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TRACE ET OUBLI : ENTRE LA MENACE DE L'EFFACEMENT ET

L'INSISTANCE DE L'INEFFAÇABLE

Jean Greisch

Presses Universitaires de France | « Diogène »

2003/1 n° 201 | pages 82 à 106


ISSN 0419-1633
ISBN 9782130536130
DOI 10.3917/dio.201.0082
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TRACE ET OUBLI : ENTRE LA MENACE DE
L’EFFACEMENT ET L’INSISTANCE DE
L’INEFFAÇABLE
par

JEAN GREISCH

J’ai besoin de mes souvenirs, ils sont mes documents […] La mémoire
ne vaut rien si on la sollicite, il faut attendre qu’elle nous assaille.
Louise BOURGEOIS, artiste new-yorkaise.

À la recherche d’une précompréhension de la « trace » : trois


anecdotes
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Les philosophes anciens estimaient que trois anecdotes
suffisent pour caractériser un tempérament philosophique. Dès
que j’eus accepté l’invitation à m’associer à une recherche dédiée
au ternaire : « La trace, l’empreinte, le vestige », trois anecdotes
me sont immédiatement venues à l’esprit. Je m’en servirai pour
dégager une précompréhension du concept de trace, qu’il s’agira
ensuite d’aborder dans une optique plus philosophique.
La première, qui me retiendra le plus longtemps, se rattache
aux memorabilia de ma vie de lycéen au Lycée de Garçons de
Luxembourg. En terminale, mes camarades et moi-même fûmes
conviés à assister aux obsèques nationales d’un de nos
professeurs, événement assez rare, et peut-être même un hapax
dans un petit pays qui ne dispose pas d’un Panthéon, pour qu’il
se soit gravé dans ma mémoire ! Il s’agissait des funérailles du
professeur Lucien Koenig (1888-1961), que nous appelions du
sobriquet de « Siggy de Luxembourg », parce qu’il avait consacré
ses énergies et sa passion considérables à la mémoire de l’un de
nos souverains, Jean l’Aveugle1.
Comme nous le narre le chroniqueur Jean Froissart, lors de
la bataille de Crécy, Jean l’Aveugle (1296-1346), roi de Bohème
et duc de Luxembourg, combattit aux côtés de la chevalerie
française, aussi héroïque que mal équipée. C’est là qu’il périt le
26 août 1346, sous les flèches perfides des Anglais. S’il faut en
croire certains chroniqueurs et poètes comme Jean Froissart et
Guillaume de Machault, il mourut dans un suprême acte de
bravoure ; d’autres au contraire, parmi lesquels on trouve

1. Sur Jean l’Aveugle et les traces qu’il a laissées dans l’historiographie, de la


e
fin du Moyen Âge jusqu’à la fin du XX siècle, je renvoie aux études rassemblées
dans le volume : Jean L’Aveugle. Comte de Luxembourg, roi de Bohème (1296-
1346), Luxembourg, Publications du Cludem 1996.

Diogène n° 201, janvier-mars 2003.


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Pétrarque, le soupçonnent d’avoir commis un suicide déguisé,
parce que, arrivé à l’âge de la cinquantaine, sa cécité lui était
devenue intolérable2.
Celui que les chroniqueurs aiment appeler « fils de
l’empereur Henri VII » ou « père de l’empereur Charles IV »,
manqua à deux reprises devenir lui-même empereur, perdit
définitivement la vue en 1340, à la suite des interventions
malencontreuses de plusieurs chirurgiens, qu’il condamna à la
noyade, cousus dans un sac, pour les punir de leur
incompétence. Le 9 septembre 1340, il rédigea son testament,
dans lequel il exprimait son désir d’être enseveli dans son duché
natal, de préférence à l’abbaye de Clairefontaine, auprès de la
comtesse Ermesinde, sinon, à défaut, dans la ville de
Luxembourg.
L’histoire qui servira de base à mes réflexions ultérieures
s’inscrit entre deux actes d’identification d’une dépouille
mortelle. Conformément à la coutume de l’époque, le corps du
roi, identifié par les hérauts d’armes après la bataille, fut
partagé en trois parties, ensevelies chacune en un endroit
différent. Les viscères furent recueillies à l’abbaye de Valloires,
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le cœur au couvent des Dominicaines de Montargis, et les
ossements entreprirent un long voyage en direction de la terre
natale du souverain.
Ce qui a retenu mon attention, pour des raisons qui
apparaîtront bientôt, c’est l’histoire de la longue pérégrination,
s’étalant sur six siècles, des ossements de ce roi qui, de son
vivant même, était comparé à un chevalier errant, notamment
par son clerc champenois Guillaume de Machaut qui en fit un
personnage central de son œuvre poétique, bien avant que son
disciple Jean Froissart ne se fasse le chroniqueur de la bataille
de Crécy, dont il nous a d’ailleurs laissé plusieurs versions
différentes.
Dès l’arrivée des ossements de Jean l’Aveugle à Luxembourg,
son fils, l’empereur Charles IV, commandita un somptueux
monument funéraire, représentant son père entouré des
cinquante chevaliers qui avaient péri avec lui à Crécy. Dans le
récit de Froissart, ils ne sont que quarante-huit, car le
chroniqueur a besoin de deux survivants, pouvant faire office de
témoins oculaires.
En 1544, ce monument fut détruit lors de l’incendie de
l’abbaye d’Altmünster. Les restes du roi furent déménagés au
couvent des Franciscains, avant de revenir à l’abbaye d’origine,
que Louis XIV fit incendier et saccager par le prince de Chimay
lors du siège de la forteresse de Luxembourg. Les ossements
furent récupérés par un boulanger et cachés dans une grotte de
la ville basse. Sur son lit de mort, celui-ci confia son secret au

2. Cette accusation, qui semble avoir été répandue par Heinrich von
Diessenhofen, de la Curie papale en Avignon, a fait long feu, puisqu’on la
retrouve encore dans l’ouvrage de H. H. KORTÜM, Menschen und Mentalitäten.
Einführung in die Vorstellungswelten des Mittelalters, 1996, p. 75 ss.
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bourgmestre de la ville, qui fit transférer les ossements à son
beau-père, Jean-Baptiste Boch, le propriétaire de la faïencerie
installée devant les remparts de la forteresse. Le fils de celui-ci
les emmena en 1809 à Mettlach, dans la Sarre, où il fonda une
nouvelle fabrique de faïencerie qui existe toujours. Le squelette
du roi fut exhibé dans le cabinet de curiosités naturelles du
château, attenant à la fabrique spécialisée dans les équipements
sanitaires.
C’est là que les découvrit en 1833 le roi Frédéric-Guillaume
IV de Prusse, dit « le roi romantique », qui les fit installer dans
la chapelle du château de Kastel, surplombant la Sarre.
Construite par le grand architecte berlinois Karl-Friedrich
Schinkel, cette chapelle fut consacrée le 26 août 1838, jour
anniversaire de la bataille de Crécy.
Dès la déclaration d’indépendance du Luxembourg, le gouver-
nement entreprit des démarches pour récupérer la dépouille
mortelle d’un des enfants les plus illustres de la patrie, l’un des
plus populaires aussi, pour avoir initié la Foire du trône, qui se
déroule encore annuellement dans la première quinzaine de
septembre. Le gouvernement de Bismarck, subodorant un
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traquenard français visant à faire sortir le Grand-Duché du
Zollverein, fit la sourde oreille, en prétextant que la dépouille du
souverain ne pourrait être restituée que lorsque serait édifié un
mausolée digne de l’accueillir.
En 1918, à l’issue de la Première Guerre mondiale, on en est
toujours là, quand Lucien Koenig, qui avait choisi de se dévouer
à la cause sacrée du rapatriement de Jean l’Aveugle, entre en
scène. Pensant pouvoir mettre à profit la débâcle allemande, il
soudoie plusieurs soldats américains pour tenter une action
commando à bord d’un jeep militaire, dans le but de récupérer, à
la barbe des autorités allemandes, les restes tant convoités. La
hiérarchie militaire, ayant eu vent du projet, y mit le holà.
Une guerre mondiale plus tard, après l’effondrement du
Troisième Reich, l’heure du grand retour sonna enfin. Dès le 7
novembre 1945, la presse libre réclamait à cor et à cri la
restitution de Jean l’Aveugle à sa terre natale. Ce fut là l’une
des premières missions confiées à la jeune armée luxem-
bourgeoise, qui s’était vue octroyer, comme faisant partie de sa
zone d’occupation, le château de Kastel. Le 13 novembre 1945, le
général Koenig en personne y accueillit un détachement
militaire luxembourgeois pour monter une garde d’honneur
auprès du sarcophage du souverain.
De la délégation officielle, envoyée sur place pour organiser
les festivités du retour (transformées, si j’en juge d’après les
échos dans la presse nationale, en véritable cortège triomphal),
faisaient partie un médecin militaire, chargé d’identifier le corps
(ou ce qu’il en restait) ainsi que le Professeur Koenig. À peine le
sarcophage fut-il ouvert, que, jetant un regard sur le contenu,
celui-ci s’exclama d’une voix enthousiaste : « C’est lui ! ».
Il ne restait plus alors qu’à organiser le cortège de retour, qui
s’acheva le 26 août 1946, six cents ans au jour le jour après la
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bataille de Crécy, dans la cathédrale de Luxembourg, où le roi
repose désormais dans la crypte. La tradition orale prétend que
quand le sarcophage franchit le pont sur la Moselle, on fit
entendre au défunt roi l’hymne national. Une autre rumeur veut
que l’ambassadeur britannique, impressionné par l’émotion de
mon professeur lors de l’arrivée du sarcophage dans la
cathédrale de Luxembourg, lui serra la main pour lui présenter
ses condoléances, pensant qu’il s’agissait d’un des proches du
défunt.
Notons encore qu’une expertise effectuée en 1980 par le
professeur Emanuel Vlcek, médecin-légiste à l’université de
Prague, a donné rétrospectivement raison à l’exclamation
enthousiaste de mon professeur. C’était bien lui en effet dont la
mort fut occasionnée par deux blessures graves : une perforation
du crâne à hauteur de l’œil gauche due à l’impact d’une flèche, et
une perforation du côté gauche de la cage thoracique,
occasionnée par un coup de lance fatal.
Changeons maintenant de scène et de décor, pour évoquer,
bien plus brièvement, une seconde anecdote, assez grinçante. Il y
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a une vingtaine d’années, je faisais visiter à un groupe
d’étudiants l’église de Septfontaines, dans la vallée de l’Eisch,
ma vallée natale, qu’on appelle aussi « vallée des sept
châteaux », et dont on retrouve quelques traces picturales dans
les croquis du grand Victor Hugo. L’église, de style roman et
gothique, venait à peine d’être restaurée. Sous l’instigation d’un
curé énergique, qui dut faire front à l’hostilité presque unanime
des villageois, elle fut dépouillée de ses ajouts baroques et
restituée à sa pureté originelle.
Notre cicérone fut le sacristain du village qui, ce jour-là, était
dans un état d’ébriété assez avancée. Il nous fit un récit haut en
couleurs de la restauration de l’édifice. La pointe culminant de
son récit était la découverte, en présence des membres de la
Commission nationale des Sites et Monuments historiques, de
trois squelettes des châtelains, propriétaires du château-fort,
dont la silhouette majestueuse surplombe, aujourd’hui encore,
les toits du petit village qui se blottit à ses pieds. M’excusant
d’avance pour la grossièreté du propos, mais me portant garant
de leur véracité, je rapporte les paroles du sacristain, relatant le
dialogue qu’il eut avec les experts, qu’il appelait « les types de la
Commission ». À la question d’un des experts, se demandant ce
qu’il fallait faire des trois squelettes, le sacristain prétend avoir
répondu : « On va commencer par donner un bon coup de pelle
dans la gueule de ces exploiteurs des pauvres gens ! C’est ce
qu’ils attendent depuis six siècles ! ».
Troisième anecdote, que je relate avec une certaine hésitation
et discrétion, dans la mesure où elle ne prête absolument pas à
rire, comme c’est le cas des deux anecdotes précédentes. Dans
ma famille proche, l’après-midi d’un certain 14 août, une
personne, atteinte de la maladie d’Alzheimer à un stade avancé,
disparut sans laisser de traces, et sans qu’on ait jamais retrouvé
86 JEAN GREISCH
son corps. C’est aussi à sa mémoire que j’aimerais dédier les
réflexions suivantes.

