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LES FILLES-SOLDATS

grandes oubliées des conflits en Afrique


Anatole Ayissi et Catherine Maia

S.E.R. | Études

2004/7 - Tome 401


pages 19 à 29

ISSN 0014-1941

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/revue-etudes-2004-7-page-19.htm
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Ayissi Anatole et Maia Catherine, « Les filles-soldats » grandes oubliées des conflits en Afrique,

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Études, 2004/7 Tome 401, p. 19-29.
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Sociétés

Les filles-soldats
grandes oubliées des conflits en Afrique

A NATOLE AYISSI et C ATHERINE M AIA 1


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Les femmes et les filles ne sont pas uniquement victimes des
conflits armés : elles sont aussi des actrices actives et participantes
aux conflits.
Les efforts pour résoudre ces conflits et s’attaquer à leurs causes
profondes ne connaîtront pas de succès, à moins que nous ne
donnions plus de pouvoir à celles et ceux qui en ont souffert – y
compris et en particulier les femmes.

KOFI ANNAN 2

O
1. Les opinions exprimées N ESTIME actuellement au moins à 300 000 le
dans cet article n’engagent
que leurs auteurs. nombre d’enfants qui participent à des hostilités
2. Respectivement p. 3 et armées à travers le monde, dont 120 000 sur le seul
IX, dans Women, Peace and
Security. Study Submitted
continent africain. Si ce chiffre suffit à montrer l’ampleur du
by the Secretary-General phénomène, il sous-estime vraisemblablement la réalité. Parce
Pursuant to Security Coun-
cil Resolution 1325 (2000), qu’ils sont cachés par ceux-là mêmes qui les recrutent, parce
New York, Nations Unies,
2002, notre traduction,
que leur âge véritable est falsifié sur les documents officiels,
(http://www.un.org/wome parce qu’ils combattent dans des zones qui font l’objet d’une
nwatch/daw/public/eWPS.
pdf). couverture médiatique ténue, ces jeunes soldats demeurent le
3. Voir Rachel Brett et plus souvent « invisibles 3 ».

Anatole AYISSI : Bureau du Représentant spécial


du Secrétaire général des Nations Unies pour l’Afrique
de l’Ouest, Dakar, Sénégal.
Catherine M AIA : Université de Bourgogne, Dijon, France.
Face à ce drame, la communauté internationale a inten- Margaret MCCallin, Chil-
dren : The Invisible Soldiers,
sifié ses efforts, afin de lutter contre l’utilisation des enfants Stockholm, Rädda Barnen/
dans les conflits armés. Depuis 1998, date à laquelle le Conseil Save the Children, 2e éd.,
1998. Voir également le
de Sécurité s’est saisi du sujet, celui-ci a gravi lentement rapport de Graça Machel
soumis en 1996 à l’Assem-
l’échelle des sanctions possibles : rapports, résolutions deman- blée générale des Nations
dant aux parties de respecter le droit international et, depuis Unies, Impact of armed
conflict on children, Docu-
2002, liste nominative des groupes armés recrutant des ment Nations Unies A/51/
306, ainsi que le numéro
enfants, une politique de naming and shaming qui constitue spécial de la revue de l’Ins-
une première dans cet univers feutré et d’extrême prudence titut des Nations Unies
pour la Recherche sur le
que sont les Nations Unies. Désarmement (UNIDIR),
Disarmament Forum,
Malheureusement, ces efforts se concentrent quasi « Children and Security »,
exclusivement sur le cas des jeunes garçons. Et pour cause : si vol. 3, 2002, notamment A.
Ayissi, « Protecting Chil-
le terme « enfant » peut être d’un genre aussi bien masculin dren in Armed Conflict :
From Commitment to
que féminin, derrière l’ambivalence, c’est bien le masculin qui Compliance », p. 5-16.
l’emporte. A l’expression « enfant-soldat », c’est très générale-
ment le visage d’un garçon qui est associé. Quand on daigne
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consacrer quelques lignes à la situation des jeunes filles, leur
évocation se fait uniquement en termes de victimes passives
de sévices sexuels 4. 4. Voir Susan McKay et
Dyan Mazurana, Girls in
Il ne s’agit évidemment pas de minimiser l’importance Militaries, Paramilitaries
de ce phénomène, mais il convient de ne pas occulter le fait and Armed Opposition
Groups, Coalition to Pre-
que des fillettes, à l’instar des garçons, sont directement impli- vent the Abuse of Child
Soldiers, 2000 (http://www.
quées dans les hostilités armées à travers les nombreuses waraffectedchildren.gc.ca/
tâches qu’elles assument, et qu’elles sont aussi envoyées au girls-en.asp).

