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Islamic History
and Civilization
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Editorial Board
Sebastian Günther
Wadad Kadi
VOLUME 81
Entre mémoire et pouvoir
L’espace syrien sous les derniers Omeyyades et
les premiers Abbassides (v. 72-193/692-809)
Par
Antoine Borrut
LEIDEN • BOSTON
2011
On the cover: Statue du “calife” sur un piédestal aux lions, Ḥ irbat al-Majar
© “Khirbat al-Majar”, Encyclopaedia of Islam [s.v.].
Borrut, Antoine.
Entre memoire et pouvoir : l’espace syrien sous les derniers Omeyyades
et les premiers Abbassides (v. 72-193/692-809) / par Antoine Borrut.
p. cm. — (Islamic history and civilization ; 81)
Includes bibliographical references and index.
ISBN 978-90-04-18561-6 (hardback : alk. paper)
1. Syria—Historiography. 2. Umayyad dynasty—Historiography.
3. Abbasids—Historiography. I. Title. II. Series.
DS94.95.B67 2010
956.91’02—dc22
2010036404
ISSN 0929-2403
ISBN 978 90 04 18561 6
Introduction ........................................................................................ 1
1
P. Crone, Slaves, p. 11. Pour ne pas alourdir inutilement les notes de bas de page,
les renvois bibliographiques se limitent aux premiers mots du titre de l’article ou de
l’ouvrage concerné. Pour les références complètes, on se reportera à la bibliographie
en in de volume.
2
Ch. F. Robinson, Empire and Elites, p. viii.
3
Le Bilād al-Šām des auteurs arabes. Voir igure 1.
4
Ch. F. Robinson, Empire and Elites, p. viii.
5
Insistons sur le fait que les traditions manuscrites des sources narratives pré-
servées, et par voie de conséquence les éditions modernes de ces textes, posent de
nombreux problèmes. Si cette question dépasse largement notre propos, on lira avec
proit sur le sujet l’enquête minutieuse qu’A. C. S. Peacock vient de consacrer au cas
particulièrement complexe de Bal amī (m. entre 382/992 et 387/997), Medieval Islamic
Historiograpy.
6
Pour ne pas alourdir inutilement l’écriture, nous utiliserons alternativement les
termes de chronographies, chroniques et, le cas échéant, d’annales. Il faut cependant
noter que la terminologie de « chronographie » est plus pertinente que le vocable tradi-
tionnel de « chronique » (ainsi que le souligne Ch. F. Robinson, Islamic Historiography,
p. 55 et s.), qui pose de nombreux problèmes de déinition. C’est ce qu’a notamment
conirmé le colloque « Lectures historiques des chroniques médiévales (mondes arabe,
persan, syriaque et turc) », tenu à l’Institut Français du Proche-Orient, à Damas, en
2003. Pour une rélexion approfondie sur ce que recouvre le vocable de « chronique »
dans l’Occident médiéval, voir notamment les contributions réunies par E. Kooper
(éd.), he Medieval Chronicle et, du même auteur, he Medieval Chronicle II.
tel texte. L’exemple le plus évident de cette situation est bien entendu
al-Ṭ abarī (m. 310/923), autour de qui se cristallisa l’historiographie
islamique classique dans la Bagdad abbasside. Si al-Ṭ abarī n’est pas
l’objet de cette thèse, il n’en constitue pas moins l’un des acteurs
incontournable. Cette démarche est essentielle car, comme l’a résumé
G. Martinez-Gros :
la littérature de Bagdad ne prétendait pas seulement dominer l’Islam,
mais donner cohérence à tout le monde habité, retracer tous les itiné-
raires, exhumer toutes les traditions des royaumes et en plier le sens
vers le cœur de l’antique Mésopotamie et vers la igure de l’Imam sou-
verain, qui noue en ses mains tous les ils de la Création. Dire que cette
immense entreprise intellectuelle – qui va de la traduction des œuvres
antiques à la reconstruction d’une Histoire Universelle et à l’élabora-
tion de la géographie des Al-masālik wa-l-mamālik – est “liée” au califat
est un euphémisme. Elle lui appartient ; elle n’a pas d’autre origine, ni
d’autre in7.
L’histoire des débuts de l’islam ne devait évidemment pas échapper à
ces processus engagés dans l’historiographie que nous désignons géné-
ralement comme « classique ». C’est pourquoi tout travail consacré à
cette histoire de l’islam premier doit s’accompagner d’une rélexion sur
l’écriture de l’histoire. Ces questions ont suscité de vifs débats historio-
graphiques, et certains chercheurs ont défendu l’idée selon laquelle les
narrations islamiques ne seraient que des visions idéalisées d’un passé
composé à des périodes tardives, dépourvues de tout noyau d’infor-
mations historiques8. Ce processus de cristallisation historiographique
aurait été si rapide qu’il en résulterait un « écrasement [. . .] déinitif »,
une « absence totale de sédimentation entre les diférentes étapes du
travail de l’écriture ». Pourtant, comme l’a noté Ch. Décobert, « une
sédimentation est repérable », notamment parce que toutes les sour-
ces ne disent pas toutes « la même chose en même temps »9. Ce parti
pris nous conduit à partir en quête d’une historiographie islamique
ancienne, dont seuls quelques fragments nous sont parvenus. Dans
une optique d’histoire de la mémoire et d’historiographie comparée,
7
G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade, p. 20-21.
8
Il s’agit là de l’une des idées force du courant historiographique dit des « scepti-
ques ». Pour une présentation détaillée de ces diférentes approches des sources, voir
F. M. Donner, Narratives, p. 5-31. F. M. Donner, ou avant lui Ch. Décobert (« L’an-
cien et le nouveau » ; Le mendiant et le combattant, p. 30 et s.) ont réfuté les thèses
des sceptiques.
9
Ch. Décobert, Le mendiant et le combattant, p. 34 et 40 (mes italiques).
10
P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 13 et 261.
11
B. Guenée, Histoire et culture historique, p. 345.
12
J. Le Gof, Histoire et mémoire, p. 122.
13
J. Assmann a explicité les raisons de l’actualité de cette thématique, La mémoire
culturelle, notamment p. 9-11. Voir en outre la discussion récente de G. Cubitt,
p. 1-22.
14
J. Assmann, La mémoire culturelle, p. 43 et 50. On trouvera en outre dans cet
ouvrage une rélexion féconde sur le concept de « mémoire culturelle », que l’on
peut compléter par une autre contribution du même J. Assmann, « What is Cultural
Memory ? ». Sur les diférentes approches de la notion de mémoire par les historiens,
voir infra, chapitre IV.
15
J. Assmann, La mémoire culturelle, p. 64.
16
G. Cubitt, History and Memory, p. 128 et 203.
17
R. McKitterick, History and Memory, p. 22.
18
Ce concept a connu quelques-uns de ses développements les plus féconds sous
la plume de l’égyptologue allemand J. Assmann. Voir en particulier Ägypten. Eine
Sinngeschichte et Moïse l’égyptien.
19
A. Miquel, La géographie humaine.
20
Ch. F. Robinson, Empire and Elites, p. 33-62.
ou rurale par exemple, qui aurait constitué un autre sujet. À vrai dire
cette démarche est un préalable indispensable à toute velléité d’écrire
ces autres histoires, puisque c’est le chemin qui est imposé par la
nature des sources. Cet ancrage dans le sol syrien ofre cependant un
appui précieux aux sources narratives déjà évoquées, par le biais des
données – il est vrai encore souvent fragmentaires – issues de l’ar-
chéologie. Omeyyades et Abbassides nourrirent en efet d’ambitieux
programmes architecturaux dans l’espace syrien, de la fondation de la
mosquée de Damas aux « châteaux du désert » pour les premiers nom-
més, aux projets de grande envergure développés par les seconds dans
la région de Raqqa. Archéologie, numismatique et épigraphie seront
ainsi convoquées dès que la situation s’y prêtera, et une confrontation
plus systématique sera proposée dans le dernier chapitre.
