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LE JEU DES AVEUGLES ET DU COCHON.

RITE, HANDICAP ET SOCIÉTÉ


URBAINE À LA FIN DU MOYEN ÂGE

Olivier Richard

Presses Universitaires de France | « Revue historique »

2015/3 n° 675 | pages 525 à 556


ISSN 0035-3264
ISBN 9782130651437
DOI 10.3917/rhis.153.0525
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Le jeu des aveugles et du cochon.


Rite, handicap et société urbaine
à la fin du Moyen Âge
Olivier RICHARD

La chronique de Lübeck, en Allemagne du Nord, rapporte pour


l’année 1386 l’épisode suivant :
Lors du carnaval, les jeunes seigneurs (domicelli) de la ville de Lübeck choi-
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sirent douze aveugles robustes, qu’ils firent d’abord boire pour les rendre
joyeux et intrépides ; ensuite, ils leur revêtirent le corps de cuirasses, de
plastrons et autres vieilles pièces d’armure et ils leur posèrent sur la tête
des casques mis à l’envers, pour qu’ils ne puissent pas voir, au cas où ils
simuleraient leur cécité, et les mirent en ordre de bataille. On donna à
chacune des personnes ainsi équipées un bâton dans la main et on les
introduisit dans un enclos rectangulaire fait pour ce spectacle, délimité par
des poutres, sur la place du marché. Et alors que ces hommes armés pour
ce combat ridicule se tenaient là, on poussa vers eux un porc vigoureux,
qu’ils devaient tuer de leurs coups et [pourraient alors] manger. Non seu-
lement des enfants et des jeunes, mais aussi des vieillards, des femmes et
des jeunes filles, des clercs comme des laïcs se rassemblèrent pour assister
à ce jeu insolite, attendant de voir ce que les aveugles feraient avec le porc.
Ce dernier, se sentant coincé entre eux, esquivait les coups autant qu’il le
pouvait, et quand il était atteint par un coup de bâton, il fonçait, furieux,
au milieu des aveugles et en faisait tomber trois ou quatre à la fois dans sa
course enragée. Quant aux autres aveugles, lorsqu’ils sentaient que leurs
compagnons tombaient, ils croyaient que c’était le porc, et essayaient
de le frapper avec force et ainsi, tapant plus durement, abattaient leurs
compagnons à la place du porc. […] Finalement le porc, atteint par la
fatigue d’avoir tant bougé en courant de tous côtés plus que par les coups,
fut mis à terre puis tué par les aveugles, et ainsi le jeu fut terminé1.

1.  [Korner, Hermann], Die Chronica novella des Hermann Korner, Göttingen, éd. Jakob
Schwalm, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1895, pp. 324-325 : « Domicelli urbis Lubicensis
in carnisprivio elegerunt xii cecos validos, quos previe crapulis et potacionibus reficientes letos et audaces fecerunt

Revue historique, 2015, t. CCCXVII/3, n° 675, pp. 525-556


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De quoi s’agit-il ici ? D’un spectacle singulier, qu’on peut appeler


le jeu ou le combat des aveugles et du cochon, et qui a fait l’objet de
quelques mentions et quelques rares études par le passé2. L’épisode
de Lübeck n’est pas isolé. L’existence de ce jeu est en effet prou-
vée par des exempla dès le xiiie siècle3. Surtout, on trouve des attes-
tations textuelles précises du déroulement de ce spectacle dans au
moins onze villes différentes, de la fin du xive siècle jusqu’à la fin
du xve siècle, y compris à Paris en 14254. Nombreuses donc, elles
sont cependant pour la plupart extrêmement courtes, de quelques
lignes en général. L’iconographie fournit aussi plusieurs allusions
à ce jeu, avec avec une enluminure dans un manuscrit flamand du
xive siècle et plusieurs œuvres flamandes du xvie voire xviie siècle.5
L’inscription de ce jeu dans la culture européenne est d’ailleurs assez

< secundum cronicam Lubicensem >, deinde loricis toracibusque ac ceteris armis veteribus corpora eorum induerunt
< et capitibus eorum galeis eversis impositis, ne videre possent cecos si [se: éd.] mencientes > ad pugnandum eos dis-
posuerunt. Quibus sic armatis dabatur cuilibet clava ad manum et introducebantur in locum in publico foro ad hoc
spectaculum factum, quadrangularem asseribus circumdatum. At ubi dum starent armati ad certamen ridiculosum,
introducebatur ad eos porcus quidam fortis, quem ictibus mactare debebant et percussum devorare. Ad quod iocale
insolitum congregabantur nedum parvuli et iuvenes, sed et senes et provecti, mulieres et virgines, clerici et layci,
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prestolantes quid dicti ceci cum porco essent acturi. Porcus vero ille senciens se conclusum inter illos, cessit ictibus in
quantum potuit et cum tangeretur ab uno feriente se clava, cucurrit furibundus per medium cecorum et simul quan-
doque tres vel iiii cursu suo rabido deiecit. Ceci autem ceteri stantes cum sentirent socios cadere, credentes porcum
esse, fortiter percutere conati sunt et sic durius cedendo socios pro porco straverunt. [...] Tandem porcus agitacio-
nibus variis pocius quam ictibus hinc inde discurrendo fessus, a cecis illis prosternitur et occiditur et sic ludus ille
terminatur. »
2.  Dirk Bax, « Als de blende tzwijn sloughen », Tijdschrift voor nederlandsche taal- en letterkunde,
n° 63, 1944, pp.  82-86 ; Werner Röcke, « Die getäuschten Blinden. Gelächter und Gewalt
gegen Randgruppen in der Literatur des Mittelalters », in Werner Röcke (dir.), Lachgemeinschaften.
Kulturelle Inszenierungen und soziale Wirkungen von Gelächter im Mittelalter und in der frühen Neuzeit, Berlin,
De Gruyter, 2005, pp. 61-82 ; Edward Wheatley, « The Blind Beating the Blind: An Unidentified
“Game” in a Marginal Illustration of the “Romance of Alexander”, MS Bodley 264 », Journal of
the Warburg and Courtauld Institutes, n° 68, 2005, pp. 213-217 ; Klaus-Peter Horn, « Das Lachen der
Anderen. Hohn und Spott im Umgang mit blinden Menschen im Spätmittelalter », in Cordula
Nolte (dir.), Phänomene der “Behinderung” im Alltag. Bausteine zu einer Disability History der Vormoderne,
Affalterbach, Didymos-Verlag, 2013, pp. 307-320.
3.  Voir infra, « Le cochon et les aveugles ».
4.  Voir la liste à la fin de l’article. Par la suite, par souci de simplicité, nous citerons chaque
référence par le nom du lieu et sa date (« Paris, 1425 »), c’est-à-dire le titre donné à chaque réfé-
rence dans cette liste. Celle-ci n’est certainement pas exhaustive. On mentionne ainsi ce jeu à
Augsbourg, en 1510, en marge d’une diète de Maximilien (par exemple Claudia Gottwald, Lachen
über das Andere : eine historische Analyse komischer Repräsentationen von Behinderung, Bielefeld, Transcript
[Disability Studies, 5], 2009, p. 239 ; Irina Metzler, A Social History of Disability in the Middle Ages.
Cultural Considerations of Physical Impairment, New York/Londres, Routledge, 2013, p. 163, signale le
même événement, mais situé à Fribourg en 1498), mais, à notre connaissance, il n’est attesté que
par des textes de fiction, dont une fable de Hans Sachs ; or il n’est pas sûr qu’ils s’appuient sur des
faits réels ; voir la description du texte de Hans Sachs dans Klaus-Peter Horn, « Das Lachen der
Anderen », art. cit. (n. 2), p. 314.
5.  Voir ainsi les représentations par Jérôme Bosch et par Jan Verbeeck dans Jos Koldeweij,
Paul Vandenbroeck, Bernard Vermet (dir.), Jérôme Bosch : l’œuvre complet, Amsterdam/Gand,
Ludion/Flammarion, 2001, pp. 114-115. Merci à Bruno Liesen d’avoir attiré mon attention sur
elles ; voir également les reproductions d’images dans Werner Röcke, « Die getäuschten Blinden »,
art. cit. (n. 2).
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forte pour qu’il y ait eu, en plus de l’iconographie, quelques produc-


tions littéraires à son sujet6.
Bien sûr, ce jeu est horrible, et indigne. Tellement que, dès le
xviie siècle les chroniqueurs, puis les érudits jusqu’à la fin du xxe siècle
s’interrogent sur sa réalité : le jeu a-t-il vraiment eu lieu ou s’agit-il
d’une fiction littéraire7 ? En fait, il est bien réel : les sources qui le
mentionnent ne sont pas seulement des récits mais aussi des actes de
la pratique, notamment des comptabilités urbaines, loin du monde
de la fiction. Mais alors, ne met-il pas en scène des personnes vo­-
yantes aux yeux bandés pour l’occasion8 ? On sait qu’en effet ce jeu
a perduré jusqu’au xxe siècle en Flandre avec des participants por-
tant un bandeau9, et que dès le milieu du xvie siècle, à Anvers, on
pratiquait ce jeu avec de faux aveugles – sans que l’on sache si des
considérations morales ont conduit à cette évolution10. Cependant, le
doute n’est pas permis pour la période antérieure, d’ailleurs un texte
de la fin du xve siècle indique que les participants doivent être des
« aveugles qui sont complètement aveugles11 ».
Les spectateurs s’amusaient beaucoup, plusieurs textes le disent.
On peut alors simplement pointer l’inhumanité des ténèbres de la
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fin du Moyen Âge, qui n’hésitaient pas à se moquer des personnes

6.  Heinrich von Kleist, « Uralte Reichstagsfeierlichkeit », in Sämtliche Werke, Munich, 1961,
vol. II, pp. 282 sq. ; Martin Walser, Das Sauspiel. Szenen aus dem 16. Jahrhundert, Francfort/M,
Suhrkamp, 1975 (d’après l’œuvre de Hans Sachs du xvie siècle); Guy de Mordelles, Jeu des aveugles
et du pourcel, Laval, Association des anciens élèves du lycée Victor-Hugo de Château-Gontier,
1986 ; la bande dessinée de Léon Maret, Canne de fer et Lucifer, Strasbourg, éditions 2024, 2012,
évoque p. 36 le jeu (avec des participants aux yeux bandés).
7.  Hans-Jörg Uther, Behinderte in populären Erzählungen: Studien zur historischen und vergleichenden
Erzählforschung, Berlin, De Gruyter, 1981, p. 83, pense encore qu’il s’agit d’une fiction littéraire et
non d’un spectacle réel.
8.  Voir Dirk Bax, « Als de blende tzwijn sloughen », art. cit. (n. 2), dont la question de savoir
si les participants sont de véritables aveugles ou des hommes aux yeux bandés constitue le point
de départ de l’article ; pour Zwickau, Emil Herzog, dans la première moitié du xixe siècle, tra-
duit « les hommes aveugles » (die blinden Männer) de sa source, la chronique du boulanger Peter
Schumann du xvie siècle, par « quelques hommes aux yeux bandés » (einige Männer mit verbundenen
Augen), voir Reinhold Hofmann, « Das älteste Zwickauer Armbrustschießen (1489) », Mitteilungen
des Altertumsvereins für Zwickau und Umgegend, n° 8, 1905, pp. 40-59, ici p. 56. Déjà, au xviie siècle, le
chroniqueur de Zwickau Tobias Schmidt déclare ne « pas savoir si c’étaient de vrais aveugles (rechte
Blinde) ou [des hommes] aveuglés à l’aide d’un bandeau exprès pour ce divertissement (« nur zu die-
ser Kurtzweil verblendete und verbundene »), Tobias Schmidt, Chronica Cygnea, Zwickau, Goepner, 1656,
p. 526. Pour Bruges, voir Alphonse Vandenpeereboom, Ypriana. Notices, études, notes et documents sur
Ypres. Tome cinquième : Tuindag et Notre-Dame de Tuine, Bruges, Aimé de Zuttere, 1881, ici p. 112, pour
qui il ne saurait s’agir que d’hommes aux yeux bandés, puisque produire de vrais aveugles aurait
été par trop cruel.
9. Maurits Sacré, Aimé de Cort, Volksspelen en volksvermaken in Vlaamsch-België, Merchtem,
Sacré-De Buyst, 1925, p. 123, qui dénoncent le mauvais traitement infligé au cochon ; mentionné
par Dirk Bax, « Als de blende tzwijn sloughen », art. cit. (n. 2), p. 86.
10.  Sur Anvers en 1559, Emanuel van Meteren, Historie der Nederlandscher ende haerder Naburen
OOrlogen ende geschiedenissen, Tot den Iare 1612, s’Graven-Haghe, 1614, f° 25v : « lieten Verckenen by
verblinde ghewapende lieden doot smijten ».
11.  « gemeinen blinden die gantz blind sind », Spire, 1487.
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non-voyantes, ainsi stigmatisées12. Il nous semble pourtant qu’il vaut


la peine d’essayer de comprendre ce jeu. Pour cela, le travail de l’his-
torien, en particulier des handicaps, est de le replacer dans le contexte
qui l’a produit. En effet, les disability studies nous apprennent que si la
déficience (impairment) sensorielle, physique ou mentale est produite
par la nature ou des accidents, la situation de handicap (disability) est
une construction sociale et culturelle, elle est créée par les rapports
sociaux et des représentations culturelles : si l’on peut naître avec
une ou des déficiences, on ne naît pas handicapé, on le devient13. Les
travaux de Michel Foucault, auquel l’histoire du handicap ou disabi-
lity history se réfère fréquemment, permettent d’analyser les attitudes
et les mesures prises envers les personnes qu’on appelle aujourd’hui
handicapées comme des appareils disciplinaires, dont l’objectif est
non pas l’exclusion, mais une inclusion qui vise à circonscrire et à
normaliser14.
De quel contexte ce jeu est-il donc issu ? Les sources de la fin du
Moyen Âge proviennent toutes d’un même milieu urbain. Or les villes,
durant les transformations et les crises de la fin du Moyen Âge, ont
été désignées comme les réceptacles des misères, attirant les pauvres
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et les faibles et réagissant à leur présence accrue par un rejet parfois
violent. Parallèlement à ces manifestations de repli, elles développent
avec force une identité spécifique, qui n’est pas hors de la féodalité,
mais qui connaît des formes de vie sociale, religieuse, culturelle ou
économique spécifiques, avec des valeurs propres – telles que le pro-
fit. Cette identité se reflète mais aussi se forge à travers des rituels et
des fêtes civiques.