front. Les filles-soldats sont une réalité que trop de protago-


nistes des conflits armés tendent à masquer, niant leur pré-
sence dans leurs propres rangs, tout en dénonçant mollement
leur enrôlement au sein de ceux de leurs opposants. Pourtant,
aujourd’hui, au Libéria, au Congo ou en Côte-d’Ivoire, tout
comme hier en Ethiopie, au Mozambique ou en Sierra Leone,
entre autres, de nombreuses petites Africaines sont transfor-
mées en de redoutables armes de guerre par des adultes assoif-
fés de victoires et de pouvoir.
Méconnues du grand public, ces filles combattantes
sont les grandes oubliées de la lutte contre le drame des
enfants-soldats : oubliées dans les statistiques officielles, au
point qu’il est très difficile d’évaluer précisément leur nombre
— sans doute un tiers de l’ensemble des enfants-soldats 5 ; 5. Idem.
elles sont également oubliées dans les programmes de recons-
truction post-conflit, ce qui les prive de chances sérieuses de
réintégration sociale.
Enfants-soldats : les filles aussi !
Le Protocole facultatif à la Convention internationale des
droits de l’enfant concernant l’implication d’enfants dans les
conflits armés, entré en vigueur en 2002, interdit l’utilisation
de jeunes de moins de 18 ans. Mais ce traité ne fait que fixer un
âge-plancher. Or, définir la réalité de ce que recouvre le terme
« enfant-soldat » exige également d’y inclure les différents
rôles et tâches qui sont impartis à ces jeunes.
Bien qu’il n’existe encore à ce sujet aucun instrument
juridique, un consensus s’est dégagé au sein de la commu-
nauté internationale pour retenir la définition large, et sans
doute la plus appropriée à la réalité, qui a été formulée lors de
la Conférence sur la prévention, la démobilisation et la réinté-
gration sociale des enfants-soldats qui s’est tenue au Cap
(Afrique du Sud), en 1997. Selon les Principes du Cap :
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Toute personne de moins de 18 ans qui appartient à une force régulière
ou un groupe armé est un enfant-soldat. L’expression enfant-soldat
ne se réfère pas uniquement à ceux qui portent ou ont porté les
armes, mais également à ceux qui servent comme cuisiniers, porteurs,
6. Principes du Cap concer-
nant la prévention du messagers... et aux non-membres de la famille qui accompagnent ces
recrutement d’enfants dans groupes, y compris les jeunes filles recrutées à des fins sexuelles
les forces armées, la démobi-
lisation et la réinsertion
ou contraintes au mariage 6.
sociale des enfants-soldats
en Afrique, adoptés lors Cette définition rompt avec l’image dominante, stéréo-
d’un symposium conjoint
de l’UNICEF et d’ONG, le typée et sexiste des soldats comme personnes de sexe mascu-
30 avril 1997. Bien que cet- lin portant une arme. Elle permet de poser cette question
te définition des enfants-
soldats ne soit pas juridi- cruciale et trop souvent omise : où sont les filles 7 ?
quement contraignante,
l’UNICEF et d’autres orga- Les exemples abondent de jeunes filles participant acti-
nismes de protection de vement aux batailles. La criminalisation croissante des chefs
l’enfant l’utilisent dans le
cadre de leur travail. de guerre et les développements technologiques dans la fabri-
7. Cette question est le titre cation des armes — désormais plus légères et aisément
d’une importante étude,
qui offre une meilleure maniables — facilitent cette utilisation des enfants en général,
visibilité du phénomène et des filles en particulier.
des filles-soldats. Voir
Susan McKay et Dyan La petite Sarah, de Sierra Leone, avait 14 ans lorsqu’elle
Mazurana, Où sont les
filles ?, Montréal, Droits et rallia les forces de l’infâme Front Révolutionnaire Uni. Aisha,
Démocratie, 2004. de Somalie, avait décidé, jeune adolescente, de devenir
8. Voir Elisabeth Rehn et membre d’une milice composée de cinquante membres,
Ellen Johnson Sirleaf,
Women, War and Peace. toutes des femmes 8. En République Démocratique du Congo,
The Independent Experts’
Assessment, New York, Natalia a été enrôlée à l’âge de 12 ans. Jeanne, Bénédicte,
United Nations Develop- Emilie, et bien d’autres fillettes encore, étaient toutes à peine
ment Fund for Women
(UNIFEM), p. 119. âgées de 11 ans lorsqu’elles ont commencé à combattre auprès
des différentes factions qui s’arrachent la dépouille de cet
immense et tragique pays 9. A l’ouest de la Côte-d’Ivoire, Seton, 9. Voir le Rapport d’Am-
nesty International, Répu-
un jeune « général » de 19 ans, dont sept passés les armes blique Démocratique du
à la main, est « accompagné par une combattante armée Congo : enfants et guerre,
publié le 9 septembre 2003.
d’un lance-roquettes RPG et un groupe d’enfants-soldats
fumant des joints 10 ». 10. Patrick Saint-Paul, « Le
général Seton, 19 ans,
D’après l’ONU, 6 000 des 76 000 combattants désarmés commandant des enfants-
et démobilisés entre 1998 et 2003 en Sierra Leone étaient soldats, révèle : “J’ai été
recruté pour manger le
des enfants. Parmi ceux-ci, la moitié étaient des filles. cœur de Gbagbo” », Le
Figaro, 21 janvier 2003.
Malheureusement, ainsi que le reconnaît l’opération de paix
des Nations Unies dans ce pays, « les forces combattantes ne
révèlent pas la présence » de ces enfants 11, qui ne peuvent donc 11. United Nations Opera-
tion in Sierra Leone
pas bénéficier des programmes de Désarmement, Démobili- (UNAMSIL), The DDR
sation et Réinsertion (DDR) 12. Process in Sierra Leone Les-
sons Learned, Freetown,
Ravagée par une guerre qui dure depuis bientôt huit DDR Coordination Sec-
tion, août 2003, p. 16.
ans, la République Démocratique du Congo est aujourd’hui
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12. Dans le jargon des
l’un des pays au monde les plus affectés par le fléau des experts en reconstruction
enfants-soldats. Recrutés à grande échelle comme combat- post-conflit, le « désarme-
ment, démobilisation et
tants par tous les belligérants, environ 6 000 de ces jeunes pro- réinsertion » des ex-com-
battants est plus connu
lifèrent dans la seule petite bourgade de Bunia. Parmi ces sous son acronyme
combattants aux dents de lait, là encore, on note la présence de « DDR ». Nous adopterons
cette appellation dans la
très nombreuses filles, sans que l’on puisse chiffrer leur suite de cet article.
nombre avec précision 13. 13. Taman Ahmed Jama,
« Rape of Innocence »,
Au Libéria, les médias font très peu écho au fait que News Africa, 30 novembre
l’un des chefs de guerre les plus impitoyables — et donc les 2003, p. 20-22.