Les limites chronologiques de cette étude découlent du choix de ce
cadre géographique. Notre enquête débute avec la fondation du Dôme
du Rocher par Abd al-Malik b. Marwān, en 72/692 à Jérusalem, et
s’étire jusqu’à la mort de Hārūn al-Rašīd, en 193/80921. La première
date correspond à la restauration de l’autorité marwanide, à la suite
des troubles occasionnés par la deuxième itna et les prétentions d’Ibn
al-Zubayr ; c’est la véritable naissance de l’État islamique22, dans le
contexte de l’airmation d’une identité religieuse proprement musul-
mane23. Tout est alors à redéinir, d’une pratique du pouvoir à une
idéologie politique, sources de légitimité. L’écriture de l’histoire avait
là un rôle prépondérant à jouer, en même temps qu’il convenait de
façonner l’espace pour y airmer l’hégémonie omeyyade retrouvée. Les
choix opérés alors sont révélateurs d’une certaine vision du monde,
dont on fabrique les nouveaux héros, et d’une conception particulière
de la souveraineté, que nous nous eforcerons de mettre en lumière.
À l’autre extrémité de la période couverte par cette étude, la dis-
parition d’al-Rašīd, le souverain popularisé par les Mille et une nuits,
consacre l’abandon par les califes de Raqqa comme lieu de résidence,
tandis qu’éclate la guerre civile entre ses ils, al-Amīn et al-Ma mūn.
21
Pour une vue d’ensemble de la généalogie des dynasties omeyyades et abbassides,
on se reportera aux igures 2 et 3.
22
C’est le point de vue récemment défendu par Ch. F. Robinson (‘Abd al-Malik,
p. 6), rejoignant celui qui a été soutenu, dans une approche archéologique, par
J. Johns, « Archaeology and the History of Early Islam ». Pour une opinion divergente,
voir notamment C. Foss, « A Syrian Coinage ».
23
Voir surtout F. M. Donner, « From Believers to Muslims » et Muhammad and
the Believers.
24
Pour une synthèse récente sur la ville d’al-Manṣūr, voir Fr. Micheau, « Bag-
dad ».
25
En écho à l’ouvrage de I. L. Hansen et Ch. Wickham (éd.), he Long Eighth
Century.
26
C’est le constat auquel aboutissait déjà J. Sauvaget en 1943 ! Il remarquait ainsi
que « cette période d’un intérêt capital reste extrêmement mal connue », Introduction
à l’histoire, p. 118. En 1972, C. E. Bosworth notait que la situation avait peu évoluée
depuis les observations de J. Sauvaget, « Rajā », p. 36.
27
J. Wellhausen, Das arabische Reich ; H. Lammens, Études. Pour une liste détaillée
des travaux de ces diférents chercheurs, on se reportera à la bibliographie.
28
La liste n’est bien entendu pas exhaustive. Voir P. Crone, Slaves ; P. Crone et
M. Hinds, God’s Caliph ; Ch. F. Robinson, Empire and Elites et ʿAbd al-Malik ; R. S.
Humphreys, Mu‘āwiya. On doit à G. R. Hawting, he First Dynasty, la seule synthèse
à ce jour consacrée aux Omeyyades.
29
J. Wansbrough, Quranic Studies et he Sectarian Milieu ; P. Crone et M. Cook,
Hagarism ; P. Crone, Meccan Trade ; F. M. Donner, he Early Islamic ; Ch. Décobert,
Le mendiant et le combattant ; W. E. Kaegi, Byzantium ; J. Chabbi, Le seigneur des
tribus ; G. R. Hawting, he Idea of Idolatry ; A.-L. de Prémare, Les fondations.
30
D. Sourdel, Le vizirat et L’État impérial ; H. Kennedy, he Early Abbasid Cali-
phate ; M. Bonner, Aristocratic Violence ; T. El-Hibri, Reinterpreting ; P. M. Cobb,
White Banners ; M. Gordon, he Breaking.
31
J. Sauvaget a été l’un des grands pionniers en la matière. Si une véritable synthèse
sur l’archéologie omeyyade dans l’espace syrien fait encore défaut à ce jour, en dépit
de nombreux travaux importants, on se reportera en dernier lieu à C. Foss, « Syria in
Transition », A. Walmsley, Early Islamic Syria et à D. Genequand, Les élites omeyyades.
Cette question est traitée en détail au chapitre VIII.
32
Cl. Cahen, La Syrie du Nord ; J. Sauvaget, Alep ; M. Canard, Histoire de la dynas-
tie ; N. Élisséef, Nūr al-Dīn ; h. Bianquis, Damas et la Syrie et « Damas » ; A.-M. Eddé,
La principauté ayyoubide et « Alep » ; J.-M. Mouton, Damas ; C. Jalabert, Hommes et
lieux.
33
D. Sourdel, « La Syrie ».
34
P. M. Cobb, White Banners.
35
Signalons toutefois l’importance de quelques histoires de la Syrie, notamment
l’ouvrage classique de Ph. K. Hitti, History of Syria. La publication imminente de he
New Cambridge History of Islam viendra en outre combler une partie de ce vide, en
particulier grâce aux chapitres de P. M. Cobb, « he empire in Syria, 705-763 » et de
R. S. Humphreys, « Syria ».
36
P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 13.
1
A. Rigney, « Time for Visions », p. 86, citée dans Ch. Lorenz, « Comparative His-
toriography », p. 34.
2
A. Esch, « Chance et hasard de la transmission ».
3
Que nous entendons ici dans la stricte acception de sources non narratives.
4
Voir par exemple les opinions diamétralement opposées de R. S. Humphreys,
Islamic History, p. 69, pour qui une reconstruction de l’histoire des débuts de l’islam
avec ces seules sources est purement impossible et la thèse soutenue par J. Koren et
Y. Nevo, Crossroads to Islam, p. 1 et s. qui voient en ces documents le seul moyen d’y
parvenir. Sur ces sources, voir infra, chapitre III.
5
Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt ̣, Ta rīḫ .
6
Voir désormais sur la question R. G. Hoyland, Seeing, et chapitre II.
7
Ainsi que le notait déjà J. Sauvaget, « Châteaux omeyyades de Syrie », p. 17-18.
8
C’est nous qui soulignons ces deux passages.
9
A. Esch, « Chance et hasard », p. 15-16.
10
Les questions des débuts de l’historiographie islamique et de l’écriture de l’his-
toire dans l’espace syrien sont discutées plus bas.
11
Dans un article pionnier, en 1980, D. Sourdel attirait l’attention sur l’indigence
des études consacrées à la Syrie abbasside, voir « La Syrie ». L’ouvrage important de
P. M. Cobb, White Banners, a récemment permis de combler une partie de ce vide
historiographique.
12
Cette question a toutefois été souvent appréhendée de façon trop caricaturale.
Voir désormais les approches plus nuancées de T. El-Hibri, « he Redemption » et
d’A. Borrut « La memoria omeyyade ». La place des Omeyyades dans l’historiographie
abbasside est analysée en détail au chapitre IV.
13
D’autres textes, de natures diférentes, subsistent toutefois, à l’instar des lettres
de Abd al-Ḥ amīd, secrétaire du dernier calife omeyyade Marwān II, du fameux épître
d’Ibn al-Muqafa , destinée à al-Manṣūr, ou encore du Kitāb al-ḫ arāj d’Abū Yūsuf
Ya qūb, composé pour Hārūn al-Rašīd. Les problèmes spéciiques posés par ces sour-
ces sont discutés plus loin, chapitre III.
14
G. R. Hawting, he irst Dynasty, p. 130.
15
M. Cook, « he Opponents », p. 441 et s.
16
Les auteurs musulmans mentionnent toutefois fréquemment le calame comme
première création divine, ajoutant qu’Allah lui commanda d’écrire ce qui était pré-
destiné. Voir par exemple al-Ṭ abarī, Ta rīḫ , I, p. 29 et s., trad. vol. I, p. 198 et s., qui
présente diférents débats et opinions sur le sujet.
17
G. Schœler, « Mündliche hora », p. 227 et s. ; voir les objections de M. Cook,
« he Opponents », p. 474-475.
18
Ibn Sa d, Al-Ṭ abaqāt, II, p. 389 ; trad. G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 55.
19
Voir notamment sur ce point A. Noth et L. I. Conrad, he Early Arabic,
p. 104 et s., les remarques d’A. al-Azmeh, « Chronophagous discourse », p. 164-165, et
K. Lang, Awā il ; ailleurs, on dit que c’est Urwa b. al-Zubayr (m. v. 94/712-713) qui
fut le premier à entreprendre une consignation par écrit. Voir sur ce point G. Schœler,
Écrire et transmettre, p. 47, A.-L. de Prémare, Les fondations, p. 14-16.
20
Il s’agit de quelques informations relatives à la bataille de Badr, incluant le nom
du Prophète, et igurant dans un papyrus de Ḫ irbat al-Mird, édité par A. Grohmann,
Arabic Papyri, p. 82-84 ; voir A.-L. de Prémare, Les fondations, p. 12-13.
