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dimensions de la désobéissance
Paul Zawadzki
Dans La Politique éclatée 2005, pages 119 à 138
Éditions Presses Universitaires de France
ISBN 9782130546597
DOI 10.3917/puf.gugli.2005.01.0119
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sentiment moral et dimensions
de la désobéissance
Paul ZAWADZKI*
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eux, c’était ainsi que devaient agir les hommes, qu’on était chez
eux, et qu’ils usaient de tous les moyens. Cormery avait pris son
air buté. « Peut-être. Mais ils ont tort. Un homme ne fait pas ça. »
Levesque avait dit que pour eux, dans certaines circonstances, un
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homme doit tout se permettre et [tout détruire]. Mais Cormery
avait crié comme pris de folie furieuse : « Non, un homme ça
s’empêche. Voilà ce qu’est un homme, ou sinon... »1
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met d’échapper à l’esprit grégaire en fournissant des anti-
dotes aux préjugés de la corporation, l’esprit de corps
agrège. Il créé du conformisme dans une camaraderie qu’il
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faut se garder de confondre avec l’amitié1. On comprend
l’inquiétude humoristique de Littré, s’interrogeant à pro-
pos de l’esprit de corps : « Admis enfin, aurai-je lors, pour
tout esprit, l’esprit de corps ? » De manière plus inquié-
tante, on garde en mémoire l’expérience de Stanley Mil-
gram2 sur la soumission à l’autorité, ou bien encore les
sombres conclusions de Christopher Browning qui termine
son ouvrage Des hommes ordinaires par ces lignes : « Au sein
de tout collectif, le groupe des pairs exerce de formidables
pressions sur le comportement de l’individu et lui impose
des normes éthiques. Alors si les hommes du 101e bataillon
de réserve de la police ont pu devenir des tueurs, quel
groupe humain ne le pourrait pas ?3 » Seulement une dou-
zaine d’hommes sur près de cinq cents avaient refusé de
participer à la tuerie de Jozefow, rapporte Browning qui se
demande : pourquoi ces « hommes du refus » furent-ils si
rares ? Et de mentionner, au premier chef, « l’esprit de
corps – l’identification élémentaire de l’homme en uni-
forme avec ses frères d’armes et l’extrême difficulté qu’il
éprouve à faire cavalier seul »4.
Ce qui nous intéresse ici, ce ne sont pas les mécanismes
par lesquels des individus supposés hypersocialisés ou
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dominés agissent comme des marionnettes, ou comme de
simples rouages d’une machinerie nommée esprit de corps.
À cela, toute une tradition sociologiste répond en faisant
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appel à des notions commodes mais faussement explica-
tives tels les processus de socialisation et d’intériorisation des
normes. Au plus loin du conformisme, de la trahison de soi
et de l’esprit de collaboration, il s’agit au contraire
d’approcher ce moment de basculement très dense où,
contre toute attente, s’arrachant à tout déterminisme, des
individus se figent dans un geste radical de refus, qui
semble s’imposer à eux avec la force de l’évidence.
Lorsque résistance ou désobéissance sont dictées par les
impératifs politico-idéologiques d’une légitimité concur-
rente, qu’elles sont sous-tendues par une condition de mar-
ginalité, l’énigme est pour une part levée. Les choses
deviennent fascinantes et riches d’enseignement dans les
situations qui mettent en scène des individus dévoués corps
et âme et parfaitement socialisés à l’esprit du corps auquel
ils appartiennent. Comment comprendre ceux qui occu-
pent une place préminente au cœur même de l’institution,
et qui tout en étant connus pour leur fidélité sans faille
s’arrêtent soudain, refusent d’aller plus loin et décrochent ?
La véritable énigme commence au moment où ces indi-
vidus prennent conscience d’un conflit intérieur, puis d’une
conviction puissante engageant leur décision qui marque au
bout du compte l’affirmation de la liberté humaine. Le
conflit oppose l’obligation qui résulte de la fonction
occupée à l’impératif que dicte la conscience. Émergeant des
profondeurs du for intérieur, la conviction prend forme à
travers la certitude que l’institution exige l’inacceptable.