plus respectés et craints, aussi bien par les combattants que par
les civils — n’est autre que le colonel Black Diamond, une
jeune femme de tout juste 22 ans qui, après avoir été violée à
l’âge de 17 ans par des soldats de Charles Taylor, a décidé de
rejoindre la rébellion 14. Elle est aujourd’hui à la tête d’une 14. BBC, « Liberia’s Women
Killers », 26 août 2003
unité rebelle de femmes combattantes rompues au maniement (http://news.bbc.co.uk/2/
des armes. C’est ainsi que le très sérieux Christian Science hi/africa/ 3181529.stm).

Monitor relève que certains des guerriers les plus féroces de la


guerre du Libéria « portent des corsages moulants et se liment
les ongles » (en d’autres termes, sont des jeunes filles sou-
cieuses de leur image), et considère Black Diamond comme
« le prototype même de l’héroïne d’action, une sorte de “Lara
Croft” africaine 15 » — à la différence que nous ne sommes pas 15. Nicole Itano, « The
Sisters-in-Arms of Libe-
dans un jeu vidéo, mais bien dans la réalité ! ria’s War », The Christian
On pourrait penser que cette instrumentalisation des Science Monitor, 26 août
2003, notre traduction.
enfants est le domaine réservé des groupes rebelles, mais il
n’en est rien. L’observation des scènes de conflits en Afrique
16. Susan McKay et Dyan
Mazurana, Girls in Milita- montre que « les filles sont utilisées autant par les forces gou-
ries, Paramilitaries and
Armed Opposition Groups,
vernementales que par les forces paramilitaires, les milices et
op. cit. les groupes d’opposition armés 16 ».