21
Cette rélexion est étroitement associée à celle sur la mémoire, dans la mesure
où les sociétés de l’oralité étaient considérées comme celles de la mémoire par excel-
lence, là où celles de l’écrit rendaient l’oubli possible. Sur ces thématiques, voir infra,
chapitre IV.
22
Voir, parmi une très abondante bibliographie, les travaux importants de
M. Innes, « Memory, Orality and Literacy » et P. J. Geary, « Oblivion Between Orality
and Textuality», qui contredisent par exemple les thèses classiques de M. Clanchy,
From Memory to Written Record, pour ce qui concerne l’Occident médiéval. Si la
question a été moins étudiée du côté de l’islam médiéval, voir toutefois les résultats
similaires obtenus notamment par S. Günther, « Due Results », ou encore G. Schœler,
Écrire et transmettre, p. 9.
23
G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 57.
24
A. Elad, « he Beginning », p. 122-123.
25
Voir sur cette question R. G. Hoyland, Seeing, p. 35.
26
Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 38.
27
Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 18-19.
28
E. Landau-Tasseron, « On the Reconstruction » ; voir en outre L. I. Conrad,
« Recovering ».
29
Développée notamment dans le premier volume de sa somme, GAS, par ailleurs
fondamentale.
30
E. Landau-Tasseron, « On the Reconstruction », p. 47 ; voir aussi S. Leder, « he
Literary Use », p. 284 et s., et R. G. Hoyland, Seeing, p. 32 et s.
31
Voir par exemple A. Borrut, « Entre tradition et histoire ».
32
L’expression est de W. Lancaster, he Rwala, p. 151.
33
Voir en outre les remarques de G. M. Spiegel, « heory into practice », p. 2 : « [. . .]
what was the generative grammar that deined historical writing in the Middle Ages,
the linguistic protocols that permitted the transformation of the past into historical
narrative? »
34
Soulignés notamment par E. L. Petersen dans son ouvrage classique, ʿAlī and
Muʿāwiya.
35
J.-Cl. Schmitt, « Une rélexion », p. 43-44.
36
Sayf b. Umar, Kitāb al-Ridda wa’l-futūḥ .
37
J. Wellhausen, Skizzen, vol. 6, p. 1-7, cité par E. Landau-Tasseron, « Sayf b.
Umar », p. 1.
38
E. Landau-Tasseron, « Sayf b. Umar », p. 1. Voir aussi un aperçu des critiques
qui s’abattirent sur Sayf, p. 3 et s.
39
Q. al-Sāmarrā ī, « A Reappraisal of Sayf b. Umar », p. 539.
40
M. E. Cameron, « Sayf at First ».
41
Cité dans E. Landau-Tasseron, « Sayf b. Umar », p. 12.
42
E. Landau-Tasseron, « Sayf b. Umar », p. 12 et s.
43
On pourrait en évoquer bien d’autres cas de igure, comme les relations unis-
sant un auteur et son (ou ses) transmetteur(s), à l’instar d’Ibn Isḥāq et Ibn Hišām ou
encore d’al-Wāqidī et Ibn Sa d. Sur ces deux exemples, voir les remarques d’A.-L. de
Prémare, Les fondations, p. 362-363, 389.
44
Voir en particulier l’exemple de la poésie omeyyade, analysé par G. Schœler,
Écrire et transmettre, p. 20 et s., et infra, chapitre III.
45
Sur cet auteur, voir G. Lecomte, Ibn Qutayba, et, du même, « Ibn Qutayba ».
46
Zuqnīn, éd. 147, trad. 109-110. Ce souci de la chronologie chez les auteurs syria-
ques est d’importance, car c’est probablement par le truchement des listes de califes
en syriaque, sans doute basées sur des originaux arabes, que notre connaissance de la
succession des califats a été préservée. Voir Ch. F. Robinson, Islamic Historiography,
p. 23.
47
« Non solum novis vetera licet mutare, sed etiam, si sint inordinata, penitus abjicere,
sino vero ordinaria sed minus utilita, eum veneratione sepelire », cité par P. J. Geary,
La mémoire et l’oubli, p. 24-25.
48
P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, p. 25 et infra chapitre IV.
49
Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 38.
50
Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 79.
51
Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 92.
52
Voir en particulier l’article de S. Leder, « he Literary Use » et la discussion
récente d’U. Mårtensson, « Discourse and Historical Analysis », p. 291-297.
53
Nous n’abordons pas ici l’épineuse question de l’origine de la pratique de l’isnād
qui fait l’objet de débats contradictoires. Voir notamment parmi les hypothèses récen-
tes les tenants d’une origine juive, plaidant pour que l’isnād ait « pour modèle le pro-
cessus d’authentiication utilisé dans les écoles juives de l’époque talmudique (entre
200 et 500 de notre ère) » (G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 128, à la suite des thèses
de J. Horovitz et de M. Cook notamment), ce que conteste par exemple A. Cheddadi,
qui réfute l’option d’une origine rabbinique et penche plutôt pour un rapprochement
avec les « procédures d’argumentation développées en milieu chrétien, portant l’accent
sur la référence aux autorités du passé et sur l’usage des citations et des lorilèges »
(A. Cheddadi , Les Arabes, p. 259).
54
A. Cheddadi, Les Arabes, p. 244-245.
55
Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 152. Sur les rapports entre histoire et
vérité, voir aussi A. Cheddadi, Les Arabes, en particulier p. 47-70 et 244-259.
56
Dans un ouvrage fondamental, Histoire et culture historique, en particulier
p. 18-19. Voir plus récemment Ch. Given-Wilson, Chronicles, p. 1-20.
57
F. M. Donner, Narratives, p. 119-120. F. M. Donner situe ce processus dans le
contexte de l’émergence d’une identité confessionnelle proprement musulmane : les
croyants (mu minūn) qui s’étaient rassemblés autour du Prophète se déinirent pro-
gressivement comme musulmans (muslimūn). Le basculement s’opère dans les années
70/690, en particulier à la suite de la seconde itna, ainsi qu’en témoignent notamment
les inscriptions du Dôme du Rocher. Voir F. M. Donner, « From Believers to Mus-
lims » et, en dernier lieu, Muhammad and the Believers.
58
T. Khalidi, Arabic Historical hought, p. 21-22.
59
F. M. Donner, Narratives, p. 263-265.
60
Voir notamment H. Motzki, « he Prophet and the Cat », et A. Elad, « Commu-
nity of Believers », p. 288-290.
61
A.-L. de Prémare, Les fondations, p. 12, 27.
62
A.-L. de Prémare, Les fondations, p. 28-29.
des historiens à part entière63. C’est négliger le rôle que jouaient les
aḫ bārīyūn dans le cadre d’un « processus complexe de transmission
réactive », incluant la dissimulation de la paternité de tel ou tel écrit,
puisqu’on le place sous l’autorité d’un autre, même lorsque l’original
est complètement refondu pour l’occasion64. Or la seconde moitié du
viiie siècle correspond précisément au moment de la professionnali-
sation de la transmission des aḫ bār 65 : la période qui nous occupe est
donc aussi celle de la codiication d’une méthode de transmission de
l’information, en particulier à intention historique.
Ces éléments de méthode et de forme permettent de mettre en
lumière les multiples écueils qui jalonnent l’utilisation des sources
islamiques classiques lorsque l’on veut appréhender les débuts de l’is-
lam. Plusieurs séries de questions émergent ainsi, relatives à leur mise
par écrit, à leur transmission66, surtout, avec les risques inhérents de
manipulation et de déformation, sans oublier enin les phases successi-
ves de réécriture de l’histoire. Il n’est pas inutile de souligner ici, avec
J.-C. Schmitt, « qu’il n’y a pas de hasard dans le degré de préservation
ou de disparition de tel ou tel genre de documents – non seulement
textuels, mais, ajouterais-je, iconographiques ou archéologiques –
puisque leur transmission, tout autant que leur production initiale,
n’est pas une fatalité, mais un “fait social” et mieux encore un “fait his-
torique”, chaque époque ajoutant ses propres raisons de préserver ou
de détruire les documents qui lui ont été légués par le passé »67. Le for-
mat majoritairement adopté dans l’historiographie visait précisément
63
H. N. Keaney, Remembering Rebellion, p. 4. Voir en outre les rélexions de
R. G. Hoyland, « History, Fiction and Autorship ». Parmi les critiques les plus sévères
adressées à ces « compilateurs », on notera celle de P. Crone, Slaves on Horses, p. 13 :
« But the Muslim tradition was the outcome, not of a slow crystallization, but of an
explosion; the irst compilers were not redactors, but collectors of debris whose works
are strikingly devoid of overall unity; and no particular illuminations ensue from their
comparison ». Sur cette idée d’une « absence totale de sédimentation entre les diféren-
tes étapes du travail de l’écriture » et d’un « écrasement déinitif », voir les remarques
de Ch. Décobert, Le mendiant et le combattant, p. 30 et s.