L’accablante plurivocité de la notion de trace


Jetant un regard rétrospectif sur ces trois histoires, je
constate non sans trouble que, sur chacune d’entre elles, pèse
l’ombre de la mort, aux multiples facettes. Mais il me semble
aussi que, d’une scène à l’autre, la trace s’y présente
différemment.
Dans son grand livre sur « l’art d’oublier », Harald Weinrich3
fait de saint Augustin l’un des premiers témoins de la « poly-
sémie accablante du mot »4 « oubli ». Non moins accablante me
semble être la polysémie du terme « trace ». Elle recouvre,
comme le souligne Ricœur dans La mémoire l’histoire, l’oubli, au
moins trois réalités distinctes, qu’il importe de ne pas
confondre : la « trace mnésique », cérébrale ou corticale ; la trace
« mnémonique », consciente ou inconsciente ; enfin la « trace
écrite », qui joue un rôle central dans l’opération historiogra-
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phique, mais qui définit également l’écriture en son sens le plus
général, ce que Derrida appelle « archi-écriture » ou « archi-
trace5 ».
Le phénomène de l’oubli a la « même ampleur que les deux
grandes classes de phénomènes relatifs au passé : c’est le passé
dans sa double dimension mnémonique et historique qui, dans
l’oubli, est perdu ; la destruction d’une archive, d’un musée,
d’une ville vaut oubli. Il y a oubli là où il y a eu trace. » Raison
de plus pour ne pas oublier que « l’oubli n’est pas seulement
l’ennemi de la mémoire et de l’histoire », car « il existe aussi un
oubli de réserve qui en fait une ressource pour la mémoire et
pour l’histoire6 ».
La plurivocité de la notion de trace ne nous pose pas
seulement des problèmes sémantiques, comme le montre un bref
retour réfléchissant sur les trois anecdotes racontées plus haut,
et que j’examinerai dans l’ordre inverse de leur entrée en scène.
Ma troisième histoire nous renvoie au concept de « trace
mnésique », tel qu’il est utilisé couramment dans les neuro-
sciences. Il s’agit d’un secteur de recherche actuellement en
pleine expansion et qui pose de redoutables problèmes aux
philosophes, aussi bien à la philosophy of mind chère aux Anglo-
Saxons qu’à la phénoménologie d’inspiration husserlienne. Au
moment même où j’écris ces lignes, une équipe de chercheurs du
CNRS de Marseille a réussi à localiser et à reconstituer, au

3. Harald WEINRICH, Lethe. Kunst und Kritik des Vergessens, Munich, C. H.


Beck 1997, trad. fr. de Diane Meur, Léthé. Art et critique de l’oubli, Paris, Fayard
1999.
4. Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil 2000, p. 538
(ouvrage cité par suite sous le sigle : MHO).
5. MHO, p. 539.
6. MHO, p. 374.
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moyen d’un appareil permettant d’enregistrer l’imagerie par
résonance magnétique fonctionnelle (IRMF), la séquence des
régions cérébrales qui permettent d’évaluer le temps. Tout se
passe donc comme si le « présent du présent », dont parle saint
Augustin, ou la conscience intime du temps, telle que Husserl
l’analyse dans ses Leçons sur la phénoménologie de la conscience
intime du temps, cessait d’être la chasse gardée des
phénoménologues.
Les difficultés d’un dialogue interdisciplinaire entre les
neurosciences et la phénoménologie sont bien illustrées par le
récent débat entre Jean-Pierre Changeux, 7 auteur du livre à
succès : L’homme neuronal, et Paul Ricœur . Elles tiennent au
fait que nous avons affaire à deux discours incommensurables.
Si nous ratifions la définition canonique de la conscience
intentionnelle, héritée de Franz Brentano et de Husserl (« Toute
conscience est conscience de quelque chose »), celle-ci nous
permet de décrire l’arc entier des actes cognitifs, volitifs,
affectifs, etc., de la conscience, y compris la conscience que nous
avons d’autrui et de notre corps propre. En revanche, pour
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l’approche phénoménologique, le cerveau est la non-entité
phénoménologique par excellence. Je peux avoir conscience
d’avoir mal à la tête, mais jamais je n’aurai conscience de mon
cerveau en tant que tel !
Inversement, les neurosciences seront toujours tentées de
réduire les phénomènes de conscience à leur substrat cortical.
Aux yeux de Changeux, il n’y a pas de doute que, d’ores et déjà,
la « caméra à positrons » rend possible une analyse objective des
états d’âme subjectifs, plus juste et plus profonde que celle de la
psychologie ou de la psychanalyse « vieux jeu ». Il se flatte
également de pouvoir comprendre les extases mystiques de
sainte Thérèse d’Avila mieux que la mystique ne s’est comprise
elle-même, sur la base des traces 8 d’activité neuronale
enregistrées par la même caméra magique . Quoi qu’on pense de
ces prétentions, les sciences neuronales nous confrontent à la
notion de trace « corticale » et à la métaphore de l’inscription
dans un substrat cortical, par définition inaccessible à toute
phénoménologie.
Ce que le phénoménologue peut en revanche appréhender,
c’est l’angoisse mortelle qui s’empare des personnes qu’un
traumatisme crânien a privées de la capacité d’accéder à leurs
souvenirs proches, ou les manifestations affligeantes de
l’amnésie sénile dont souffrent les personnes atteintes de la
maladie d’Alzheimer, qui montrent à quel point certaines formes
d’oubli sont synonymes de destruction de soi. Le
phénoménologue, qui se reconnaît spontanément dans les
paroles du poète surréaliste Paul Nougé : « L’intérieur de votre

