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L’ADOLESCENCE À L’ÉPREUVE DE LA DIFFÉRENCIATION SOCIALE UNE

ANALYSE DE L’ÉVOLUTION DES MANIÈRES D’HABITER DE JEUNES


RURAUX AVEC L’ÂGE

Julian Devaux

Presses Universitaires de France | « Sociologie »


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2015/4 Vol. 6 | pages 339 à 358
ISSN 2108-8845
ISBN 9782130651536
DOI 10.3917/socio.064.0339
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-sociologie-2015-4-page-339.htm
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Enquêtes

L’adolescence à l’épreuve de la différenciation sociale


Une analyse de l’évolution des manières d’habiter de jeunes ruraux avec l’âge

Adolescence in the face of social differentiation


An analysis of how the ways of living of rural youth change with age

par Julian Devaux*


R É S U M É A B S TR A C T

Alors que l’adolescence est souvent représentée While adolescence is often represented as an age of
comme un âge de « hors‑jeu social », cet article vise à “social isolation,” this article aims to identify the pro‑
rendre compte des processus de différenciation sociale cesses of social differentiation that gradually take place
qui s’opèrent peu à peu entre les individus au cours de among individuals during this period, based on an anal‑
cette période, à partir de l’analyse de leurs manières ysis of their ways of living (uses of territories, spatial di‑
d’habiter (usages des territoires, dimension spatiale mension of social resources and practices, residential
des ressources sociales et des pratiques, perspectives mobility prospects, etc.). To achieve this, the data re‑
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de mobilité résidentielle...). Pour ce faire, les données sulting from a localized ethnography conducted among
issues d’une ethnographie localisée réalisée auprès some twenty teenagers living in a rural village in the
d’une vingtaine d’adolescents résidant au sein d’un Île-de-France (greater Paris) region, combining various
village rural situé en Île‑de‑France et combinant diffé- methods of data collection (e.g. interviews, direct and
rentes méthodes de recueil de données (entretiens, ob- participant observations), enable us to ascertain the
servations directe et participante), permettent de rendre construction of various social provisions and trajectories
compte de la construction des différentes dispositions with age, as well as the conflictuality and distance that
sociales et trajectoires au fil de l’âge, en même temps gradually emerge among young people from the village.
que de la conflictualité et de la distance qui s’instaurent These observations are also an opportunity to highlight
progressivement entre jeunes de la commune. Cette the significant internal divisions that exist among work‑
réflexion représente aussi l’occasion de mettre en évi- ing-class young people today and to call into question
dence la grande division interne aux jeunes issus des the category of “rural youth” in view of the different
classes populaires aujourd’hui, en même temps que trajectories and ways of living that characterize these
de questionner la catégorie de « jeunesse rurale » au individuals.
regard des différents parcours et manières d’habiter qui
les caractérisent.

MOTS‑CLÉS : adolescence, rural, manières d’habiter, dif- KEYWORDS: Adolescence, rural, ways of living, social dif‑
férenciation sociale, âge ferentiation, age

* Docteur en sociologie, chercheur associé au Laboratoire Ville Mobilité Transport


École des Ponts ParisTech (UMR LVMT), 6‑8 avenue Blaise Pascal, Champs sur Marne, 77455 Marne‑la‑Vallée cedex 2, France
julian.devaux@enpc.fr

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S i les études sur l’adolescence sont foisonnantes ces der-


nières années dans le champ de la sociologie de la jeu-
nesse, concernant notamment l’existence d’une culture qui
cence, comme l’a souligné Olivier Galland (2011), sont depuis
longtemps associées dans les représentations à des valeurs
romanesques et de progrès, et à ce titre sont encore souvent
lui est spécifique (Galland, 2011 ; Pasquier, 2006 ; Le Breton, considérées comme une période de « no‑man’s land social »
2008 ; Glévarec, 2009), ces analyses ont tendance à véhiculer (Bourdieu, 1984). C’est d’autant plus vrai en ce qui concerne
une image unifiée de l’adolescence contemporaine et de ses l’adolescence qui est dans le sens commun consubstantielle-
processus de socialisation, et de fait à négliger les formes de ment présentée sous l’angle de la « crise psychologique » et de
différenciations sociales internes qui la traversent. Quand ils fait réduite à ses incertitudes et ses irresponsabilités, comme
tentent de mettre en lumière ces inégalités, ces travaux se foca- l’a notamment montré Charles‑Henry Cuin (2011). Cet article
lisent essentiellement sur les formes de différenciations gen- entend ainsi s’inscrire dans la continuité des analyses territoria-
rées dans la socialisation (Moulin, 2005 ; Metton‑Gayon, 2009 ; lisées de l’adolescence et prendre le revers de ces représenta-
Détrez, 2003), et oublient de questionner l’influence de l’appar- tions courantes, en rendant compte de manière empirique des
tenance sociale dans la construction des parcours à cet âge, processus de différenciation sociale qui s’opèrent au cours de
mis à part les travaux de Dominique Pasquier (2006), ou dans l’adolescence, c’est‑à‑dire des différentes positions et disposi-
une autre mesure ceux de Jean‑Claude Chamboredon (2015). tions à la fois sociales et genrées qui se dessinent au cours de
En réalité, ce sont plutôt des travaux récents en sociologie de cet âge de la vie.
l’enfance qui se sont attachés à interroger cette problématique
de la différenciation sociale au cours des premiers âges de la Pour ce faire, nous avons choisi de nous focaliser sur l’ana-
vie, notamment autour des travaux de Wilfried Lignier et Julie lyse des manières d’habiter d’adolescents résidant en milieu
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Pagis (2012) , ceux d’Annette Lareau (2003) ou bien de ceux
1
rural francilien. Le recours au concept de manière d’habiter
de Jean‑Yves Authier et de Sonia Lehman‑Frisch (2012) sur les (Authier, 2001) présente de nombreux intérêts quant à cette
manières d’habiter différenciées des enfants résidant au sein de problématique de la différenciation sociale. Il permet d’appré-
quartiers gentrifiés. Dans une moindre mesure, une frange des hender en même temps les différents usages – des espaces
recherches en sociologie de la jeunesse s’est depuis plusieurs publics, domestiques, institutionnels – que les individus font
années largement focalisée sur les jeunes issus des classes des territoires, la dimension spatiale de leurs ressources et les
populaires et originaires des quartiers urbains d’habitat social pratiques sociales (Ripoll & Tissot, 2010), et de resituer sur un
(Beaud, 2003 ; Kokoreff, 1993 ; Lepoutre, 2001 ; Mohammed, temps long les formes de projection qu’ils font dans les mobi-
2011) et a de fait questionné l’influence de l’appartenance lités sociale et résidentielle. Il invite ici en particulier à porter
sociale et territoriale des individus dans leurs parcours, sans attention aux pratiques de sociabilités des adolescents et plus
pour autant évoquer le thème de la différenciation sociale, largement à leurs modes de coexistence, notamment à l’échelle
sans doute du fait de l’homogénéité sociale qui caractérise ces locale. On s’attachera plus encore à articuler une double dimen-
quartiers. De la même manière, les analyses qui ont privilégié sion dans l’observation des processus de différenciation entre
une approche territorialisée de la jeunesse et de l’adolescence adolescents : une objective, à travers l’analyse des pratiques et
ont souvent permis de souligner la diversité sociale et des pra- des dispositions sociales des individus, l’autre subjective, par
tiques qui caractérisent les individus à cet âge (Oppenchaim une attention portée aux logiques de distinctions et de différen-
2011 ; Cartier et al., 2008 ; Goyon, 2008 ; Kokoreff, 2003). ciations symboliques qui s’opèrent entre individus à cet âge.
Plus généralement, cette problématique de la différenciation D’autre part, le fait de se focaliser sur des adolescents résidant
sociale au cours de la jeunesse a surtout été appréhendée par en milieu rural s’avère particulièrement pertinent ici au regard
le prisme de l’école, notamment au travers des travaux d’Agnès des formes importantes de recompositions et notamment de
Van Zanten (2012) et d’Ugo Palheta (2012) ces dernières processus de diversification socio‑démographiques que ces
années. Le relatif désintérêt pour cette thématique s’explique territoires connaissent depuis plusieurs décennies (Guilluy
en partie par le fait que la jeunesse et en particulier l’adoles- & Noyé, 2004 ; Mischi & Renahy, 2008), en particulier dans le

1. On retrouve nombre de ces travaux dans le dossier de la revue Politix


dédié à la question. Voir « Différencier les enfants », Politix, 2012, no 99.

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contexte francilien (Berger, 2004), mais aussi parce que cela des entretiens, et d’autre part, une perspective longitudinale
sera l’occasion de rendre compte de la forte hétérogénéité qui par la réinterrogation et le suivi de certains enquêtés. Ce choix
caractérise cette catégorie de la jeunesse, souvent présen- a répondu également à la volonté de ne pas autonomiser les
tée sous l’angle de la tradition et donc de manière homogène processus de socialisation des adolescents et de les (re)contex-
(Galland & Lambert, 1993)2. tualiser dans la configuration socio‑résidentielle locale.

Cette réflexion repose sur un corpus de données issues d’une Bresson6 est une commune d’environ 400 habitants, typique
ethnographie localisée, réalisée durant plus de deux ans et des territoires ruraux « périphériques »7, d’un point de vue géo-
demi auprès de vingt‑trois adolescents âgés de onze à dix‑neuf graphique mais aussi socio‑démographique. Il s’agit en effet
ans résidant au sein d’une commune rurale située dans les d’une commune relativement isolée et distante d’une vingtaine
confins de la Seine‑et‑Marne. Elle a privilégié une combinaison de kilomètres du centre urbain le plus proche, où sont scola-
de diverses méthodes de recueil des données. Une trentaine risés la majorité des adolescents. Elle est ainsi située dans les
d’entretiens semi‑directifs ont été menés avec les adolescents, « espaces à dominante rurale » de la région francilienne, en
certains d’entre eux ont été interrogés plusieurs fois et de dehors de l’aire urbaine parisienne et au‑delà des territoires
manière espacée dans le temps. En complément, une observa- périurbains (Insee, 2009). En ce qui concerne sa composition
tion participante a été effectuée de manière hebdomadaire en démographique, elle est caractérisée par une surreprésenta-
compagnie d’une dizaine d’adolescents de la commune dans tion des classes populaires, dans une première mesure des
le cadre d’une activité de loisirs encadrée qui se déroulait au agriculteurs et artisans, mais également des ouvriers, retraités
sein d’une association locale d’éducation populaire (un atelier 3
et employés8, autant de catégories qui composent aujourd’hui
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vidéo4). Nous avons plus largement réalisé de la « participation majoritairement les territoires ruraux (Mischi & Renahy, 2008 ;
observante » (Soulé, 2008) avec la plupart de ces adolescents Laferté, 2014). Toutefois, Bresson connaît depuis deux décen-
– et plus encore à l’intérieur du groupe résidentiel – en étant nies environ, du fait de sa proximité avec l’agglomération pari-
bénévole au sein de cette association locale, ce qui nous a sienne, un processus de périurbanisation avec l’installation
permis d’entretenir de nombreuses interactions et relations de de ménages « extérieurs », soit issus des classes moyennes
proximité avec nombre d’entre eux de manière hebdomadaire5. et supérieures qui participent ainsi d’un processus de « gen-
Enfin, une observation directe des pratiques – de mobilité, de trification rurale » (Perrenoud, 2008 ; Phillips, 1993), soit de
sociabilité – des adolescents au sein des espaces publics a classes populaires « marginalisées », le plus souvent en prove-
été réalisée de manière continue. Le choix de recourir à l’eth- nance du centre de l’agglomération parisienne et en situation
nographie longue et localisée s’explique en grande partie par de relégation résidentielle. Ce processus est par ailleurs sym-
la volonté de donner une épaisseur temporelle aux analyses bolisé par la construction de nombreux pavillons ainsi que d’un
sur la différenciation sociale, en permettant d’articuler deux petit lotissement depuis quelques années aux périphéries de
logiques : d’une part, une perspective rétrospective au sein la commune qui tranchent avec son habitat rural traditionnel.

