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Julien Dohet
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Le mouvement coopératif :
histoire, questions et renouveau
Julien Dohet
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INTRODUCTION 5
CONCLUSION 53
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Co-operare, travailler ensemble. Le mot aurait été forgé dans la première moitié du
XIXe siècle par le théoricien socialiste britannique Robert Owen pour désigner une forme
d’organisation des activités humaines dans le domaine économique. Il résume à lui seul
un projet qui se distingue de la compétition inhérente au système capitaliste et aux
tendances philosophiques qui font de l’homme, selon l’expression consacrée, « un loup
pour l’homme ». On retrouve d’ailleurs, dans nombre de documents produits par les
coopératives, la devise « Tous pour un, un pour tous ».
À sa création, dans le dernier quart du XIXe siècle, le modèle de la coopérative tel qu’il
s’est développé en Belgique, et plus encore celui de la coopérative liée au mouvement
socialiste – qui sera au cœur de notre propos –, a incarné la modernité : « Le magasin d’un
particulier est au magasin coopératif ce qu’est la diligence aux chemins de fer », estima
ainsi le futur député socialiste Louis Bertrand en 1893 1. Ce modèle a également constitué
la concrétisation, dans l’ici et le maintenant, de l’utopie socialiste d’un monde nouveau
fonctionnant sur d’autres bases que le système capitaliste : « [La coopérative] apparaît
(…) comme une sorte de réalisation embryonnaire du socialisme, qui prépare les esprits
à concevoir un ordre social très différent du régime capitaliste actuel » 2, écrivit à ce propos
le député socialiste et futur président du Parti ouvrier belge (POB) Émile Vandervelde
en 1902. Enfin, la puissance que le modèle coopératif a rapidement obtenue a fait de
ses différentes déclinaisons « les chars d’assaut de la classe ouvrière », pour reprendre
l’expression du fondateur de la première coopérative belge d’importance (à savoir le
Vooruit, à Gand, en 1881), le socialiste Édouard Anseele 3.
Certes, cela fait aujourd’hui plus de trois décennies que s’est terminée l’aventure des
coopératives sous cette forme. Cependant, la mémoire collective en a gardé le souvenir,
tout comme, en dépit de nombreuses démolitions, le paysage urbain.
Il n’est donc guère étonnant que, dans une période de crise de la répartition des richesses
(outre de crise financière et économique) qui ne fait que s’accentuer 4, un nombre
grandissant de citoyennes et de citoyens s’interrogent sur ce qu’est le mouvement
coopératif et sur ce qu’a été son histoire. Alors que, il y a quelques années encore,
faire référence à un livre intitulé Peut-on critiquer le capitalisme ? 5 était peu compris,
aujourd’hui, une revue comme Politique pose la question pour son centième numéro :
« Peut-on sortir du capitalisme ? » 6 L’étape suivante, qui est souvent renvoyée comme
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1
L. BERTRAND, La coopération, Bruxelles, Rozez, 1893, p. 152.
2
Préface d’É. Vandervelde, dans L. BERTRAND, Histoire de la coopération en Belgique. Les hommes, les idées,
les faits, tome 1, Bruxelles, Dechenne et Cie, 1902, p. IX.
3
É. ANSEELE, Les chars d’assaut de la classe ouvrière, Bruxelles, Office coopératif belge, s.d. Les « chars »
évoqués par É. Anseele sont les camions des coopératives.
4
Pour le cas belge, cf. C. VALENDUC, « Distribution et redistribution des revenus : évolution des inégalités
en Belgique », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2346-2347, 2017.
5
K. AGHOUCHY et al., Peut-on critiquer le capitalisme ?, Paris, La Dispute, 2008.
6
Politique, n° 100 : « Peut-on sortir du capitalisme ? 1917-2017 : un siècle d’essais et d’erreurs », 2017.
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6 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
question disqualifiante à celles et ceux qui osent poser sérieusement les deux premières
questions, est tout logiquement : « Que peut-on mettre à la place du capitalisme ? » 7
En 2002, un ouvrage réalisé par des chercheurs universitaires a posé la question de l’avenir
des coopératives en Belgique et y a répondu sur un ton plutôt positif 8. Il a également
constitué l’occasion de faire le point sur ce qui avait existé et, surtout, sur ce qui existait
encore alors. Au terme de leur étude, les auteurs concluaient : « Le génie et la force de
la coopérative tiennent sans doute beaucoup à cette étonnante combinaison de réalisme
au quotidien et d’utopie qui, de tout temps, a marqué la coopération : entreprise devant
assurer sa viabilité au jour le jour, la coopérative est aussi l’expression d’une quête séculaire
d’égalité et de solidarité dans la vie économique. Quand on mesure le chemin que nos
sociétés ont dû parcourir pour conquérir, dans la sphère politique, une démocratie encore
inachevée, et sans cesse à revivifier, quand on voit combien le principe “une personne,
une voix” a pu paraître irréaliste et même impensable pendant des siècles, comment ne pas
reconnaître dans la coopérative une piste exigeante mais féconde, parmi d’autres certes,
sur la route encore longue vers la démocratie économique » 9.
Depuis lors, l’approfondissement de la crise enclenchée par le krach financier de 2008
a encore accentué la recherche d’alternatives (parfois de manière contrainte, comme en
Argentine, en Espagne ou en Grèce). Ainsi, en France, les coopératives sont revenues
à la mode sur le versant de la production 10, avec notamment le combat emblématique
d’anciens salariés de l’usine Fralib qui ont créé la Société coopérative ouvrière provençale
de thés et infusions (SCOP-TI). Ce sont surtout des coopératives liées à l’alimentation
humaine qui se sont développées ces dernières années : à l’origine autour d’une nourriture
bio et locale, puis de plus en plus autour d’une production destinée à fournir le marché
du circuit court, et ce afin de constituer une alternative à la nourriture produite par
l’industrie agroalimentaire.
Le présent Courrier hebdomadaire n’a pas pour objectif de livrer un récit historique de
ce qu’ont été les coopératives en Belgique (d’autant que, en 1981, le CRISP a déjà publié
une telle étude 11 qui, sur son objet direct, est toujours à la page, d’autant qu’elle a été
complétée dix ans plus tard par un numéro spécial de la Revue belge d’histoire
contemporaine 12). Notre ambition est de reparcourir cette histoire afin de l’interroger en
portant sur elle un nouveau regard : un regard centré sur les questionnements d’hier qui
font écho à ceux d’aujourd’hui. En effet, l’histoire des coopératives est riche en leçons
susceptibles d’éclairer nombre de débats actuels. Comment assurer une alimentation de
qualité à un prix accessible ? Comment toucher réellement les classes les plus populaires
et ne pas être un phénomène de petite et moyenne bourgeoisie ? 13 Comment assurer un
7
Parmi les pistes de réponse à cette question, l’économiste et militant altermondialiste Olivier Bonfond
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LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU 7
14
P. ITALIANO, M. JACQUEMAIN, J. BEAUFAYS, La démocratie en perspective. Tables rondes de citoyens contre
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8 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
même si, au final, sa réussite a davantage été politique et sociale qu’idéologique, à l’image
de la social-démocratie belge).
Le troisième chapitre décrit la réalité multiple des coopératives. Parti de regroupements
de personnes voulant se procurer du pain et se dotant de locaux pour ce faire, le
mouvement coopératif a eu pour ambition de concentrer, tant horizontalement que
verticalement, des pans entiers de l’économie afin de socialiser celle-ci. Son développement
et sa puissance se sont incarnés dans les maisons du peuple, ces « citadelles ouvrières »
qui ont été tout à la fois un outil au service du développement du mouvement socialiste
et une affirmation de la fierté acquise. En maints endroits, il en reste une trace encore
bien visible. Ce chapitre se termine par les œuvres sociales, qui n’ont pas été étrangères
au succès du modèle coopératif en Belgique, et dont une partie a constitué une sécurité
sociale avant la lettre à destination des membres des coopératives. Il souligne que ces
œuvres sociales distinguent – avec les œuvres éducatives et le mode de fonctionnement
démocratique – les coopératives ici étudiées des simples groupes d’achat et autres groupes
économiques.
Cette distinction permet par ailleurs d’établir le lien avec le quatrième chapitre, qui passe
en revue les thématiques d’hier faisant écho aux débats d’aujourd’hui : démocratie interne,
conditions de travail, prix et qualité, refus du crédit, lien entre émancipation matérielle
et intellectuelle, etc. Tous ces sujets d’actualité sont questionnés au regard de l’expérience
coopérative historique.
La dernière question, relative au fait qu’un moyen de changer la société puisse devenir
un but en soi, mène à la conclusion. Celle-ci est centrée sur l’interrogation suivante.
Les coopératives ont-elles été, sont-elles et peuvent-elles être une alternative au
capitalisme ? Ou bien constituent-elles un phénomène de niche, c’est-à-dire des segments
moraux au sein d’un marché capitaliste qui ne voit pas son fonctionnement être
fondamentalement perturbé par les coopératives voire qui parvient à s’immiscer dans
celles-ci ?
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1. UNE ORIGINE INSCRITE DANS LA DIALECTIQUE
ENTRE PRATIQUE ET THÉORIE
Toutes les études relatives à l’histoire des coopératives s’accordent à considérer que son
point de départ a été la fondation de la Société des équitables pionniers de Rochdale
(Rochdale Society of Equitable Pioneers) par des tisserands britanniques en 1844 (même
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20
S. SWATON, M. POORTER, « Mouvement coopératif et coopératives », in R. HOLCMAN (dir.), Économie sociale
et solidaire, Paris, Dunod, 2015, p. 9.
21
P. GLÉMAIN, E. BIOTEAU (dir.), Entreprises solidaires : l’économie sociale et solidaire en question(s), Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 12.
22
Cité par ibidem, p. 12.
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10 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
Il a donc semblé utile de retracer brièvement ici l’histoire des « équitables pionniers
de Rochdale » tout en montrant la manière dont celle-ci a appuyé la constitution du
mouvement coopératif socialiste belge. Pour cela, nous résumons ci-après un ouvrage
écrit par le Britannique George J. Holyoake en 1893, mais dans sa version condensée éditée
en 1923 par le mouvement coopératif belge socialiste (et, plus précisément, par la société
coopérative gantoise Volksdrukkerij) 23. Il s’agit d’une traduction réalisée par Marie Moret,
qui n’est autre que l’épouse (présentée ici comme « Madame veuve ») de Jean-Baptiste
André Godin (cf. infra). La préface de cet ouvrage, signée par un acteur clé de l’histoire
de la coopération socialiste en Belgique, Victor Serwy (qui a notamment été secrétaire
de la Fédération des sociétés coopératives belges - FSCB), indique : « L’histoire des
pionniers de Rochdale par G. Holyoake est somme toute l’histoire du mouvement
coopératif lui-même, non seulement en Angleterre où il est né, mais en Belgique et dans
tous les pays. Ce sont les pages vécues de la vie des travailleurs, avec tout l’idéal encore
atteint, avec tous les préjugés de la masse des consommateurs, avec toutes les bêtises et
les méchancetés de quelques porcs-épics sociaux, avec toute l’abnégation de quelques
âmes d’élites. C’était vrai en 1844. C’est encore malheureusement vrai en 1923. Il n’y a pas,
dans toute la littérature du XIXe siècle, d’histoire ouvrière plus vécue, plus vive d’intérêt
que celle des équitables pionniers de Rochdale » 24.
En 1843, Rochdale, cité industrielle du nord-ouest de l’Angleterre, voit ses usines textiles
tourner à plein régime. Devant l’échec d’une revendication de hausse salariale portée
par les ouvriers tisserands, « quelques-uns d’eux, sans emploi, presque sans pain et
complètement isolés dans l’état social, se réuni[ss]ent afin d’étudier ce qu’il [est] possible
de faire pour améliorer leur condition », pensant notamment aux idées de R. Owen
(cf. infra). Si l’idée est initiée par douze tisserands s’engageant à collecter des fonds, c’est
finalement un groupe de 28 travailleurs – qui ne sont pas tous actifs dans le textile et
qui sont de tendances politiques diverses – qui fait enregistrer, le 24 octobre 1844, la
Société des équitables pionniers de Rochdale.
Dès le départ, le magasin formera l’ossature de cette coopérative. Toutefois, deux autres
actions sont prévues : d’une part, « acheter ou édifier un nombre de maisons destinées
aux membres qui désirent s’aider mutuellement pour améliorer leur condition domestique
et sociale » et, d’autre part, « commencer la manufacture de tels produits que la Société
jugera convenables pour l’emploi des membres qui se trouveraient sans ouvrage, ou de
ceux qui auraient à souffrir de réductions répétées sur leurs salaires » 25. Le texte évoque
également l’achat de terres à cultiver, ainsi que l’érection d’une « salle de tempérance »
pour lutter contre les ravages de l’alcool 26. Il est donc à noter que, dès ses origines
à Rochdale et bien au-delà du magasin auquel il est souvent limité dans la littérature,
le projet coopératif se veut global, comme une alternative concrète destinée à réorganiser
totalement « les forces de la production et de la distribution ».
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Le 21 décembre 1844, le magasin est inauguré : il s’agit d’un petit local loué dans lequel © CRISP | Téléchargé le 23/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 185.26.91.114)
23
G. HOLYOAKE, Histoire des équitables pionniers de Rochdale, Gand, Volksdrukkerij, 1923. Pour une étude
scientifique de l’histoire de cette coopérative, cf. J. K. WALTON, « Revisiting the Rochdale Pioneers »,
Labour History Review, volume 80, n° 3, 2015, p. 215-247.
24
G. HOLYOAKE, Histoire des équitables pionniers de Rochdale, op. cit., p. 2.
25
Ibidem, p. 9.
26
Ibidem, p. 10-11.
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LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU 11
Les débuts sont difficiles, les marchandises étant peu variées et parfois plus chères et de
qualité moindre qu’ailleurs, ce qui ne facilite pas la mobilisation des travailleurs. Un
travail d’explication (l’ouvrage parle de « côté moral ») est nécessaire, car « la pauvreté
est souvent une plus grande entrave au succès des entreprises sociales que les préjugés
eux-mêmes. Avec le pauvre, il faut que chaque sou ait son utile emploi et remporte tout
ce qu’il peut donner » 27. Ce travail d’éducation sur le fait que le prix ne doit pas être
l’unique critère d’achat sera une constante du mouvement coopératif (cf. infra) ; il passera
par l’explication du principe de la ristourne, c’est-à-dire du fait qu’une partie des bénéfices
réalisés par la coopérative est redistribuée aux membres de celle-ci en proportion des
achats qu’ils y ont effectués (et non au prorata des parts qu’ils y ont acquises), ce qui
encourage une participation active au développement de la coopérative.