7. Jean-Pierre CHANGEUX/Paul RICŒUR, Ce qui nous fait penser. La nature et


la règle, Paris, Odile Jacob 1998.
8. Ibid. p. 69.
88 JEAN GREISCH
tête n’est pas une masse grise et blanche que l’on vous a dite ;
c’est un paysage de sources et de branches, une maison de feu,
mieux encore la ville miraculeuse qu’il vous plaira d’inventer »,
ne peut pas ne pas se demander ce qui reste encore de cette
« maison de feu » et de cette « ville miraculeuse » dès lors qu’elles
ne sont plus habitées que par le fantôme d’un « soi-même »
capable de s’identifier. Comme le souligne Ricœur, « nous ne
savons pas, de savoir phénoménologique, si l’oubli est seulement
empêchement à évoquer et à retrouver le « temps perdu », ou s’il
résulte de l’inéluctable usure « par » le temps des traces qu’ont
laissées en nous, sous forme d’affections originaires, les événe-
ments survenus9. »
Dans l’optique des neurosciences, qui ne s’occupent que des
« traces mnésiques », l’oubli apparaît surtout comme un
dysfonctionnement de la mémoire. Entendu dans ce sens, il est
synonyme d’effacement d’une empreinte, lié à la détérioration ou
la dégénérescence du substrat cortical concerné. À l’arrière-plan
de cette définition se sont développées les distinctions entre
« mémoire à court terme » et « mémoire à long terme », ou entre
« mémoire explicite » et « mémoire implicite », qui jouent un rôle
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considérable dans le diagnostic et le traitement des différentes
formes d’amnésie. Quelle que soit la subtilité des terminologies
savantes, elles ne nous font pas sortir de la métaphore de l’em-
preinte.
Mais toutes les formes d’oubli se laissent-elles ramener à
l’effacement des traces corticales ? Ce que Ricœur dit de la
« mémoire heureuse » et du « petit miracle de la recon-
naissance », qui accompagne tous les actes de la vie quotidienne,
vaut également pour les nombreuses formes de « l’oubli
ordinaire » : elles sont muettes sur leur base neuronale et
« vécues dans le silence des organes10 ».
Ce à quoi nous avons alors affaire, ce sont des « traces
psychiques » disponibles (sous forme de « souvenirs » de toutes
sortes) ou indisponibles (de la simple distraction ou du « trou de
mémoire » dans la psychopathologie de la vie quotidienne
jusqu’aux amnésies d’origine psychique). Qu’elles soient
disponibles ou indisponibles, elles sont ineffaçables. S’il y a ici
une menace, ce n’est pas que le temps vorace puisse engloutir
nos souvenirs les plus chers, menace que souligne l’image
augustinienne de la rapacité du temps11, c’est au contraire que
l’ineffaçable que nous préférerions ensevelir dans le passé,
puisse revenir nos hanter.
Même si « la hantise de l’oubli passé, présent, à venir, double
la lumière de la mémoire heureuse, de l’ombre portée sur elle
par une mémoire malheureuse12 », je peux faire confiance « à la

9. MHO, p. 37.
10. MHO, p. 553.
11. Confessions X, 6, 8.
12. MHO, p. 37.
TRACE ET OUBLI 89
capacité originaire de durer et de demeurer des inscriptions-
affections13 », qui m’évitent de devoir affronter chaque matin un
monde totalement étranger (c’est le « petit miracle de la
reconnaissance »). Je sais, par un savoir intime, que ce que
j’aimerais oublier ne disparaîtra pas totalement, que cela peut
refaire surface à tout moment, à la manière d’un spectre.
Reconnaissance des traces et survivance des traces sont les
deux versants d’une même médaille : « Reconnaître un souvenir,
c’est le retrouver14 ». En écho à l’analyse augustinienne de la
parabole de la drachme perdue, nous pouvons dire avec Ricœur
que là se trouve peut-être « la vérité profonde de l’anamnèsis
grecque : chercher, c’est espérer retrouver15 ».
Quelle figure de l’oubli correspond à cette survivance des
traces mnémoniques ? De la métaphore platonicienne de la
tablette de cire, surface dans laquelle viennent se graver des
hiéroglyphes, nous passons à la métaphore, elle aussi d’origine
platonicienne, du colombier, peuplé d’oiseaux dont je suis le
propriétaire, mais dont je ne maîtrise pas l’envol. Nous avons ici
affaire à un « oubli de réserve ou de ressource » qui se rapporte
au « caractère inaperçu de la persévérance du souvenir, sa
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soustraction à la vigilance de la conscience16 ». Cette forme
d’oubli est bien accordée à l’idée de la « mémoire heureuse »,
dans la mesure où « les petits bonheurs du retour parfois inopiné
de souvenirs que nous croyions perdus à jamais » nous assurent
que, pour le meilleur et pour le pire, nous oublions moins que
nous craignons ou souhaitons d’oublier : « il appartient aux
affections de survivre, de persister, de demeurer, de durer, en
gardant la marque de l’absence et de la distance17 ».
Ces « petits bonheurs » de la mémoire heureuse peuvent se
transformer en « grands malheurs », si des souvenirs refoulés
remontent à la surface. L’oubli de réserve peut aussi fonctionner
comme une bombe à retardement. N’est-ce pas ce « retour du
refoulé », prenant la forme de souhaits de mort qui n’ont plus
aucune raison d’être objective, que trahit, dans sa férocité
grossière, le propos du sacristain éméché de Septfontaines ?
Nous y lisons, comme à livre ouvert, l’illustration de la thèse
freudienne de l’immortalité du désir, en l’occurrence d’une soif
de vengeance. Le sacristain se fait le porte-parole et l’exécuteur
testamentaire d’une haine ancestrale, illustrant par là
l’impossibilité d’oublier, pour laquelle les traces ne sont jamais
aussi « passées » qu’elles pourraient l’être. Même quand on n’a
plus affaire qu’à trois squelettes anonymes, qui n’en peuvent
mais, les traces de ce qui nous a affectés réellement, ou dans
notre fantasme, non seulement demeurent ineffaçables, elles
continuent à produire des effets.

13. MHO, p. 555.


14. MHO, p. 561.
15. MHO, p. 563.
16. MHO, p. 570.
17. MHO, p. 554.
90 JEAN GREISCH

La première anecdote, qui a pour pointe le : « C’est lui ! »,


nous fait entrevoir la complexité de ce que Ricœur appelle
« l’opération historiographique » et Michel de Certeau « l’écriture
de l’histoire ». Aussi bien dans sa phénoménologie de la mémoire
que dans son épistémologie de la connaissance historique et son
herméneutique de la condition historique, Ricœur prend la
défense de la « nature véritable du rapport de l’histoire à la
mémoire qui est celui d’une reprise critique, interne autant
qu’externe18 ». C’est un vaste et complexe « plaidoyer pour la
mémoire comme matrice de l’histoire19 » qu’il nous propose.
Aucune philosophie de l’histoire, qui se veut critique, ne saurait
éluder la question du statut de l’histoire au regard de la
mémoire, la continuité de l’une à l’autre étant assurée par les
notions de trace et de témoignage20.
Pour notre problématique de la trace, il n’est pas inutile de
remarquer que l’enquête de Ricœur relative à la place de la
mémoire dans la construction du savoir historique s’ouvre avec
une méditation sur le Phèdre de Platon, et le procès qu’il y
intente à l’écriture. Ce qu’il s’agit de cerner, c’est la nature
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exacte de « la mutation historienne du temps de la mémoire21 »,
« l’art d’accommoder les petits restes », dont tous les grands
historiens ont le secret. Art très subtil, dans la mesure où
l’historien qui veut comprendre l’histoire ne peut pas se
contenter d’accumuler des documents ; il lui faut au contraire
« conquérir son espace de description et d’explication sur un fond
spéculatif aussi riche que celui déployé par les problématiques
du mal, de l’amour et de la mort22 ». Quelquefois au moins,
« l’historien n’est pas celui qui fait parler les hommes d’autrefois,
mais qui les laisse parler. Alors le document renvoie à la trace,
et la trace au document23 ».
Cette thèse domine la longue partie médiane de La mémoire,
l’histoire, l’oubli, où Ricœur développe une analyse serrée de
l’ensemble des opérations constitutives de l’historiographie,
c’est-à-dire de « la triple aventure de l’archivation, de
l’explication et de la représentation24 ».
La mémoire « ordinaire », aussi bien que la mémoire
historique, est-elle purement rétrospective, comme le suggère le
mot de Schlegel, faisant de l’historien « le prophète du passé »,
ou comporte-t-elle une référence paradoxale au futur ? Oui ou
non, l’historien peut-il ratifier dans sa propre pratique l’idée
d’un « présent du passé », qu’Augustin identifie à la mémoire ?
N’y aurait-il pour lui que du « passé du passé » ?

