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GARDER LES MORTS VIVANTS

Dispositifs, pratiques, hommages


Virginie Julliard, Nelly Quemener

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La Découverte | « Réseaux »

2018/4 n° 210 | pages 9 à 20


ISSN 0751-7971
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ISBN 9782348037566
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-reseaux-2018-4-page-9.htm
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Pour citer cet article :


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Virginie Julliard, Nelly Quemener« Garder les morts vivants. Dispositifs, pratiques,
hommages », Réseaux 2018/4 (n° 210), p. 9-20.
DOI 10.3917/res.210.0009
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Dispositifs, pratiques, hommages

Virginie JULLIARD
Nelly QUEMENER
GARDER LES MORTS VIVANTS

DOI: 10.3917/res.210.0009
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À

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rebours des travaux en sociologie ou anthropologie qui s’intéressent
aux pratiques de deuil, au chagrin, à l’idée de perte, ce numéro de
Réseaux propose de penser les pratiques médiatiques, numériques
et juridiques qui, tout en actant des décès de personnes, les gardent en vie,
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en produisant, actualisant, déplaçant en permanence leur image et leur lien


avec le monde des vivants. Il s’agit d’explorer les imaginaires, les régimes
du dicible et du visible, les enjeux de définition que la mort recouvre dans
différents domaines : des hommages en ligne, sur la page Facebook d’une
personne défunte ou sur une borne numérique érigée sur les lieux d’un atten-
tat, à la définition du statut juridique des données à caractère personnel des
personnes défuntes ou dans le domaine des hommages aux célébrités décé-
dées dans les « grands médias ». Chacun de ces domaines présente une même
caractéristique : celle de représenter, d’écrire, de dire et donc de définir la
mort. Cette entrée par les enjeux de sémiotisation, d’écriture et de représen-
tation conduit à interroger la manière dont la mort se dessine, se donne à
voir et se réalise dans différents dispositifs. Elle soulève en outre toute une
série de questions sur le rôle du langage et de l’écrit (juridique, médiatique,
numérique) dans la gestion de la part affective de la mort et la formulation
des émotions qui y sont associées. Ainsi, les modes d’évocation de la mort
se donnent-ils à voir comme autant d’expressions sensibles, d’interventions
« saturées d’affects » (Ahmed, 2004) et de performances émotionnelles, dont
l’une des vertus est relationnelle. Au travers de ces évocations, il s’agit non
seulement de maintenir la relation avec les personnes décédées, et donc d’une
certaine manière de les maintenir en vie, mais aussi de faire communauté avec
les personnes possiblement affectées par un décès.

Élaboré dans le cadre du projet ANR Éternités numériques1 (Georges, 2013),


ce numéro propose de rendre compte de la place centrale des vivants dans la

1.  Cette recherche a pour cadre le projet ENEID (Éternités numériques, les identités numé-
riques post mortem et les usages mémoriaux innovants du web), coordonné par Fanny Georges
(financement ANR, programme « Sociétés innovantes » 2013, 2014-2018). Le projet ENEID
a un rôle pionnier sur la question des identités numériques post mortem. Ce numéro fait toute-
fois état d’un ensemble de recherches qui, pour des raisons épistémologiques, s’orientent dans
d’autres directions.
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fabrique des morts et d’interroger la façon dont l’attention portée à cet objet,
singulier par la charge émotionnelle qui le constitue, déplace les cadres clas-
siques d’appréhension du sujet, de l’identité et de la communauté. Pour cela,
il propose quatre contributions qui s’intéressent aux pratiques d’hommages
et d’adresses aux défunts ainsi qu’à la formulation juridique de la mort. Si
l’article de Gérôme Truc sur les rituels d’hommages à la suite des attentats