En dépit des difficultés, le magasin se développe et se diversifie, notamment par
l’occupation de l’ensemble du bâtiment dans lequel il s’est installé et par la mise en place
d’une bibliothèque. Après sept ans, le nombre de membres est de 630 et la vitesse de
croisière est atteinte. La Société exploite désormais un moulin. Plus tard, elle dispose d’un
département de vente en gros ; celui-ci est destiné notamment à aider au développement
d’initiatives similaires dans d’autres villes, ainsi qu’à assurer le développement de
succursales, d’« institutions de protection mutuelle » 28 et d’un important « département
de l’éducation » dispensant des cours pour les enfants, filles comme garçons 29. Sur cet
aspect d’égalité de genre, l’ouvrage note que le magasin « a rendu de précieux services
pour la réalisation de l’indépendance civile des femmes. Celles-ci peuvent devenir membres
de la société et exercer le droit de vote 30 » 31, et ce quelle que soit leur situation. Outre le
résultat concret dans le portefeuille et dans l’assiette des membres, la bonne résistance
à la crise du début des années 1860, provoquée par la Guerre de Sécession aux États-
Unis, renforce la crédibilité de la coopérative.
De manière moins heureuse, la Société se lance dans des manufactures reposant également
sur des capitaux « normaux ». L’expérience doit être vite abandonnée, car l’idée d’appliquer
les principes de la participation des travailleurs aux bénéfices 32 est très vite contrée par
les actionnaires de type traditionnel. En revanche, le développement continue au niveau
de la production de produits vendus dans les magasins, ainsi que par la création d’une
banque, d’un service d’assurances, d’un navire d’import-export avec la France, etc. En
1867, ce développement se concrétise par la construction d’un immeuble qui « domine
tous les autres bâtiments de la ville ». Outre le magasin, la Société possède alors des locaux
de réunion et d’administration, une bibliothèque et une salle de 1 400 sièges 33, marquant
ainsi dans l’espace la puissance qu’elle a acquise en une génération.
Synthétisons ce que nous apprend l’histoire de cette coopérative « originelle ». Influencés
par la connaissance de théories socialistes, une poignée de travailleurs se regroupent pour
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27
Ibidem, p. 14.
28
Ibidem, p. 80-81.
29
Ibidem, p. 81-90.
30
Rappelons que, en Belgique, c’est en 1919 que les femmes ont commencé à acquérir progressivement
le droit de vote et le droit d’éligibilité, mouvement qui n’aboutira qu’en 1948.
31
G. HOLYOAKE, Histoire des équitables pionniers de Rochdale, op. cit., p. 50-51.
32
Ibidem, p. 57-59.
33
Ibidem, p. 77.
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12 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
Comme nous l’avons déjà évoqué, l’idée coopérative a été théorisée par des penseurs du
socialisme avant d’être mise en pratique. Si nous avons volontairement inversé ici la
présentation chronologique habituelle, c’est afin de souligner à quel point, si effectivement
les penseurs ont pu influencer et susciter des initiatives, les coopératives telles qu’elles se
sont développées sont avant tout des expériences concrètes menées par des anonymes.
L’économiste belge Paul Lambert, penseur du fédéralisme coopératif, formule cette idée
comme suit : « En ce qui concerne la coopération, la doctrine précède la science, car elle
a précédé le fait coopératif lui-même : la coopération est issue d’un jugement porté par
ses fondateurs sur le monde tel qu’il se présentait au lendemain de la révolution
industrielle, et c’est parce que ce jugement a été défavorable que la coopération est née » 35.
Pour sa part, V. Serwy écrit de façon moins sèche : « Robert Owen, qu’on a nommé
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34
P. LAMBERT, La doctrine coopérative, Bruxelles/Paris, Propagateurs de la coopération/Fédération nationale
des coopératives de consommation, 1959, p. 13.
35
Ibidem, p. 15.
36
V. SERWY, Vade mecum du propagandiste coopérateur, Bruxelles, Office coopératif belge, 1922, p. 4.
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LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU 13
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14 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
coopération redevient alors une utopie dont il est discuté dans les lieux où se côtoient © CRISP | Téléchargé le 23/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 185.26.91.114)
libéraux progressistes et premiers socialistes. C’est ainsi que, à la veille de la création
40
Cf. J. BARTIER, Naissance du socialisme en Belgique, op. cit. ; J. BARTIER, Fourier en Belgique, op. cit. ;
L. BERTRAND, Histoire de la coopération en Belgique. Les hommes, les idées, les faits, 2 tomes, Bruxelles,
Dechenne et Cie, 1902-1903 ; V. SERWY, La coopération en Belgique, 4 tomes, Bruxelles, Les propagateurs
de la coopération, 1940-1952. Relativement au mouvement coopératif en Belgique, les deux dernières
publications citées sont incontournables car elles constituent la source principale de toutes les études qui
les ont suivies. Précisons qu’elles sont l’œuvre de deux militants du mouvement coopératif socialiste.
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LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU 15
d’une section belge de l’Association internationale des travailleurs (AIT, nom officiel
de la Première Internationale), il n’existe guère que quelques sociétés coopératives créées
vers 1864, notamment La Coopérative à Grivegnée, constituée par des ouvriers et des
contremaîtres de l’industrie, ou La Prévoyante à Verviers. L’AIT, dont l’influence est très
importante (en ce compris en Belgique) en dépit de sa brève existence, prône surtout
le développement des coopératives de production et se montre réticente envers celles
de consommation.
Le 18 mai 1873, la Belgique se dote d’une loi sur les coopératives 41, qui connaîtra plusieurs
évolutions par la suite 42. Les contours très lâches de cette loi expliquent qu’une majorité
significative des structures économiques qui se doteront de cette forme juridique n’aura
rien à voir avec le projet de changement de société qui nous intéresse dans le cadre de
la présente étude. En outre, si cette loi permet à diverses organisations du mouvement
ouvrier (dont le droit d’association reste par ailleurs limité) d’avoir une existence légale
et reconnue, elle impose des obligations qui ne sont pas nécessairement aisées à remplir
pour des personnes qui ne sont pas ou guère instruites. Cette difficulté force le mouvement
coopératif socialiste belge à développer des formations et à diffuser des statuts types,
qu’il suffit de compléter.
Il faut attendre la création de la société coopérative gantoise Vooruit en 1881 (cf. infra)
et son effet d’entraînement, renforcé par la création du POB en 1885, pour que le
mouvement coopératif socialiste se mette réellement en marche en Belgique. Le tournant
des XIXe-XXe siècles voit la multiplication des créations de magasins coopératifs. Ce
phénomène est illustré par la fondation, à la fin de l’année 1900, de la Fédération des
sociétés coopératives belges (FSCB). D’obédience socialiste, celle-ci est destinée à devenir
l’organe central d’un mouvement qui multiplie les diversifications dans le modèle
de l’assurance 43, des pharmacies, etc. 44 À la veille de la Première Guerre mondiale, le
mouvement coopératif est inscrit dans le paysage belge essentiellement via le volet de
la consommation, les coopératives de production existantes étant cantonnées à un rôle
de fournisseuses des magasins coopératifs.
La courte période qui va de la fin de la Première Guerre mondiale à la crise économique,
puis politique, des années 1930 est considérée comme l’âge d’or des coopératives. Celles-
41
Loi du 18 mai 1873 contenant le titre IX, livre I, du Code de commerce, relatif aux sociétés, Moniteur
belge, 25 mai 1873.
42
L’évolution de la législation belge relative aux coopératives n’est pas l’objet de la présente étude (pour
cela, cf. M. VAHNOOVE, « Les coopératives en Belgique », in Coopératives, un modèle tout terrien,
Monceau-sur-Sambre, SAW-B, 2011, p. 46-65 ; L. CICCIA, « Statut coopératif et pouvoirs publics. Des
freins et des soutiens », in Coopératives, un modèle tout terrien, op. cit., p. 68-87). Signalons simplement
deux éléments ici. D’une part, la loi du 20 juillet 1955 portant institution d’un Conseil national de la
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16 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
CH 2370-2371
LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU 17
pension, de maladies, d’accidents, de layette, etc.) est rendu moindre par la création
puis par l’extension de la sécurité sociale, qui constitue précisément la généralisation
à l’ensemble de la population de ces réalisations du mouvement coopératif et la
concrétisation d’une partie de son idéal socialiste de la société.
Le secrétaire général de la Société générale coopérative (SGC, d’obédience socialiste),
Roger Ramaekers, résume bien la situation qui prévaut au milieu des années 1960 : « Force
nous [est] de constater que, face aux autres formes de commerce intégré, nous sommes
trop souvent à la traîne : notre retard porte autant sur les techniques de distribution que
sur les assortiments ; nous négligeons ou tardons à satisfaire les besoins toujours plus
diversifiés des consommateurs, nous condamnant ainsi à vendre de plus en plus ce que
les gens consomment de moins en moins » 48. Ce constat est d’autant plus interpellant
que la naissance et le succès même des coopératives constituent une réponse aux besoins
primaires de consommation. Malgré tout, les coopératives regroupent encore plus de
deux millions de personnes à cette époque.
Durant les années qui suivent, sont entreprises des rationalisations et des fusions. Cela va
jusqu’au rapprochement entre le pilier socialiste et le pilier chrétien qui, alliés de manière
significative à deux mastodontes capitalistes (Delhaize et Carrefour), donnent naissance
à l’éphémère Distrimas au début des années 1980, qui contrôle des hypermarchés à
Rocourt et à Messancy. L’échec de cette expérience met fin aux coopératives de
consommation qui, sur la fin, ont vécu, ironie d’un certain retournement de l’histoire,
sous la perfusion des autres branches dont elles étaient à l’origine.
Le mouvement autogestionnaire qui se développe dans les années 1970 relance les créations
de coopératives de production, souvent consécutives à une faillite d’entreprise et basées
sur la volonté des travailleuses et travailleurs de continuer une activité à laquelle ils
croient. En effet, autogestion et coopération sont des concepts qui, théoriquement, peuvent
se superposer : « Dans son acception la plus stricte, l’autogestion est le fait d’une entreprise
détenue en pleine propriété par ses travailleurs. Une entreprise autogérée ainsi comprise
est donc, en théorie, une coopérative de travailleurs. La coopérative de travailleurs est
dès lors “autogestionnaire” dès le moment où ses travailleurs sont propriétaires de leur
entreprise (…). Il arrive très fréquemment que des coopératives soient créées par des
entrepreneurs alternatifs qui veulent tout simplement entreprendre autrement, sans pour
autant participer, ni même mettre en œuvre, les utopies des militants politisés » 49. Si
le pilier chrétien se montre particulièrement proactif sur ses initiatives, le mouvement
socialiste n’y reste pas étranger 50. Les initiatives sont alors nombreuses à voir le jour,
mais peu d’entre elles parviennent à être pérennes 51.
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48
R. RAMAEKERS, La coopération : formule périmée ou grande idée du vingtième siècle ?, Paris, Fédération © CRISP | Téléchargé le 23/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 185.26.91.114)
coopérative régionale, 1964, p. 11. Le constat est identique pour les coopératives catholiques (cf. infra).
49
L. CICCIA, « Coopératives et travailleurs : le défi de l’autogestion pour les acteurs sociaux », in Coopératives,
un modèle tout terrien, op. cit., p. 108. Pour une actualisation du questionnement, cf. A. LIESENBORGHS,
« Autogestion : entre mythes et pratiques », Barricade, 2017, www.barricade.be.
50
E. MAYNÉ, Syndicalisme et économie sociale, Bruxelles, Luc Pire, 1999, principalement p. 40-49. Pour
un exemple concret (dans la région de Verviers), cf. J. DOHET, La coopération à Verviers, une économie
solidaire de la révolution industrielle à nos jours, Verviers, Institut de développement européen de l’économie
sociale (IDEES), 2000.
51
Pour une perspective historienne sur des expériences autogestionnaires européennes, cf. F. GEORGI
(dir.), Autogestion : la dernière utopie ?, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003.
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2. UNE STRUCTURE CENTRALE
DE LA PILARISATION EN BELGIQUE
52
Intervient aussi l’attachement du pilier libéral à la défense de la petite bourgeoisie et à l’élévation
sociale individuelle (cf. J. NEUVILLE, Il y a 75 ans naissait le premier syndicat chrétien, Bruxelles/Paris,
La Pensée catholique/Office général du livre, 1961, p. 23).
53
Cf. G. VANSCHOENBEEK, Le monde du Vooruit de Gand (Belgique) et les coopérateurs de Saint-Claude
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LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU 19
Même si la loi du 18 mai 1873 brouille quelque peu les pistes, le développement du
modèle coopératif est indubitablement dû à la progression imposante des coopératives
socialistes et à la place centrale qu’elles prennent rapidement au sein du POB. Face à cela,
il faut du temps au monde catholique pour reconnaître la pertinence de la formule
coopérative, tout comme celle de la formule syndicaliste (toutes deux ne cadrant pas
avec la doctrine du patronage par leur aspect d’auto-émancipation des travailleurs) 57.
Les progrès du socialisme, dans lesquels le rôle central des coopératives n’échappe à
personne, incitent les milieux catholiques à revoir leurs positions en la matière.
Cependant, à la fin du XIXe siècle, seules existent quelques initiatives catholiques dans
les centres industriels importants : Liège (dans le giron de la Société ouvrière Saint-Joseph),
Houdeng (L’Union des ouvriers) et évidemment Gand (où la société Het Volk est créée
par des membres de l’Antisocialistiche Werkliedenbond pour faire face au déjà puissant
Vooruit socialiste). Ces coopératives catholiques sont renforcées ensuite par divers
éléments : le succès des œuvres économiques du Boerenbond (créé en 1890) ; le constat
que, au niveau international, les coopératives se développent avec succès sans forcément
être imbriquées dans le mouvement socialiste ; le développement du syndicalisme chrétien
(dont les besoins en capitaux exercent une pression en faveur de l’action coopérative).
Elles se distinguent de leurs homologues socialistes par deux éléments : d’une part, les
capitaux ne proviennent pas uniquement d’ouvriers et, d’autre part, leur activité est
limitée à leur objet premier (il n’y a pas de transfert de fonds vers des œuvres sociales ou
éducatives, celles-ci étant prises en charge par d’autres organisations et mouvements
du pilier chrétien, dont l’Église).
Du côté chrétien, il faut cependant attendre 1910 pour que la création de la société
L’Économie à Hasselt joue un rôle moteur équivalent à celle du Vooruit. En outre, cette
impulsion ne se traduit concrètement qu’au lendemain de la Première Guerre mondiale,
avec la création, en février 1919, de la Coopération ouvrière belge (COB), qui fédère les
quelques structures existantes. De son côté, L’Économie, via une alliance avec le
Boerenbond, se mue en Le Bien-être, dont le nom finira par désigner l’ensemble des
coopératives du pilier chrétien. Créée en 1921, la Ligue nationale des travailleurs chrétiens
(LNTC) collabore très étroitement avec la COB. La concentration et la centralisation vont
alors bon train ; à l’aube des années 1930, le processus est quasi achevé sous le nom
générique de Bien-être (L’Économie populaire assurant la centralisation en provinces de
Namur et de Luxembourg). Rapidement, le réseau de distribution du pilier chrétien crée
des centres de production pour alimenter les magasins coopératifs du Bien-Être et met
en œuvre d’importantes campagnes de promotion.
