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FREUD, WINNICOTT : LES PULSIONS DE DESTRUCTION OU LE GOÛT

DES PASSERELLES

Wilfrid Reid

Presses Universitaires de France | « Revue française de psychanalyse »

2002/4 Vol. 66 | pages 1157 à 1166


ISSN 0035-2942
ISBN 2130526519
DOI 10.3917/rfp.664.1157
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2002-4-page-1157.htm
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Freud, Winnicott :
les pulsions de destruction ou le goût des passerelles

Wilfrid REID

« Là où j’en suis maintenant, j’aimerais vrai-


ment beaucoup pouvoir jeter des passerelles. »
D. W. Winnicott, 1967.
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Si l’œuvre de Winnicott est abondamment lue et commentée, on peut
cependant penser que son apport à notre compréhension du sadisme est relati-
vement méconnu et ce même si le concept de destructivité occupe une place
centrale dans sa métapsychologie. Son opposition déclarée au concept de pul-
sion de mort a vraisemblablement contribué à laisser quelque peu dans
l’ombre la richesse de ses intuitions théoriques et cliniques concernant ce qu’il
désigne comme « les racines de l’agressivité ».
On peut comprendre dès lors qu’il éprouvera, tardivement, le goût des
passerelles alors que telle n’est pas une pente naturelle de sa pensée : « J’ai
besoin de parler comme si jamais personne n’avait étudié la question avant
moi », affirme-t-il dans ses Conversations ordinaires (D. W. Winnicott, 1970),
ceci sans compter un malaise certain à remettre en question ce qu’il appelle
« la théorie orthodoxe » (D. W. Winnicott, 1969) de l’agressivité ; en effet, il
reportera indéfiniment la publication d’un ouvrage-synthèse, dont il a débuté
la rédaction en 1956. Il fera état de ses hésitations dans une note en bas de
page de cet ouvrage finalement publié... à titre posthume (D. W. Winnicott,
1988). Si nous avons maille à partir avec le sadisme, il semble que le champ
conceptuel ne soit pas épargné.

LE CONCEPT DE PULSION

Les pulsions de destruction représentent un concept-relais qui nous sera


utile dans l’étude des points de rencontre et des points de rupture entre la pul-
sion de mort de Freud et la destructivité de Winnicott. Au passage, nous
pourrons souligner comment l’un et l’autre, selon des modalités différentes,
Rev. franç. Psychanal., 4/2002
1158 Wilfrid Reid

inscrivent ces pulsions de destruction aux fondements de leur méta-


psychologie.
Cependant, avant d’aborder les caractéristiques propres des pulsions de
destruction chez chacun, il importe de tracer à grands traits les conceptions
différentes du concept même de pulsion chez les deux auteurs. Pour Freud, on
le sait, la pulsion a sa source à l’intérieur de l’individu. Avec l’objet, la
poussée et le but, cette source ainsi conçue est un élément caractéristique de la
pulsion. André Green (A. Green, 1971) dira comment « la division inaugurale
et définitive que Freud établit entre l’excitation interne [pulsionnelle] et
l’excitation externe fonde la métapsychologie ». Cette conception de la pulsion
se situe tout à fait bien dans le cadre épistémologique de Freud, qui est celui
de la double clôture perceptuelle et motrice. La psyché individuelle est pré-
sentée d’emblée comme une unité fonctionnelle. Dans la logique de ce cadre
épistémologique, Freud pose l’arc réflexe comme le premier modèle de
l’appareil psychique.
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Cette découpe épistémique n’est pas sans influencer sa définition de la
pulsion. Par ailleurs, la découverte d’un pulsionnel ainsi conçu a contribué à
légitimer cette découpe épistémique. Si l’une et l’autre de ces vues sont vala-
bles, la seconde semble mieux rendre compte du tranchant de la révolution
freudienne qui institue une polarité pulsion-objet chevillée au plus intime de
l’individu et, en même temps, étrangère à cet individu, c’est-à-dire, comme le
souligne Bernard Brusset (B. Brusset, 1988), étrangère à une autre polarité, la
polarité sujet-objet, voire même se constituant dans une mise à l’écart de cette
dernière. Le déterminisme individuel acquiert de la sorte un territoire bien
défini, qui est celui d’un inconscient intrapsychique.
Winnicott remet en cause cette origine interne de la pulsion. Selon Winni-
cott (D. W. Winnicott, 1960 a), au départ les excitations pulsionnelles « peu-
vent s’avérer aussi externes qu’un grondement de tonnerre ou une claque ».
Cette conception de la pulsion s’inscrit dans un nouveau cadre épistémolo-
gique, en rupture/continuité avec celui de Freud, un cadre où originellement le
psychisme individuel n’existe pas. Les conditions facilitatrices de l’environ-
nement seront nécessaires pour le faire advenir.
La structure individu-environnement prend maintenant le relais de l’arc
réflexe comme premier modèle de l’appareil psychique. Le point de vue de
Winnicott sur la pulsion n’invalide pas la thèse de Freud mais appelle sa
mise en tension. Cette mise en tension exigera d’entreprendre une réflexion
sur les modalités d’articulation entre la polarité pulsion-objet et la polarité
sujet-objet. Et l’on peut considérer que la métapsychologie de Winnicott
trouve là sa visée essentielle : prendre acte de la nécessité de cette
articulation.
Freud, Winnicott : les pulsions de destruction 1159

