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LE SUICIDE ENVIEUX

Fabrice Wilhelm

Presses Universitaires de France | « Cités »

2016/2 N° 66 | pages 77 à 84
ISSN 1299-5495
ISBN 9782130733683
DOI 10.3917/cite.066.0077
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Le suicide envieux
Fabrice Wilhelm

La tristesse éprouvée au spectacle du bonheur d’autrui peut-elle déter-


miner un suicide ? Est-il légitime, et à quelles conditions, de parler de
suicide envieux ? L’envie1 naît de l’écart entre l’impuissance infantile et la
toute-puissance attribuée à la mère, premier idéal du moi de l’infans. Le
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bonheur des autres ne fait en effet souffrir que dans la mesure où il pro-
voque une blessure d’amour-propre, qui, peu ou prou, réactualise cette 77
blessure originelle2. Si personne n’échappe à l’envie, se reconnaître envieux
conduirait donc à envisager la persistance de l’échec narcissique. C’est Le suicide
pourquoi l’envie est généralement désavouée, la puissance du déni étant envieux
proportionnelle à l’intensité de la souffrance. Parmi les défenses contre Fabrice Wilhelm
l’envie, la projection, qui consiste à attribuer à autrui l’affect que l’on dés- 

avoue est la plus commune3 ; l’identification projective4, qui s’applique à 
éveiller l’envie latente d’autrui, est la plus efficace : le sujet envieux, voyant
autrui l’envier, éprouve, à la place de la tristesse, une jubilation maligne.
Celui qui s’attache à faire envie et, en son for intérieur, se réjouit de la

1. Nous nous situons ici dans la perspective de Mélanie Klein [Envie et Gratitude, trad. fr.
Marguerite Derrida, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1975] pour qui l’envie est un affect archaïque,
universel, expression des pulsions destructrices, qu’elle étudie à partir de ses manifestations cliniques
et de ses figurations littéraires. Pour une approche systématique de cette notion, voir F. Wilhelm,
L’Envie, une passion démocratique au xixe siècle, Paris, PUPS, 2015, p. 29-118 et p. 347-390.
2. Voir les analyses de Janine Chasseguet-Smirgel concernant l’Hilflosichkeit dans La Maladie
d’Idéalité. Essai psychanalytique sur l’idéal du moi, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 17, p. 31-45.
3. Au point qu’on peut parler de « nature projective de l’envie ». Voir Florence Guignard,
« L’envie, terre de désolation… », Revue française de psychanalyse, 1997, p. 123-138.
4. Voir Alain Gibeault : « De la projection et de l’identification projective », Revue française de
psychanalyse, 2000, p. 723-742.
cités 66, Paris, puf, 2016
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souffrance d’autrui n’est pas moins animé par l’envie que celui qui s’afflige
de son bonheur. Le suicide envieux – conséquence extrême d’une envie
exacerbée qui n’a pu trouver ni exutoire défensif ni dépassement dans la
sublimation5 – doit être envisagé à la confluence de ces deux destins de
l’affect.
Durkheim distingue trois formes de suicide dans son ouvrage de 18976.
Le suicide altruiste caractérise les groupes sociaux où l’individu est secondaire
par rapport aux intérêts et aux idéaux collectifs. Le suicide égoïste s’explique
au contraire par la désintégration sociale et le développement de l’indivi-
dualisme : il est l’aboutissement d’une dépression qui se manifeste tantôt
par la mélancolie, tantôt par l’indifférence sceptique. Le suicide anomique
est enfin une conséquence des phénomènes de déclassement, par le haut et
par le bas, produit par la labilité nouvelle des frontières sociales. La tonalité
affective qui le précède n’est pas la dépression, mais la colère, ce qui explique
sa réversibilité en homicide, pour peu que le sujet rende autrui responsable
de ses déceptions et de ses échecs. La trop forte intégration détermine ainsi
la soumission de l’individu à son devoir : en se suicidant, le sujet se sacrifie.
L’individualisme, par la rupture des liens sociaux, engendre la mélancolie
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qui conduit à se désintéresser de la vie elle-même : en se suicidant, le sujet
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se retire, tandis que l’anomie provoque la colère : en se suicidant, le sujet se
venge. Les héros de destinée du xixe siècle illustrent cette réversibilité vindi-
cative du suicide anomique : Julien Sorel tente de tuer Madame de Rênal
Dossier
Fin de vie,
avant de provoquer sa condamnation à mort7 ; Ruy Blas, une fois son
éthique du soin imposture révélée, tue Don Salluste avant de s’empoisonner8.
et situations extrêmes Dans le tome deux de De la démocratie en Amérique, Tocqueville avait
 déjà effectué le constat du pouvoir pathogène de l’individualisme et de