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57
Cette partie se base sur G. KWANTEN, La moisson de l’entraide. L’histoire des coopératives chrétiennes de
1886 à 1986, Bruxelles, Fédération nationale des coopératives chrétiennes (FNCC), 1987 (cf. aussi
G. KWANTEN, « Les coopératives chrétiennes », in E. GERARD, P. WYNANTS (dir.), Histoire du mouvement
ouvrier chrétien en Belgique, tome 2, Louvain, Leuven University Press, 1994, p. 278-323).
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20 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
devient autonome à la Libération, tout en gardant des liens très forts avec le reste du
mouvement chrétien via des avantages croisés pour les membres, qui sont de plus en
plus nombreux. Les années d’après-guerre sont similaires à ce que vit la coopération
socialiste : difficulté à se moderniser, à s’adapter au changement de société et à contrer
la concurrence qui se développe. Les différentes tentatives de rationalisation ne suffisent
pas et les années 1960 à 1980 sont pour Le Bien-Être celles d’une lente disparition.
Du côté socialiste, la coopérative est indissociable du parti, et ce dès les origines. En effet,
une série de coopératives font partie des structures qui décident, en 1885, de se regrouper
pour créer le POB. Adhérer au POB est obligatoire pour les membres des coopératives
socialistes (le paiement de l’affiliation au parti étant pris en charge par chaque coopérative
pour ses membres) 58. L. Bertrand indique clairement que, « pour être membre d’une
coopérative socialiste, il faut faire une profession de foi socialiste, adhérer en même temps
au programme du [POB]. Dans ces conditions, l’organisation coopérative se confond
avec l’organisation même du socialisme. Les progrès de l’une réagissent nécessairement
sur les progrès de l’autre. Presque tous les socialistes deviennent coopérateurs et, par
conséquent, la coopération bénéficie de toute la propagande socialiste tandis que,
réciproquement, par le fait de leur adhésion au [POB], tous les coopérateurs sont
socialistes » 59. Un exemple concret est celui de la société La Concorde à Roux : c’est le
POB lui-même qui impose les conditions exigées par celle-ci : « Se grouper syndicalement,
mutuellement, coopérativement » 60. Lors de l’Exposition universelle qui se tient à Gand
en 1913, le stand de la coopérative Vooruit apparaît comme une vitrine du socialisme
belge 61.
Une carte postale de propagande de la maison du peuple de Bruxelles résume le projet
en montrant le syndicalisme, la coopération et la politique ouvrière séparés être battus
par le capitalisme, alors que l’union entre la politique ouvrière socialiste, le syndicalisme
socialiste et la coopération socialiste au profit du travail permet de vaincre ce même
capitalisme. C’est cette même logique d’union qui prévaudra à la création de l’Action
commune 62 dans le cadre de la lutte des socialistes contre le retour du roi Léopold III
durant la Question royale (et après leur défaite aux élections législatives du 26 juin 1949)
et, accessoirement, contre l’influence communiste au sein de la Fédération générale du
travail de Belgique (FGTB).
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LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU 21
Durant toute la période d’existence du POB, les coopératives constituent l’épine dorsale,
la réalité même de ce parti qui n’existerait pas sans elles. Cette situation crée d’ailleurs
une dépendance qui n’est pas sans conséquence sur certains choix politiques et, surtout,
sur l’approfondissement de la voie réformiste. En effet, les dirigeants des coopératives
visent le changement progressif et se montrent frileux quant à tout mouvement qui
risquerait de mettre en danger financièrement l’édifice lentement et durement construit
(ce qui leur vaut, déjà à la veille de la Première Guerre mondiale, une critique virulente
de la part d’Henri De Man et de Louis De Brouckère, qui parlent de « crétinisme
coopératif » 63). « Au point de vue politique, tout d’abord, il faut remarquer que, dans
le [POB], les groupes politiques proprement dits sont relativement rares. L’assemblée
générale des fédérations, de même que le congrès annuel, se compose à peu près
exclusivement des délégués des groupements économiques. À l’approche des élections,
il est vrai, on crée fréquemment des sections de propagande, mais celles-ci n’ont guère
d’existence propre et n’ont aucune autonomie financière. (…) Ce sont les coopératives
qui fournissent au [POB] la majeure partie de ses ressources, sous forme de cotisations,
de subsides en cas de grève, de souscriptions en faveur de la presse socialiste et des autres
œuvres de propagande » 64. Longtemps après la Seconde Guerre mondiale, la coopérative
La Prévoyance sociale figure parmi les principaux financeurs des campagnes du Parti
socialiste belge (PSB).
Si l’antériorité revient à la maison du peuple de Jolimont, créée en 1872 par des ouvriers
membres de l’AIT, c’est le Vooruit de Gand qui est le modèle de la coopération socialiste.
À l’origine, se trouve la société De Vrije Bakkers, créée en 1875 à Gand, centre textile
très important ; composée majoritairement de socialistes, elle est neutre. Suite au refus
d’arborer le drapeau rouge à la façade du bâtiment de la société, une scission provoque
la création du Vooruit en 1881. Dès 1884, un journal du même nom voit le jour et,
l’année suivante, le Vooruit participe activement à la création du POB. Longtemps, le
Vooruit reste le seul pilier du POB en Flandre, ce qui donne un poids considérable et à
vrai dire disproportionné à son directeur (et par ailleurs député socialiste entre 1894 et
1936), Édouard Anseele (qui n’est pas un ouvrier textilien mais un employé typographe
qui, loin des débats théoriques sur la révolution, défend un pragmatisme basé sur un
socialisme influençant directement et immédiatement la vie quotidienne des ouvriers).
Le Vooruit se développe rapidement et consacre prioritairement ses moyens financiers
à la propagande et à des œuvres, et secondairement au versement de dividendes. L’aide
qu’il apporte aux mineurs borains grévistes au printemps 1885 (consistant en l’envoi
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63
H. DE MAN, « Die Arbeiterbewegung in Belgien: Erwiderung an Vandervelde », Die neue Zeit, 29e année, © CRISP | Téléchargé le 23/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 185.26.91.114)
tome 2, n° 32, 12 mai 1911, p. 197-199 (pour une traduction en français, cf. H. DE MAN, L. DE BROUCKÈRE,
Le mouvement ouvrier en Belgique, 1911 : un épisode de la lutte des tendances socialistes, éd. par R. Deprez
et M. Steinberg, Bruxelles, Fondation Joseph Jacquemotte, 1965, p. 65). Ils ajoutent : « Nous appellerons
crétinisme coopératif cette mentalité et cette conception particulière engendrées par le développement
hypertrophique du coopératisme ». À ce propos, cf. J. PUISSANT, « L’historiographie de la coopération
en Belgique », Revue belge d’histoire contemporaine, volume 22, n° 1-2, 1991, p. 23-24. Il est à noter
que L. De Brouckère se verra attribuer une « chaire de la coopération » à l’ULB en 1926 ; parmi ses
ouvrages, citons La coopération : ses origines, sa nature, ses grandes fonctions (Bruxelles, Les propagateurs
de la coopération, 1926).
64
J. DESTRÉE, É. VANDERVELDE, Le socialisme en Belgique, op. cit., p. 47.
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22 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
de dix tonnes de pain) fait forte impression (y compris au niveau international) et le lance
réellement 65.
Le « modèle gantois », pragmatique, imbriquant au POB toutes les formes du mouvement
ouvrier et multipliant les « services », marque durablement et en profondeur l’histoire
du socialisme « à la belge ». D’autant qu’il est d’une grande efficacité, ce qui permet au
socialisme gantois de se distinguer par son taux de syndicalisation, son poids électoral, etc.
(un succès renforcé par le fait que, à partir de 1900, les caisses de chômage des
syndicats gantois sont subventionnées par les autorités communales dans une logique
de réformisme libéral 66). Le poids du Vooruit se marque également dans le paysage de
la ville, avec principalement la maison du peuple Ons Huis au Vrijdagsmarkt et le Palais
des fêtes, ainsi qu’avec l’érection d’une maison du peuple dans chacun des quatre
principaux quartiers ouvriers de la ville. Avec les usines de production de la coopérative,
puis avec la prise de participation dans des initiatives mixtes avec la frange la plus
« ouverte » du patronat gantois, c’est un véritable empire que dirige É. Anseele. Cet empire
incarne à la fois l’immense succès du mouvement ouvrier et son embourgeoisement.
Le Vooruit n’est pas la seule coopérative qui se développe à la fin du XIXe siècle. En raison
de son succès, il est vite copié. À Verviers, la Meunerie et boulangerie mécanique est
fondée en 1884, après une conférence d’É. Anseele. La Meunerie fait partie des quatre
groupements de la région verviétoise qui sont présents au congrès de fondation du POB
(les trois autres étant deux syndicats et un cercle politique). Elle se dote d’une imposante
maison du peuple dès 1894. Citons également Le Progrès à Jolimont, La Concorde à Roux,
L’Union des coopérateurs à Charleroi, La Maison du peuple à Bruxelles, La Populaire
à Liège 67, etc. À la fin du XIXe siècle, toutes les communes à forte présence ouvrière sont
dotées de leur coopérative socialiste, aux locaux et aux succursales plus ou moins
importants. Hormis dans les grandes villes, ce sont surtout de petites structures
indépendantes qui se multiplient 68 – au grand dam des dirigeants socialistes, qui
dénoncent un esprit de clocher.
Les problèmes dus à la Première Guerre mondiale sont terribles et forcent les coopératives
socialistes, jusqu’alors farouchement attachées à leur indépendance locale, à se fédérer,
via notamment une centrale d’achat établie aux Pays-Bas (pays resté neutre durant
le conflit), à la limite frontalière avec la province de Liège. Le 22 mai 1918, est fondée
l’Union coopérative de Liège 69, par « fusion de 76 sociétés locales en une seule société
régionale qui étend son champ d’action à 164 communes et possède notamment
174 magasins » 70. Son développement est exponentiel : en 1920, l’Union coopérative
de Liège « compte 249 magasins répartis dans 213 communes et implantés dans
65
Sur le Vooruit, cf. G. VANSCHOENBEEK, Novecento in Gent: de wortels van de sociaal-democratie in
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LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU 23
71
Ibidem.
72
V. SERWY, La coopération socialiste de demain, Bruxelles, s.l.n.d. [1918 ?].
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24 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
En 1970, les organes de gestion sont réformés. Il y a désormais, d’une part, la Fédération
belge des coopératives (FBC, qui existe toujours aujourd’hui sous le nom de Fédération
belge de l’économie sociale et coopérative - FEBECOOP), qui est destinée à la propagande,
au lobbying et aux relations au sein de l’Action commune, et, d’autre part, Coop-Belgique,
qui s’occupe du volet commercial et opérationnel. Les problèmes financiers se multipliant
dans les régionales, il est décidé de s’appuyer sur l’Union coopérative de Liège – qui,
dans les faits, a déjà étendu sa zone d’influence sur tout l’est et le sud de la Wallonie –
pour créer Coop-Sud en 1978. En Flandre, les pôles de Gand, de Malines et d’Anvers
maintiennent leur indépendance. En 1981, le pôle malinois fait faillite ; il n’est pas
intégralement sauvé par le reste du mouvement, ce qui constitue une première et suscite
la méfiance des fournisseurs. Cela se répercute sur le reste du mouvement, qui est déjà
fortement fragilisé et qui ne tient plus que sous la perfusion des branches restées rentables
(assurance, pharmacie, etc.). Après l’expérience Distrimas avec le pilier chrétien (cf. supra),
Coop-Sud jette le gant et se replie sur la gestion du patrimoine, abandonnant toutes ses
activités commerciales, qui sont reprises en grande partie par Delhaize.
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3. UNE RÉALITÉ MULTIPLE
Après avoir replacé le contexte et les balises du développement des coopératives, nous
abordons maintenant la réalité multiple du modèle coopératif. Ce chapitre permet de
mieux comprendre l’importance que celui-ci a représentée non seulement pour la classe
ouvrière, mais aussi dans le paysage commercial, à savoir que la coopérative a été, selon
l’expression de l’historien Marcel Liebman, tout à la fois la citadelle et l’auberge du
mouvement ouvrier ou, selon les mots d’É. Anseele, un « socialisme d’épiciers » où l’on
s’emploie à « bombarder le capitalisme à coups de tartines et de pommes de terre » 78.
L’histoire de la coopérative Les Artisans réunis de Jemeppe-sur-Meuse offre un bon
aperçu de ce qu’a été le développement d’une telle structure, des origines à la veille de
la Première Guerre mondiale. En 1887, alors que l’entité de Jemeppe est dotée d’une
caisse de résistance regroupant quelque 1 200 ouvriers, 25 travailleurs décident de fonder
une coopérative. Parmi eux, se trouve Joseph Wettinck, déjà à l’origine de la caisse de
résistance, qui deviendra le président de la coopérative. Né en 1852, il travaille à la mine
depuis l’âge de 9 ans. Autodidacte, il est élu parmi les 28 premiers députés du POB en 1894
et devient conseiller communal en 1899. À son décès, en 1907, son poste d’administrateur
délégué échoira à son gendre François Logen (déjà employé dans la coopérative, ses
activités politiques l’empêchant de trouver du travail ailleurs) ; après la guerre, celui-ci fera
carrière au sein de l’Union coopérative de Liège, notamment comme secrétaire général,
tout en menant une carrière politique.
Pour tenir ses activités, la société Les Artisans réunis loue une maison face au charbonnage
des Kessales. Les premiers temps sont difficiles, parce que les coopérateurs manquent
d’expérience et de compétence et qu’ils sont attaqués par les commerçants traditionnels,
ainsi que par le pouvoir en place, ce qui multiplie les tracasseries. De plus, une partie
des coopérateurs s’en va pour fonder un groupe d’achat. L’année 1895 est importante pour
Les Artisans réunis, car la coopérative parvient à acquérir un bâtiment rue de l’Hôtel
communal. L’année suivante, une salle est construite en annexe au café. En 1897, les
finances permettent de développer des œuvres sociales : une caisse de secours aux malades
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78
M. LIEBMAN, Les socialistes belges, 1885-1914, op. cit., p. 187.
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26 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
différentes caisses à celles déjà existantes : une caisse de pension, une caisse de grève et
une caisse de chômage.
