-Boigny pose


les jalons de son pouvoir politique. Celui-ci est structuré autour du parti unique né en
1959 et des institutions de la République qu’il s’attèle à mettre en place à partir de 1960.

1. Le PDCI-RDA et ses organisations annexes

Seul parti officiellement reconnu en Côte d’Ivoire, le PDCI-RDA est désigné


parti de tout citoyen ivoirien. Tout le monde doit alors contribuer à ses dépenses par ses
cotisations annuelles. Fixé à 200 francs pour tous (excepté les militants investis de
responsabilités politiques) de 1960 à 1975, le taux de cotisation est revu à la faveur du
VIe Congrès du PDCI-RDA de 1975. L’article 34 du règlement intérieur stipule ainsi
que la cotisation est due par tout militant, âgé d’au moins 18 ans. Le montant annuel de
la cotisation est fixé comme suit, en ce qui concerne les salariés, suivant les
rémunérations mensuelles suivantes :

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Tableau 1 :

Montant annuel des cotisations des militants du PDCI-RDA

Rémunérations Montant des cotisations


mensuelles
Moins de 15000 300
15000 à 25000 1000
26000 à 50000 2000
51000 à 100000 5000
101000 à 150000 10000
151000 à 200000 15000
Au-dessus de 200000 25000

Source : Les Actes du Congrès du PDCI-RDA de 1975

Les militants appelés à exercer les fonctions publiques suivantes : Présidents des
institutions constitutionnelles, membres du Gouvernement, des Assemblées ou
assimilés, ambassadeurs, versent une cotisation spéciale dont le montant est fixé par le
Bureau politique. Quant aux non-salariés, ils paient leur cotisation suivant le montant
de leur revenu, d’après le même barème que les salariés. La cotisation doit être payée
dans le premier trimestre de chaque année.
Le PDCI-RDA est organisé sur une base pyramidale qui est adaptée en fonction
des besoins du moment. Au sommet, on a les instances supérieures du parti (le Comité
directeur, le Bureau politique, le Conseil national qui remplace le Comité général en
1965, le secrétariat général) dont les membres sont cooptés ou « élus » en fonction d’un
savant dosage régional et professionnel, mais aussi en fonction de la répartition entre
anciennes et jeunes générations d’hommes politiques.
A la base, le parti s’appuie sur les comités de villages et les comités ethniques
dans les villes avant que ces derniers ne deviennent des comités résidentiels après 1970.
Regroupant plusieurs comités, des sous-sections quadrillent le territoire national, se
confondant avec les circonscriptions administratives (sous-préfectures), en fonction de
la taille de celles-ci.
Pour faciliter le contrôle d’une population pluriethnique, le PDCI-RDA crée à
partir de 1962 de nombreuses courroies de transmission qui permettent d’avoir une
mainmise sur trois composantes essentielles de la population : les travailleurs, les
femmes et les jeunes.
La première de ces organisations est l’Union Générale des Travailleurs de Côte
d’Ivoire (UGTCI). Née le 4 août 1962, elle est le résultat de la fusion de quatre centrales
syndicales : l’Union Nationale des Travailleurs de Côte d’Ivoire (UNTCI), la Centrale
Nationale des Travailleurs Croyants de Côte d’Ivoire (CNTC-CI), l’Union Nationale de

35
la Confédération Africaine des Syndicats Libres (UNCASL) et le Groupe des Syndicats
Non Affiliés (GSNA).
La seconde organisation de masse, l’Association des Femmes Ivoiriennes (AFI),
fut créée le 3 octobre 1963 à l’Hôtel de ville d’Abidjan, à l’initiative de Thérèse
Houphouët-Boigny. Elle vient prendre le relais des actions menées pendant la période
coloniale de deux autres associations féminines : la Ligue des Femmes pour la défense
de la famille africaine créée par l’abbé Bernard Yago et le Comité féminin du PDCI-
RDA.
La troisième organisation est le Mouvement des Etudiants et Elèves de Côte
d’Ivoire (MEECI). Né en 1969, il constitue la forme achevée de l’idéal d’organisation
de masse telle que voulue par Houphouët-Boigny pour encadrer la jeunesse ivoirienne.
Le leader du PDCI-RDA a, en effet, su tirer les leçons de l’échec de la Jeunesse du
Rassemblement Démocratique Africain en Côte d’Ivoire (JRDACI) et de l’Union
Nationale des Elèves et Etudiants de Côte d’Ivoire (UNEECI) pour renforcer à partir de
1969 l’encadrement d’une jeunesse impatiente, trop critique envers le pouvoir et
sensible aux idées révolutionnaires de la Fédération des Etudiants de l’Afrique Noire en
France (FEANF).
Les missions assignées à ces organisations doivent permettre de maintenir un
climat sociopolitique sain afin de préserver la stabilité du régime d’Houphouët-Boigny.

2. La mise en place des institutions de la République

Elle se fait progressivement et commence par la construction du nouveau siège


de l’Exécutif. Un nouveau palais présidentiel est érigé sur les ruines de l’ancien palais
du gouverneur à partir de septembre 1960. Candidat unique aux premières élections
présidentielles du 27 novembre 1960, Houphouët-Boigny est élu sans surprise comme
premier Président de la République de Côte d’Ivoire avec 99,99% des suffrages
exprimés. L’absence de concurrence aux élections présidentielles fut d’ailleurs une
constante de la vie politique ivoirienne de 1960 à 1985. Houphouët-Boigny est toujours
le candidat unique aux élections présidentielles, malgré quelques velléités de
candidatures très vite maîtrisées. Comme aux élections de 1960, les scores sont toujours
élevés, se situant entre 97 et 100% des suffrages exprimés : 99,99 en 1965 ; 99,10% en
1970 ; 99,98% en 1975 ; 99,93 en 1980 et 100% en 1985.
Dans le prolongement de la première élection présidentielle, le parlement ivoirien
fait sa mue. En lieu et place de l’assemblée législative (12 avril 1959), est élue le 27
novembre 1960 une nouvelle assemblée de 70 membres avec une nouvelle
dénomination, l’assemblée nationale. Jusqu’en 1980, les députés ivoiriens sont élus sur
une liste nationale unique de candidats soumise par le parti unique aux électeurs, à
chaque consultation quinquennale. La confection de la liste fait l’objet de tractations
entre les membres éminents du parti avant d’être soumise au Président du parti qui, seul,
la valide dans les faits. Le nombre de députés de ces différentes législatures n’est pas

36
resté figé. On est ainsi passé de 70 députés en 1960 à 85 en 1965, 100 en 1970 et 120 en
1975.
Le dispositif institutionnel est complété en 1961 par la création de la Cour
suprême, du Conseil Economique et Social, de la Grande chancellerie, la formation du
premier gouvernement de la Côte d’Ivoire indépendante et le choix de Georges Ouégnin
comme chef du protocole de la présidence de la République.
Avec la mise en place de ces organes essentiels du pouvoir d’Etat, la Côte
d’Ivoire présente tous les traits d’un Etat souverain. Une souveraineté qui doit être
relativisée avec une politique extérieure où prédomine la présence de l’ex-puissance
coloniale.

3. Une politique extérieure marquée par des relations privilégiées avec la


France.