2. Julian Mischi et Nicolas Renahy (2008) ont plus largement montré les 6. L’ensemble des noms de lieux et de personnes ont été ici changés afin
difficultés des sciences sociales à appréhender les mondes ruraux contem- d’en respecter l’anonymat.
porains, étant donné que ces derniers sont constamment renvoyés à la
« tradition » et à l’« archaïsme » et de fait trop souvent confondus avec les
7. Pour reprendre l’expression de Michel Bozon et Anne Marie Thiesse
mondes agricoles.
(1985) afin de désigner les espaces ruraux situés en périphérie des aires
urbaines.
3. En l’occurrence, un foyer rural.
8. Les agriculteurs et artisans représentent respectivement 8 % et 12 % de
4. Il s’agissait, en compagnie de deux autres animateurs, d’accompagner la population communale, les ouvriers 18 %, les employés 2 % et les retrai-
les adolescents dans la réalisation de courts‑métrages. tés 16 % alors que les cadres et professions intermédiaires seulement 9 %
et 13 % (RGP 2007).
5. Nous étions en effet présent au sein du foyer rural et au sein de la com-
mune généralement deux fois par semaine.

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Les premiers âges de l’adolescence : espaces proches de leur domicile qui constituent pour eux des
sociabilité(s) villageoise(s) et proximité « arènes protégées » (Rivière, 2012), du fait notamment des
entre les jeunes de la commune stratégies éducatives des parents qui ont tendance à cet âge à
être encore fortement restrictives :
Espaces de la proximité et autonomisation
Après moi, la plupart du temps, je reste traîner ici avec les autres.
Quand je sors c’est pour aller sur la place de l’église ou au terrain
Les manières d’habiter et les dispositions sociales des individus de foot pour rejoindre mes amis. Y’a juste une fois où avec Anthony
au cours de l’adolescence sont fortement structurées par un et Alexandre on avait pris nos vélos pour aller voir un pote qui
habite à Vaucresson [ndlr : un hameau voisin] mais on a mis trop
effet d’âge. L’adolescence est en effet une période de la vie
de temps. De toute façon, mes parents, ils veulent pas que je sorte de
qui est scandée par de nombreuses séquences de socialisa- la commune. Même avant ils voulaient pas trop que j’aille derrière la
tion spécifiques, qui varient quelque peu selon les individus, salle polyvalente ou le château d’eau parce qu’ils disaient que c’était
mais qui présentent de nombreux traits communs en fonction pas sûr, du coup ma mère m’obligeait à rester près de la maison pour
qu’elle puisse me surveiller (extrait d’entretien avec David9, 13 ans).
de l’âge. L’enquête ethnographique menée à Bresson a permis
dans un premier temps de faire émerger, à la suite d’un cer-
tain nombre de sociologues de la jeunesse (De Singly, 2006 ;
Effets de genre
Glévarec, 2009 ; Delalande 2014), la spécificité de la préa-
Toutefois, les manières d’habiter des préadolescents de Bresson
dolescence (11‑13 ans) dans les processus de socialisation
sont durant cette période fortement structurées par des effets
des individus. Nous nous sommes intéressés en premier lieu
de genre. Les garçons affichent dès cet âge une assez forte
à cette période spécifique de l’adolescence qui marque pour
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présence au sein des espaces publics de leur territoire de rési-
les individus un carrefour important dans leur carrière scolaire,
dence, qu’il s’agisse de l’espace de la « rue » ou encore des
en l’occurrence le passage de l’école primaire au collège, mais
quelques équipements sportifs de la commune – notamment
qui correspond plus largement à une période d’autonomisation
le terrain de football municipal. En revanche les filles se carac-
progressive vis‑à‑vis des instances traditionnelles de socialisa-
térisent surtout par un fort usage des espaces domestiques,
tion que sont la famille et l’institution scolaire. Les entretiens
en particulier de la chambre, espace qui est particulièrement
menés avec les préadolescents de Bresson ont en effet permis
structurant à cet âge (Glévarec, 2009) et qui est souvent investi
de comprendre que cette période de l’adolescence consacrait
en compagnie de leurs pairs et notamment de leurs « groupe
le plus souvent l’apprentissage de la part des individus de leurs
de copines ». De la même manière, on retrouve bien souvent
premières pratiques de mobilité autonomes, c’est‑à‑dire sans
l’espace du jardin, qui constitue une première étape dans la
la présence ou la supervision d’adultes, en même temps que
distanciation du monde familier de ces adolescentes rurales
la généralisation des pratiques de sociabilités autonomes en
avant leur découverte du domaine public. Cette différence s’ex-
compagnie de leurs pairs, notamment au sein de la sphère
plique en grande partie par la division traditionnelle et sexuée
domestique. Néanmoins, les adolescents de la commune se
des espaces (le « dedans » versus le « dehors ») qui est parti-
caractérisent encore à cet âge par de nombreux éléments com-
culièrement opérante chez les familles d’origine populaire de la
muns dans leur manière d’habiter. Celle‑ci se définit essentielle-
commune, et qui devient intériorisée par les adolescentes, ainsi
ment par un fort ancrage au territoire de résidence. Nous avons
que dans une moindre mesure par les craintes qui existent
en effet pu remarquer qu’à cet âge, les jeunes de la commune
aussi en milieu rural à propos de l’usage des espaces publics
faisaient un usage relativement intense et quasi exclusif de leur
des filles (Rivière, 2012 ; Lieber, 2008), et qui ont tendance à
territoire de résidence au cours de leur temps libre. Leurs pra-
structurer les pratiques éducatives des parents :
tiques de mobilité se limitent en effet encore majoritairement à
leur commune de résidence durant le temps libre, autour de la Nan ça va, mes parents me laissent pas mal sortir. Après ils me
marche et des deux‑roues non‑motorisés, et en particulier aux disent de faire attention et de ne pas aller n’importe où, ou alors ils

9. Son père est éducateur spécialisé dans une institution pour enfants des parents et fratrie) peut être consulté en annexe électronique sur le site
handicapés tandis que sa mère infirmière. L’ensemble des caractéristiques de la revue (https://sociologie.revues.org/2650).
socio‑démographiques des adolescents enquêtés à Bresson (professions

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demandent à mon frère de me surveiller. On sait jamais ce qui peut façon moi je traîne avec tout le monde ici, je joue souvent au foot
arriver même si on est dans un p’tit village ici. […] De toute façon, avec Robin et Hugo mais ça m’arrive aussi de jouer avec d’autres
c’est assez rare que je sorte si j’ai rien de spécial à faire. Même quand quand ils sortent ou même des fois je squatte avec les filles. De toute
on se voit avec mes copines, la plupart du temps on va se donner façon les jeunes, on se connaît tous ici (entretien avec Alexandre11,
rendez‑vous chez nous, on est plus tranquilles (extrait d’entretien 13 ans).
avec Océane10, 12 ans).

Cette proximité procède aussi du fait que nombre d’entre eux


Un entrecroisement de différentes scènes sociales sont scolarisés au sein du même collège situé dans un bourg
voisin12 et se côtoient ainsi au quotidien sur la scène scolaire
Au‑delà de cette différence de genre, cette analogie dans les ou dans le bus scolaire qu’ils sont une majorité à emprunter,
manières d’habiter se traduit par une situation de grande proxi- ces trajets constituant un temps important de la socialisation
mité entre l’ensemble des préadolescents de la commune. horizontale de ces adolescents résidant en milieu rural. On la
L’interconnaissance apparaît en effet encore fortement struc- retrouve enfin à l’intérieur des différentes institutions de loisirs
turante à cet âge et semble à de nombreux égards être géné- que peuvent fréquenter les préadolescents de la commune
ralisée à l’ensemble des jeunes de la commune. Elle s’appuie durant leur temps libre. C’est d’abord le cas au sein de la seule
avant tout sur l’expérience de la scolarisation commune au activité de loisirs encadrée organisée par une association de la
sein de l’école primaire municipale, d’autant que celle‑ci pré- commune, en l’occurrence le foyer rural, qui accueille en majo-
sente toutes les caractéristiques d’une école « rurale » avec ses rité un public de préadolescents13 et qui participe de ce fait
faibles effectifs, ses classes de plusieurs niveaux, ainsi que par fortement de cette interconnaissance résidentielle. Cette carac-
la proximité établie entre le corps enseignant et les familles. Elle téristique dans le recrutement de son public s’explique par l’im-
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a ainsi tendance à structurer de manière durable les réseaux de portance en milieu rural que ces institutions revêtent pour les
sociabilités juvéniles, au moins durant les premiers âges de la parents – pour qui le fait d’y inscrire leurs adolescents consti-
période adolescente, nombre de jeunes de la commune nous tue à la fois un bon moyen de les occuper « positivement »14
ayant évoqué cette « période du primaire » avec une certaine en même temps que de favoriser la vie sociale locale –, mais
nostalgie et comme étant un élément important de leur socia- aussi par ce qu’avait mis en évidence Joël Zaffran (2010), à
lisation résidentielle. Cette interconnaissance se transpose en savoir l’aversion que développent à partir d’un certain âge les
réalité dans l’ensemble des scènes sociales qui caractérisent le adolescents pour ces formes d’activités encadrées, liée à leur
quotidien de ces jeunes ruraux. On la retrouve en premier lieu besoin de se dessiner un « temps‑à‑soi ». Mais cette inter-
au sein des espaces publics de la commune où existe encore à connaissance résidentielle entre préadolescents se transpose
cet âge une forte mixité sociale. Les pratiques de mobilité sont également en dehors de la commune puisqu’il s’avère qu’une
à cette période encore réalisées en compagnie de groupes de majorité des garçons appartenant à cette classe d’âge a l’habi-
sociabilités fluctuants et variables dans le temps, du fait notam- tude de se fréquenter au sein d’un club de football situé dans
ment de leur nature essentiellement ludique, ce qui autorise à une commune voisine :
certains moments des situations de mixité de genre :
De toute façon, les garçons ici, ils vont tous jouer au club de Brigny.
Souvent je sors comme ça parce que je sais que je vais forcément Là dans l’équipe, on est presque la moitié à être de Bresson et c’est
retrouver quelqu’un soit sur la place ou au terrain de foot. Y’a tout le comme ça depuis le primaire. Mais ça a tout le temps été comme ça
temps du monde dehors ici les mercredis aprems ou les dimanches parce que je me rappelle à l’époque de mon frère c’était pareil (extrait
[rires]. Donc ça sert à rien que j’appelle untel ou untel. De toute d’entretien avec Robin15, 13 ans).

