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Certains étaient-ils plus égaux que d’autres ?

II - formes
d’exploitation sous le communisme primitif
Christophe Darmangeat
Dans Actuel Marx 2015/2 (n° 58), pages 144 à 158
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130650812
DOI 10.3917/amx.058.0144
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HISTOIRE ET LUTTES DE CLASSES

C. DARMANGEAT, Certains étaient-ils plus égaux que d’autres ? II - Formes d’exploitation sous le communisme primitif

CERTAINS ÉTAIENT-ILS
PLUS ÉGAUX QUE D’AUTRES ?
II - FORMES D’EXPLOITATION
SOUS LE COMMUNISME PRIMITIF
Par Christophe DARMANGEAT

En traitant, dans le texte paru dans le précédent numéro d’Actuel Marx,


des formes de domination qui traversent les sociétés sans richesse, on a
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volontairement mis de côté leurs éventuelles dimensions économiques. Ce
sont ces dimensions économiques – autrement dit, la possible présence de
mécanismes d’exploitation – qu’il s’agit d’explorer à présent.

JEUNES ET VIEUX
En plus des privilèges moraux plus ou moins marqués qu’il accordait
_
dans ces sociétés, l’âge pouvait y assurer un certain nombre d’avantages
144 matériels. Ainsi, le vigoureux égalitarisme qui régnait parmi les habitants
_ des îles Andaman était-il très clairement biaisé en faveur des aînés, comme
le montre la circulation des possessions individuelles :

Refuser de satisfaire une demande est considéré comme


une entorse aux bonnes manières. Ainsi, si un homme
demande à un autre de lui donner quoi que ce soit qu’il pos-
sède, celui-ci s’exécutera immédiatement. Si les deux hommes
sont égaux, un retour sensiblement équivalent devra avoir lieu.
Cependant, si l’un des deux est un homme marié et plus âgé,
et l’autre un célibataire ou simplement un homme plus jeune,
le plus jeune n’émettra jamais une telle requête, et si le plus
âgé demandait quoi que ce soit au plus jeune, celui-ci le lui
donnait sans forcément escompter un retour1.

Le même esprit présidait à la distribution de la nourriture :

Quiconque possède de la nourriture est censé […] en


donner à ceux qui n’en ont pas. Un homme marié gardera
assez pour lui-même et sa famille et donnera le reste à ses

1. Radcliffe-Brown Albert R., The Andaman Islanders (1922), New York, The Free Press of Glencoe, 1948, pp. 42-43.

Actuel Marx / no 58 / 2015 : Histoire et Luttes de Classes

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amis. Un homme plus jeune est censé livrer le meilleur de


ses prises aux hommes plus âgés. C’est particulièrement vrai
des célibataires. Si un jeune célibataire abat un porc, il doit
se contenter de le voir distribué par l’un des anciens, à qui
reviennent les meilleurs morceaux, tandis que lui-même et ses
compagnons doivent se satisfaire des morceaux inférieurs2.

Ces extraits ne parlent que des hommes et laissent les femmes dans l’ombre.
La vieillesse semblait néanmoins apporter ses bénéfices aux deux sexes :

[Les chefs, c’est-à-dire des hommes âgés] et leurs épouses


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ont la possibilité d’être exemptés des corvées liées à leur mode
de vie, ces travaux étant accomplis volontairement pour eux
par les jeunes célibataires qui vivent sous leur patronage3.

Il est bien possible que ce qui est présenté ici comme un service volon-
taire fût en réalité la compensation matrimoniale connue sous le nom de
_
« service pour la fiancée » ; celle-ci imposait au futur époux d’effectuer
un certain temps de résidence et de travail chez ses beaux-parents afin de 145
gagner le droit de s’établir en ménage. Un tel système pouvait très aisément _
déboucher sur une situation de subordination avérée, où les beaux-parents
faisaient tout leur possible pour exploiter leur futur gendre – on connaît cet
épisode de la Bible où Laban après avoir exigé de Jacob sept ans de service
pour donner la main de sa fille Rachel, se débrouilla pour l’unir à Léa, lui
escroquant sept années supplémentaires pour qu’il accède enfin à l’élue de
son cœur. Le service pour la fiancée ne donnait certes pas lieu tous les jours
à ce type de péripéties rocambolesques, mais il contenait une dimension
exploiteuse latente qui ne demandait qu’à s’épanouir. Les Machiguenga,
comme la plupart des autres peuples d’Amazonie, pratiquaient ce système :

Pour les parents de la fille, l’enjeu est d’essayer de tirer


autant de travail et de subordination que possible de leurs
gendres potentiels avant de donner la main de leur fille4.

La limite principale à ces exactions était le risque de la fuite des


amants, une solution à laquelle ceux-ci avaient, semble-t-il, fréquemment
recours, malgré les risques de poursuite armée qu’elle impliquait de la
part des parents lésés.
2. Ibidem, p. 43.
3. Man Edward H., « On the Aboriginal Inhabitants of the Andaman Islands », The Journal of the Anthropological Institute of Great Britain
and Ireland, vol. 12, 1883, p. 109.
4. Rosengren Dan, In the eyes of the beholder: leadership and the social construction of power and dominance among the Matsigenka of
the Peruvian Amazon, Göteborg, Göteborg Etnografiska museum, 1987, p. 123.