l’abrasion dans l’imaginaire des différences sociales, sans toutefois distin-
guer un état affectif dépressif d’un état colérique. Il ne diagnostique qu’« une
mélancolie singulière » des sociétés démocratiques qui rend l’homme
« malheureux […] dans ses plaisirs », insatisfait dans ses réussites, inquiet
au sein de l’abondance ; et il rend ce taedium vitae responsable aussi bien
de la fréquence de la « démence » en Amérique que de l’accroissement

5. L’envie primaire vise la « créativité maternelle » qu’elle veut détruire. Seul l’exercice de la
créativité permet donc selon Mélanie Klein de dépasser l’envie, voir Envie et Gratitude, op. cit.,
p. 18.
6. Émile Durkheim, Le Suicide, éd. Serge Paugan, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 2007.
7. « Je me suis vengé… », Stendhal, Le Rouge et le Noir, éd. Michel Crouzet, Paris, GF, 1964,
p. 450.
8. « Madame, ici chacun se venge », Victor Hugo, Ruy Blas, V, 3.
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du nombre des suicides en France9. C’est en étudiant son origine qu’il


analyse le fameux paradoxe selon lequel « le désir d’égalité devient toujours
plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande » :
« Quelque démocratique que soit l’état social et la constitution politique d’un
peuple, on peut donc compter que chacun de ses citoyens apercevra toujours près de soi
plusieurs points qui le dominent et l’on peut prévoir qu’il tournera obstinément ses regards
de ce seul côté. Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes
inégalités ne frappent point l’œil ; quand tout est à peu près de niveau, les moindres le
blessent10. »

Le dispositif optique établi par Tocqueville révèle l’origine affective de


cette tristesse moderne. In-videre signifie aussi bien regarder avec insistance
que détourner le regard11. Dès qu’il prend conscience qu’un de ses pairs est
plus haut placé, l’homme démocratique éprouve cette supériorité comme
une domination et, par conséquent, comme une blessure d’orgueil ; aussi
ne peut-il s’empêcher de devenir envieux, de « tourner […] ses regards »
vers le spectacle du bonheur dont il souffre, de le tenir à l’œil, de le regarder
de travers. L’image traduit ici l’affect représentant les pulsions scopiques,
et figure, par une représentation externe, une obsession interne : il aper-
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çoit « toujours », il tourne « obstinément », de ce « seul » côté. Si l’indivi-
dualisme, par un « jugement erroné », isole le sujet démocratique, de ses 79
contemporains, de ses aïeux et de ses descendants12, cette solitude du fait de
l’égalisation des conditions est envahie par la pensée obsédante et doulou- Le suicide
reuse de la réussite de ses semblables. La colère que Durkheim reconnaîtra envieux
comme l’affect qui provoque le suicide anomique et explique sa réversibi- Fabrice Wilhelm

lité en homicide, ne serait-elle donc qu’une résultante de la haine envieuse 
parvenue à son point d’acmé ? 
En 1915, Freud propose dans « Deuil et Mélancolie » une explication
de la tendance suicidaire du mélancolique sans mentionner l’envie. Alors
même que ses manifestations extérieures – désintérêt pour les activités
ordinaires de l’existence et incapacité d’aimer – l’apparentent au deuil, la
mélancolie est précisément caractérisée par l’absence de toute cause objec-
tive. La perte subie est purement interne, archaïque et inconsciente : elle

9. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1840), éd. F. Mélonio et J-C. Lamberti,


Paris, Laffont, coll. « Bouquins », p. 522.
10. Ibid., nous soulignons.
11. Compte-tenu de l’indécision sémantique du préfixe in, privatif ou intensif. Le regard de
l’envie est ambivalent dans son essence. Il se fixe sur un spectacle qu’il voudrait faire disparaître.
12. Alexis de Tocqueville, op. cit., p. 497.
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concerne ses premiers objets d’amour. Le point crucial de la démonstration


freudienne est l’interprétation des plaintes et des autodépréciations. Elles
ne sont nullement des expressions de cette lucidité que la tradition renais-
sante et romantique attribue à la mélancolie ; loin d’avoir accédé à une
juste vision d’eux-mêmes, les sujets mélancoliques, au moment même où
ils avouent leur incapacité, restent persuadés de leur supériorité. Par leurs
plaintes, ils ne font que porter plainte contre autrui13, c’est-à-dire contre
leurs premiers objets et ceux qui les représentent. La particularité de la
réaction mélancolique aux déceptions originaires a consisté dans la rupture
avec l’objet d’amour puis dans son introjection. « L’ombre de l’objet tomba
ainsi sur le moi14 ».
Les reproches s’adressent tantôt à cet objet interne auquel le moi s’est
identifié – le mélancolique est « la plaie et le couteau15 » : il tente de se
venger de l’objet par la torture qu’il s’inflige à lui-même et veut enfin le
tuer par son suicide16 – tantôt au moi lui-même qui s’est montré incapable
d’être à la hauteur de son idéal infantile. Les développements ultérieurs de
la psychanalyse mettront toutefois en évidence le rôle de l’envie primaire
et fraternelle dans la blessure éprouvée au cours de la relation originaire à
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l’objet17. Un patient suicidaire d’Abraham rêvait ainsi qu’il possédait les
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attributs maternels, et, tel l’infans augustinien18, avait conçu une « jalou-
sie intense » au spectacle de l’allaitement de son frère puiné19. Au cœur
de l’abattement et du retrait, l’envie est souvent inconsciemment tapie,
Dossier
Fin de vie,
comme la vieille aux cheveux de serpents dans sa grotte20. Si le mélanco-
éthique du soin lique est nostalgique d’un objet originaire, perdu et idéal, il n’en mène pas
et situations extrêmes moins une lutte cruelle et souvent fatale avec l’objet envié intériorisé.



13. Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie », Métapsychologie, éd. Jean Laplanche et J.-B. Pontalis,
Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1940.
14. Ibid., p. 158. Nous soulignons.
15. Charles Baudelaire, Œuvres complètes I, éd. C. Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », Les Fleurs du Mal, « L’Héautontimorouménos », 1976, p. 79.
16. La conception selon laquelle le suicide mélancolique vise l’objet introjecté est nuancée par
Mélanie Klein, car il peut-être aussi un moyen de s’unir à l’objet : « Contribution à l’étude de la
psychogenèse des états maniaco-dépressifs », Essais de psychanalyse, éd. N. Abraham et M. Torok,
Paris, Puf, coll. « Bibliothèque de Psychanalyse », 1967, p. 326-327.
17. Karl Abraham, « Contribution à la psychogenèse de la mélancolie », Œuvres complètes II,
1915-1925, trad. fr. Ilse Barande, Paris, Payot, coll. « Science de l’homme », 2000, p. 193-201.
18. Saint Augustin, Confessions, trad. fr. J. Trabucco, Paris, GF, 1964, p. 22.
19. Karl Abraham, op. cit., p. 190.
20. Ovide, Métamorphoses, éd. G. La Faye, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1994.
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La littérature et la théologie21 ont offert de multiples descriptions d’un