Trois axes caractérisent la politique extérieure d’Houphouët-Boigny dont l’idée


principale est la défense de l’intégrité territoriale de la Côte d’Ivoire. Le premier axe est
le maintien des liens privilégiés avec la France. Il se manifeste par la signature à Paris
le 24 avril 1961 en compagnie de ses homologues de la Haute-Volta (Maurice
Yaméogo), du Niger (Hamani Diori) et du Dahomey (Hubert Maga) des accords France-
Entente. Le 26 octobre 1961, un nouveau traité est signé, engageant cette fois plus
spécifiquement la Côte d’Ivoire et la France. Cette dernière est ainsi confirmée dans son
rôle d’allié de référence de la Côte d’Ivoire. La coopération porte sur divers domaines :
coopération économique, monétaire et financière, assistance militaire technique,
coopération en matière d’enseignement supérieur, coopération culturelle, etc. La
conséquence de tout cela est la forte présence des assistants techniques français dans le
cabinet d’Houphouët-Boigny et dans divers domaines tels que l’enseignement supérieur
et secondaire. Cette coopération a un prix, celui de l’appui presque systématique à
apporter à la France, même dans des situations risquées (l’affaire du Biafra en 1966-
1967). A travers ce pays, c’est l’alignement sur l’Occident dans le contexte de guerre
froide (la question angolaise, le problème palestinien, les relations ambiguës avec
l’Afrique du sud de l’apartheid). Le second axe est celui de la nécessité de renforcer la
coopération interafricaine, mais sans rien céder de la souveraineté de la Côte d’Ivoire.
Sa troisième préoccupation est enfin la nécessité de voir mettre en œuvre une réelle
solidarité économique et technique des pays développés en faveur des pays du Tiers-
monde, singulièrement en faveur de l’Afrique, dont il se fait un des principaux chantres
mais sans les accents tiers-mondistes. La recherche discrète de compromis
diplomatiques lui sert de méthode et fonde un discours permanent en faveur de la paix
en Afrique, quel qu’en soit le prix (ses interventions dans de nombreux conflits
interafricains ou pour « soulager » le budget d’autres Etats) ou l’écho dans l’opinion
publique africaine (sa politique de « dialogue » avec l’Afrique du Sud de l’apartheid à
partir de 1972 ou ses relations suivies avec Israël sans rejet de l’OLP).

37
Le système mis en place par Houphouët-Boigny s’appuie donc sur une politique
intérieure rigide et une politique extérieure dans laquelle la France joue un rôle clé. Mais
le système a des failles. Des velléités de contestation vont se manifester ici et là, surtout
durant la première décennie de la Côte d’Ivoire indépendante.

II. L’exercice d’un pouvoir sans partage

La pratique de la politique ne se limite pas seulement à une accession au pouvoir.


Elle consiste, également, à prendre les dispositions pour s’y maintenir, donnant ainsi
raison au politiste français Nicolas Tenzer, dans son ébauche de définition de la
politique. Comme pouvoir, disait-il, la politique n’obéit à d’autre règle que celle de « la
conservation du pouvoir par ceux qui le détiennent… ». Dans le cas de la Côte d’Ivoire,
l’image que donne la période du parti unique est celle d’un pouvoir sans partage
construit autour de Félix Houphouët-Boigny et du PDCI-RDA.

1. la concentration de l’essentiel du pouvoir entre les mains d’Houphouët-


Boigny

L’une des explications de la création du modèle du parti unique en Russie et dans


les pays qui s’en sont inspirés, se trouve dans la volonté de maintenir la dictature du
prolétariat ou d’un groupe social bien précis, en fait un système monolithique dans
lequel un leader concentre entre ses mains tous les pouvoirs. Maurice Duverger ne dit
pas autre chose dans son étude sur Les régimes politiques:

« Un régime de parti unique entraîne toujours une concentration des pouvoirs,


au sens classique du terme. Peu importe que la Constitution distingue plusieurs
catégories d’organes gouvernementaux, entre lesquelles ses articles s’appliquent
consciencieusement à répartir les fonctions de façon équitable : tout cet édifice est
purement factice. La réalité du pouvoir, sous toutes ses formes, reste entre les mains des
dirigeants du parti : ministres, députés, administrateurs n’existent que par lui,
n’agissent que selon ses directives ».

En Afrique, si au lendemain des indépendances, les « pères fondateurs » se sont


donnés comme système de gouvernement le parti unique, il importe cependant de relever
que ce système se distingue de ses aînés de l’URSS, des démocraties populaires et
autres, par son adaptation aux réalités africaines et aux contextes colonial et
postcolonial. Pour nous aider à mieux cerner la question, on peut se référer à la
perspective de classification proposée par Lanciné Sylla. Il détermine dans son étude
trois types principaux de partis uniques en Afrique : le parti unique composite à direction

38
collégiale, le parti unique centralisateur à direction populaire et le parti unique
atomistique à direction personnelle.
Le premier modèle est né, selon lui, de la fusion juste avant ou juste après les
indépendances de plusieurs partis dont les différents chefs constituent le collège
directorial. Ce collège dont les membres représentent autant de tendances, de clans ou
de factions détient le pouvoir décisionnel. Les rapports entre la base, les centres de
décision ne respectent pas la plupart du temps la structuration formelle du parti dans la
mesure où l’on peut s’adresser directement à un chef de tendance.
Le second se caractérise, lui, par son centralisme démocratique, son procédé
démocratique d’élection des responsables, la rigueur de sa discipline interne et l’absence
de factions ou de clans, et des groupes de notables dont il provoque la disparition.
Quant au troisième, il se caractérise par l’omnipotence de son fondateur qui est
le seul à pouvoir décider. Il se présente aussi comme le rassemblement de plusieurs
factions ou tendances parfois rivales au sein de structures traditionnelles comme les
comités ethniques et de structures les plus modernes. Toutes les tendances dépendent du
chef fondateur avec qui les personnalités politiques et chefs de clans ont des rapports
directs.
Si l’on s’en tient aux définitions données par Lanciné Sylla, l’on se rend bien
compte que le cas ivoirien se rapproche beaucoup plus du troisième modèle.
On y constate, en effet, la concentration de l’essentiel des pouvoirs entre les
mains d’Houphouët-Boigny, membre fondateur et leader du PDCI-RDA depuis sa
création le 9 avril 1946. La première Constitution de la République de Côte d’Ivoire qui
opte pour le monocéphalisme donne les grandes lignes de cette orientation du pouvoir
d’Houphouët-Boigny. Celle-ci confère au leader du PDCI-RDA, selon l’article 10 de
cette Constitution, les fonctions de chef de gouvernement et de chef de l’Etat. Cette
prééminence du chef de l’Exécutif apparaît aussi dans ses attributions. Il a l’initiative
des lois ; il les promulgue après avoir demandé éventuellement à l’Assemblée une
seconde délibération qui ne peut lui être refusée (articles 11 et 47). Ce qui permet à
Houphouët-Boigny de renforcer son pouvoir par la promulgation en 1959 de lois
répressives, notamment la loi n°59-118 du 27 août 1959 portant renforcement de la
protection de l’ordre public et la loi n°59-231 du 7 novembre 1959 sur l’état d’urgence.
Il dispose également de la force publique (article 14) en tant chef suprême des armées.
Cette constitution est remplacée le 3 novembre 1960 par un nouveau texte dont 18
articles organisent le pouvoir du chef de l’Etat. Dans l’ensemble, ce texte contient les
mêmes dispositions que la première constitution de la République de Côte d’Ivoire.
Le système électoral choisi jusqu’en 1980 repose sur une liste nationale unique :
fusion des élections présidentielles et législatives, avec Houphouët-Boigny comme tête
de liste et à sa suite les députés choisis. Ce mécanisme constitutionnel permet à
Houphouët-Boigny de se donner des élus sur lesquels il a une parfaite mainmise et de