10. La petite sœur de David : son père est éducateur spécialisé et sa mère 13. « L’atelier vidéo » était en effet régulièrement fréquenté par une dou-
infirmière. zaine d’adolescents âgés de onze à quatorze ans dont seulement deux
étaient extérieurs à la commune.
11. Il est le fils d’un ouvrier paysagiste et d’une agente des services
hospitaliers. 14. Joël Zaffran (2010) a mis en évidence que les activités de loisirs
représentaient, du point de vue d’une majorité de parents, un support
12. Situé à une dizaine de kilomètres de la commune. au « développement cognitif et à la réussite scolaire » des adolescents et
qu’elles avaient plus généralement des effets sur leur « personnalité », sur
la « confiance en soi » et la « maîtrise corporelle ».

15. Il est le fils d’un agent EDF et d’une secrétaire.

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Le rôle central des parents des amis dans la commune. Du coup, je suis toujours contente
quand elles invitent du monde à la maison et qu’ils jouent tous dans
le jardin. L’autre fois y’a les petits Aubinet qui sont venus prendre
En réalité, il convient ici de mettre en évidence l’influence des le goûter, c’était sympa. Et en plus, nous, ça nous permet de faire
spécificités du contexte rural – faible densité de population et connaissance avec certains parents d’ici donc ça crée du lien (extrait
intensité des relations sociales –, dans la proximité qui s’éta- d’entretien avec Madame Herblot).

blit entre les jeunes adolescents de la commune. Les parents


tiennent à cet égard un rôle central et cherchent à cet âge, Néanmoins, cette situation de mixité entre l’ensemble des
dans le prolongement de la période enfantine, à entretenir préadolescents de la commune n’empêche pas dès cet âge
cet entre‑soi adolescent à l’échelle locale qui produit ainsi de l’existence de certains éléments de différenciations sociales
la mixité sociale. Cela s’observe en particulier au travers des entre eux. Ils tiennent, dans une première mesure, à la nature
incitations parentales à organiser des sociabilités domestiques des activités extra‑scolaires que réalisent une partie de ces
et plus largement à entretenir des relations entre « jeunes de adolescents de Bresson, en particulier ceux issus des classes
Bresson » qui s’actualisent notamment au moment de l’orga- moyennes de la commune, telle que la danse, la musique ou
nisation de certains évènements comme les anniversaires de encore la natation. Ces dernières apparaissent être en effet
certains d’entre eux : beaucoup plus légitimes socialement que celles réalisées par
les autres adolescents de la commune qui se cantonnent
Quand on fête les anniversaires ici, on est obligé d’inviter tout le
essentiellement à des loisirs « populaires » (football, formations
monde, c’est comme ça dans les p’tits villages [rires]. Je sais qu’au
mien, j’avais invité tous ceux qu’étaient avec moi à l’école primaire des jeunes sapeurs‑pompiers, cyclisme…). Cette différence
même si y’en a que je voyais plus trop. En fait, c’est surtout ma mère s’explique par la place importante que tiennent ce type de loi-
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qu’a voulu, parce qu’elle disait que c’était une bonne occasion pour sirs dans les stratégies éducatives des familles, en particulier de
qu’on se rassemble tous. De toute façon, ça se sait très vite ici quand
celles issues des classes moyennes et supérieures, qui consi-
y’a quelqu’un qui organise un truc, donc tu te sens presque obligé
d’inviter les gens (extrait d’entretien avec Jessica16, 13 ans). dèrent que ces activités permettent aux adolescents de déve-
lopper des dispositions sociales – en termes de développement
Cet engagement des parents dans l’organisation des sociabili- personnel, d’acquisition de ressources et de compétences
tés juvéniles repose en grande partie sur la symbolique de la culturelles… – qui sont en particulier transposables à l’univers
« communauté rurale » qui fonctionne particulièrement bien à scolaire. La réalisation de ces activités extra‑scolaires hebdo-
Bresson. Elle est en effet partagée par nombre d’entre eux, qu’il madaires, le plus souvent localisées en ville, repose par ailleurs
s’agisse des ménages « autochtones », anciennement implan- chez nombre de ces familles sur le consentement des parents
tés dans la commune et pour la plupart d’origine populaire, à réaliser les nombreux accompagnements automobiles qui y
qui souhaitent préserver un style de vie « rural », ou bien des sont associés. Ces mobilités contraignantes incombent en réa-
ménages plutôt issus des classes moyennes et récemment ins- lité le plus souvent à la mère, à l’instar de ce qu’a montré Marie
tallés qui expriment quant à eux un désir de « relocaliser » une Goyon pour les familles résidant en territoire périurbain (Goyon,
partie de leur vie sociale et de s’engager dans la « vie de la 2009), et recoupent ainsi la division traditionnelle des rôles
commune ». C’est par exemple ce qui ressort dans les propos féminins et masculins dans la sphère domestique :
de Madame Herblot, professeure des collèges et mère de deux
C’est ma mère qui est obligée de m’amener à la natation tous les
filles de huit et onze ans, qui s’est installée dans la commune
mercredis après‑midi. Avant c’était pratique parce qu’il y avait un
il y a environ deux ans en provenance du centre de l’agglomé- qui était avec moi et qui habitait à Bunneaux [ndlr : un village voisin]
ration parisienne : donc on s’arrangeait entre nous pour faire les trajets mais il a arrêté
cette année. Après ça la dérange pas forcément, elle s’arrange
On a la chance d’être dans une commune où il y a de la vie, où toujours pour faire quelque chose en m’attendant, les courses ou si
les gens se côtoient et s’impliquent. C’est pour ça que je trouvais elle a un rendez‑vous, et puis de toute façon c’est la seule solution
important, quand on s’est installé ici, que Marion et Léa se créent (extrait d’entretien avec Hugo17, 13 ans).

16. Elle est la fille d’un ingénieur mécanique et d’une infirmière. 17. Son père est artisan menuisier.

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Cela procède dans une autre mesure des formes de « socia- manières d’habiter adolescentes à partir de l’âge de 13‑14 ans,
lisations à la mobilité » (Devaux & Oppenchaim, 2012) qui au travers des territoires qu’ils pratiquent durant leur temps libre
sont mises en œuvre au sein de certaines des familles de la ainsi que de la dimension spatiale de leurs ressources sociales.
commune, lorsque les parents habituent les adolescents dès le Transparaît en réalité à partir de cet âge l’influence grandis-
plus jeune âge à réaliser des pratiques de mobilité en contexte sante des différentes appartenances et dispositions sociales
urbain dans le cadre familial (les « sorties » touristiques, les des individus qui dès lors se combinent aux effets de genre.
ballades en ville…) ou plus largement, lorsqu’ils les incitent à De leur côté, les adolescents issus des classes populaires de la
réaliser des mobilités en dehors de leur territoire de résidence, commune ont tendance à conserver au cours de cette période
ce qui participe à les différencier dans leurs manières d’habi- un assez fort ancrage dans leur manière d’habiter. Ils conti-
ter du reste des préadolescents de la commune. On note en nuent en particulier à s’appuyer fortement sur les ressources
réalité ici un effet important de la trajectoire résidentielle fami- relationnelles du local et à circonscrire leurs pratiques du
liale dans ces pratiques, puisqu’elles sont en grande partie le temps libre à leur territoire de résidence. Les entretiens réalisés
fait des familles d’origine urbaine, c’est‑à‑dire dont la carrière avec eux ont en particulier permis de saisir le rôle central de la
résidentielle est caractérisée par d’importants séjours en ville proximité dans la constitution de leurs réseaux de sociabilités
avant l’installation à Bresson. C’est le cas de David et Océane juvéniles, à l’instar des jeunes d’origine populaire résidant au
B. qui se distinguent de la plupart des autres adolescents de la sein des quartiers populaires urbains (Lepoutre, 2001 ; Beaud,
commune par les sorties régulières, de nature touristique, ou 2003). La distinction opérée par Mark Granovetter (1973) entre
encore pour rendre visite à des membres de leur famille, qu’ils liens forts et liens faibles devient ici particulièrement opérante
ont l’habitude d’effectuer en compagnie de leurs parents plus et permet de mettre en évidence le fait que certains de ces ado-
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au centre de l’agglomération, et notamment sur Paris, durant lescents disposent de réseaux amicaux exclusivement locaux
leurs vacances et les week‑ends. Ces pratiques de socialisation et constitués de relations de voisinage, tandis que les pairs fré-
à la mobilité passent plus largement par la transmission de la quentés sur la scène scolaire sont rarement réinvestis au cours
part des adultes de représentations particulièrement positives du temps libre :
et valorisantes de la ville, qui n’existent pas chez les autres
De toute façon, la plupart de mes amis ils habitent ici à Bresson,
familles de la commune, et qui sont assez rapidement intériori-
enfin ceux avec qui je traîne le plus souvent, que je connais depuis
sées par les adolescents. longtemps. C’est pour ça que je sors pas souvent de la commune vu
qu’on se voit tout le temps ici. Après il y a tous ceux du collège ou
du foot mais on se voit pas en dehors. C’est juste des amis facebook
comme on dit, on va juste se capter pour les devoirs ou des trucs
La fin des « années collège » : comme ça. Y’en a, j’ai même pas leurs numéros (extrait d’entretien
différenciation des manières d’habiter avec Evan18, 14 ans).
et conflictualités adolescentes
On note toutefois à cet âge, notamment du côté des garçons
Les adolescents d’origine populaire : d’origine populaire, l’influence du contexte rural qui se traduit
ancrage et ressources du local par une progressive diversification des réseaux de sociabilités
et des territoires pratiqués durant le temps libre, de la com-
Si la préadolescence définit une situation de relative homogé- mune de résidence aux villages et hameaux avoisinants, dès
néité et de proximité entre l’ensemble des jeunes de Bresson, lors qu’apparaissent les deux‑roues motorisés. Ces moyens de
dans un espace de vie quotidien qui se cantonne encore à transport prennent en effet une place importante dans la mobi-
cet âge à la commune de résidence, la période de la fin des lité de ces jeunes garçons d’origine populaire, comme pour les
« années collège » (entre 13 et 16 ans environ) marque à jeunes ruraux décrits par Nicolas Renahy (2005), qu’ils sont
l’inverse l’amorce du processus de polarisation sociale entre une majorité à posséder. Mais ces derniers ne contribuent en
eux. On observe en effet une progressive différenciation des réalité que très peu à modifier leurs manières d’habiter, sinon à