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C. DARMANGEAT, Certains étaient-ils plus égaux que d’autres ? II - Formes d’exploitation sous le communisme primitif

En Australie également, certaines personnes âgées bénéficiaient d’un


flux continu de biens en vertu de leur position dans le système de parenté.
Bien que nous soyons assez mal renseignés sur les diverses coutumes régis-
sant la répartition de la nourriture, il est clair que dans bien des endroits,
le découpage et l’attribution du gros gibier obéissait à des règles assez
rigoureuses, qui contraignaient les chasseurs à abandonner une partie
de leur butin aux anciens, parents ou beaux-parents. Deux témoins du
xixe siècle notaient déjà :

Tout le gibier doit être partagé selon la règle, le meilleur


morceau allant au campement du père, le suivant à celui de
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l’oncle paternel5.
Les vieillards sont respectés de quiconque les connaît, et
ce respect va jusqu’à mettre de côté pour eux les racines les
plus recherchées et les parties les plus tendres du gibier dans
toutes leurs chasses, si lointaines qu’elles soient6.
_
Ce point a été pleinement confirmé par l’ethnographie récente. Les
146 hommes d’âge mûr étant à la fois ceux qui avaient toute probabilité de
_ posséder le plus d’épouses, de fils et de gendres, on comprend qu’ils étaient
approvisionnés en permanence, tant en quantité qu’en qualité. Il serait
néanmoins tendancieux de les imaginer comme des pachas trônant au
sommet de leur ménage polygyne, se faisant nourrir dans l’oisiveté par
leurs dépendants ou obligés plus jeunes. Si les anciens ne participaient
plus à la chasse – une activité partout socialement valorisée – c’est « le plus
souvent, à cause de leur vue qui déclinait7 ». Quant à leur inactivité, elle
n’était que relative :

Bien sûr, quelques-uns des vieillards tiraient avantage de


la situation pour ne faire guère autre chose que se reposer à
l’ombre, mais la plupart des chefs de famille passaient une
bonne partie de leur journée au campement, à fabriquer
diverses choses [poteaux funéraires décorés, lances cérémo-
nielles, canoës, etc.]8.

On pourrait soupçonner que cette position de « retraité » bénéficiait uni-


quement aux hommes et que les femmes en étaient exclues. Les sources sur ce

5. Palmer Edward, « Notes on Some Australian Tribes », The Journal of the Anthropological Institute of Great Britain and Ireland,
vol. 13, 1884, p. 285.
6. Salvado Rudesindo, Mémoires historiques sur l’Australie (1851), Paris, Alphonse Pringuet, 1854, p. 326.
7. Hart Charles W. M., Pilling Arnold R., The Tiwi of North Australia (1960), New York, Holt, Rinehart and Winston, 1966, p. 46.
8. Ibidem. Voir aussi, pour des éléments chiffrés qui plaident dans le même sens : Altman Jon, Hunter-gatherers today: An Aboriginal
economy in north Australia, Canberra, Australian Institute of Aboriginal Studies, 1987, pp. 108-110.

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point sont assez rares ; elles ont de surcroît le mauvais goût de se contredire.
D’un côté, plusieurs éléments indiquent que les femmes âgées pouvaient elles
aussi être en situation de diminuer leur effort productif direct :

Si le mari a d’autres femmes, l’alina [la jeune épouse]


est sous l’autorité de sa première épouse – généralement,
la plus âgée […]. On m’a dit que celle-ci peut rester assise
toute la journée avec son mari et envoyer les autres femmes
collecter la nourriture. Elle peut se décharger des tâches liées
aux jeunes enfants et, le plus souvent, celles-ci retombent
sur la jeune femme alina9.
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D’autres témoignages, cependant, insistent au contraire sur la préca-
rité de la situation matérielle des femmes âgées, ou au moins de certaines
d’entre elles, par rapport à celle des hommes. Isolées de leur propre
parenté, veuves ou répudiées par leur mari, dépourvues des avantages
conférés par la détention des secrets religieux, elles pouvaient vivre une
_
vieillesse de privations10.
La situation matérielle des vieillards andamanais ou australiens, assu- 147
rés d’une certaine prospérité, si ce n’est de certains privilèges, contraste _
assez nettement avec celle de leurs homologues inuits ou bushmen chez
qui, semble-t-il, il n’existait guère de prescriptions similaires. Cela ne veut
pas dire pour autant qu’on y laissait les personnes âgées sans ressources,
mais celles-ci semblent avoir été plus aléatoires et davantage laissées à
l’initiative individuelle11.
Doit-on, en pareil cas, parler d’exploitation entre générations ? La
question s’avère beaucoup plus ardue qu’en ce qui concerne la domina-
tion, qui ne soulevait pas de difficultés particulières.
Le fait que les anciens devenus improductifs soient pris en charge par
la communauté – au même titre, d’ailleurs, que ces autres improductifs
que sont les jeunes enfants – n’autorise certainement pas en lui-même à
parler d’exploitation. À moins de vouloir fausser le sens des mots et de
s’en servir pour obscurcir les choses plutôt que pour les comprendre, les
chasseurs-cueilleurs actifs ne sont pas davantage exploités par les jeunes
ou les anciens que nos travailleurs actifs ne sont exploités par nos retraités
ou nos écoliers. Les transferts effectués lors d’une période donnée d’une