64
S. Leder, « he Literary Use », p. 278-279.
65
S. Leder, « he Literary Use », p. 314. Si S. Leder souligne l’émergence des
aḫ bārīyūn, on note un processus similaire et concomitant dans le domaine de la
poésie, avec l’apparition d’un nouveau type de ruwāt. Voir notamment sur ce point
R. Drory, « he Abbasid Construction » et surtout G. Schœler, « Writing and
Publishing » et Écrire et transmettre, en particulier p. 19-20.
66
Ainsi que le souligne G. Schœler, « Foundations for a new Biography », p. 21:
« herefore, it is not suicient to weigh the sources critically against each other; rather,
a fundamental criticism of the transmission itself is necessary irst ».
67
J.-Cl. Schmitt, « Une rélexion », p. 43.
68
Pour un exemple récent de la richesse de cette production, voir P. Sijpesteijn et
L. Sundelin (éd.), Papyrology and the History of Early Islamic Egypt et P. Sijpesteijn,
L. Sundelin, S. Torallas Tovar et A. Zomeño (éd.), From al-Andalus to Khurasan.
69
L’inluence de la tradition biblique sur l’historiographie islamique a par ailleurs
été soulignée, en particulier par F. Rosenthal, « he Inluence of the Biblical Tradi-
tion ».
70
J. Wansbrough, Quranic Studies, et he Sectarian Milieu.
71
Ce débat dépasse largement le cadre de notre étude. Voir la mise au point récente
d’A.-L. de Prémare, Aux Origines du Coran, p. 15 et s., les remarques de E. Whelan,
« Forgotten Witness », ainsi que les contributions réunies par J. D. McAulife, he
Cambridge Companion to the Qur ān.
72
Voir F. M. Donner, Narratives, p. 20-25 pour une présentation de cette « appro-
che sceptique », et sa critique p. 25-31. Cette approche a suscité des débats très impor-
tants, dont il est impossible de rendre compte ici. On en trouvera un aperçu dans
Ch. Décobert, « L’ancien et le nouveau » et Le mendiant et le combattant, p. 30-40.
73
A. Cheddadi, Les Arabes, p. 101, 104.
74
A. Cheddadi, Les Arabes, p. 156.
75
A. Cheddadi, Les Arabes, p. 307 ; sur la notion de continuum, voir aussi T. Kha-
lidi, Arabic Historical hought, p. 8.
76
R. S. Humphreys, « Qur anic Myth », p. 274 ; F. Rosenthal, A History, p. 39.
77
A. Al-Azmeh, « Chronophagous Discourse », p. 163.
78
A. Neuwirth, « Qur’an and History ».
79
A.-L. de Prémare, Aux origines, p. 19.
80
F. M. Donner, Narratives, p. 75 et s.
81
F. M. Donner, Narratives, p. 80, 83-84.
82
T. Khalidi, Arabic Historical hought, p. 9.
83
F. M. Donner, Narratives, p. 46.
84
F. M. Donner, Narratives, p. 282 ; sur la question spéciique de l’évolution d’une
« communauté de croyants » vers une « communauté de musulmans », voir F. M. Don-
ner, « From Believers to Muslims » et Muhammad and the Believers.
85
F. M. Donner, Narratives, p. 114 : « he writing of history, then, is a profoundly
legitimizing activity, and one enmeshed in time-bound irony. History is our way of
giving what we are and what we believe in the present a signiicance that will endure
into the future, by relating it to what has happened in the past. Or, to be more precise :
to write history is to write about events in relation to their own past, in order to pro-
vide those events with signiicance that makes them worthy of being remembered in
the future. he function of history is not only “to provide a speciic temporal dimen-
sion to man’s awareness of himself ” ; it is indeed to authorize a community’s very
claim to legitimate existence. he creation of historical narratives is always, ultimately,
an exercise in legitimation ». T. Khalidi, Arabic Historical hought, p. 14, propose lui
aussi de relier la naissance douloureuse de l’empire islamique et l’émergence de l’his-
toriographie islamique.
86
F. M. Donner, Narratives, p. 120-121 ; sur cette période cruciale des 70 premières
années de l’hégire, voir en outre le point de vue de l’archéologue J. Johns, « Archaeo-
logy and the History of Early Islam ».
87
F. M. Donner, Narratives, p. 276 et s.
88
A. Elad, « Community of Believers », p. 246, 251-252 ; voir aussi B. Lewis, « Per-
ceptions musulmanes », p. 79, pour qui islam et historiographie vont de pair.
89
Cité par Ch. F. Robinson, « he Study », p. 201.
90
T. Khalidi, Arabic Historical hought, p. 21.
91
G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 58.
92
Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 30.
93
Voir sur ce point A. Borrut, « Entre tradition et histoire ».
94
Nous laissons ici de côté la question de « l’horizon conceptuel » qui accompagne
cette genèse de l’historiographie islamique, qui est sujette à débats. D’aucuns penchent
pour des inluences diverses (voir par exemple Ch. F. Robinson, Islamic Historiography,
99
Cette question a été largement traitée dans le cadre de l’Occident médiéval. Voir
notamment l’article pionnier de G. M. Spiegel, « Political Utility », qui, dès 1975, sou-
lignait « l’utilité politique » de la manipulation médiévale du passé, insistant sur le
fait que le passé constitue en lui-même la structure idéologique d’un argument. Plus
récemment, voir par exemple P. J. Geary, La mémoire et l’oubli, en particulier p. 24,
et R. McKitterick, History and Memory.
100
Voir en particulier la préface de J. Wellhausen, Das arabische Reich.
101
J. Wellhausen, Das arabische Reich, p. xii.
102
A. A. Duri, « Al-Zuhrī » ; « he Iraq School » ; he Rise of Historical Writing.
103
A. Noth, Quellenkritische. Une version augmentée de cet ouvrage a été traduite
en anglais en 1994 : A. Noth et L. I. Conrad, he Early Arabic ; voir sur cette seconde
mouture les remarques de Ch. F. Robinson, « he Study », en particulier p. 211 et s.,
et celles de T. Khalidi, Arabic Historical hought, p. 16, n. 13.
104
F. M. Donner, Narratives, p. 216.
105
L’un des travaux pionniers pour palier ce déicit est l’article de G. Rotter, « Abū
Zur a », auquel il faut adjoindre F. M. Donner, « he Problem » et A. Elad, « he Begin-
ning ».
106
F. M. Donner, « he Problem », p. 1.
107
F. M. Donner, « he Problem », p. 1-2.
108
J. Wellhausen, Das arabische Reich, p. xii ; F. M. Donner, « he Problem », p. 2.
109
Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāt ̣, Ta rīḫ .
110
S. C. Judd, « Competitive Hagiography », p. 27.
111
L. I. Conrad, « Heraclius », p. 152-153 ; sur le thème connexe de la pérégrination
des lettrés, voir H. Touati, Islam et voyage.
112
M. Cook, « he Opponents », p. 471.
al-Azdī (m. début ixe s.) reposait avant tout sur des informations qui
circulaient alors à Kūfa, mais que, parallèlement, ce corpus d’infor-
mations était connu des auteurs de Médine, comme Ibn Isḥāq, ou de
Damas, comme Sa īd al-Tanūḫī (m. v. 167/784)113. Ce sont peut-être
ces éléments partagés qui avaient laissé penser à L. I. Conrad qu’al-
Azdī était syrien, plus précisément originaire de Homs, et non de Kūfa
comme le démontre S. A. Mourad114. Cette présence d’un socle d’in-
formations commun dans les diférentes villes de production d’écrits
historiques est cruciale, car elle renvoie à un noyau d’éléments, une
sorte de « squelette historiographique » que les tenants de l’approche
sceptique tiennent pour totalement fabriqué à une époque tardive
(ixe s.). Ces derniers estiment en efet que cette unanimité est le fruit
de la fabrique d’un mythe des origines de la communauté islami-
que ex-post, ce que réfute F. M. Donner au regard des évidences qui
témoignent de l’existence précoce de ce consensus (dès les environs
de l’an 100 de l’hégire) et pour qui ce « noyau » est commun parce
que réel115.