Les causes d’une infamie


Le plus souvent, les enfants, filles ou garçons, sont recrutés par
la force après avoir été enlevés à leur famille. Vulnérables phy-
siquement, mentalement et émotionnellement, ils sont plus
dociles et plus malléables que des adultes. Dans le cas où
l’engagement est « volontaire », il relève d’une stratégie déses-
pérée de survie. D’ailleurs, lorsque la guerre s’enlise et décime
les familles, nombre d’enfants se retrouvent orphelins, sans
autres perspectives de subsistance que de rejoindre les groupes
armés où porter une arme leur donnera le sentiment d’exister
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et d’être protégés.
Mais des raisons plus spécifiques peuvent également
pousser les filles à s’enrôler. Elles peuvent, en effet, chercher à
fuir une situation de subordination ou d’exploitation et
rejoindre les rangs des forces armées pour démontrer leur
égale dignité avec leurs « frères ». Certaines croient qu’elles
seront davantage à l’abri des abus sexuels en brandissant une
arme. Mais, si quelques-unes trouvent un refuge et se forgent
une autorité au sein des forces et groupes armés, nombreuses
sont celles qui continuent de se faire exploiter.
Une fois enrôlées, les filles remplissent de nombreuses
17. Pour un essai de typo- fonctions 17 sur les champs de bataille. Certaines jouent le rôle
logie, voir Susan McKay et
Dyan Mazurana, Où sont de troupes d’assaut, c’est-à-dire de fantassins directement au
les filles ?, op. cit. contact de l’ennemi, arme au poing et machette ou grenade en
bandoulière. A cause de leur redoutable efficacité et de leur
grande fidélité à « leurs » hommes, les filles combattantes sont
également utilisées comme agents de missions suicides et dans
des tâches aussi délicates que la sécurité et la garde rapprochée
des chefs de guerre ou des missions d’espionnage et d’infiltra-
tion des troupes ennemies.
Celles qui ne se retrouvent pas directement sur la ligne
de front participent aux mouvements armés des troupes régu-
lières ou rebelles dans un rôle de support logistique. Elles font
le guet, soignent les blessés, cuisinent, s’occupent des tâches
ménagères et de l’entretien des camps et des baraques. Elles
sont pilleuses, informatrices ou messagères. Elles peuvent éga-
lement être utilisées comme porteuses de bagages, de matériel
logistique, parfois de blessés. Celles qui sont trop faibles pour
porter de telles charges s’exposent au risque d’être rouées de
coups, voire tuées. Pour une bonne part, elles sont chargées du
« confort » des combattants mâles : épouses forcées de chefs de
guerre ou véritables esclaves sexuelles, elles courent des risques
accrus de contamination par le VIH et par d’autres maladies
sexuellement transmissibles.
Même si les garçons ne sont pas totalement épargnés,
ce sont les filles et les adolescentes qui paient le plus lourd tri-
but en sévices sexuels et viols. Ces abus s’accompagnent de
lésions corporelles graves, parfois douloureuses et invalidantes
à vie, de grossesses non désirées et d’avortements à hauts
risques. Les jeunes filles-soldats qui parviennent au terme de
leur grossesse accouchent sans accès à des soins médicaux,
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dans des conditions peu hygiéniques, seules ou avec l’assis-
tance de personnes inexpérimentées. Leur condition physique
dégradée — elles sont souvent sous-alimentées, atteintes de
blessures ou de maladies — augmente les risques de décès
maternels et infantiles. Dans ces circonstances, ces jeunes
mères ne parviennent souvent pas à allaiter leur enfant. Elles
sont nombreuses avec leurs bébés à ne pas survivre.
Il est évident que les filles combattantes concourent
activement à l’efficacité des combats. En effet, la guerre est un
processus dans lequel l’empoignade au front n’est que l’étape
ultime. La préparation, l’encadrement, l’entretien, tant phy- 18. Women, Peace and
Security. Study Submitted
siques que psychologiques des troupes, la collecte de l’infor- by the Secretary-General
Pursuant to Security Coun-
mation, sont des domaines où les enfants-soldats en général, et cil Resolution 1325 (2000),
les filles combattantes en particulier, jouent un rôle détermi- op. cit., p. 129-130.

nant. Il est donc étonnant que les programmes de reconstruc- 19. United Nations,
Department of Disarma-
tion post-conflit ne tiennent généralement pas compte de ment Affairs, « Gender
Perspectives on Small
cette évidence et préfèrent la « conception limitée 18 » du soldat Arms », Briefing Notes, 3
qui privilégie les « combattants au premier degré » — primary octobre 2001 (http://disar
mament2.un.org/gender.
armed combatants 19. htm).