9. Goodale Jane, Tiwi wives: A Study of the Women of Melville island, North Australia (1971), Prospect Heights, Waveland Press, 1994,
pp. 44-45.
10. Voir Meehan Betty, « Man does not live by calories alone: The role of shellfish in a coastal cuisine », in Allen J., Golson J., Jones
R. (eds) Sunda and Sahul – Prehistoric studies in Southeast Asia, Melanesia and Australia, London, Academic Press, 1977, p. 493-531 ;
White Neville, « Sex differences in Australian Aboriginal Subsistence: Possible Implications for the Biology of Hunter-Gatherers » in
Ghesquiere J., Martin R. D., Newcombe F. (eds), Human Sexual Dimorphism, London, Taylor and Francis, 1985, pp. 323-361.
11. Biesele Megan, Howell Nancy, « ‘The Old People Give You Life’: Aging Among !Kung Hunter-Gatherers » in Amoss P., Harrell S. (eds),
Other Ways of Growing Old: Anthropological Perspectives, Stanford University Press, 1981, pp. 92-93.

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génération à l’autre ont pour contrepartie un transfert en sens inverse qui,


pour chaque individu et sur le long terme, annule le résultat global. Le
caractère différé de la contrepartie produit l’illusion de l’exploitation, mais
celle-ci est précisément une illusion, dans la mesure où les transferts dans
un sens ont été ou seront équilibrés par des transferts dans l’autre sens.
Au demeurant, c’est un point sur lequel l’exploitation se distingue de la
domination, dont l’existence n’est pas annulée du fait que les dominés
(jeunes) accèdent avec le temps au rôle de dominants (vieux).
Pour en revenir à l’exploitation, le problème est compliqué par le fait
que dans certaines sociétés (Andamanais, Australie) les anciens n’étaient
pas seulement pris en charge par la communauté : ils en étaient les privilé-
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giés. Dès lors, plutôt que de vouloir trancher à tout prix un débat termi-
nologique, le plus sage est de reconnaître que le concept d’exploitation n’a
pas été forgé pour désigner ce type de réalité ; nous n’avons pas de mots
pour désigner un transfert qui bénéficie à tout individu suffisamment
avancé en âge, mais qui n’en établit pas moins, à un moment donné, une
inégalité dans l’accès aux biens de consommation. Dans ces sociétés, les
_
vieux n’exploitaient pas, au sens strict, les jeunes ; mais ils s’arrogeaient un
148 certain nombre d’avantages matériels palpables à leurs dépens.
_
HOMMES ORDINAIRES ET DÉTENTEURS DU SAVOIR
ÉSOTÉRIQUE
Dans une partie importante des sociétés sans richesse, le savoir reli-
gieux se traduisait lui aussi par des privilèges matériels. Les chamanes
inuits exigeaient d’être payés pour effectuer des guérisons dans un cadre
privé mais aussi pour transmettre leur savoir aux novices12. Quant aux
sorciers andamanais, ils profitaient de la crainte qu’ils inspiraient pour
améliorer leur ordinaire :

On les pense capables d’attirer les ennuis, la maladie et


la mort sur ceux qui ne manifestent pas leur foi en eux sous
quelque forme substantielle ; ainsi, ils se débrouillent pour
toujours obtenir la meilleure part de tout, car on croit que
c’est une folie de les contrarier, et ils ne se privent pas de
demander quoi que ce soit qui leur fait envie13.

Ceux des hommes australiens qui instruisaient les futurs initiés béné-
ficiaient eux aussi de dédommagements matériels (en particulier, des dons
de nourriture) qui leur permettaient, dans une certaine mesure, de vivre

12. Jenness Diamond, The Life of the Copper Eskimos. Report of the Canadian Arctic Expedition 1913-18, volume XII, Ottawa,
F. A. Acland, 1922, p. 92.
13. Man Edward H., « On the Aboriginal Inhabitants of the Andaman Islands », art. cité, p. 96.

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du travail des autres14. Plus généralement, indépendamment même de


ces paiements obligatoires, « les hommes âgés recevaient d’ordinaire de
grandes quantités de viande15 » ; quoi qu’il arrive, on prenait soin d’eux
« par respect et/ou par peur16 ».
Leurs avantages ne s’arrêtaient pas là. On sait à quel point la société
australienne, comme toutes les sociétés sans richesse, mettait l’accent sur
le partage ; des coutumes poussaient chacun à accéder aux demandes qui
portaient sur ses possessions. Il était donc tenant de trouver des moyens de
se dérober à ces obligations – le plus évident, pour tout chasseur, consistait
à manger son gibier en brousse plutôt que le ramener au camp. À ce jeu,
les anciens possédaient une arme particulière :
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Les vieillards, en gravant des symboles sacrés sur leurs
pipes et en les recouvrant avec des bandes de tissu ou
d’écorce, les rendaient taboues à toutes les femmes et à
tous les hommes auxquels ces symboles n’avaient pas été
révélés dans un contexte religieux. Comme les demandes de
_
tabac étaient courantes, cette stratégie était très efficace. Le
principe général s’étendait à toutes sortes de choses que les 149
hommes âgés pouvaient se réserver pour eux-mêmes en les _
soumettant à un tabou17.