12. Gladys Swain, « Une logique de l’inclusion : les infirmes du signe », Esprit, mai 1982, pp.
61-75, ici p. 65 ; Claudia Gottwald, Lachen über das Andere, op. cit. (n. 4), pp. 238-239 ; la thèse de
C. Gottwald est qu’il était parfaitement accepté socialement de rire des personnes déficientes jus-
qu’au xviiie siècle ; cela ne serait devenu inconvenant qu’avec les Lumières.
13.  Parmi les désormais assez nombreuses présentations du champ de la disability history, voir
notamment Elsbeth Bösl, Anne Klein, Anne Waldschmidt (dir.), Disability History. Konstruktionen
von Behinderung in der Geschichte. Eine Einführung, Bielefeld, transcript, « Disability Studies », 6,
2010 et Anne Klein, Sebastian Barsch, Pieter Verstraete (dir.), The Imperfect Historian – Disability
Histories in Europe, Frankfurt a. M., Peter Lang, 2013. Pour les synthèses centrées sur le Moyen
Âge, voir Irina Metzler, Disability in medieval Europe : thinking about physical impairment during the high
Middle Ages, c. 1100-1400, Londres, Routledge, 2006 et Eadem, A Social History of Disability, op. cit.
(n. 4), ainsi que Henri-Jacques Stiker, Corps infirmes et sociétés. Essais d’anthropologie historique (1982),
Paris, Dunod, 2005, chap. 4.
14.  Voir notamment Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975,
Paris, Gallimard-Le Seuil, 1999. Aux pp. 40-44, il décrit le passage du modèle de l’exclusion du
lépreux à l’inclusion du pestiféré, qui est opéré surtout aux xviie-xviiie siècles, mais dont cer-
tains signes apparaissent dès la fin du Moyen Âge. Sur l’influence de Foucault sur la disability
history, lire par exemple Anne Waldschmidt, « Warum und wozu brauchen die Disability Studies
die Disability History ? Programmatische Überlegungen », in Elsbeth Bösl, Anne Klein, Anne
Waldschmidt (dir.), Disability History, op. cit. (n. 13), pp. 13-27.
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Carte 1 : Lieux attestés du jeu.

Justement, si l’on regarde la géographie du jeu du cochon telle qu’elle


apparaît dans les sources décelées jusqu’à présent, on constate une
présence forte du jeu en Flandre et aux Pays-Bas, avec Ypres, Bruges,
Arnhem et Dordrecht (carte 1). Or la Flandre est connue comme
une région extrêmement urbanisée, où le prince comme les villes
savaient très bien mettre en œuvre une communication symbo­lique
passant par les fêtes, cérémonies et rituels15. Les villes d’Allemagne
du Nord, ici Lübeck et Cologne, étaient très liées, commercialement
et culturellement, aux Pays-Bas ; Zwickau en Saxe ou Heidelberg et
Spire, plus au sud, témoignent plutôt d’une extension de ce jeu dans
l’espace germanophone16. Enfin, Paris est, en 1425, lorsque le jeu y est
attesté, aux mains des Anglo-Bourguignons, c’est-à-dire soumise à une

15.  Voir, parmi d’autres ouvrages, Peter Arnade, Realms of ritual. Burgundian Ceremony and
Civic Life in Late Medieval Ghent, Ithaca, New York/Londres, Cornell University Press, 1996 ; Élodie
Lecuppre-Desjardin, La Ville des cérémonies : essai sur la communication politique dans les anciens Pays-Bas
bourguignons, Turnhout, Brepols, 2004.
16.  L’affirmation répétée d’attestations du jeu en Suisse remonte à une mauvaise lecture par
Ernst Schubert, Alltag im Mittelalter. Natürliches Lebensumfeld und menschliches Miteinander, Darmstadt,
WBG, 2002, p. 205, de sa source, Walter Schaufelberger, Der Wettkampf in der alten Eidgenossenschaft
bis ins 18. Jahrhundert, Berne, Paul Haupt, 1972, p. 89, qui en réalité ne fait que citer les épisodes
de Spire, 1487, et Heidelberg, 1490, d’après les invitations aux concours de tir.
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influence culturelle forte des Pays-Bas17. Ceux-ci pourraient donc être


le foyer de ce spectacle insolite. Cependant, l’attestation de variantes
du jeu en Italie – dans un exemplum tiré d’un manuscrit bolonais de
1326 qui situe l’action à Rome, un veau remplace le cochon, et à
Parme au xviie siècle, des hommes aux yeux bandés affrontaient le
porc – suggère d’autres aires de diffusion du jeu18. Quoi qu’il en soit,
il est nécessaire de garder à l’esprit ce contexte urbain et de partir
de lui, de la fête ou du jeu, et non pas seulement des aveugles – sans
quoi l’on s’interdit toute comparaison ou mise en perspective. D’autre
part, il faut s’intéresser aux lieux, aux temps et aux acteurs du jeu,
c’est-à-dire les aveugles, certes, mais aussi le cochon, enfin les organi-
sateurs et les spectateurs.
Ce faisant, c’est bien la question du rapport de la société urbaine
aux aveugles ainsi mis en scène que nous comptons éclairer, et avec
elle celle de l’intégration des « personnes handicapées ». On verra
par une première lecture du jeu que les participants peuvent être
vus avant tout comme des mendiants, dont les citoyens de la ville se
méfiaient et qu’ils craignaient. Il faudra ensuite comprendre comment
fonctionne le couple formé par les aveugles et leur adversaire animal
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dans le discours religieux sur le jeu, ainsi que dans l’imaginaire de la
fin du Moyen Âge. Enfin, on analysera ce spectacle comme un élé-
ment de la communication symbolique des autorités urbaines.

Les aveugles, des mendiants

Quels aveugles ?

Bien sûr, il existait au Moyen Âge des aveugles dans toutes les
couches sociales, et l’on connaît des exemples d’aveugles de haute
extraction ; on peut affirmer en revanche que lorsqu’un individu

17.  Journal d’un bourgeois de Paris de 1405 à 1449, éd. Colette Beaune, Paris, Librairie Générale
Française, 1990, p. 221.
18.  L’exemplum de Bologne, tiré d’un manuscrit de 1326, est édité dans Tractatus de diversis
historiis Romanorum et quibusdam aliis, verfasst in Bologna i. J. 1326. Nach einer Handschrift in Wolfenbüttel,
éd. Salomon Herzstein, Erlangen, Junge, 1893, p.  34. Pour Parme au xviie siècle, consulter
Claude-François Ménestrier, Traité des tournois, joustes, carrousels et autres spectacles publics, Lyon,
Jacques Muguet, 1669, pp. 347-348. À la fin du xxe siècle au moins, le jeu perdure à Segni dans
le Latium, sous une forme doublement adoucie : non seulement les joueurs ne sont pas de vrais
aveugles, mais ont les yeux bandés, mais ils ne tuent pas le cochon, mais le frappent seulement
avec un petit balai, chaque coup porté rapportant un point. Les quatre joueurs représentent les
quartiers de la ville. Le jeu y est nommé corsa glio porceglio ou corsa glio porcellito. Voir Pietro Gorini,
Jeux et fêtes traditionnels de France et d’Europe, Rome, Gremese, 1994, p. 19.
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d’origine sociale modeste connaissait une déficience visuelle congé-


nitale ou acquise, celle-ci le condamnait pratiquement à la misère,
c’est-à-dire à la mendicité. Dans les textes qui nous intéressent ici,
il n’est jamais dit que les combattants aveugles sont des mendiants.
Mais, ils ne sont jamais appelés par un nom – or l’anonymat est le sort
du pauvre. Ils sont qualifiés seulement d’aveugle, caeci, die blinde luden ;
cependant, un texte de Spire en 1487 parle de « gemeinen blinden », les
aveugles communs, ceux qui reviennent à toute la communauté, qui
dépendent de toute la communauté19. Surtout, le divertissement pari-
sien de 1425 a lieu près de l’hôtel d’Armagnac à Paris, c’est-à-dire,
comme l’a remarqué Zina Weygand20, tout près des Quinze-Vingts,
l’hospice pour aveugles fondé par Louis  IX ; or l’activité principale
des pensionnaires de l’établissement était la mendicité21. Enfin, deux
textes signalent que les aveugles reçoivent nourriture et boisson avant
le spectacle22.

Contrôler par la moquerie


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Nous verrons plus tard que l’existence du jeu est attestée dès le
xiiie siècle,et qu’une première image figurant le jeu remonte à envi-
ron 1340. Mais si l’on s’en tient aux jeux que l’on peut identifier clai-
rement, c’est-à-dire situer et dater, alors la première attestation est
l’épisode de Lübeck de 1386 et les exemples se multiplient à la fin
du xve siècle, dans les années 1480-149023. À cette époque, la déri-
sion des personnes qu’une déficience physique ou sensorielle rendait
faibles était très fréquente : de nombreuses farces, fables, poèmes
se moquent ainsi des infirmes, des aveugles24. Pour quelles raisons ?

19.  Spire, 1487.


20.  Zina Weygand, Vivre sans voir. Les aveugles dans la société française, du Moyen Âge au siècle de
Louis Braille, Grâne, Créaphis, 2003, p. 28.
21.  Sur les Quinze-Vingts, voir Mark Polking O’Tool, Caring for the Blind in Medieval Paris:
Life at the Quinze-Vingts, 1250-1430, (PhD University of California at Santa Barbara), 2007 ; Idem,
« Disability and the suppression of historical identity: Rediscovering the professional backgrounds
of the blind of the hôpital des Quinze-Vingts », in Joshua Eyler (dir.), Disability in the Middle Ages:
rehabilitations, reconsiderations, reverberations, Burlington, VT, Ashgate, 2010, pp. 11-24 ; Idem, « The
povres avugles of the Hopital des Quinze-Vingts: Disability and Community in Medieval Paris »,
in Meredith Cohen, Justine Firnhaber-Baker (dir.), Difference and Identity in Francia and Medieval
France, Farnham, Ashgate, 2010, pp. 157-174 ; Edward Wheatley, « Blindness, Discipline, and
Reward: Louis  ix and the Foundation of the Hospice des Quinze Vingts », Disability Studies
Quarterly, n° 22/4, 2002, pp. 194-212.
22.  Lübeck, 1386 ; Arnhem, 1440.
23.  Voir la liste à la fin de l’article.
24.  Jean Dufournet, Le Garçon et l’aveugle : jeu du xiiie siècle, Paris, Champion, 2005, donne
une belle sélection de ces textes ; voir également Zina Weygand, Vivre sans voir, op. cit. (n. 20),
pp. 25-27, et les exemples dans Bronislaw Geremek, Les Marginaux parisiens aux xive et xve siècles,
Paris, Flammarion, 1976, pp. 193 et 211.
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532 Olivier Richard