Elle implique une intuition morale, une identité à soi-
même et une vision de l’homme et du monde. Dans le cas
des hauts fonctionnaires appartenant aux grands corps de
l’État, elle débouche sur la décision de refuser d’exécuter
un ordre qui heurte leur conscience. Ajoutons que la radi-
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calité du refus, quel qu’en soit le prix, semble indiquer que
la décision engage un bien qui n’a pas de prix.
Afin d’incarner la réflexion, prenons un exemple
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aujourd’hui relativement bien connu, celui du consul por-
tugais Aristides de Sousa Mendes (1885-1954)1. Consul
général du Portugal à Bordeaux au moment où éclate la
Seconde Guerre mondiale, Mendes est un aristocrate
catholique pratiquant, père de 14 enfants. Juriste de forma-
tion, diplomate, serviteur scrupuleux de son État, il n’avait
jusqu’à présent jamais manifesté la moindre velléité
d’opposition à son gouvernement. Dès mai 1940, avant
même que Paris ne tombe aux mains des Allemands, Bor-
deaux était devenue une ville de réfugiés. Un visa pour Lis-
bonne permettait de quitter l’Europe pour le Nouveau
Monde, d’où l’afflux des demandes de visas portugais.
Très tôt, Mendes commença à contourner les directives
officielles du 11 novembre 1939 interdisant de délivrer des
visas à certaines catégories de réfugiés – ceux dont la
citoyenneté était « indéfinie, contestée ou en litige » – sans
l’autorisation préalable du ministère. En juin 1940, il ren-
contre le rabbin Jacob Kruger auquel il offre l’hospitalité en
lui promettant d’obtenir un visa pour quitter la France. Le
rabbin lui aurait répondu : « Ce n’est pas seulement moi
qu’il faut aider mais tous mes frères qui risquent la mort. »
La suite est racontée par Pedro Nouno, le fils de Mendes
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qui assistait à la conversation. « Mon père sembla tout à
coup tellement fatigué, comme s’il venait d’attraper une
maladie fulgurante ! Il nous regarda et alla se coucher. » Il
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resta cloîtré trois jours et trois nuits. Au matin du qua-
trième jour, tout bascule. « Mon père s’est levé – poursuit
Pedro – comme rasséréné et plein d’une immense énergie.
Il s’est levé, rasé, habillé, puis il est sorti de sa chambre, a
ouvert la porte de la chancellerie et a dit à haute voix :
“Désormais, je donnerai des visas à tout le monde, il n’y a
plus de nationalités, de races, de religions”. »1
Soutenu par ses proches, Mendes s’attelle à la tâche.
Durant quelques jours, il signe infatigablement de huit
heures à trois heures du matin des milliers de visas. Déso-
béissant aux ordres de Salazar interdisant de donner des
passeports ou des visas aux juifs, aux apatrides expulsés ou
déchus de leur nationalité, il permet à 30 000 personnes
dont 10 000 juifs d’échapper aux nazis2. Rapidement, le
gouvernement portugais le rappelle. Sur le chemin du
retour, plus entêté que jamais, buté, il continue de signer
de nouveaux visas. En octobre 1940, au terme d’un procès
disciplinaire, il est condamné à un an d’inactivité, à la
diminution de moitié de son salaire, puis à la retraite. Sa
femme meurt en 1948. Un seul de ses nombreux enfants
reste au Portugal. Les autres émigrent. Jamais réhabilité de
son vivant, il meurt dans la misère en 19543.
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Reprenons successivement les trois moments dont il fut
question plus haut : conflit, conviction, décision – en les exa-
minant principalement sous l’angle du rapport à la liberté.
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I
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ne s’efface pas totalement derrière sa fonction. Sa crise naît
de son sentiment de responsabilité. Banal, dira-t-on ?
Peut-être, mais ce qu’on a désigné sous le terme de la
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banalité du mal chez Eichmann illustre une attitude très
exactement inverse. H. Arendt souligne qu’il est tout sim-
plement un personnage creux, le mal, chez lui, se caractéri-
sant précisément par une absence de fond. Obéissant, sans
états d’âme, il n’avait ni honte ni culpabilité ; d’ailleurs,
dit-il, « le remords, c’est bon pour les petits enfants »1.