Pour les hommes, l’accession aux savoirs religieux ayant tendance à


se confondre avec l’âge, on peut dire que dans une large mesure, les deux
sources de transferts se confondaient. Cela n’était pas vrai pour les femmes,
qui ne bénéficiaient, dans le meilleur des cas, que des avantages liés à l’âge.
L’amplitude de ces transferts restait néanmoins relative. Dans aucune
de ces sociétés, les chamanes, medicine-men et autres leaders cérémoniels
n’étaient des spécialistes à plein temps. Tous ces gens restaient des chas-
seurs, des collecteurs, qui tiraient l’essentiel de leur subsistance de la même
activité productive que les autres individus. Si leur position leur procurait
certains avantages matériels, nulle part ces transferts n’étaient suffisam-
ment amples pour leur permettre de s’affranchir du travail productif. À
moins d’être également de bons chasseurs, « les chamanes nunivak [inuits]
ne semblent pas accumuler beaucoup de richesses18 ». Si l’on ajoute à cela
qu’ils attiraient tous les soupçons de sorcellerie, avec les conséquences
14. Berndt Ronald M. et Catherine H., The world of the first Australians (1964), Camberra, Aboriginal Studies Press, 1992, p. 121.
15. Meehan Betty, « Man does not live by calories alone: The role of shellfish in a coastal cuisine », art. cité, p. 508.
16. White Neville, « Sex differences in Australian Aboriginal Subsistence: Possible Implications for the Biology of Hunter-Gatherers »,
art. cité, p. 344.
17. Peterson Nicolas, « Demand Sharing: Sociobiology and the Pressure for Generosity among Foragers » in Merlan F., Morton J., Rumsey
A. (eds), Scholar and Sceptic, Australian Aboriginal Studies in Honour of L. R. Hiatt, Camberra, Aboriginal Studies Press, p. 175.
18. Lantis Margaret, « The Social Culture of the Nunivak Eskimo », Transactions of the American Philosophical Society, New Series,
vol. 35, n° 3, 1946, p. 201.

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parfois néfastes qui pouvaient s’ensuivre, on ne s’étonnera pas que, dans


ce peuple tout au moins, « la position de chamane n’est guère enviable19 ».

HOMMES-FEMMES : UNE RÉPARTITION INÉGALE DU


TRAVAIL ?
L’idée que dans les sociétés sans richesse, la domination masculine se
traduisait par une charge inégale de travail au détriment des femmes, a été
soutenue avant tout pour l’ensemble australien. Les écrits du xixe siècle, en
particulier, sont pour ainsi dire unanimes. Les femmes sont des « esclaves »,
des « servantes », des « bêtes de somme » à qui échoient toutes les « cor-
vées » et le « travail le plus dur », voire « tout le travail »20. Un fait choque
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particulièrement les Occidentaux : lors des déplacements, l’homme ouvre la
voie, ne portant que ses quelques armes, tandis que la femme suit derrière,
lourdement chargée des affaires du ménage et de ses enfants en bas âge.
À peu près à la même époque, on était au contraire frappé par
l’équitable charge de travail qui régnait dans les îles Andaman, où « un
homme mène généralement une vie aussi active que n’importe laquelle des
_
femmes21 ». Les Inuits inspirent un jugement semblable22 ; selon certains,
150 ce sont même les hommes qui, chez eux, travaillent le plus durement23.
_ Il fallut attendre les années 1960-1970 pour que l’on dispose d’élé-
ments plus précis et plus objectifs, sous la forme d’études décomptant le
temps de travail des hommes et des femmes dans différentes sociétés de
chasse-cueillette ou de petits cultivateurs.
L’une des plus célèbres est celle de R. B. Lee sur les Bushmen !Kung.
Sur la période de 28 jours qui avait servi de base à ses observations, les
hommes avaient travaillé davantage que les femmes : 44,5 heures heb-
domadaires en moyenne contre 40,1. En tenant compte des soins aux
enfants, le bilan s’inversait de peu24 (au passage, pour étayer sa thèse de
« la première société d’abondance25 », Marshall Sahlins procédait à une
lecture singulièrement orientée de ces données, excluant du temps de tra-
vail tout ce qui ne se rapportait pas à la recherche directe de nourriture).
Une étude ultérieure menée sur une durée plus longue parmi un groupe
voisin confirma l’essentiel de ces résultats26 ; l’observation des Hadza, des

19. Idem.
20. Les termes anglais sont slave, drudge, beast of burden. Voir en particulier la synthèse des témoignages dans Malinovski Bronislaw,
The Family Among The Australians Aborigines; A Sociological Study, London, University of London Press, 1913, pp. 282, 288.
21. Man Edward H., « On the Aboriginal Inhabitants of the Andaman Islands », art. cité, p. 327.
22. Lantis Margaret, « The Social Culture of the Nunivak Eskimo », art. cité, p. 46 ; Simpson John, « The Western Eskimo » in Royal
Geographical Society, Arctic Geography and Ethnology, London, John Murray, 1875, p. 252.
23. Jenness Diamond, The Life of the Copper Eskimos, op. cit., p. 87.
24. Lee Richard B., The !Kung San: Men, Women and Work in a Foraging Society, Cambridge, Cambridge University Press, 1979, p. 280.
Données initialement publiées en 1968.
25. Sahlins Marshall, Âge de pierre, âge d’abondance : l’économie des sociétés primitives (1972), Paris, Gallimard, 1976.
26. Draper Patricia, « Social and Economic Constraints on Child life among the !Kung » in Lee R. B., Devore I. (eds), Kalahari Hunters
Gatherers: studies of the !Kung San and their neighbors, Cambridge, Harvard University Press, 1976, p. 210.