Parce que s’impose alors, à partir du milieu du xive siècle, en réac-


tion aux crises économique et sociale, une très forte défiance des
autorités urbaines comme d’ailleurs princières envers les mendiants :
celle-ci se manifeste par de fréquentes interdictions de mendier, par
l’établissement de listes de mendiants officiels, et par la chasse aux
simulateurs25. L’objectif est de forcer au travail tous les mendiants qui
pourraient subvenir eux-mêmes à leurs besoins. Dans ce cadre, les
personnes handicapées, en particulier les aveugles, sont reconnues
comme des mendiants légitimes, à qui on ne saurait reprocher de se
livrer à la mendicité. Mendier devient même une activité profession-
nelle reconnue et, comme d’autres métiers, les aveugles peuvent se
regrouper en confréries, ainsi par exemple à Strasbourg26.
Mais, malgré la reconnaissance du droit à la charité pour les
aveugles, la société tardo-médiévale se méfie d’eux : elle cherche à
débusquer les simulateurs, ceux qui ne sont pas vraiment aveugles –
ou pas assez, car « aveugle » signifie alors malvoyant comme non-
voyant. À Lübeck en 1386, on mettait un casque à l’envers sur la tête
des combattants pour déjouer toute simulation27. D’ailleurs, le même
texte évoque douze aveugles valides, forts (robustos cecos dans la pre-
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mière version, cecos validos dans la seconde). Or c’est justement ainsi,
« valides », que l’on désignait les mendiants assez forts pour vivre de
leur travail, mais qui préféraient mendier28.
Pour plusieurs historiens, cette moquerie sert à exorciser la peur.
Werner Röcke comme Zina Weygand ont ainsi eu indépendam-
ment l’un de l’autre une interprétation proche et intéressante du
jeu. Il ne s’agirait pas seulement de dérision, de moquerie gratuite
et cruelle, mais de la tentative par la société urbaine de détourner
sa crainte de l’aveugle, ce mendiant exigeant dont la présence est
menaçante29. Dans le jeu du cochon, dit Röcke, la violence des
aveugles s’exerce contre eux-mêmes ; c’est entre eux qu’ils doivent
se disputer leur proie. La société, ainsi, retrouvait une stabilité en

25. Michel Mollat, Les Pauvres au Moyen Âge, Paris, Hachette, 1978 ; Otto Gerhard Oexle
(dir.), Armut im Mittelalter, Ostfildern, Thorbecke, 2004.
26.  Voir Bronislaw Geremek, Les Marginaux parisiens, op. cit. (n. 24), p. 220 ; sur la confrérie
Saint-André des aveugles de Strasbourg, Otto Winckelmann, Das Fürsorgewesen der Stadt Straßburg
vor und nach der Reformation bis zum Ausgang des sechzehnten Jahrhunderts. Ein Beitrag zur deutschen Kultur-
und Wirtschaftsgeschichte, Leipzig, M. Heinsius, 1922, p. 71 ; sur la mendicité des aveugles, voir Carlo
Wolfisberg, Behinderte im Spätmittelalter. Zur Situation behinderter Menschen im Raum der Eidgenossenschaft
und Umgebung, Lizentiatsarbeit de l’université de Zurich, 1995, pp. 65 sq.
27.  Lübeck, 1386.
28. Michel Mollat, Les Pauvres, op. cit. (n. 25), pp. 302-310. Ernst Schubert, « “Hausarme
Leute”, “starke Bettler”: Einschränkungen und Umformungen des Almosengedankens um 1400
und um 1500 », in Otto Gerhard Oexle (dir.), Armut im Mittelalter, op. cit. (n. 25), pp. 283-347.
29.  Werner Röcke, « Die getäuschten Blinden », art. cit. (n. 2), p. 69 ; Zina Weygand, Vivre
sans voir, op. cit. (n. 20), p. 28.
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Le jeu des aveugles et du cochon 533

jouissant du spectacle de l’autodestruction des mendiants aveugles.


Zina Weygand, de son côté, insiste sur la peur de devenir pauvres
eux-mêmes – ou aveugles eux-mêmes ? – que les Parisiens exorci-
saient en riant des coups que les participants s’assénaient les uns
aux autres. On pourrait ajouter que l’enfermement des aveugles
dans un enclos, donc un espace bien circonscrit, participe de cette
tentative de les contrôler.
Klaus-Peter Horn enfin, dans un bel article, examine le jeu en par-
tant du comportement des aveugles eux-mêmes30. Les aveugles, dans
de nombreux textes littéraires de la fin du Moyen Âge, apparaissent
comme cupides, excessifs, lubriques, immodérés donc31. En obligeant
des mendiants aveugles à adopter un comportement qui ne leur sied
pas, à jouer aux guerriers, ce qui se retourne contre eux, en les for-
çant non pas à s’entraider mais à se taper dessus, on leur assigne en
fait les normes de comportement qu’ils ont à suivre, à savoir l’humi-
lité du mendiant qui vit de la charité ; en même temps, parce que les
aveugles se comportent « mal », rire d’eux ne met pas en cause l’atti-
tude de charité que tout bon chrétien doit normalement avoir envers
les aveugles32.
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Dans tous les cas, le rire, ici, est bien une réponse à la gêne que
constitue la présence dans la société de ces personnes différentes que
sont les aveugles : Bergson décrit le rire comme « une espèce de geste
social » qui réprime tout écart par rapport à la norme33. La première
version de la chronique de Lübeck dit que près de la moitié de la
population de la ville, hommes comme femmes, y assistait ; la seconde
qu’il y avait non seulement des jeunes, mais aussi des vieillards, des
femmes et jeunes filles, des clercs comme des laïcs34. Toute la société
se rassemble pour rire des aveugles.
Une première lecture du jeu peut donc aboutir à la conclusion
suivante : il ne s’agit ici pas tant de personnes ayant une déficience
sensorielle que de pauvres. Le jeu s’appuie sur une catégorie de men-
diants à qui l’on impose un échange économique : en échange des
aumônes qu’on leur donne toute l’année, il leur est demandé pour
une fois non pas des prières, mais la participation honteuse à ce jeu.
Une question demeure : les participants étaient-ils sélectionnés pour
cela, y compris contre leur gré, ou choisissaient-ils librement d’y

30.  Klaus-Peter Horn, « Das Lachen der Anderen », art. cit. (n. 2).
31. Edward Wheatley, Stumbling blocks before the blind: medieval constructions of a disability, Ann
Arbor, University of Michigan Press, « Corporealities », 2010, p. 27.
32.  Klaus-Peter Horn, « Das Lachen der Anderen », art. cit. (n. 2).
33.  Henri Bergson, Le Rire, Paris, Puf, 1991 [11900], p. 15.
34.  Lübeck, 1386 : « Congregabatur […] quasi media pars civitatis virorum et mulierum » (version A,
p. 83)/ « congregabantur nedum parvuli et iuvenes, sed et senes et provecti, mulieres et virgines, clerici et layci »
(versions B et D, pp. 324-325).
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prendre part ? Seule la chronique de Lübeck évoque une sélection


(elegunt)35, alors que les autres textes restent muets sur ce point, à une
exception : la lettre de Heidelberg qui évoque le jeu parle des aveu-
gles « qui sont à Heidelberg ou qui y viendront36 ». L’interprétation
du jeu comme confrontation de la société urbaine à des mendiants
d’un type particulier est certainement juste, mais elle n’en épuise pas
les sens. En effet, si le combat mettait en scène des mendiants en les
obligeant à adopter un comportement qui déclencherait auprès des
braves gens des rires de soulagement, il ne confrontait cependant pas
n’importe quels adversaires : aveugles comme cochon sont particuliè-
rement marqués dans l’imaginaire médiéval.

Le cochon et les aveugles

Cécité et péché
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De manière générale, il a semblé longtemps aux historiens que
les personnes affligées d’infirmités ou de difformités étaient, dans
l’Antiquité comme au Moyen Âge, forcément rejetées comme signes
du péché37. Les voix appelant à plus de nuance sont récentes ; elles
insistent sur l’ambivalence à tout le moins, la bienveillance souvent,
des Évangiles et des théologiens chrétiens du Moyen Âge vis-à-vis des
personnes souffrant de déficiences et en particulier de cécité38 : Jésus-
Christ ne guérit-il pas un aveugle de naissance en niant le lien entre
cécité et péché ? Alors que ses disciples lui demandent si la condition
de l’aveugle est due à ses péchés ou ceux de ses parents, il répond
que « ce n’est ni à cause de son péché, ni à cause du péché de ses
parents. Il est aveugle pour que l’œuvre de Dieu puisse se manifester
en lui39 ».

35.  Lübeck, 1386.


36.  « […] den plinden, die zu Heidelberg syn und komen werden » Heidelberg, 1490. Sur la ques-
tion de la sélection des participants, voir déjà Klaus-Peter Horn, « Das Lachen der Anderen »,
art. cit. (n. 2), pp. 315-316.
37.  Voir de nombreuses références dans Irina Metzler, Disability, op. cit. (n. 13), p. 13.
38.  Sur l’association péché / déficience, voir les développements nuancés d’Irina Metzler,
Disability, op. cit. (n. 13), pp. 38-55. Edward Wheatley, Stumbling blocks, op. cit. (n. 31), pp. 11-24, est
plus catégorique. Sur le péché qui rend aveugle, consulter Gudrun Schleusener-Eichholz, Das Auge
im Mittelalter, Munich, W. Fink, 1985, pp. 552-558.
39.  Jean 9, 1-7 (Jésus guérit un aveugle de naissance). En revanche, quand il guérit un paraly-
tique, Jésus lui dit « tes péchés te sont pardonnés », Marc 2, 5, Mathieu 9, 1-8, Luc 5, 17-26.
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Le jeu des aveugles et du cochon 535

On trouve cependant sans mal de nombreuses citations, de théolo-


giens comme de poètes médiévaux, pour expliquer que la déficience
est l’expression du châtiment divin du péché40. L’ambivalence du dis-
cours religieux s’exprime parfaitement dans la Vie d’Odile, ajoutée
dans les versions alsaciennes des xive et xve siècles de la Légende Dorée.
Fille de duc, Odile naît aveugle ; son père, choqué, déclare alors à sa
femme : « maintenant je prends conscience d’avoir commis de graves
péchés devant Dieu, pour avoir un enfant si raté, ce qui n’est jamais
arrivé dans ma famille » ; la mère d’Odile lui répond alors justement
par le passage de l’Évangile de Jean, évoqué à l’instant, que Jésus lui-
même avait dit que la cécité n’était ni signe du péché de l’aveugle ni
de celui de ses parents41.
Cette ambivalence devrait à tout le moins interdire de se moquer
des aveugles, comme le Lévitique le faisait déjà : « Tu ne mettras
devant un aveugle rien qui puisse le faire tomber42. » Pourtant, il
existe des allusions à ce jeu sous la plume de théologiens qui ne se
préoccupent pas de le condamner : en effet, les attestations les plus
anciennes de ce jeu sont des exempla du début du xiiie siècle. Il est
ainsi décrit par Jacques de Vitry dans un de ses sermones vulgares adres-
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sés aux théologiens et prédicateurs :
Quand le docteur aveugle veut nourrir l’aveugle, c’est-à-dire le pécheur,
la nourriture tombe par terre, parce qu’il convertit sa doctrine en choses
terrestres. Il existe en certains lieux la coutume, les jours de fête, de don-
ner un porc aux aveugles, pour qu’ils le tuent et en récupèrent toutes les
parties. / Lorsqu’un aveugle veut tuer le porc, il arrive souvent qu’il se
blesse lui-même ou frappe et tue son compagnon. De la même manière,
ces docteurs aveugles, alors qu’ils devraient tuer le péché par leur prédi-
cation, se blessent eux-mêmes par leur cupidité et blessent et parfois tuent
d’autres gens en les scandalisant par leur mauvais exemple43.

40.  Voir à nouveau Irina Metzler, Disability, op. cit. (n. 13), pp. 51-54, qui cite notamment
Eustache Deschamps déclarant « que homs de membre contrefais / est en sa pensée meffais, /
plains de pechiez et plains de vices ».
41. Ulla Williams, Werner Williams-Krapp (éd.), Die Elsässische “Legenda Aurea”, Bd. 1 : Das
Normalcorpus, Tübingen, Niemeyer, 1980, p. 818 : « > Nů erkenne ich daz ich sunderlich wider got můs
gesundet han daz mir an minre fruht ist misselungen daz keime nie von minem geschlehte ist beschehen>. Do sprach
die můter : >Herre du solt dich umbe dise sache nút so sere betrueben, wenne du wol weist daz Cristus von eime
gebornen blinden sprach : »Dirre ist blint geborn nút durch sine oder sinre eltern missedot, alleine ist dis daz gottes
werk vnd gewalt an ime erschinen sol»< ».
42.  Lév. 19, 14. Edward Wheatley, Stumbling blocks, op. cit. (n. 31) – ce titre est la traduction
anglaise de ce passage du Lévitique – commence justement son livre sur les discours religieux sur
la cécité par une présentation du jeu des aveugles et du cochon.
43.  Jacques de Vitry, Sermones vulgares vel ad status, éd. par Jean Longère, Turnhout, Brepols,
2013, ici sermon 20, 2e de la série « ad theologos et ad predicatores », p. 373 : « Dum autem cecus
doctor cecum, id est peccatorem, uult pascere, cibus in terram cadit, quia doctrinam suam ad terrena conuertit. Est
autem in quibusdam locis consuetudo quod in festis diebus cecis conceditur porcus, ut ipsum occidant et partes suas
omnes accipiant. / Dum autem cecus porcum uult occidere, sepe accidit quod seipsum uulnerat uel socium percutit
et occidit. Pari modo isti doctores ceci, dum predicando deberent occidere peccatum, per auaritiam seipsos uulnerant et
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536 Olivier Richard