Par là même, Eichmann ne connaissait rien de la
liberté, puisque la responsabilité retrouvée pour un acte
est, comme l’écrit Karl Jaspers, le premier signe d’une
liberté politique qui s’éveille2. En niant sa responsabilité,
Eichmann se nie d’abord comme sujet. À ce titre, il analyse
sa logique d’action comme hétéronome et purement ins-
trumentale. En se présentant lui-même comme un instru-
ment animé, il fuit la liberté3 et recouvre son dilemme
moral par les contraintes proclamées de sa fonction. On a
relevé cette même stratégie de défense, plus récemment,
chez M. Papon que l’avocat Michel Zaoui interpellait en
ces termes : « Les bureaucrates, cette nébuleuse... On dirait
1. Cité par Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la
banalité du mal (1964), édition revue et augmentée, trad. de l’anglais par
Anne Guérin (1966), revue par Michelle-Irène Brudny - de Launay
(1991), révision par Martine Leibovici, in Hannah Arendt, Les origines du
totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, éd. établie sous la dir. de Pierre Bou-
retz, Paris, Gallimard, « Quarto », 2002, p. 1042. Récemment, l’ancien
secrétaire général de la préfecture de Gironde, M. Papon, déclarait : « Je
ne me suis jamais trouvé dans la position d’engendrer un événement qui
porte au remords, je ne vois pas pourquoi j’en exprimerais » (Le Point,
no 1640 du 19 février 2004).
2. « Sentir sa culpabilité et savoir que sa responsabilité devant les
autres en découle, c’est là le commencement du renversement intérieur
par lequel la liberté politique doit s’actualiser » (Karl Jaspers, La culpabi-
lité allemande (1946), trad. de l’allemand par Jeanne Hersch, préf. Pierre
Vidal-Naquet, Paris, Minuit, 1990, p. 86).
3. Erich Fromm, Escape from Freedom [1941], New York, Owl Book
Henry Holt & Cie, 1994.
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que vous dites qu’ils ont agi et, en même temps, qu’ils ne
sont pas responsables. » Et Papon de répondre « Exacte-
ment. C’est la formule que j’adopte. »1
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La défense d’Eichmann et de Papon consiste à se don-
ner à voir comme des zombies hétéronomes. Ils livrent une
interprétation sociologiste de leur action : étant donné
qu’ils occupaient une place particulière dans le champ,
dans l’institution de l’État, ils se déclarent agis plus
qu’agissants. À supposer qu’ils traduisent véritablement ce
que fut leur expérience historique, que la justification
portée devant la cour vaille explication, cela signifierait
seulement qu’un homme obéit et se comporte comme le
rouage d’un mécanisme non pas parce qu’il occupe telle ou
telle place dans l’institution, mais tout d’abord parce qu’il
s’est renié lui-même comme sujet, et qu’il se représente
lui-même comme rouage2. Ce reniement commence avec
la « déproblématisation » morale, ou si l’on veut la réifica-
tion de soi-même et la naturalisation de la situation dans
laquelle on se trouve. Eichmann et Papon s’acceptent
comme pure fonction et comme chose ; d’un même geste, ils
ont traité d’autres hommes de manière fonctionnelle
comme des choses, de simples questions administratives en
quête de leur solution technique.
C’est très précisément ce que le consul portugais ne fait
pas lorsqu’il « s’empêche » d’obéir. Il n’étouffe pas en lui le
dilemme tragique auquel il se trouve confronté. Il ne réduit
pas non plus son problème moral à un problème technique.
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Ce dernier point appelle une brève remarque sur une
disproportion bien connue. Quoi de plus fréquent lors-
qu’on est en charge d’un « tas » de dossiers, d’oublier que
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ceux-ci impliquent des vies humaines. Que les chiffres et
les codes désignent des personnes en chair et en os. Cet
oubli est notamment rendu possible par l’incapacité (ou le
renoncement) de penser du point de vue d’autrui. « Plus on
l’écoutait, écrit Arendt à propos d’Eichmann, plus on se
rendait à l’évidence que son incapacité à s’exprimer était
étroitement liée à son incapacité à penser – à penser
notamment du point de quelqu’un d’autre. »1 Eichmann
osait se référer à Kant. On pourrait dire pourtant que des
trois fameuses maximes kantiennes du sens commun, Eich-
mann n’était capable que de pensée conséquente. Pensant et
s’exprimant par cliché, il ne connaissait pas la pensée sans
préjugé (penser par soi-même). Surtout, il était incapable de
pensée élargie, condition de possibilité de la faculté de juger,
consistant à penser en se mettant à la place de tout autre.