18. MHO, p. 337.


19. MHO 106.
20. MHO, p. 229-230.
21. MHO, p. 192.
22. MHO 194.
23. MHO, p. 230.
24. MHO 171.
TRACE ET OUBLI 91
25
C’est à une « conscience avisée » qu’il appartient de décider
si, pour la mémoire, le pharmakon de l’invention de l’histoire est
poison ou remède, en se demandant en quel sens on peut
homologuer l’image de Eugen Rosenstock-Huessy, faisant de
l’historien le médecin de la mémoire. « Son honneur est de
soigner les blessures, de véritables blessures. De même que le
médecin doit agir indépendamment des théories médicales,
parce que son patient est malade, de même l’historien doit agir,
poussé par la morale, 26pour restaurer la mémoire d’une nation,
ou celle de l’humanité. »
La « dialectique de présence et d’absence, inhérente à toute
représentation mnémonique du passé27 », ne vaut pas seulement
pour le travail spécifique de l’historien ; elle définit également
notre condition historique. C’est ce que Ricœur montre sur
l’exemple de la mort dans l’histoire, qui le conduit à opposer à
l’ontologie heideggérienne de l’être-pour-la-mort « une ontologie
de l’être-face-à-la-mort, contre-la-mort, où serait pris en compte
le travail du deuil28 », y compris dans ses expressions historiogra-
phiques. La frontière que Heidegger instaure entre les notions
de vestige et de trace devient moins étanche si l’on donne une
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« touche plus charnelle29 » à l’existentiel de l’historicité. C’est ce
qui se passe quand l’être-en-dette est rapporté à l’idée de
généalogie ou de transmission au sens de Pierre Legendre30.
Une réflexion sur la Lethè grecque, inséparable de l’idée
grecque d’A-lètheia, comme Heidegger n’a cessé de le rappeler,
suggère que toute mémoire a ses sources dans un immémorial
premier, une origine originante (Ursprung), distincte du simple
commencement. C’est en ce sens qu’on peut parler d’un « oubli
fondateur31 », qui rend possible la mémoire historique elle-même.
Loin d’être synonyme de destruction, l’oubli revêt alors une
signification positive. En buvant une bonne mesure des eaux du
« fleuve Léthè32 », évoqué dans le mythe conclusif de la
République, nous découvrons que « l’ayant-été fait de l’oubli la

25. MHO, p. 512.


26. Eugen ROSENSTOCK-HUESSY, Out of Revolution, New York, 1964, p. 696.
Cette thèse a pour toile de fond une conception générale du langage comme le
montrent les articles de Rosenstock, que j’ai traduits sous le titre : Au risque du
langage, traduit par Jean Greisch, Paris, Éd. du Cerf 1997.
27. MHO, p. 474.
28. MHO, p. 480.
29. MHO, p. 494.
30. Pierre LEGENDRE, L’Inestimable Objet de la transmission. Essai sur le
principe généalogique en Occident, Paris, Fayard 1985.
31. MHO, p. 573.
32. PLATON, République, 621a. Sur ce thème, on lira les réflexions
intéressantes de Heidegger dans son cours Parmenides, Ga 54, p. 173-180.
Citons en particulier cette phrase qui sonne comme un aphorisme : « Der Denker
im besonderen muß nach dem rechten Maß vom Wasser des Flusses «Ohnesorge»
getrunken haben. » (p. 180).
92 JEAN GREISCH
ressource immémoriale offerte au travail du souvenir33 ».
Même si, apparemment, ces réflexions nous ont considé-
rablement éloignés du personnage de Jean l’Aveugle, elles
éclairent certaines implications de l’anecdote qui nous a servi de
point de départ.
a) L’exclamation de feu mon professeur : « C’est lui ! », n’est
qu’un raccourci caricatural du travail de reconnaissance et
d’identification qui joue un rôle central dans l’opération
historiographique. La matière première de l’historien est
constituée par des traces qui se présentent, comme le dit
Ricœur, comme des « effets-signes ». Il introduit cette définition
dans le contexte de sa tentative de déterminer le statut du
temps historique dans le troisième volume de la trilogie Temps
et Récit I-III34, où il définit le temps historique comme un « tiers-
temps », qui jette un pont entre le temps objectif des événements
du monde et le temps subjectif de l’âme humaine,
magistralement analysée par saint Augustin dans sa thèse du
triple présent : le « présent du passé » de la mémoire, le
« présent du futur » de l’attente, le « présent du présent » de
l’attention.
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Ricœur montre que nous disposons de plusieurs instruments
de pensée qui permettent de connecter le temps vécu sur le
temps universel. Ainsi le temps calendaire et l’institution des
calendriers rend-il possible l’étayage du temps intrapsychique
sur le temps social et le temps astronomique. La notion de
génération, telle qu’elle est théorisée par Dilthey et par Alfred
Schütz, nous offre la possibilité d’un étayage biologique du tiers-
temps historique : l’histoire est celle des vivants, qui sont
précédés par des devanciers, qui établissent des relations avec
leurs contemporains et qui s’effacent pour laisser la place à leurs
successeurs.
L’analyse du temps historique s’achève sur le ternaire :
« Archives, document, trace ». La dernière notion ne constitue,
aux yeux de Ricœur, pas seulement un « nouveau connecteur »
de la pensée historienne, il s’agit « peut-être de l’ultime
connecteur35 ». En effet, à la différence des notions d’« archive »
et de « document », qui ont une place nettement définie dans la
méthodologie et l’épistémologie historiographique, la notion de
trace est partout présupposée dans le discours de l’historien,
sans qu’on puisse parler d’un concept méthodologique stricto
sensu. Il s’agit en quelque sorte d’une « méta-catégorie »,

33. MHO, p. 574.


34. Paul RICŒUR, Temps et Récit III. Le temps raconté, Paris, Éd. du Seuil
1983, p. 153-184. Pour une analyse plus approfondie, je renvoie à mon étude :
« Die Andersheit der Spur und die Spuren der Anderen » dans : Burkhard
LIEBSCH (éd.), Hermeneutik des Selbst – im Zeichen des Anderen. Zur
Philosophie Paul Ricœurs, Freiburg, K. Alber 1999, p. 180-201 ainsi qu’à mon
ouvrage : L’arbre de vie et l’arbre du savoir. Les racines phénoménologiques de
l’herméneutique heideggérienne, Paris, Éd. du Cerf 2000, p. 168-184.
35. Ibid. 171.
TRACE ET OUBLI 93
régissant le discours historique dans son ensemble.
La trace ne devient pensable qu’au fil d’une « investigation de
second degré », portant sur la conscience historique et les
présuppositions épistémologiques ultimes de la pratique
historienne elle-même. Elle est un « réquisit de toutes les
productions de la pratique historienne qui donnent la réplique
aux apories du temps pour la spéculation36 ». N’est-ce pas avouer
que la notion de trace ne saurait se laisser confiner dans
l’enceinte de la simple épistémologie ?
b) Le destin de Jean l’Aveugle, et les traces considérables
qu’il a laissées dans le discours des chroniqueurs, nous confronte
aux énigmes et aux paradoxes de la conscience historique, qui
sont aussi celles de la mémoire historique. Ce sont ces énigmes
qu’une herméneutique de la conscience historique, comme celle
de Gadamer, gravitant autour de la notion de
wirkungsgeschichtliches Bewusstsein, ou une « herméneutique
de la condition historique », comme celle que Ricœur a
développée récemment, devront assumer.
La difficulté fondamentale est de comprendre la fonction
proprement temporalisante du souvenir, que reflète l’énoncé
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d’Aristote : « la mémoire est du temps37 ». Cette formule, dont
Ricœur fait l’étoile directrice de toute son investigation, nous
rappelle que les traces mnésiques nous renvoient d’emblée à un
horizon temporel. On évite ainsi la tentation de faire de la
mémoire une simple province du vaste empire de l’imagination
et, pouvons-nous ajouter, de faire de la trace une simple province
du vaste empire des signes.
Parmi les différentes polarités que Ricœur dégage au fil de
son enquête sur les phénomènes mémoriels, je retiendrai surtout
celle de l’évocation et de la recherche, où nous avons d’un côté les
souvenirs spontanés et de l’autre côté « l’effort de mémoire » plus
ou moins laborieux, allant de la perlaboration freudienne, qui
doit triompher de nombreuses résistances, et notamment de la
compulsion de répétition, jusqu’aux performances aussi
athlétiques que vaines de l’antique ars memoriae,
magistralement analysées par Frances Yates38.
Les limites de toute mémoire artificielle tiennent à un point
décisif : « Pour la mémoire artificielle, tout est action, rien n’est
passion39 ». Comment ne pas transposer le même constat à nos
modernes machines à mémoriser et à nos innombrables banques
de données ? Si la memoria artificiosa a des limites, celles-ci
n’ont rien à voir avec les limites des capacités de stockage, qui
peuvent au contraire être potentiellement infinies (au sens du
« mauvais infini » dont parle Hegel). Les informations méritant
d’être archivées sont toujours moins nombreuses que les places