18. Il est issu d’une famille ouvrière de la commune, son père étant ouvrier
spécialisé et sa mère aide‑soignante.

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leur procurer une autonomie symbolique au sein de leur ter- l’anonymat qui les caractérise (Oppenchaim, 2011), notam-
ritoire de résidence. Le rapport au territoire de résidence des ment en centre‑ville, tout autant que d’accéder à une offre fonc-
filles issues des classes populaires de la commune apparaît tionnelle et culturelle qui est particulièrement recherchée. À cet
quant à lui plus ambivalent au cours de cette période. Si elles égard, on peut souligner l’importance des pratiques « d’achat »
s’appuient tout autant que leurs homologues masculins sur au cours de ces mobilités, en particulier du côté des filles. Elles
leurs ressources relationnelles locales et en particulier sur le constituent pour elles une étape symbolique dans leur auto-
groupe de copines de la commune, leurs pratiques de mobi- nomisation vis‑à‑vis des parents et leur permettent en même
lité apparaissent en même temps être davantage contraintes temps d’actualiser leur appartenance à une culture adoles-
que celles des garçons, révélant par là‑même des réseaux de cente et ainsi de « faire comme les autres » :
sociabilités féminins qui sont davantage diversifiés et disper-
Franchement les premières fois qu’on sortait quand on avait pas
sés spatialement :
cours, on se posait juste devant le collège pour discuter ou fumer
avant de prendre le bus. Après on a commencé à bouger un peu
Ben c’est vrai que moi j’aime bien habiter ici, même si quand on
plus loin. On allait s’acheter des clopes pas loin entre copines, ça
s’est installé ici j’ai eu un peu peur [rires]. Après j’ai plein d’amis ici,
permettait de se balader en même temps. Maintenant, les jeudis
la plupart de mes copines habitent ici donc on se voit quand on veut.
aprèm, vu qu’on a trois heures de libre, on va plus souvent en
La preuve, je suis tout le temps en train de traîner avec Jessica et
centre‑ville, ça nous permet d’aller traîner dans les magasins. On
Margaux. Mais après, c’est vrai que des fois, j’aimerais plus souvent
s’achète des petits trucs genre des vêtements et des bijoux. On en
voire d’autres copines qu’habitent plus loin […] J’ai des copines du
profite parce que après le week‑end c’est plus compliqué d’y aller
collège qu’habitent à Bunneaux et au Vaudoué mais on arrive pas
(extrait d’entretien avec Charlotte21, 15 ans).
à se capter, parce que mes parents ils peuvent pas m’emmener.
Après j’ai demandé pour acheter un scooter mais ils ont pas voulu
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parce que c’est trop dangereux pour les filles (extrait d’entretien avec Ces premières expériences deviennent de leur côté peu à
Séverine19, 14 ans). peu complétées par des pratiques de « rendez‑vous en ville »
mises en place durant les week‑ends et qui ont pour but de se
retrouver entre pairs en centre‑ville afin d’y réaliser ensemble
Le pôle des adolescents issus des classes des pratiques d’auto‑mobilités. Elles offrent, d’un côté, l’occa-
moyennes : une progressive distanciation sion sur un temps plus long de se dessiner un « temps‑à‑soi »
de l’espace local collectif et d’expérimenter une plus forte urbanité au sein des
centres urbains environnants, mais apparaissent, de l’autre,
À l’opposé, les adolescents issus des classes moyennes ainsi être en partie contraintes, nécessitant en effet auparavant
que de certaines familles appartenant aux classes populaires un accompagnement automobile de la part d’adultes. Les
« stabilisées » de la commune connaissent de profondes changements qui s’opèrent dans les pratiques de mobilité
transformations dans leurs manières d’habiter à partir de cet de ces adolescents à cet âge se doublent de transformations
âge. Ils sont en effet une majorité à délaisser progressivement dans leurs sociabilités, notamment en termes de dimension
leur territoire de résidence pour multiplier avec l’âge les pra- spatiale. Leurs réseaux amicaux incluent en effet de plus en
tiques de mobilité en dehors de l’espace local et en particulier plus des pairs extérieurs à leur commune, notamment d’ori-
en contexte urbain. Les premières pratiques « d’auto‑mobi- gine « urbaine », la plupart du temps rencontrés sur la scène
lité » urbaines (Massot & Zaffran, 2007) sont en réalité expé-
20
scolaire ou au cours d’activités extra‑scolaires, et de fait se
rimentées dès la cinquième, à partir du collège en semaine, délaissent progressivement de ceux issus de l’espace local.
dès lors que le temps scolaire se relâche. Elles leurs offrent Cela tient en grande partie à la tendance à l’homophilie qui
l’opportunité, en compagnie de sociabilités fréquentées sur la définit de plus en plus les sociabilités adolescentes à cet âge, et
scène scolaire, d’expérimenter les espaces publics urbains et qui se traduit par le fait que les individus fréquentent des pairs

19. Elle est issue d’une famille ouvrière, son père étant manutentionnaire 20. C’est‑à‑dire des pratiques de mobilité réalisées sans la présence et la
dans une usine de fabrication de cartons située à quelques kilomètres de supervision d’adultes et notamment des parents.
Bresson et sa mère femme au foyer.
21. Elle est issue d’une famille appartenant aux classes moyennes « inter-
médiaires », son père étant commercial et sa mère employée administrative.

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présentant des caractéristiques sociales similaires (Bidart, urbaines », ou encore dans sa manière de parler, l’amenant à
1997). Les dispositions sociales deviennent en effet de plus cet égard à se faire surnommer « caillera » par les autres ado-
en plus établies et les goûts culturels affirmés et participent lescents de Bresson.
ainsi à structurer les affinités électives, en particulier du côté
des garçons. Ce processus se trouve d’autant plus renforcé par Du rôle de la carrière scolaire et des stratégies
les phénomènes de stylisation propres à l’adolescence contem- éducatives parentales
poraine (Pasquier, 2005 ; Metton‑Gayon, 2009), c’est‑à‑dire la
structuration de leurs sociabilités au travers de l’appartenance Au rôle des sociabilités s’ajoute, au cours de cette période, un
symbolique à des groupes définis autour d’identités culturelles, effet assez structurant de la carrière scolaire dans ce proces-
qui recoupent souvent des appartenances sociales : sus de différenciation sociale entre ces adolescents ruraux, à
l’instar de ce qu’avait déjà montré Françoise Zonabend dans
À un moment, j’ai commencé à ne plus trop traîner avec ceux d’ici.
les années 1980. On assiste en effet au cours de cette période
J’en avais marre, on avait plus du tout les mêmes intérêts on va
dire. Avec eux, c’était tout le temps le foot ou tout le temps à traîner de la fin des années collège à une assez forte différenciation
dehors à rien faire […] En fait c’est surtout parce que j’ai commencé des parcours scolaires, en particulier du côté des garçons.
à traîner un peu plus avec ceux du collège, on a commencé à se voir Nombreux sont les garçons issus des classes populaires de la
un peu plus en dehors, parce qu’on avait plus de points communs.
commune, en particulier du côté de ceux issus des familles les
Avec eux au moins, je peux parler de trucs intéressants. On joue aux
mêmes jeux vidéo, on regarde les même séries et tout […] Même plus « marginalisées24 » de l’espace local, à en réalité connaître
au niveau de la musique, on écoute plus du tout la même chose. à partir des classes de la cinquième et quatrième une situation
Regarde Ludovic et Mathieu ils arrêtent pas d’écouter du rap, et ils de démobilisation scolaire, ce qui a tendance à se traduire dans
s’habillent comme des racailles, t’as même plus envie de traîner
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leurs pratiques du temps libre ainsi que dans leurs rapports
avec eux maintenant à cause de ça (extrait d’entretien avec Lucas22,
14 ans). aux territoires. Les travaux de Jean Claude Chamboredon et al.
ainsi que ceux de Florence Weber nous ont montré tout l’inté-
Néanmoins, les pratiques de mobilité tiennent dans certains rêt à penser les interrelations qui s’établissent chez les indi-
cas un rôle actif dans ces remaniements relationnels. Elles vidus entre leurs différentes scènes sociales (Chamboredon,
permettent en effet, quand elles sont répétées et réalisées en 1984‑1985 ; Weber, 1989). On observe en effet du côté de ce
dehors du contexte local, à cette fraction d’adolescents de la pôle de garçons de la commune un surinvestissement de la
commune de se confronter régulièrement à des formes d’alté- scène résidentielle, et en particulier des sociabilités locales, qui
rités résidentielles et sociales, et peuvent ainsi parfois aboutir vient le plus souvent compenser la situation vécue au quotidien
à des formes d’affiliation durables qui participent à remanier sur la scène scolaire. On retrouve un processus déjà mis en évi-
les manières d’être et d’agir de ces adolescents. On peut évo- dence par Stéphane Beaud (2003) pour des jeunes résidant au
quer le cas d’Amandine, une adolescente agée de quinze ans sein d’une cité HLM : le groupe de « copains » de la commune,
issue d’une famille de classes moyennes de la commune23, de plus en plus investi au sein de l’espace public et avec qui on
qui a rencontré à Fontainebleau, par le biais d’une copine du partage un même temps social25, devient une source de profit
collège et lors d’une de ces « sorties », un groupe de filles ori- symbolique particulièrement efficace et permet de fabriquer
ginaires d’une cité populaire de l’agglomération qu’elle a fré- un « entre‑soi » masculin qui est pour eux particulièrement
quenté durant quelques mois au cours de son temps libre. Cela rassurant :
s’est traduit chez elle par une progressive transformation de ses
À un moment, le collège ça me soulait tellement que je foutais plus
habitudes vestimentaires et de ses goûts culturels, lorsqu’elle rien. La sixième ça allait encore mais c’est à partir de la cinquième
s’est mis à développer un goût pour le hip‑hop et les « cultures que j’ai commencé à partir en vrille. En fait je préférais sortir avec

22. Il est issu d’une famille appartenant aux classes populaires « stabili- 24. Pour reprendre la dichotomie entre established et outsiders forgée par
sées » : son père est artisan menuisier et sa mère employée administrative. Norbert Elias et John L. Scotson (1997).

23. Son père est ingénieur et sa mère cadre de la fonction publique. 25. Leur très faible attention pour les tâches scolaires combinée à des stra-
tégies éducatives et notamment une surveillance parentale plus relâchées
les inscrit en effet dans un temps libre et partagé qui leur est spécifique dans
la commune.