Ce passage permet d’affirmer que le jeu devait exister – Jacques de


Vitry parle d’une coutume lors de fêtes – dès le début du xiiie siècle,
puisqu’on date ses sermones vulgares vel ad status de la période postérieure
à son retour de Terre Sainte, c’est-à-dire entre  1226 et  124044. C’est
une époque antérieure à ce que les historiens de la pauvreté présentent
comme le tournant répressif vis-à-vis des mendiants, au milieu du
xive siècle : l’explication du jeu par ce tournant ne peut donc être
entièrement satisfaisante. Le parcours de Jacques, avec ses longues sta-
tions dans le diocèse de Liège, est d’ailleurs un indice de plus que le
foyer du jeu pourrait se trouver en Flandre ou aux alentours45. Surtout,
dans le contexte du jeu, Jacques assimile l’aveugle au pécheur (« cecum,
id est peccatorem ») et le cochon au péché, avec le parallèle entre « cecus
porcum uult occidere » et « isti doctores ceci […] deberent occidere peccatum » ;
le parallèle entre l’aveugle qui – par avidité – blesserait et même tue-
rait « souvent » un compagnon et les mauvais prédicateurs (doctores)
aveugles, qui se blessent eux-mêmes et offensent les autres par leur
mauvais exemple est une condamnation également forte de l’aveugle.
Cet exemplum de Jacques de Vitry se retrouve chez deux prédica-
teurs qui le connaissaient, Eudes de Cheriton et Guibert de Tournai.
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On sait que Guibert († 1284) a beaucoup puisé chez Jacques de Vitry
pour ses propres sermons ad status : il reprend quasiment mot pour
mot le passage de Jacques dans son troisième sermon Ad theologos et
predicantes46. Le texte de l’Anglais Eudes de Cheriton († vers 1246), en
revanche, se démarque assez fortement de celui de Jacques de Vitry
pour qu’on puisse douter qu’il en soit inspiré, d’autant qu’il doit avoir
été écrit avant 121947 :
Quelqu’un présenta un cochon à de nombreux aveugles pour qu’ils le
tuent. Comme il courait dans tous les sens, les aveugles, voulant le tuer,
se frappèrent les uns les autres dans le désordre. De la même façon les

alios malo exemplo scandalizando ledunt et aliquando occidunt. » Ce passage ne forme qu’un dans le texte
mais est indiqué par l’éditeur comme formant deux exempla distincts (XI. Exemplum de ceco pascente
cecum et XII. Exemplum de cecis qui porcum occidunt et inter se dividunt) ; nous avons marqué cette sépa-
ration par la barre diagonale dans la citation.
44.  Ibidem, introduction par Jean Longère, p. xxiv.
45.  Sur la biographie du prédicateur, voir par exemple Jean Longère, Gillette Tyl-Labory,
« Jacques de Vitry », in Geneviève Hasenrohr, Michel Zink (dir.), Dictionnaire des Lettres Françaises, le
Moyen Âge, 2e éd., Paris, Fayard, 1992, pp. 736-738.
46.  Voir prochainement l’édition de Marjorie Burghart des sermons ad status de Guibert de
Tournai (Paris, BnF, ms. lat. 15943, f  os 57v-59v) ; je remercie Marjorie Burghart qui m’a aimable-
ment fourni cet extrait et de nombreux renseignements sur les exempla. Sur Guibert, Jean Longère,
« Guibert de Tournai », in Geneviève Hasenrohr, Michel Zink (dir.), Dictionnaire, op. cit. (n. 45), p. 590.
47.  Le passage est édité dans Les Fabulistes latins depuis le siècle d’Auguste jusqu’à la fin du Moyen
Âge, t.  iv : Eudes de Chériton, éd. Léopold Hervieux, Paris, Firmin-Didot, 1896, p. 310, parmi les
paraboles extraites de ses sermones dominicales, d’après BnF, ms. lat. 16506 ; or figure au f° 218
un explicit du 31 décembre 1219, voir Albert C. Friend, « Master Odo of Cheriton », Speculum,
n° 23, 1948, pp. 641-658, ici p. 653.
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Le jeu des aveugles et du cochon 537

pécheurs, alors qu’ils devraient tuer le porc, c’est-à-dire le péché, s’en


prennent les uns aux autres en s’infligeant insultes et blessures48.
Eudes produit la même idée de l’aveugle comme pécheur, mais chez
lui l’assimilation entre le porc et le péché est devenue explicite (« porcum,
id est peccatum »). En revanche, contrairement à Jacques de Vitry, l’auteur
ne parle pas de ce jeu comme d’une coutume, mais le présente comme
s’il s’agissait d’un fait isolé, c’est-à-dire comme s’il ne le connaissait pas.
Clemente Sánchez, archidiacre de Valderas en León, le reprend en cas-
tillan dans son Libro de los exemplos, dans le premier tiers du xve siècle49.
Celui-ci semble utiliser Eudes de Cheriton, le début de son texte cor-
respondant assez bien à celui de l’Anglais, mais il l’enrichit en compa-
rant le comportement des aveugles non seulement à celui des pécheurs,
mais aussi à celui des évêques (perlados, « prélats ») « qui confient le soin
des âmes à des ignorants, qui sont aveugles quant à leurs yeux cor-
porels et quant à leurs yeux spirituels », car ils ne « comprennent pas
ce qu’ils lisent »50. On retrouve donc ici une conception négative de la
cécité, assimilée à l’impossibilité de voir Dieu.
Enfin, une version encore plus éloignée de l’exemplum se trouve
dans un tractatus de historiis Romanorum et quibusdam aliis inséré dans
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une compilation bolonaise anonyme de 132651. Ici, les aveugles sont
ceux de Rome, mis en scène dans un épisode non daté. Ils ont été

48.  Ibidem : « Vnde quidam porcum unum multis cecis interficiendum exibuit. Qui [cum] huc et illuc dis-
curreret, ceci, ipsum uolentes interficere, se ipsos inordinate percusserunt, Sic peccatores huiusmodi, cum porcum, id
est peccatum, deberent interficere, se ipsos uerbis et uulneribus ad inuicem afficiunt. »
49.  Voir les deux éditions les plus récentes : Clemente Sánchez de Vercial, Libro de los exem-
plos por A.B.C., éd. Andrea Baldissera, Pise, Edizioni ETS, 2005, p. 89 n° 64 pour le passage en
question ; « Edición del Libro de los exemplos por A.B.C. de Clemente Sánchez », éd. María del Mar
Guttiérrez Martínez, Memorabilia, n° 12, 2009-2010, pp. 1-212, n° 13, 2011, pp. 1-216 et n° 15,
2013, pp. 1-201, ici n° 12, p. 88 n° 64. A. Baldissera fait le point sur la biographie de l’auteur
(pp. 12-14) et sur la datation de l’ouvrage (p. 15).
50.  « Ceco animas committere fatuum esse videtur / Quien al ciego ánimas encomienda es locura magnifiesta
/ Dizen que un hombre dio un puerco a muchos ciegos, con condición que matassen a palos. E el puerco andava
del un cabo al otro, e los ciegos, pensando dar al puerco, davanse los unos a los otros en manera que quedaron muy
mal feridos. E assí fazen los pecadores d’este mundo, que deven matar el puerco que es el pecado, mas por el puerco
los unos a los otros se atormientan. E assí fazen los perlados que cometen cura de ánimas a los iñorantes, que son
çiegos cuanto a los ojos corporales e cuanto a los spirituales, que non han devoçión por non entender que leyen, e los
perlados toman en sí el pecado » (cité d’après Libro de los exemplos, éd. Andrea Baldissera, op. cit. [n. 49],
p. 88). A. Baldissera évoque comme source Jacques de Vitry, suivant en cela Alexandre Haggerty
Krappe, « Les Sources du Libro de Exemplos », Bulletin Hispanique, n° 39/1, 1937, pp. 5-54, ici p. 20
(n° 64) ; María del Mar Guttiérrez Martínez indique J. de Vitry et E. de Cheriton.
51.  Tractatus de diversis historiis, op. cit. (n. 18), p. 34, chap. 68 « De cecis et uitulo » : « De Romano
quodam legitur, quod conuocari fecerat omnes cecos ciuitatis in unum circulum et cuilibet eorum baculum in manu
committebat. In medio circulo uitulum locabat et quicunque eorum uitulum baculo, quod manu tenebat, tangeret, sibi
vitulus remaneret. Illi autem, quia ceci, uolentes vitulum tangere, nequibant, sed alter alterius caput baculo confran-
gebat, et sic uitulus cuilibet euadebat. Sic sacra theologia in medio doctorum locata est, et quilibet uellet eam tangere,
nesciuit, quia disputant de ea sicut ceci de colore, sed percutiunt se mutuo cum baculis linguarum, modo arguendo,
modo soluendo, modo uerbis mutuis impingendo. Sed tamen scientia eos omnes corriget, quia nullus eorum adhuc ad
ueri inquisicionem poterat peruenire. »
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rassemblés dans une arène, pour frapper non un porc mais un veau
qu’on a placé en leur milieu, mais ne savent comment s’y prendre
(volentes vitulum tangere, nequibant). Leur inaptitude est comparée à celle
des docteurs : « Ainsi la théologie sacrée a été placée au milieu des
docteurs, et quiconque voulait la toucher, ne savait le faire, puisqu’ils
disputent d’elle comme les aveugles de la couleur, mais se frappent
mutuellement avec les bâtons de leurs langues […]. » À nouveau, les
aveugles incarnent l’ignorance ou l’inaptitude, et aucune empathie
avec eux n’apparaît52. En revanche, l’animal sert ici de symbole de
la théologie : il est donc inconcevable qu’il soit tué. C’est sans doute
aussi la raison pour laquelle il est cette fois-ci un veau et non pas un
cochon, animal connoté très négativement dans le discours religieux.
Cette interprétation théologique du jeu est à notre avis la clef
pour comprendre la représentation iconographique la plus ancienne
que nous en connaissions, une miniature située dans la marge infé-
rieure d’un manuscrit du Roman d’Alexandre, réalisé dans l’atelier
de l’artiste flamand Jehan de Grise entre  1339 et  1344 (ill. 1)53. La
scène est double ; à gauche, quatre aveugles sont guidés par un jeune
homme ; chacun tient dans sa main droite un gros bâton dirigé vers
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le bas, comme une canne, et touche de la gauche l’épaule de celui qui
le précède. Sur le côté droit, un cochon, à l’air menaçant, a renversé
un des aveugles et fonce vers un autre, tandis que les hommes sont
en position de combat, bâtons en l’air, l’un ayant déjà blessé un de
ses compagnons. Que la scène représente le jeu du pourcel ne fait
aucun doute – elle est identifiée comme cela par plusieurs auteurs54.
D’ailleurs, comme dans plusieurs sources textuelles évoquant le jeu, le

52.  Nous n’avons pas trouvé de critique du traitement imposé aux aveugles dans ce jeu dans
des sources médiévales. Il est vrai, comme d’autres l’ont noté (Werner Röcke, « Die getäuschten
Blinden », art. cit. [n. 2], p. 68 et Klaus-Peter Horn, « Das Lachen der Anderen », art. cit. [n. 2],
p. 317), que Heinrich Steinhöwel, dans son Spiegel des menschlichen Lebens, traduction-adaptation du
Speculum vitae humanae de Rodericus Zamorensis, imprimée à Augsburg en 1476, critique le jeu, mais
ses reproches portent sur la vacuité de tous les tournois et autres jeux violents, et pas un instant sur
le sort des aveugles : « Car quelle joie peux-tu bien tirer de voir un bœuf être tué comme dans le jeu
du bœuf à Rome ou [de voir] le jeu du cochon et des aveugles à Nuremberg, comme s’il ne coulait
pas assez de sang par ailleurs dans des conflits et autres ? » (« Wann was mag dir freude darauß entspringen,
das du sicht ein ochssen tödten als im ochssen spil zů Rom oder das schwein spil czů Nürnberg der blinden, als ob sunst
nicht gnůg blůts in kriegen unnd sunst vergossen werde », f° 68r ; l’œuvre numérisée est disponible en ligne,
sur http://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/ir00231000 Site consulté le 3 septembre 2014).
53. Edward Wheatley, « The Blind Beating the Blind », art. cit. (n. 2), décrit cette image,
qui figure au f° 74v. Voir également Philippe Ménard, « Les Illustrations marginales du Roman
d’Alexandre (Oxford, Bodleian Library, Bodley 264) », in Herman Braet, Guido Latré, Werner
Verbeke (dir.), Risus mediaevalis: laughter in Medieval literature and art, Leuven, Leuven University Press,
2003, pp. 75-118, en particulier p.  84. Ce manuscrit est numérisé et visible sur http://image.
ox.ac.uk/show?collection=bodleian&manuscript=msbodl264 Site consulté le 3 septembre 2014.
Je remercie Antoine Destemberg pour ses suggestions dans l’interprétation de cette enluminure.
54. En plus d’Edward Wheatley, « The Blind Beating the Blind », art. cit. (n. 2), notamment
Werner Röcke, « Die getäuschten Blinden », art. cit. (n. 2).
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Le jeu des aveugles et du cochon 539

cochon est attaché par une corde à un mât, qui sépare les deux par-
ties de la scène en un mince tronc d’où partent d’élégants feuillages.
Ainsi ne s’agit-il pas seulement d’une variation du texte du Garçon et
l’aveugle. Pour autant, cette scène double n’est pas non plus une simple
expression iconographique du jeu tel qu’il se déroula par exemple à
Paris55. Il faut bien plutôt l’envisager comme un miroir, lui aussi double.
En effet, le motif fait écho à l’illustration dans la marge supérieure
de la même page, où un homme frappe un animal, déjà mort : c’est
Alexandre qui lacère Bucéphale mort, pour éviter qu’il ne soit dé­
pecé56. Mais surtout, si l’on a à l’esprit les exempla présentés plus haut,
la scène de gauche s’oppose exactement à celle de droite : les aveugles
n’y sont pas menés au combat, ils sont bien guidés, par un jeune
homme dont les mains jointes font penser qu’il est en prière, peut-être
qu’il est clerc ; à droite, au contraire, confrontés au porc, « c’est-à-
dire au péché », ils sont blessés et s’attaquent les uns les autres.