Partout, un même modèle est suivi, y compris dans de plus petites communes 79. Ainsi,
à Tubize, l’origine de la société L’Aurore, fondée en 1896, réside dans l’association d’une
quarantaine de personnes réunies chez un travailleur 80. Les douze premiers membres
sont tous des ouvriers manuels dépourvus du diplôme de l’enseignement primaire, qui
achètent un bâtiment et y aménagent un café, une salle des fêtes et des locaux pour les
autres groupes du mouvement socialiste. La coopérative possède également un attelage
pour livrer le pain à domicile. La maison du peuple est inaugurée en 1900 par une grande
fête ouvrière.
L’idée première des coopératives, leur principale raison d’être et le facteur essentiel de
leur développement et de leur multiplication, est de répondre à un besoin élémentaire
et vital : se nourrir. Si le pain – qui, à la fin du XIXe siècle, constitue l’essentiel du régime
alimentaire des familles ouvrières (avec les pommes de terre) et représente une part
non négligeable de leur budget total 81 – est à la base des initiatives originelles, d’autres
produits s’y ajoutent très vite, diversifiant l’offre proposée et dépassant le cadre alimentaire.
Tout d’abord, d’autres produits alimentaires, comme le beurre ou les conserves, voire
la viande dans le cas où la coopérative possède une boucherie. Ensuite, des produits de
mercerie (tissus, fil, etc.) et de soins (comme le savon) 82. Enfin, dans le cas des plus grosses
structures, l’extension peut aller parfois jusqu’à la vente de meubles.
Mais quel que soit le degré de développement atteint, l’alimentation – et le pain en
particulier – reste l’élément principal. La question du prix du pain et de sa qualité est
centrale pour les magasins coopératifs et pour leur succès, des origines à la fin. V. Serwy
décrit ainsi un pain de bonne qualité : « [Il] est bien levé, de forme arrondie, régulière ;
il est sonore, poreux. La mie est blanche, très légèrement jaunâtre, sans points noirâtres
ou rougeâtres. Les trous (alvéoles) ne sont ni très petits, ni serrés, mais de grandeur
moyenne, régulière et également distribuée sur toute la surface de la coupe. Ayant été
soumise à une légère pression, la mie reprend sa position première ; elle est soyeuse au
toucher. Pétrie entre les doigts, elle ne s’y attache pas. Son odeur est douce et sa saveur
agréable. La croûte uniformément cuite n’est ni trop mince ni trop épaisse et adhère
à la mie » 83. Dans les années 1960, l’Union coopérative de Liège se vante, dans une
brochure, de produire 40 000 pains dans les usines « ultra-modernes des deux plus
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79
Cf., par exemple, J. MERTENS, « Petite histoire d’un commerce coopératif local. L’Union coopérative
ouvrière, Rotheux-Rimière », Analyse de l’IHOES, n° 67, 7 octobre 2010, www.ihoes.be.
80
Cf. Société coopérative ouvrière L’Aurore de Tubize. Son histoire, ses institutions, son action, statistiques
(par « quelques élèves de l’école socialiste de Tubize »), Louvain, De Zaaier, 1921.
81
J. PUISSANT, « La coopération en Belgique. Tentative d’évaluation globale », op. cit., p. 43.
82
Sur l’offre de produits d’habillement par le Vooruit, cf. P. SCHOLLIERS, « Sociaal-democratische consumptie.
De baanbrekende Gentse Vooruit voor 1914 », Brood & Rozen, n° 4, 2000, p. 7-31.
83
V. SERWY, W. SERWY, R. PEEREBOOM, Guide du personnel de vente dans les sociétés coopératives de
consommation, Bruxelles, L’Églantine/Les propagateurs de la coopération, 1932, p. 70-71.
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LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU 27
les livrer dans les magasins ou à domicile par camionnette (la livraison à domicile étant,
dès les origines, une caractéristique et un argument commercial).
La diversification des produits proposés dans le magasin constitue un objectif et un enjeu
central. Ainsi, la vente de viande suit la montée puis le déclin des coopératives. Pour des
travailleurs dont l’alimentation s’est pour l’essentiel limitée pendant des dizaines d’années
à quelques patates, à du pain et éventuellement à un peu de matière grasse, le fait de se
doter d’une boucherie est le signe supplémentaire d’affirmation d’une puissance, d’un
progrès social. Des documents d’époque vantent d’ailleurs telle ou telle coopérative en
reproduisant une photographie montrant les vaches sur un trottoir à l’entrée du magasin
ou de la boucherie. Toutefois, après la Seconde Guerre mondiale, la question de la vente
de viande devient l’un des symboles des difficultés grandissantes des coopératives à
répondre aux changements de société. Les fonds manquent pour mettre l’ensemble des
magasins aux normes sanitaires, notamment en installant des comptoirs frigorifiques.
Cette situation illustre fort bien le fait que, dorénavant, les magasins coopératifs ne sont
plus en mesure de proposer une gamme de produits équivalente à celles des autres
magasins, phénomène qui s’accentue encore avec le développement des supermarchés 84.
Obligés de compléter leurs achats ailleurs, les coopérateurs s’éloignent progressivement
des magasins coopératifs. Une spirale négative s’amorce alors : le nombre d’achats diminue,
ce qui réduit les moyens, ce qui entraîne une baisse du nombre de produits disponibles,
ce qui provoque un désintérêt accru, etc. Ainsi, à Verviers, au cours des vingt années
qui suivent la fin de la Seconde Guerre mondiale, la moitié des membres quittent la
coopérative ; en outre, force est de constater que ceux qui restent sont de moins en
moins actifs. Lors des réunions des comités locaux, les plaintes se multiplient quant
aux retards de fourniture, à l’absence de travaux d’entretien et de rénovation, au manque
de proactivité (pas d’ouverture de magasins dans des nouveaux quartiers, notamment dans
ceux de logements sociaux), etc., alors que chacun sait qu’un magasin modernisé et bien
approvisionné voit son chiffre d’affaires rebondir. En outre, les carences au niveau de
l’entretien des bâtiments ont pour conséquence une diminution de la location des salles
de réunion ; même les autres structures socialistes s’en vont ailleurs.
84
Cette situation n’est pas propre aux coopératives : elle procède d’une évolution de la société qui touche
l’ensemble du commerce de détail. Cf. J.-P. GRIMMEAU, B. WAYENS, « Les causes de la disparition des
petits commerces (1945-2015) », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2301-2302, 2016.
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28 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
multiplication des produits vendus dans les magasins coopératifs et par la densification
du réseau de ceux-ci) et, d’autre part et surtout, verticale (par la volonté de contrôler
l’ensemble de la chaîne de production). S’y ajoute une réflexion concernant les
intermédiaires : « Il est certain que les sociétés coopératives de consommation sont
appelées, dans un temps plus ou moins rapproché, à remplacer le commerce de gros et
de détail tel qu’il fonctionne aujourd’hui. Il est inadmissible, en effet, de comprendre que
les gens continueront à se faire exploiter par des intermédiaires », écrit L. Bertrand 85.
À l’intersection entre horizontalité et verticalité de la concentration, se trouve la création
d’une boucherie, d’une laiterie (comme « Le bon beurre » à Herfelingen, ouverte par
la maison du peuple de Bruxelles) ou d’un ensemble de bateaux de pêche destinés à
alimenter les magasins coopératifs (comme la « flotte rouge » installée par le Vooruit
à Ostende), ou encore la mise en place de la marque COOP, marque propre des
coopératives.
À la fin des années 1920, les principales coopératives de production sont La Verrerie
ouvrière de Fraire, Les Cigariers réunis à Gand, La Volonté à Gosselies (fabrique de
produits émaillés), L’Union métallurgique à Huy (fonderie), Les Campagnards de Tihange
à Huy, L’Union des travaux à Lonzée, Les Ouvriers du bâtiment réunis à Mouscron,
Le Travail collectif à Bruxelles (peinture), La Prévoyance à Presgaux (saboterie),
Broederlijke Mandemokers à Tamise (vannerie). « Plus importante est la coopération
de production dépendant de la consommation. Il existe 72 boulangeries, (…) 11 brasseries,
12 imprimeries, 7 ateliers de confection de vêtement, 1 saboterie à Engis, 1 entreprise de
production agricole (Les Planteurs de Saint-Léger) » 86. Tout cela sans compter ce qui
dépend de la Société générale coopérative (SGC), dont le principal centre de production
est celui de l’Union coopérative de Liège (un vaste complexe situé à Micheroux, sur
les hauteurs de Liège, cf. supra) : bière, cirage, chocolat, confiserie, confiture, fruits
en conserve, margarine, moutarde, savon, sirop, chaussures, conserves alimentaires,
bonneterie, laine, chicorée. Par la suite, les coopératives de production et les usines liées
au mouvement continuent à se diversifier.
C’est à partir de la question du pain que se développe la volonté de concentration verticale.
Il est à noter que, dès l’origine, outre la dimension idéologique et exemplative, l’objectif
est non seulement de contrôler voire d’abaisser les coûts de production (notamment
par une production centralisée et industrialisée) – et donc de fournir un pain dont le prix
est conforme à la quantité annoncée voire, à terme, de proposer des produits moins
chers – mais également de contrôler et d’augmenter la qualité des produits, les coopératives
dénonçant régulièrement les fraudes au poids et à la qualité. Ainsi, les principales
coopératives se dotent rapidement toutes d’une boulangerie (quand celle-ci n’est pas
à l’origine même du projet de création de la coopérative) 87. À Verviers, cette priorité
s’inscrit jusque dans le nom : Meunerie et boulangerie mécanique, qui marque le fait
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qu’une nouvelle étape a été franchie par la création d’une meunerie. Celle-ci est destinée © CRISP | Téléchargé le 23/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 185.26.91.114)
à fournir de la farine, non seulement à la boulangerie qui produit le pain vendu dans
les magasins, mais également aux coopérateurs qui font leur pain eux-mêmes. L’enjeu
suivant est d’alimenter la meunerie en céréales. Par exemple, la coopérative agricole
La Justice à Waremme permet à plusieurs boulangeries coopératives de s’approvisionner
85
L. BERTRAND, La coopération, op. cit., p. 152.
86
É. DUTILLEUL, La coopération, Bruxelles, L’Églantine, 1930, p. 27-28.
87
Par ailleurs, de nombreuses fabriques de pain d’épices voient également le jour.
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LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU 29
en blé, orge, etc. Enfin, étape ultime, il s’agit de créer une coopérative de semence. Le
mouvement se dote d’au moins une telle structure, à Huy. Ainsi, de la semence au pain
consommé par l’ouvrier, le mouvement coopératif socialiste parvient à « socialiser » un
processus complet pour une partie de ses membres (la concentration verticale intégrale
restant exceptionnelle).
Ce modèle de production adossée à la consommation est prôné par le POB. À partir
de 1907, face au grand nombre d’échecs constaté, le parti décide par ailleurs de ne plus
soutenir les initiatives de production qui n’ont pas reçu son aval préalable. Cette position
est réaffirmée en 1911.
les loisirs ouvriers. La fonction éducative est plus discrète (…). Mais ce qui distingue les © CRISP | Téléchargé le 23/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 185.26.91.114)
maisons du peuple (…), [c’est] qu’elles apparaissent comme des conquêtes, comme des
lieux d’indépendance et de maturité, loin du rapport infantilisant de domination patronale,
88
G. QUADEN, R. RAMAEKERS, « Le socialisme coopératif », in 1885-1985, du Parti ouvrier belge au Parti
socialiste, Bruxelles, Labor, 1985, p. 97. Sur l’histoire des maisons du peuple, cf. T. WILLEMS, R. ZEEBROEK
(dir.), Les maisons du peuple : entre militantisme et loisirs, Namur, Institut du patrimoine wallon (IPW),
2012.
89
J. DOHET, Vive la sociale ! Mouvement ouvrier, capitalisme et laïcité, Bruxelles, Espace de libertés, 2011.
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30 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
comme des constructions autonomes, des possessions autogérées, comme des bastions
de solidarité et de dignité nés du sentiment de se réunir pour faire du pain, boire la bière,
s’amuser librement et en définitive ne pas être exploité » 90. La maison du peuple n’est pas
seulement le lieu des activités commerciales de la coopérative. Dès le départ, elle est conçue
comme un ensemble plus large permettant d’accueillir et de développer l’ensemble des
activités des organisations et mouvements liés au POB. Son processus de construction
ou d’achat est également représentatif du projet dont elle participe, puisqu’il implique
les coopérateurs, y compris dans les travaux mêmes.
Se doter de ses propres instruments d’émancipation est au cœur du projet. Les montants
financiers consacrés à ces réalisations immobilières sont parfois colossaux. Pour les
architectes qui les conçoivent, le défi qui se pose est réel : il s’agit de réunir plusieurs
fonctions dans un même bâtiment qui, de plus, doit marquer symboliquement le paysage
urbain et affirmer la fierté et la puissance du mouvement ouvrier. L’emblématique maison
du peuple de Bruxelles, confiée à V. Horta qui y met toute la vision progressiste de son
architecture Art nouveau, est le symbole de cette volonté de faire aussi bien, voire mieux,
que la bourgeoisie et de montrer jusque dans la pierre la réalisation du projet de société
socialiste. À Liège, un projet de dépôt central relié à la gare de chemin de fer du Longdoz
et doté d’une tour de 85 mètres de haut pour les services administratifs doit être abandonné
suite à la crise économique des années 1930.
L’aspect plus ou moins grandiose du bâtiment dépend de la puissance acquise par la
coopérative. Une certaine émulation existe entre les coopératives à cet égard, même si
l’aspect fonctionnel et l’adéquation avec la réalité locale restent primordiaux. Les maisons
du peuple, qui constituent un véritable maillage, présentent ainsi une grande diversité,
tant au niveau de leur taille que de leur architecture : de la modeste salle fonctionnelle
située au-dessus du magasin de la coopérative ou derrière un café jusqu’à l’« élégant débit
de boisson érigé bien en vue au centre du village » 91. En règle générale, une maison du
peuple comprend : un café, parfois un magasin (mais le plus souvent, celui-ci est connexe,
comme à Liège où Le Phare se trouve à côté de La Populaire), une boulangerie (parfois
liée à une meunerie), des salles de réunion (pour les syndicats, les harmonies, les groupes
sportifs, etc.), une bibliothèque et salle de lecture, et une salle des fêtes (qui, polyvalente,
est destinée à accueillir les meetings, les fêtes, les activités culturelles, les entraînements et
compétitions sportives, etc.) 92. Les constructions de la fin du XIXe siècle comprennent
également des écuries (nécessaires pour les chevaux tirant les charrettes livrant le pain
et autres marchandises), qui se transforment en garages au fil du temps.
La façade de la maison du peuple bénéficie d’une attention toute particulière 93 : décoration,
balcon (destiné aux orateurs), hampes de drapeaux, enseignes (dont généralement l’intitulé
« maison du peuple », accompagné parfois de la date d’érection du bâtiment, du nom
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LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU 31
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32 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
98
Pour leur part, les groupes d’achat se limitent à effectuer des achats groupés de produits, dans le but
de baisser le prix de ces produits pour leurs adhérents voire d’obtenir des produits de meilleure qualité.