Reste à évoquer le problème des divergences, qu’elles soient mini-
mes ou plus signiicatives, qui existent au sujet de la présentation de tel
ou tel élément de ce noyau, et qui conduisirent bien souvent à rejeter
une version donnée, à l’instar du sort réservé à Sayf b. Umar, dont il a
déjà été amplement question. Il faut prendre en compte ici les remar-
ques importantes de E. L. Petersen, qui a souligné que les textes se
répondaient dans le cadre d’une compétition historiographique, géné-
rant ainsi des versions concurrentes qui, une fois mises en circulation,
devenaient autonomes et évoluaient indépendamment des événements
qu’elles décrivaient116. A la lumière de ce constat, on prend la mesure
de la complexité des processus historiographiques alors à l’œuvre, et
il n’est plus possible de se contenter de rejeter tel ou tel transmetteur,
suspecté de falsiication. En d’autres termes, les débats qui accompa-
gnaient la difusion de ces écrits à intention historique participaient
pleinement aux réécritures successives dont ces textes faisaient l’objet,
allant jusqu’à prendre le pas sur l’événement lui-même. En ce sens,
113
S. A. Mourad, « On Early Islamic », p. 588.
114
L. I. Conrad, « Al-Azdī’s History » ; S. A. Mourad, « On Early Islamic », p. 579.
115
F. M. Donner, Narratives, p. 287-290 ; voir aussi R. S. Humphreys, Islamic His-
tory, p. 87 et s.
116
E. L. Petersen, ʿAlī and Muʿāwiya ; R. S. Humphreys, Islamic History, p. 88.
117
Ibn Ḫ aldūn, Le livre des exemples, p. 569.
118
F. M. Donner, Narratives, p. 256 ; S. Leder, « he Literary Use », p. 313.
119
J. Wellhausen, Das arabische Reich, p. xii.
120
Abū Zur a, Ta rīḫ .
121
Qui fut interrogé par al-Ma mūn à Raqqa, dans le cadre de la miḥ na, et menacé
de mort. Le calife lui aurait demandé : « Travailles-tu pour le Sufyānī ? », voir D. Sour-
del, L’État impérial, p. 103.
122
G. Rotter, « Abū Zur a », p. 98 et s. ; Abū Zur a ne se limite pas aux sources
syriennes : ainsi, pour la partie traitant de la période prophétique, il s’appuie majo-
ritairement sur des informateurs « iraqiens », et seules 15 traditions, sur un total de
44, sont « syriennes », remontant notamment à Yaḥyā b. Ṣāliḥ al-Wuḥāẓī al-Ḥ imṣī
(m. 222/837) et à Abū Mushir al-Ġassānī (m. 218/833).
123
F. M. Donner, « he Problem », p. 3.
124
S. Dahan, « he Origin », p. 109 : « During the 2nd/8th century not a single his-
torian in Syria is known who was working on the history of his country ».
125
F. M. Donner, « he Problem » ; A. Elad, « Community of Believers » et « he
Beginning ».
126
A. Elad, « Community of Believers », p. 269.
hommes dans les diférents pays du monde »127. Le calife ordonna alors
de mettre ces enseignements par écrit et de les attribuer à Ubayd ( fa-
amara Muʿāwiya an yudawwan wa-yunsab ilā ʿUbayd b. Šarya)128. Cet
épisode témoigne de l’attention portée par Mu āwiya à l’histoire129 et
pose également la question du devenir de ce recueil. Des Aḫ bār ʿUbayd
b. Šarya sont en efet préservés dans une compilation postérieure, le
Kitāb al-Tījān d’Ibn Hišām (m. v. 216/831)130 ; l’authenticité et la data-
tion de ce texte divise les chercheurs depuis longtemps déjà, mais il
pourrait bien dater des débuts de l’époque abbasside131. Cependant,
en dépit des questions qu’elle soulève, cette anecdote suit à souligner
que l’on s’eforça, à une époque et en un lieu qui demeurent délicats
à déterminer, de présenter Mu āwiya comme le précurseur d’une écri-
ture à intention historique en islam et que, par voie de conséquence,
cette initiative eut pour cadre l’espace syrien132.
127
« Wafada ʿalā Muʿāwiya b. Abī Sufyān fa-sa alahu ʿan al-aḫ bār al-mutaqaddima
wa-mulūk al-ʿArab wa-al-ʿajam wa-sabab tabalbul al-alsina wa-amr itirāq al-nās fī-al-
bilād ». Ibn al-Nadīm, Fihrist, p. 132. Nous suivons ici la traduction de A. Cheddadi,
Les Arabes, p. 42. Voir en outre A. Elad, « Community of Believers », p. 270.
128
A. Elad, « Community of Believers », p. 270.
129
Cet intérêt est largement corroboré dans les sources. Al-Mas ūdī s’en fait notam-
ment l’écho, en décrivant les activités nocturnes du calife : « Un tiers de la nuit était
consacré à l’histoire des Arabes et de leurs journées célèbres, ainsi qu’à celle des poli-
tiques des rois non arabes ; aux récits sur la vie, les guerres, les stratagèmes et les
gouvernements des rois des diférentes nations ; en un mot, à tout ce qui forme l’his-
toire des nations passées [. . .] Puis il allait dormir pendant un tiers de la nuit. A son
réveil, il se mettait sur son séant et se faisait apporter les cahiers renfermant les vies
des rois, leur histoire, leurs guerres, leurs stratagèmes. Des pages étaient spécialement
chargés de cette lecture, ainsi que de la conservation de ces documents. Chaque nuit, il
écoutait une série de récits historiques, de vies, de traditions et de diférents ouvrages
politiques ». Murūj, éd. V, p. 77-78, trad. III, p. 726-727, amendée par A. Cheddadi,
Les Arabes, p. 42.
130
Ibn Hišām, Kitāb al-Tijān.
131
Voir essentiellement les réserves anciennes de F. Krenkow, « he Two Oldest »,
et à l’inverse l’optimise de N. Abbott, Studies, I, p. 9-19. Rosenthal, « Ibn Sharya »,
ofre une vision plus nuancée. En dernier lieu, A. Cheddadi, Les Arabes, p. 36 et s., a
contesté l’existence même de Ubayd, qu’il considère comme un personnage ictif, tout
en estimant que les Aḫ bār ʿUbayd constituent un texte d’époque omeyyade, mettant
notamment en scène « l’adoption par la nouvelle culture arabo-islamique de la dis-
cipline historique » (p. 40). Le seul argument avancé par A. Cheddadi pour soutenir
cette datation réside dans le statut de protagoniste principal dévolu à Mu āwiya, ce qui
ne manque pas d’inciter à la plus grande prudence. L’étude la plus approfondie sur ce
texte est celle de R. G. Khoury, « Kalif, Geschichte und Dichtung », étrangement absente
de la bibliographie d’A. Cheddadi. Voir en outre les remarques d’A. Elad, « Commu-
nity of Believers », p. 270-271 et celles de R. S. Humphreys, Mu‘awiya, p. 129-130.
132
Ce qui ne préjuge évidemment pas de la possibilité que les premiers écrits histo-
riques aient été composés ailleurs, en particulier dans les milieux chiites, ainsi que le
suppose F. M. Donner, Narratives, p. 278, suivi sur ce point par A. Elad, « Community
of Believers » p. 272-273.
133
Sur ces deux igures fondatrices, voir désormais R. S. Humphreys, Mu‘awiya et
Ch. F. Robinson, ‘Abd al-Malik.
134
Voir notamment les avis divergents de C. Foss, « A Syrian Coinage » et de
J. Johns, « Archaeology and the History of Early Islam ».
135
Voir en dernier lieu A.-L. de Prémare, « Abd al-Malik » et Aux origines du
Coran, p. 12.
136
Ce processus n’est toutefois pas limité au Bilād al-Šām. Voir d’autres exemples
analysés par F. M. Donner, Narratives, p. 227.
137
La date de composition de la plupart de ces auteurs est souvent impossible à
préciser, aussi est-ce leur date de décès qui servira de marqueur chronologique, lors-
que cette dernière est connue.
138
Sur cet épisode délicat de l’histoire omeyyade, voir notamment A. A. Dixon,
he Umayyad Caliphate ; G. Rotter, Die Umayyaden ; Ch. F. Robinson, ‘Abd al-Malik,
p. 31-48 ; et en dernier lieu F. M. Donner, Muhammad and the Believers, p. 177 et s.
139
Sur ces questions, voir infra, chapitre VIII.