« syndrome » envieux dont le point commun est l’obsession du sujet par
l’image de son objet d’envie actuel. L’Invidia d’Ovide présente chaque nuit
à Aglaure, durant son sommeil, l’image de sa sœur, et la jeune fille ne songe
plus désormais qu’à empêcher les amours d’Hersé et d’Hermès. Il lui en
coûte la vie : le dieu la change en statue de pierre. L’envieux surinvestit donc
son objet d’envie avec plus d’intensité que l’amoureux son objet d’amour
ou l’homme en deuil son objet perdu ; la conséquence en est une dépré-
ciation narcissique radicale. Il entreprend alors une guerre sourde dont les
étapes ont été décrites depuis le Moyen Âge : sussuratio, detractio, exultatio
in adversis, afflictio in prosperis, qui se termine par odium, la haine22. Ne
pouvant plus supporter le spectacle d’un bonheur qui hante ses veilles et
ses rêves, il tente de le faire disparaître par le crime.
L’échec d’un tel projet peut conduire au suicide. Eugène Sue raconte
ainsi l’histoire d’un jeune fils de paysan hanté par la présence du château
féodal – la demeure domine la région et surgit à chaque détour de chemin.
Après avoir vainement essayé d’assassiner son jeune propriétaire, il se jette
dans la Loire23. Mais le suicide peut également être le moyen du crime :
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le sujet sacrifie sa vie à son désir de destruction. Toutefois, il ne s’agit
pas, comme dans la mélancolie, d’un crime imaginaire qui ne concerne 81
qu’un objet interne : le suicide envieux est un attentat suicide qui vise
un objet réel. Il peut donner lieu aussi bien à la destruction immédiate
Le suicide
de l’objet d’envie par le meurtre qu’à une tentative de destruction à plus envieux
long terme – par injection de la culpabilité – en faisant porter à autrui la Fabrice Wilhelm
responsabilité du passage à l’acte. 
Paroxysme de l’envie, le suicide envieux obéit à la constante qui veut que 

le désaveu soit proportionnel à intensité de l’affect. L’envie sera d’autant
mieux dissimulée qu’elle est la raison essentielle de l’acte. Quand Hedda
Gabler, moderne Bovary aux allures cyniques et désabusées, se suicide,
enceinte, après avoir joué une danse endiablée, son acte se veut une pro-
testation artistique contre la médiocrité qui l’environne. La triste héroïne
d’Ibsen associe ainsi projection et idéalisation d’elle-même, à l’instant où
elle commet, et à tous les sens du terme, un attentat contre la vie en soi.

21. Voir Carla Casagrande et Silvana Vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, Paris,
Aubier, 2003, p. 70-78.
22. Murmure malveillant, dénigrement, satisfaction de voir le prochain contrarié, déception
de le voir prospérer, Saint-Thomas d’Aquin, Somme Théologique, La Charité, éd. H. D. Gardeil,
trad. fr. V. Vergriete, Paris, Éditions du Cerf, t. III, 1963, p. 74.
23. Eugène Sue, L’Envie, Frédérik Bastien, Les Sept Péchés capitaux, éd. Jules Rouff.
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Quand Souvarine, l’anarchiste de Germinal, risque sa vie pour faire sauter