39
limiter ainsi tout risque de révolution parlementaire et faire voter les lois sans aucune
difficulté.
En outre, il est rééligible sans limitation du nombre de mandats (article 9) ; ce
qui lui permet d’assurer la continuité du pouvoir exécutif et d’envisager une
« présidence à vie » non déclarée.
Les réformes intervenues en 1980 n’affectent pas grandement le pouvoir détenu
par le leader du PDCI-RDA depuis 1959. D’abord, Houphouët-Boigny reprend en main
le parti : éviction de Philippe Yacé des postes de Président de l’Assemblée nationale et
de Secrétaire général du PDCI-RDA et restructuration des organes du Parti qui voit
notamment la suppression du poste de Secrétaire général et la création d’un poste de
Président du Parti confié à Houphouët-Boigny. Ensuite, la restructuration du parti
unique appelé « démocratie à l’ivoirienne » ne touche en réalité que les élections
législatives et municipales. L’élection présidentielle est épargnée dans les faits par cette
réforme, étant donné l’obligation pour les candidats d’avoir l’aval du parti unique. Au
cours de la décennie 1980-1990, seul Houphouët-Boigny a pu avoir ce privilège. A
preuve, les deux motions spéciales qui lui sont adressées en 1980 et 1985 pour un
nouveau mandat à la tête de l’Etat.
En outre, les changements constants sur le mode de succession à Houphouët-
Boigny limitent l’émergence d’une personnalité de poids qui aurait pu lui faire la
concurrence. L’épisode de l’éviction de Philippe Yacé, appelé depuis 1975, à succéder
à Houphouët-Boigny en cas de vacance du pouvoir, montre clairement la volonté du
leader du parti unique de montrer qu’il est le seul maître à bord du navire. La mauvaise
volonté à assumer l’émergence d’une personnalité qui pourrait lui faire ombrage se voit
également à travers la fonction de Vice-président créée en 1980. Non seulement, ce
poste n’a jamais été pourvu, mais en plus, cinq ans à peine après sa création, il est
supprimé au profit d’une autre modification constitutionnelle qui permet au Président
de l’Assemblée nationale d’assurer non pas la vacance du pouvoir, mais seulement un
intérim qu’il devra mettre à profit pour organiser dans un délai de 45 à 60 jours des
élections pour pourvoir à la Présidence de la République.
Pour éviter la contestation de ce pouvoir personnel, Houphouët-Boigny met en
place des mécanismes de contrôle de la population par la création d’organisations de
masse.

2. La lutte contre tous les risques de subversion

Elle repose sur trois piliers : l’appartenance de la Côte d’Ivoire à un réseau qui
lui assure la protection française, la « pacification de la Côte d’Ivoire » et le contrôle de
l’information.

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a. L’appartenance de la Côte d’Ivoire à un réseau qui lui assure la protection
française
De sa collaboration avec le colonisateur à partir du revirement de 1950,
Houphouët-Boigny s’est constitué un cercle de relations solides qui vont lui être d’une
grande utilité, une fois parvenue au pouvoir. Il est dès lors soupçonné d’être l’homme
des Français. En fait, l’entourage politique que s’est constitué Houphouët-Boigny plaide
largement en faveur de cette hypothèse. Il est exclusivement entouré de conseillers
politiques, financiers et militaires français. Parmi eux, l’on retrouve Guy Nairay, Alain
Belkiri et le Général Caze. Le premier est resté pendant toute la présidence
d’Houphouët-Boigny son directeur de cabinet. Il aurait été recommandé par la France à
Houphouët-Boigny en 1956. Le second, Alain Belkiri, fut nommé par la France en 1956
en qualité de Secrétaire général du gouvernement d’Abidjan. Quant au troisième, le
Général Caze, il fut l’un des conseillers techniques du leader du PDCI-RDA dans les
premières années de l’après-indépendance.
On retrouve également dans les premiers gouvernements formés par Houphouët-
Boigny, des citoyens français : Raphaël Saller au ministère des Finances, des Affaires
Economiques et du Plan du 8 mai 1959 au 21 janvier 1966, Georges Monnet au ministère
de l’Agriculture et de la Coopération et Jean Millier au ministère des Travaux Publics,
des Transports et des Télécommunications, du 8 mai 1959 au 3 janvier 1961.
En outre, de 1958 jusqu’en 1993, Houphouët-Boigny va garder, selon François-
Xavier Verschave, un contact téléphonique quasi quotidien avec Jacques Foccart,
responsable à l’Elysée des Affaires africaines. Abidjan devient dès lors le centre nerveux
de la politique française en Afrique occidentale et Houphouët-Boigny, un personnage
incontournable dans la lutte contre les régimes progressist dans cette zone (la Guinée de
Sékou Touré, le Burkina Faso de Thomas Sankara…) et le renforcement de la
prépondérance française en Afrique occidentale, tel le soutien apporté par Houphouët-
Boigny et la France à la sécession biafraise.
Au plan sécuritaire, Houphouët-Boigny qui se méfie instinctivement des
militaires, trop souvent tentés par les coups d’Etat, met en place des mécanismes pour
réduire leur influence. L’armée ivoirienne est ainsi réduite au minimum et surveillée par
le pouvoir politique.
L’aide de la France, ex-puissance coloniale, est également sollicitée. Cela est
formalisé par les accords de défense signés en 1961 entre la France et trois de ses
anciennes colonies (le Dahomey, le Niger et la Côte d’Ivoire). Ils sont complétés par des
Accords de « maintenance de l’ordre », des Accords d’ « Assistance militaire et
technique » et des « accords de soutien logistique ». Ces accords de défense sont
complétés par des conventions spéciales (et secrètes) portant sur la Défense intérieure
et extérieure. Ces conventions consacrent la possibilité de l’armée française à intervenir,
concurremment avec les Forces nationales, pour assurer la défense intérieure et

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extérieure de la Côte d’Ivoire. La demande d’intervention directe est, quant à elle,
adressée par son homologue africain au Président de la République française.
Les menaces sont en effet nombreuses, surtout au cours de la première décennie
post-indépendance. Pour les juguler, Houphouët-Boigny instaure un climat de terreur et
de délation.

b. La « pacification » de la Côte d’Ivoire ou « l’instauration d’un climat de


terreur et de délation »

Elle est en grande partie basée sur une politique d’intimidation, qui consista à
semer la peur dans l’entourage d’Houphouët-Boigny, y compris parmi ses fidèles.
Samba Diarra l’évoque largement dans son ouvrage sur « les faux complots
d’Houphouët-Boigny ».
En effet, le sentiment général prévalant à l’époque est que si des proches
d’Houphouët-Boigny n’ont pas été épargnés à la faveur du « complot du chat noir » de
1959 (Jean-Baptiste Mockey, Ladji Sidibé, Djibo Sounkalo) et les complots des «
jeunes » et des « anciens » de 1963-1964 (Jean Konan Banny et Germain Coffi Gadeau),
c’est que personne d’autre ne le sera.
Concernant l’affaire des complots, Camille Alliali, ancien ministre d’Houphouët-
Boigny, fait une autre analyse des faits qui, elle, est basée sur le contexte subversif de
l’époque. Un contexte marqué d’une part par l’assassinat le 13 janvier 1963 du Président
togolais Sylvanus Olympio par des soldats de son armée, le renversement le 15 août
1963 du Président congolais Fulbert Youlou et la prise du pouvoir au Dahomey le 27
octobre 1963 par l’armée, et de l’autre par l’encerclement de la Côte d’Ivoire par des
régimes qui lui sont hostiles, ceux de Kwamé N’Krumah du Ghana, de Sékou Touré de
la Guinée et de Modibo Kéita du Mali.
Vu ce contexte, il émet une double hypothèse : soit Houphouët-Boigny a été
informé des menaces qui pesaient sur son régime, soit il a senti l’imminence d’une
tentative de déstabilisation de son régime et a choisi de les devancer pour éviter à la
Côte d’Ivoire les épisodes togolais, congolais et béninois.
Une troisième analyse de la question est faite par l’historien ivoirien, Pierre
Kipré. On peut en retirer quatre hypothèses. La première qu’il attribue à certaines
victimes table sur le fait qu’en plus du déni de justice et de l’arbitraire, il s’agit d’une
opération conseillée par la France pour réduire toute velléité de « courant nationaliste ».
La seconde hypothèse incrimine plutôt la vieille garde du PDCI-RDA désireuse de se
débarrasser de la génération des « intellectuels » et des réseaux de la franc-maçonnerie
en Côte d’Ivoire. Quant à la troisième hypothèse, elle met l’accent sur la méchanceté
d’un Houphouët-Boigny, adepte d’un fétichisme « sanguinaire ». La suite de l’analyse
(quatrième hypothèse) est un avis personnel de Pierre Kipré. Pour lui, il semble évident
qu’Houphouët-Boigny, principal bénéficiaire d’une opération politique, ait cherché ici