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de Madrid en mars 2004 et celui de Nelly Quemener et Jamil Dakhlia sur la
médiatisation des décès de célébrités s’attachent à des phénomènes à dimen-
sion collective, celui de Virginie Julliard et Fanny Georges sur le devenir des
pages Facebook lors du décès d’un proche explore quant à lui la formation de
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communautés familiales, amicales, professionnelles ou de loisirs au travers


des expressions émotionnelles que le dispositif d’écriture numérique favorise.
L’article de Lucien Castex, Edina Harbinja et Julien Rossi éclaire utilement les
trois contributions centrées plus directement sur une analyse empirique. Elle
rappelle en effet que le droit français mobilise le concept de dignité humaine2
pour protéger les représentations des défunts et que la jurisprudence permet
aux proches d’agir pour préserver le respect qui leur est dû. Les modes d’évo-
cation de la mort apparaissent complexes et multiples, car ils mêlent l’expres-
sion du chagrin à l’actualisation de l’image de la personne décédée. Ils sont
régis par des normes implicites ou qui paraissent aller de soi. Ils confrontent
le chercheur ou la chercheuse à une série de difficultés méthodologiques, sur
lesquelles cette introduction se propose de revenir.

ACTER, DIRE, ÉCRIRE ET PRODUIRE LA MORT

Dans son travail sur les données, Jérôme Denis (2018) souligne le caractère
performatif des écrits qui accompagnent la mort en même temps que la multi-
plicité des « opérations informationnelles » requises pour « que la mort d’un
proche ait lieu à l’échelle de la “société” ». Il met ainsi au jour la longueur
et la difficulté du processus, principalement scriptural, qui consiste à faire
acter la mort d’un proche à différentes instances et durant lequel « la per-
sonne demeure vivante sous des formes graphiques variées » (ibid., p. 19).
L’exploration des opérations informationnelles paraît ici essentielle en tant
qu’elles produisent une personne comme défunte : il en va ainsi de l’annonce
de la mort dans les médias et sur une page Facebook. Tant que les diffé-
rentes opérations informationnelles ne sont pas arrivées à leur terme, tant que
différents dispositifs d’écriture n’ont pas acté sa mort, la personne défunte

2.  Article 16 et s. du Code civil.


Garder les morts vivants13

stationne dans un entre-deux : considérée comme morte pour certains et cer-


taines, elle est vivante pour d’autres. Ce processus peut se prolonger, voire ne
jamais prendre fin. Pour s’en convaincre, on peut se référer aux cas, identifiés
par Virginie Julliard et Fanny Georges, où les proches n’engagent pas de pro-
cédure pour clore le compte Facebook d’une personne décédée. Ce compte,
qui reste alors actif, peut accueillir diverses publications, et notamment des

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publications annonçant la mort de la personne. Lucien Castex, Edina Harbinja
et Julien Rossi soulignent pour leur part que si le droit à la vie privée et le droit
à la protection des données à caractère personnel sont supposés s’éteindre au
décès de leurs titulaires, ces droits peuvent dorénavant être maintenus à cer-
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taines conditions : dans le cas où certaines informations seraient considérées


comme pouvant porter atteinte à la vie privée de l’entourage familial, ou dans
le cas où les titulaires auraient défini des directives relatives à la conservation,
à l’effacement et à la communication de leurs données à caractère personnel
après leur décès3.

Chacune des contributions à ce numéro permet de prolonger la proposition qui


consiste à reconnaître le caractère performatif des écrits qui accompagnent la
mort : les pratiques d’hommage relevées dans les dispositifs d’écriture numé-
riques ou les médias peuvent être perçues comme autant d’actes d’instaura-
tion (Souriau, 1943). Elles instaurent un nouveau mode d’existence pour les
personnes défuntes, les gardent vivantes et avec un certain nombre d’effets :
la transmissibilité des données à caractère personnel, la constitution de com-
munautés affectées ou le renforcement de communautés préalables n’étant
pas les moindres d’entre eux. C’est en outre dans l’identification des formes
symboliques et discursives de la mort que se situe selon nous l’un des enjeux
méthodologiques et épistémologiques de l’analyse de la mort. Si la mort
n’est pas en soi un objet totalement singulier, elle donne lieu à des régimes
spécifiques de visibilité et de dicibilité, qui se traduisent par des formes de
publicisation particulières. Ces logiques de publicisation ne peuvent être pen-
sées autrement qu’au travers de dispositifs spécifiques qui les régulent et les
norment. Chaque dispositif désigne donc ses conditions de publicité, laquelle
publicité dépend du réseau de relations auquel le dispositif s’adresse en même
temps qu’il le produit. Il donne lieu à des pratiques différenciées de production
discursive du deuil : le deuil n’est pas « performé » de la même manière ni
selon la même temporalité. La question n’est plus tant de savoir si Facebook,