36. Ibid. 171.


37. ARISTOTE, De la mémoire et de la réminiscence 449a 15.
38. Frances YATES, L’Art de la mémoire, traduction française de D. Arasse,
Paris, Gallimard 1975.
39. MHO, p. 80.
94 JEAN GREISCH
disponibles dans nos modernes palais de la mémoire virtuelle.
Rapprocher l’ancienne magie mnémotechnique et la fascination
contemporaine envers la magie des ordinateurs pourrait s’avérer
un exercice hautement instructif, pour bien nous faire
comprendre pourquoi les palais de la memoria artificiosa sont
autant de forteresses vides.
En écho au récit Funes el memorioso de Jorge Luis Borges, je
me demande si ce qui nous menace aujourd’hui, ce n’est pas une
« mémoire impitoyable », insomniaque en quelque sorte,
incapable d’oublier quoi que ce soit. Loin d’être le palais le plus
splendide, une telle mémoire, qui ne voudrait perdre rien du
tout, n’est qu’une poubelle aussi vaste que le monde.
Le vrai défi est de surmonter deux dénis complémentaires :
celui de l’oubli et celui de l’être-affecté (par le passé, quand il
s’agit de phénomènes mémoriels ; mais aussi, plus
généralement, de l’être-affecté tout court !). Tel me semble aussi
être l’un des grands enjeux d’une réflexion philosophique sur le
concept de trace : montrer son lien constitutif avec l’être-affecté.
Si, à l’opposé de L’archéologie du savoir de Michel Foucault,
nous estimons que l’historien, quoi qu’il en soit de la spécificité
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de la compréhension historique, demeure un serviteur de la
mémoire, nous sommes obligés à nous poser un certain nombre
de questions, qui concernent directement le problème de la trace.
La première et la plus fondamentale (que, pour cette raison
même, on élude le plus facilement) est celle-ci : de quel « présent
du passé » faisons-nous mémoire ? Est-ce le passé d’un « présent
du présent » que vise, s’il faut en croire saint Augustin, l’acte
d’attention ? Cette réponse soulève plus de problèmes qu’elle
n’en résout.
À mes yeux, une phénoménologie herméneutique doit mettre
en question la thèse du primat de la perception dans la
détermination du présent vivant. Pour l’élaboration du concept
de trace, il est fondamental de reconnaître que « le présent 40est
aussi celui du jouir et du souffrir » et le « présent d’initiative ».
Nos souvenirs les plus intimes sont faits de jouissances et de
souffrances, c’est-à-dire des traces de tout ce qui, d’une manière
ou d’une autre, nous a affectés.
L’historien accorde spontanément la préférence aux
initiatives des acteurs historiques, et moins facilement aux
souffrances des victimes. C’est ainsi que les nombreux
chroniqueurs qui nous ont narré les hauts-faits ou les grands
méfaits de Jean l’Aveugle, qu’ils soient tchèques (Pierre de
Zittau, Benes de Weitmühl), belges (Jean le Bel, Jean Hocsem),
français (Jean Froissart, Jaique Dex, à qui nous devons le récit,
haut en couleur et presque digne de la guerre Picrocholine de
Rabelais, du siège infructueux de la ville de Metz par les troupes
de Jean l’Aveugle), italiens (Giovanni Villani, le Chronicon
Parmense) se focalisent presque uniquement sur les initiatives
du roi.

40. MHO, p. 40.


TRACE ET OUBLI 95
L’historien s’intéresse autant aux initiatives qui se sont
soldées par un échec qu’à celles qui furent couronnées de succès.
Les échecs laissent eux aussi des traces dans l’histoire, qui sont
parfois aussi importantes, sinon plus importantes que les succès,
ne fut-ce que parce que, la plupart du temps, ce sont des traces
sanglantes. C’est ce qui a conduit Hegel à formuler sa célèbre
thèse de la « ruse de la raison » (die List der Vernunft) qui
produit du sens en se servant à leurs dépens des passions des
welthistorische Individuen. C’est ainsi que nous voyons Jean
l’Aveugle, dont la candidature à la couronne impériale avait
échoué à deux reprises, déléguer ses espérances à son fils,
l’empereur Charles IV, qui devint le grand bâtisseur de la
Prague gothique et dont le mécénat a laissé des traces
considérables dans l’architecture du Moyen Âge finissant, de
Prague à Metz, grâce à la célèbre dynastie d’architectes Parler.
c) La troisième leçon que je retiendrai de l’histoire de Jean
l’Aveugle est l’imbrication étroite entre le souci de restituer le
passé tel qu’il fut et la fiction littéraire, qui nous alerte sur les
problèmes de l’imagination historique. Si les chroniqueurs (qui
sont souvent en même temps des poètes, comme c’est le cas de
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Jean Froissart, qui fait de Jean l’Aveugle un personnage de son
roman chevaleresque Méliador), s’intéressent au déroulement
effectif de la bataille de Crécy41, c’est aussi parce que, de son
vivant même, Jean l’Aveugle est entré dans le panthéon de la
chevalerie, grâce aux efforts conjoints des hérauts d’armes et des
poètes de cour, en même temps qu’il a laissé des traces
considérables dans la poésie courtoise du XIVe siècle, où on le
rencontre parfois dans le rôle d’un juge suprême devant trancher
la question de savoir si l’amour courtois est préférable à la vie en
société ou l’inverse.
Pendant la longue captivité de son protecteur Charles II de
Navarre, Guillaume de Machaut lui donna en exemple les vertus
chevaleresques du roi de Bohème :
Pren garde au bon roy de Behaigne
Qui en France et en Alemaigne,
En Savoie et en Lombardie,
En Dannemarche et en Hongrie,
En Pouleinne, en Russe, en Cracoe,
En Masouvve, en Prusse, en Letoe,
Ala pris et honneur conquerre.
Il donnait fiez, joiaus et terre,
Or, argent ; rien ne retenait
Fors l’onneur ; ad ce se tenait
Et il en avoit plus que nuls.
42
De bons fu li miendres tenus .

41. Sur Jean Froissart, voir : Peter F. AINSWORTH, Jean Froissart and the
Fabric of History. Truth, Myth and Fiction in the Chroniques, Oxford, 1990.
42. Guillaume DE MACHAUT, Le Confort d’Ami, Ernest HOEPFNER (éd.),
Paris, 1921, p. 103, v. 2923-2934.
96 JEAN GREISCH

Grâce aux recherches de Werner Palavicini, nous sommes


mieux renseignés sur les fonctions des hérauts d’armes, ces
héritiers lointains des aèdes grecs, experts capables d’identifier
les chevaliers harnachés d’après leurs armoiries, présentateurs
attitrés lors des tournois et chantres des vertus chevaleresques,
à une époque où cette classe sociale subissait un déclin
irréversible. C’est ainsi que dans le Dit des VIII Blasons, Jean de
Biétri nous livre une évocation toute héraldique de la bataille de
Crécy, où, en 330 vers, on lit la personnification des huit vertus
fondamentales des huit principaux chevaliers morts lors de cette
bataille.
Pourquoi évoquer la multiplicité de ces documents littéraires
dans le cadre d’une réflexion sur la notion de trace ?
D’abord pour nous alerter sur la complexité des liens entre
histoire, fiction et mythe dans le discours historiographique. On
aurait tort de croire que l’avènement de l’historiographie
moderne met fin à ce réseau enchevêtré de relations. N’est-il pas
troublant de voir qu’en 1940, à la veille de l’invasion de la
Pologne par les troupes hitlériennes, une thèse, soutenue à
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l’université de Leipzig, présente Jean l’Aveugle comme l’un des
grands précurseurs de l’Ostpolitik du Saint Empire ?
D’autre part, il se pourrait bien que l’imagination littéraire
puisse voler au secours de l’imagination historique, ne fut-ce que
pour nous faire prendre conscience des limites intrinsèques de
l’écriture historiographique. Les « absents de l’histoire », pour
paraphraser Michel de Certeau, ce sont les vécus intimes des
sujets et les traces qu’ils laissent dans leur histoire43.
Quel historien « critique » osera encore nous raconter, en
l’absence de documents et de témoignages, les traces de la scène
œdipienne qui opposa, à l’âge de trois ans, le futur Empereur
Charles IV à son père, lorsque celui-ci répudia son épouse, en
l’accusant d’avoir ourdi un complot contre lui, de mèche avec
certains nobles tchèques ? Tout ce que l’historien peut nous dire,
« de source sûre », c’est que Charles, qui à l’époque s’appelait
encore Wenceslas, fut enfermé pour deux mois dans un sombre
cachot pour le punir de son crime de lèse-majesté. Il peut aussi
nous apporter certains témoignages des relations passablement
difficiles entre le fils et le père. Mais il reste muet sur les liens
entre toutes ces données.
d) Le « C’est lui ! » nous invite enfin à réfléchir au désir de
l’historien qui peut prendre plusieurs formes, mais dont aucune
n’est neutre. Telle me semble être la grande leçon que nous
devons retenir de la Deuxième Intempestive de Nietzsche,
consacrée à la question de l’utilité et de l’inutilité de l’histoire
pour la vie. Les traces, les empreintes et les vestiges du passé

43. « L’écriture historienne fait place au manque et elle le cache ; elle crée ces
récits du passé qui sont l’équivalent des cimetières dans les villes ; elle exorcise
et avoue une présence de la mort au milieu des vivants » (Michel DE CERTEAU,
L’Absent de l’histoire, Paris, Mame 1973, p. 103).
TRACE ET OUBLI 97
peuvent être investies (ou désinvesties) de plusieurs manières
possibles, comme le montre Nietzsche à travers le ternaire de
l’histoire monumentale, antiquaire et critique. Il me semble que
ce ternaire nous invite à envisager la notion de trace dans une
triple optique. Ce qui prime dans l’optique monumentale, c’est la
fonction commémorative. Le souvenir, consigné dans un
« monument aux morts », à l’instar du mausolée de Jean
l’Aveugle, est mis au service d’une quête d’identité précise.
Ricœur souligne que « ce petit miracle est en même temps un
grand piège pour l’analyse phénoménologique44 » qui risque
toujours de confondre le passé reconnu et du passé perçu. Au
lieu de neutraliser la passéité de la chose ou de l’événement,
l’analyse phénoménologique des actes de reconnaissance a
affaire à l’« altérité complexe45 » des traces, pouvant aller de la
familiarité absolue (« C’est bien lui ! ») jusqu’à l’inquiétante
étrangeté du « déjà vu » indéterminé (C’est un « revenant »).
Le « lui » du « C’est lui ! » ne désigne pas seulement le
personnage historique, il est le garant d’une identité nationale
retrouvée, problème qui ne fut certainement pas celui de Jean
l’Aveugle, mais qui n’existe qu’à partir de l’avènement d’une
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conscience nationale dans la deuxième moitié du XIXe siècle46.
L’expédition de feu mon professeur nous place aux confins de
l’histoire monumentale et de l’histoire antiquaire. Elle est le
produit de la vénération antiquaire d’un passé, censé être le
garant d’une identité propre et du souci « monumental » de
magnifier un moment ou un personnage historique. « L’histoire
critique », telle que la définit Nietzsche, celle des « ruptures
instauratrices », qui nous détachent des traces d’un passé que
nous jugeons irrecevable, n’y a guère de place, et pour cause !
L’histoire antiquaire et l’histoire critique attestent d’autres
possibilités de gérer les traces du passé. L’histoire antiquaire
s’intéresse de manière privilégiée aux empreintes qui se laissent
interpréter comme des racines. Ce qui prime ici, c’est le besoin
d’enracinement qui trouve son illustration dans l’arbre
généalogique. Chaque oiseau, pour citer une parole de Cocteau,
aime chanter sur une branche de son arbre généalogique.
Comme le souligne Nietzsche, l’arbre qui ne sent que ses propres
racines est incapable de reconnaître la forêt dont il fait partie.
Est-ce
e
un hasard si ce n’est qu’à partir des années soixante du
XX siècle, où commence à prendre forme l’idéal de la
Communauté européenne, que la recherche historiographique
redécouvre la dimension européenne de la politique de Jean
l’Aveugle ?
La troisième possibilité de gérer les traces correspond à