Le cochon, double de l’aveugle


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Les auteurs qui se sont penchés sur le jeu ne s’intéressent
jamais à l’adversaire des aveugles57. Pourtant, celui-ci est toujours
un porc (porcus, pourcel) ou un cochon (varken, tswyn, vercken, saw)58,
à l’exception près que nous venons de voir où il est remplacé
par un veau et où l’issue du combat est, de manière très signifi-
cative, tout autre59. Or le cochon, depuis le xive siècle, est l’attri-
but de saint Antoine l’ermite, patron des pauvres et des mendiants,
comme on le voit sur de nombreuses illustrations médiévales60.

55.  C’est la thèse d’Edward Wheatley, « The Blind Beating the Blind », art. cit. (n. 2), contre
Philippe Ménard, « Les Illustrations marginales », art. cit. (n. 53), p. 84, qui ne connaît pas le jeu
des aveugles et du cochon et évoque le Garçon et l’aveugle, motif bien connu depuis le xiiie siècle,
voir Jean Dufournet, Le Garçon et l’Aveugle, op. cit. (n. 24).
56. Edward Wheatley, « The Blind Beating the Blind », art. cit. (n. 53), p. 217.
57.  Seule Zina Weygand, Vivre sans voir, op. cit. (n. 20) le fait p. 28, note 25. E. Wheatley consacre
un article aux porcs assassins (Edward Wheatley, « Murderous Sows in Chaucer’s Knight’s Tale
and Fourteenth-Century France », Chaucer Review, vol. 44, n° 2, octobre 2009, p. 224-226, mais
ne s’intéresse pas au cochon dans son article sur le jeu, « The Blind Beating the Blind », art. cit.
(n. 2).
58.  Saw/suwe est utilisé à Heidelberg, 1490 et Spire, 1487, mais si en allemand moderne
standard, Sau signifie « truie », dans les parlers du sud de l’espace germanophone le terme n’est
pas réservé à la femelle, voir Jakob et Wilhelm Grimm, Deutsches Wörterbuch, Leipzig, 1854-61, ici
vol. 14, col. 1844.
59.  Tractatus de diversis historiis, op. cit. (n. 18), p. 34, chap. 68.
60. Une parmi d’autres : BM Lyon, Ms P.A. 335, f° 109 (livre d’heures, xve siècle). Sur le
cochon et saint Antoine, voir Michel Pastoureau, Le Cochon. Histoire d’un cousin mal aimé, Paris,
Gallimard, 2009, p. 94.
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Illustration 1 : Représentation du jeu des aveugles et du cochon


dans le Roman d’Alexandre (vers 1340), Bodleian Library,
University of Oxford, MS Bodley 264, f° 74v.
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Le jeu des aveugles et du cochon 541

Au-delà de ce lien avec la mendicité, le choix de l’animal mis à


mort ici est tout sauf accessoire. En effet, Michel Pastoureau a récem-
ment montré que cet animal est à la fin du Moyen Âge chargé de
symboliques aussi lourdes qu’ambivalentes61.
Le cochon est dans l’Occident médiéval très fortement associé
au mal, du fait de son rôle très négatif dans la Bible, dans l’Ancien
Testament – on sait l’aversion des juifs pour lui – mais aussi dans le
Nouveau Testament. Ainsi, Jésus-Christ délivre un possédé en ordon-
nant aux démons de pénétrer un troupeau de porcs, qui vont alors se
jeter dans le lac de Tibériade (Mat. 8, 30-34 ; Marc 5, 9-20 ; Luc, 8,
30-39)62. Le cochon devient l’attribut de Satan. La similitude avec la
cécité est évidente.
Si le cochon se rapproche de l’aveugle parce que le mal se mani-
feste en lui, il fonctionne plus généralement comme le double de
l’aveugle. En effet, il est d’abord une sorte de mendiant : on pensera
sans doute d’abord à sa saleté, au risque de l’anachronisme. Surtout,
les villes médiévales sont pleines de porcs qui se nourrissent de res-
tes et d’immondices, donc « sur l’habitant », comme les mendiants.
La présence des cochons est si forte que les autorités urbaines, un
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peu partout, tentent, en vain, de limiter leur présence63 ; on les voit
d’ailleurs souvent parcourir les rues dans les représentations icono-
graphiques des villes de la fin du Moyen Âge64. Enfin, le cochon est
considéré, si l’on en croit les sermons de la fin du Moyen Âge, comme
ingrat, de même qu’un mauvais mendiant65.
D’autre part, le cochon divague littéralement lorsqu’il marche, car
il a une mauvaise vue ; cela était bien connu au Moyen Âge et c’est
sans doute l’une des raisons qui font qu’il a été associé au mal, aux
ténèbres66. Là aussi, il est difficile de croire que le choix du cochon
pour figurer dans l’arène au milieu des aveugles est le fruit du hasard.
Le cochon possède également les défauts attribués aux aveugles, ceux

61.  Ibidem. Sur le cochon au Moyen Âge, consulter également Jacques Berlioz, Marie Anne
Polo de Beaulieu (dir.), L’Animal exemplaire au Moyen Âge, Rennes, Presses Universitaires de Rennes,
1999, en particulier les contributions de Michel Pastoureau, Marie Anne Polo de Beaulieu,
Franco Morenzoni, ainsi que Philippe Walter (dir.), Mythologies du porc : actes du colloque de Saint-
Antoine l’Abbaye (Isère), 4 et 5 avril 1998, Grenoble, Jérôme Millon, 1999.
62. Michel Pastoureau, Le Cochon, op. cit. (n. 60), p. 89.
63.  Jean-Pierre Leguay, La Pollution au Moyen Âge, Paris, Éditions Gisserot, 1999, p. 53 pour
des exemples français. Michel Pastoureau, Le Cochon, op. cit. (n. 60), pp. 38-39.
64.  Par exemple, sur un retable de la fin du xve siècle de Friedrich Pacher dans Evamaria
Engel, Frank-Dietrich Jacob, Städtisches Leben im Mittelalter. Schriftquellen und Bildzeugnisse, Cologne,
Böhlau, 2006 (image 29, p. 85).
65. Marie Anne Polo de Beaulieu, « Du bon usage de l’animal dans les recueils médiévaux
d’exempla », in Jacques Berlioz, Marie Anne Polo de Beaulieu (dir.), L’Animal exemplaire, op. cit.
(n. 61), pp. 147-170, ici p. 165, à propos des sermons du frère augustin Simon Cupersi étudiés par
Hervé Martin.
66. Michel Pastoureau, Le Cochon, op. cit. (n. 60), p. 98.
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542 Olivier Richard

qu’on tournait en dérision, comme on l’a vu : immodéré, le porc se


goinfre autant que l’aveugle mendiant est cupide, et on lui prête aussi,
à partir du xve siècle, une sexualité effrénée – les cochonneries67.
De manière plus générale, on sait que le cochon est « le cousin
de l’homme », et les savoirs antiques et médiévaux le disaient déjà :
il est omnivore, intelligent, et anatomiquement et physiologique-
ment proche de l’homme68. Comme il était un animal domestique
vivant avec la famille, que l’on côtoyait au quotidien, la fête où on
tuait le cochon, autour de la saint Antoine, le 17  janvier, n’allait
pas sans pleurs : c’est presque l’un des membres de la famille qu’on
sacrifiait69. Enfin, le porc est l’animal qui, à la fin du Moyen Âge,
se retrouve le plus souvent sur le banc des accusés, littéralement,
c’est-à-dire à qui on intente de véritables procès, selon les règles,
souvent pour homicide, par exemple parce qu’il a piétiné un enfant
dans la rue. Il est alors parfois habillé et pendu, c’est-à-dire soumis
à un châtiment d’humain70.
Ainsi, le combat des aveugles contre le cochon est bien d’abord
une lutte entre les aveugles. Tout le spectacle consiste à se réjouir des
coups que les aveugles se donnent les uns aux autres, mais même ceux
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qu’ils donnent au cochon, d’une certaine manière, se dirigent contre
eux-mêmes. D’un autre côté, la présence justement d’un cochon, leur
double, au milieu des aveugles, assimile quasiment ces derniers à des
animaux.

Le cochon prix de dérision

Nous avons vu, d’abord, que les aveugles participant au jeu étaient
des mendiants, sinon réellement, du moins dans l’économie du jeu.
Ces mendiants ne semblent pas avoir d’autre récompense pour leur
participation au jeu que le cochon (sinon repas et boisson). Il nous
semble évident que le vainqueur remportait la bête. C’est en effet ce
que disent les exempla et certaines sources narratives, mais aussi l’invi-
tation à la fête émise par la ville de Heidelberg en 1490 : « Celui qui

67.  Sur les excès des aveugles, voir Klaus-Peter Horn, « Das Lachen der Anderen »,
art. cit. (n. 2), p. 308 ; sur l’immodération en tous genres du cochon, Michel Pastoureau, Le cochon,
op. cit. (n. 60), pp. 96-100.
68. Michel Pastoureau, Le Cochon, op. cit. (n. 60), p.  106 et plus généralement chap. 4,
pp. 105-128.
69.  Claude Gaignebet, Marie-Claude Florentin, Le Carnaval, Paris, Payot, 1974, p. 61.
70. Michel Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Paris, Le Seuil, 2004,
pp. 47-48 ; Joyce E. Salisbury, The beast within. Animals in the Middle Ages, New York/Londres,
Routledge, 2011, pp. 108-112.
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Le jeu des aveugles et du cochon 543

tue le cochon le remporte71. » Surtout, gardons-nous de surestimer


la valeur de la bête. Sans doute sa valeur économique n’était-elle pas
négligeable pour des mendiants ; les invitations allemandes parlent de
deux florins (Spire) ou trois florins (Heidelberg)72. Mais on se mépren-
drait à ne considérer que l’aspect économique73 : la valeur symbo­lique
du cochon est en effet extrêmement négative, et il faut comparer le
prix donné ici aux récompenses offertes pour d’autres compétitions.
En effet, le cochon était, lors les jeux tels que les concours de tir ou
les courses de chevaux dans les villes allemandes, le prix de dérision,
donné au plus mauvais des candidats ou au dernier arrivé. La remise
de ce prix était d’ailleurs accompagnée de railleries proclamées
par le Pritschenmeister, le maître de la batte, celui qui se moquait des
perdants74. La remise d’un cochon comme prix de dérision pour le
dernier est bien connue aussi pour les villes italiennes ; elle désho-
nore à ce point ceux qui le reçoivent qu’on voit des membres des
élites urbaines préférer payer une amende plutôt que d’être obligés
d’accepter cette « récompense75 ». Seulement, ici, le prix de dérision
est le premier prix : on a bien affaire à une grande moquerie.
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Le cochon guerrier

En revanche, en soi, le cochon n’est pas un adversaire ridicule,


loin de là. Il faut en effet se départir de la vision que l’on a aujour-
d’hui de porcs courts sur pattes et très gras, qu’on associe plus
facilement aux tirelires qu’à un combat de gladiateurs. Les représen-