3.  La possibilité, offerte par Facebook à ses abonnés et abonnées, de décider de leur vivant de
ce qu’il adviendra de leur compte à leur décès, s’inscrit dans cette logique.
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les médias et une borne numérique installée dans une gare sont des espaces
d’expression du deuil. Elle consiste plutôt à s’interroger sur les conditions
qui en font une scène d’hommages ainsi que sur les configurations ou jeux de
privatisation/exposition/déplacement auxquels la rencontre entre dispositifs
techno-sémiotiques et affects en contexte de deuil donne lieu. L’expression
du chagrin, de la tristesse, le récit nostalgique ou la production du souvenir

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deviennent des traces, parmi d’autres, de cette rencontre.

Les réseaux sociaux numériques (RSN) tels que Facebook sont des lieux pri-
vilégiés de circulation de l’annonce d’un décès, de l’exposition de la dou-
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leur qu’il provoque, ainsi que de la production du souvenir, qu’il s’agisse de


morts anonymes ou de morts célèbres. Ces formes d’évocation sont parfois
enclavées dans des cercles « intimes » qu’il est difficile d’approcher ou de
saisir. Elles peuvent même sembler « cachées », en ce qu’il n’est pas tou-
jours possible de distinguer la page d’une personne vivante de la page d’une
personne défunte ; l’activité ou l’inactivité d’un compte pouvant relever de
multiples causes, au-delà de la vie ou de la mort de l’internaute. Une fois
identifiés, ces cercles et ces pages n’en restent pas moins exposés au regard
extérieur selon une logique déterminée par le dispositif, parfois sans que les
personnes concernées n’aient l’air de s’en soucier. Cette intimité/publicité
et l’implicite du dispositif sur les degrés d’exposition auxquels les échanges
sont soumis nous semblent être une des conditions pour que les usagers et
usagères trouvent en Facebook un espace d’expression du ressenti en période
de deuil. Dans le cas des logiques de célébration médiatique de la vie et de
l’œuvre de personnalités décédées ou des messages aux victimes des atten-
tats de Madrid rédigés par des anonymes sur une borne située dans la gare
d’Atocha, c’est surtout l’hyperpublicité qui caractérise le terrain et l’aspect
formel d’hommages destinés à un public plus large4. Ici, il s’agit de partici-
per d’une entreprise d’expression collective d’émotions et de rendre visible,
voire de mettre en scène, une forme de solidarité aux personnes décédées et
à leur famille. Cette solidarité, au-delà de l’identité de la personne décédée
ou des victimes, relève bien souvent d’un faisceau d’éléments conjoncturels,
la loi des séries, l’actualité concurrente, la tonalité et l’intensité des réactions
publiques pouvant jouer en faveur ou en défaveur d’une mobilisation d’impor-
tance. L’hyperpublicité ne signifie en outre nullement que la mort « se dit » ou
« s’écrit » sans contrainte : elle reste sujette à des formes de régulation. Ainsi,

4.  Sur Facebook, les hommages se déplacent sur les pages « groupes » à visée mémorielle dès
lors qu’une plus grande publicité est visée.
Garder les morts vivants15

même lorsqu’un décès de personnalité se voit élevé au rang d’événement,


les causes de la mort sont souvent laissées dans le non-dit, comme si elles
pouvaient entacher l’image de la personne défunte. Si les processus de forma-
lisation scripturale et symbolique sont les mécanismes par lesquels la mort et
les morts se réalisent – dans tous les sens du terme –, ils ne nous disent donc
pas tout, et sont également soumis à des logiques discursives et normatives,

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productrices d’échelles de valeur et de formes de reconnaissance.