140
A.-L. de Prémare, Aux origines et « Abd al-Malik » ; Ch. F. Robinson, ‘Abd al-
Malik.
141
Voir en dernier lieu A.-.L. de Prémare, « Abd al-Malik ».
142
Pour une comparaison féconde avec le Moyen-Âge occidental, on se reportera
en particulier aux diférents travaux de R. McKitterick cités dans la bibliographie.
143
Al-Ṭ abarī, II, p. 837, trad. vol. XXI, p. 215. Sur l’importance du personnage
dans l’entourage califal, voir par exemple al-Ṭ abarī, II, p. 1164-1165 ; trad. vol. XXIII,
p. 108-109.
144
Ibn Sa d, Al-Ṭ abaqāt, V, p. 176.
145
A.-L. de Prémare, Les fondations, p. 14-16.
146
A.-L. de Prémare, Les fondations, p. 14-16 et p. 387-388 ; sur les problèmes posés
par l’utilisation des traditions de Urwa b. al-Zubayr et les possibilités ofertes par ce
dernier, voir notamment G. Schœler, « Foundations for a new Biography » et en der-
nier lieu A. Görke et G. Schœler, Die ältesten Berichte.
147
La date de décès de Ḫ ālid b. Ma dān fait l’objet d’une certaine confusion, tant
dans les sources que dans la recherche moderne, où les dates proposées oscillent entre
103/721 et 108/727. W. al-Qāḍī a toutefois montré que la date de 104/722-723 était à
privilégier puisque c’est celle qui igurait dans le dīwān al-ʿaṭā à en croire Abū Zur a
al-Dimašqī (Ta rīḫ , I, p. 243, no 282 et II, p. 694, no 2144). Voir en dernier lieu sur ce
personnage W. al-Qāḍī, « A Documentary Report ».
Yazīd Ier, il entretint par la suite des correspondances avec les califes
Abd al-Malik et al-Walīd, notamment en matière de iqh. Il participa
en outre en 98/716-717 au siège de Constantinople, avec Maslama b.
Abd al-Malik qui emmena avec lui des notables syriens (wujūh ahl
al-Šām), dont Ḫ ālid148. Une vingtaine d’aḫ bār chez al-Ṭ abarī remon-
tent à Ḫ ālid, surtout en lien avec la conquête du Šām, mais livre
plus largement des informations s’étalant de la période prophétique
à l’époque omeyyade. Il transmit par ailleurs des ḥ adīt̠-s nettement
pro-sufyanides et pro-syriens149, en particulier des traditions à forte
connotation apocalyptiques, mettant notamment en scène le mahdī
ou le Sufyānī150. Il fut plus tard suspecté par Ibn Qutayba de tendances
qadarites151, vraisemblablement à tort si l’on suit les conclusions de
W. al-Qāḍī, puisqu’il semble avoir au contraire été farouchement
opposé à ces derniers152.
Rajā b. Ḥ aywa al-Kindī (m. 112/730-731) est une igure marquante
de la période omeyyade, qui occupa des fonctions importantes au ser-
vice du califat, de Abd al-Malik jusqu’à Hišām. Il est célèbre pour
avoir supervisé la construction du Dôme du Rocher, jouant alors un
rôle de « conseiller spirituel » ; c’est peut-être à l’occasion de ces travaux
qu’il gagna son surnom de Sayyid ahl Filasṭīn, alors qu’il était natif de
Baysān (Beth Shean). Il joua par la suite un rôle probablement déter-
minant dans la désignation comme successeur au califat de Umar b.
Abd al- Azīz par Sulaymān b. Abd al-Malik153. Présenté comme un
zāhid et un ʿālim, il était notamment faqīh et muḥ addit̠154.
148
Al-Ṭ abarī, II, 1315, trad. vol. XXIV, p. 40.
149
F. M. Donner, « he Problem », p. 7-9 ; A. Elad, « Community of Believers »,
p. 263 ; W. al-Qāḍī, « A Documentary Report ».
150
Sur ces traditions apocalyptiques, on se reportera aux travaux de W. Madelung,
« he Sufyānī », p. 14 et « Apocalyptic Propheties », p. 173-175.
151
Ibn Qutayba, Kitāb al-maʿārif, p. 625 ; J. Van Ess, heologie, p. 111-114. Il est
très diicile de préciser ce que désigne la qadariyya à l’époque omeyyade. L’idée selon
laquelle ce mouvement consistait essentiellement à airmer le libre arbitre de l’être
humain, et la prédestination de ses actes, n’est peut-être en efet qu’un développement
plus tardif. Voir essentiellement sur la question W. M. Watt, Free Will ; J. Van Ess,
heologie et « Ḳadariyya » ; S. C. Judd, he hird Fitna.
152
W. al-Qāḍī, « A Documentary Report ».
153
Voir notamment sur ce point C. H. Becker « Studien », p. 21 et s. ; W. W. Bar-
thold, « he Caliph Umar II », p. 79-80 ; C. E. Bosworth, « Rajā ibn Ḥ aywa », p. 48 et
s. ; R. Eisener, Zwischen Faktum und Fiktion, p. 213 et s. ; T. Mayer, « Neue Aspekte »,
p. 109-115 ; A. Borrut, « Entre tradition et histoire », p. 333.
154
A. Elad, « Community of Believers », p. 260 ; C. E. Bosworth, « Rajā ibn Ḥ aywa » ;
N. Rabbat, « he Dome of the Rock Revisited », p. 70-71.
155
F. M. Donner, « Maymūn b. Mihrān ».
156
A. Elad, « Community of Believers », p. 260-261.
157
A. Elad, « Community of Believers », p. 260.
158
Sur cet épisode, voir S. C. Judd, « Ghaylan al-Dimashqi » et he hird Fitna.
159
Il est mentionné dans une vingtaine d’aḫ bār chez al-Ṭ abarī, tous relatifs à la
conquête de la Syrie. Voir F. M. Donner, « he Problem », p. 11.
160
F. M. Donner, « he Problem », p. 9-12 ; A. Elad, « Community of Believers »,
p. 260.
161
F. M. Donner, « he Problem », p. 4-5.
162
Al-Ṭ abarī, II, 1315 ; trad. vol. XXIV, p. 39-40. Sur cet épisode, voir infra, cha-
pitre V.
163
Ibn Sa d, Al-Ṭ abaqāt, II, p. 388-389 ; TMD, vol. 55, p. 294-387.
164
Voir essentiellement M. Lecker, « Biographical Notes » et « Al-Zuhrī » ; A. A. Duri,
« Al-Zuhrī : a Study » et he Rise, p. 76 et s. ; A.-L. de Prémare, Les fondations, en
particulier p. 321-323, p. 393 ; G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 52-56 ; H. Motzki
« Der Fiqh des Zuhrī » ; F. M. Donner, Narratives, index ; Ch. F. Robinson, Islamic
Historiography, index ; A. Cheddadi, Les Arabes, index ; S. C. Judd, he hird Fitna,
p. 149-153.
165
G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 52.
166
Ibn Manẓūr, Muḫ taṣar, X, 67 ; M. Lecker, « Biographical Notes », p. 34.
167
I. Goldziher, Muslim Studies, II, p. 43 et s.
168
A. A. Duri, « Al-Zuhrī : a Study », en particulier p. 10-12.
169
M. Lecker, « Biographical Notes », p. 22 et s.
170
Nous conservons ici la date la plus communément admise, même si M. Q. Zaman
penche pour une date de décès qui ne serait pas antérieure à 292/905, « al-Ya qūbī ».
171
Al-Ya qūbī, Ta rīḫ , II, p. 261. Ce texte est traduit par A.-L. De Prémare, Les
fondations, p. 462-463.
172
A. Elad, Medieval Jerusalem, p. 156-157 ; M. Lecker, « Biographical Notes »,
p. 22.
173
Voir par exemple l’opinion d’A.-L. de Prémare, Les fondations, p. 321-322 ;
M. Lecker, « Biographical Notes », p. 41 et s.
174
Al-Ṭ abarī, II, p. 199, 428, trad. vol. XVIII, p. 211, trad. vol. XIX, p. 225 ; A. A. Duri,
« Al-Zuhrī : a Study », p. 10.
175
Al-Ṭ abarī , éd., II, p. 1269, trad. vol. XXIII, p. 218.
176
Ibn Manẓūr, Muḫ taṣar, X, 68 et s. : « wa-la-azhadanna fī al-Zuhrī min baʿd al-
yawm ».