44. MHO 47.


45. MHO 47.
46. Voir Jacques MAAS, « Johann der Blinde, emblematische Heldengestalt
des Luxemburger Nationalbewusstseins im 19. und 20. Jahrhundert », dans :
Jean L’Aveugle. Comte de Luxembourg, roi de Bohème (1296-1346), Luxembourg,
Publications du Cludem, p. 597-622.
98 JEAN GREISCH
l’histoire « critique » telle que la définit Nietzsche. Ce qui prime
ici, c’est le besoin de déracinement et de rupture avec un passé
qu’on juge irrecevable. La « trace » semble se manifester ici
comme une blessure intolérable. Tout serait simple si le
problème pouvait se ramener au refus d’habiter les ruines et les
vestiges du passé. Bien plus redoutable est le désir de rayer les
traces du passé de notre mémoire : les têtes tranchées sur bien
des portails des cathédrales en France, ou les statues des
Bouddhas dynamités par les Talibans en Afghanistan, sont là
pour nous montrer de quelle violence destructrice l’histoire
« critique » peut être capable.
Les traumatismes collectifs, tout comme les blessures de la
mémoire individuelle, exigent eux aussi un coûteux travail de
deuil. Ils le font d’autant plus que les événements fondateurs
d’une communauté historique portent presque toujours la
marque d’une violence originelle. C’est en gardant présent à
l’esprit l’inquiétante parenté entre le deuil et la mélancolie qu’on
mesure toute la portée de la thèse par laquelle Ricœur résume
l’apport d’un célèbre essai de Freud : « Le travail de deuil est le
coût du travail de souvenir ; mais le travail du souvenir est le
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bénéfice du travail de deuil47 ». « Ce que les uns cultivent avec
délectation morose, et ce que les autres fuient avec mauvaise
conscience, c’est la même mémoire-répétition. Les uns aiment s’y
perdre, les autres ont peur d’y être engloutis. Mais les uns et les
autres souffrent du même déficit de critique. Ils n’accèdent pas à
ce que Freud appelait le travail de remémoration48 ». Seule une
« mémoire critique » (en un sens du mot que nous aurons à
préciser) pourra être dite « heureuse » !

Trace, empreinte, vestige : esquisse d’une approche phénomé-


nologique
Dans toutes les considérations qui précèdent, la notion de
trace nous renvoyait, directement ou indirectement, à la mort. Il
me semble capital de nous demander si la trace ne peut pas être
abordée sous un tout autre angle, du côté de la vie, plutôt que du
côté de la mort. Notre vie ne commence-t-elle pas avec un
événement qui nous arrive, mais dont on peut difficilement dire
que nous en soyons les témoins : notre naissance justement ? Le
sens de cet événement fondateur ne nous est accessible qu’à
travers les traces, sous la double forme des empreintes qu’il a
laissées dans notre corps, et du discours des autres qui nous le
relatent et qui le rapportent à une histoire de désir ou de non-
désir qui nous précède.
C’est alors que nous commençons à entrevoir d’autres aspects
du ternaire directeur de notre réflexion, qui nous invite à
conjuguer les notions de trace, d’empreinte et de vestige. En

47. MHO, p. 88.


48. MHO, p. 96.
TRACE ET OUBLI 99
disant que nous sommes invités à les conjuguer, je vais peut-être
un peu vite en besogne. Commençons par nous interroger sur les
relations qu’on peut établir entre ces trois termes et d’abord sur
l’ordre de leur entrée en scène. La « trace » est-elle un terme
générique, dont « l’empreinte » et le « vestige » sont des sous-
espèces ? Toute trace doit-elle être pensée comme vestige, résidu,
reste ? Chacun des termes suppose une relation différente au
passé. Mais laquelle ?
Le cas du « vestige » est le plus simple. Peut être dit
« vestige » tout ce qui nous reste d’un passé révolu : la ruine d’un
château, un site archéologique, un bijou de famille, etc. Le terme
allemand Überrest nous dit bien de quoi il s’agit : le travail de
l’historien, c’est l’art d’accommoder les petits restes, et d’abord
l’art de les conserver. La tâche de la compréhension historique
est d’intégrer ces « vestiges » dans le présent, parfois en les
investissant d’une signification nouvelle. Les ruines d’une
abbaye médiévale nous parlent de la violence qui a occasionné sa
destruction, mais elles peuvent aussi être perçues comme un
« lieu hanté », ou inspirer à un Caspar David Friedrich un
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tableau sublime, sur lequel plane l’ombre de la mélancolie.
Certains « vestiges » peuvent même s’envelopper de l’aura du
sacré qui leur confère une présence plus forte. C’est le cas de
certaines photos-souvenir, des bijoux de famille, sans oublier les
reliques des saints vénérés dans les églises, comme celles de
saint Willibrord que j’ai honoré le mardi après la Pentecôte, en
participant à la procession dansante d’Echternach.
Aux yeux du phénoménologue, qui s’intéresse aux multiples
modes de donation des phénomènes, l’empreinte se présente
d’une manière non moins complexe. Le cas le plus simple est
celui des empreintes d’un marcheur sur le sable au bord de la
mer, ou des pieds d’un chevreuil dans la neige. Des traces de ce
type nous indiquent que quelqu’un, homme ou animal, « est
passé par là ». Elles ont une valeur qu’on peut dire « indiciaire »,
relevant de cette classe très générale de signes que Husserl
appelle dans la première Recherche Logique : « Anzeichen »,
« indices ».
Peut-être peut-on ajouter, en référence à la célèbre
distinction entre icône, indice et symbole dans la sémiotique de
Charles Sanders Peirce, qu’à la différence de l’icône (qui renvoie
à l’objet désigné en vertu de son caractère propre,
indépendamment de la question de savoir si cet objet existe
réellement ou non) et à la différence du symbole (qui y renvoie
en vertu d’une loi ou d’une règle), « l’indice est un signe qui
renvoie à l’objet du fait qu’il est réellement affecté par l’objet ».
C’est évidemment le cas des empreintes que je viens d’évoquer.
Néanmoins, on ne saurait oublier que le terme « affection »
surgit dans ce contexte. L’empreinte, envisagée dans une optique
purement sémiotique, est l’effet d’une chose qui laisse sa marque
sur une autre. Mais cela vaut également pour l’espace
100 JEAN GREISCH
intrapsychique : l’empreinte, c’est ce qui nous a
« impressionnés » d’une manière ou d’une autre.
Reste le cas de la « trace ». Il a de quoi donner des sueurs
froides au phénoménologue. D’abord en raison de son ubiquité :
des « traces » il y en a partout et de toutes sortes : « traces » des
blessures sous forme de coups qu’on nous a portés, traces d’une
opération sous forme de cicatrices, traces d’un événement
marquant dans la mémoire individuelle ou collective, traces d’un
choc de particules sur l’écran d’un laboratoire de physique, etc.
Est-il possible de trouver un dénominateur commun entre toutes
ces acceptions ? Une hypothèse serait de dire qu’il y a un lien
privilégie entre la notion d’événement et de trace, lien qu’il
faudra évidemment préciser.
La seconde source de perplexité est plus proprement
phénoménologique. Elle me semble tenir à deux difficultés : la
première est de savoir si tout ce que nous appelons « trace »
relève de la catégorie de l’indice, ou, pour l’exprimer autrement,
si toutes les traces doivent être considérées comme des signes.
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En définissant la trace comme « effet-signe », Ricœur nous
confronte directement à cette difficulté.
Une autre difficulté tient au fait que la notion de trace est
une véritable crux de toute phénoménologie, qu’elle soit
transcendantale (Husserl) ou herméneutique (Heidegger).
Pourquoi ? Parce que l’idée même de « phénomène » semble
privilégier la relation de l’être et du paraître que vise le terme
grec : apophainesthai. Certes, ce qui se montre sous le mode de
l’Erscheinen comporte toujours le risque de l’apparence. Du
Erscheinen au simple Scheinen, de la manifestation au
simulacre, le chemin n’est souvent pas bien loin. Il n’empêche
que le principe : « Autant de paraître, autant d’être » conserve
toute sa valeur en phénoménologie. Le « phénomène », c’est ce
qui apparaît dans le champ de la conscience. Or, la « trace » nous
renvoie à ce qui n’apparaît pas. Cela ne l’empêche pas de
produire des effets, à peine perceptibles dans certains cas, très
spectaculaires dans d’autres.
Les difficultés que soulève cette forme particulière de non-
manifestation concernent, comme nous l’avons vu, le débat entre
la phénoménologie, qui est une philosophie de la conscience, et
les sciences neuronales, qui s’intéressent aux traces neuronales
inscrites dans le cortex cervical. Mais elles concernent tout aussi
bien les rapports non moins conflictuels entre la phénoménologie
et la psychanalyse freudienne. Il suffit d’évoquer ces deux
disciplines pour s’apercevoir que la notion de trace est
fondamentalement plurivoque.
Le commencement du XXe siècle peut être marqué par deux
œuvres, parues l’une et l’autre en 1900 : Les Recherches
Logiques de Husserl et la Traumdeutung de Freud. Je laisserai à
d’autres plus compétents que moi la question de savoir en quoi
L’Interprétation des rêves concerne la problématique de la trace.
Ce qui est sûr en tout cas, c’est qu’elle n’est pas absente du texte
TRACE ET OUBLI 101
fondateur de la phénoménologie, comme le montre en particulier
la première des Recherches Logiques, intitulée Ausdruck und
Bedeutung, « Expression et Signification ». Tout en évitant de
définir le signe en général, Husserl y développe une réflexion sur
les deux catégories fondamentales de signes auxquelles nous
avons affaire : les simples indices (Anzeichen) et les expressions
dotées de signification. La question que j’aimerais soulever dans
le cadre de cette étude, tout en sachant que je n’ai pas le moyen
de la traiter, est de savoir s’il serait possible d’écrire, dans le
sillage de la phénoménologie husserlienne, mais en débat avec
les neurosciences et la psychanalyse, une recherche « logique »,
dont le titre ne serait pas : Ausdruck und Bedeutung, mais :
Spur und Deutung.