L’ÉMOTION DES VIVANTS ET LA RELATION AUX MORTS


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De la tristesse au désespoir, de l’incompréhension à la colère, tout un ensemble


d’émotions s’expriment par ailleurs au travers des formes scripturales, sym-
boliques, discursives et des rituels d’hommage analysés dans les contributions
de ce numéro. Aussi le second enjeu méthodologique est-il justement l’aspect
particulièrement sensible des formes d’expression que le chercheur ou la
chercheuse est parfois amené·e à côtoyer pendant de longs mois de recherche
lorsqu’il ou elle travaille sur la mort (Georges et Julliard, 2018). Les travaux
en sociologie, ethnologie ou anthropologie se sont souvent attardés sur la
façon dont le chercheur ou la chercheuse pouvait être affecté·e par le terrain
et inversement, le terrain pouvait être affecté par sa présence5. Ce type de
questionnement n’a toutefois fait qu’affleurer en sciences de l’information et
de la communication et, plus généralement, dans les études de corpus. Il est
pourtant parfaitement légitime, comme le suggère Susanna Paasonen (2015) à
propos de l’analyse de la pornographie, d’appréhender de façon réflexive les
effets de ces corpus sur les chercheurs et chercheuses et de faire du ressenti un
ressort à part entière de l’analyse. Plutôt que de rendre compte de schèmes ou
figures dominantes au moyen d’analyses quasi cliniques qui identifient, par-
fois comptabilisent, les récurrences, il s’agit alors d’exhumer le large spectre
des expériences affectives qui ressort de l’activité interprétative et de l’inte-
raction avec les textes et, par là même, de penser la relation dynamique au
corpus comme on envisage la relation à un terrain en sociologie. Cela conduit
de façon plus générale à envisager le travail de recherche comme une série
d’investissements corporel, temporel, intellectuel et émotionnel (Lécossais et
Quemener, 2018).

5.  On pense à ce titre aux travaux classiques de Jeanne Favret-Saada (1985, 2009), mais aussi
aux livraisons plus récentes sur les terrains « sensibles » (Boumaza et Campana, 2007) ou
« minés » (Albera, 2001).
16 Réseaux n° 210/2018

La prise en considération de cette relation dynamique au corpus implique


de mettre en place une méthodologie réflexive qui permette d’identifier et
resituer, souvent après coup, l’expérience affective dans la démarche de
recherche. Ainsi, si toutes les contributions ne l’abordent pas explicitement,
plusieurs d’entre elles traduisent une relation bien spécifique aux formes
d’évocation de la mort et nous semblent être le produit de stratégies visant

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à composer avec leur intensité affective. L’une de ces stratégies se dessine
en creux du choix effectué par Virginie Julliard et Fanny Georges de tra-
vailler, malgré la difficulté d’accès au terrain et d’identification de pages de
personnes décédées sur Facebook, sur des personnes défuntes les plus « éloi-
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gnées » possible de leur cercle intime. Un tel choix est une condition pour
appréhender sereinement l’expression des émotions sur ces pages, puisque
les émotions sont ressenties par « empathie » plutôt que directement. En
choisissant de s’intéresser aux morts célèbres par le biais d’une étude quanti-
tative, Nelly Quemener et Jamil Dakhlia opèrent une même stratégie de dis-
tanciation, choisissant cette fois-ci une méthodologie dont l’aspect clinique
relève d’une logique d’objectification de la mort et préserve d’une confronta-
tion plus frontale à des écrits tragiques, nostalgiques, dramatiques. Ce choix
méthodologique se trouve en outre redoublé par celui de travailler sur les
célébrités. Ces dernières sont des objets de recherche à part entière, dont la
vie se dessine au travers de récits quasi fictionnels et de mises en scène hyper-
boliques, qui cristallisent et signalent, par leurs excès, les tensions sociales
liées à la mort. La contribution de Gérôme Truc n’échappe pas ici à ce qui
peut apparaître comme une stratégie d’objectification de l’émotion collective
liée au terrain. L’observation non participante donne effectivement à voir la
pratique d’hommage tel un rituel théâtralisé, au sein duquel il s’agit de dis-
séquer les relations et les rôles entre les personnes écrivant sur la borne, le
chercheur occupant une position proche de celle d’un spectateur analysant
une pièce.