42
à conforter son autorité personnelle, réduisant le pays au silence et à l’obéissance par
l’instauration d’un climat de terreur et de délation.
C’est également à la faveur de ces complots, qu’apparaissent les milices du
PDCI-RDA. On ne peut manquer de s’interroger sur la création de forces de sécurité
parallèles pour un pays qui n’est ni désorganisé, ni dépourvu de forces régulières.
L’atmosphère de suspicion occasionnée par ces complots et les coups d’Etat militaire
enregistrés en 1963 dans certains pays africains ont certainement généré chez
Houphouët-Boigny une paranoïa qui l’amène à douter de la fidélité des forces régulières
ivoiriennes. Le commandement de ces milices était assuré par le Secrétaire général du
PDCI-RDA, Philippe Yacé, qui en confia la mise en œuvre à un ancien combattant métis
ivoiro-portugais du nom de Georges Montero, lui-même arrêté en décembre 1963.
Circonstancielle au départ, la milice devient par la suite une composante essentielle des
moyens d’action du Parti. L’article 58 des statuts du PDCI-RDA le définit comme une
organisation qui « concourt, en tant que de besoin, au maintien de l’ordre aux côtés des
forces publiques ». Elle est organisée par le Secrétaire général du Parti et placée sous
son contrôle. Ne peuvent faire partie de ce corps que des « militants éprouvés ».
Hormis les complots de 1963-1964, d’autres mouvements ont été durement
réprimés par le régime : les tentatives de sécession du Sanwi en 1959 et 1969, la tentative
de création d’un parti politique, le Parti Nationaliste (PANA), et ses suites durant la
période 1967-1970, les mouvements de grève organisés par les syndicats « autonomes »
tels que le Syndicat National de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur
(SYNARES), le Syndicat National de l’Enseignement Secondaire de Côte d’Ivoire
(SYNESCI), etc.
Ces événements permettent également de voir à l’œuvre les organes de presse
qui assurent un contrôle vigilent de l’information.
Les risques contre le régime peuvent également provenir de l’exclusion et des
disparités, d’où les mesures d’urgence prises par Houphouët-Boigny dès l’accession de
la Côte d’Ivoire à l’indépendance.

III. La lutte contre l’exclusion et les disparités régionales

Au moins deux politiques sont menées par le régime d’Houphouët-Boigny pour


réduire tout risque de soulèvement qui serait la conséquence de l’exclusion et des
disparités régionales : la géopolitique houphouétienne d’une part et de l’autre
l’organisation des fêtes tournantes de l’indépendance et la conception de plans de
développement.

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1. La « géopolitique houphouétienne »

L’une des difficultés de la gestion du pouvoir politique en Afrique réside dans la


multiplicité ethnique ou encore de l’absence d’Etat-nation où l’appartenance au groupe
ethnique est encore plus forte que l’appartenance à une nation commune. Quand certains
chefs d’Etat choisissent de s’appuyer sur leur groupe ethnique pour gouverner, d’autres,
en revanche, optent pour l’équilibre ethnique dans la répartition des postes.
Quelle était la pratique d’Houphouët-Boigny ?
Elle peut se résumer à deux éléments clés : d’abord la volonté de ne pas frustrer
les autres groupes ethniques et régions de la Côte d’Ivoire (« géopolitique
houphouétienne »), ensuite l’équilibre entre générations (entre Anciens et Jeunes) dans
l’attribution des responsabilités.
Dans le premier cas, ce que nous nommons ici « géopolitique houphouétienne »
n’est rien d’autre que l’observation par Houphouët-Boigny d’un équilibre régional ou
ethnique dans la répartition des postes politiques. Cette pratique que Lanciné Sylla
appelle également « dosage ethnique » permet ainsi à Houphouët-Boigny de légitimer
la représentativité du Parti et des institutions de la République.
Ainsi, hormis le poste de président de la République qui reste la propriété du
leader du PDCI-RDA durant la période du parti unique, les chefs des institutions
(l’Assemblée nationale, la Cour suprême et le Conseil Economique et Social), la
composition du Bureau politique, du Comité Directeur du PDCI-RDA, l’attribution des
portefeuilles ministériels obéissent à un équilibre relatif entre les différentes régions.
Dans le second cas, après l’échec de la JRDACI et de l’UNEECI, Houphouët-
Boigny et le PDCI-RDA mettent sur pied à partir de 1968-1969, une nouvelle politique
d’implication des Jeunes dans la gestion du pouvoir politique. Ainsi, tout au long de la
vie du PDCI-RDA de 1970 à 1985, on perçoit aisément la cohabitation entre Anciens et
Jeunes avec l’institutionnalisation de la présentation des discours de clôture des
différents Congrès par des jeunes ou des personnes considérées comme tels pendant que
les séances d’ouverture sont confiées à des Anciens. C’est ainsi que Lambert Konan en
1970, Paul Akoto Yao en 1975, Alphonse Djédjé Mady en 1980 et Laurent Dona Fologo
en 1985 eurent l’opportunité de représenter, à un haut niveau, la jeunesse ivoirienne.
Le couronnement de cette politique de cohabitation entre Anciens et Jeunes est
l’entrée progressive des anciens du MEECI dans les organes directeurs du Parti et dans
le Gouvernement à partir de 1975 (Balla Kéita, Gilles Laubhouet Vally, Bernard Ehui
Koutoua, Nicolas Kouandi-Angba, Touré Vacaba de Movaly et Jean-Jacques Béchio,
etc.)
La politique de réduction des disparités économiques, sociales et régionales vient
renforcer davantage l’unité nationale.

44
2. La politique de réduction des disparités économiques, sociales et régionales