99
V. SERWY, La coopération en Belgique, op. cit., tome 1, p. 400-401.
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4. QUAND L’HISTOIRE ÉCLAIRE DES DÉBATS
CONTEMPORAINS
Après avoir rappelé la réalité de ce qu’a été le monde coopératif issu du mouvement
socialiste et notamment sa volonté, plus ou moins affirmée et incarnée, de changer la
société, abordons maintenant quelques aspects qui interrogent cette ambition. Il s’agit
d’examiner dans quelle mesure et de quelle manière ces questions se sont posées aux
coopératives de l’époque, et dans quelle mesure et de quelle manière elles sont toujours
d’actualité pour les initiatives similaires qui existent aujourd’hui 100.
En effet, on recense actuellement toute une série d’initiatives coopératives plus ou moins
nouvelles. Pour l’essentiel, il s’agit d’activités qui ressortissent de l’économie sociale 101
(également parfois appelée secteur privé non lucratif ou, en Belgique, tiers-secteur),
c’est-à-dire de la production de biens ou de services poursuivant une finalité d’utilité
collective voire d’intérêt général (au bénéfice des seuls membres ou de l’ensemble de la
collectivité) plutôt qu’une finalité de profit. Il s’agit donc d’organismes et d’entreprises
qui cherchent à concilier l’activité économique et l’équité sociale. Ces structures travaillent
selon une éthique qui se traduit entre autres par la primauté de l’humain sur le capital
et par l’absence de lucrativité (ou la lucrativité limitée). Il s’agit, par exemple, de nombre
des entreprises d’économie sociale qui se sont regroupées, au niveau fédéral, au sein de
la Fédération belge de l’économie sociale et coopérative (FEBECOOP) 102 ou, en Belgique
francophone, au sein de la fédération pluraliste Solidarité des alternatives wallonnes et
bruxelloises (SAW-B) 103.
En 2011, SAW-B a publié un ouvrage qui dresse une synthèse historique du mouvement
coopératif et fait le tour d’une série de questions qui se posent à celui-ci aujourd’hui 104. Dès
l’introduction, l’ouvrage considère que le renouveau d’intérêt pour le modèle coopératif
qu’il observe 105 doit être mis en lien avec l’actuelle crise économique et financière, mais
100
Nombre des sources scientifiques mobilisées dans le présent chapitre ont été publiées en France : elles
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34 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
aussi avec les aspects démocratiques et avec la dimension d’alternative que présente le
mouvement coopératif. Il montre aussi que ce sont les pratiques effectives et les expériences
vécues qui relient des initiatives contemporaines au mouvement coopératif historique que
nous venons de passer en revue, et ce bien plus que la forme juridique adoptée 106. En effet,
un important flou juridique existe toujours actuellement en Belgique quant au statut
juridique des coopératives : celui-ci « ne garantit pas vraiment qu’une société coopérative
travaille selon les principes coopératifs – qu’ils soient belges ou mondiaux » 107. De nos
jours comme hier, seule une petite partie des sociétés ayant la forme d’une coopérative
selon le droit commercial s’insèrent dans l’économie sociale 108. Inversement, les structures
actives dans l’économie sociale peuvent avoir de multiples formes juridiques autres que
la coopérative : société à finalité sociale, association (association sans but lucratif, par
exemple), mutuelle ou fondation 109.
Il est à noter que l’apparition d’une « nouvelle économie sociale » complique encore la
situation, car les structures ressortant de cette nouvelle économie sociale étant encadrées,
organisées et financées par les pouvoirs publics (principalement dans le cadre de l’insertion
socio-professionnelle visant à répondre à la question du chômage), l’aspect alternatif
de l’économie sociale n’y est que rarement présent. Notre propos ne concerne que
partiellement ces structures qui, par leurs buts annoncés et leurs réalités, sont de facto
éloignées de certains aspects de notre questionnement.
4.1. LA DÉMOCRATIE
« La coopération est à la fois la forme la plus ancienne et une forme pure de démocratie
économique » 110, écrit P. Lambert en 1959. Il entend par là que, dès l’origine, le modèle
coopératif exclut totalement le capital comme facteur d’autorité. Le principal facteur
de distinction qu’il reconnaît entre les coopérateurs est la démocratie, incarnée dans le
principe « un homme, une voix » qui ne lie pas le poids à la fortune. Mis en pratique
en Belgique dans le dernier quart du XIXe siècle, alors que le mouvement socialiste
revendique le suffrage universel, ce principe constitue l’un des points majeurs de la société
que le socialisme appelle à ériger. Son universalité ne comprend formellement pas
d’exception, ni de sexe ni de nationalité, ce qui en accentue encore le rôle précurseur
au regard de l’évolution du droit de vote et d’éligibilité sur le plan politique.
L’application du principe de démocratie incarne donc la société à venir pour laquelle
se bat le mouvement ouvrier. Il constitue également l’occasion d’effectuer un travail
d’éducation réellement populaire par la pratique, puisque l’ensemble des décisions relatives
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106
L. CICCIA, « Statut coopératif et pouvoirs publics », op. cit., p. 77.
107
M. VAHNOOVE, « Les coopératives en Belgique », op. cit., p. 48.
108
Ainsi, seules environ 3 % des quelque 25 000 sociétés ayant le statut juridique de coopérative que
compte actuellement la Belgique sont agréées par le Conseil national de la coopération (CNC) et entrent
donc dans les critères de l’Alliance coopérative internationale (ACI). Ce sont principalement elles qui
sont concernées par le présent chapitre.
109
Les statuts des membres sont donc également multiples, du coopérateur au client adhérent (dans le cas
d’une mutuelle, par exemple).
110
P. LAMBERT, La doctrine coopérative, op. cit., p. 177.
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LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU 35
111
F. PAULSEN, La coopération, Liège, Imprimerie coopérative, s.d. [1898], p. 5.
112
É. VANDERVELDE, Le Parti ouvrier belge, 1885-1925, Bruxelles, L’Églantine, 1925, p. 209.
113
Ibidem, p. 211.
114
J. VANDERSMISSEN, Association et entreprises coopératives, Bruxelles, Les propagateurs de la coopération,
1966, p. 22.
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36 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
employés par la coopérative) – qui ne sont pas forcément tous des coopérateurs (même © CRISP | Téléchargé le 23/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 185.26.91.114)
115
Il s’agit là d’un des éléments de la triple critique que, dès 1868, Karl Marx a adressée au modèle coopératif :
« le patronage et l’apport de capitaux extérieurs ; la distinction entre les salariés non sociétaires et les
sociétaires, rappelant celle entre classes dominées et dominantes ; la question délicate de la rémunération
du capital » (cf. S. SWATON, M. POORTER, Mouvement coopératif et coopératives, op. cit., p. 19).
116
J.-L. LAVILLE, « Économie sociale et solidaire, capitalisme et changement démocratique », in D. HIEZ,
É. LAVILLUNIÈRE (dir), Vers une théorie de l’économie sociale et solidaire, Bruxelles, Larcier, 2013, p. 23.
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LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU 37
si, souvent, ils sont encouragés à le devenir 117) – n’est pas non plus toujours simple.
Ainsi, la question de la démocratie interne se pose avec plus d’acuité envers les travailleurs
de la coopérative qu’entre les coopérateurs. En effet, le fonctionnement démocratique
n’est pas toujours de mise en dehors des organes décisionnels de la coopérative, ce qui
est contesté par certains travailleurs. Certes, il s’agit là d’une source de tensions classique
dans le monde du travail. Mais il n’en reste pas moins qu’elle atteint un degré d’intensité
particulier dans le cas des initiatives coopératives, en raison du fait que les personnes qui
postulent pour être engagées dans une entreprise coopérative sont souvent à la recherche
d’autre chose que d’un simple salaire. Dès lors, elles arrivent dans la structure avec des
attentes supérieures par rapport à un emploi lambda. « Les motivations sont diverses,
tantôt collectives, tantôt individuelles. Mais toutes se rejoignent sur un point : il s’agit
de trouver une manière de travailler “différente”, plus vertueuse, efficace ou agréable.
C’est retrouver du plaisir dans son travail en prenant appui sur la force du collectif qui
est ici en jeu » 118. Le manque de démocratie interne, perçu comme une trahison de l’idéal
coopératif, est donc souvent mal vécu.
117
Il convient de ne pas surestimer l’envie des travailleurs employés par les coopératives de devenir eux-
mêmes coopérateurs. Il s’avère en effet que nombre d’entre eux ne désirent pas s’engager dans davantage
de responsabilités, investir du temps, de l’argent et de l’énergie. Cela questionne le processus d’intégration
éventuellement mis en œuvre par les structures coopératives à l’égard de leurs travailleurs.
118
V. HUENS, « Les coopératives de travailleurs associés : un modèle entrepreneurial a-typique », SAW-B,
2014, p. 3, www.saw-b.be.
119
F. PAULSEN, La coopération, op. cit., p. 8.
120
P. LAMBERT, La doctrine coopérative, op. cit., p. 188.
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38 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
121
Cf. G. VALENDUC, P. VENDRAMIN, « La réduction du temps de travail », Courrier hebdomadaire, CRISP,
n° 2191-2192, 2013, p. 28.
122
Cf. également É. DUTILLEUL, La coopération, op. cit., p. 28-29.
123
V. SERWY, La coopération et la femme. Vade mecum de la propagandiste coopérative, Gand, Volksdrukkerij
(pour le compte de la Ligue des coopératrices belges), 1924, p. 3.
124
J. BONDAS, Un demi-siècle d’action syndicale, 1898-1948. Histoire de la CS, de la CGTB et de la FGTB,
Anvers, Excelsior, 1948, p. 184. Cf. aussi infra.
125
Ibidem, p. 186.
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LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU 39
de la “cause” – trop nombreuses », etc.) et réclame une enquête sur la question 126. Cette
enquête est menée deux ans plus tard, et ses résultats sont discutés lors du congrès que
le syndicat tient en 1899 et à l’occasion de celui que les coopératives organisent l’année
suivante. Le lien entre le Syndicat des employés et voyageurs et les coopératives socialistes
« demeure néanmoins très étroit, car (…) les employés de ces dernières forment la
première base du recrutement des membres du syndicat. En outre, à partir de 1900,
toutes les coopératives socialistes ont en principe l’obligation de s’adresser au syndicat
– qui s’occupe aussi du placement de ses affiliés – pour recruter leur personnel “employé”.
Ce service de placement est une des réponses apportées par le Syndicat des employés
[et voyageurs] à la question du chômage qui le préoccupe » 127.
Les relations sont parfois tendues, au point que, dans l’entre-deux-guerres, le mouvement
coopératif socialiste connaît des grèves 128. Au milieu des années 1920, est créée la
Commission nationale de conciliation et d’arbitrage des syndicats et des coopératives.
Les discussions sont nombreuses et débouchent, à la fin des années 1930, sur une
convention fixant les relations entre les parties. De manière significative, ce texte souligne
dans ses conditions générales que l’« on ne peut jamais négliger ce fait essentiel que les
coopératives évoluent dans un régime capitaliste, qu’elles sont soumises aux lois de la
concurrence et il tombe sous le sens qu’à vouloir, par exemple, exiger, en plus des
avantages sociaux qu’ignorent généralement les travailleurs des entreprises rivales, des
rémunérations plus élevées que celles payées par ces dernières et en disproportion avec
les possibilités financières des sociétés coopératives, on met celles-ci en état d’infériorité
et on les condamne » 129. Plus loin, le texte indique encore que, même si, certes, « la
coopération se considère comme une organisation anticapitaliste », elle ne peut aller
trop loin au-delà des règles appliquées partout ailleurs 130.
Après la Seconde Guerre mondiale, sans que cela ne résolve toutes les questions liées
à la syndicalisation, un modèle de concertation est mis en place : l’Union coopérative de
Liège élabore avec la FGTB une convention disposant qu’« un conseil syndical est instauré
au sein de l’Union coopérative ; un délégué syndical permanent y a son local et sert de
trait d’union entre le personnel, le syndicat et la direction de la coopérative. À côté du
conseil syndical, une instance mixte, représentative à la fois du personnel syndiqué et
des dirigeants de la coopérative, a divers pouvoirs » 131. Les autres coopératives tentent
de résoudre les mêmes problèmes selon des modalités diverses : « Toutes comptent des
délégués du personnel au sein de leur conseil d’administration, et quelquefois, comme
à Charleroi, il s’agit de délégués de l’organisation syndicale comme telle » 132.
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40 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
Aujourd’hui, la question des conditions de travail du personnel – qui est un des aspects
clés de la démocratie économique et sociale – est peut-être la question la plus sensible 133.
L’opportunité d’une présence syndicale constitue régulièrement une source de conflits,
d’aucuns parmi les coopérateurs et les organes dirigeants estimant qu’une telle présence
n’est pas nécessaire dans de telles structures, d’autant que celles-ci sont souvent de petite
taille 134. Est également souvent mise en avant la démocratie interne, quand bien même
celle-ci, quand elle est réelle, ne s’applique pourtant quasi exclusivement qu’aux
coopérateurs et, donc, rarement aux travailleurs (cf. supra).
Or, si le sens, l’autonomie et l’ambiance de travail sont certes jugés meilleurs qu’ailleurs
par les travailleurs des initiatives coopératives, force est de constater que, « à quelques
exceptions près, l’économie sociale (…) est un secteur où les conditions de travail et
d’emploi sont loin d’être plus favorables qu’ailleurs, quand elles ne sont pas même moins
protectrices que dans le secteur marchand “classique”. Quelle que soit la catégorie socio-
professionnelle, le salaire d’un travailleur de l’économie sociale est inférieur à celui des
autres salariés du secteur privé comme du public » 135. Certes, ce constat est nuancé par
un moindre écart salarial en interne. Mais il est en revanche aggravé par le recours à
de nombreux contrats « atypiques » et au bénévolat (ce qui soulève par ailleurs la question
de la concurrence potentielle avec des emplois réels). En outre, « l’amalgame entre travail
salarié et engagement militant se traduit souvent par une surcharge de travail et des
empiétements sur le temps de vie hors travail » 136 (constat qui peut être généralisé à
l’ensemble du secteur associatif).
À propos de l’attitude adoptée par les organisations de l’économie sociale vis-à-vis de leur
main-d’œuvre, une récente recherche indique ainsi : « Alors que les plus établies et les
plus grandes d’entre elles semblent prendre les devants et opter pour un management
“entrepreneurial” ou “économiste” de leurs salariés, d’autres continuent à jouer sur le
mélange des genres (entre engagement militant et travail) et des statuts (entre bénévole
et salarié) pour maintenir les salariés en deçà de leurs droits et tenir à distance les outils
du dialogue social » 137. En outre, est souvent de mise un discours très similaire au discours
paternaliste du « bon patron » du XIXe siècle. « Du côté des salariés, cette situation n’est
pas sans susciter des réactions, augmente les tensions et dégrade les conditions de travail
des salariés des structures de l’économie sociale » 138.