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chasseurs-cueilleurs de Tanzanie, menait à des conclusions étonnamment


proches : hommes et femmes adultes consacraient environ 44,5 heures
par semaine aux tâches productives27. Quant aux Guayaki du Paraguay,
naguère rendus célèbres par Pierre Clastres, une enquête minutieuse
concluait que les hommes travaillaient en moyenne 54 heures hebdoma-
daires, soit dix heures de plus que les femmes28.
En ce qui concerne l’Australie, l’ethnographie du xxe siècle n’a nul-
lement confirmé l’écrasante inégalité de la division sexuelle du travail
dépeinte par les premiers observateurs. Les rares données chiffrées se
bornent à trois enquêtes menées en Terre d’Arnhem. À des nuances près,
et dans les limites inhérentes à l’exercice – les Aborigènes étudiés allaient
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faire leurs achats à l’épicerie ; même lorsqu’ils conservaient une activité
traditionnelle telle que la chasse, c’est en ayant depuis longtemps remplacé
les propulseurs par des fusils – elles concluaient toutes à l’équivalence glo-
bale de l’effort productif entre les sexes29.
À ces recherches, il faut ajouter celles qui se sont intéressées à ces socié-
tés sans richesse où la culture sur jardins avait fait son apparition ; elles
_
aboutissent à des conclusions remarquablement proches des précédentes,
confirmant le sentiment de l’ethnographe des Siriono de Bolivie, pour qui : 151
_
Bien qu’elles soient dominées par les hommes, on peut
difficilement dire que les femmes occupent une position
très inférieure à la leur lorsque l’on considère les conditions
d’existence de cette société […]. Sur la base de la division
sexuelle du travail, les hommes travaillent autant, sinon
plus, que les femmes30.

Les données disponibles pour les Hiwi du Vénézuela (restés, pour


l’essentiel, des chasseurs-cueilleurs) sont d’une grande précision mais ne
concernent malheureusement que la stricte recherche de nourriture ; elles
évaluent l’effort moyen à 1 h 48 par jour pour les hommes contre 1 h 58
pour les femmes (durée réduite à 1 h 34 pour les femmes enceintes ou
allaitantes)31.
27. Hawkes Kristen et al., « Hadza Women’s Time Allocation, Offspring Provisioning, and the Evolution of Long Postmenopausal Life
Spans », Current Anthropology, Vol. 38, n° 4, 1997.
28. Hill Kim et al., « Men’s Time Allocation to Subsistence Work among the Ache of Eastern Paraguay », Human Ecology, Vol. 13, n° 1,
1985, pp. 29-47 ; Hurtado Ana et al., « Female Subsistence Strategies Among Ache Hunter-Gatherers of Eastern Paraguay », Human
Ecology, Vol. 13, n° 1, 1985, pp. 1-28.
29. Voir McCarthy Frederick D., McArthur Margaret, « The Food Quest and the Time Factor in Aboriginal Economic Life » in Mountfort C.
P. (ed.), Records of the Australian-American Scientific Expedition to Arnhem Land, vol. II, Melbourne, Melbourne University Press, 1960,
pp. 145-194 ; White Neville, « Sex differences in Australian Aboriginal Subsistence: Possible Implications for the Biology of Hunter-Ga-
therers », art. cité ; Altman Jon C., Hunter-gatherers today: An Aboriginal economy in north Australia, op. cit.
30. Holmberg Allan R., Nomads of the Long Bow: The Siriono of Eastern Bolivia, Washington, Smithsonian Institution, Institute of social
anthropology, Publication n° 10, 1950, p. 59.
31. Hurtado Magdalena, Hill Kim R., « Seasonality in a Foraging Society: Variation in Diet, Work Effort, Fertility, and Sexual Division of
Labor among the Hiwi of Venezuela », Journal of Anthropological Research, vol. 46, n° 3, 1990, pp. 293-346.

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HISTOIRE ET LUTTES DE CLASSES

C. DARMANGEAT, Certains étaient-ils plus égaux que d’autres ? II - Formes d’exploitation sous le communisme primitif

Un travail mené parmi les Machiguenga, des Indiens localisés au sud-


est du Pérou, concluait à un équilibre global de l’effort productif. Les
hommes consacraient deux à trois fois plus de temps que les femmes à
la quête de nourriture. Si l’on incluait d’autres activités, notamment le
temps passé à s’occuper des enfants, les femmes travaillaient davantage :
les trois-quarts de leur temps, contre les deux-tiers pour les hommes.
Toutefois, fait notable, « dans toutes leurs tâches, les hommes travaillent
plus dur que les femmes32 ».
Parmi les peuples amazoniens, les Machiguenga ne sont certes sans
doute pas ceux où les rapports de sexe étaient les plus inégaux. Cependant,
les résultats obtenus par la longue étude de Jacques Lizot parmi les
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Yanomami, où la domination masculine était nettement plus marquée,
sont étonnamment proches. Sur l’année, les hommes travaillaient en
moyenne 5 h 23 par jour contre 6 h 40 pour les femmes, une différence
significative mais nullement écrasante. Et lorsque l’on considère l’intensité
du travail de ces dernières (jugée globalement très faible, le travail étant
accompli à un « rythme (...) lent, fréquemment interrompu de pauses
_
et de bavardages33 »), l’image s’inverse, puisque ce sont les hommes qui
152 concèdent la plus grande dépense énergétique journalière (2 000 kcal,
_ contre 1 700 pour les femmes).
Aucun élément solide ne vient donc étayer l’idée que dans les sociétés
sans richesse, même là où règne une domination masculine avérée, celle-ci
se traduisait par une inégalité palpable ou systématique de la répartition
du travail en défaveur des femmes. Dans un certain nombre de cas au
moins, ce sont les hommes qui fournissent l’effort le plus intensif ou le plus
risqué, en tirant même argument pour justifier leur position dominante.