Le constat fait par le PDCI-RDA dans un rapport présenté en 1975 par Philippe
Grégoire Yacé, laisse apparaître les craintes du parti unique face à un déséquilibre de
développement entre les différentes régions de la Côte d’Ivoire.
Au-delà de la remise en cause de l’unité nationale, c’est l’exploitation de ces
disparités par des forces opposées à Houphouët-Boigny pour drainer derrière elles une
population qui a le sentiment d’être délaissé par le régime qui suscite beaucoup plus de
crainte, même si cela n’apparaît pas ouvertement dans les propos des autorités de
l’époque.
Les fêtes tournantes de l’indépendance commencées en 1964 avaient déjà permis
de faire un premier pas vers l’équilibre de développement. Le plan d’urbanisme qui
accompagne ces différentes célébrations a permis de doter les localités choisies des
éléments structurants qui affirment leur fonction de pôle de développement régional
dans les domaines de l’administration (construction de bureaux pour la préfecture et la
sous-préfecture), du commerce (construction de marché), du tourisme et des affaires
(construction d’un établissement hôtelier de haut standing), de la voirie (construction
d’un axe principal et des voies secondaires bitumés avec éclairage et rond-point), du
sports (construction d’un stade omnisports) etc. Cette politique est poursuivie, malgré
les nouvelles réflexions sur la réduction des disparités et les villes de Dimbokro en 1975,
Séguéla en 1978 et Katiola en 1979 viennent compléter le lot des villes ayant
préalablement bénéficié de ce plan à savoir Bouaké en 1964, Korhogo en 1965, Daloa
en 1967, Abengourou en 1968, Man en 1969, Gagnoa en 1970, Bondoukou en 1971,
Odienné en 1972.
Un second palier est franchi en 1967 avec une autre politique de rééquilibrage
qui est confirmée dans le plan quinquennal de 1971-1975. Elle se traduit par de grandes
opérations de développement régional intégré : opération San Pedro en vue du
rééquilibrage du développement entre l’Ouest et l’Est, opération Kossou en vue de
promouvoir le développement accéléré du Centre.
Qu’en est-il du nord de la Côte d’Ivoire ?
Cette question semble constituer la principale inquiétude des autorités de
l’époque. Les données fournies par des organismes gouvernementaux et instituts de
recherche laissent apparaître un déséquilibre qui pourrait être source de problème pour
l’unité nationale. L’inquiétude que suscite une telle situation est perceptible dans le
rapport moral sur les activités du parti unique au cours de la période 1970-1975 ; un
rapport dont le volet « Parti et développement partagé » a été largement influencé par
la visite effectuée par Houphouët-Boigny dans les régions du Nord (la région de
Korhogo du 18 au 23 mars 1974 et les régions d’Odienné, de Séguéla et de Touba du 9
au 17 mai 1974).

45
Il en découle le recours à une « procédure d’exception », dont le financement est
assuré par la Caisse de Stabilisation de Soutien des Productions et des Prix Agricoles de
Côte d’Ivoire (CSSPPA ou CAISTAB). Les chiffres fournis par le pouvoir donnent un
montant de 22 milliards de FCFA injectées en moins d’un an dans les régions du Nord,
dont les deux tiers sont consacrés aux infrastructures qui tendent directement à la
production vivrière et l’autre tiers aux infrastructures administratives et de santé
publique. Cette « procédure d’exception » est complétée par deux autres plans, le « plan
coton » et le « plan sucrier », qui permettent la construction d’unités industrielles
rattachées aux plantations de coton et de canne à sucre. On peut particulièrement citer
dans le domaine sucrier la construction des complexes sucriers de Ferké I et II, de
Zuénoula, de Marabadiassa, de Borotou.

46
CHAPITRE VI
UN REGIME DE PARTI UNIQUE EN CRISE
(1980-1990)

La force du régime de parti unique au cours des deux premières décades de la


Côte d’Ivoire indépendante reposait, en grande partie, sur l’essor économique de la Côte
d’Ivoire, auquel on donna volontiers le nom de « miracle ivoirien ». Cet essor
économique avait permis de financer la « politique du développement partagé », qui
répondait au souci d’une répartition équitable des ressources entre les différentes régions
de la Côte d’Ivoire. Mais passée la période de prospérité, la Côte d’Ivoire entre à partir
de 1980 dans une longue période de crise aux multiples facettes. En effet, cette crise
n’est pas qu’économique et financière. La difficulté du régime de parti unique à trouver
des solutions viables à la récession et les sacrifices exigés à la population entraînent des
remous sociaux que le pouvoir tente de juguler tant bien que mal ; le tout dans un
contexte de réforme politique, appelée « démocratie à l’ivoirienne » qui s’impose
difficilement.

I. La crise économique des années 1980 et son incidence sur le plan social

Le déclenchement d’une crise économique en Côte d’Ivoire au début des années


1980 bouleverse les certitudes sur lesquelles reposait le régime d’Houphouët-Boigny.
Elle montre non seulement les limites du capitalisme d’Etat, mais également les
difficultés de la réforme de ce système économique. Cette crise plonge la Côte d’Ivoire
dans une vague de remous sociaux.

1. Une économie en phase de récession

Plusieurs raisons sont avancées pour expliquer cette phase de récession. Les
causes les plus apparentes, et qui sont du reste soutenues par le pouvoir, portent sur les
aléas climatiques (la grande sécheresse de 1972-1973 qui a réduit la production
agricole), les chocs pétroliers de 1973 et 1979 et l’importante chute en 1979 des cours
mondiaux du café et du cacao qui, combinée à l’augmentation des prix à l’importation,
s’est traduite par une détérioration de 37% des termes de l’échange. A ceux-ci, s’ajoutent
deux autres erreurs avancées par Houphouët-Boigny lui-même, lors du VIIe Congrès
ordinaire du PDCI-RDA de septembre-octobre 1980. La première est la prolifération
des sociétés d’Etat dont il dénonce la mauvaise gestion et l’accroissement de la dette
intérieure et extérieure de la Côte d’Ivoire (elle est passée de 8,6 milliards de FCFA en
1960 à 1265 milliards en 1980) dont l’encours pèse sur le budget national.
La seconde erreur que le président ivoirien qualifie également de lourde est la
légèreté avec laquelle ont été menées les négociations pour la création de six complexes

47
sucriers ( Ferké I, Ferké II, Zuénoula, Marabadiassa, Borotou-Koro et Sérébou) : délais
trop courts pour le remboursement des emprunts, surfacturation, défauts de conception,
manque de pièces de rechange, gestion confiée aux propres promoteurs dont certains se
sont comportés, selon Houphouët-Boigny, de « façon scandaleuse ». Pour étayer ses
propos, il livre le résultat d’un audit effectué par des « experts indépendants » sur trois
des six complexes sucriers ; celui-ci révèle une surfacturation de l’ordre de 34 milliards
de francs CFA sur les entreprises auditées.
Mais la crise de la fin des années 1970 ne saurait se limiter à ces raisons données
par le pouvoir. Il en existe d’autres tels que la fraude fiscale, les « crédits politiques »
(c’est-à-dire ceux que les banques se sont vues dans l’obligation d’accorder à des
Présidents d’institution, ministres, députés, préfets, sous-préfets, conseillers
économiques et sociaux ou toutes autres personnalités politiques influentes disposant
parfois même de l’aval de l’Etat.), la constitution d’une économie clandestine au
détriment de l’Etat, avec l’existence de caisses secrètes dans certaines institutions telles
que la Caisse Autonome d’Amortissement (C.A.A.), la Caisse Nationale de Prévoyance
Sociale (C.N.P.S), la Caisse de Stabilisation et la fuite des capitaux ivoiriens vers les
places financières étrangères.
Il résulte de tous ces dysfonctionnements un accroissement de la dette extérieure
de la Côte d’Ivoire qui est passé de 88,8 à 1265,1 milliards de FCFA entre 1970 et 1980.
Renchéri par la hausse des taux d’intérêt, l’encours par rapport au PIB est passé de 7 à
58,8% et le service de la dette par rapport aux exportations s’est accru de 7,4 à 24,5%
durant la même période. Quant à la balance des paiements, excédentaire entre 1960 et
1970, elle s’est considérablement détériorée de 1970 à 1980. Elle a été déficitaire durant
toute la décennie 70 à l’exception des années 1974, 1977 et 1978. Le solde courant est
passé de -10,5 milliards en 1970 à -385,7 milliards de FCFA en 1980 et le solde global
de 8,5 à -172,5 milliards dans le même temps. La Côte d’Ivoire aborde donc les années
1980 surendettée, avec une balance des paiements et des finances publiques
profondément déséquilibrée.
Ce sont donc toutes ces raisons qui ont plongé la Côte d’Ivoire dans la situation
économique et financière désastreuse de la fin des années 1970 ; une situation qui amène
le régime à recourir à des solutions dont les résultats furent mitigés.