Penser la trace : une tâche philosophique

Nous voici embarqués pour une longue aventure, dont on


devine aisément le caractère périlleux. Commençons par une
constatation purement formelle. À de rares exceptions près, on
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ne rencontre pas le concept de « trace » dans les lexiques
philosophiques. On peut avoir l’impression que nous avons
affaire à une sorte de Protée, qui change d’apparence selon les
contextes dans lesquels il est utilisé. Les philosophes, qui ont
hérité de Platon l’aspiration à des formes nettement définies,
permettant de cerner une identité distincte, n’aiment guère de
tels caméléons. Leur méfiance à leur encontre a sa source dans
l’idée même du logos, qui sous-tend le grand rationalisme
occidental.
Mais un caméléon, même s’il change d’apparence selon le
contexte dans lequel il apparaît (ou plutôt disparaît), reste un
caméléon, c’est-à-dire un animal dont on peut décrire les
comportements et le milieu de vie. Cette stratégie de localisation
épistémologique, consistant à nous demander dans quel contexte
on rencontre la notion de trace, et en lié à quel type de
problématique, trouve une excellente illustration dans les
travaux récents de Ricœur49.
À cela s’ajoute le fait, fortement souligné par Heidegger et
Derrida, que le « logocentrisme » qui domine la pensée méta-
physique occidentale fait de la « présence constante », que
désigne le terme grec ousia et le terme allemand Anwesen, la
signification fondamentale de l’être. Or, la trace semble nous
tirer plutôt du côté de l’apousia, de l’Abwesen. Pour une certaine
pensée métaphysique, qui se reconnaît dans la consigne du vieux
Parménide : « Mais ce qui à la fois est absent aussi bien que
présent, sache-le voir, par la pensée, d’un regard que rien ne
déroute ; car jamais l’être ne coupera de l’attenance à l’être pas
plus, ainsi qu’il sied, ce qui se disperse en tous sens que ce qui

49. Pour une analyse plus détaillée, je renvoie au chapitre 9 de mon ouvrage :
Paul Ricœur : l’itinérance du sens, Grenoble, Jérôme Millon 2001.
102 JEAN GREISCH
50
vient former un tout », la trace apparaît comme un dangereux
trouble-fête.
Quels sont les penseurs de « la trace », à supposer qu’ils
existent ? La question ne se réduit évidemment pas à recenser
les occurrences des termes ichnos, vestigium, empreinte, trace,
etc. dans le corpus philosophique. Le fait que dans le Gorgias,
Platon évoque les traces de coups sur le cadavre d’une personne
assassinée, nous apprend très peu de chose sur l’intérêt qu’il
porte à la notion de trace. On pourrait en dire autant de la
problématique de l’empreinte dans le Théétète, où Platon se
demande si l’âme peut conserver les empreintes des perceptions,
à la manière d’un moule permettant d’identifier ou de
réidentifier un objet.
Il n’en va pas de même de la problématique de la trace qui
sous-tend le Phèdre, dans lequel Platon commente longuement le
mythe de l’invention de l’écriture. Comme l’a montré Jacques
Derrida dans son célèbre article « La pharmacie de Platon »,
l’écriture – c’est-à-dire l’opération qui consiste à conserver et à
faire circuler les traces d’un discours qui n’est plus contrôlé par
le locuteur, censé être le seul arbitre de son « vouloir-dire » – y
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apparaît déjà comme un « dangereux supplément », un
pharmakon, remède et poison en même temps, ce qui sera son
statut tout au long de la métaphysique occidentale51.
Est-ce un hasard si les premiers philosophes qui aient fait un
usage plus extensif de la notion soient les néoplatoniciens ? Dans
la conception néoplatonicienne, l’être en tant qu’être ou l’ousia
n’est que la première trace de l’Un ineffable qui est l’Absolu
véritable. Plotin étaye cette conception, qui a son origine dans la
thèse platonicienne d’après laquelle le Bien est « au-delà de
l’être » et de l’essence (epekeina tês ousias)52, sur un jeu de mots
étymologique qu’on trouve également dans le Cratyle. Le terme
ousia (« essence ») dérive du terme Hestia, la déesse qui préside
au foyer domestique. Toute ontologie, toute pensée de l’être,
serait-elle mue par l’obscur désir de se rassembler autour d’une
présence chaleureuse, un foyer de sens qui nous assure
protection et abri ?
Curieusement Heidegger, qui ne cesse de dénoncer l’assimi-
lation de l’être à l’Anwesenheit, la « présence constante », se
montre littéralement obsédé par le symbole du foyer domestique
et par la figure de la déesse Hestia. Cela le conduit entre autres
à formuler, dans son commentaire de l’Ister de Hölderlin,

50. PARMÉNIDE, Le poème, traduit par Jean Beaufret (1962), Paris, Éd.
Michel Chandeigne 1986, p. 13.
51. C’est là la thèse directrice qui commande les analyses historiques de
DERRIDA dans son ouvrage : De la Grammatologie, Paris, Éd. de Minuit 1967.
Voir également : « La pharmacie de Platon » dans La dissémination, Paris, Éd.
du Seuil 1972, p. 69-179. Le même texte est repris dans l’édition Garnier-
Flammarion du Phèdre.
52. République 509b.
TRACE ET OUBLI 103
53
l’étonnante thèse suivante : « Der Herd ist das Sein », ce que je
traduis par : « L’âtre c’est l’être ». L’univers des traces n’est pas
le même que celui des signes, même s’ils ont en commun de se
rapporter à l’absence, l’apousia, l’Abwesenheit, en tant qu’elle se
distingue de la parousia, la venue à la présence. Si on accepte
l’hypothèse heideggérienne d’après laquelle la compréhension
grecque de l’être privilégie la présence constante, l’Anwesen,
entendu comme « demeure », on comprend les difficultés
d’élaborer une problématique de la trace. Toute la question est
justement de savoir quel statut ontologique on peut accorder à la
trace « qui n’est pas rien ». Les « demeures » peuvent tomber en
ruines sans disparaître pour autant. La présence ne s’efface
jamais sans laisser des traces. Quand le feu s’éteint, il reste
toujours quelques cendres.
C’est peut-être à cette sécurité du foyer que l’hénologie
néoplatonicienne vient nous arracher, en postulant que l’être
n’est qu’une première Trace de l’Un et en nous invitant à
poursuivre jusqu’au bout le travail d’unification54. Il suffit de
jeter un regard sur l’héritage chrétien des néoplatoniciens, aussi
bien chez des penseurs comme Scot Erigène, que chez les
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mystiques rhénans, pour se rendre compte que cette notion de
trace a laissé des traces considérables dans leurs spéculations
philosophiques et théologiques, parmi lesquelles on mentionnera
en premier lieu la thèse augustinienne que l’être temporel
conserve la trace de l’Un (vestigium unitatis) et sa vaste
tentative de retrouver partout dans la réalité créée les
empreintes du Dieu trinitaire. Que ces vestigia Trinitatis soient
tout sauf des « vestiges » au sens de « restes » ou de « ruines » va
de soi pour tout lecteur du De trinitate.
Nous voyons ici s’esquisser les contours d’une réflexion
philosophique relative au statut de la trace, qui engage un débat
avec la métaphysique occidentale et qui, sur la scène de la
philosophie contemporaine, est au cœur du différend entre
Heidegger, Lévinas et Derrida qui, chacun de son côté, se sont
intéressés à la notion de trace. À défaut de pouvoir m’y engager
plus avant, je dois me contenter de souligner l’importance
fondamentale que ce débat revêt à mes yeux.