HOMMES-FEMMES : UN ACCÈS INÉGAL À LA NOURRITURE ?


L’inégalité économique entre sexes peut cependant s’exprimer sous une
autre forme : celle d’un accès inégal aux produits de consommation, c’est-
à-dire avant tout, s’agissant des sociétés sans richesse, à la nourriture.
Dans ces sociétés qui mettent l’accent sur le partage, il n’était pas rare
en effet que l’usage permette aux hommes de se réserver les meilleurs mor-
ceaux du gibier. Ainsi en va-t-il de ces chasseurs bushmen à qui la coutume
accordait le droit de manger sur place le foie et la moelle osseuse de l’ani-
mal qu’ils avaient abattu34. Chez les Hadza, certains organes (dont le cœur

32. Johnson Orna R., Johnson Allen, « Male/Female Relations and the Organization of Work in a Machiguenga Community », American
Ethnologist, vol. 2, n° 4, 1975, p. 643. Voir aussi Johnson Allen, « Time Allocation in a Machiguenga Community », Ethnology, vol. 14,
n° 3, 1975, p. 309.
33. Lizot Jacques, « Économie primitive et subsistance : Essai sur le travail et l’alimentation chez les Yanomami », Libre, vol. 4, 1978, p. 78.
34. Yellen John E., « Cultural Patterning in Faunal Remains: Evidence From The !Kung Bushmen » in Ingersoll D., Yellen J. E., McDonald
W. (eds), Experimental Archaeology, New York, Columbia University Press, 1977, p. 280 ; Marshall Lorna, The !Kung of Nyae Nyae,
Cambridge, Harvard University Press, p. 296.

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PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS EN DÉBAT LIVRES

et les reins) étaient considérés par la religion comme epeme – réservés aux
seuls hommes –, et consommés collectivement par ces derniers à l’écart
du campement35. Même si elles étaient largement répandues, de telles pra-
tiques ne paraissent cependant pas universelles. Chez les Inuits Netsilik,
les chasseurs de caribou donnaient à d’autres les quartiers arrières, les plus
gras, ne gardant pour eux que la carcasse, la peau et les tendons36, et ce
sont les femmes qui présidaient ensuite à la cuisson de la viande et à sa
distribution37. Celles-ci jouissaient même de certaines préséances :

Lorsqu’un phoque est ramené au campement, en parti-


culier lorsqu’ils ont manqué pendant quelques jours, tous
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les villageois sont invités dans la hutte de l’heureux chasseur,
et le phoque est vite réparti. […] Les testicules, considérées
comme la friandise suprême, sont généralement offertes à
l’hôtesse38.

On ne s’étonnera guère si ce sont une fois encore les témoignages aus-


_
traliens du xixe siècle qui font état de la répartition la plus inique de la
nourriture entre les sexes. On lit ainsi que les hommes commencent par 153
satisfaire leur propre appétit en brousse avec leur chasse ou leur pêche au _
cours d’un « repas pantagruélique39 », ne ramenant au camp que l’éventuel
excédent. Là où ils rapportent leur butin, ils mangent en premier, se rem-
plissant la panse sans aucun égard pour les femmes. Celles-ci, condamnées
à la « plus maigre ration40 », doivent se contenter des restes ou des os41 que
les hommes leur jettent à l’occasion par dessus l’épaule42, après même que
les chiens ont été servis43. La viande est donc avant tout une nourriture
masculine, les femmes devant se contenter de végétaux44.
Dès cette époque, toutefois, quelques voix discordantes se faisaient
entendre. Un témoin rapporte que chez les Mirning de la Grande Baie,
« la nourriture est toujours partagée de manière égale entre tous les pré-