177
A. A. Duri, « Al-Zuhrī : a Study », p. 11 ; G. Schœler, Écrire et transmettre,
p. 59.
178
Al-Zuhrī était peut-être déjà le cadi de Abd al-Malik, voir TMD, vol. 55, p. 387
(« [. . .] wa-kāna qāḍiyan bayna yaday ʿAbd al-Malik »), cité par M. Lecker, « Biogra-
phical Notes », p. 38.
179
M. Lecker, « Biographical Notes », p. 37.
180
La première option repose notamment sur l’assertion d’al-Fasawī, qui stipule
qu’al-Zuhrī demeura à al-Ruṣāfa durant la totalité du califat de Hišām (« ḫ ilāfat Hišām
kullahā », Al-Maʿrifa wa-al-ta rīḫ , I, p. 636), soit près de vingt ans, tandis que d’autres
évoquent une période de dix ans (en particulier Abū Zur a, Ta rīḫ , I, p. 432 et Yāqūt,
Muʿjam, III, p. 48). Voir M. Lecker, « Biographical Notes », p. 32-33. La seconde hypo-
thèse est défendue par A. A. Duri (« Al-Zuhrī : a Study », p. 11 ; he Rise, p. 118 et s.),
qui penche pour une installation d’al-Zuhrī à Damas sous Yazīd II, là où M. Lecker,
« Biographical Notes », p. 32 n. 45, penche plutôt pour une date plus précoce, dès le
califat de Abd al-Malik.
181
Sur ce personnage, voir ci-après ; « kataba ʿan al-Zuhrī imlā an li-l-sulṭān, kāna
kātiban », Ibn Asākir, cité par M. Lecker, « Biographical Notes », p. 27.
182
Ibn Kat̠īr, Bidāya, IX, p. 342 ; Duri A. A., « Al-Zuhrī : a Study », p. 11 et he
Rise, p. 118.
183
Al-Ṭ abarī, II, 1635, trad. vol. XXV, p. 166.
184
M. Lecker, « Biographical Notes », p. 38-39.
185
M. Lecker, « Biographical Notes », p. 38.
186
Al-Zuhrī possédait notamment des domaines sur les routes du pèlerinage où
il faisait du commerce avec les pèlerins. Voir sur ce point M. Lecker, « Biographical
Notes », p. 49-56.
187
M. Lecker, « Biographical Notes », p. 54. Yāqūt y localise la tombe d’al-Zuhrī,
Muʿjam, III, p. 351. Il semble toutefois exister une certaine confusion dans les sources
quant à savoir si Šaġb wa-Badā désigne une seule ou deux localités distinctes. Cf.
Yāqūt, Muʿjam, III, p. 351 et 352, et infra, chapitre IV.
188
L’ordre de succession avait été déini par Yazīd b. Abd al-Malik, qui avait dési-
gné son frère Hišām pour prendre sa suite, puis son ils al-Walīd b. Yazīd. Hišām
n’aurait dans un premier temps pas cherché à modiier cette décision, jusqu’à ce qu’al-
Walīd adopte un comportement répréhensible. C’est ce changement d’attitude qui
aurait motivé l’initiative du calife d’essayer de bouleverser l’ordre de succession initia-
lement déini par son frère et prédécesseur, au proit de sa progéniture. Voir un récit
détaillé de ces épisodes chez al-Ṭ abarī, II, p. 1740 et s., trad. vol. XXVI, p. 87 et s.
189
Al-Ṭ abarī, II, p. 1811, trad. vol. XXVI, p. 165.
190
M. Lecker, « Biographical Notes », p. 54.
191
Pour la liste des ouvrages attribués à al-Zuhrī, voir F. M. Donner, Narratives,
p. 301 ; G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 54.
192
A. Elad, « Community of Believers », p. 261-262.
193
A. Elad, « Community of Believers », p. 262.
194
A. Elad, « Community of Believers », p. 262 ; M. Lecker, « Biographical Notes »,
p. 27 et « al-Zuhrī ».
195
Voir en particulier infra les éléments relatifs à Umar II, chapitre VI. Sur Mālik
et le Muwaṭtạ , voir notamment J. Schacht, « Mālik b. Anas » et surtout Y. Dutton, he
Origins of Islamic Law.
196
A. Noth et L. I. Conrad, he Early Arabic ; voir les remarques de Ch. F. Robin-
son, « he Study », et F. M. Donner, Narratives, p. 125 et s.
197
Sur ces thèmes voir surtout F. M. Donner, Narratives, p. 147 et s., p. 227, et
J. Johns, « Archaeology and the History of Early Islam », p. 433.
est à comprendre dans le contexte plus large d’un projet global des
Omeyyades, dont il constitue un aspect important, dans la mesure
où la maîtrise du passé se donne à lire comme un acte essentiel de
légitimation. En efet, ces eforts de constitution de corpus, d’écriture
et de réécriture touchèrent aussi l’ensemble du domaine scripturaire :
Coran, ḥ adīt̠ et sunna constituèrent des préoccupations centrales de
la première dynastie de l’islam. Ils s’accompagnent de surcroît d’un
travail de codiication notable, en particulier du côté des rituels isla-
miques198. Cet état de fait a longtemps été obscurci par la nature même
de la documentation permettant d’appréhender la période, ce qui a
probablement conduit à sous-estimer la place capitale qu’occupent les
Omeyyades dans ces processus. Il faut ajouter qu’il est tout à fait illu-
soire de vouloir dissocier complètement ces divers champs d’écriture.
Les cloisons ne sont pas étanches entre des écritures « religieuses »,
« juridiques » ou « jurisprudentielles », « historiques », etc. Si ces difé-
rents types d’écrits possèdent bien entendu leurs spéciicités propres,
ils procèdent d’une même démarche et sont souvent le fait des mêmes
auteurs. Ce sont des écrits d’autorité, dans un processus engagé visant
à la « canonisation » d’une révélation qui se veut l’ultime, d’une iden-
tité musulmane qui se précise et d’une histoire islamique qui s’eforce
d’intégrer les héritages d’un passé monothéiste et hellénistique199.
F. M. Donner a souligné que, dans ce processus d’historicisation, ce ne
sont pas les seules informations qui furent collectées et organisées, mais
aussi des légendes et des matériaux non historiques, qui furent placés
dans le contexte des thèmes de cette historiographie naissante200.
L’intérêt des califes omeyyades pour l’histoire avait aussi des raisons
pratiques, notamment en raison des vertus éducatives de la discipline,
ainsi que des enseignements qui pouvaient en être tirés en terme de
pratique du pouvoir et de gouvernement. Hišām b. Abd al-Malik, qui
it donc d’al-Zuhrī le précepteur de ses ils, commandita par exemple
la traduction en arabe d’un ouvrage sur l’histoire des empereurs sas-
198
Voir F. M. Donner, « Umayyad Eforts at Legitimation ». Ces initiatives du
pouvoir omeyyade ne se limitent bien entendu pas aux seuls aspects écrits. Ils se
matérialisent aussi par l’inscription d’un pouvoir islamique dans l’espace, par le
biais de programmes architecturaux de grande ampleur, et plus largement dans la
vie quotidienne, comme par le truchement des réformes monétaires initiées par Abd
al-Malik.
199
Voir en particulier Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 45, et A. Ched-
dadi, Les Arabes, notamment p. 127 et s.
200
F. M. Donner, Narratives, p. 209-214.
201
D. Gutas, Greek hought, p. 27 ; Al-Mas ūdī, Al-Tanbīh, éd. p. 106, trad. p. 151.
D. Gutas relève également la mention de l’éventuelle traduction d’un ouvrage médical
grec sous Marwān Ier ou Umar II (Greek hought, p. 24). Le grand mouvement de
traduction, des sciences et de la philosophie grecques vers l’arabe est bien entendu
associée à la Bagdad abbasside, en particulier autour de la bayt al-ḥ ikma du calife
al-Ma mūn (198-218/813-833), ainsi que le soulignent notamment les travaux de
D. Gutas. G. Saliba a toutefois mis en lumière le rôle considérable que jouèrent les
Omeyyades dans l’amorce de ce processus de traduction, à compter de la politique
d’arabisation voulue par Abd al-Malik (voir G. Saliba, Islamic Science, chapitres 1
et 2).
202
Ibn al-Muqafa , Risāla fī al-ṣaḥ āba ; Abū Yūsuf Ya qūb, Kitāb al-ḫ arāj ; voir sur
ce genre littéraire C. E. Bosworth, « An Early Arabic Mirror for Princes » et, du même,
« Administrative Literature », p. 165-167.