Désarmement et réinsertion
Victimes de la cruauté du destin, ces fillettes, et tous les enfants
en général, restent profondément traumatisés, aussi bien phy-
siquement que psychologiquement, par les dures épreuves
qu’ils ont dû traverser à un âge bien trop tendre. Mais, à ces
souffrances durables s’ajoute pour les filles la négligence dont
elles sont l’objet lors des programmes de DDR, dont l’objectif
est d’aider à la réhabilitation des jeunes qui ont été associés
aux forces et groupes armés.
Alors même qu’elles devraient faire l’objet d’une atten-
tion spéciale dans les processus de sortie de crise, elles sont
tout bonnement dépouillées de leur statut de soldats lorsqu’il
s’agit de faire profiter les ex-combattants des programmes de
DDR. Quand le moment arrive de faire la paix et de partager
pouvoir, honneurs, prébendes et dividendes entre les différents
acteurs du conflit, les soldats féminins ayant combattu auprès
de leurs collègues masculins disparaissent subitement de la
scène publique. Une telle injustice les prive non seulement, à
moyen terme, des bénéfices des programmes de DDR des
anciens combattants, mais aussi, à plus long terme, de réelles
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chances de réintégration sociale.
Déjà à peine apparentes lors des combats, lorsque la
paix revient, les filles deviennent pour ainsi dire invisibles. Qui
se soucie de savoir ce qu’elles deviennent une fois retirées des
forces combattantes ? Qui se soucie de leur proposer des alter-
natives viables à la vie militaire ? Qui se soucie du désir de
celles qui souhaiteraient réintégrer les nouvelles forces régu-
lières après le conflit ? Quand elles ne sont pas totalement
oubliées — comme ce fut le cas lors de l’éphémère et chao-
tique processus de DDR qui a eu lieu lors de la fin de la pre-
mière guerre du Libéria, en 1997 —, dans la plupart des cas le
pourcentage de celles qui passent par les programmes de DDR
est négligeable, comparé aux garçons.
L’on observe, par exemple, que sur un groupe de
2 000 enfants ayant bénéficié du programme de DDR à l’est de
la République Démocratique du Congo, à la fin de l’année
20. Taman Ahmed Jama, dernière, on ne comptait que... deux filles 20. En Sierra Leone
« Rape of Innocence », op.
cit., p. 20-22. voisine, un rapport récent reconnaît que le processus de
DDR n’a pas pris en compte les besoins spécifiques des filles,
alors qu’elles ont souvent subi des violences encore plus
abominables que les garçons. Dans l’avenir, recommande
la Mission des Nations Unies en Sierra Leone, la situation
particulière des filles et :
les implications des questions spécifiques relatives au genre devraient
être prises en compte prioritairement tout au long des processus de
DDR [...], notamment en accord avec la résolution 1366 du Conseil de
Sécurité, qui appelle pour une plus grande perspective genre dans les
mandats des opérations de maintien et de consolidation de la paix 21. 21. United Nations Opera-
tion in Sierra Leone
(UNAMSIL), The DDR
Process in Sierra Leone :
Pour le moment, de nombreuses filles se voient Lessons Learned, Freetown,
DDR Coordination Sec-
ainsi exclues de la démobilisation, parce qu’elles ne sont tion, août 2003, p. 16,
pas considérées comme de « vrais soldats », mais seule- notre traduction.