Le constat final est que, « si certaines coopératives ont tenté par le passé d’instaurer une
égalité totale des salaires et de hiérarchie entre les travailleurs, cela semble plus compliqué
aujourd’hui » 139.
133
Elle ne se pose pas que dans les initiatives coopératives, mais aussi dans le secteur du non-marchand
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LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU 41
Pour pouvoir être créée puis se développer, une coopérative a besoin de disposer d’un
certain capital (plus ou moins important selon le but fixé). Par principe, comme elle
se veut une construction des travailleurs pour les travailleurs, le recours à un prêt extérieur
est banni ; dès lors, l’apport originel et principal est nécessairement celui des coopérateurs.
Cependant, ce principe est de moins en moins de mise dans les faits, notamment en raison
du recours à deux formes de financement complémentaire : les prêts entre coopératives
et le recours à des mécanismes publics (cf. infra).
Logiquement, acquérir une part de la coopérative constitue une condition d’accès au
statut de membre (outre, jusqu’à la Libération, les obligations liées à la pilarisation,
cf. supra). Le montant des parts est d’ailleurs fixé de manière à être accessible au plus
grand nombre. Ainsi, à l’extrême fin du XIXe siècle, « les actions sont de 10 francs, sauf
à Jolimont (2 francs) et à Louvain (75 centimes). La libération de ces actions s’opère
au moyen de prélèvements sur les bénéfices. De telle sorte que, sans bourse délier, le
plus pauvre peut devenir coopérateur » 140. Il n’empêche que, parfois, certains coopérateurs
potentiels ne disposent pas des moyens financiers nécessaires pour acquérir une part.
Outre une éducation à l’épargne – qui renvoie au refus de recourir au crédit (cf. infra) mais
aussi à une vision plus conservatrice, qui voit dans le défaut de prévoyance la principale
cause des malheurs de la classe ouvrière –, un mécanisme est mis en place par les
coopératives : il est possible de s’acquitter du montant de la part dans un délai plus ou
moins long, via soit un versement régulier, soit une retenue totale ou partielle sur la
ristourne.
Aujourd’hui, la question du montant de la part à acquérir pour pouvoir accéder au statut
de coopérateur reste importante. Au moment de la constitution d’une structure
coopérative, il est en effet primordial pour les fondateurs de parvenir à rassembler un
capital suffisant pour permettre le démarrage de l’activité puis assurer sa pérennité 141,
tout en évitant de fixer le montant de chaque part à une somme qui, trop élevée, pourrait
être un frein à une participation large. Les débats sont dès lors nombreux. Certaines
initiatives, comme la société coopérative de financement alternatif Alterfin (fondée en
1994) 142, proposent un système dans lequel il est possible de laisser en stand-by les
140
J. DESTRÉE, É. VANDERVELDE, Le socialisme en Belgique, op. cit., p. 39.
141
Diverses agences conseil en économie sociale peuvent aider les initiatives coopératives d’économie sociale,
lors tant de leur création que de leur développement. En Belgique francophone, ces agences conseil
sont notamment l’Agence conseil en économie sociale (AGES, cf. www.creation-projet.be), Crédal
Conseil (cf. www.credal.be), la Fédération belge de l’économie sociale et coopérative (FEBECOOP, cf.
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42 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
éventuels dividendes que touche un coopérateur jusqu’à ce que la somme atteinte lui
permette d’acquérir, par conversion, une part supplémentaire dans la coopérative.
Il est à noter que les coopérateurs d’aujourd’hui ont des profils de départ plus hétérogènes
que ce n’était le cas pour les coopérateurs d’hier. Ils se retrouvent cependant dans l’objectif
commun poursuivi par l’initiative à laquelle ils ont adhéré.
Comme déjà évoqué, le prix et la qualité des aliments vendus par la coopérative sont
des arguments centraux, à l’origine même du projet coopératif. Le principe du « juste prix »
et celui de la « ristourne » sont ainsi constamment mis en avant dans les brochures et
les tracts. C’est là un argument tellement central qu’il est au cœur de la formation
du personnel 143, les coopératives étant conscientes que c’est sur la question du prix que
surgissent le plus souvent des remarques de la « clientèle » (il est significatif que ce terme
soit utilisé en lieu et place de celui de coopérateurs). L’un des principaux éléments de
l’argumentaire déployé est le fait que, avant la création de la coopérative, les prix étaient
plus élevés et que, depuis lors, le commerce indépendant n’a baissé ses prix et n’a consenti
à des promotions que pour combattre l’œuvre coopératrice. Dans ces conditions, la
disparition de la coopérative entraînerait donc immédiatement une hausse des prix,
puisque « le commerce privé ne manquerait pas de reprendre sa liberté d’exploiter les
consommateurs » 144. En outre, le prix est également lié au fait que la coopérative veut
supprimer les intermédiaires (ce qui la distingue également du modèle capitaliste de la
distribution) : « Entre la minorité exploitante, symbolisée par la société anonyme, et
les consommateurs, [se trouve] la foule des intermédiaires qui grèvent le produit
de prélèvements nombreux et considérables (…). Il faut aller du consommateur au
producteur en réduisant, en brisant la chaîne des intermédiaires parasitaires » 145.
Un élément essentiel du travail d’instruction et d’émancipation intellectuelle consiste
à expliquer que le juste prix n’est pas nécessairement le prix le plus bas. Si les surcoûts
liés à la multiplication des intermédiaires entre les producteurs et les consommateurs sont
dénoncés dès l’origine, ainsi que le coût caché de la publicité ou celui des promotions
(qui est répercuté sur d’autres produits), les conditions de travail et de rémunération des
producteurs et des travailleurs sont aussi mises en avant (cf. infra). Un tract de propagande
indique ainsi : « Je préfère les produits coopératifs de qualité excellente, fabriqués par les
travailleurs des usines de Micheroux, payés au tarif syndical » 146. Le fonctionnement du
principe de la ristourne nécessite également des explications régulières. Enfin, le fait que
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143
Cf. V. SERWY, W. SERWY, R. PEEREBOOM, Guide du personnel de vente dans les sociétés coopératives de
consommation, op. cit.
144
Ibidem, p. 31.
145
V. SERWY, Vade mecum du propagandiste coopérateur, op. cit., p. 3.
146
Tract conservé dans les collections du Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire
(CARHOP).
CH 2370-2371
LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU 43
La volonté des coopératives de veiller à la qualité des produits passe par des tentatives de
contrôler l’ensemble de la chaîne de production (en particulier, des semences au pain),
desquelles il a été fait état précédemment.
Le travail éducatif portant sur le prix, la qualité, le principe de la ristourne, etc. cible
notamment les femmes ou, selon le vocabulaire commun des coopératives, les
« ménagères ». Sur la question des relations entre hommes et femmes, l’égalité théorique
ne fait en effet pas du mouvement coopératif une société en avance sur son temps 147 : les
coopératrices sont vues essentiellement à travers leur rôle de femmes au foyer. Cependant,
leur statut de gestionnaires des courses du ménage fait d’elles les personnes centrales
des opérations de communication visant à convaincre le monde ouvrier d’effectuer ses
achats dans les coopératives 148. En attestent de nombreuses publicités reproduites dans
des brochures et autres documents édités spécialement dans ce dessein de conscientisation
des ménagères. On lit ainsi dans une publication de 1930 : « La femme est avant tout
ménagère. La coopération présente pour elle un intérêt direct et constant : elle est
immédiatement accessible à la femme sans grande préparation » 149. Six ans plus tôt,
une autre brochure insistait sur le fait que les ménagères ne doivent pas acheter « dans
le commerce privé, dont le principe est de vendre non pour (…) rendre service mais pour
uniquement réaliser du bénéfice. Recherche du bénéfice veut dire au besoin falsification
et fraude. Il faut acheter à la coopérative parce qu’elle fonctionne pour rendre service
et vend sans esprit de lucre. Dès lors personne n’a intérêt à tromperie. Bon poids, mesure
exacte, bonne qualité (…). Notre santé est mise en danger par les pratiques du commerce
capitaliste. Que de milliers d’enfants périssent chaque année pour avoir été alimentés
d’un lait insuffisant et malsain. Le commerce nous trompe sur le poids et la mesure.
Nous devons exiger le poids imprimé sur chaque paquet » 150.
Aujourd’hui, le mouvement coopératif se développe toujours principalement autour de
la question de la consommation, notamment en Belgique 151. Il s’agit essentiellement
de la consommation de nourriture 152.
En effet, si les propos des coopérateurs des XIXe et XXe siècles sont réactualisés, c’est
en raison certes du moindre apport de capitaux nécessaires pour créer une coopérative
147
Il n’est cependant pas non plus en retard sur son époque. Ainsi, même si elles sont fort rares, certaines
femmes tiennent une place de premier plan dans le mouvement coopératif. Un exemple est celui de la
militante socialiste Gisèle Paffen qui, au fil de son parcours, est notamment présidente de la section
locale de l’Union coopérative de Liège à Angleur et vice-présidente de l’Union coopérative de Liège.
148
Cf. les archives Gisèle Paffen, conservées à l’IHOES.
149
É. DUTILLEUL, La coopération, op. cit., p. 10-11.
150
V. SERWY, La coopération et la femme, op. cit., p. 3.
151
Dans des pays comme la France, l’Espagne ou l’Italie, le phénomène des coopératives de production
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44 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
que pour mettre sur pied un projet industriel, mais pas seulement. La première cause
tient sans doute à la succession de scandales touchant le secteur agroalimentaire (fraudes,
gaspillage des ressources et des denrées produites, dangers pour la santé humaine,
pollution, dégradation des sols, destruction d’écosystèmes, menace sur la biodiversité,
contribution au réchauffement climatique, mal-être animal, etc.) et aux pratiques de
la production industrielle de nourriture (recours aux organismes génétiquement modifiés
- OGM, dépendance des agriculteurs envers les multinationales semencières de type
Monsanto, etc.). Groupes d’achat commun, circuits courts, supermarchés bio-locaux,
ventes en vrac, etc. : la liste est longue des initiatives développées ces dernières années
autour d’une volonté de se nourrir plus sainement, plus localement et d’une façon plus
respectueuse de l’environnement (entre autres, en respectant le rythme des saisons). Citons
par exemple la Coopérative bruxelloise écologique économique et sociale (BEES Coop) 153.
Aux initiatives touchant à la distribution des aliments, s’ajoute actuellement un nombre
croissant d’initiatives portant sur la chaîne de production de ces aliments. Ainsi, fondée
à Liège en 2015, la coopérative à finalité sociale les Compagnons de la terre (CDLT) a pour
but de pratiquer une agriculture « agroécologique et paysanne, locale et solidaire, collective
et participative, autonome et créatrice d’emplois, novatrice et expérimentale » 154. Bien
d’autres exemples existent, comme la coopérative Terre-en-vue (à Gembloux), qui vise
à acquérir « des terres nourricières pour les libérer de la spéculation foncière [et] des
modes d’agriculture destructrice » pour les confier « à des agriculteurs, en vue de les aider
à s’installer et à développer des projets agroécologiques, coopératifs et d’agriculture
paysanne, respectueux de la terre » 155. Toutes ces initiatives insistent sur la qualité des
produits, sur la traçabilité du processus de production, sur la transparence des méthodes
de production, sur l’absence – ou la réduction au strict minimum – d’utilisation de la
chimie, sur la recherche de synergie entre les différents acteurs (comme dans le réseau
Ceinture aliment-terre liégeoise - CATL, lancé en 2013) 156 et souvent sur le côté local
de la production et sur une participation active des coopérateurs. Elles travaillent par
ailleurs aussi au lien social (par la formation, par la création d’emplois, par la mise en
avant des talents, par la préservation des savoirs paysans, etc.) et à la rencontre (entre les
producteurs, entre les producteurs et les consommateurs, entre les consommateurs-
producteurs). Les nouveaux outils de communication permettent une diffusion large de
ces informations, utilisées comme arguments de promotion.
Tout comme les coopératives historiques, ces initiatives contemporaines allient notamment
volonté d’assurer la qualité des aliments, de maîtriser les coûts et donc les prix (en
supprimant les intermédiaires, en réduisant les frais de transport, en limitant l’usage
d’engrais chimiques, en évitant l’achat de semences à des multinationales, etc.) et d’assurer
le juste prix (c’est-à-dire, pour le consommateur, un prix qui corresponde plus
étroitement au produit acheté et, pour le producteur, un prix rémunérateur en phase
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avec le travail fourni). © CRISP | Téléchargé le 23/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 185.26.91.114)
De nos jours, ce ne sont plus les « ménagères » qui constituent le public cible des initiatives
coopératives, mais l’ensemble des personnes susceptibles d’effectuer leurs achats dans
de telles structures. Il n’empêche que, même si la situation tend à évoluer à cet égard,
153
Cf. le site Internet http://bees-coop.be.
154
Cf. le site Internet www.cdlt.be.
155
Cf. le site Internet https://terre-en-vue.be.
156
Cf. le site Internet www.catl.be.
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LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU 45
la répartition toujours inégale des tâches ménagères au sein du couple fait que les femmes
restent globalement davantage concernées par les questions ayant trait à l’alimentation
quotidienne.
« Depuis toujours la ménagère sérieuse sait que le crédit fait par le commerçant se paie
et parfois largement. Le crédit octroyé se paie par la qualité moindre, par l’insuffisance
de poids et même par la perte de la liberté », écrit V. Serwy dans l’entre-deux-guerres 157.
Le mouvement coopératif s’emploie à montrer aux travailleurs combien le crédit obtenu
auprès d’un commerçant, s’il peut certes apparaître intéressant à court terme, a en réalité
de multiples effets négatifs à long terme. D’une part, le crédit amène le client à payer
in fine ses achats plus chers. D’autre part, le fait de vivre à crédit met les travailleurs dans
une situation de dépendance, non seulement vis-à-vis du commerçant 158, mais également
vis-à-vis des patrons : par peur de ne pas pouvoir rembourser leur crédit, les ouvriers
évitent toute action susceptible d’entraîner une diminution de leur salaire ou la perte
de leur emploi. Pour le mouvement coopératif, lutter contre le crédit constitue donc non
seulement un moyen d’assurer le bien-être quotidien des travailleurs, mais également,
plus largement, de contrer un éventuel frein aux mobilisations sociales.
Aujourd’hui, loin des crédits à la consommation que les entreprises de la grande
distribution alimentaire accordent facilement à leur clientèle, les coopératives
de consommation actuelles fonctionnent au paiement par comptant, voire via
l’approvisionnement d’un portefeuille-client (c’est-à-dire que le client verse de l’argent
à l’avance et qu’il ne peut ensuite effectuer des achats qu’à concurrence du montant
qu’il a ainsi rendu disponible). Il s’agit ainsi pour elles de ne pas contribuer aux
problèmes de surendettement que connaissent nombre de ménages. Ainsi, la Coopérative
ardente, qui est une « coopérative de consommateurs, de vente de produits alimentaires
et ménagers bio, locaux et/ou équitables » de la région liégeoise, pratique le portefeuille-
client 159.