La dimension très sensible des matériaux analysés se confronte par ailleurs


aux difficultés rencontrées par les méthodologies classiques de la sémiologie,
de l’analyse du discours ou de la sociologie. En effet, à quel titre peut-on
extraire d’un discours une expression émotionnelle ? Comment saisir l’émo-
tion de la mort à partir de traces ? La difficulté consiste à rendre compte
d’une charge émotionnelle et d’affects à la dimension « a-signifiante », c’est-
à-dire d’affects qui ne sauraient être réduits à une appréhension des seuls
niveaux discursif ou sémiotique (Grossberg, 1992). Si les contributions ne
règlent pas pleinement cette question, elles permettent néanmoins d’esquis-
ser certaines pistes. La première est sans doute celle qui consiste à analyser
Garder les morts vivants17

l’émotion autour de la mort en se remettant à l’expertise du chercheur ou de


la chercheuse. Les émotions sont ainsi celles que l’on peut qualifier et iden-
tifier une fois que l’on maîtrise toute une série d’interdiscours (par exemple,
les échanges qui ont pu avoir lieu du vivant d’un internaute sur son « jour-
nal » Facebook, les publications des contacts sur leur propre page Facebook
ou d’autres pages à visée mémorielle, les articles de presse qui ont couvert

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un décès et ses commémorations et qui ont pu circuler dans ces pages, etc.).
Autrement dit, si émotion il y a, elle affleure dans toute une série de relations
et de productions afférentes au terrain. La seconde piste consiste à défendre
une approche sensible qui envisage les effets positifs, les imaginaires et les
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surprises qui émanent de la rencontre avec le texte ou le terrain. Le ressenti du


chercheur ou de la chercheuse devient alors heuristique en ce qu’il peut être le
ressort d’une attention particulière portée aux enjeux émotionnels de la mort
et à leur analyse.

Cette approche réflexive sur les manières de réagir à un matériau est aussi le
moyen d’un déplacement dans la constitution même de l’objet : elle conduit
à s’intéresser aux normes et rapports de force qui régulent les expressions
sensibles et l’univers des réactions autorisées à l’annonce d’un décès. Toute
expression émotionnelle et toute réaction n’est pas soumise au même régime
d’acceptabilité en fonction de la position sociale de l’énonciateur ou de
l’énonciatrice, de la place dans l’univers de la personne décédée et de la com-
munauté à laquelle elle s’adresse (Julliard, 2018 ; Quemener, 2018). Il peut
ainsi exister des tensions, dont témoignent les échanges parfois conflictuels en
ligne sur une page dédiée à une personne proche décédée, les controverses et
les lectures parfois contrastées de la vie et de l’œuvre de certaines personna-
lités au moment de leur décès ou encore les querelles qui émergent à la suite
d’un message posté sur la borne numérique. Ces tensions, sensibles dans la
production d’hommages, l’expression du chagrin ou l’évocation de souvenirs,
esquissent des représentations parfois ambivalentes et conflictuelles de la per-
sonne décédée, allant parfois jusqu’à inciter certains internautes et certains
publics à investir d’autres espaces6. Qui plus est, les formes que revêtent les
hommages peuvent parfois faire l’objet d’âpres négociations, qu’il s’agisse de
discuter des registres sémiotiques les plus appropriés pour rendre hommage
aux personnes défuntes (vidéo, photographie), du genre de texte attendu ou du
caractère approprié de certaines pratiques (reprendre et animer le compte de

6.  Par exemple, sur Facebook, des pages « groupe » à visée commémorative concurrentes des
pages de personnes défuntes (Georges et Julliard, 2016 ; Bourdeloie, 2015).
18 Réseaux n° 210/2018

la personne défunte à sa place), comme en témoigne le terrain Facebook étu-


dié par Virginie Julliard et Fanny Georges. Le terrain « Espacio de palabras »
étudié par Gérôme Truc abonde dans le même sens lorsqu’il montre que l’ac-
cès à l’espace physique dédié aux hommages est restreint pour permettre aux
employés de la gare d’Atocha de reprendre le travail ou lorsqu’il étudie la
rédaction à plusieurs mains du texte d’hommage lui-même.