Pour Winnicott, la pulsion prend « racine » dans la structure individu-


environnement, qu’il propose comme un nouveau territoire pour l’évolution
de la polarité sujet-objet. Les diverses modalités d’actualisation de la pulsion,
dont ultimement sa subjectivation, emprunteront les voies de la différenciation
de la structure individu-environnement et seront déterminées par les aléas de
cette différenciation. Les deux polarités, dans leur tension dialectique – la pul-
sion démembre un moi faible et renforce un moi fort (D. W. Winnicott,
1956) – deviennent des compagnons obligés dans ce parcours qui peut
conduire la pulsion à habiter le corps, dans l’unité psychosomatique, dans
l’accès à une pulsion qui prend subjectivement sa source dans l’individu.
Le regard différent posé sur la pulsion ne pourra que favoriser les diver-
gences conceptuelles concernant les pulsions de destruction. Il se répercutera,
de fait, dans la manière de penser le mouvement destructeur lui-même. Pour
Freud, on le sait, ce mouvement destructeur a son existence propre, au point
de départ, il œuvre en parallèle au mouvement libidinal ; une évolution heu-
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reuse conduira à la fusion ou l’intrication de ces deux mouvements. Cette
fusion, sous la primauté de la libido, donnera naissance au masochisme ou à
sa déflexion extérieure, le sadisme. Dans l’éventualité d’une primauté de la
pulsion de mort, Benno Rosenberg (B. Rosenberg, 1991) décrira subséquem-
ment un masochisme mortifère.
Winnicott récuse cette thèse de l’existence primaire de deux mouvements
parallèles qui s’uniront par la suite. Il propose plutôt un premier temps théo-
rique d’une indistinction fonctionnelle qu’il désigne du terme de destructivité.
Il parlera parfois « d’amour-lutte ». Il y repère « les racines de l’expérience
sadique orale ». Il affirmera, de diverses manières, comment cette « destructi-
vité est inhérente à l’amour primitif » (D. W. Winnicott, 1968 a). Cette indis-
tinction fonctionnelle est décrite comme un mixte de la spontanéité, de la
motricité et de la sensorialité propre aux zones érogènes.
Dans ce modèle, il s’agit moins de cheminements parallèles évoluant vers
la fusion, davantage d’une indistinction pulsionnelle évoluant vers la différen-
ciation. Ainsi, pour Winnicott, l’appropriation de la haine représente, dans les
états limites, l’une des tâches essentielles du travail analytique. Cette appro-
priation relève du processus de différenciation. « Cette patiente avait eu un
environnement horrible depuis le début et il a fallu des années d’analyse pour
qu’elle soit capable de connaître sa propre méchanceté dans un bon environ-
nement » (D. W. Winnicott, 1966).
Peut-on de cette manière formuler la pensée de Winnicott ? Quand tout
notre langage est porté par la différenciation sujet-objet, comment ne pas par-
ler paysan lorsque nous tentons de décrire un temps théorique antérieur à
cette différenciation ? Quand Winnicott postule l’existence d’un mouvement
1160 Wilfrid Reid