la mine, sa violence pulsionnelle révèle son mobile vindicatif : « l’horreur
noire de ce trou battu le jetait à une fureur de destruction […], il y mettait
une férocité, comme s’il eût joué du couteau dans la peau d’un être vivant
qu’il exécrait24 ». Quelle que soit la nature de l’idéalisation – esthétique,
politique ou religieuse – elle substitue au mobile égoïste et anomique, un
mobile altruiste ; elle donne à la vengeance l’apparence d’un sacrifice et
elle permet ainsi d’anoblir l’acte, conjointement suicidaire et meurtrier,
déterminé par l’envie, en lui conférant la signification d’une rédemption
narcissique.
Une emprise si radicale de l’envie ne peut s’expliquer que par l’action
conjuguée d’une problématique psychique individuelle et d’une situation
sociale qui vient l’exaspérer. La prolifération de l’affect dans la société
démocratique résulte moins des différences entre égalité réelle et formelle
que de leur visibilité. Les implications pulsionnelles des deux destins de
l’envie – envier ou s’efforcer de rendre envieux – doivent pour cette raison
être prises en compte. L’envie, envisagée dans ses manifestations sexuelles
scopiques25, s’exprime aussi bien par le voyeurisme agressif et potentiel-
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lement criminel qui veut pénétrer l’objet d’envie par le regard, jusqu’à le
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faire disparaître en l’assassinant26, que par l’exhibitionnisme, non moins
violent, qui impose à autrui le spectacle de sa jouissance27. La même bipo-
larité existe dans l’univers social. L’envie ne se manifeste pas seulement
Dossier
Fin de vie,
par le regard de celui qui, ayant échoué, observe avec douleur la réussite
éthique du soin d’autrui, mais par l’ostentation de la réussite, qui vise avec sadisme à pro-
et situations extrêmes voquer cette souffrance.
 Baudelaire figure ainsi Plutus, le second Satan des Tentations, « sans

yeux », non seulement pour signifier qu’il est aveugle à la misère mais
aussi que sa jouissance est essentiellement exhibitionniste : « Le gros Satan
tapait avec son poing sur son immense ventre, d’où sortait alors un long et
retentissant cliquetis de métal, qui se terminait en un vague gémissement

24. Émile Zola, Germinal, éd. Henri Guillemin, Paris, Garnier-Flammarion, 1968, p. 442.
25. L’envie est selon Mélanie Klein « La manifestation sadique-orale et sadique anale des pul-
sions destructives » [Envie et Gratitude, op. cit., p. 13.]. Mais les travaux de Gérard Bonnet – voir
note suivante – nous suggèrent qu’elle est également l’expression d’un sadisme visuel.
26. Songeons au voyeur de Psychose.
27. Le développement de la pornographie a été interprété par Gérard Bonnet comme une
compensation exhibitionniste au caractère anxiogène du monde moderne qui vise inconsciemment
les plus faibles, c’est-à-dire les enfants en les contraignant à assister à un spectacle attirant et angois-
sant. Il me semble qu’il s’agit de susciter conjointement le sentiment d’impuissance et l’envie. Voir
Gérard Bonnet, Défi à la pudeur, Paris, Albin Michel, 2003.
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fait de nombreuses voix humaines. Et il riait en montrant impunément ses


dents gâtées d’un énorme rire imbécile ; comme certains hommes de tous
les pays quand ils ont trop bien dîné28. » Le bénéfice de la richesse ne se
limite pas à l’intérêt matériel, sans quoi le gros Satan n’aurait aucune raison
de faire retentir les pièces d’or à l’instant même où les « yeux suppliants »
lui réclament l’aumône. L’impudeur par laquelle il impose les bruits de sa
digestion et offre la vision de ses dents gâtées est nécessaire à sa jouissance.
En témoigne son rire énorme, qui est conjointement une manifestation
de l’orgueil – lui, a su s’enrichir – et de la joie maligne – l’expression dou-
loureuse du manque dans le regard de ceux qui ont faim vient prouver la
valeur de ce dont il est comblé. Si la richesse est construite sur l’exploita-
tion matérielle de la pauvreté, la jubilation qu’elle procure se nourrit de son
exploitation psychique. Elle ne suffirait pas à la « joie du riche » sans son
« reflet » dans « l’œil du pauvre29 », qui est ainsi porteur d’un mandat social,
comme on parle d’un mandat familial : externaliser l’envie du riche.
Baudelaire oppose à l’ostentation collective et jubilatoire de la richesse
des silhouettes solitaires et vulnérables, doublement attristées par le deuil
impossible de leurs idéaux et par des images extérieures du bonheur. Il
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reconnaît dans ces gueux, dans ces « ruines », sa « famille30 », car il par-
tage avec eux la réponse mélancolique dans laquelle les pulsions destruc- 83
trices font du monde intérieur du psychisme un univers en ruine. Mais il
est une autre réponse où elles se retournent contre les objets d’envie, où
Le suicide
ce n’est pas l’intériorisation mais la projection qui domine, une réponse envieux
envieuse qui consiste à rendre le monde extérieur semblable au psychisme Fabrice Wilhelm
dévasté. Un projet de poème en prose permet d’imaginer l’impact d’un tel 
retournement. Il figure le poète et l’humanité habitant de concert un bâti- 