2. L’échec des tentatives de relance économique

Au moins trois solutions ont été expérimentées par la Côte d’Ivoire pour sortir de
l’engrenage de la crise économique. Elles commencent par la réforme des sociétés
d’Etat.
En réalité, ces réformes avaient été préparées depuis 1977, date de la création
d’un ministère d’Etat chargé de la réforme des sociétés d’Etat confié à Mathieu Ekra.
Discutée souvent avec passion au sein des instances du gouvernement ivoirien et du

48
PDCI-RDA, cette remise en ordre se traduit en 1980 par l’adoption de deux lois du 13
septembre 1980 : la loi n°80-1070 qui fixe les règles générales relatives aux
établissements publics et la loi n°80-1071 portant définition et organisation des sociétés
d’Etat. Plusieurs décrets d’application suivent ces deux textes, notamment ceux du 25
novembre 1980 et du 12 décembre 1980 qui fixent les avantages matériels et indemnités
spécifiques à des personnels des sociétés d’Etat et des établissements publics. En
application de ces dispositions, sur les trente-six sociétés d’Etat existantes auparavant,
seulement sept conservent leur statut : la PALMINDUSTRIE, la Société Ivoirienne du
Transport Maritime (SITRAM), la PETROCI chargée de l’exploitation du pétrole
ivoirien, la Société pour le Développement des Plantations de Canne à Sucre
(SODESUCRE) et la Société pour le Développement Minier de Côte d’Ivoire
(SODEMI). Toutes les autres changent de statut ou bien disparaissent.
Mais ces premières mesures, du reste ponctuelles, sont sans commune mesure
avec les différentes politiques d’ajustement structurel conclus avec les partenaires au
développement que sont le FMI, la Banque mondiale et la Caisse Centrale de
Coopération Economique qui deviendra par la suite la Caisse Française de
Développement (CFD). De 1980 à 1989, la Côte d’Ivoire a conclu à peu près quatre
programmes d’ajustement structurel globaux avec les institutions de Bretton Woods, en
dehors des programmes sectoriels tels que le PAS-agricole, le PAS-énergie, etc. : le
premier PAS en 1981-1983, le second en 1984-1985, le troisième en 1985-1986 et le
quatrième en 1987-1988. En contrepartie de ceux-ci, la Côte d’Ivoire devait bénéficier
d’un rééchelonnement de sa dette extérieure et de concours financiers pour quelques
projets. Mais les résultats économiques enregistrés après la mise en œuvre de ces
programmes d’ajustement, sont restés dans l’ensemble mitigés. Ce qui amène
Houphouët-Boigny à tenter un coup de poker.
C’est ainsi qu’après avoir pris la précaution de constituer un « front du refus »
des producteurs africains de cacao avec le Ghana, le Cameroun et le Togo, notamment,
(et contre l’avis de plusieurs de ses collaborateurs), il prend la décision de suspendre le
paiement de la dette extérieure (mai 1987) et surtout la vente du cacao ivoirien sur le
marché international (octobre 1987). Mais passés les premiers moments de surprise, les
milieux d’affaires du commerce international passent très vite à l’offensive et obtiennent
la défection du Ghana et du Cameroun. En quelques mois, la Côte d’Ivoire se retrouve
seule contre tous avec des centaines de milliers de tonnes de cacao dans ses entrepôts
sans que les cours n’aient remonté. Pire, les institutions financières internationales
suspendent leurs appuis financiers, obligeant la Côte d’Ivoire à livrer en toute hâte à
deux intermédiaires, le Groupe français « Sucres et Denrées » et l’américain « Phillip
Brothers », ses stocks de cacao, moyennant un prêt de soutien.
Mais pendant que les autorités ivoiriennes s’évertuent à trouver des solutions à la
crise, elles doivent également faire face à la multiplication des remous sociaux.

49
3. Le front social en ébullition

La première moitié des années 1980 est marquée par la multiplication des remous
sociaux dus en grande partie aux réformes opérées dans le cadre des programmes
d’ajustement structurel. Ils commencent par les grèves des syndicats enseignants du
secondaire et du supérieur en 1982-1983.
La première grève a lieu dans l’enseignement supérieur et a pour animateur le
SYNARES. Commencé le 9 février 1982, elle prend fin quelque quatre semaines plus
tard le 4 mars. La seconde qui se déroule dans l’enseignement secondaire, à l’initiative
du SYNESCI, débute le 19 avril 1983 et se propage, vers la fin, dans l’enseignement
supérieur et dans le milieu de la santé. Ce vaste mouvement prend fin le 5 mai 1983 avec
la reprise des cours dans le secondaire et dans le supérieur. Ce qui caractérise le
mouvement au cours de cette phase est le glissement progressif du débat des
revendications syndicales vers des considérations politiques. On parlera tantôt de
« complot bété » du fait de la présence au sein du mouvement de février-mars 1982 de
trois intellectuels issus de cette ethnie (Pierre Kipré, Laurent Gbagbo, Zadi Zaourou),
tantôt de subversion téléguidée de l’extérieur (voir la tournée du colonel Kadhafi en
Afrique de l’ouest). Ces grèves seront relayées par deux autres conflits de travail en
1985 dans les EPN et à l’usine UTEXI de Dimbokro.
L’on assiste donc au cours de la première moitié des années 1980 à une sorte de
« pacification sociale » du monde du travail qui vise un double but : d’abord, éviter
l’extension des mouvements de grève afin de préserver la paix sociale gage de la stabilité
du régime et, ensuite, exclure du monde du travail les éléments indésirables qui
pourraient remettre en cause l’unité syndicale et le monopole de l’UGTCI sur la vie
syndicale.
Mais les difficultés du régime ne sont pas qu’économiques. Dans sa volonté de
faire sa mue, avec un système politique original appelé « démocratie à l’ivoirienne », le
régime relance sans le vouloir le débat sur le système politique ivoirien dans son
ensemble.

II. Pour ou contre la « démocratie à l’ivoirienne »

Les années 1980 sont également marquées au plan politique par la confrontation
de deux modèles de démocratie : d’un côté, la « démocratie à l’ivoirienne » instaurée
par le PDCI-RDA et, de l’autre, le modèle de démocratie à l’occidental (démocratie
pluraliste) défendu par les forces de l’opposition.

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1. La « démocratie à l’ivoirienne » ou l’instauration d’une ouverture
démocratique limitée par le PDCI-RDA

La « démocratie à l’ivoirienne » n’est rien d’autre qu’une ouverture démocratique