L’ordre du signe et le désordre de la trace : le problème hermé-


neutique
Ma conclusion, qui n’en est pas une, sera très brève.
Jetant un regard rétrospectif sur le parcours effectué, je me
rends compte que l’idée de trace s’est plus d’une fois conjuguée
dans mon esprit avec la notion de « blessure ». Reprenant une
formule de Ricœur, je dirai que ma contribution principale aux

53. Martin HEIDEGGER, Hölderlins «Der Ister», Ga 53, p. 134-143.


54. Sur les relations entre ontologie et hénologie, voir maintenant : Jean-
Marc NARBONNE, Ontologie, hénologie, Ereignis, Paris, Les Belles Lettres 2001.
104 JEAN GREISCH
travaux de ce colloque est l’invitation à donner une « touche plus
charnelle » à une réflexion sur la trace. Plus charnelle en tout
cas que celui que nous offre l’approche sémiotique.
Au début de son livre : Le Signe, Umberto Eco décrit les
aventures d’un « personnage conceptuel » qu’il appelle
« Monsieur Sigma55 ». Il s’agit d’un touriste italien, en voyage à
Paris, et qui s’y trouve pris d’un brusque mal de ventre. Eco
détaille sur plusieurs pages les opérations sémiotiques qu’il lui
faut accomplir, pour joindre un médecin qui puisse établir un
diagnostic et prescrire un remède. La « morale philosophique »
qu’Eco tire de son petit récit drolatique tient en quelques mots :
un individu normal, confronté à un problème aussi spontané et
naturel qu’un banal «mal de ventre», est immédiatement forcé
d’entrer dans un réseau de systèmes de signes : certains sont
directement liés à la possibilité d’accomplir des opérations
pratiques, d’autres relevant plus directement d’attitudes que nous
définirons comme «idéologiques». Tous, en tout cas, sont
fondamentaux au regard de l’interaction sociale, au point que l’on se
demande si ce sont les signes qui permettent à Sigma de vivre en
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société ou si la société dans laquelle Sigma vit et se pose comme être
humain n’est rien d’autre qu’un vaste et complexe système de
systèmes de signes56.

À une nuance près, je serais prêt à souscrire à cette thèse


« pansémiotique ». Elle tient à mon refus de ratifier le « rien
d’autre que ». Pour illustrer la différence, j’ai inventé, en écho
aux réflexions qui précèdent, un autre « personnage conceptuel »
(G. Deleuze) que le « Signor Sigma » d’Eco. Je l’appellerai : Herr
Spur ou « Monsieur Trace ». Même si dans la vie quotidienne,
l’un et l’autre se servent des mêmes signes, l’univers mental de
« Monsieur Trace » n’est pas tout à fait le même que celui du
« Signor Sigma ».
Herr Spur, qui est d’origine allemande, mais vit et travaille
en France, ne souffre pas de maux de ventre, mais il est
périodiquement affligé de violentes attaques de maux de tête,
qui l’ont amené à consulter plusieurs sommités en neurologie. Ni
le contrôle de ses réflexes, ni les électroencéphalogrammes, ni
les tomographies par émissions de positrons n’ont encore permis
de dépister la cause de son mal. L’un des spécialistes l’a rassuré
en lui disant qu’il ne souffrait pas d’une tumeur cérébrale. Un
autre lui a demandé si, dans sa famille, il y avait une
prédisposition aux états migraineux. Le troisième lui a suggéré,
en termes voilés, qu’il pouvait s’agir d’un symptôme
psychosomatique, ce qui eut pour effet immédiat d’augmenter
son angoisse.
Herr Spur, qui est « né sous X », est un homme plutôt

55. Umberto ECO, Le Signe, adapté de l’italien par Jean-Marie Klinkenberg,


Bruxelles, Editions Labor 1988, p. 11-17.
56. Ibid. p. 15-16.
TRACE ET OUBLI 105
taciturne. Son entourage le trouve plutôt renfermé, et pas très
facile à vivre. Certains, dont Signor Sigma qui l’a rencontré lors
d’un Colloque international sur le thème : « Sémiotique et
Paléontologie », le trouvent même franchement lugubre. De fait,
Herr Spur exerce la profession de paléontologue. Simple
technicien, il fait partie d’une équipe de recherche du CNRS,
spécialisée dans l’étude des grottes préhistoriques. Son travail
consiste à étudier les habitudes alimentaires de nos ancêtres les
plus lointains. Concrètement, cela l’oblige à passer ses journées
à fouiller les cendres de feux éteints depuis une éternité, à
relever les empreintes de dents sur des os brisés, à identifier la
provenance des animaux et à examiner les fractures des os. Ce
travail fastidieux lui a appris une longue patience, tellement
longue que, dans sa famille, on lui reproche souvent d’être « dans
la lune » et absolument incapable de prendre la moindre
décision.
Comme tout chercheur, Herr Spur rêve lui aussi de faire un
jour une découverte sensationnelle qui révolutionnerait la
science et qui ferait entrer son nom dans l’histoire. Il fait partie
des rares privilégiés qui purent visiter la célèbre grotte Chauvet,
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récemment découverte, une cavité ornée de plus de 447
peintures rupestres, réparties sur quatorze espèces animales
différentes. Il faisait partie de l’équipe qui avait relevé
l’empreinte des pieds d’un enfant dans cette grotte, découverte à
laquelle le journal Le Monde du vendredi 11 juin 1999 consacrait
une pleine page. « Un enfant âgé de 8 à 9 ans a cheminé au fond
de la grotte Chauvet, il y a vingt ou trente mille ans. Ce sont les
plus anciennes traces jamais laissées par un individu de notre
espèce (Homo sapiens sapiens) » : c’est sur ses lignes
qu’Emmanuel Roux ouvrit l’article relatant cette découverte, en
précisant que Michel Garcia, spécialiste des empreintes dans les
grottes préhistoriques (et dont Herr Spur est l’assistant, ce que
Le Monde ne précise pas) a constaté que l’enfant a foulé les
traces plus anciennes d’un ours, et que, parallèlement aux pas
humains, il a relevé les empreintes d’un loup.
Personne ne peut se faire une idée des questions épineuses
que Herr Spur dut affronter pour interpréter correctement les
empreintes de cet enfant que le chroniqueur du Monde baptisait
aussitôt : « Mowgli préhistorique ». Qui avait marché à côté de
qui ? Qui avait précédé qui ? Les empreintes sont-elles
contemporaines, ou distantes de centaines d’années ? Pour
l’heure, Herr Spur cherche encore fébrilement les indices qui
permettraient d’apporter une réponse scientifique irréfutable à
toutes ces questions.
Il y a une autre question que Herr Spur, qui aime les pensées
difficiles, mais déteste les gens compliqués, se pose en privé,
mais qu’il n’ose pas aborder devant ses collègues, de peur de se
voir ridiculiser : que pouvait bien ressentir cet enfant qui fut
peut-être l’ancêtre des futurs métaphysiciens, a quoi pensait-il,
lorsque, sous ses yeux émerveillés, se dévoilaient les splendeurs
de cette « Sixtine de la préhistoire » ?
106 JEAN GREISCH
Vous l’aurez compris, Herr Spur est aussi un rêveur. De fait,
il rêve beaucoup, de champs de bataille, d’expéditions dans des
pays lointains, d’envahisseurs contre lesquels il faut se défendre
au péril de sa vie. Dans un de ses rêves récurrents, il se voit
marcher dans une sombre forêt, remontant le cours d’une
rivière, vers un endroit mystérieux et fascinant qu’il connaît
sans le connaître vraiment.
Herr Spur, qui aimerait être écrivain, mais qui pense qu’il
n’en a ni le temps, ni les moyens, ni les dons, est un grand
lecteur. Il dévore pêle-mêle les grands romanciers de la
littérature mondiale (certains de ces ouvrages, il les a lus jusqu’à
dix fois) mais aussi des romans policiers et de la littérature de
science-fiction. Il s’intéresse vaguement à la philosophie et à la
théologie, ses auteurs préférés étant plutôt Pascal et
Kierkegaard que Hegel et Kant. Ses lectures sont assez
éclectiques, et consistent souvent en de simples extraits,
consignés dans un calepin qu’il transporte partout avec lui. Les
dernières inscriptions, griffonnées dans une écriture à peine
lisible, et accompagnées de gros points d’interrogation, sont
tirées de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel et du Livre X
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des Confessions de Saint Augustin :
« Die Wunden des Geistes heilen, ohne dass Narben bleiben. »
(Les blessures de l’esprit guérissent, sans laisser des
cicatrices)…
« et aliquando intromittis me in affectum multum inusitatum
introrsus ad nescio quam dulcedinem, quae si perficiatur in me,
nescio quid erit, quod vita ista non erit. »
(Et parfois tu me fais entrer dans un sentiment
tout à fait extraordinaire au fond de moi,
jusqu’à je ne sais quelle douceur
qui, si elle devient parfaite en moi,
sera je ne sais quoi que cette vie ne sera pas)…
Jean GREISCH.
(Faculté de Philosophie de l’Institut Catholique de
Paris.)

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