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Alexandre et Anthony, à m’amuser avec eux, que de bosser. On était À cet égard, il convient de souligner le rôle ambivalent que
tout le temps dehors à traîner, à fumer, ou juste à se poser à l’abribus. tiennent les parents appartenant aux classes moyennes de la
On se tapait des trips, pour changer du collège quoi. De toute façon
commune qui, s’ils ont tendance à favoriser l’entre‑soi juvénile
dès qu’on rentrait, on posait nos sacs et on se retrouvait dehors pour
enfin s’amuser quoi (extrait d’entretien avec Ludovic26, 15 ans). au cours de la période préadolescente, prennent par la suite
une part active dans le processus de séparation de l’adoles-
Cette valorisation d’une virilité, qui est un élément structurant cence locale. On observe en effet à partir de 13‑14 ans une réo-
de la socialisation des garçons d’origine populaire (Mauger, rientation assez nette de leurs stratégies éducatives qui de plus
2006), conduit par ailleurs certains d’entre eux à entrer pro- en plus visent à limiter les usages de l’espace public résidentiel
gressivement dans une carrière déviante, lorsque leur consom- de leur progéniture ainsi que leur fréquentation des adolescents
mation de drogues douces devient régulière ou que les actes d’origine populaire de la commune. Cela se traduit par la trans-
de malveillance réalisés en compagnie des pairs deviennent mission de représentations particulièrement péjoratives des
répétés et participe ainsi d’un processus de marginalisation « jeunes qui traînent », implicitement associés à la déviance,
résidentielle. Le contexte de faibles densités et d’intercon- et plus largement des usages de la « rue29 », ainsi que par une
naissance résidentielle favorise en effet assez fortement les plus grande surveillance de leurs pratiques du temps libre.
logiques de stigmatisation d’une partie des adolescents. Elles À l’inverse, la question scolaire devient à cet âge plus centrale
sont en réalité surtout le fait des ménages les plus « intégrés » dans leurs pratiques éducatives, du fait de l’importance qu’elle
et autochtones de la commune, ces catégories qui « donnent le peut avoir dans les stratégies d’ascensions sociales chez les
ton » à l’échelle locale27, pour qui cela représente avant tout un classes moyennes (Bidou, 2004), ce qui a des conséquences
moyen de critiquer le style de vie et en particulier les stratégies sur la disponibilité en temps libre des adolescents :
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éducatives des ménages les plus défavorisés de la commune.
Mes parents, ils ne veulent plus trop que je traîne avec Ludovic et
La « participation observante » que nous avons réalisé au sein Alexandre. Ils disent qu’ils font trop de conneries, qu’ils sont pas
du groupe résidentiel, et notamment les entretiens et conver- sérieux. J’aime bien être avec eux mais le problème c’est que eux ils
sations informelles que nous avons pu tenir avec un certain s’en foutent du collège et que leurs parents leur posent pas trop de
limites, donc ils font un peu ce qu’ils veulent. Alors que moi, voilà,
nombre d’adultes de la commune, ont permis de comprendre
j’suis obligé de finir mes devoirs si je veux sortir. Puis même, un
comment certains des garçons enquêtés appartenant aux moment j’avais de mauvaises notes donc ils ont commencé à limiter
familles les plus « marginalisées » de l’espace local étaient sys- mes sorties. Même des fois ils venaient toquer à ma porte pour venir
tématiquement renvoyés à la figure de la « racaille », catégorie me chercher mais ma mère leur disait que j’avais pas le droit de sortir
(extrait d’entretien avec Robin30, 14 ans).
d’autant plus efficace qu’elle renvoie à l’imagerie « urbaine ».
C’est ce dont on a pu se rendre compte au cours de l’entretien
que nous avons réalisé avec Madame Legrand, dans le cadre Conflictualités adolescentes
de sa fonction de première adjointe de la commune28 :
Cette différenciation des trajectoires qui s’opère progressive-
Vous savez, ils ont beau montrer à la télé mais en milieu rural on
ment avec l’âge nous amène à nous intéresser aux manières
a aussi des problèmes de délinquance, hein ? Notamment avec les
jeunes, il y en a, on ne sait plus quoi en faire… Moi quand je vois le de cohabiter des adolescents (Authier & Lehman‑Frisch, 2012)
petit Gauthier [ndlr : le nom de famille de Ludovic], tout ce qu’il peut à l’échelle locale. On assiste en effet au cours de cette période
poser comme problèmes ici… Nan mais c’est sûr, ils sont tout le temps de fin des années collège à d’importantes formes de déstruc-
en train de traîner dehors, alors qu’est‑ce que vous voulez, qu’est‑ce
turation de sociabilités entre adolescents appartenant à une
que vous voulez qu’on fasse ? Et puis si les parents les encadrent pas,
nous on peut rien faire, parce que toutes les bêtises qu’il fait, ça date même cohorte, ce qui a des conséquences sur les formes de
pas d’aujourd’hui ! (extrait d’entretien avec Madame Legrand). coprésences juvéniles. On peut pour ce faire évoquer les cas

26. Son père est artisan électricien et sa mère secrétaire de mairie. 29. Cela rejoint les travaux d’Alain Vulbeau (2014) à propos des représenta-
tions péjoratives des usages de l’espace public en ce qui concerne les jeunes
27. Pour reprendre l’expression de Jean Claude Chamboredon et de Madeleine d’origine populaire.
Lemaire (1973).
30. Il est issu d’une famille d’employés de la commune, son père étant agent
28. Il s’agit d’une retraitée, ancienne agricultrice de la commune. EDF et sa mère secrétaire.

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de David, issu d’un ménage de professions intermédiaires31 social et passent en particulier par la critique du « geek » et du
de la commune, et de Ludovic qui est lui d’origine ouvrière . 32
« boloss », deux figures centrales de l’exclusion dans la culture
Ces deux adolescents ont été particulièrement centraux dans adolescente contemporaine, qui deviennent ici réappropriées.
notre processus d’enquête, ce qui nous a permis de les voir Elles permettent d’exprimer, à l’instar de la figure du « bouffon »
progressivement se distancier, puis se stigmatiser l’un l’autre décrite par David Lepoutre (2001) dans les quartiers populaires
au fil de l’âge, alors qu’ils se côtoyaient assidûment au cours urbains, une stigmatisation des adolescents de la commune
de leur préadolescence, au moment où nous les avons rencon- les plus légitimes sur la scène scolaire, mais plus largement de
trés pour la première fois. Néanmoins, cela ne se traduit pas ceux qui investissent trop fortement les nouvelles technologies
forcément par une rupture des relations entre ces différents et les jeux vidéo, ou encore de ceux qui passent trop de temps
profils d’adolescents, sinon leur transformation. Le contexte au domicile durant leur temps libre, et qui s’opposent ainsi à
rural, et en particulier la petite taille de la commune, impose en un « goût pour le dehors » proprement masculin et populaire.
effet à cet âge aux jeunes de la commune de continuer à vivre Ces formes de stigmatisations, d’autant plus fortes entre gar-
sous le regard des autres au quotidien et ainsi à cohabiter avec çons, se dénotent plus encore au travers des « accusations de
leurs homologues de la commune. Les relations adolescentes fierté34 » et d’embourgeoisement émises à l’égard de certains
deviennent en réalité dès cette période caractérisées par une d’entre eux, dès lors que sont constatés des changements
forte conflictualité, révélatrice des différentes trajectoires et dans les styles vestimentaires et dans les « attitudes ». C’est
dispositions sociales qui sont en train de se dessiner. Celle‑ci ce qu’exprime par exemple Mathieu, le fils d’un artisan local35 :
se dénote dans une première mesure au travers des nom-
breuses formes de stigmatisations symboliques qui structurent Nan mais le problème ici c’est que y’en a qui s’y croient trop.
Regardes Lucas, il a trop changé par rapport à avant. Il était tout le
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le groupe de l’adolescence locale à cet âge et qui sont revenues
temps en train de traîner avec nous quand il était p’tit. Maintenant
comme un leitmotiv au cours des entretiens. Elles sont en réa- il nous capte même plus, il est tout le temps à rester chez lui, sur
lité de deux ordres. Du côté des adolescents issus des classes son ordi, un vrai « geek » quoi. Le mec est tout le temps en train
moyennes ou supérieures de la commune, ces critiques ont parler de jeux vidéo et d’informatique, il a pas d’autres discours quoi.
Même tu regardes comment il s’habille, on dirait trop un « guedin »
tendance à emprunter les sentiers traditionnels de la distinction
maintenant [rires]… il recherche trop un style, juste pour plaire à ses
sociale (Bourdieu, 1979) et se traduisent par des logiques de nouveaux potes (extrait d’entretien avec Mathieu, 16 ans).
démarquage vis‑à‑vis des adolescents d’origine populaire de
la commune, ainsi que par une critique de leurs goûts cultu-
Cette forme spécifique de conflictualité adolescente s’est dans
rels ou encore de leurs manières d’habiter. C’est ce qui ressort
une autre mesure largement manifestée au cours des activités
des propos d’Amandine, 15 ans, qui est issue d’un ménage de
de loisirs dans le cadre desquelles nous avons réalisé l’observa-
classes moyennes33 récemment installé à Bresson :
tion participante. Les séances ont en effet été caractérisées par
Franchement, la plupart des jeunes d’ici, j’ai pas envie de les de nombreux épisodes de tensions entre garçons, en particulier
fréquenter, quand tu les vois [soupir] … tout le temps à traîner, à lors de la dernière année de l’enquête de terrain, lorsque le
rien faire… T’as l’impression qu’ils passent leur vie à fumer entre public s’est assez diversifié en accueillant d’autant plus d’ado-
eux. Des fois j’ai envie de leur dire : « Mais sortez un peu d’ici ! Allez
lescents issus des classes populaires de la commune. Celles‑ci
voir autre chose ! ». Même y’en a comment ils s’habillent, tu vois ils
ont aucun style, ils font aucun effort, ce qui les intéresse c’est que sont dès lors devenues ponctuées par de nombreux « coups
leur bande de potes d’ici (extrait d’entretien avec Amandine, 15 ans). de pression » entre les différents profils de garçons, à propos
des projets en cours de réalisation, mais surtout du manque
Du côté des adolescents issus des classes populaires, les cri- d’implication des derniers arrivés, pour qui cela comportait
tiques procèdent à l’inverse de logiques d’inversion de l’ordre inévitablement une connotation scolaire, et plus largement du

31. Son père est éducateur spécialisé dans une institution pour enfants han- 33. Puisque son père est ingénieur en environnement et sa mère cadre dans
dicapés tandis que sa mère est infirmière. la fonction publique.

32. Son père est un ouvrier artisan dans une entreprise de maçonnerie 34. Pour reprendre l’expression de Florence Weber (1989).
locale, tandis que sa mère est secrétaire de mairie dans une commune
voisine. 35. Il est le fils d’un artisan charpentier et d’une mère au foyer.