limitée dans le système de parti unique qui préserve de tout changement le poste de
Président de la République. Il y avait déjà eu en 1978 une première tentative avortée :
l’annulation par Houphouët-Boigny des élections municipales organisées par Philippe
Yacé. En 1980, la compétition est à nouveau instaurée entre les militants dans des
élections que le parti unique qualifie de démocratique.
Elles commencent d’abord dans les organes de base du Parti où, pour la première
fois, le Président Houphouët-Boigny décide de faire élire les secrétaires des sous-
sections du PDCI-RDA par la base et non de les nommer. Ce procédé lui permet de
renouveler 55% de ce personnel politique. La suite est un ensemble de réformes
constitutionnelles portant sur les élections législatives et municipales. Les modifications
apportées à l’article 29 de la Constitution du 3 novembre 1960 changent le mode
d’élection des députés à l’Assemblée nationale. Ils devront désormais se faire élire dans
les 147 circonscriptions électorales créées par le ministère de l’Intérieur, faisant d’eux
des députés régionaux. Les élections municipales obéissent au même principe.
Désormais, les maires ne sont plus nommés par le Président de la République. Trois lois
du 17 octobre 1980 fixent les règles des nouvelles institutions locales (loi n°80-1180
relative à l’organisation municipale, loi n°80-1181 portant régime électoral municipal,
loi n°80-1182 portant statut de la ville d’Abidjan). Son entrée en vigueur devient
effective avec l’organisation, le 30 novembre 1980, des élections des conseils
municipaux dans les 37 communes créées.
Cette nouvelle forme de compétition politique exclue toute idée de multipartisme.
Le seul parti politique autorisé reste toujours le PDCI-RDA. De ce fait, tous les
potentiels candidats sont obligés de se présenter sous l’étiquette du PDCI-RDA. Pour ne
pas que le système lui échappe, Houphouët-Boigny donne des instructions fermes pour
une refonte des organes du Parti.
La première innovation est la suppression du poste de Secrétaire général du
PDCI-RDA, au profit de celui de Président du Parti qui est assuré par Houphouët-
Boigny, lui-même. La suite de la restructuration des organes est marquée par la
réduction du nombre des membres du Bureau politique et du Comité directeur. C’est
ainsi que le Bureau politique du PDCI-RDA qui était composé de 70 membres avant le
VIIe Congrès de 1980 est réduit à 32 (article 26 des statuts du PDCI-RDA). Il en est de
même pour le Comité directeur qui voit son effectif passer de 201 membres à 100 (article
29 des statuts du PDCI-RDA). D’autres mesures viennent compléter ces réformes :
l’institution au sein du Bureau politique d’un Comité exécutif chargé d’assister le
Président du Parti dans l’accomplissement de sa mission, la création de Commissions
Permanentes du Parti qui auront pour mission d’entreprendre toutes études et de faire à
la Direction du Parti toutes propositions dans tous les domaines de la vie nationale, la

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nomination d’un certain nombre de responsables de la Direction du Parti (Bureau
politique et Comité directeur) spécialement chargés de l’animation du Parti afin
d’assurer, de façon permanente, les contacts nécessaires entre les organes centraux et les
organes de base du Parti.
Mais ce nouveau système ne fait pas l’unanimité. S’il est accepté de façon
générale par les militants du PDCI-RDA, ce n’est pas le cas de l’opposition clandestine
à Houphouët-Boigny qui, sur le terrain, impose un multipartisme de fait.

2. La critique de la « démocratie à l’ivoirienne » et l’imposition d’un pluralisme


politique et syndical de fait

En 1983, soit trois ans après l’instauration de la « démocratie à l’ivoirienne »,


l’un des opposants au régime d’Houphouët-Boigny, Laurent Gbagbo, publie un ouvrage
au titre évocateur, Côte d’Ivoire : pour une alternative démocratique. Dans la quatrième
partie de cet ouvrage, il se livre à une critique virulente du nouveau système politique
ivoirien qu’il qualifie de « farce houphouétiste » et en conclue que malgré toutes les
réformes opérées par le président ivoirien, il n’y a pas de démocratie en Côte d’Ivoire.
Au cours de cette période, il n’est pas le seul à s’être livré à cet exercice. Ainsi, qu’il
s’agisse de Marcel Anoma qui écrit sous le pseudonyme de Marcel Amondji ou encore
du syndicaliste Marcel Etté, la « démocratie à l’ivoirienne » est considéré comme
inopérante pour une Côte d’Ivoire qui veut sortir du sous-développement. C’est à cette
analyse que se livre Marcel Etté dans son intervention du 23 septembre 1989, à la faveur
des troisièmes journées nationales du Dialogue organisées par le PDCI-RDA.
En effet, le texte lu par ce syndicaliste était un véritable réquisitoire contre trois
décennies de gestion des affaires publiques ivoiriennes par le régime d’Houphouët-
Boigny. Il souligne d’abord l’inadaptation structurelle de la politique d’austérité mise
en œuvre par le gouvernement ivoirien, depuis le début des années 1980, en vue de faire
face à la crise. Au lieu d’être une source d’espoir pour les populations, il constate, bien
au contraire, que cette politique n’a fait qu’aggraver une situation économique et
financière qui était déjà compromise. Il aborde ensuite les problèmes sociaux générés
par ces choix économiques : misère des populations, déscolarisation croissante des
jeunes rejetés par un système éducatif inadapté, la propension de ceux-ci à la violence,
etc. Il clôt son analyse en dénonçant non seulement le système du parti unique qui a,
selon lui, érigé l’unanimisme en valeur politique absolue, mais en demandant également
la réinstauration du multipartisme comme une des solutions à la crise économique.
Le Président ivoirien n’avait pas apprécié cette intervention du Secrétaire général
du SYNARES. Ce qui l’avait amené dans un premier temps à ironiser sur la débâcle que
connaîtraient Marcel Etté et Laurent Gbagbo s’il leur venait à l’idée de se présenter à
des consultations électorales, même dans leurs régions d’origine. En fait, Houphouët-
Boigny n’est pas prêt, dans l’immédiat, à emprunter le chemin du pluralisme politique.
Pour lui, ce « n’est qu’une simple vue de l’esprit », vues les conditions sociologiques

52
actuelles de la Côte d’Ivoire, où l’appartenance à l’ethnie l’emporte sur l’idée de nation.
En fin de compte, il veut qu’on lui laisse le temps nécessaire pour construire et
consolider l’unité nationale, avant d’envisager l’instauration d’un système politique qui,
pour lui, n’est que source de division.
Mais beaucoup n’avaient pas attendu le feu vert d’Houphouët-Boigny pour sortir
de la situation de clandestinité dans laquelle ils étaient confinés depuis de nombreuses
années. Car depuis 1987, de nombreux mouvements clandestins étaient en train
d’imposer au régime d’Houphouët-Boigny un multipartisme de fait. Parmi ceux-ci, l’on
retrouve le Front Populaire Ivoirien (FPI) qui tient les 19 et 20 novembre 1988 son
congrès constitutif dans une villa située dans les palmeraies de Dabou et des cercles de
réflexion (d’autres mouvements clandestins) clandestins tels que l’Union des
Démocrates pour le Changement (UDC) né au début des années 1980 que dirigeait
Bernard Zadi Zaourou, le Parti Social-Démocrate (PSD) créé par Emmanuel Dioulo,
après ses démêlés avec le pouvoir en 1984-1985 pour une affaire d’abus de biens sociaux
et d’emprunt non remboursée à la Banque Nationale pour le Développement Agricole
(BNDA) et le Mouvement pour la Démocratie et la Justice (MODEJUST) créé vers la
fin de l’année 1988 à la suite des pourparlers entre deux cercles de réflexion : celui de
Francis Wodié et d’Assoa Adou et le cercle de Bamba Moriféré et d’Ali Sangaré.
A cette époque, le changement n’est pas que politique. De nouvelles formations
syndicales viennent contester l’exclusivité accordée à l’UGTCI et au MEECI dans
l’organisation et l’encadrement des travailleurs et de la jeunesse scolaire et estudiantine.
Les plus connues d’entre elles sont la centrale syndicale DIGNITE créée par Basile
Mahan Gahé le 1er mai 1988 dans une forêt située dans la commune d’Abobo et l’Union
Démocratique des Elèves et Etudiants de Côte d’Ivoire (UDEECI) qui fait son apparition
dans le milieu universitaire le 30 octobre 1988.
Cette période faite de remous sociaux et de contestation politique est pleine
d’incertitudes. Tantôt le pouvoir donne l’impression de maîtriser la situation sur le
terrain de la préservation de la paix sociale et du maintien de la stabilité du régime de
parti unique, tantôt il montre des signes de faiblesse, en ne trouvant pas de solutions à
la percée des syndicalistes formés à l’école du SYNARES et du SYNESCI qui
abandonnent le terrain syndical pour se muer en hommes politiques. Ce phénomène,
faute d’y avoir trouvé une solution, sera en grande partie à l’origine de la chute du
régime de parti unique en avril-mai 1990.