71.  « Unnd welcher dye saw tzu dot schlecht des ist dye saw ». Signalons cependant que l’idée du
porc comme prix pour le seul vainqueur ne se trouve pas partout : certaines sources utilisent le
pluriel, ainsi Paris, 1425 : « pourcel, lequel ils devaient avoir s’ils le pouvaient tuer », et la plupart ne men-
tionnent pas de vainqueur : visiblement, ce n’est pas l’aspect sportif qui importe aux chroniqueurs
qui racontent ce jeu, mais le ridicule et la singularité du spectacle.
72.  « ein suwe fur IJ guld(en) » (Spire, 1487) ; « eyn saw vor dry guldin » (Heidelberg, 1490).
73.  C’est pourquoi nous ne suivons pas sur ce point Klaus-Peter Horn, « Das Lachen der
Anderen », art. cit. (n. 2), p. 311.
74.  Voir Reinhold Hofmann, « Das älteste Zwickauer Armbrustschießen », art. cit. (n. 8),
p. 57. Dans deux lettres d’invitation à une course de chevaux (l’une par la ville d’Ulm, non datée
[xve siècle], l’autre par celle de Strasbourg, de 1503), le cochon est le prix réservé au dernier,
Archives de la Ville et de la Communauté Urbaine de Strasbourg III 155/4. Un grand merci
à Jean-Dominique Delle Luche qui m’a fait connaître le lien entre concours de tir et jeu des
aveugles et du cochon.
75.  Pour le dernier arrivé au palio, le prix est un jambon (baffa) dans plusieurs villes italiennes
(Vérone, Pavie, Ferrare, Venise, notamment). En 1238 à Sienne, un noble (eux seuls peuvent alors
participer au palio) préfère payer une amende plutôt que de recevoir le porc auquel son dernier
rang l’avait condamné ; au xvie siècle, on modifie une coutume du carnaval de Venise qui consis-
tait à distribuer des morceaux de porc aux gentilshommes, en les remplaçant par du bœuf. Voir
Marino Zampieri, Il Palio, il porco e il gallo : la corsa e il rito del «drappo verde» tra Duecento e Settecento,
Sommacampagna, Cierre, 2008, pp. 89-93.
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544 Olivier Richard

tations iconographiques que nous avons du combat du cochon et des


aveugles montrent au contraire un animal beaucoup plus menaçant
que cela, par exemple la miniature déjà évoquée plus haut, provenant
du manuscrit de la première moitié du xive siècle du Roman d’Alexandre :
on y voit un cochon brun (en l’occurrence une truie), couvert de soies
dures. Il a renversé l’un des quatre aveugles face à lui et s’attaque au
deuxième76. On le prendrait aujourd’hui bien plutôt pour un sanglier.
De fait, avant les croisements des xixe et xxe siècles, les porcs euro-
péens sont de robe sombre, aux pattes beaucoup plus longues, et sans
doute plus agiles et plus rapides que ceux de notre époque. D’ailleurs
deux textes sur le jeu du cochon et des aveugles insistent sur sa force :
le Journal d’un bourgeois de Paris évoque un « fort pourcel », la chronique
de Lübeck un « porcus fortis »77.
Le porc est encore, au Moyen Âge central et même à la fin du
Moyen Âge, considéré comme un animal fort et courageux78. En
Allemagne, des chevaliers, des princes le choisissent pour orner leurs
armoiries jusqu’au xive siècle ; dans un autre manuscrit du Roman
d’Alexandre, de 1425, on voit ainsi des cochons sauvages mettre en fuite
les éléphants du roi Porus79. Les images où un cochon lutte contre
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des hommes ne manquent pas non plus80. Cette force, ce courage du
cochon et son implication dans des affrontements armés tout à fait
sérieux, même s’ils sont légendaires, renforcent l’idée qu’on a ici bien
affaire à un combat militaire, chevaleresque, même s’il se joue sur
un mode parodique : dans plusieurs cas, on attache même le porc
à un poteau ou encore on le munit d’une clochette pour faciliter la
tâche de ses adversaires81.

76. Edward Wheatley, « The Blind Beating the Blind », art. cit. (n. 53), pp. 213-217, décrit
cette image qui figure au f° 74v. Voir illustration n° 1.
77.  Paris, 1425 ; Lübeck, 1386.
78.  Bernard Merdrignac, « Truies et verrats, cochons et sangliers, porcs et porchers dans les
Vitae de saints bretons du Moyen Âge », in Philippe Walter (dir.), Mythologies du porc, op. cit. (n. 61),
pp. 123-153, donne pp.  123-125 plusieurs exemples de porcs guerriers datant du Moyen Âge
central.
79. Michel Pastoureau, Le Cochon, op. cit. (n. 60), p. 101 (illustration ibidem : Londres, British
Library, MS Royal 20 B). Ce motif du porc plus fort que l’éléphant se trouve également sur un
manuscrit de Lilienfeld en Autriche, du milieu du xive siècle, où le cochon effraie même le pachy-
derme avec ses grognements, voir une reproduction dans la banque d’images realonline de l’Institut
für Realienkunde de Krems en Autriche, http://tarvos.imareal.oeaw.ac.at/server/images/7004812.
JPG Site consulté le 3 septembre 2014.
80.  Par exemple : Avranches, Bibliothèque Municipale, ms. 68 f° 135v (recueil hétéro-
gène, xiie siècle) ; Moulins, Bibliothèque Municipale, ms. 1, f° 377v (Bible de Souvigny, fin du
xiie siècle) ; les deux sont numérisées dans le catalogue de manuscrits enluminés Initiale, IRHT-
CNRS, http://initiale.irht.cnrs.fr Site consulté le 3 septembre 2014.
81.  Le cochon est attaché à un poteau à Zwickau, 1489, Heidelberg, 1490, Cologne, 1498,
ainsi que sur l’enluminure du manuscrit de la Bodleian Library (ill. 1) et sur la gravure de Jan
Verbeeck. Il est muni d’une clochette à Lübeck, 1386 (« Cumque sic diucius laborassent, se inuicem
pocius quam bestiam fatigando, alligata est collo porci nola, ut uel sic saltem ipsum percutere ualerent »).
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Le jeu des aveugles et du cochon 545

Les aveugles, le carnaval et l’inversion

Les quelques études sur le jeu des aveugles et du cochon sont cen-
trées sur les aveugles. Cependant, elles négligent le fait que le jeu per-
dura, à partir du xvie siècle, en mettant aux prises le cochon non
plus à des aveugles, mais à des hommes aux yeux bandés, comme
on l’a vu. L’interprétation du combat comme volonté d’imposer un
comportement ne convenant pas aux aveugles, pour mieux leur assi-
gner celui qu’ils devraient adopter, ne permet alors pas d’épuiser les
sens du jeu, qui s’intègre dans une société où la communication poli-
tique passe justement par les cérémonies, les jeux, les rituels : pour
comprendre comment les aveugles sont perçus et traités ici, quel rôle
leur est assigné, il faut s’intéresser au jeu lui-même.

Jeu et communication politique

Tout d’abord, il convient de ne pas se laisser abuser par les sour-


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ces historiographiques, où chaque chroniqueur insiste tellement sur
l’aspect singulier du jeu que l’on croit qu’il fut unique. Loin de là : les
sources de la pratique, telles que les comptabilités urbaines, traitent le
jeu des aveugles et du cochon comme s’il était évident qu’on devait
le connaître82. Il en est de même pour les invitations officielles à des
concours de tir envoyées de ville à ville, où le jeu apparaît comme un
divertissement annexe parmi d’autres tels que des tombolas ou des
courses de chevaux. Ainsi, l’invitation de Spire en 1487 se contente de
deux lignes : « De plus, pour clore la foire de notre ville, le dimanche
après la Saint-Denis, à une heure de l’après-midi, nous avons
commandé aux aveugles, qui sont complètement aveugles, de frap-
per à mort un cochon d’une valeur de 2 florins, selon les règles83. » Ces
dernières devaient être bien connues. À Zwickau en Saxe, deux ans
plus tard, on sait par une chronique que le jeu eut lieu en marge d’un
grand concours de tir84. Pourtant, la lettre d’invitation envoyée aux
villes amies ne mentionne même pas la tenue du combat des aveugles

82.  Dans notre corpus, le jeu est attesté trois fois par des mentions dans des comptabilités
urbaines : Ypres, 1433, Bruges, 1439, Arnhem, 1440 ; elles ne dépassent pas une à deux lignes.
Dans la courte phrase du Spiegel des menschlichen Lebens de Heinrich Steinhöwel citée plus haut, le
jeu n’est que nommé « le jeu du cochon et des aveugles de Nuremberg » (« das schwein spil czů
Nürnberg der blinden »), sans que l’auteur ne juge nécessaire de le décrire. Notons aussi qu’il situe le
jeu dans une ville où à notre connaissance il n’est pas attesté par ailleurs.
83.  Spire, 1487.
84.  Zwickau, 1489.
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546 Olivier Richard

et du cochon85. Il apparaît donc nettement que ce jeu était tout à fait


habituel, même si nous n’avons trouvé qu’une ville où il soit attesté
plus d’une fois86. Un registre de Dordrecht en Hollande, en 1470, dit
seulement, en une ligne, « comme les aveugles doivent demain frap-
per à mort le cochon87 ». De même, les comptes de la ville de Bruges
notent en 1439 seulement : « et lorsque les aveugles frappèrent les
cochons, 34 sous 3 deniers88 ».
Surtout, le jeu présente un caractère « officiel » évident. En effet,
le lieu où il se déroule est la plupart du temps la place du marché89. La
tenue du jeu requiert la mise en place d’une enceinte de planches ; à
Ypres en 1433, les comptes de la ville indiquent que le Conseil rem-
bourse le bourgeois qui l’a fait faire, à hauteur de 12 livres parisis, et
il assiste ensuite au combat installé sur une estrade90 ; à Arnhem en
1440, les autorités paient nourriture et boisson pour les combattants.
Elles financent donc l’organisation, mais aussi s’en occupent elles-
mêmes, comme cela est attesté dans plusieurs cas. Ainsi à Dordrecht
en 1470, la veille de la tenue du jeu, le conseil avertit que les spec-
tateurs qui seraient blessés ne pourraient prétendre à aucun dédom-
magement91. En fait, si l’on se souvient que les aveugles incarnent
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l’erreur, l’impossibilité de voir le bien, alors organiser ce jeu devant les
autorités c’est, par contraste, présenter ces dernières comme respon-
sables du bon gouvernement. À Lübeck, le combat est organisé par
les domicelli. Or c’est souvent aux jeunes hommes proches du groupe
dirigeant qu’étaient confiés le contrôle des mœurs ou encore les festi-
vités du carnaval92.
Le caractère officiel ou institutionnel du jeu, donc son inscription
dans la communication politique des autorités urbaines, se manifeste
aussi par son insertion dans toute une série de manifestations : loin
d’être un spectacle isolé, le jeu du cochon et des aveugles est un acte
d’une suite de cérémonies. À Spire et Heidelberg en 1487 et 1490, il
marque la fin des festivités du concours de tir ; à Ypres en 1433, il fait

85.  La lettre est publiée par Reinhold Hofmann, « Das älteste Zwickauer
Armbrustschießen », art. cit. (n. 8), pp. 48-52.
86.  Bruges, 1439 et Bruges, 1481.
87.  « Also die blinde luden op morgen tvercken sullen slaen », Dordrecht, 1470.
88.  « ende als de blende tzwyn sloughen xxxiiij s. iij dn », Bruges, 1439. Tous mes remerciements à
Bart Demuynck, Stadtarchief Brugge, qui a déniché cette mention pour moi.
89.  « Forum civitatis » (Lübeck, 1388), « op dem olde marckede » (Stralsund, 1415), rue Saint-
Honoré (Paris, 1425), « up de marct » (Ypres, 1433), « up de mect » (Bruges, 1481), « uff Markte »
(Zwickau, 1489), « up dem Aldenmart » (Cologne 1498).
90.  Ypres, 1433.
91.  « want worde yemant hierboven gequetst of zeer gedaen, hy en souder geen verset off hebben »,
Dordrecht, 1470.
92.  Jacques Rossiaud, La Prostitution médiévale, Paris, Flammarion, 1988, p. 35, note 23, point
n° 1 (p. 240).
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Le jeu des aveugles et du cochon 547

partie des manifestations, religieuses, politiques et festives du Tuindag,


la grande commémoration annuelle, le premier dimanche d’août, de
la levée du siège de la ville, lors du conflit contre les Anglais et les
Gantois en 138393.
L’insertion du combat des aveugles contre le cochon dans la
communication politique des autorités apparaît encore plus nettement
dans le cas parisien de 1425. On a déjà dit que le spectacle avait été
organisé « en l’hôtel nommé d’Armagnac », situé près de l’hôpital
des Quinze-Vingts ; mais ce lieu symbolisait surtout l’ennemi arma-
gnac honni des maîtres anglo-bourguignons de Paris, qui avaient pris
la ville en 1418. Or on sait combien leur domination s’exprimait en
particulier au travers de rituels et cérémonies94. Ici, le choix du lieu et
du spectacle revêt un caractère politique évident : il vise à ridiculiser
les Armagnacs, assimilés à ces pauvres combattants, avec un étendard
figurant un porc95.
On n’a donc pas affaire à une manifestation singulière, spontanée,
pour se moquer des aveugles, mais à un instrument de communica-
tion des autorités urbaines. Il s’agit en fait d’un exemple d’une clas-
sique parodie de guerre ou de tournoi.
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Une parodie carnavalesque de tournoi

Le jeu des aveugles et du cochon mêle deux sortes de spec-


tacles différents : la parodie de tournoi d’une part, la mise à mort
d’un animal, typique du carnaval, de l’autre. En effet, le jeu relève
du domaine du carnaval. À Lübeck en 1386, à Stralsund en 1415
et à Cologne en 1498, il a lieu pendant le carnaval96. Le cochon est