203
Ibn Ḫ aldūn, Le livre des exemples, p. 44.
204
F. M. Donner, « he Problem », p. 12-15 ; J. Van Ess, heologie, p. 81-82.
205
Comme par exemple Sa īd b. Abd al- Azīz al-Tanūḫī, reprit à son tour par
al-Balād̠urī, voir infra.
206
F. M. Donner, « he Problem », p. 15-18 ; J. Van Ess, heologie, p. 114-117 ;
S. C. Judd, « Ibn Asākir’s Sources », p. 81.
207
S. C. Judd, « Competitive Hagiography », p. 28.
208
Ces continuités ne sont pas l’apanage des seuls historiens et transmetteurs,
mais sont également attestées dans l’administration, les carrières militaires, etc. On
se reportera en particulier sur ce point aux travaux de I. I. Bligh-Abramski, « Evolu-
tion versus Revolution » et d’A. Elad « Aspects of the transition ». Voir en outre infra,
chapitre VII.
209
F. M. Donner, « he Problem », p. 18-20 ; A. Elad, « Community of Believers »,
p. 263. Sur la tombe de Umar II et les pèlerinages qui s’y développèrent, voir en der-
nier lieu A. Borrut, « Entre tradition et histoire », p. 351-352.
210
Il n’est pas question de s’étendre ici sur les aspects doctrinaux développés par
al-Awzā ī. Voir essentiellement S. C. Judd, he hird Fitna, p. 153 et s., « Ghaylan al-
Dimashqi » et « Competitive Hagiography » ; G. Conrad, Die Quḍāt ; J. Van Ess, heo-
logie et Anfänge, p. 207-213. Pour une approche du contexte générale de la période,
219
GAS, I, p. 100-101.
220
F. Rosenthal, « Ibn Ā idh ».
221
Voir G. Conrad, Die Quḍāt, p. 167, note 155 ; A. Elad, « he Beginning »,
p. 74-75 ; E. Landau-Tasseron, « On the Reconstruction », p. 49. Les traditions d’Ibn
Ā id̠ furent transmises par Baqī via Bakkār b. Abd Allāh ; les éléments attribués à Ibn
Ā id̠ cités par Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāṭ ne vont chronologiquement pas au-delà du début du
califat de Abd al-Malik.
56 chapitre i
récupéré à l’histoire par des auteurs beaucoup plus tardifs222. L’une des
explications possible de cet « oubli » d’Ibn Ā id̠ réside dans l’étude de
ses propres informateurs. Il s’avère en efet largement tributaire d’al-
Walīd b. Muslim, ainsi que l’a noté A. Elad223, même s’il s’appuie aussi
sur d’autres sources. Ibn Ā id̠ possédait d’ailleurs chez lui une copie
du Kitāb al-Fitan d’al-Walīd b. Muslim224. En conséquence, lorsque
al-Walīd b. Muslim est cité par les auteurs ignorant Ibn Ā id̠, cela peut
expliquer l’oubli de ce dernier.
Abū Zur a al-Dimašqī (m. 281/894) fait igure d’exception dans ce
panorama des auteurs syriens, dans la mesure où son ouvrage est pré-
servé225. Issu d’un milieu qaysite, et né entre 195/811 et 200/815, il
ofre un exemple probant du maintien d’une activité historique dans
le Šām de la seconde moitié du iiie/ixe siècle. Pour Abū Zur a, l’histoire
se résume à l’islam et commence par conséquent avec la naissance
du Prophète. Il passe ensuite totalement sous silence le califat de Alī,
se bornant à mentionner une itna de cinq ans après l’assassinat de
Utm̠ ān226 : il suggère par là même une continuité entre Mu āwiya, qui
réunit la umma au terme de cette première grande crise, et son aïeul.
Son ta rīḫ n’en porte pas moins les stigmates de jugements variables
sur les califes omeyyades, ainsi qu’en témoigne le choix du vocabulaire
pour désigner l’accession de tel ou tel souverain. S’il s’appuie essentiel-
lement sur des isnād-s « iraqiens » lorsqu’il traite de la période prophé-
tique, Abū Zur a fait ensuite majoritairement appel à des transmetteurs
syriens : al-Walīd b. Muslim al-Umawī al-Dimašqī (m. 194/810) est sa
source principale, pour la période entre Abū Bakr et Mu āwiya227, avant
qu’Abū Mushir (m. 218/833), lui-même assez régulièrement tributaire
de Sa īd b. Abd al- Azīz al-Tanūḫī (m. 167/784), ne remplisse cette
fonction pour la période marwanide et celle des premiers Abbassides.
222
Ces sources utilisant Ibn Ā id̠, avec ce qu’elles nous apprennent sur ses ouvrages
perdus, sont étudiées en détail par A. Elad, « he Beginnings », p. 67-100.
223
A. Elad, « he Beginnings », p. 99-100 ; Baqī b. Maḫlad, rawī de Ḫ alīfa b. Ḫ ayyāṭ,
donne souvent des isnād-s ou Ibn Ā id̠ s’appuie sur al-Walīd b. Muslim.
224
A. Elad, « he Beginnings », p. 128.
225
L’auteur, comme son ouvrage, demeure toutefois trop peu étudié. Signalons les
études pionnières de G. Rotter, « Abū Zur a », G. Conrad, « Das Kitab » et en dernier
lieu W. al-Qāḍī, « A Documentary Report ». Voir en outre GAS, I, p. 100-101, et la
copieuse introduction à l’édition du Ta rīḫ d’Abū Zur a par S. A. al-Qujānī, p. 1-94.
226
Abū Zur a, Ta rīḫ , p. 187.
227
G. Rotter, « Abū Zur a », p. 98-99.
l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 57
228
Ch. F. Robinson, Islamic Historiography, p. 94 ; la liste de ces ouvrages igure en
annexe de celui de F. M. Donner, Narratives, p. 297-306.
229
A. Elad, « he Beginnings », notamment p. 116 et s.
230
GAS, I, p. 280-283 ; F. M. Donner, Narratives, p. 183, 239.
58 chapitre i
231
Al-Ṭ abarī, II, 428, trad. vol. XIX, p. 225 ; F. M. Donner, Narratives, p. 239. Voir
aussi un autre passage rapporté par al-Ṭ abarī (II, p. 199 ; trad. vol. XVIII, p. 211),
où le calife al-Walīd interroge al-Zuhrī sur la durée de vie des califes, et notamment
l’âge de Mu āwiya lors de son décès. C’est peut-être la même source qui est mise à
contribution au sujet de la durée du califat d’al-Walīd b. Abd al-Malik, al-Ṭ abarī, II,
p. 1269, trad. vol. XXIII, p. 218.
232
F. M. Donner, Narratives, p. 240, 303, 305 ; GAS, I, p. 307-308.
233
F. M. Donner, Narratives, p. 195, 303 ; GAS, I, p. 307-308.
234
F. M. Donner, Narratives, p. 304.
235
Al-Mas ūdī, Murūj, éd. I, p. 12 ; trad. I, p. 5 ; F. M. Donner, Narratives, p. 195,
305 ; GAS, I, p. 312.
236
Al-Mas ūdī, Murūj, éd. I, p. 14-15 ; trad. I, p. 6.
l’écriture de l’histoire dans l’espace syrien 59
237
Kitāb al-barahīn fī imāmat al-Umawīyīn, mentionné dans le Kitāb al-Tanbīh,
éd. p. 336-337, trad. p. 433. Voir aussi P. M. Cobb, White Banners, p. 51-55 et
« Al-Maqrīzī », p. 70.
238
Dès le milieu du viiie siècle, l’existence de compositions en arabe est connue des
voisins de l’empire islamique, ainsi qu’en témoigne le T’ung tien, une source chinoise
présentée par Tu Yu en 801, s’appuyant notamment sur le témoignage d’un certain
Tu Huan, fait prisonnier lors de la bataille du Talas et autorisé à retourner en Chine
en 762. L’ouvrage propose en particulier une description des barbares de l’Ouest, les
Arabes, dans laquelle il est notamment noté qu’ils possèdent « une littérature qui est
diférente de celle de Perse ». Voir R. G. Hoyland, Seeing, p. 245.
239
Voir les interrogations de G. Rotter sur les possibilités d’utilisation des maté-
riaux « syriens » à l’époque abbasside, « Abū Zur a », p. 102.
60 chapitre i
240
Sur les sources chrétiennes et la circulation de l’information à intention histori-
que dans le Proche-Orient des débuts de l’islam, voir chapitre III.