III. La chute du régime de parti unique en avril-mai 1990

En deux mois, les bases sur lesquelles s’étaient construites le régime de parti
unique en 1959 s’écroulent progressivement. Aux pressions intérieures exercées vers la
fin des années 1980 par les forces politiques et syndicales viennent s’ajouter d’autres
facteurs.

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1. Les facteurs à l’origine de la chute du régime de parti unique

La chute du régime de parti unique est due à de nombreux facteurs dont les plus
déterminants sont le contexte international de chute des régimes communistes en Europe
centrale et orientale, appelée « vent de l’Est », la persistance de la crise économique en
Côte d’Ivoire et les remous sociopolitiques de février-mars-avril 1990.
Le « vent de l’Est » est une conséquence directe de la politique de réforme
(« Perestroïka ») initiée par le Chef de l’Etat soviétique, Mikhail Gorbatchev dès son
arrivée au pouvoir en mars 1985. Ces réformes qui ont pour noms élections libres,
constitution d’une opposition, etc. entraînent une réaction en chaîne dans les pays
satellites. En quelques mois, à l’autonome 1989, tour à tour les Hongrois, les Allemands
de l’Est, les Tchécoslovaques conquièrent leur liberté. Ce phénomène va s’étendre aux
pays africains, où l’on assiste au début de l’année 1990 à une contestation des régimes
de parti unique, qu’ils soient militaires ou civiles, laissant présager d’une évolution
similaire à celle des pays d’Europe centrale et orientale. En Côte d’Ivoire, cette
évolution s’inscrit dans un contexte de persistance de la crise économique qui avait
amené le gouvernement ivoirien à adopter en 1989 un cinquième programme
d’ajustement structurel dont la première phase est un programme de stabilisation allant
du 1er juillet 1989 au 31 décembre 1990. Ce programme de stabilisation avait amené le
gouvernement ivoirien à prendre un certain nombre de décisions portant, entre autres,
sur la réduction des prix d’achat du café et du cacao de 50% et sur la réduction de son
budget de 51% (Budget Général de Fonctionnement (BGF) et Budget Spécial
d’Investissement et d’Equipement (BSIE) confondus). Malgré ces mesures, des efforts
supplémentaires vont être demandés à la population afin de trouver la somme de 130
milliards de FCFA nécessaire pour répondre aux engagements intérieur et extérieur de
la Côte d’Ivoire. Il sera ainsi institué un « impôt de solidarité » consistant en une
réduction de 15 à 40% sur les salaires du secteur public et un prélèvement d’une
contribution de 11% dans le secteur privé accompagné d’un ensemble de mesures dites
d’accompagnement social (baisse de 5 à 20%en moyenne sur les prix de certains
produits de première nécessité) devant permettre d’atténuer les effets de ces mesures
d’austérité sur la population.
L’annonce par le gouvernement ivoirien de la mise en application, à partir du 1er
avril 1990, de l’ensemble des mesures d’austérité visant à résorber la crise économique,
va déclencher dès le mois de mars un vaste mouvement social de contestation qui prend
le relais des agitations estudiantines et scolaires qui avaient marqué les deux dernières
semaines du mois de février.

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2. Les mouvements de contestation de mars-avril 1990 et la chute du régime de
parti unique

Les mouvements de contestation débutent le 2 mars 1990, avec des


manifestations de rue dans presque tous les quartiers d’Abidjan et qui s’étendent dans
certaines villes de l’Intérieur tels que Grand Bassam, Adzopé, Daloa, etc. Le front du
refus est d’abord animé par les syndicats tels que le SYNACASS-CI, le SYNARES, le
SYNABEFACI et le Syndicat National des Personnels Techniques de la Santé
(SYNAPETSA). Les modes d’action choisis sont les marches, les grèves et la
distribution des tracts appelant au refus des mesures d’austérité et à la grève.
Ces mouvements de contestation, d’abord corporatistes, parce que fondés
principalement sur le refus des mesures d’austérité économique, débouchent sur la lutte
pour la réinstauration du multipartisme et la démocratisation du régime. Les
manifestations de rue, les conférences de presse, la profusion d’une presse clandestine
(l’Alternative, Le Papillon…) pilotées par le Front Populaire Ivoirien (FPI), le Parti
Ivoirien des Travailleurs (PIT), le Parti Républicain de Côte d’Ivoire (PRCI) et le Parti
Ouvrier Révolutionnaire de Côte d’Ivoire (PORCI) et les pressions à peine voilées
exercées sur certains chefs d’Etat africains en leur recommandant d’opter pour le
pluralisme politique s’ils espéraient rester au pouvoir ont fait comprendre à certains
hauts dirigeants du PDCI-RDA sur la nécessité d’une refonte du système : discours du
25 avril 1990 prononcé par le Président de l’Assemblée nationale Henri Konan Bédié,
démarche entreprise au lendemain de cette intervention par une délégation de dignitaires
du PDCI-RDA conduite par le Président du Conseil Economique et Social, Philippe
Grégoire Yacé pour convaincre Houphouët-Boigny d’accepter la réinstauration du
multipartisme en Côte d’Ivoire. Le lundi 30 avril 1990, lors d’une réunion convoquée
au palais présidentiel, le Bureau politique du PDCI-RDA invitait le Gouvernement à
prendre, conformément à la Constitution, toutes les dispositions pour autoriser la
création et le fonctionnement des partis politiques. Cette décision sera entérinée par le
Conseil des ministres du 3 mai 1990.

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CONCLUSION GENERALE

Du 10 mars 1893 au 3 mai 1990, près d’un siècle d’histoire qui voit la Côte
d’Ivoire passer progressivement du statut de colonie d’exploitation à celui d’Etat
indépendant qui est classé en 1990 dans la catégorie de « pays en voie de
développement ». De la première période qui part de 1893 à 1960, elle est soumise au
joug colonial. Incapables de faire front à la conquête coloniale, les populations
ivoiriennes furent obligées de se laisser administrer, de se voir spolier leurs ressources,
en se voyant concéder quelques réalisations. L’éveil des nationalismes qui permet de
mettre un terme à cette situation de dépendance laisse espérer pour les populations
ivoiriennes un avenir meilleur. Au moment où la Côte d’Ivoire accède à l’indépendance
le 7 août 1960, elles mettent les pieds dans une nouvelle ère en confiant leur destin à
Félix Houphouët-Boigny, celui qui les avaient libérés du joug colonial. Sur le socle d’un
régime de parti unique de fait, il engage la Côte d’Ivoire dans un prodigieux programme
de développement économique. En 1980, le « miracle économique ivoirien » est atteint.
Mais que de problèmes après cette période de prospérité : crise économique, remous
sociaux, développement d’une opposition politique clandestine se succèdent. Le
système politique et économique expérimenté par Houphouët-Boigny montre ses
limites. En 1990, il cède face à la pression de la rue en acceptant la réinstauration du
multipartisme et de la démocratie. Mais il ne l’a pas fait de gaité de cœur. « Tu sais les
changements sont comme les chansons. Lorsque tout le monde chante, il faut chanter
aussi, même si tu chantes faux », confiait-il à l’un de ses plus proches collaborateurs. En
outre, il n’était pas toujours convaincu que ce système constituait la meilleure solution
pour la Côte d’Ivoire. Si l’on en croit Camille Alliali, bien que le président ivoirien ait
accepté de franchir le pas, il ne se faisait pas d’illusion sur la suite. Il savait, selon lui,
« que l’Afrique allait perdre des décennies dans les querelles politiques qui serviraient
de justifications à des affrontements ethniques ».

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