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Les tensions sensibles à l’échelle représentationnelle et discursive ne sont
selon nous que la partie émergente des rapports de pouvoir qui structurent
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par ailleurs les pratiques d’hommage. À ce titre, l’un des rapports sociaux les
plus marquants dans les contributions est le genre. Sur les pages Facebook
des personnes défuntes, on s’aperçoit que les communautés qui se forment
autour de l’expression d’émotions lors d’un décès dessinent des attendus et
des rôles différenciés d’un point de vue genré dans les manières d’être affec-
tés et de gérer l’affectivité. Les mères, les conjointes, les filles et les sœurs
semblent ainsi être les principales responsables du travail émotionnel réalisé
sur les pages Facebook des défunts (généralement des hommes) : entretien
des pages et de la communauté via des publications régulières et au long cours
(parfois plusieurs années après le décès). Au sein des couples et des familles,
ce sont également les femmes qui paraissent engager la démarche de rédiger
un message d’hommage sur la borne numérique érigée dans la gare d’Atocha.
Cette prévalence genrée dans l’entretien du souvenir du défunt conduit par-
fois les autres membres de la communauté affectée à adresser des messages
aux personnes décédées par l’intermédiaire de la deuilleuse la plus active, la
deuilleuse se faisant le porte-voix de la communauté auprès de la personne
décédée. Les représentations contrastées des défunts et des défuntes révèlent
en outre des formes d’évaluation genrée des vies et des morts. En témoigne
la faible présence des décès de femmes dans le corpus de médiatisation de
personnalités décédées, et surtout la réduction de la vie de ces dernières à leur
genre, à leur corps, ou à des domaines à faible légitimité culturelle. Ces repré-
sentations font par ailleurs montre du processus de normalisation de l’hom-
mage, arrimé à une communauté particulière. Il en va ainsi des communautés
émotionnelles sur Facebook qui se divisent et se (re)localisent dans différents
espaces pour y déployer des représentations de la personne décédée et des
pratiques en adéquation avec leurs besoins (pages investies par la famille et
les amis et amies, pages investies par des collègues qui saisissent l’occasion
du décès pour publiciser les risques encourus dans l’exercice de leur fonc-
tion). La contribution de Lucien Castex, Edina Harbinja et Julien Rossi met
au jour un autre type de conflit : celui susceptible d’opposer les morts et les
Garder les morts vivants19

vivants. Elle revient sur les logiques qui se sont affrontées durant les débats
relatifs à l’article 20 de la loi française pour une République numérique de
2016 : d’une part, la logique d’une extension du référentiel du paradigme de
la vie privée à la mort numérique (prônant l’intransmissibilité des données
à caractère personnel pour garantir le respect de la vie privée de la personne
défunte) et, d’autre part, la logique successorale défendant le droit des héri-

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tiers et héritières, et leur accès aux données leur permettant de liquider la suc-
cession. Les auteurs soulignent que les débats abordent alors la question de
savoir si ce sont les intérêts des morts, ou bien ceux des vivants, que le droit
des données à caractère personnel doit défendre.
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CONCLUSION

L’attention portée aux dispositifs articulée à une réflexion sur les affects
amène à interroger les modalités par lesquelles les dispositifs favorisent
ou non l’expression émotionnelle. Il s’agit ainsi de voir dans les pratiques
numériques et médiatiques afférentes à la mort autant de traces à la fois des
affects, à l’exemple du geste d’écriture sur les RSN qui relève d’une énergie
affective, et des processus de sémiotisation menant à la constitution de com-
munautés émotionnelles ; les émotions s’exprimant en effet selon des moda-
lités d’écriture prévues par les dispositifs et reconnues par les communautés
dans un contexte spécifique : type de mort, public visé, etc. Au-delà des récits
qu’elles construisent et des images qu’elles dessinent, les évocations de la
mort donnent ainsi à voir le pouvoir structurant des affects. Chaque dispositif,
en tant qu’il invite à imaginer et projeter les attendus d’un public ou d’une
éventuelle communauté d’identification, dessine et favorise certains régimes
de respectabilité – écrire un message sur la borne d’Atocha se donne ici à
voir comme un devoir et une action valorisable marquant l’appartenance à la
communauté nationale – et son lot d’émotions autorisées comme la tristesse,
la colère ou l’incompréhension (Skeggs, 2010). Penser ces logiques affectives
dans l’articulation avec les logiques discursives ouvre la voie à une réflexion
sur les formes de valorisation des vies et des morts dans la mesure où l’en-
semble des expressions émotionnelles au moment d’un décès participent à
désigner les vies « qui comptent » (Butler, 2010).

En varia dans ce numéro, un article de Camille Paloque-Bergès présente la


genèse autonome des réseaux de données en France et en Europe de 1978 à
1992 et un article d’Émilie Potin, Gaël Henaff et Hélène Trellu traite du rôle
des médias socionumériques dans les liens familiaux.
20 Réseaux n° 210/2018

RÉFÉRENCES

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