destructeur sans visée destructrice, il importe là plus qu’ailleurs de donner


toute sa prégnance à l’axiome voulant que la structure individu-
environnement soit la première unité fonctionnelle. Ainsi la nature de la visée
pulsionnelle n’est pas contenue dans le mouvement pulsionnel lui-même ; elle
réside plutôt dans la réponse de l’objet-environnement à ce mouvement pul-
sionnel. « Le mot “destruction” est nécessaire, non en raison de l’impulsion
destructrice du bébé, mais de la propension de l’objet à ne pas survivre, ce qui
signifie également subir un changement dans la qualité, dans l’attitude »
(D. W. Winnicott, 1969).
Dans la pensée francophone, le concept de violence fondamentale de Ber-
geret (J. Bergeret, 1984) s’apparente quelque peu à la notion de destructivité,
à ceci près que, comme chez Freud, le mouvement prend son origine dans
l’individu. En même temps, cette violence fondamentale s’inscrit dans un pro-
cessus d’épigenèse interactionnelle : ce qui nous rapproche d’une conception
de la psyché où le couple parents-enfant devient l’unité fonctionnelle.
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La localisation originelle de la pulsion dans la structure individu-
environnement marque, pour Winnicott, la nécessité d’associer, d’entrée de
jeu, les destins des polarités pulsion-objet et sujet-objet. Si Freud, en 1900,
postule que la réalisation hallucinatoire représente « le premier désirer », lors
du tournant de 1920, il laisse assez dans l’ombre ce qu’implique, pour ce pos-
tulat, l’introduction de la pulsion de mort. Winnicott, pensant simultanément
les destins des deux polarités, ne peut faire l’économie de cette articulation. Sa
métapsychologie cherche à décrire le jeu combiné de la toute-puissance de la
pensée et du mouvement pulsionnel dans l’évolution de la structure individu-
environnement vers l’instauration de la subjectivation de la pulsion.
Dans ce contexte théorique, cette subjectivation devient l’avers d’une
médaille dont le revers est l’épreuve de réalité, celle-ci se présentant comme la
transformation ou la métabolisation de la réalisation hallucinatoire. Pour
rendre compte de ce travail de médiatisation de la toute-puissance, Winnicott
décrit une séquence évolutive de la structure individu-environnement qui
génère successivement diverses modalités de la polarité sujet-objet : l’affect
d’omnipotence, l’expérience de l’omnipotence ou le trouvé/créé, le détruit/
trouvé, enfin simultanément la subjectivation de la pulsion, la transitionnalité
et l’épreuve de réalité.
Dans cette séquence évolutive, notons, au passage, le rôle charnière de la
projection qui possède ici une fonction très différente de celle que l’on
retrouve généralement chez Freud. Selon ce dernier, au moment du Moi plai-
sir purifié, la projection assure une première différenciation purement subjec-
tive de l’intérieur et de l’extérieur, cette différenciation coïncidant terme à
terme avec le bon et le mauvais. Pour Winnicott, dans l’instauration de
Freud, Winnicott : les pulsions de destruction 1161

l’épreuve de réalité, il est une étape obligée, de nature paradoxale où


l’actualisation de la toute-puissance s’étend effectivement à la réalité exté-
rieure ; c’est l’expérience de l’omnipotence. Cette extension territoriale de la
toute-puissance relève, pour lui, de la projection.
« Tout ce qui est bon et tout ce qui est mauvais dans l’environnement de
l’enfant n’est pas une projection. Toutefois, paradoxalement, il est indispen-
sable au développement normal de l’enfant (mots soulignés par W. R.) que tout
lui apparaisse comme une projection. Nous trouvons ici l’omnipotence et le
principe de plaisir en action tels qu’ils sont sans doute dans la toute petite
enfance » (D. W. Winnicott, 1960 b).
Cette projection mise en œuvre dans la structure individu-environnement
n’est efficace que dans la mesure où elle reçoit un accueil favorable de l’objet-
environnement. Cet accueil favorable détermine également le destin du
détruit-trouvé ; en effet, la survie de l’objet s’avère nécessaire pour que les pul-
sions de destruction puissent « fabriquer la réalité » et que simultanément
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puisse « s’inaugurer le fantasme » (D. W. Winnicott, 1969). Lors du déroule-
ment de ce processus, entre en scène une nouvelle théorie pulsionnelle infan-
tile de la psyché ; cette nouvelle théorie concerne la représentation des catégo-
ries du dedans et du dehors. « Cette façon de concevoir les choses sous-entend
le concept de monde intérieur, le concept de fantasme localisé dans la représen-
tation inconsciente que le sujet se fait de lui-même » (D. W. Winnicott, 1940).
Nous avons ici une modalité du principe d’autofiguration évoqué par Didier
Anzieu.