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fait de leur difficulté à tenir en place au cours des activités36. de sociabilités et ainsi à jouer sur différents registres. On peut
Transparaît en particulier le rôle de la « vanne » (Ghasarian, évoquer ici le cas de Bastien, issu d’une famille de classes
1999), qui devient à cet âge une modalité centrale des socia- moyennes de la commune38, qui se différencie au sein de la
bilités des garçons d’origine populaire, mais qui est en réalité commune et du groupe de l’adolescence locale par la diver-
fortement ambivalente. Si elle permet, d’un côté, de « cham- sité de son réseau de sociabilités et son aptitude à aussi bien
brer » l’autre et ainsi de renforcer la relation entretenue avec fréquenter les garçons d’origine populaire que les adolescents
lui, elle est, d’un autre côté, le plus souvent utilisée pour stig- situés plus en haut de la hiérarchie sociale. Il partage en effet
matiser certains individus, en particulier ceux qui ne sont pas son temps libre entre la bande de garçons de Bresson, avec qui
conformes aux normes de virilité (Clair, 2012). C’était particu- il a notamment pendant un moment formé un groupe de rap,
lièrement le cas de Alexandre et Anthony qui se sont montrés et d’autres groupes d’adolescents extérieurs à la commune,
particulièrement éloquents dans cet exercice, lorsqu’il s’agis- pour la plupart rencontrés sur la scène scolaire, avec lesquels il
sait de stigmatiser la tenue vestimentaire de certains de leurs partage d’autres goûts culturels et peut actionner d’autres dis-
pairs, ou encore pour d’autres leur attitude trop conformiste à positions sociales. On voit notamment chez lui tout l’effet de
l’égard de l’activité de loisirs et leur trop grande proximité avec sa trajectoire résidentielle, en l’occurrence le fait d’avoir grandi
les animateurs révélant ainsi leur intériorisation d’une culture dans la commune et en contexte populaire, qui a participé à
anti‑école (Willis, 1977). De la même manière, on a pu assister forger des ressources relationnelles durables et ainsi à rema-
à ces formes de rappel à la virilité lors d’un tournoi de football nier une partie de ses prédispositions sociales et familiales :
organisé par une association locale auquel nous avons parti-
Après moi j’ai encore beaucoup de potes ici. C’est normal, j’ai
cipé, et où ces mêmes garçons, particulièrement agiles dans
toujours vécu à Bresson. Y’en a, franchement, on a grandi ensemble,
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le jeu, ont régulièrement fustigé d’autres adolescents, moins donc on continue à partager beaucoup de choses, c’est normal. Mais
habitués, à propos de leur performance et plus largement de voilà j’ai aussi les amis du lycée, que j’essaye de voir aussi quand
leur héxis37 : je peux […] Avec eux, c’est cool, ça me permet de faire d’autres
choses. On fait un peu plus de sorties ensemble, au ciné ou des trucs
Les organisateurs du tournoi ont ce matin composé les différentes comme ça. Même, on a pas les mêmes discussions, je sais que je
équipes, en prenant particulièrement soin de les équilibrer. J’ai vais plus pourvoir parler avec eux de sujets de « jeunes » on va dire,
ainsi été placé dans la dernière équipe en compagnie d’Hervé [un sur la mode, la musique, des trucs comme ça (extrait d’entretien
bénévole du foyer rural] et de trois garçons (Anthony, Mathieu et avec Bastien, 16 ans).
Hugo) […] Au fil des matchs, quelques tensions sont apparues
dans l’équipe, lorsque Anthony et Mathieu ont commencé à critiquer
ouvertement et assez violement Hugo qui n’était pas au diapason de
Les « années lycée » : polarisation
l’équipe : « Vas‑y, sérieux, t’as appris à jouer au foot avec ta sœur ?
Au moins apprends à courir. On dirait il a jamais fait de sport de sa des manières d’habiter et perspectives
vie, sérieux […] le mec c’est un vrai boulet, il a aucun physique » de mobilités résidentielles différenciées
(extrait du journal de terrain du 15 mai 2012).
Les liens entre orientations scolaires et manières
Cet épisode permet ainsi de rendre compte des mécanismes d’habiter
importants de domination que peuvent connaître les adoles-
cents, et en particulier les garçons issus des classes moyennes S’il existe encore au cours de la période de « fin des années
et supérieures, en contexte résidentiel populaire, d’autant plus collège » une certaine proximité entre l’ensemble des jeunes
accentués en milieu rural du fait de l’interconnaissance et des de la commune, autour de relations, certes fortement conflic-
formes personnalisées de relations qui y existent. Néanmoins, tuelles, les dernières années de l’adolescence (17‑19 ans)
il convient ici de quelque peu nuancer ces propos, en souli- sont à l’inverse marquées par une assez grande distance entre
gnant la capacité qu’ont certains d’entre eux, qui présentent eux ainsi que par une forte différenciation de leurs manières
des profils de dissonance (Lahire, 2006), à alterner les modes d’habiter. L’entrée au lycée marque en effet une rupture

36. Sur ce point, voir notamment Olivier Masclet (2001). 38. Son père est ingénieur informaticien et sa mère assistante commerciale.

37. C’est‑à‑dire, à propos de leurs dispositions corporelles (Bourdieu, 1980).

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Julian Devaux 351

importante pour eux et contribue à d’autant plus accentuer d’adolescents pour la plupart d’origine urbaine, ainsi que de
la différenciation des parcours entre adolescents de la com- multiplier les mobilités urbaines en semaine à partir du lieu
mune, en particulier au travers du choix qui est alors fait entre de scolarisation. Cela contribue pour certains d’entre eux à
la poursuite en enseignement général, ou à l’opposé en ensei- nettement diversifier leurs réseaux de sociabilités, qui incluent
gnement technologique ou professionnel dès la seconde. Cette peu à peu plus d’individus extérieurs à la commune, ce qui
segmentation des parcours scolaires a de nombreux effets sur en retour favorise la réalisation de pratiques de mobilités en
les manières d’habiter adolescentes et accélère la séparation dehors du territoire de résidence qui deviennent progressive-
qui se construit peu à peu entre eux. Elle participe plus préci- ment exclusives durant le temps libre.
sément à des oppositions en termes d’organisation du temps
scolaire et de disponibilité en temps libre des adolescents, ou À l’inverse, pour les adolescents de la commune qui s’orientent
encore d’opportunités de se confronter à des altérités sociales vers les filières professionnelles et technologiques, le passage
et résidentielles en fonction des établissements. Les adoles- du collège au lycée ne modifie que très peu leurs manières
cents qui choisissent la filière générale, dans la grande majo- d’habiter. Ils deviennent en effet scolarisés dans des lycées
rité issue des classes moyennes de la commune ou encore des « périphériques »41, situés dans deux bourgs voisins qui
classes populaires « stabilisées », connaissent en réalité les accueillent majoritairement un public populaire et d’origine
plus grands bouleversements dans leur quotidien. Le temps rurale42, et qui ne contribuent ainsi que très peu à modifier
scolaire devient pour eux de plus en plus prégnant, du fait leurs réseaux de sociabilités. Plus encore, cette entrée au
de l’augmentation du nombre d’heures de cours tout autant lycée n’entraîne pour eux que très peu de changements en
que du niveau d’exigences à ce niveau de formation, ce qui termes d’organisation de leurs temps sociaux, puisqu’ils dis-
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se traduit par une assez nette limitation de leurs mobilités et posent dans la majorité des cas d’autant de temps libre que
à l’inverse un investissement plus fort de l’espace domestique durant la période du collège, ce qui leur permet de continuer
au cours du temps libre, notamment autour des « devoirs ». à investir fortement les espaces publics de leur commune
Cette transformation est par ailleurs largement alimentée par de résidence ainsi que le groupe de pairs local. Néanmoins,
les stratégies éducatives parentales qui à cet âge mettent d’au- parmi ce pôle populaire de la commune, ceux qui choisissent
tant plus l’accent sur les performances scolaires : à cet âge la voie de l’apprentissage connaissent de profonds
bouleversements dans leur quotidien, ce qui les amène à
C’est vrai que je me dis que le collège c’était la belle vie par rapport à redéfinir partiellement leur appartenance au groupe de pairs
maintenant. Je sortais plus, je voyais plus mes copines le week‑end,
local. C’est le cas d’Enzo43, qui est devenu apprenti boucher et
j’avais plus de temps à moi quoi. En fait le lycée ça a été trop chaud
au début, trop de cours, trop de devoirs, j’ai dû m’adapter. Et puis a ainsi commencé à travailler au sein d’un établissement situé
même, mes parents ont commencé à me mettre plus de pression dans une commune voisine dès ses seize ans, ce qu’il a vécu
quand ils ont vu que mes résultats commençaient à baisser en comme une sortie symbolique de l’adolescence :
seconde. Genre maintenant le samedi, j’ai pas le droit de sortir
tant que j’ai pas fini mes devoirs (extrait d’entretien avec Coralie39,
Nan c’est clair, je suis content de travailler maintenant, l’école j’en
17 ans).
pouvais plus. Et puis maintenant j’ai un salaire quoi [rires]. Mais après
avec les potes c’est plus pareil, on se voit moins. Vu mes horaires,
Ce profil d’adolescents devient par ailleurs dans la grande c’est chaud. Eux ils ont pas à se lever le matin [rires] ! Puis même
ça fatigue, des fois ils m’appellent pour sortir mais je dis « c’est trop
majorité scolarisé dans un lycée de centre‑ville, situé
chaud pour moi les gars ». Du coup, voilà, c’est plus comme avant,
dans un centre urbain voisin40, ce qui leur offre l’occasion je peux plus autant traîner avec eux (extrait d’entretien avec Enzo,
de se confronter à un nouveau public juvénile composé 16 ans).

39. Elle est issue d’une famille de classes moyennes de la commune, son 41. C’est–à‑dire situés dans des communes de petite taille, comme c’est
père est ingénieur informaticien et sa mère infirmière. le cas de la majorité de ces adolescents de Bresson qui fréquentent un
établissement localisé dans une commune de 4 000 habitants.
40. En l’occurrence Fontainebleau.
42. Sur ce point, voir notamment le travail de Ugo Palheta (2012).

