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Éditorial

JANKÉLÉVITCH IRONISTE : CONTRE HEIDEGGER

Yves Charles Zarka

Presses Universitaires de France | « Cités »

2017/2 N° 70 | pages 3 à 6
ISSN 1299-5495
ISBN 9782130787891
DOI 10.3917/cite.070.0003
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-cites-2017-2-page-3.htm
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25 avril 2017 12:49 - Revue cités n° 70 - Collectif - Revue cités - 175 x 240 - page 3 / 208

Éditorial
Jankélévitch ironiste : contre Heidegger
Yves Charles Zarka

L’idée d’une opposition de Jankélévitch à Heidegger peut sembler légi-


timement saugrenue. On sait en effet que, après avoir consacré une grande
partie de son œuvre philosophique d’avant la seconde guerre mondiale à la
pensée allemande, en particulier à Schelling, Jankélévitch a rompu explicite-
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­ment avec cette pensée et, d’une manière générale, avec la culture allemande
en raison de l’immensité du crime qu’a constitué la Shoah. Comme si la
3
culture allemande dans sa totalité était désormais souillée par l’innom-
mable et impensable tragédie commise par le nazisme. Cette attitude de
Jankélévitch fait encore aujourd’hui débat1 : résulte-t-elle d’une clôture sur Jankélévitch
ironiste :
soi, et donc d’une perte, ou, à l’inverse, de la pleine prise en considération contre Heidegger
de ce que la culture allemande a été compromise par la Shoah ? La posi- Yves Charles Zarka
tion de Jankélévitch était à cet égard unique et tranchait radicalement avec 

la fascination, pour ne pas dire la complaisance, dont une bonne part de
la philosophie française d’après-guerre a fait preuve à l’égard de la pensée
allemande et, en particulier, à l’égard de Heidegger. Comme si rien n’avait
eu lieu, comme si l’on pouvait vaquer à ses occupations ordinaires, y compris
philosophiques, après la Shoah en toute tranquillité, sans rien changer.
Mon propos ici n’est pas de prendre position dans ce débat, qui reste
ouvert, particulièrement sur la question de l’impardonnable et du pardon2.
En revanche, ce que je voudrais tenter de montrer, c’est que, outre sa volonté

1. Cf. dans le présent numéro l’article de Thomas Keller « La résistance et après : le


monoculturalisme de l’autre » et la réponse de Paul Audi « L’attitude de Jankélévitch vis-à-vis de
l’Allemagne dans l’après-guerre ».
2. On se référera sur ce point au débat entre Jankélévitch et Derrida, cf. Yves Charles Zarka « Le
pardon de l’impardonnable : Derrida en question », in Archives de philosophie, cahier 3/2014, p. 435-447.
cités 70, Paris, puf, 2017
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éminemment sincère de se détourner de tout ce qui est allemand, il y a peut-être