93.  Ieper Tuindag. Zesde eeuwfeest. Een bundel historische opstellen, éd. Romain Vinckier, Ypres,
Stedelijke Culturele Raad, 1983.
94. Guy Llewelyn Thompson, Paris and its people under English rule, Oxford, Clarendon Press,
1991, chapitre VII, « the impact of processions and ceremonial », pp. 179-205. Voir également
Bertrand Schnerb, Les Armagnacs et les Bourguignons. La maudite guerre, Paris, Perrin, 1988, qui évoque
par exemple p. 244 les fêtes ordonnées le 3 août 1423 par le duc de Bedford pour fêter la victoire
de Cravant, survenue quatre jours plus tôt. Cependant, ni Schnerb, ni Thompson, ni Jean Favier,
Paris au xve siècle. 1380-1500, Paris, Hachette, 1974, n’évoquent ce jeu.
95.  Paris, 1425 : « Le dernier dimanche du mois d’août, fut fait un ébatement en l’hôtel
nommé d’Armagnac en la rue Saint-Honoré, qu’on mit quatre aveugles tout armés en un [parc]
chacun un bâton en sa main, et en ce lieu, [y] avait un fort pourcel, lequel ils devaient avoir s’ils le
pouvaient tuer. Ainsi fut fait, et firent cette bataille si étrange, car ils se donnèrent tant de grands
coups de ces bâtons, que de pis leur en fut, car quant [le mieux] cuidaient frapper le pourcel,
ils frappaient l’un sur l’autre, car s’ils eussent été armés pour vrai, ils s’eussent tués l’un l’autre.
Le samedi vigile du dimanche devant dit, furent menés lesdits aveugles parmi Paris, tous armés,
une grande bannière devant, où il avait un pourcel portrait, et devant eux un homme jouant du
bedon. »
96.  Voir sur ce point déjà Klaus-Peter Horn, « Das Lachen der Anderen », art. cit. (n. 2),
p. 317.
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548 Olivier Richard

l’animal du carnaval par excellence, et sa mise à mort en est un élé-


ment typique97. D’autre part, de nombreux rites de carnaval, encore
aujourd’hui, mettent en scène la mise à mort d’un animal, un coq,
une oie notamment, par des personnages aux yeux bandés98. Il ne
semble d’ailleurs pas qu’on se soit beaucoup interrogé sur la cécité,
fictive certes, comme élément essentiel de ces rites. On sait que le car-
naval est le moment de l’inversion, celui de la parodie, d’investiture
de rois ou abbés, par exemple, mais aussi de batailles, de tournois :
c’était l’occasion pour la population urbaine de répéter, sous le mode
parodique, les affrontements chevaleresques qui avaient lieu en ses
murs99. Ainsi à Paris, le combat est annoncé, la veille, par une parade
des combattants conduite non par un héraut d’armes, mais par un
jeune homme qui les guide, avec un étendard figurant un porc, et au
son du tambour (bedon)100.
Il est vrai qu’à part les trois occurrences relevées, la date du jeu ne
correspond pas tout à fait, voire pas du tout, au carnaval. Cependant,
quelle qu’elle soit, on a bien affaire à une inversion, celle des faibles
sans défense par rapport aux combattants, et celle-ci n’était pas réser-
vée à la seule période carnavalesque. Elle est explicite dans la chro-
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nique de Lübeck, à propos de laquelle on a déjà vu que des casques
furent posés à l’envers sur la tête des aveugles101. Mais bien d’autres
éléments montrent que le jeu était intentionnellement conçu comme
une inversion de tournoi. Partout, les combattants portent des ar­mu-
res ; à Lübeck, le chroniqueur indique que celles-ci sont très vieilles
(antiquissimis) et même rouillées (rubiginosis) ; les aveugles sont armés
non d’épées, même factices, mais de gourdins. Quel est le sens de
cette inversion ? Quand il a lieu dans le cadre des manifestations d’un
concours de tir (Spire 1487, Heidelberg 1490), qu’on peut présenter
comme l’une des versions bourgeoises du tournoi, le jeu est situé à la
fin des festivités. Ainsi, il referme la parenthèse festive, qui dure plu-
sieurs jours, parfois plusieurs semaines, ouverte par ce concours guer-
rier. À Bruges, le 2 janvier 1481, l’archiduc Maximilien et sa femme
Marie, fille du dernier duc de Bourgogne, seigneurs de la ville, sont en

97.  Claude Gaignebet, Marie-Claude Florentin, Le Carnaval, op. cit. (n. 69), chapitre III (« la
mort du cochon »), pp. 57 sq.
98.  Feste im Alpenraum, Zurich, Migros-Presse, 1997, p.  339 (les participants, aux yeux ban-
dés, décapitent une oie au Gansabhauet de Sursee, près de Lucerne en Suisse) ; Julio Caro Baroja,
Le Carnaval, Paris, Gallimard, 1979, pp. 78-80 pour l’Espagne (décapitation d’un coq) ; Claude
Gaignebet, « Sur le Jeudi-Jeudiot », Bulletin folklorique d’Île-de-France, n° 8, 1968, pp. 35-44 (décapi-
tation d’un coq par des enfants aux yeux bandés).
99.  Jacques Heers, Fêtes des fous et Carnavals, Paris, Fayard, 1983, pp. 215-223 ; Jean Verdon,
Rire au Moyen Âge, Paris, Perrin, 2001, pp. 131-149.
100.  Paris, 1425.
101.  Lübeck, 1386, « et capitibus eorum galeis euersis impositis ».
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Le jeu des aveugles et du cochon 549

visite et assistent à un tournoi. Cinq jours plus tard, au même endroit,


le couple est spectateur du combat des aveugles et du cochon, et le
chroniqueur utilise exactement les mêmes termes, jusqu’au remercie-
ment à Dieu, pour évoquer les deux événements : il s’agit à propre-
ment parler d’un miroir102. Ces parallèles sont à notre avis la preuve
que l’enjeu n’est pas ici seulement le traitement des aveugles par la
société urbaine, caractérisé par la moquerie et la violence, mais qu’il
est plus large : comme dans d’autres parodies de tournois, il s’agit
pour la ville, y compris pour ses autorités, de se rappeler sa fragi-
lité. En affichant la faiblesse des aveugles, on se moque d’eux certes,
mais on se moque de soi-même, de la ville. Il s’agit également, sans
doute, de railler les chevaliers et leur éthique de combattants103. Que
l’on choisisse pour cela des personnes atteintes de déficiences est peu
surprenant, puisqu’elles portent plus encore que les autres la fragilité
humaine.
Pour finir sur l’inversion et le carnaval, il faut rapprocher ce
combat d’un autre jeu d’inversion d’inspiration militaire : les cour-
ses de prostituées. Il s’agit là, comme pour le jeu des aveugles et du
cochon, d’une course qui a lieu dans le cadre de festivités militaires :
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par exemple, en marge du palio à Vérone ou dans d’autres villes ita­-
liennes, françaises, allemandes104, mais aussi en marge des concours de
tir, où elles devaient jouer le même rôle de divertissement annexe que
le jeu des aveugles105. Ces courses sont sans doute nées pour moquer
les vaincus lors de conflits, pour les blesser dans leur virilité, puis-
qu’on fait jouer leur rôle de combattants à des femmes, qui plus est à
des prostituées106. Dans les deux cas, le jeu sert à ouvrir les yeux des
citadins : souvenez-vous que vous êtes faibles. Dans le jeu des aveugles
comme dans ces courses, le prix est le même, un cochon ou des mor-
ceaux de cochon107. Comme pour le jeu des aveugles et du cochon,
on ignore si les prostituées (ou les ribauds, qui font parfois ces courses)
étaient obligées d’y participer ou pouvaient le choisir108. Voyons le

102.  Bruges, 1481. Le récit du premier tournoi figure sur la page précédente (p. 27).
103.  Jacques Heers, Fêtes des fous, op. cit. (n. 99), p. 22, donne justement un exemple de paro-
die de tournoi à Bruges.
104.  Richard Trexler, « Correre la terra. Collective insults in the late Middle Ages », Mélanges
de l’École française de Rome. Moyen Âge, Temps modernes, n° 96/2, 1984, pp. 845-902 ; voir également
Marino Zampieri, Il Palio, op. cit. (n. 75), pp. 162 sq.
105.  Par exemple Archives de la Ville et de la Communauté Urbaine de Strasbourg III 155
16/8, où la ville de Bergbieten invite Strasbourg à son concours de tir, 1467. Je n’ai pas trouvé de
cas qui associerait jeu des aveugles et courses de prostituées en marge d’un même concours.
106.  Richard Trexler, « Correre la terra », art. cit. (n. 104).
107. Marino Zampieri, Il Palio, op. cit. (n. 75), explique que Trexler se trompe en parlant d’un
récipient de liquide : il s’agit bien de viande de porc.
108.  Ilaria Taddei, « Les Rituels de dérision entre les villes toscanes (xiiie-xive siècles) »,
in Élisabeth Crouzet-Pavan, JacquesVerger (dir.), La Dérision au Moyen Âge. De la pratique sociale au
rituel politique, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2007, pp. 175-189, ici p. 187.
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550 Olivier Richard

cas d’un palio « noble » suivi immédiatement d’un palio aux ânes, un
autre aux ribauds et un troisième aux prostituées, que les Florentins
organisèrent devant Pise en 1363, le premier pour montrer la victoire
de Florence, les autres la défaite des Pisans109 : on retrouve le même
schéma entrevu à l’instant pour Bruges en 1481 où au « vrai » tour-
noi succéda, en miroir, le combat des aveugles.
Récemment, analysant les courses de prostituées, Jacques Rossiaud
a nuancé l’humiliation que ces femmes devaient subir : au cours du
carnaval, tout le monde était soumis aux quolibets, à la dérision ; les
prostituées, ici, s’affichaient comme groupe, et jouaient un rôle pour
l’ensemble de la communauté. On peut ainsi se demander si la course
de prostituées n’était pas, en fait, intégrative110. Ilaria Taddei constate
quant à elle que les courses de prostituées constituaient « un instru-
ment pour les stigmatiser publiquement et, en même temps, pour les
insérer dans le tissu urbain111 ».
Nous proposons de transposer ces interprétations de ces autres
rituels de parodie militaire que sont les courses de prostituées au
combat des aveugles et du cochon. Les aveugles n’étaient pas les seuls
à être moqués pendant le carnaval, y compris à subir des violences.
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Hors du carnaval, dans les concours de tir, le Pritschenmeister raillait
vainqueurs comme vaincus, et la foule riait de beaucoup de parti-
cipants, non pas seulement des aveugles. On peut ainsi se demander
si la présence de ces derniers, qui était par ailleurs extrêmement rare
dans l’espace public, leur rôle dans la communication symbolique
de la ville à cette occasion, n’était pas une forme de reconnaissance,
toute cruelle et stigmatisante qu’elle fût. Ainsi, le jeu des aveugles et
du cochon représenterait un exemple saisissant de la position sociale
des personnes handicapées : ni vraiment acceptées, ni complè-
tement exclues – comme c’est le cas des prostituées également112.

109.  Idem.
110.  Jacques Rossiaud, Amours vénales. La prostitution en Occident xiie-xvie siècle, Paris, Aubier-
Flammarion, 2010, pp. 281-283. Il a ici une interprétation différente de celle de Richard Trexler,
qui envisage la valeur intégrative de la course, mais la juge faible ; cependant, Rossiaud s’appuie
sur d’autres textes que Trexler ; Marino Zampieri, quant à lui, montre que ces courses étaient à
l’origine disputées par des « mulieres honestae ».
111.  Ilaria Taddei, « Les Rituels de dérision », art. cit. (n. 108), p. 188.
112. On peut s’interroger également sur un autre groupe subissant la participation à des
« courses » analogues, les juifs, d’autant que le rapprochement, par dérision, des juifs au cochon
est classique à la fin du Moyen Âge. Sur les juifs et le cochon, se reporter à Claudine Fabre-Vassas,
La Bête singulière : les juifs, les chrétiens et le cochon, Paris, Gallimard, 1994 et Eadem, « Juifs et chrétiens,
autour du cochon », in Identité alimentaire et altérité culturelle. Actes du colloque de Neuchâtel, 12/13
novembre 1984, Neuchâtel, Institut d’ethnologie, 1985, pp. 59-83. Une analyse de la participation
des juifs au carnaval romain est proposée par Martine Boiteux, « Les Juifs dans le Carnaval de la
Rome moderne, xvie-xviiie siècles », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, Temps modernes,
n° 88/2, 1976, pp. 745-787, en particulier pp. 751-753 pour les courses de juifs, qui sont attestées
à Rome à partir de 1466 (p. 751). Martine Boiteux note un tournant vers le milieu du xvie siècle,
après lequel la dérision et la violence l’emportent très nettement sur les aspects intégrateurs (p. 481).
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Le jeu des aveugles et du cochon 551

Les anthropologues mobilisent à ce propos la notion de « liminalité »,


la position de seuil, d’entre-deux, où les personnes handicapées sont
condamnées à demeurer, car elles ne seront jamais tout à fait inté-
grées dans la communauté, mais n’en seront pas écartées définitive-
ment non plus : elle paraît s’appliquer parfaitement aux participants
du jeu du cochon113.