II
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l’on se trouve placé à un « carrefour entre la raison et la
déraison », en estimant que « la course à l’abîme commence
dès que l’on trahit la simple vérité. (...) À chaque instant,
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nous nous trouvons au carrefour où nous est proposée la
possibilité de devenir nous-mêmes par la raison. C’est là
une décision qu’il faut toujours reprendre : devenir soi,
c’est-à-dire devenir libre, ou encore choisir le chemin qui
mène à la vérité, adopter, jusque dans nos moindres gestes,
cette simple droiture, celle de l’homme parfaitement indé-
pendant et qui parle comme tel »1.
L’énigme est là : pourquoi certains retrouvent dans ces
situations cruciales une conviction simple et droite qui les
conduit au refus de collaborer, voire à la désobéissance ?
Pourquoi d’autres oublient leur liberté pour se penser
comme des pantins mécaniques, faisant du même coup
marcher la machine de la persécution ? Les recherches
sur l’aide portée aux juifs pendant la guerre montrent
qu’aucun déterminisme sociologique simple ne rend
compte de ces actions. Peu nombreux, les individus prêts à
désobéir et à porter secours provenaient de toutes les caté-
gories sociales2.
Placé devant le carrefour qu’évoque Jaspers, le consul
retrouve son identité en reprenant pied sur le sol ferme
d’une foi ou d’une transcendance, à condition de ne pas
donner à ces termes une signification exclusivement reli-
gieuse3. Cette foi lui permit d’opposer une exigence plus
haute, à commencer par celle des principes universalistes
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de la Constitution, à la positivité des lois injustes1. Lors du
procès disciplinaire, l’acte d’accusation contre Mendes lui
reprochait d’avoir « déshonoré le Portugal devant les auto-
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rités espagnoles et devant les forces allemandes d’occupa-
tion ». À cela, le consul répondit dans une lettre de
défense. « Mon seul objectif était de sauver des gens dont
la souffrance était imprescriptible », « pour ma conscience,
leurs paroles représentent la plus précieuse récompense. »
Et de conclure fermement : « Je ne pouvais faire des dis-
tinctions entre les nationalités, les races ou les religions,
étant donné que j’obéissais à des raisons d’humanité qui,
elles, ne font pas de distinction entre les nationalités, les
races ou les religions. »2
Religieuse ou non3, la foi de Mendes fait signe vers un
horizon de sens qui transcende la pure légalité du gouverne-
ment portugais. Elle était suffisamment élaborée pour dessi-
ner une hiérarchisation possible des exigences morales, per-
mettant de sortir de l’indécision et de fonder sa conviction.
Celle-ci prit la forme d’un acte de désobéissance civile aux
limites de l’objection de conscience4. C’est précisément ce que,
dès juillet 1940, Salazar avait reproché à Mendes en ne lui
pardonnant pas d’avoir osé « mettre ses impératifs de cons-
cience au-delà de ses obligations de fonctionnaire »5. Dans
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d’autres cas, la référence religieuse fut plus explicite. Ainsi,
le conservateur Paul Grüningen, commandant de la police
du canton de Saint-Gall en Suisse, qui permit la fabrication
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de trois mille faux papiers, fit également référence à sa cons-
cience, en disant : « Mon aide aux Juifs avait son fondement
dans une conception du monde chrétienne ! (...) J’ai géné-
reusement reçu l’aide de Dieu. »1 La place nous manque
pour développer ce point, mais la conscience de cet « ail-
leurs » est sans doute cruciale dans toutes les situations his-
toriques extrêmes2.
On a souvent souligné que la résistance suppose une
rupture et que celle-ci est d’abord rupture avec la légalité3.