35. Hawkes Kristen, O’Connell James F., Blurton Jones Nicolas G., « Hadza Meat Sharing », Evolution and Human Behavior, n° 22,
2001, p. 120.
36. Rasmussen Knud, The Netsilik Eskimos: social life and spiritual culture, Copenhagen, Gyldendal, 1931, p. 173.
37. Jenness Diamond, The Life of the Copper Eskimos, op. cit., p. 90.
38. Kumlien Ludwig, Contributions to the Natural History of Arctic America, Washington, Smithsonian Institution, 1879, p. 21.
39. Brough Smyth Robert, The Aborigines of Victoria, vol. 1, Melbourne, George Robertson, 1878, p. 143.
40. Curr Edward M., The Australian Race, vol. 1, London, Trübner & Co., 1886, p. 110.
41. Crauford Lindsay, « Notes on the Aborigines of Australia », Journal of Anthropological Institute of Great Britain and Ireland,
vol. 24, 1895, p. 182 ; Jackman William, The Australian Captive, New York, C. M. Saxton, 1859, p. 118 ; Le Souëf Albert, « Notes on the
Natives of Australia », art. cité, p. 292 ; White Charles, The Story of the Blacks (1904), édition électronique: http://gutenberg.net.au/
ebooks13/1300091h.html.
42. Bonwick James, Daily Life and Origins of the Tasmanians, London, Sampson Low, Son & Marston, p. 17 ; Brough Smyth Robert, The
Aborigines of Victoria, op. cit., p. 3 ; Angas George, Savage Life and Scenes in Australia and New Zealand, London, Smith, Elmer & Co,
1847, p. 83.
43. Bunce Daniel, Australasiatic Reminiscences of Twenty-Three Years’ Wanderings in Tasmania and the Australias, Melbourne,
J. T. Hendy, 1857, p. 69 ; Howitt Richard, Impressions of Australia Felix, London, Longman, Brown, Greens and Longmans, 1845, p. 194.
44. Lumholtz Carl, Among Cannibals, London, John Murray, 1889, pp. 160-161.

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C. DARMANGEAT, Certains étaient-ils plus égaux que d’autres ? II - Formes d’exploitation sous le communisme primitif

sents […]. Les femmes sont sur un pied d’égalité avec les hommes. » 45
Plusieurs autres observateurs mentionnent des règles précises de décou-
page et d’attribution des morceaux de gibier, dans lesquelles les femmes ne
paraissent pas particulièrement désavantagées – de manière remarquable,
ces règles ne désignent jamais les femmes comme bénéficiaires en tant
qu’épouses, mais toujours en tant que mères, belles-mères, ou sœurs46,
selon un schéma que l’on retrouve chez des chasseurs-cueilleurs d’autres
continents47. Quant à deux des plus grands ethnographes de cette époque,
tout en reconnaissant la « sévérité brutale, et parfois révoltante48 » avec
laquelle les femmes pouvaient êtres châtiées si leur mari les soupçonnait
d’avoir manqué à leurs devoirs, ils écrivent dans leur épais ouvrage sur les
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tribus du Désert central :

[Les femmes] accomplissent une partie considérable,


mais en aucun cas la totalité, du travail du camp soit, après
tout, peu de chose durant la bonne saison, et durant la mau-
vaise, hommes et femmes souffrent de la même façon, et
_
chacun reçoit sa part de la nourriture disponible49.
154
_ La perplexité est donc de mise, et ce d’autant plus que l’ethnographie
du xxe siècle, tout en reconnaissant dans sa grande majorité l’existence
d’une domination masculine dans la plupart des sociétés aborigènes, a
elle aussi donné de l’inégalité alimentaire subie par les femmes une image
contrastée.
D’un côté, plusieurs ethnologues insistent sur le fait que, si les hommes
mangeaient certes souvent en brousse une partie du produit de leur chasse,
les femmes en faisaient autant avec ce qu’elles ramassaient – et, contraire-
ment à une opinion répandue, il ne s’agissait pas uniquement de nourri-
ture végétale : elles chassaient (avec leurs propres armes contondantes) de
nombreux petits animaux. En Terre d’Arnhem, « elles mangeaient chaque
jour à satiété, partageaient avec leurs amies, et rapportaient à leurs maris
ce qui restait50 ». Au campement, si le gros gibier chassé par les hommes
était distribué plus largement que les aliments ramenés par les femmes,
celles-ci, qui « n’étaient pas bien nourries en tant qu’épouses, l’étaient en

45. Howitt Alfred W., The Native Tribes of South-East Australia, London, McMillan and Co., 1904, p. 762.
46. Fison Lorimer, Howitt Alfred W., Kamilaroi and Kurnai, Melbourne, George Robertson, 1880, pp. 261-267, 286-287 ; Palmer Edward,
« Notes on Some Australian Tribes », art. cité, p. 285.
47. Hawkes Kristen, O’Connell James F., Blurton Jones Nicoals G., « Hunting and Nuclear Families: Some Lessons from the Hadza about
Men’s Work », Current Anthropology, vol. 42, n° 5, 2001, p. 682.
48. Spencer Baldwin, Gillen Francis, The Native Tribes of Central Australia, London, McMillan & Co, 1899, p. 50.
49. Idem.
50. Hamilton Annette, « Aboriginal Women: The Means of Production » in Mercer J. (ed.), The Other Half: Women in Australian Society,
Ringwood, Penguin Books, 1975, p. 171.

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PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS EN DÉBAT LIVRES

tant que belles-mères et mères51 ». Et dans au moins une population du


Désert Central, celle des Alyawara, les données recueillies « contredisent
clairement [l’idée] que les chasseurs […] mangent en brousse les meilleurs
morceaux et ne ramènent au camp que les parties les moins prisées52 ».
D’autres témoignages, cependant, militent en sens inverse. Chez les
Anbarra de la Terre d’Arnhem, les hommes commençaient systématique-
ment par dévorer leur gibier entre eux, à l’écart du campement principal.
Ils ingéraient volontiers de grandes quantités de nourriture (plus d’un kilo-
gramme par personne), ne ramenant au campement principal que les restes.
Pour l’anthropologue qui les avait observés, le doute n’était pas permis :
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Les hommes, en particulier ceux d’âge mûr encore actifs,
avaient probablement davantage de viande à manger que les
femmes […] Ils avaient aussi davantage accès aux foies et à
la graisse, des aliments fort appréciés53.