ment comme des « épouses » ou des accompagnatrices des


combattants mâles 22. Dès lors, hors programme, elles sont 22. Voir Rachel Brett et
Irma Specht, Young Sol-
aussi hors réinsertion. diers : Why they Choose to
L’une des raisons fondamentales du rapport de syno- Fight, Genève, Organisa-
tion Internationale du Tra-
nymie que, consciemment ou inconsciemment, l’on établit vail, 2004.
entre « enfant-soldat » et « garçon-combattant » puise ses
racines dans des stéréotypes solidement ancrés dans un uni-
vers culturel qui établit un rapport direct entre la masculinité
et la puissance, le pouvoir et la violence armée. Cette hégémo-
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nie masculine sur les affaires d’armes et des armées explique la
priorité accordée aux « adultes mâles au-dessus de 18 ans, plus
conforme à la définition internationale du soldat » dans les
programmes de DDR. Aujourd’hui, les experts en DDR sont
unanimes pour reconnaître que cette « conception limitée de
combattant [...] constitue un problème » majeur pour la réus-
site durable de ces programmes 23. 23. Women, Peace and
Security. Study Submitted
L’exclusion des filles-soldats de la catégorie de combat- by the Secretary-General
tants est également perceptible dans les images et symboles Pursuant to Security Coun-
cil Resolution 1325 (2000),
utilisés dans les campagnes de sensibilisation contre l’utilisa- op. cit., p. 129, notre tra-
duction.
tion des enfants comme outils de violence armée. Les posters
montrent presque exclusivement de petits garçons affublés de
larges tenues militaires et de fusils d’assaut aussi hauts et
lourds que leur petit être. Le message, tacite ou « subliminal »,
est clair : il n’existe pas de filles combattantes. Dans cette
logique, l’assistance destinée au DDR sera orientée vers les
garçons, les filles étant soit abandonnées à elles-mêmes, soit,
dans la meilleure des hypothèses, déclarées zones compétentes
du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés et
des organisations humanitaires.
Une fois démobilisées, les filles-soldats sont habituelle-
ment « réintégrées » dans une société qui n’a changé ni d’atti-
tude envers elles, ni de conception sur leur rôle au sein de cette
société. Les probabilités pour qu’elles soient abusées et exploi-
tées n’ont pas changé. La stigmatisation des viols et grossesses
extra-maritales non seulement mine leur estime d’elles-
mêmes, mais complique aussi leur retour dans leur commu-
nauté et leur réinsertion dans une société qui les considère
comme impures. Le seul sort qui attend bon nombre de ces
anciennes combattantes est la marginalisation ou l’ostracisme.
Les mères célibataires sont même souvent considérées comme
des prostituées.
Concrètement, la mise en place de programmes effi-
caces et appropriés d’aide à la réinsertion post-conflit exige de
tenir compte des besoins différents des filles et des garçons et
de leur statut social dans la société. Il est crucial, en particulier,
d’aider les femmes qui ont été violées en leur offrant un suivi
sanitaire et psychologique, ainsi que l’occasion de se lancer
dans des activités rémunératrices. Fort heureusement, grâce à
un important travail de sensibilisation et d’éducation conjoin-
tement mené par les Nations Unies, la société civile et certains
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États, les attitudes et convictions d’hier sont en train de chan-
ger de manière graduelle, réaliste et positive.

La résolution 1325 du Conseil de Sécurité


Les 24 et 25 octobre 2000, le Conseil de Sécurité des Nations
Unies a tenu une réunion sans précédent pour débattre du rôle
et de l’expérience des femmes en matière de conflits, de main-
tien et de consolidation de la paix. Au cours de cette impor-
tante rencontre, les représentants de quarante Etats membres
de l’ONU ont affirmé la double nécessité : d’une part, de
prendre des mesures plus énergiques pour protéger les
femmes en période de conflits ; d’autre part, de donner plus
d’importance à la participation des femmes dans tous les
24. Voir Women, Peace and aspects des processus de paix 24. Suite à ces débats, le Conseil de
Security. Study Submitted
by the Secretary-General Sécurité adoptait une semaine plus tard, à l’unanimité, la réso-
Pursuant to Security Coun-
cil Resolution 1325 (2000),
lution 1325 sur « Les femmes, la paix et la sécurité 25 ».
op. cit., p. 129 sq. Dans cette résolution, qualifiée d’« historique » par
25. Résolution du Conseil nombre d’observateurs, le Conseil, constatant :
de Sécurité, S/RES/1325
(2000), 31 octobre 2000.
avec préoccupation que la grande majorité de ceux qui subissent les
effets préjudiciables des conflits armés [...] sont des civils, en particulier
des femmes et des enfants, et que les combattants et les éléments armés
les prennent de plus en plus souvent pour cibles, et conscient des
conséquences qui en découlent pour l’instauration d’une paix durable
et pour la réconciliation
affirme sa volonté que les femmes et les jeunes filles soient
mieux protégées en temps de guerre, notamment contre les
sévices sexuels, et que les actes de violence commis contre
celles-ci fassent l’objet de poursuites judiciaires.
Soucieux de parvenir à plus d’équité entre les sexes, le
Conseil de Sécurité réaffirme :
le rôle important que les femmes jouent dans la prévention et le règle-
ment des conflits et dans la consolidation de la paix, et souligne qu’il
importe qu’elles participent sur un pied d’égalité à tous les efforts visant
à maintenir et à promouvoir la paix et la sécurité et qu’elles y
soient pleinement associées, et qu’il convient de les faire participer
davantage aux décisions prises en vue de la prévention et du règle-
ment des différends 26. 26. Idem, nous soulignons.