Cela reste vrai à condition de souligner aussitôt qu’elle
implique néanmoins une continuité plus profonde. La fidé-
lité à soi (fidélité par rapport à ce que l’on croit bon, juste
et vrai) constitue une dimension cruciale de toutes les résis-
tances. Loin d’accepter l’idée d’une inversion morale, le
consul justifie son acte de désobéissance par la confirma-
tion de son attachement à des principes politiques ou
1. Cité par Pierre Birnbaum, « Sur les “bonnes raisons” des fonc-
tionnaires de Vichy », op. cit., p. 280.
2. Dans Les grands procès dans les systèmes communistes, Paris, Galli-
mard, 1972, Annie Kriegel avance par exemple que l’invocation du cou-
rage ne suffit pas à rendre compte de l’expérience de ceux qui
n’avouèrent jamais les crimes qu’ils n’avaient pas commis. Ce qui était en
cause selon elle était l’ « identité à soi-même : celui dont l’idéologie
entière, le système entier d’idées et de sentiments, le paysage mental dans
sa totalité étaient strictement limités à l’idéologie, au système d’idées, au
paysage mental propres au monde communiste, ne disposait d’aucun
recours. Qui au contraire, avait conservé, fût-ce dans un semi-oubli, des
principes et des valeurs exogènes, pouvait en commencer, dans la dérélic-
tion de la prison, une réactivation, partielle et partiale, mais génératrice
sinon d’espoirs, au moins d’autonomie intellectuelle » (p. 127).
3. Comme l’écrit Jacques Semelin, la désobéissance comporte une
dimension de l’inversion morale. Lucie Aubrac raconte par exemple
comment elle était entrée « dans le monde de la tricherie et du men-
songe » (Jacques Semelin, Sans armes face à Hitler. La résistance civile en
Europe, 1939-1945, Paris, Payot, 2e éd., 1998, p. 245).
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moraux supérieurs ; il souligne une fidélité sans faille. Dans
la trahison de la légalité institutionnelle se joue en réalité le
refus obstiné de trahir ce à quoi on a toujours cru.
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Dans les situations les plus contraignantes, l’individu
peut encore éprouver l’horreur de cette trahison de soi dont
parle Fromm en réélaborant la notion biblique d’ « endur-
cissement du cœur ». En des pages étonnamment proches
de K. Jaspers, il fait appel aux mécanismes de trahison de
soi et d’endurcissement du cœur, pour tenter d’expliquer la
trajectoire de ceux qui avaient au départ autant de chances
que n’importe qui de devenir des gens bien, mais qui, placés
à la croisée des chemins, ne faisaient pas le choix de la vérité
et finissaient « dans la peau de canailles endurcies et sans
scrupules », collaborateurs de Hitler ou de Staline1.
Aussi bien Jaspers, Arendt ou Fromm – qui dans le
même texte résume la méthode freudienne par la devise « la
vérité fera de vous des êtres libres » – s’arrêtent sur la ques-
tion de la vérité. Ils ne l’abordent pas sous l’angle classique
du mensonge à l’autre. Ils l’appréhendent comme vérité à
l’égard de soi-même. Arendt observe qu’il était impossible
de communiquer avec Eichmann, non parce qu’il mentait,
« mais parce qu’il s’entourait du plus efficace des mécanis-
mes de défense contre les mots et la présence des autres et,
partant, contre la réalité en tant que telle ». Notons au pas-
sage que la question de la vérité contre le mensonge totali-
taire2, la critique de la langue de bois, ainsi que l’idée de
révolte comme tentative de « vie dans la vérité »3 ont consti-
132
tué l’une des dimensions antimachiavéliennes fondamenta-
les de la pensée de la dissidence est-européenne, qu’il
s’agisse de la Charte 77 en Tchécoslovaquie ou du Comité
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d’autodéfense sociale (KOR) en Pologne.
Alors que certains comme Eichmann sont immunisés
contre la réalité, d’autres qui refuseront d’obéir étaient litté-
ralement incapables de ne pas voir ou de ne pas entendre.
Le consul portugais justifiera son action en disant des réfu-
giés que « leurs souffrances étaient indescriptibles, certains
avaient perdu leurs épouses, d’autres n’avaient plus de nou-
velles de leurs enfants, quelques-uns avaient vu des êtres
aimés mourir sous les bombardements ». Bref, « il y avait
quelque chose qui ne pouvait être ignoré, le destin réservé à
tant de gens s’ils tombaient entre les mains de l’ennemi ».