157
V. SERWY, W. SERWY, R. PEEREBOOM, Guide du personnel de vente dans les sociétés coopératives de
consommation, op. cit., p. 300.
158
« Pas de crédit. Le crédit met le travailleur sous la dépendance du commerçant. Il l’avilit. Le crédit se
paie » (V. SERWY, Vade mecum du propagandiste coopérateur, op. cit., p. 6).
159
Cf. le site Internet www.lacooperativeardente.be.
160
Une autre différence entre les coopératives et les groupes d’achat se situe au niveau de la pérennité :
les coopératives évoluent souvent rapidement vers la professionnalisation, ce qui n’est pas le cas des
CH 2370-2371
46 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
le plan matériel pour permettre au prolétariat, dégagé des soucis primaires de la survie,
de travailler à sa propre émancipation intellectuelle. C’est là aussi une différence avec
les organisations philanthropiques bourgeoises, en ce compris une partie du mouvement
libre-penseur qui, au nom de la lutte contre la croyance, néglige le volet matériel. Pour
sa part, la coopérative socialiste a pour ambition de travailler sur les deux plans.
L’émancipation intellectuelle prend plusieurs formes. Les bibliothèques-salles de lecture
apparaissent assez tôt, alors même que la majorité des travailleurs sont, si pas analphabètes,
du moins illettrés ; cela démontre bien le caractère volontariste de la démarche. Les
quelques traces qui nous sont parvenues (registres ou livres portant des cachets de
coopérative) attestent de la variété des livres proposés : des classiques politiques ou
d’économie politique aux guides pratiques et aux romans prolétariens, en passant par
la grande littérature française et les livres populaires. Notamment, des livres juridiques
permettent « aux ouvriers de connaître immédiatement les solutions à donner aux griefs
qu’éventuellement ils auraient à formuler » 161. Le tout constitue donc une forme d’élitisme
bien conçu, c’est-à-dire une réelle volonté de pousser les gens vers le haut et de ne pas
simplement leur « offrir ce qu’ils demandent » (même si cet aspect n’est pas absent).
Les coopératives socialistes sont aussi au centre de la diffusion de livres, de brochures, etc.
de propagande. L’essentiel de ces publications est édité par le mouvement coopératif
lui-même via ses imprimeries. La diffusion peut être très importante. Ainsi, à la fin du
XIXe siècle, les coopératives se chargent de « distribu[er] gratuitement 2 millions de
brochures (8 pages), s’adressant aux différentes catégories de travailleurs. Chacune des
grandes corporations (…) a eu sa brochure spéciale, dont le tirage avait été calculé d’après
le recensement professionnel de 1890 » 162.
La salle des fêtes de la maison du peuple sert certes à l’organisation de festivités, comme
son nom l’indique, mais aussi à la tenue de conférences, de meetings, de représentations
théâtrales, etc. Toujours dans un souci de rendre la culture populaire accessible, les
projections cinématographiques complètent rapidement l’offre (avec un choix de films
qui s’avère moins pointu et exigeant que celui des livres dans les bibliothèques). Il est
d’ailleurs significatif que la loi du 14 juin 1921 réduisant à 8 heures la durée de la
journée de travail (dite loi Wauters) 163 soit prise en parallèle de la loi du 17 octobre 1921
sur les bibliothèques publiques (dite loi Destrée), loi fondatrice de l’éducation populaire
(depuis lors devenue « éducation permanente »).
Diverses initiatives sont prises spécifiquement à l’adresse des femmes afin de les aider
voire de les former dans leur tâche de « ménagères » préposées aux achats domestiques
de la famille. Il s’agit notamment par là de favoriser le travail de conscientisation et
d’éducation portant sur les questions de prix et de qualité, sur le principe de la
ristourne, etc. Ainsi, la Guilde des coopératrices (dont le principe est décidé à Charleroi
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en 1920 et qui a été fondée à Verviers en 1923) tient des comparatifs de prix, afin de © CRISP | Téléchargé le 23/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 185.26.91.114)
groupes d’achat. Cette pérennité a pour avantage de permettre que l’initiative ne soit pas un feu de
paille et qu’elle s’inscrive dans un temps long qui favorise un processus d’émancipation.
161
F. DUQUESNE, Histoire de la société coopérative de Roux, op. cit., p. 60.
162
J. DESTRÉE, É. VANDERVELDE, Le socialisme en Belgique, op. cit., p. 49.
163
La semaine de travail étant alors de six jours, la durée hebdomadaire du travail est de 48 heures (avec,
à partir de la loi du 9 juillet 1936, une réduction à 40 heures dans les industries nécessitant un travail
dans des conditions insalubres, dangereuses ou éreintantes). Cf. G. VALENDUC, P. VENDRAMIN, « La
réduction du temps de travail », op. cit., p. 27.
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LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU 47
permettre aux femmes de confronter l’évolution des prix pratiqués dans les structures
coopératives, d’une part, et dans les autres magasins, d’autre part 164. Elle développe
aussi des formations visant à apprendre aux femmes à lire correctement les étiquettes :
calculer le rapport entre le prix et le poids, décrypter les ingrédients, etc. Outre des
« causeries », des démonstrations culinaires à base des produits des coopératives sont aussi
organisées afin de montrer aux ménagères l’intérêt et la bonne qualité des produits.
Lieux et moments d’échanges sur leurs réalités et leurs conditions de vie, ces initiatives
participent en outre à la construction de liens. Elles permettent également aux femmes
de « s’inclure » dans les coopératives, de s’intéresser à leurs actions et d’avoir accès à leurs
réalisations. Par ailleurs, plus largement, « la coopération (…) permet (…) de s’élever
rapidement au-dessus des simples questions de boutique, car on peut facilement, en
partant de la coopération, amener les femmes à s’occuper, tout en se plaçant du point
de vue de [leurs] intérêts de ménagère[s], de questions sociales de première importance
(…). On peut ainsi amener les femmes à comprendre les revendications des travailleurs
et l’intérêt des luttes politiques » 165.
Enfin, le fait que, aux origines du moins, ce soient les travailleurs eux-mêmes qui
s’occupent de l’ensemble des aspects de la gestion et du développement des coopératives
constitue souvent un processus d’autoformation intéressant. En outre, le personnel des
coopératives est souvent composé de militants qui ont été licenciés d’autres lieux de
travail ou qui ont été mis sur une liste noire en raison de leurs activités syndicales ou
politiques. À tout le moins, le recrutement au sein des organisations du pilier socialiste
est en effet clairement favorisé. Ainsi, à Roux à la fin de l’année 1897, quand le
développement de la coopérative nécessite de procéder à de nouveaux engagements,
il est fait appel « aux groupes affiliés pour la présentation des candidats aux emplois à
conférer » 166. Il s’agit là d’une pratique que J. Destrée et É. Vandervelde expliquent
clairement : « Les militants du [POB], lorsqu’ils sont privés de travail et jetés sur le pavé,
à cause de leurs opinions, trouvent un refuge assuré dans le personnel des coopératives » 167.
S’il est cohérent, le choix de privilégier l’engagement de militants socialistes n’en comporte
pas moins un risque de complications. Ainsi, il entraîne régulièrement des difficultés
financières et autres 168. En effet, le manque de compétences du personnel ainsi recruté
peut poser des soucis, surtout si le processus de formation interne ne suit pas. Le
mouvement coopératif est parfaitement conscient de cet écueil. Dès avant la Première
Guerre mondiale, il organise des cours de plusieurs jours pour le personnel, pratique
qui est étendue dans l’entre-deux-guerres. « La raison de ces cours (…) est d’élever le
personnel des coopératives à la connaissance du but du mouvement coopératif » 169. Il est
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48 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
intéressant de noter que l’objectif de la formation n’est donc pas seulement technique
mais aussi idéologique : « C’est ainsi qu’apparaît un caractère nouveau de la fonction
de vendeur dans une société coopérative, c’est celui de missionnaire, de propagandiste
de la coopération » 170.
Les statuts du personnel de l’Union coopérative de Liège (dans une version non datée
mais postérieure à 1945) précisent clairement que la personne engagée doit être membre
du PSB, apporter son « aide constante à toutes les œuvres ouvrières agréées par le PSB »
et être affiliée à la FGTB et à la mutualité socialiste (article 36) 171. Au moment de décider
d’un engagement, la priorité est par ailleurs clairement donnée à un coopérateur ou
à l’enfant d’un coopérateur. Ce document révèle donc une évolution intéressante : il n’est
désormais plus question de militants socialistes, mais de simples membres de la
coopérative. Cela est à mettre en lien avec les nombreuses plaintes enregistrées dans
les années 1950-1960, dénonçant le manque d’investissement des gérants des magasins
dans les initiatives socialistes (certains ne sont même pas membres du PSB). De même,
inversement, on sait qu’un nombre croissant de membres du PSB ne sont pas
coopérateurs. Ce sont là autant de signes que, bien que les coopératives demeurent un
pilier de l’Action commune fondée en 1949, les liens se distendent entre elles et les autres
structures du socialisme.
Aujourd’hui encore, « au-delà du seul intérêt des membres de la coopérative, c’est la
coopération et la participation qui sont promues. La dimension (…) éducative du projet
coopératif ne doit pas être oubliée au seul avantage de la stratégie organisationnelle » 172.
Concrètement, même si certains aspects comme la création de bibliothèques ou la
construction de salles de spectacle ne sont plus de mise, la volonté éducative reste très
présente, souvent via une inscription dans le secteur de l’éducation permanente ou via
l’organisation et la participation à des conférences destinées à promouvoir et expliquer
les projets, etc.
La volonté d’encourager la participation active des coopérateurs appartient également
à cette dynamique, tout comme l’aspect d’autoformation continue des membres du
personnel. Ce dernier élément ne va cependant pas sans poser parfois quelques difficultés :
« Des expériences passées et actuelles démontrent (…) que des travailleurs de tout niveau
de formation et de tous milieux sociaux peuvent acquérir [l]es “compétences
coopératives”. Mais (…) cela demande un changement parfois radical dans sa manière
de penser l’entreprise et son rôle comme travailleur. Dans le film Entre nos mains de
Mariana Otero [sorti en 2010], qui présente la tentative d’ouvrières d’une entreprise de
lingerie en faillite de la transformer en [société coopérative de production], on voit l’une
d’entre elles poser cette question “Moi, je vais pouvoir décider ? Vraiment ? Je vais pouvoir
donner mon avis ?” Une chose qui lui paraît tellement improbable » 173.
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Ce questionnement est bien plus présent encore au niveau des fonctions dirigeantes. La © CRISP | Téléchargé le 23/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 185.26.91.114)
pression sur la nécessaire « professionnalisation » du secteur (l’« indispensable recrutement
d’experts ») est très forte aujourd’hui comme hier, en lien d’ailleurs avec le développement
170
Ibidem, p. 28.
171
Union coopérative de Liège, « Statuts du personnel : le cahier général des charges applicables aux
membres du personnel », s.d.
172
S. SWATON, M. POORTER, Mouvement coopératif et coopératives, op. cit., p. 34.
173
V. HUENS, « Les coopératives de travailleurs associés », op. cit., p. 5.
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LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU 49
Dès les débuts du mouvement coopératif, une tension existe entre deux volontés : d’une
part, celle d’une auto-organisation du monde ouvrier et, d’autre part, celle de voir certains
services rendus par les coopératives être pris en charge par la puissance publique 176.
Les débats sont particulièrement vifs à partir des lendemains de la Première Guerre
mondiale. Le mouvement coopératif socialiste atteint alors son apogée et connaît son âge
d’or, mais la puissance qu’il a acquise au sein du mouvement ouvrier a déjà commencé
à décliner. Par ailleurs, par l’entrée du POB au gouvernement, le socialisme commence à
investir l’appareil d’État. Se pose dès lors la question de l’opportunité de tâcher de faire
remplir par les services publics certaines des missions dont se sont investies les coopératives.
Les avis divergent, parfois de façon très tranchée. Certains, comme le conseiller du
gouvernement puis sénateur socialiste Louis de Brouckère, estiment toutefois qu’une
synthèse des deux positions est possible : il insiste sur le rôle de démocratie des
coopératives, sur leur complémentarité avec le service public, et sur le fait qu’elles
constituent un garant contre un État tout puissant 177.
Après la Seconde Guerre mondiale, la création de la sécurité sociale donne une nouvelle
vigueur à la question. Bien que partiellement gérée par le secteur privé, cette nouvelle
institution publique apparaît en effet comme un aboutissement important des
revendications de Welfare State du mouvement ouvrier. Mais, dans le même temps, elle
diminue l’attractivité des coopératives socialistes, puisque les œuvres sociales internes,
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174
F. DARBUS, « Mains-d’œuvre et gestion des ressources humaines », op. cit., p. 239-240.
175
Cf. B. GARBARCZYK, F. KONSTANTATOS, Q. MORTIER, « Être engagé pour une cause par une entreprise sociale.
Ou (comment) peut-on être militant et salarié en même temps ? », SAW-B, 2015, www.saw-b.be.
176
Ainsi, au XIXe siècle, C. De Paepe « revient à plusieurs reprises sur la coopération qui, agrégée à sa
vision des services publics dans la société future, représente la base de l’organisation économique socialiste
envisagée » (J. PUISSANT, « L’historiographie de la coopération en Belgique », op. cit., p. 15).
177
P. LAMBERT, La coopération en Belgique : cours de coopération, Bruxelles/Liège, Institut des hautes études
(IHE)/Faculté de droit de l’Université de Liège, 1963, p. 50.
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50 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
Aujourd’hui, les initiatives coopératives ont souvent pour but d’assurer une intervention
dans des domaines où il est estimé que l’intervention de l’État n’est pas (ou plus) suffisante ;
ces coopératives se perçoivent donc comme venant en complément ou en suppléance
de l’action publique. Tel est notamment le cas des coopératives ayant une dimension
sociétale liée à l’écologie. À cet égard, le cas des sociétés d’énergie renouvelable 178 est
ici intéressant 179. Celles-ci n’ont pas pour seul objectif d’assurer aux coopérateurs une
rentabilité de leurs investissements ou une baisse du prix de l’électricité qu’ils consomment.
Il s’agit également souvent pour elles de porter « un projet et un mode de vie faisant
figure d’exemple pour les autres citoyens » 180. L’action a donc également vocation à être
in fine utile à la société tout entière. Plus largement, l’économie sociale « attire à elle
des travailleurs dotés d’une vision du monde et d’un rapport à leur activité qui est proche,
sinon identique, à une éthique de service public » 181.