Sur la question cruciale du DDR des ex-combattants, le


Conseil est encore plus précis. Il recommande de porter une
attention particulière aux « effets des conflits sur les femmes et
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les petites filles » et de tenir spécialement compte du « rôle des
femmes dans la consolidation de la paix et la composante
femmes des processus de paix et de règlement des différends ».
Encore très largement sous-représentées dans la chaîne des
prises de décision, qui va de la prévention des conflits à leur
règlement et à la réconciliation qui s’ensuit, il importe en effet
que davantage de femmes soient affectées aux opérations de
maintien de la paix et aux missions sur le terrain organisées
par l’ONU, et que les gouvernements, et tous les organismes
des Nations Unies, veillent à ce que les femmes participent aux
décisions visant à mettre fin aux conflits, à édifier et consolider
la paix. Enfin, le Conseil :
engage tous ceux qui participent à la planification des opérations de
désarmement, de démobilisation et de réinsertion à prendre en considé-
ration les besoins différents des femmes et des hommes ex-combattants
et à tenir compte des personnes à leur charge 27. 27. Idem.

La résolution 1325 s’inscrit ainsi dans une évolution


qui augure peut-être d’un avenir moins sombre. L’espoir
semble d’autant plus autorisé que, sur le terrain des conflits
qui déchirent actuellement le continent africain et en rapport
avec les efforts de paix en cours, la résolution du Conseil de
Sécurité a commencé à porter des fruits. Contrairement aux
pratiques du passé, le processus de DDR en cours au Libéria,
par exemple, consacre tout un volet de son programme à
l’« assistance aux femmes ex-combattantes » — estimées
28. Liberian Disarmament. aujourd’hui entre 1 000 et 2 000 28. De même, le nouveau pro-
Demobilization, Rehabili-
tation and Reintegration gramme de DDR de Côte-d’Ivoire prévoit la prise en compte
Programme : Strategy and des filles et femmes ex-combattantes parmi les 30 000 per-
Implementation Frame-
work, Monrovia, Secretariat sonnes à désarmer et à réintégrer dans ce pays 29.
DDR Liberia, 31 octobre
2003. Signalons également que, en mars dernier, la publica-
29. Plan conjoint des opéra- tion des premiers actes d’accusation a marqué le début des
tions, Abidjan, Commis- procès des principaux responsables des atrocités commises
sion Nationale de Désar-
mement, de Démobilisa- pendant les dix années de guerre civile en Sierra Leone. Ceux-
tion et de Réinsertion
(CNDDR), janvier 2004. ci devront répondre devant une Cour spéciale internationale
de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, au rang
desquels, pour la première fois dans l’histoire, figurent l’enrô-
lement et la participation aux combats d’enfants de moins de
quinze ans, dont des fillettes.
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Il est heureux que, au travers de sa résolution 1325, le
Conseil de Sécurité ait envoyé un message fort à la commu-
nauté internationale. Toutefois, les progrès réalisés, notam-
ment en termes de prise de conscience et de prise en compte
de la question des enfants-soldats — y compris les filles —,
restent encore aussi minces que ponctuels. Dans la première
étude onusienne consacrée à cette question et publiée en 2002,
le Secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, le recon-
naît lui-même :
Si des mesures positives ont été adoptées pour mettre en œuvre la réso-
lution [1325], les femmes sont encore une minorité parmi ceux qui par-
ticipent aux négociations de paix et de sécurité, et reçoivent moins
d’attention que les hommes dans les accords d’après-conflit, le désar-
30. Women, Peace and mement et la reconstruction 30.
Security. Study Submitted
by the Secretary-General
Pursuant to Security Coun-
cil Resolution 1325 (2000), Il faut donc veiller à ne pas relâcher nos efforts pour
op. cit., p. IX. lutter contre le fléau des enfants utilisés comme instruments
de violence. Et dans cette lutte, surtout, ne pas oublier les filles !

ANATOLE AYISSI
CATHERINE MAIA

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