L’aurait-il souhaité, il ne pouvait ignorer l’insupportable
réalité d’une humanité bafouée à sa porte. D’où sa dissi-
dence pensée à la fois comme évidente et nécessaire.
Mais pourquoi ne pouvait-il pas l’ignorer ? Nous tou-
chons ici aux délicates questions de l’empathie, du décen-
trement et de l’intériorité. Dans les limites de cet article,
bornons-nous à observer que la conviction qui se cristallise
à l’issue de la crise morale du consul est d’une densité
extraordinaire ; elle est imprenable car, allant vers l’inté-
rieur, elle va chercher ses racines dans ce que l’individu a de
plus profond du côté du for intérieur ; allant vers l’extérieur
elle repose sur une forme de transcendance, mobilisant la
raison comme faculté des principes et désir d’absolu. Ce
sentiment qui vient du for intérieur de l’individu n’est pas
purement arbitraire. Il se rattache à l’ordre de l’inter-
subjectivité car il s’explicite à travers une visée d’universel,
comme par exemple le sentiment d’injustice. Nous pouvons
l’appeler sentiment moral1.
1. Au sens où Rawls souligne par exemple que « l’envie n’est pas un
sentiment moral. Pour en rendre compte, il n’est besoin de citer nul prin-
cipe moral. Il suffit de dire que la meilleure situation des autres attire
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Assurément les réalités subjectives de la rationalité
axiologique sont plus difficiles à appréhender que des
actions qui s’extériorisent en toute objectivité. On ne sau-
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rait pourtant les contourner dans l’analyse de toute une
série de questions importantes comme par exemple celle de
la servitude volontaire – envers de la désobéissance.
L’ancienne interrogation de La Boétie resurgit en effet au
milieu du XXe siècle. C’est vers l’auteur de La servitude
volontaire que se tourne Pierre Vidal-Naquet dans sa pré-
face à l’ouvrage de Christopher Browning. Vers lui égale-
ment que nous conduit Hannah Arendt lorsqu’elle écrit :
« Si nous nous référons à notre expérience en la matière,
nous pourrons constater que l’instinct de soumission, un
ardent désir de se laisser diriger et d’obéir à un homme
fort, tient dans la psychologie de l’homme une place au
moins aussi importante que la volonté de puissance, et
d’un point de vue politique, peut-être plus significative. »1
Pourquoi les hommes obéissent-ils à des tyrans ? La
Boétie ouvre une réflexion allant au-delà de la question de
la tyrannie et portant sur le fondement même de l’obéis-
sance, à partir du moment où aucune domination ne sau-
rait se prévaloir d’un fondement naturel et que le bon
Prince n’est plus à l’image de Dieu. Pourquoi et à quelles
conditions, un homme devrait-il alors obéir à un autre
notre attention. Nous prenons ombrage de leur chance (...) il faut veiller
à ne pas confondre envie et ressentiment. En effet, le ressentiment est un
sentiment moral. Si nous éprouvons du ressentiment parce que nous
avons moins que les autres, ce doit être en raison d’institutions injustes
ou d’une conduite malhonnête de leur part qui leur ont permis d’obtenir
de tels avantages. Ceux qui expriment du ressentiment doivent être prêts
à montrer pourquoi certaines institutions sont injustes ou comment les
autres leur ont fait du tort » (John Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 80,
p. 575-576).
1. Hannah Arendt, « Sur la violence », dans Du mensonge à la violence
[Crises of The Republic], trad. Guy Durand, Paris, Pocket/Agora, 1994,
p. 139.