Conclusion

Le jeu des aveugles et du cochon est malaisé à interpréter : il


touche aux constructions culturelles de la différence, en l’occur-
rence de la déficience visuelle, mais aussi à la communication sym-
bolique des villes à la fin du Moyen Âge. Il ressortit à l’histoire du
jeu comme à celle de la discipline sociale. Par ce jeu, en mettant
en avant la déficience visuelle des participants et en les forçant à se
frapper, les citadins affichaient leur domination sur eux et sur leur
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corps. L’autre difficulté tient aux sources, tant il est délicat de passer
des exempla à des sources censées refléter plus directement la réalité
sociale, historiographie et actes de la pratique, et d’une lecture reli-
gieuse à une lecture socio-culturelle, voire politique. Même le clerc
proche de l’université de Paris qui écrivit la chronique mal nommée
Journal d’un bourgeois ne reprend pas dans son récit l’interprétation
des exempla.
Les disability studies appellent à mettre au cœur de la méthode
de recherche sur le handicap les personnes « handicapées » elles-
mêmes, leurs perceptions et leurs expériences, pour leur redonner la
maîtrise du discours porté sur elles : pour la période médiévale, cette
exigence relève d’un défi impossible, puisque les ego-documents, les
sources issues des personnes handicapées, qui permettraient une
vue « de l’intérieur », sont plus que rares114. Il nous a semblé qu’une
démarche qui historicise véritablement ce jeu impose au contraire
de décentrer le regard, de quitter les aveugles pour finalement

113.  Pour l’application de cette notion, dont l’anthropologue américain Robert F. Murphy est à
l’origine, à l’histoire du handicap, voir Henri-Jacques Stiker, « Pour une nouvelle théorie du han-
dicap », qui constitue le 7e (et nouveau) chapitre de la troisième édition de Corps infirmes et sociétés,
op. cit. (n. 13), p. 191-226 ; le texte est publié par ailleurs (sous une forme légèrement différente)
avec le même titre dans Champ psy, n° 45, 2007, p. 7-23.
114.  Klaus-Peter Horn, « Das Lachen der Anderen », art. cit. (n. 2), entend explicitement
« prendre en compte la perspective des personnes concernées » (p. 312) ; Irina Metzler, A Social
History of Disability, op. cit. (n. 4), p. 3, discute du fossé entre cette exigence, engagée, des disability
studies et la faiblesse des sources médiévales permettant de la satisfaire.
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552 Olivier Richard

mieux les retrouver : en comparant ce spectacle à d’autres jeux


urbains, en s’intéressant au cochon auquel la mise en scène associe
intimement leurs adversaires humains. À côté des interprétations du
jeu centrées sur les seuls aveugles, qui le comprennent comme un
moyen d’exorciser la peur causée par les aveugles et par leur diffé-
rence en se moquant d’eux, en les obligeant à se ridiculiser pour
mieux leur montrer le comportement qu’ils doivent observer, il
est alors possible d’en faire une lecture fonctionnaliste, proche de
celles qui ont pu être proposées de certaines manifestations du car-
naval : ce jeu pouvait bien servir pour la société urbaine à afficher
ses propres faiblesses, voire à se moquer des allures militaires de
ses élites. En stigmatisant les aveugles autant qu’il leur donnait une
place, il exprimait toute l’ambivalence du discours dominant, celui
du christianisme médiéval, à leur égard. Avec Henri-Jacques Stiker,
nous pouvons compléter la notion de liminalité – ni intégration, ni
exclusion des aveugles dans la ville médiévale – par celle de la figure
du double : les combattants aveugles qui tentent d’atteindre le porc
mais s’assomment les uns les autres sont, individuellement, des dou-
bles déficients des spectateurs, mais aussi, au niveau collectif, par
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ce jeu qui vient doubler les « vrais » tournois en les répétant sous
un mode parodique, ils mettent la société urbaine et ses autorités
face à leurs propres faiblesses115. Par ailleurs, il ne faut pas oublier
que le carnaval, mais plus généralement les cérémonies et rituels
médiévaux sont polysémiques116, et que le sens que les organisateurs
voulaient leur donner demeurait souvent incompréhensible pour
les spectateurs117. Le jeu des aveugles et du cochon était ainsi cer-
tainement, pour beaucoup de spectateurs, d’abord l’occasion d’une
franche rigolade. Le chroniqueur de Stralsund écrit qu’on « n’avait
jamais connu de carnaval aussi drôle118 ».

115.  Henri-Jacques Stiker, « Pour une nouvelle théorie du handicap », in Corps infirmes et
sociétés, op. cit. (n. 13), pp. 216 sq.
116.  Jean-Marie Moeglin, « “Performative turn”, “communication politique” et rituels au
Moyen Âge. À propos de deux ouvrages récents », Le Moyen Âge, n° 113/2, 2007, pp. 393-406, ici
pp. 400-402.
117.  Pascal Brioist, « Londres et sa perception dans le journal privé de Henry Machyn bour-
geois et marchand-tailleur londonien 1550-1563 », in Gérald Chaix (dir.), La Ville à la Renaissance.
Espaces – Représentations – Pouvoir, Paris, Champion, 2008, pp. 239-260 ; Joël Blanchard, « Le spec-
tacle du rite : les entrées royales », Revue historique, n° 305/3, 2003, p. 475-519.
118.  « alße waß solck ein lachendes vastelauent nicht geseen », Stralsund, 1415.
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Le jeu des aveugles et du cochon 553

ANNEXE
Liste des occurrences du jeu
La liste donne la référence de l’édition du texte quand elle existe, ou celle de la
source manuscrite, à défaut la publication qui mentionne le jeu. La date indiquée
après le toponyme est celle de l’événement et non de la rédaction.

Lübeck, 1386
Jakob Schwalm (éd.), Die Chronica novella des Hermann Korner, Göttingen,
Vandenhoeck & Ruprecht, 1895, p.  83 (version A, n°  663) et pp. 324-325
(versions B et D, n° 995).

Stralsund, 1415
Gottlieb Mohnike, Ernst Heinrich Zober (éd.), Johann Berckmanns Stralsundische
Chronik, Stralsund, Löffler, 1833, pp. 8-9.

Paris, 1425
Colette Beaune (éd.), Journal d’un bourgeois de Paris de 1405 à 1449, Paris, Librairie
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Générale Française, 1990, p. 221.

Ypres, 1433
Alphonse Vandenpeereboom, Ypriana. Notices, études, notes et documents sur Ypres. Tome
cinquième : Tuindag et Notre-Dame de Tuine, Bruges, Aimé de Zuttere, 1881, ici p. 112.

Bruges, 1439
Stadtarchief Brugge, Stadsrekeningen 216, 1439, f° 51v.

Arnhem, 1440
J. S.  van Ween, « Varkenslaan door blinden », Bijdragen en Mededelingen van de
Vereniging Gelre, n° 12, 1909, p. 406.

Dordrecht, 1470
Jacob Anthony Fruin, De oudste Rechten der stad Dordrecht en van het Baljuwschap van
Zuid-Holland, ’s Gravenhage, Martinus Nijhoff, 1882, 1re partie, p. 328.

Bruges, 1481
Charles-Louis Carton (éd.), Het boeck van al’t gene datter gheschiedt is binnen Brugghe
sichtent jaer 1477, 14 Februarii, tot 1491, Gand, 1859, p. 28.
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554 Olivier Richard

Spire, 1487

Ernst Freys, Gedruckte Schützenbriefe des 15. Jahrhunderts, Munich, Carl Kuhn, 1912,
planche XVIII.

Zwickau, 1489

Peter Schumann, Annalen der Stadt Zwickau (fin du xvie siècle), Rats- und
Schulbibliothek Zwickau, 43.2.16 ; le passage sur le jeu est transcrit dans
Reinhold Hofmann, « Das älteste Zwickauer Armbrustschießen (1489) »,
Mitteilungen des Altertumsvereins für Zwickau und Umgegend, n° 8, 1905, pp. 40-59, ici
p. 56.

Heidelberg, 1490

Ernst Freys, Gedruckte Schützenbriefe des 15. Jahrhunderts, Munich, Carl Kuhn, 1912,
planche XXIV.
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Cologne, 1498

Hermann Cardauns (éd.), « Cronica van der hilliger Stat van Coellen
(Koelhoffsche Chronik) », in Die Chroniken der niederrheinischen Städte. Cöln: Bd. 3,
Leipzig, 1877, pp. 641-1007, ici p. 905.

Ancien élève de l’École Normale Supérieure (Paris) et agrégé d’histoire,


Olivier Richard est maître de conférences à l’université de Haute-Alsace et
membre du CRESAT (EA 3436). Sa thèse de doctorat a été publiée sous le titre
Mémoires bourgeoises. Memoria et identité urbaine à Ratisbonne à la fin du Moyen Âge,
Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009. Il a dirigé Fondations pieuses et
religion civique dans l’Empire xve-xvie siècles, numéro thématique de la revue Histoire
Urbaine, n°  27, avril  2010, pp. 5-120, ainsi que, avec Laurence Buchholder,
Ligues urbaines et espace à la fin du Moyen Âge – Städtebunde und Raum im Spätmittelalter,
Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2012. Ses recherches portent
actuellement sur le serment dans les villes du sud-ouest de l’Empire à la fin du
Moyen Âge et sur l’histoire du handicap.

Résumé

Dans certaines villes, en particulier en Flandre ou aux alentours, se tint à la fin


du Moyen Âge un jeu bien particulier, où quelques aveugles étaient placés dans un
enclos avec un cochon. Armés de bâtons, ils devaient frapper à mort la bête, dont
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Le jeu des aveugles et du cochon 555

la dépouille revenait en prix à celui qui l’aurait tuée. Dans l’agitation du combat, les
pauvres hommes se frappaient autant les uns les autres qu’ils n’atteignaient l’animal,
au grand plaisir du public nombreux. Ce divertissement est cruel et horrible. Mais les
travaux des disability studies apprennent à concevoir le handicap comme une cons-
truction socio-culturelle. Il importe donc de ne pas interpréter ce jeu hors du contexte
dont il était issu, et plusieurs lectures en sont alors possibles. La première est de
le comprendre comme un rite cathartique où les aveugles sont d’abord des men-
diants, qui faisaient l’objet d’un fort contrôle social. En se moquant d’eux et en leur
infligeant une telle violence, la société urbaine les disciplinait tout en exorcisant la
peur que lui inspirait leur handicap. D’autre part, le choix du cochon, animal souvent
associé au mal ou au péché, comme adversaire des aveugles est tout sauf anodin, le
porc faisant fonction de double de l’aveugle. Dans plusieurs exempla, le jeu est évo-
qué comme métaphore du combat entre les hommes et le péché ; les aveugles sont
également parfois assimilés aux mauvais prédicateurs. Enfin, ce spectacle s’insère
dans la communication politique des autorités urbaines ; on peut le voir comme une
parodie de tournoi, avec une inversion (les faibles jouant les forts) typique du carna-
val. Il peut alors être comparé à d’autres jeux comme les courses de prostituées, qui
servaient à ridiculiser les ennemis. Finalement, la polysémie du jeu, caractéristique
des rites médiévaux, reflète la position liminale des aveugles dans la société urbaine
de la fin du Moyen Âge.

Mots-clés : Moyen Âge, Europe, Rituel, Handicap, Ville.


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Abstract

The blind beating the pig. Rite, disability and urban society in the late Middle
Ages

In Lübeck, Stralsund, Paris, Bruges, Arnhem, Ypres, Dordrecht, Speyer, Zwickau,


Heidelberg, Cologne and most certainly many more cities, a rather strange game took
place in the late Middle Ages. A few blind men were placed in an enclosure with a pig.
Each of them had a stick, with which they had to beat the animal to death; the winner
took the carcass. Yet in the hustle they would hit each other more than the pig, much
to the delight of the crowd. This cruel custom is not unknown. Since the Renaissance,
it has been the topic of several literary texts and works of graphic arts. Some euphe­
mized forms of the game (no killing, non-impaired participants with a blindfold) exist
to this day. Moreover, several historical studies have addressed it in the past several
years; most of them insist upon the cruelty of laughs, mocking and stigmati­zing visu­
ally impaired persons in the late Middle Ages. Yet the disability studies teach us that
disability is a social and cultural construction, so that one should not interpret this
“game” outside of the context that produced it. There are several possible ways of
understanding it. On the one hand, this game can be seen as a catharsis in which
the blind are to be seen above all as beggars: the poor, particularly beggars, were
subjected to a strong social control in late medieval towns. By mocking the blind and
inflicting violence upon them, the townfolks disciplined them. At the same time, it
functioned as a means of exorcising the fear that was caused by their disability.
On the other hand, the choice of a pig as the blind men’s adversary, which has
been largely neglected by the scholars so far, is not indifferent, for this animal func­
tions as a perfect double of the blind, both in theology and in the medieval ima­ginaire.
Pigs were often associated with the devil or the sins. Thus one can understand why
several exempla, for instance by Jacques de Vitry, use the game as a metaphor for
mankind’s struggle with sin, while others compare the pig in the game with a bad
preacher misleading the faithful.
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556 Olivier Richard

Finally, the game has to be interpreted in the context of urban political com­
munication, as it was always organized by the city authorities. Several features of
the show are similar to those of other urban games from the same era, in particular
the ones taking place during Carnival: the inversion – here the weak imitating the
strong – or the parody (cf. the numerous parodies of tournaments). It can then be
compared to other shows like the prostitutes’ races that both humiliated their partici­
pants and gave them a function – that of mocking the enemy or, in other cases, the
authorities. In the end, the polysemy of this game, which is typical for medieval rites,
reflects the ambivalent position of (visually) impaired people in medieval so­ciety:
their liminality.

Keywords: Middle Ages, Europe, Ritual, Disability, City.


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