43. Le fils d’un artisan menuisier local.

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Entre‑soi juvéniles et appartenances sociales « étudiant bohème » au cours de ses années de lycée, ce qui
s’est traduit dans son style vestimentaire ou encore sa coupe
En réalité, les manières d’habiter adolescentes deviennent à cet de cheveux47. On note en particulier dans ses propos comment
âge progressivement durables et se structurent essentiellement il en vient à survaloriser sa proximité avec ce groupe de réfé-
autour d’appartenances à des réseaux relationnels forts. Cela rence, au travers de ses expériences urbaines ou plus large-
s’explique par les changements importants qui interviennent ment d’une exaltation de la diversité48, ce qui constitue avant
dans les sociabilités adolescentes durant ces années lycée. Les tout pour lui un moyen de distinction symbolique vis‑à‑vis de
réseaux amicaux deviennent en effet de plus en plus établis et l’espace local :
structurés autour d’une mixité relationnelle, et incluent doréna-
Après moi je ne me vois pas rester ici à rien faire, faut que je bouge.
vant autant de filles que de garçons. La bande de pairs devient
Je me dis que c’est pas parce que j’habite dans un p’tit village que je
ainsi fréquentée assidûment au cours du temps libre en même ne peux pas faire comme les autres jeunes. C’est pour ça que j’essaye
temps que le support d’une identité collective qui se struc- d’aller sur Paris le plus souvent possible avec mes amis, pour visiter
ture selon l’opposition entre « eux et nous » (Hoggart, 1970). des musées ou juste se balader […] Ça change de Bresson quoi
[rires], au moins tu vois pas tout le temps les mêmes têtes, ça permet
Du côté du pôle populaire d’adolescents de la commune, les
de faire des rencontres, de voir des gens différents alors qu’ici c’est
pratiques de mobilité répétées à l’échelle locale contribuent tout le temps la même chose. C’est pour ça je trouve que les jeunes
à fabriquer un entre‑soi juvénile fortement recherché, qui se ils sont plus intéressants sur Paris, ils sont plus ouverts et ils ont plus
construit essentiellement dans une opposition aux adultes de style (extrait d’entretien avec Valentin, 17 ans).

de la commune, et qu’on retrouve de la même manière au


cours des mobilités qu’ils réalisent en dehors de leur territoire Logiques de sédentarité et de migration
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de résidence. Les sorties festives – sorties en boîte, au bow‑
ling… – qu’ils mettent en œuvre les week‑ends sont en effet Dans une autre mesure, on voit comment les rapports aux ter-
exclusivement réalisées en compagnie de la bande de Bresson ritoires sont déjà extrêmement forgés à cet âge et participent
et ne participent que très peu à confronter ces jeunes ruraux du processus de polarisation des adolescents de la commune.
à des formes d’altérités juvéniles. À l’inverse, pour les autres Ils s’articulent avec des perspectives de mobilités résidentielles
adolescents de la commune, leurs pratiques de mobilité répé- qui sont dans la majorité des cas fortement engagées dès ces
tées au fil du temps en contexte urbain et en compagnie d’ado- années lycées. La question de la sédentarité et de la migration
lescents extérieurs à leur commune, participent sur le long s’est en effet peu à peu imposée au centre des discussions
terme de processus « d’acculturation douce » à l’urbain, et 44 que nous avons eu avec ces adolescents, et ainsi comme un
notamment à la culture adolescente contemporaine (Galland, enjeu central dans la construction de leurs parcours, lorsqu’ils
2010), en même temps que de leur distanciation de l’espace exprimaient des désirs de « poursuivre plus tard leurs études
local. La distinction entre « groupe de référence » et « groupe en ville », « de résider plus tard sur Paris » ou bien à l’inverse
d’appartenance » 45
(Hyman, 1942) devient particulièrement de « continuer à résider dans le coin ». Ces stratégies de mobi-
opérante ici et permet de rendre compte de la manière avec lités résidentielles s’expriment en réalité essentiellement au
laquelle nombre de ces adolescents ont tendance à s’identifier travers des choix d’orientations scolaires qui sont opérés au
symboliquement à la catégorie de la jeunesse « bourgeoise » moment de l’entrée au lycée, période qui, reprenant l’analyse
et urbaine et à progressivement adopter ses normes et valeurs. de Jean‑Jacques Arrighi (2004), constitue un véritable « point
Cela s’est par exemple particulièrement vérifié chez Valentin , 46 focal » dans le processus de différenciation entre ces ado-
agé de 17 ans, qu’on a vu progressivement adopter un style lescents d’origine rurale, ou encore au travers des projets de

44. Pour reprendre l’expression de Jean‑Noël Retière (1988). 47. Alors que la majorité des garçons de la commune se caractérise par des
cheveux coupés courts, style proprement populaire, Valentin a quant à lui
adopté une coupe de cheveux long davantage caractéristique des jeunes des
45. Le groupe de référence d’un individu est celui qu’il a tendance à prendre
classes moyennes et supérieures (Pasquier, 2005).
comme modèle tandis que le groupe d’appartenance est celui dont il fait
objectivement partie du fait de ses caractéristiques sociales.
48. Sylvie Tissot (2011) a montré que la définition de la diversité était relative
– qu’elle soit sociale, ethnique ou culturelle –, et l’objet d’une construction
46. Un adolescent issu d’une famille de fonctionnaires de la commune, son symbolique qui est utilisée par la bourgeoisie progressiste pour se distinguer
père est professeur des collèges et sa mère assistante sociale. des autres couches sociales.

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Julian Devaux 353

poursuite d’études supérieures qui sont élaborés. Le choix de À l’inverse, la poursuite des études professionnelles ou tech-
s’engager dans la voie des études générales au lycée devient niques, et plus encore le choix de la voie de l’apprentissage,
en effet rapidement synonyme d’une probable migration, voire sont plus souvent associés à une future sédentarité, et s’appa-
constitue pour certains d’entre eux une condition nécessaire à rentent pour la plupart à un choix assumé de résidence dans un
un départ de l’espace local à l’âge adulte, en particulier pour cadre de vie rural sur le long terme. Cette appétence pour les
ceux issus des classes populaires stabilisées, qui ne disposent filières « courtes », qui est déjà exprimé à cet âge, permet en
pas forcément de suffisamment de ressources sociales fami- effet de combiner le désir d’une entrée précoce sur le marché
liales pour effectuer cette mobilité géographique: du travail en même temps que de se projeter dans un espace
régional proche ainsi que dans un univers social et résidentiel
De toute façon, moi je me vois pas rester ici plus tard, j’ai trop envie
familier. On observe notamment ce que Jean‑Jacques Arrighi
de partir. C’est pour ça [que] j’ai plutôt choisi la filière générale,
comme ça je pourrai continuer mes études après le bac sur Paris (2004) et Nicolas Renahy (2010) avaient déjà souligné sur le
ou ailleurs. Au moins je me dis que j’aurai le choix d’aller où je veux fait que nombre de ces adolescents ruraux d’origine populaire
alors que la filière pro, tu sais tout de suite où ça te mène, t’es un expriment une certaine résistance à une mobilité géographique
peu obligé de rester dans le coin à galérer (extrait d’entretien avec
qui serait contrainte et s’interdisent ainsi des formations supé-
Fabien49, 18 ans).
rieures trop éloignées de leur domicile, qui engageraient des
coûts économiques mais aussi culturels et symboliques qui
Cela passe parfois, cette fois‑ci davantage du côté des ado-
seraient trop élevés pour eux. C’est ce qui est ressorti des
lescents issus des classes moyennes de la commune, par le
propos de Margaux50 lorsqu’elle exprime son désir de pour-
choix de scolarisation en internat au lycée qui constitue un
suivre ses études post‑bac dans un établissement supérieur
moyen très concret et efficace d’effectuer une migration pré-
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de proximité :
coce en ville. C’est le cas de David, qui a opté dès la classe
de seconde pour une scolarisation en pension complète au Après moi je l’ai toujours dit, je me vois pas faire des années d’études
sein d’un établissement situé plus au centre de l’aggloméra- après. C’est pour ça je pense que le BTS à Nemours, ça va m’aller…
tion parisienne, en l’occurrence à Versailles, ce qui a fortement Parce que la fac, faut déménager et se prendre un appart en ville…
tout ça là, c’est pas fait pour moi. Puis même c’est trop cher. Au
transformé sa manière d’habiter et contribué à le couper plus
moins là, c’est pas loin, je vais pouvoir rester ici, continuer à voir
fortement encore des autres adolescents de Bresson. On com- mes amis et à avoir mes p’tites habitudes quoi […] De toute façon
prend dans ses propos l’ambivalence de ce choix qui procède je sais que je pourrai jamais habiter en ville plus tard que ce soit
d’un côté de la recherche d’un cadre éducatif singulier qui lui pour les études ou le boulot, franchement ça sera trop chaud (extrait
d’entretien avec Margaux, 17 ans).
permette d’améliorer ses résultats scolaires, mais de l’autre de
sa volonté d’accéder dès cet âge à un mode de vie urbain et
Les entretiens menés avec ces adolescents ont à cet égard
plus largement de se confronter à d’autres expériences sociales
permis de faire ressortir les liens symboliques entre mobilités
et culturelles :
résidentielles et mobilités sociales qui se dessinent déjà chez
Au début l’internat, c’était surtout pour améliorer mes résultats eux au cours de cette période. De nombreux travaux ont déjà
scolaires, parce que ça commençait à trop régresser [rires]. C’est procédé à des analyses conjointes des logiques de mobilités
parce que je me disperse trop, je sors trop ou alors quand je suis
sociales et géographiques à l’échelle intergénérationnelle dans
chez moi je suis tout le temps sur la console, donc là au moins ça me
pose un cadre où je suis obligé de travailler, t’as pas le choix quoi ! le contexte français, et ont en particulier souligné la dichotomie
[…] Puis voilà, ça me permet aussi de changer de cadre et d’aller sur entre la mobilité des enfants des classes moyennes ou supé-
Paris. J’avais besoin de voir d’autres choses, de connaître d’autres rieures et la sédentarité des enfants d’ouvriers et d’employés
personnes. Rien que les mercredis après‑midis, maintenant, on
(Bonvalet & Maison, 1999 ; Blum et al., 1985), en particulier
sort sur Paris avec ceux de l’internat ou on va juste se promener, ça
change de l’époque du collège quoi (extrait d’entretien avec David, pour ce qui est du milieu rural (Detang‑Dessendre et al., 2003).
16 ans). Il devient alors particulièrement intéressant de saisir comment

49. Son père est ouvrier horticole et sa mère secrétaire. 50. Il s’agit d’une adolescente dont le père est artisan et la mère est
assistante maternelle.