134
homme ? Comme on sait, La Boétie opère des distinc-
tions : obéir n’est pas servir, être gouverné n’est pas être
tyrannisé1. Mais comment faire la part des choses et distin-
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guer obéissance et asservissement ? À partir de quand l’obéis-
sance bascule-t-elle en servitude ? Le gouvernement en
tyrannie ? C’est très précisément de cette difficulté que se
saisit Prévost-Paradol qui publia, en 1859, une lecture pas-
sionnante de La Boétie2. Conformément à la sensibilité his-
toriciste du XIXe siècle, il sait que « cette limite qui sépare
l’obéissance nécessaire et légitime de la servitude est
variable selon les lieux et les temps, selon l’état des sociétés
qui ont besoin de plus ou moins de discipline pour se sou-
tenir, selon l’état des âmes qui peuvent accorder plus ou
moins d’obéissance sans s’abaisser ». Mais, à cet argument
relativiste que brandissent « les apologistes de la servi-
tude », il oppose une dimension universaliste retrouvée au
cœur même de la subjectivité moderne : « afin qu’il ne sub-
siste aucune obscurité dans ces sortes de choses et que
notre mollesse n’ait point d’excuse, un signe intérieur nous a
été donné qui nous avertit, à ne pouvoir nous y méprendre
de notre état de servitude. C’est l’humiliation que nous res-
135
sentons en accordant à notre semblable plus d’obéissance
qu’il ne lui est dû selon l’ordre de la nature et de la rai-
son1 ». Plus loin encore, il parle de « la voix de la dignité
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humaine mortellement blessée » qui « crie à la conscience
de l’homme ». Prévost-Paradol explore ici la voie étroite
qui, de l’intérieur de la conscience historique, s’efforce de
déjouer les chimères nihilistes du relativisme culturel.
En un sens, Cormery ne disait pas autre chose, car c’est
au moment où Levesque tentait de relativiser les atrocités
( « c’était ainsi que devaient agir les hommes » ) qu’il prit
son air buté, en criant « non, un homme ne fait pas ça ».
III
1. Ibid., p. 201.
136
consul, certains ont vu un « signe de folie »1. Hyperlucidité
ou folie ?
L’héroïsme sacrificiel de la désobéissance est souvent
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attribué aux « saints », aux « justes » ou autres personnalités
« inspirées »2. Comme le suggère Émile Poulat, « le sacré
c’est ce qui interdit le sacrilège et autorise le sacrifice »3.
L’absolu ne prend pas nécessairement la forme religieuse
classique. Le bien sans prix que nous évoquions au début
du texte peut être tout simplement l’humanité de l’homme
sans laquelle aucune vie bonne ne serait possible. C’est ce
que suggère par exemple la réflexion de Jeanne Hersch sur
l’universalité des droits de l’homme4 : tout en appartenant
à la nature, l’homme ne se réduit en rien à une donnée de
nature. Il la transcende en nourrissant des exigences qui
dépassent et parfois contredisent ces données de nature.
En particulier, il veut être reconnu dans sa dignité et jouir
des égards qui lui sont dus en tant qu’homme. Cette exi-
gence absolue c’est celle d’Antigone obéissant, au mépris
de l’autorité instituée, à la loi non écrite des dieux. C’est
aussi, souvent cité par J. Hersch, le cas de Soljénitsyne,
usant de « cette liberté qui a traversé le mur du son de la
peur, qui se trouve au-delà de la peur. À partir du moment
où Soljénitsyne et sa femme ont décidé que, quoi qu’il
arrive, même à leurs enfants, ils ne céderont pas », ils ont
pris appui sur cette possibilité proprement humaine d’une
137
décision absolue contre le règne de la force1. Il y a donc des
actes auxquels certains individus disent non, parfois contre
la plupart des institutions de leur temps2. C’est dans cette
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possibilité qui peut amener tout homme à décider, comme
les insurgés du ghetto de Varsovie, « je ne ferai pas cela
– plutôt mourir », que Jeanne Hersch voit la source de
l’universalité des droits de l’homme. Tout homme veut
« être un homme, estime-t-elle, même si ce n’est pas pour
tous de la même façon. Tout homme veut être reconnu
comme tel. S’il en est empêché, il peut en souffrir au point
de parfois préférer mourir »3.
Contre la réduction machiavélienne du sens d’une
action à son efficacité immédiate, les militants de la
Charte 77 en Tchécoslovaquie agissaient avec la conviction
qu’une bonne action a toujours un sens. Ils savaient que
leur espoir pouvait être déçu mais gardaient la ferme
conviction, comme le disait Jan Patocka, qu’il est des cho-
ses qui méritent qu’on souffre pour elles. Passant par la
désobéissance, leur action fut affirmation d’une liberté
conçue comme capacité de se donner une loi et des limites.
Bref, comme capacité de « s’empêcher ».