ment, « lézardé », « travaillé par une maladie secrète », « prêt à crouler ».
« Je calcule, en moi-même, – dit le poète observant les premiers signes
de l’effondrement – pour m’amuser, si une si prodigieuse masse de pierres,
de marbres, de statues, de murs, qui vont se choquer réciproquement
seront très souillés par cette multitude de cervelles, de chairs humaines,
et d’ossements concassés31. » Dans le caractère ludique d’une telle fantaisie
de destruction, on reconnaît la signature de l’instinct de mort ; le souvenir
du vivant ne restera bientôt que comme la trace d’une souillure au terme

28. Charles Baudelaire, « Les Tentations, ou Éros, Plutus et la Gloire », Le Spleen de Paris,
op. cit., p. 309.
29. « Les Veuves », op. cit., p. 294.
30. « Les Petites Vieilles », op. cit, p. 91.
31. Ibid., p. 372. Nous soulignons.
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du triomphe de l’inanimé. Pour l’envie, représentant des pulsions de mort,


la survie du sujet est non seulement négligeable au regard de la destruction
de l’objet, mais sa disparition est même souhaitée32.
Si nul ne se reconnaît envieux, chaque société a tenté de se prémunir
des menaces de dissolutions sociales inhérentes à l’envie. Aucune limite
n’est pourtant prescrite aujourd’hui à l’ostentation du visible. Or celle-ci
n’est pas la simple conséquence du développement des technologies de
la communication, elle obéit également aux finalités inconscientes de la
démesure visuelle : chacun peut désormais tenter d’exciter – et d’exter-
naliser ainsi – l’envie, en exhibant sa réussite et sa puissance. Mais cette
licence à un revers : la situation des « pauvres devant un Café neuf33 » n’est
plus une spécificité des grandes villes du Second Empire, elle est désormais
universelle. Au fond de l’œil de tous les plus pauvres, se reflète la joie des
plus riches ; les uns et les autres étant plus proches et plus distants qu’ils
n’ont jamais été. Il est dès lors à craindre que les vengeances envieuses
ne prennent les formes les plus radicales, celles qui, par le biais du sui-
cide envieux, annihilent à la fois celui qui triomphe en s’imposant comme
objet d’envie et celui qui souffre d’un spectacle qu’il ne peut s’empêcher de
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regarder fixement tout en voulant le faire disparaître34.
84

Dossier
Fin de vie,
éthique du soin
et situations extrêmes



32. Sur le lien entre pulsion de mort et envie, voir Hanna Ségal, « De l’utilité clinique du
concept d’instinct de mort », La Pulsion de mort, Paris, Puf, 1986.
33. Charles Baudelaire, op. cit., p. 371.
34. Cette annihilation du spectacle envié réalise la finalité des pulsions visuelles de mort. Voir
Gérard Bonnet, La Violence du voir, Paris, Puf, coll. « Bibliothèque de Psychanalyse », 1996.

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