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ces logiques sociales et géographiques sont intériorisées par les et qui recourent davantage à ces ressources issues du local
individus, en particulier au cours de l’adolescence, et peuvent pour inscrire leurs adolescents dans des schémas de reproduc-
notamment faire l’objet de stratégies. Du côté des adolescents tion sociale à l’échelle locale. On peut citer l’exemple de deux
issus des classes moyennes de la commune, les projets de garçons comme Ludovic et Enzo qui se sont insérés profes-
migrations urbaines s’inscrivent ainsi plus largement dans des sionnellement dans l’espace local dès la fin de l’adolescence,
stratégies d’ascension sociale, ou encore de reproduction de l’un en devenant apprenti charpentier chez un artisan de la
positions élevées, qui passent avant tout par la voie scolaire, commune, l’autre apprenti boucher chez une connaissance de
et qui sont fortement alimentées par les stratégies éduca- son père dans un village voisin. Cette trajectoire professionnelle
tives parentales. Ils s’expriment en particulier pour ces jeunes et résidentielle apparaît toutefois fortement ambivalente chez
ruraux franciliens au travers de la symbolique de la « montée eux. Si d’un côté, leur sédentarité est assumée, parce qu’elle
à Paris » qui a l’avantage de synthétiser en même temps les est pour eux synonyme d’insertion durable dans des réseaux
deux mouvements : relationnels locaux et de proximité avec un univers social et
culturel vécu depuis l’enfance, elle peut rapidement se trans-
Moi, j’espère que j’irai faire mes études sur Paris, c’est pour ça je
former en « piège » lorsqu’elle leur donne le sentiment de les
bosse pas mal, pour augmenter mes chances d’être prise dans une
école là‑bas […] Ouai, c’est déjà pour le cadre de vie, c’est clair que couper progressivement de « l’extérieur » et des autres jeunes,
ça serait cool pour ça, mais aussi parce que, si t’as envie d’avoir un et qu’elle correspond à une condition sociale et professionnelle
bon boulot, c’est plus facile là‑bas, t’as plus d’opportunités. En fait je qui apparaît en partie rejetée :
crois que la plupart des jeunes qu’habitent en campagne comme ici
et qui ont envie de s’en sortir, enfin de bien gagner leur vie, ils rêvent Enquêteur : Et le fait que ça soit dans la commune, ça a compté
tous d’aller sur Paris (extrait d’entretien avec Coralie51, 17 ans). pour toi ?
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Ludovic : Ouai, nan mais c’est clair, parce que là je connais déjà.
Les logiques sont à de nombreux égards similaires du côté Et puis même pour plus tard, si j’arrive à continuer à bosser chez
Aubinet quelques années encore, ça serait cool, parce que moi j’ai
des adolescents issus des classes populaires stabilisées de
grandi ici donc ça va, je me sens bien, là ça me change pas de mes
la commune, dont les parents placent de nombreux espoirs habitudes, je peux encore traîner avec les potes. Mais après, je me
dans le processus de démocratisation scolaire à l’instar des vois pas non plus faire ça toute ma vie, parce que c’est dur et t’es
ménages ouvriers décrits par Stéphane Beaud (2003), et pré- pas toujours récompensé. Aubinet il a l’air sympa comme ça, mais
comme patron, il te lâche pas. Puis même, le problème c’est que
fèrent de fait ne pas recourir à leur « capital d’autochtonie »52
ici, les gens ils vont continuer à te voir comme le p’tit apprenti qui
(Retière, 2003). Apparaît néanmoins chez elles une différence travaille chez Aubinet.
dans leurs stratégies en fonction du genre, puisque les filles, Enquêteur : Donc il y a quand même des inconvénients selon toi ?
qui présentent en général de meilleurs résultats scolaires, sont Ludovic : Oui, puis même, quand tu vois les autres jeunes partir,
continuer leurs études, ça te fait quand même bizarre. T’as
davantage portées par ces logiques que les garçons plus faci-
l’impression que eux ils profitent encore, ils font plus de trucs, la fête
lement orientés vers des filières professionnelles et techniques et tout, donc des fois je me dis que j’aurais quand même dû un peu
de proximité. On a effet pu noter de nombreuses différences plus taffer à l’école, mais bon… (extrait d’entretien avec Ludovic,
dans les trajectoires scolaires à l’intérieur des fratries de ces 16 ans).

ménages, comme chez la famille Olivier53, où les parents


encouragent explicitement Amélie, 17 ans, à poursuivre ses Les différents pôles d’adolescents
études supérieures, ce qu’ils n’avaient pas fait pour son frère
aîné qui lui, a opté pour l’apprentissage. Ce n’est pas le cas à En réalité, émergent dans les dernières années de cet âge de
l’inverse des classes populaires davantage « fragilisées » de la la vie trois pôles d’adolescents dans la commune, qui révèlent
commune, qui disposent de moins de capital social et culturel, alors toute la radicalité des processus de différenciation sociales

51. Il s’agit d’une adolescente issue d’une famille de classes moyennes 53. Il s’agit d’une famille « établie » de la commune, le père est un ancien
« supérieures » de la commune, son père est ingénieur informaticien et sa militaire et la mère employée de commerce.
mère femme au foyer.

52. Jean‑Noël Retière l’a défini comme un capital social et symbolique


détenu par des individus sur un territoire singulier (Retière, 2003).

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à l’œuvre entre les individus. D’une part, un pôle majoritaire Conclusion


d’adolescents originaire des classes moyennes ou des classes
populaires « moyennisées » qui est en voie de migration par Cette analyse des différents parcours juvéniles qui se dessinent
la voie scolaire et qui est déjà fortement tourné vers l’extérieur avec l’avancée en âge permet dans une première mesure de
et partiellement acculturé à « l’urbain ». Ils expriment à de montrer que l’adolescence est un âge de la vie central dans
nombreux égards ce que Jean Rémy ou encore Melvin Webber les processus de différenciations sociales entre les individus,
avaient mis en évidence, en l’occurrence l’aptitude qu’ont au cours duquel les dispositions et les positions sociales se
certains individus à vivre en contexte rural et tout en dévelop- construisent en même temps qu’elles deviennent durables. En
pant peu à peu un mode de vie urbain (Rémy, 1996 ; Webber, réalité, si la pré-adolescence, au cours de laquelle s’apprennent
1996). D’autre part, un pôle d’adolescents issus des classes les premières pratiques autonomes, se présente comme un âge
populaires autochtones et pour une partie « fragilisées » de la de relative indistinction entre adolescents, sans doute favorisée
commune, essentiellement masculin, qui est à l’inverse en par- ici par le contexte rural, c’est à partir de 13‑14 ans que se
tie sédentarisé et qui se caractérise par une forte intersection font ressentir les effets combinés de la carrière scolaire, des
de ses différentes scènes sociales – résidentielle, profession- stratégies éducatives familiales et du genre dans les processus
nelle et amicale. Enfin, les adolescents issus des classes popu- de socialisation, et que se vérifie le constat d’Alexis Ferrand
laires les plus « marginalisées » se retrouvent plutôt dans une (2013) que les jeunes qui réalisent des choses ensemble au
situation de sédentarité précaire. En effet, en majorité inscrits sein de l’espace public ont tendance à présenter les mêmes
dans la voie professionnelle et technique, ces adolescents sont caractéristiques sociales. Cela nous amène à interroger le rôle
souvent voués plus tard à une migration par défaut, du fait des que tiennent les pratiques de mobilité – et plus largement les
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caractéristiques du marché de l’emploi local qui leur est parti- usages de l’espace public – à cet âge dans la construction de
culièrement défavorable54, ou bien à l’inverse à connaître une soi : sont‑elles le simple reflet des différentes appartenances
prolongation tardive et forcée de leur cohabitation familiale, qui et dispositions sociales et de genre des individus ou bien à
tranche avec le modèle traditionnel propre aux classes popu- l’inverse participent‑t‑elles activement à remanier les manières
laires (Galland, 2010 ; Mortain & Vignal, 2013). En témoigne le d’être et d’agir des individus et ainsi à progressivement les ras-
nombre important de jeunes adultes entre 20 et 25 ans séden- sembler autour de pratiques sociales et spatiales identiques ?
tarisés au sein de la commune – et que nous avons suivi au Si elles jouent indéniablement un rôle dans la construction
cours de l’enquête par le biais de certains adolescents –, qui de leur identité sociale à cet âge, notamment parce qu’elles
ont suivi pour la plupart des formations « professionnalisantes » participent d’une socialisation horizontale et confrontent les
courtes et se retrouvent en situation de chômage durable. Ils individus au domaine public (Devaux & Oppenchaim, 2012), il
sont en effet nombreux à continuer à fréquenter épisodique- convient de relativiser l’influence des pratiques de mobilité au
ment le groupe de l’adolescence locale, notamment autour de regard des institutions traditionnelles de socialisation que sont
sorties festives et de pratiques de sociabilités proprement ado- la famille et l’école. Les pratiques de mobilité ne contribuent
lescentes, et ainsi à se trouver dans une « post‑adolescence55 » en effet que dans de rares cas à la rencontre et à l’affiliation
qui est avant tout contrainte pour eux. C’est par exemple le durable dans des réseaux de sociabilités socialement distincts,
cas d’Antoine, un garçon âgé de 23 ans qui a obtenu un BTS mais à l’inverse participent, au travers des routines, à progressi-
Aménagement paysagers, dans l’optique de devenir ainsi pay- vement forger des manières d’être et d’agir qui entrent souvent
sagiste, mais qui n’a pas réussi à décrocher la moindre oppor- en résonance avec les dispositions sociales et familiales des
tunité professionnelle près de chez lui depuis la fin de ses individus. Cette analyse des manières d’habiter permet égale-
études, et qui nous a expliqué à de nombreuses reprises se ment de mettre en évidence qu’à l’adolescence, la différencia-
résoudre à « devoir un jour partir de chez lui ». tion sociale est aussi une différenciation de genre. En réalité,

54. Le territoire micro‑régional se définit en effet par un nombre assez faible 55. Pour reprendre le terme d’Olivier Galland (2001).
d’emplois industriels, dans la « construction » ou encore dans « l’artisanat »,
généralement destinés aux garçons issus des classes populaires, ainsi que
par un taux de chômage des jeunes relativement élevé, en l’occurrence de
26 % (RGP 2006).

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les dispositions de genre sont particulièrement opérantes dès familiales et de genre et de leurs parcours scolaires, mais aussi
les premiers âges de l’adolescence et ont tendance à structu- de la conflictualité qui caractérise peu à peu leurs relations à
rer très tôt les pratiques des individus. Elles s’articulent ensuite partir d’un certain âge. Plus largement, cela nous amène à
peu à peu à leurs dispositions sociales au fil de l’âge. Il existe questionner la pertinence de la catégorie « jeunesse rurale »,
en effet, au‑delà des logiques de différenciation en fonction des encore fortement mobilisée aujourd’hui dans le débat public,
appartenances sociales, des manières d’habiter proprement du fait des différentes trajectoires sociales et résidentielles
féminines et masculines, certes socialement situées, mais qui ainsi que des manières d’habiter qui se dessinent au fil de
de la même manière contribuent à jouer un rôle dans la socia- l’adolescence. La distinction entre « catégorie spatiale » et
lisation de ces individus et à progressivement forger différentes « catégorie de sens » (Rémy & Voyé, 1992) devient particu-
communautés de destins adolescents. lièrement opérante ici et permet de distinguer ce qui relève,
d’un côté, des territoires de résidence (les « campagnes »), et
Cette analyse des manières d’habiter d’adolescents résidant de l’autre, des caractéristiques sociales et culturelles des indi-
en milieu rural nous permet également de souligner la grande vidus (la « ruralité »). La catégorie « jeunesse rurale » ne tend
diversité qui caractérise les jeunes appartenant aux classes ainsi à qualifier que les adolescents définis par une certaine
populaires aujourd’hui, notamment au travers de l’opposi- ruralité, par un ancrage à la fois social et culturel populaire
tion entre, d’un côté, des jeunes issus des couches les plus – en particulier une proximité à la culture paysanne – ainsi
« marginalisées » et parfois proches d’une certaine précarité que par une manière d’habiter caractérisée par une sédenta-
sociale, et de l’autre, ceux appartenant aux classes populaires rité et une intersection forte des différentes scènes sociales,
« établies » et en partie « moyennisées ». L’approche loca- tandis que d’autres, qui détiennent des dispositions sociales
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lisée se révèle être à cet égard particulièrement pertinente et culturelles particulières, parviennent à résider au sein de
pour appréhender leur grande division interne, au regard de campagnes rurales tout en développant peu à peu un mode
la différenciation progressive de leurs dispositions sociales, de vie urbain.

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