LES CONCEPTIONS DU TRAUMATIQUE

Freud et Winnicott proposent, chacun à sa manière, l’existence d’un lien


étroit entre les pulsions de destruction et le traumatique. Freud fait appel à la
névrose traumatique dans sa présentation de la pulsion de mort. Pour Winni-
cott, le traumatique coïncide avec l’échec, outre celui du trouvé-créé, celui du
détruit-trouvé. L’un et l’autre souscrivent, de fait, aux trois caractéristiques
générales que J. Laplanche et J.-B. Pontalis (J. Laplanche, J.-B. Pontalis,
1967) assignent au traumatisme, soit la présence d’un choc violent et d’une
effraction ainsi que les répercussions de ce choc et de cette effraction sur
l’ensemble de l’organisme, même si Freud et Winnicott ne décrivent pas des
répercussions de même nature.
Cela dit, au-delà de ce rapprochement en termes généraux, il existe certes
des divergences conceptuelles marquées entre les deux auteurs ; néanmoins,
1162 Wilfrid Reid

au-delà de ces divergences, il est permis de se demander s’il est possible de


repérer des points de rencontre spécifiques quant à la manière de penser les
pulsions de destruction. À cet égard, Winnicott (D. W. Winnicott, 1968 b)
nous met en garde contre un certain effet d’endoctrinement qui risque de
compromettre la démarche. « Il ne nous est pas possible d’avancer dans notre
discussion scientifique si nous ne sommes pas prêts à laisser de côté ces deux
concepts, en dissociant celui [la pulsion de mort] de Freud et celui [l’envie] de
Melanie Klein. Nous nous libérons ainsi des croyances et des sentiments de
loyauté et nous n’avons une fois encore que le souci de la vérité. Lorsque
nous faisons le tour de cette discipline, nous voyons tout de suite à quel point
nous avons été endoctrinés par une constante interposition des expressions
“pulsion de mort” et “envie” dans les articles et les discussions. »
Pour ce faire, il est utile de se référer à la réflexion de Jean Laplanche
(J. Laplanche, 1970) qui déconstruit le concept de pulsion de mort en l’insérant
dans l’évolution historique de la pensée de Freud. Laplanche dégage alors trois
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invariants de cette pensée ; la conjugaison de ces invariants, en 1920, « contrain-
dra » Freud, selon son propre dire, à introduire la pulsion de mort. Ces vues de
Laplanche nous aident à faire en sorte que l’arbre ne nous cache la forêt.
Rappelons ces trois ingrédients qui faciliteront, pour nous, l’explicitation
des points de convergences et de divergences entre nos deux auteurs. Ce sont,
dans le langage de Laplanche, la priorité du temps auto, la priorité du zéro
sur la constance et la transposition de ces deux priorités au plan de l’ordre
vital ou le passage du plan psychique au plan biologique. D’abord la priorité
du temps auto : elle nous rappelle que l’hypothèse de la pulsion de mort va
bien au-delà du postulat d’une présence significative des pulsions de destruc-
tion dans la vie psychique. Elle énonce – c’est là l’une de ses composantes
essentielles – que l’autodestruction est première, l’hétéro-destruction n’étant
que la déflexion vers l’extérieur de cette autodestruction.
La position de Winnicott est moins claire. On peut d’abord considérer
que, pour lui, la destructivité concerne prioritairement le monde extérieur. En
même temps, l’on ne peut éviter de se demander dans quelle mesure il peut
faire sens de trancher de cette manière entre l’intérieur et l’extérieur quand
nous décrivons un temps théorique antérieur à la différenciation sujet-objet,
partant à la différenciation interne-externe. Marquons cependant la différence
ici avec Freud – elle nous sera utile – même si la localisation de la destructi-
vité se situe ailleurs dans la structure individu-environnement et son destin
dans la réponse de l’objet-environnement.
Cette réponse de l’objet devient, alors, un carrefour d’où émergent les
voies de l’autodestruction ou de l’hétéro-destruction selon le caractère de cette
réponse. L’environnement suffisamment bon favorise la réussite de la double
Freud, Winnicott : les pulsions de destruction 1163