également une autre attitude de Jankélévitch qui trouve ses racines et ses justifi-
cations au sein même de sa conception de l’ironie. On sait que Jankélévitch a
écrit un livre intitulé L’Ironie, dans lequel l’ironie est considérée comme une
attitude éminemment philosophique, dont la figure emblématique est Socrate.
Si celui-ci ironisait dans ses dialogues avec ses interlocuteurs en vue de leur mon-
trer, avec un esprit moqueur, leurs erreurs ou leurs impasses pour les remettre
sur le chemin du vrai, il est possible d’ironiser par l’écriture, donc d’user d’un
style ironique qui aurait alors moins pour but de corriger l’ironisé que de faire
comprendre au lecteur, du moins celui qui sait lire, les impasses, voire les scan-
dales d’une pensée philosophique. La seconde forme de l’ironie est, me semble-
t-il, celle de Jankélévitch. L’ironie est dans son style, dans sa manière d’écrire,
parce qu’elle a une visée éthique : déniaiser la fascination à l’égard d’une pensée
d’autant plus séduisante qu’elle est obscure et jargonnante.
Qu’est-ce que l’ironie ? C’est dire quelque chose et en même temps
autre chose que ce qui est dit explicitement : faire apparaître en se moquant
la vérité d’un discours, d’une attitude ou d’autre chose. À cet égard, le style
ironique n’attaquerait pas son objet de front (un discours philosophique
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par exemple) mais en révèlerait médiatement les implications en vue
4 d’éclairer le lecteur. L’ironie peut donc prendre la forme d’un art d’écrire
qui enveloppe une bienveillance, une sollicitude et une sympathie pour le
Éditorial lecteur, du moins celui qui sait lire entre les lignes.
Cette ironie de Jankélévitch, je crois la discerner en particulier dans les
trois volumes de son ouvrage Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien3. Ce titre est
bien dans le style philosophique de Jankélévitch, dans sa manière d’être parti-
culièrement attentif à tout ce qui est instable, fuyant, insaisissable et constitue
pourtant la trame de notre être, lequel échappe à ceux qui entendent le penser
à travers des structures ontologiques massives. Il se pourrait bien que le « je-ne
sais-quoi » et le « presque rien » soient à la fois une façon de dire ce qui fait
le réel et dans le même mouvement une critique ironique d’Être et Temps de
Heidegger. Idée certes étrange. Heidegger n’y est évidemment pas cité, nulle
référence explicite n’est faite à l’un quelconque de ses textes. Cette absence
totale n’a rien qui puisse surprendre après ce qui a été rappelé de l’attitude
de Jankélévitch à l’égard de la culture allemande, dont Heidegger devait pro-
bable­ment constituer pour lui la figure la plus emblématique, qu’il rejetait avec
répulsion et horreur. Mais il est également plus que probable qu’il avait lu ou

3. Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Paris, Seuil, 1980.


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avait eu connaissance des thèses d’Être et Temps avant la guerre, ou d’ailleurs


après. La philosophie française n’en était-elle pas imprégnée ?
L’ironie tiendrait à ceci : l’une des références centrales du Je-ne-sais-
quoi et le Presque-rien est Baltasar Gracián, le jésuite espagnol du xviie siècle
dont il a renouvelé l’intérêt philosophique. Or, avec Gracián nous sommes
aux antipodes de la pensée allemande de la profondeur et du sérieux sans
joie. C’est en effet le penseur de l’apparaître, voire de l’ostentation, ce sup-
plément, manière d’être ou second être dont le créateur a gratifié l’être « pour
qu’en plus de l’Esse nu l’être ait aussi la splendeur multicolore du plumage et
la gloire et le lustre4 ». Ainsi « l’être sans le paraître ne serait que ce qu’il est, à
savoir Esse nudum, une substance et réalité inconnaissable. Le paraître donne
à l’être l’éclat, mais ce n’est pas lui qui fait l’être, le paraître ne rend pas juste
la justice, ni raisonnable la raison, ni vraie la vérité, il fait seulement qu’elles
aient l’air et la réputation, et que le monde les reconnaisse pour telles5 ». Ce
n’est bien entendu pas seulement ce rapport entre l’être et le paraître qui est
en mesure de nous faire reconnaître que la référence à Gracián, outre sa por-
tée propre, comporterait une référence ironique à Heidegger.
Il y a bien sûr autre chose : le « je-ne-sais-quoi par lequel nous devi-
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nons que l’Être est, ce je-ne-sais-quoi est de tous le plus indéterminé et le
plus suprêmement laconique, il s’en faudrait d’un souffle que cette intui- 5
tion ne s’annihile dans le silence6… ». La question « qu’est-ce que l’être ? »
est en effet vide de sens, elle doit « rester éternellement, néces­saire- Jankélévitch
­ment sans réponse, le fait-de-l’être, en revanche, peut faire l’objet d’une ironiste :
contre Heidegger
simple déclaration7 ». Or, précisément, qu’« il y a être », le fait d’être qui Yves Charles Zarka
nous laisse entrevoir que quelque chose existe, c’est précisément le « je- 
ne-sais-quoi ». Il faudrait bien sûr aller plus loin dans l’analyse du texte 
de Jankélévitch, mais il apparaît ici que le je-ne-sais-quoi est à la fois une
critique ironique de la nécessité de la question vide de l’être, prétendument
considérée comme la question fondamentale de la pensée, et une approche
du fait d’être des choses qui reste encore entièrement indéterminée.
C’est l’apparaître qui va donner des déterminations au fait d’être.
Celui-ci n’est pas en retrait du paraître ou du phénomène, il est tout entier
en lui : l’être est dans ses manifestations, pourrait-on dire. L’être s’effectue
donc dans le devenir, c’est-à-dire dans la temporalité : « L’être sans doute