Il n’en reste pas moins que, hier comme aujourd’hui, il existe une différence fondamentale
entre une coopérative et un service public : même si la responsabilité sociétale n’est pas
absente de nombre de coopératives, voire est une partie intégrante de leur projet, une
coopérative est d’abord et avant tout au service de ses membres, et ensuite de ses
éventuels clients, et non de la collectivité.
En 1910, une société anonyme, dénommée Les Ateliers de tissage et filatures unis, est
créée par le Vooruit dans le but d’étendre son emprise en créant des fabriques ouvrières
à même de concurrencer les entreprises capitalistes. Quelque 600 à 700 ouvriers
y travaillent. Une filature de coton et une filature de lin suivent peu après. Cependant,
ainsi que le souligne É. Vandervelde, ces initiatives ne sont pas à proprement parler des
coopératives, puisqu’« il a fallu faire appel à des capitalistes privés, dans des conditions
assez onéreuses (…), et adopter la forme anonyme. Les actions des “Tisserands réunis”
sont cotées en bourse » 182. Certes, le Vooruit détient la majorité des parts sur les nouvelles
usines, et donc contrôle largement celles-ci. Toutefois, l’évolution sous-jacente n’est pas
sans provoquer des débats. Notamment, il apparaît que, si certes les salaires sont plus
élevés et les conditions de travail meilleures qu’ailleurs, la différence est toutefois minime
en raison de la nécessité d’être concurrentiel.
En mars 1913, É. Anseele va plus loin encore dans la logique du Vooruit en créant
la Banque belge du travail (BBT). Sous la forme à nouveau d’une société anonyme,
celle-ci est destinée à collecter l’épargne des travailleurs pour pouvoir l’investir dans le
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178
Cf. notamment les coopératives wallonnes regroupées au sein de la Fédération wallonne des associations
locales et coopératives d’énergie renouvelable (RESCOOP Wallonie, cf. www.rescoop-wallonie.be).
179
À ce sujet, cf. B. HUYBRECHTS, « Les coopératives citoyennes d’énergies renouvelables : feu de paille ou
renouveau du mouvement coopératif ? », in Coopératives, un modèle tout terrien, op. cit., p. 90-103.
Concernant le cadre légal en Belgique, cf. F. COLLARD, « Les énergies renouvelables », Courrier hebdomadaire,
CRISP, n° 2252-2253, 2015.
180
S. SWATON, M. POORTER, Mouvement coopératif et coopératives, op. cit., p. 36.
181
F. DARBUS, « Mains-d’œuvre et gestion des ressources humaines », op. cit., p. 238-239.
182
É. VANDERVELDE, La coopération neutre et la coopération socialiste, op. cit., p. 158.
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LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU 51
au capitalisme (cf. supra) 183. À nouveau, ce choix ne fait pas l’unanimité : les critiques
portent sur le statut de société anonyme, sur le fait que des risques sont pris avec l’épargne
des travailleurs 184, sur l’enrichissement des dirigeants, et sur le fait que les conditions
de travail et les relations sociales sont jugées insuffisamment différentes de ce qu’elles sont
ailleurs.
La difficulté de conformer la pratique à la théorie s’incarne aussi dans la question de la
vente d’alcool. Alors que, dans son volet éducatif, le mouvement coopératif lutte contre
les ravages de l’alcoolisme et incite à la tempérance, une part significative de ses rentrées
d’argent provient de la vente d’alcool dans ses cafés (bière, vin, genièvre, etc.). En 1903,
le POB décide d’interdire la vente d’alcool par les coopératives sous peine d’exclusion
mais, dès 1906, il doit revenir sur sa décision devant la désaffiliation massive qui s’en est
suivie au niveau national (et alors que les fédérations locales n’appliquent pas la directive).
In fine, le mouvement se limite à des initiatives comme promouvoir l’exemple des
coopératives qui ont franchi le pas (comme Le Progrès à Jolimont, du moins en ce qui
concerne les alcools forts puisque, par ailleurs, la brasserie de cette coopérative « ne suffit
pas aux besoins d’une clientèle qui va tous les jours grandissant » 185) ou essayer de limiter
la consommation d’eau-de-vie. L’exemple de La Concorde à Roux est significatif : en
juin 1903, dans la foulée de la décision du POB, l’administration de cette coopérative
« prohib[e] la vente de l’alcool de ses locaux, rendant ainsi un précieux service à la classe
ouvrière. Elle décid[e] en outre de substituer à la vente du genièvre celle du vin pur,
hygiénique et réconfortant » 186.
Pour bien comprendre les enjeux du débat qui entoure la vente d’alcool, il faut aussi
garder à l’esprit que, avec le magasin (et même avant celui-ci, dans le cas où existe une
maison du peuple), c’est le café qui est le centre de la vie de la coopérative : c’est le lieu
de sociabilité par excellence où les coopérateurs viennent jouer aux cartes et au billard, lire
le journal, etc. On sait également à quel point les cafés sont alors les lieux de nombreux
grands événements du mouvement ouvrier, leurs arrière-salles constituant longtemps
les seuls endroits de réunion possibles.
L’histoire des coopératives offre donc de nombreux exemples des dangers que présente,
même au seul niveau de la consommation et a fortiori au niveau de la production,
la stratégie de l’extension progressive, dangers que semble synthétiser l’expérience
malheureuse de la BBT 187. Cette tendance est dès lors critiquée, ou à tout le moins
questionnée, par ceux qui y voient une dérive, consistant en l’emballement d’une logique
sur elle-même et amenant in fine à confondre le but avec le moyen. Face à eux, d’autres
évoquent les réalités du marché (en 1966, la direction des coopératives estime que moins
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183
Il convient de noter que la fondation de la BBT est essentiellement le fait de quelques dirigeants du
Vooruit, qui ressentaient le besoin de disposer d’un tel outil pour assurer le développement de leur
structure et pour combattre le capitalisme avec ses propres armes, et que cette initiative n’a reçu l’accord
ni du POB ni de la FSC.
184
En effet, la BBT est une forme de banque mixte. C’est d’ailleurs l’exemple de la faillite de la BBT, entre
autres, qui a amené à une perte de confiance dans le monde bancaire et à la scission des banques mixtes.
185
J. DESTRÉE, É. VANDERVELDE, Le socialisme en Belgique, op. cit., p. 42.
186
F. DUQUESNE, Histoire de la société coopérative de Roux, op. cit., p. 130-131.
187
Cf. aussi S. GOVAERT, « Le dossier Arco », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2361-2362, 2017.
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52 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
188
J. VANDERSMISSEN, Association et entreprises coopératives, op. cit., p. 10.
189
S. SWATON, M. POORTER, Mouvement coopératif et coopératives, op. cit., p. 34.
190
J.-L. LAVILLE, « Économie sociale et solidaire, capitalisme et changement démocratique », op. cit., p. 18.
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CONCLUSION
191
En cette matière, le modèle est indéniablement Delhaize : cf. E. COLLET et al., Delhaize “Le Lion” :
épiciers depuis 1867, Bruxelles, Racine, 2003, p. 19-31.
192
J. LEROUX, Études sur le mouvement coopératif, Paris, Rousseau, 1897, p. 268.
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54 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
son bien-être. Enfin, la troisième différence consiste dans le fait que le mouvement
coopératif historique a été clairement structuré selon la division de la société belge en
piliers (avec un lien fort, du côté socialiste, avec le POB/PSB), alors que, de nos jours,
le modèle coopératif est le fait d’une frange de la population qui est certes politisée mais
d’une façon autre que par l’appartenance à un monde idéologique ou par la proximité
avec un parti politique 193.
Il est intéressant de relire ce qu’écrivait Louis Bertrand à la fin du XIXe siècle, alors que
le mouvement des coopératives n’en était encore qu’à son premier développement :
« La coopération est autre chose que (…) la poursuite pure et simple d’un bénéfice sur
les denrées alimentaires et autres que l’on consomme. Elle est plus que cela. Mais elle n’est
pas non plus un moyen d’émancipation sociale, comme le croient d’autres coopérateurs.
C’est là une utopie d’autant plus dangereuse qu’elle mène forcément à des déceptions
cruelles. Il faut, en effet, être bien naïf pour oser espérer que par la seule force de
l’association et à l’aide de capitaux minimes, si on les compare aux milliards possédés
par les compagnies de capitalistes, les coopérateurs pourront éliminer peu à peu les grands
intermédiaires qui sont possesseurs de terre, du sous-sol et des grands instruments de
production, de transport et d’échange (…). La coopération est un moyen puissant
d’organisation de la classe des non-possédants. Elle est une école d’éducation économique
et commerciale, elle permet à la classe ouvrière de vivre à meilleur compte, d’acquérir
plus de force, plus de loisirs, plus d’instruction (…). Les grandes transformations sociales
ne se font jamais que par voie législative ou révolutionnaire » 194. Cet extrait montre que,
au sein même du mouvement, les ambitions que devait se fixer la coopération n’ont
donc jamais fait l’unanimité ; au contraire, elles ont été au cœur d’un débat constant
entre partisans d’une acception large et défenseurs d’un cadre plus restreint 195.
L’évolution a davantage été dans le sens préconisé par L. Bertrand. En effet, si elle
a d’abord été mise au premier plan des moyens d’émancipation de la classe ouvrière,
surtout dans sa forme de production, l’utopie coopérative a ensuite été reléguée au
second plan (en l’occurrence, au profit de l’arme de la grève). Dès 1897, un spécialiste
du mouvement coopératif note : « Les coopérateurs belges fondent de grandes espérances
sur les sociétés de consommation, mais ils ont sur le rôle de la coopération, au point
de vue social, des idées absolument particulières, toutes différentes des théories anglaise
et française. Pour eux, la coopération, par elle-même, ne peut aboutir à aucun résultat ;
sa force propre n’est pas bien grande et c’est l’exagérer singulièrement que de croire que
les sociétés coopératives pourront arriver, seules, à produire la moindre transformation,
la moindre régénération sociale. Elle constitue cependant un merveilleux instrument dont
on peut se servir pour réaliser les changements que réclame la société actuelle ; en un
mot, elle n’est pas le but, elle n’est que le moyen dont socialistes ou catholiques peuvent
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LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU 55
tirer parti chacun de leur côté. Ce sont les socialistes surtout qui préconisent cette doctrine ;
ils subordonnent la coopération à leur système politique, ils lui demandent les ressources
dont ils ont besoin pour faire campagne contre le régime capitaliste, ils attendent d’elle
l’éducation sociale du peuple, le développement de l’esprit d’association et de solidarité,
de l’altruisme » 196.
Ainsi, Émile Vandervelde constate que si, pour les fondateurs des premières sociétés
de consommation ou de production, la coopération était « le moyen, à l’exclusion de
tout autre (…), de réalisation du socialisme » 197, elle n’est déjà plus « qu’un de [ces]
moyens » pour quelqu’un comme Édouard Anseele lorsqu’il est à la tête du Vooruit.
De même, étudiant dans les années 1920 l’expérience du Familistère de Guise (dont nous
avons souligné l’importance comme modèle), le militant anarchiste français Stanislas
Masset note à propos de la France : « Le privilège a déplacé l’axe de la victoire. Et, dans
le cercle admis où la propriété est un dieu qu’on défend plus qu’un bien qu’on partage,
aussi “l’espoir changera de camp, le combat changera d’âme”. Pareil à ces déracinés dont
l’instruction fait des transfuges du peuple, l’ouvrier qui croit avoir gravi un échelon du
capitalisme – et tel est l’angle sous lequel le familistérien juge son ascension – en épouse
l’esprit et les objectifs. Il cesse de partager les aspirations d’intérêt du prolétariat. Cette
“conscience de classe”, comme disent les communistes, cesse d’animer sa solidarité et
il ne peut rester fidèle – ou revenir – à la cause humaine du travail que par la sensibilité
de ses fibres ou l’adhésion de sa raison » 198. Avec le temps et, pour quelques-unes d’entre
elles, avec la réussite, certaines coopératives ont donc peu ou prou perdu l’esprit originel
du mouvement coopératif.
Aujourd’hui, les nombreuses nouvelles initiatives qui s’inspirent du modèle coopératif
ou qui en prennent le nom ne peuvent que se poser les mêmes questions qu’à l’époque.
Peuvent-elles suffire, par leur seule multiplication au plan local, à mettre fin au système
économique actuel pour l’ensemble de la société 199 ? Convient-il qu’elles partent du
principe que « l’existence d’entreprises non capitalistes reste sans grande portée si elle
n’est pas couplée avec une action politique menée auprès des pouvoirs publics pour
faire évoluer les cadres institutionnels à l’intérieur desquels prennent forme les faits
économiques » 200, et donc qu’elles intègrent une dimension publique d’actions collectives
menées en tant qu’organisations de la société civile ? Ou convient-il qu’elles se contentent
d’être autant de lieux qui, à leur échelle et à la destination de leurs seuls membres,
apportent des améliorations concrètes au niveau des conditions de vie et de travail ?
Et, dans un cas comme dans l’autre, comment, en réfléchissant à des modes de
fonctionnement et de gestion démocratiques et en les mettant en œuvre, jouer au mieux
leur rôle d’expérimentation sociale et de moteur d’émancipation ?
Au-delà des limites du modèle coopératif, que nous avons ici soulignées non pour les
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196
J. LEROUX, Études sur le mouvement coopératif, op. cit., p. 265-266.
197
É. VANDERVELDE, La coopération neutre et la coopération socialiste, op. cit., p. 14.
198
S. MAC SAY [pseudonyme de S. MASSET], De Fourier à Godin. Le Familistère de Guise, Quimperlé,
La Digitale, 2005 [réédition de 1928], p. 47.
199
B. THIRY, « L’économie sociale : roue de secours ou alternative économique ? », Analyse de l’IHOES,
n° 40, 23 décembre 2008, www.ihoes.be.
200
J.-L. LAVILLE, « Économie sociale et solidaire, capitalisme et changement démocratique », op. cit., p. 29.
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56 LE MOUVEMENT COOPÉRATIF : HISTOIRE, QUESTIONS ET RENOUVEAU
de l’économie sociale « ne fait pas de cette dernière la matrice d’une société nouvelle,
mais simplement un apprentissage concret de la résistance à un système capitaliste qui
restera dominant (…). L’économie [sociale et] solidaire, dans cette perspective, n’est pas
un modèle alternatif de société mais un moyen concret d’éprouver la possibilité d’un
autre mode de vie (…), une manière de renouveler par la pratique un imaginaire utopique
post-capitaliste » 201. Dans ce cadre, si la question de la détention du capital reste
essentielle, il apparaît qu’elle n’est en réalité que secondaire par rapport à une question
plus centrale encore : celle de la démocratie, qui va bien au-delà des seules initiatives
coopératives.
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201
É. DACHEUX, D. GOUJON, « L’économie solidaire : une transition vers une société post-capitaliste ? »,
in P. GLÉMAIN, E. BIOTEAU (dir.), Entreprises solidaires, op. cit., p. 221.
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