paradoxalité et conséquemment la subjectivation des pulsions de destruction


soit la différenciation et l’appropriation de la haine. Les défaillances de
l’environnement, par contre, risquent d’entraîner une crainte de l’effon-
drement, un effondrement dont Winnicott nous assure qu’il est déjà survenu
quand l’analysant éprouve cette angoisse primitive qu’il nomme agonie ou
sentiment d’annihilation.
D’ailleurs ne pouvons-nous pas faire un rapprochement entre l’auto-
destruction postulée par Freud et l’effondrement postulé par Winnicott ? Pour
ce dernier, cependant, cette autodestruction n’est pas primaire. Elle est secon-
daire à la défaillance de l’environnement. André Green (A. Green, 1993) expli-
citera, par la suite, ce caractère secondaire de la pulsion de mort dont il décrira
une modalité clinique assez exemplaire avec le complexe de la mère morte.
De la même manière, ce que l’on peut formuler en termes freudiens
comme la priorité du zéro sur la constance se retrouve chez Winnicott sous la
forme d’une prévalence du négatif. « La chose réelle est la chose qui n’est pas
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là. » Seules les situations de non-satisfaction prennent valeur de réalité. « Son
négatif [celui de l’analyse précédent] est plus réel que votre positif » pourra
reconnaître l’analysante de Winnicott (D. W. Winnicott, 1975). Dans l’après-
coup de la réflexion de Green sur le travail du négatif, Freud et Winnicott
décrivent en des termes différents, un mouvement de réalisation hallucinatoire
du non-désir, à cette variante près que là où Freud repère un phénomène pri-
maire, Winnicott reconnaît une manifestation secondaire.
Quant au troisième paramètre, celui de la transposition des deux priorités
dans l’ordre vital, on doit d’abord souligner que la question du vivant préoc-
cupe également les deux auteurs. Cette même préoccupation les conduit
cependant sur des voies très différentes. Winnicott refuse ici de suivre Freud
qui quitte le champ psychique ou le champ proprement analytique, pour
aborder le terrain biologique. En regard du vivant, Winnicott préfère intro-
duire de nouveaux concepts spécifiques à sa métapsychologie. Ces concepts
cherchent à rendre compte de la présence ou de l’absence du vivant dans la vie
psychique. Ce sont les notions de l’être et du faire. Il y distingue un faire issu
de l’être où l’impulsion à faire est inconsciemment éprouvée comme s’origi-
nant de l’intérieur. A contrario, il est un faire qui devient une réaction à ce qui
est inconsciemment vécu comme une stimulation extérieure.
Winnicott ne fait pas une équation entre fonctionnement et vie psychi-
ques. Pour lui (D. W. Winnicott, 1970), la question se pose de la présence ou
non de la vie psychique dans le fonctionnement psychique. « On pourrait
démontrer que chez certaines personnes, à certains moments, les activités indi-
quant qu’elles sont vivantes sont simplement des réactions à un stimulus. Une
vie entière peut être construite sur ce modèle. Supprimez les stimuli et
1164 Wilfrid Reid

l’individu n’a aucune vie. Dans ce cas extrême cependant, le mot “être” ne
convient pas. Pour pouvoir être et avoir le sentiment que l’on est, il faut que
le “faire-par-impulsion l’emporte sur le faire-par-réaction”. » Avec J.-B. Pon-
talis (J.-B. Pontalis, 1977 a), nous pouvons maintenant distinguer l’activité
fantasmatique et la vie fantasmatique.