4. Ibid., vol. 1 La manière et l’occasion, p. 14.


5. Ibid., p. 15.
6. Ibid.,p. 26.
7. Ibid.
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s’oppose au paraître, mais il n’y a pas d’être hors de l’apparaître, pas d’être
en dehors de cette émergence continuée de quelque chose où s’explicite
un infini pouvoir de réalisation qu’il faut bien, enfin, appeler le temps8. »
La temporalité permet de passer de l’ontologie à l’ontogonie : « Le devenir
est la dimension selon laquelle l’être se transfère lui-même tout entier dans
une autre réalité ontique, ou mieux passe d’être en être continuellement9. »
Or qu’est-ce que le temps ? Réponse de Jankélévitch : « un presque-rien »
dans ses trois dimensions du passé, du présent et de l’avenir. Le presque-rien
ironise le temps de Heidegger, tout en constituant une autre approche du
temps. Ainsi Jankélévitch n’en dégage pas seulementle caractère extatique de
l’existence humaine, il en montre également le caractère fondamentalement
moral, par l’opposition entre l’apparition et l’apparence. L’homme est un
être en instance d’avenir, mais « le paraître qui n’a pas la patience d’attendre
et ne fait pas acception du futur consiste à paraître un autre sans l’être […],
à le “sembler”10 ». Il ne s’agit pas ici d’opposer les postures, dites existentielles
ou existentiales, de l’authenticité et de l’inauthenticité, mais une alterna-
tive morale pensée en termes de renaissance : « Exister, n’est-ce pas renaître
ainsi d’instant en instant par un miracle de chaque seconde ? On comprend
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maintenant pourquoi l’apparition se confond avec l’apparaître dans la coulée
6 d’un devenir sans cesse apparaissant, au lieu que l’apparence se détache du
paraître par effet d’un subit escamotage ; c’est ainsi que la façon du devenir
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s’oppose à la contrefaçon du sembler. » La question de la temporalisation de
l’existence est ici intrinsèquement liée à une réflexion morale sur le rapport à
soi et aux autres, sur le remords, l’amour, la commisération, etc. L’existence
humaine est fondamentalement liée à des alternatives morales : « L’autre du
simulateur est un alibi de l’ego et un Allos Autos, comme l’altruisme du simu-
lateur est une périphrase de l’égoïsme, comme l’altérité du simulateur est
une pseudo-altérité et un camouflage de l’identité la plus compacte, comme
l’altération simulatrice enfin n’est qu’une immutabilité tronquée11. » Alors
que, chez Levinas, la découverte de l’altérité de l’autre supposait la destruc-
tion de l’ontologie, chez Jankélévitch, l’ontogonie est d’emblée morale.
Ainsi à travers le « je-ne-sais-quoi » et le « presque-rien » Jankélévitch
ironise sur « l’être » et « temps » de Heidegger, tout en nous faisant accéder
aux dimensions de ce que nous sommes.

8. Ibid., p. 35.
9. Ibid., p. 40.
10. Ibid., p. 37.
11. Ibid., p. 39.

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