LE PROCESSUS PULSIONNEL ET LE PROCESSUS ANALYTIQUE

La rencontre des multiples univers conceptuels de la psychanalyse n’est


pas nécessairement une chose aisée. Winnicott (D. W. Winnicott, 1952)
déplore que la pensée de Melanie Klein soit parfois devenue du kleinisme. « Je
suppose que c’est un phénomène récurrent, et qu’il faut s’attendre à ce qu’il
revienne avec chaque penseur original d’envergure, quand l’ “isme” qui s’élève
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alors devient un dommage. » Plus ou moins à son insu, Winnicott devra com-
poser avec le phénomène. Ainsi les serments de fidélité à Freud qu’il formule
parfois nous enseignent assez peu sur sa pensée ; ils nous disent davantage les
cheminements difficiles de l’épistémologie analytique souvent en mal
d’orthodoxie. De la même manière, son opposition déclarée à la pulsion de
mort risque d’occulter ce que la notion de destructivité est susceptible de
contenir comme potentiel d’élaboration théorique de la pulsion de mort.
Avec Winnicott, les pulsions de destruction acquièrent un fondement
relationnel. Au premier chef, cela concerne leur source ; elles prennent
« racine » dans la réponse de l’objet. La création de l’unité psychosomatique
où la pulsion habite le corps devient la résultante d’un ensemble de transfor-
mations formelles, la résultante d’un processus pulsionnel.
Avec Winnicott, de plus, les pulsions de destruction retrouvent un arrimage
avec la réalisation hallucinatoire. Fidèle, en cela, à l’inscription relationnelle de
la pulsion, il décrira cet arrimage dans le territoire de l’interpsychique qui pourra
ou non devenir de l’intersubjectif selon les aléas du destin de la structure indivi-
du-environnement. André Green pourra développer ensuite le pendant intrapsy-
chique de cet arrimage avec le travail du négatif et sa dérive négativiste, la réali-
sation hallucinatoire du non-désir ou l’hallucination négative du sujet.
L’articulation avec la réalisation hallucinatoire nous aide à dégager les
diverses modalités d’actualisation des pulsions de destruction, soit l’affect
d’omnipotence, l’expérience de l’omnipotence et l’utilisation de l’objet. Ces
modalités se rapportent au comment de l’expression pulsionnelle davantage
qu’à son contenu. Les pulsions de destruction s’apparentent alors à un proces-
sus dont l’un des avatars est la pulsion de mort.
Freud, Winnicott : les pulsions de destruction 1165

La cure analytique ne peut que remettre en jeu ce processus pulsionnel,


ouvrant ainsi des voies nouvelles quant à l’évolution de la réaction thérapeu-
tique négative. Ici la théorie de la psyché et la théorie de la méthode se rejoi-
gnent. Ce n’est pas l’effet du hasard si, avec le squiggle, Winnicott introduit
une nouvelle conception du processus analytique. Cette conception prend acte
de la non-existence d’un psychisme individuel comme une donnée originelle.
Avec le squiggle, cette métaphore d’un travail psychique conjoint analyste-
analysant, nous demeurons dans l’unité duelle.
De plus, afin que le geste conserve sa spontanéité, quant à la mobilisation
affective, le mouvement du squiggle nécessite une certaine ignorance initiale
de l’orientation du geste. Le non-savoir est un préalable à un savoir mutatif.
Cette docta ignorantia n’est-elle pas une préfiguration du travail du négatif
où l’instauration d’un vide structural précède le déploiement de l’activité repré-
sentative proprement dite, partant le déploiement d’un véritable discours asso-
ciatif. A contrario, les états de vide affectif, toujours présents de façon plus ou
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moins explicite dans la réaction thérapeutique négative – la souffrance fait par-
fois écran à la douleur psychique, nous dit Pontalis (J.-B. Pontalis, 1977 b) –
nous renvoient à l’échec de l’implantation du vide structural. Le non-savoir évo-
qué dans la métaphore du squiggle, introduit dans l’intervention de l’analyste,
prend alors le relais d’une absence de non-savoir dans la psyché de l’analysant.
Dans l’après-coup de la pensée de Winnicott, le pulsionnel de Freud peut
apparaître comme une construction, un destin heureux de la structure indivi-
du-environnement, un destin auquel les pulsions de destruction fournissent
une contribution essentielle. Le pulsionnel de Freud, semble nous dire Winni-
cott, serait la conséquence de la genèse d’un Moi visité par la destruction.
Wilfrid Reid
5757, avenue Decelles, bureau 214
Montréal, Québec H3S 2C3 (Canada)

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Bergeret J. (1984), La violence fondamentale, Dunod, coll. « Psychismes ».


Brusset B. (1988), Psychanalyse du lien, la relation d’objet, Éd. du Centurion, p. 206.
Green A. (1971), La projection, in La folie privée ; psychanalyse des cas-limites, Paris,
Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1990, p. 198.
Green A. (1993), Le travail du négatif, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique »,
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