À ces inégalités liées au mode de partage venaient souvent s’ajouter


_
celles qui dérivaient des interdits alimentaires. Ces tabous ne concernaient
pas uniquement les femmes (les jeunes hommes, eux aussi, y étaient fré- 155
quemment sujets), mais globalement, « c’est sur elles qu’ils pesaient le plus _
lourdement54 », rendant souvent leur régime d’une qualité nutritionnelle
inférieure à celle des hommes55.
Quoique d’extension et d’intensité diverses, les interdits alimentaires
représentent un trait courant des sociétés sans richesse ; les Andamanais
prohibaient ainsi une série d’aliments parmi les plus prisés (la tortue, le
miel, le porc, le poisson, etc.), aux adolescents des deux sexes. Ces tabous,
maintenus quelques années, étaient levés plus rapidement pour les garçons
que pour les filles, qui devaient attendre d’avoir donné naissance à leur
premier enfant pour en être libérées. Des tabous frappaient également les
femmes en règles ou enceintes mais, dans ce dernier cas, ils s’appliquaient
également, en partie ou en totalité, au mari56. Les sources sont en désac-
cord sur la rigueur de ces coutumes et leur impact sur la santé des indivi-
dus ; elles s’accordent néanmoins sur le fait qu’en dehors de cela, dans la
51. Hamilton Annette, « Dual Social Systems: Technology, Labour and Women’s Secret Rites in the Eastern Western Desert of Australia »,
Oceania, vol. 51, 1980, p. 13.
52. O’Connell James F., Marshall Brendan, « Analysis of Kangaroo Body Part Transport among the Alyawara of Central Australia »,
Journal of Archaeological Science, n° 16, 1989, p. 403. L’article ne contient malheureusement aucune information sur la répartition et
la consommation du gibier.
53. Meehan Betty, « Man does not live by calories alone: The role of shellfish in a coastal cuisine », art. cité, p. 508.
54. Berndt Catherine H., « Digging sticks and spears, or, the two-sex model », in Gale F. (ed.), Woman’s Role in Aboriginal Society, Second
Edition, Canberra, Australian Institute of Aboriginal Studies, 1974, p. 70.
55. Voir par exemple Hamilton Annette, « Dual Social Systems: Technology, Labour and Women’s Secret Rites in the Eastern Western
Desert of Australia », art. cité, p. 13. L’impact de ces privations sur la santé des femmes, leur fécondité ou leur taille est loin de faire
l’unanimité.
56. Radcliffe-Brown Albert R., The Andaman Islanders, op. cit., p. 89 ; Man Edward H., « On the Aboriginal Inhabitants of the Andaman
Islands », art. cité, p. 354.

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HISTOIRE ET LUTTES DE CLASSES

C. DARMANGEAT, Certains étaient-ils plus égaux que d’autres ? II - Formes d’exploitation sous le communisme primitif

distribution et la consommation des produits ordinaires de la chasse et de


la cueillette, « on ne fait aucune différence entre les sexes57 ».
Finissons par le cas emblématique des Baruya des Hautes-Terres de
Nouvelle-Guinée. Cette tribu, étudiée dans les années 1960 par Maurice
Godelier alors qu’elle venait à peine d’entrer en contact avec l’Occident,
combinait un égalitarisme économique méticuleux avec une domination
masculine poussée à l’extrême. Tout, dans la société Baruya, semblait
organisé autour de la nécessité d’organiser et de proclamer la supériorité
des hommes sur les femmes, depuis les dénominations de parenté jusqu’à
l’aménagement des villages, en passant par les cultes religieux et les com-
portements profanes. Or, chez les Baruya, le travail des hommes était à la
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fois plus intense et plus risqué que celui des femmes, ce dont les hommes
arguaient pour justifier leur supériorité. En ce qui concerne les biens de
consommation, globalement, « il règne une grande égalité dans leur par-
tage entre les hommes et les femmes58 ». Seuls les hommes, il est vrai, pou-
vaient consommer le gibier de chasse et le foie des porcs ; mais s’il traduisait
la domination masculine, ce privilège n’entraînait apparemment pas une
_
grande différence d’alimentation. Ainsi, dans une des sociétés au monde où
156 les hommes dominaient les femmes de la manière la plus écrasante, cette
_ domination ne se traduisait pas, ou fort peu, sur le plan économique.

BILAN
De ce tour d’horizon, au-delà de l’immense variété des cas particu-
liers, émergent deux grandes conclusions. La première est que les sociétés
sans richesse ne sont pas exemptes de phénomènes qui s’apparentent à
l’exploitation et dont les connaissances ésotériques, l’âge, la position dans
le système de parenté et le sexe masculin, ensemble ou séparément, sont les
principaux canaux. L’égalitarisme économique – bien réel – de ces sociétés
n’est donc pas absolu ; leurs structures, fondamentalement communistes,
ménagent une place à certains privilèges matériels, dont celui consistant à
capter sans contrepartie le travail d’autrui.
Cependant, et c’est le second aspect, on est globalement frappé par le
faible degré de ces privilèges au regard des relations de domination par-
fois saillantes auxquels ils se rapportent. Pour ne parler que des relations
hommes-femmes, il serait imprudent d’affirmer que les premiers n’ont
jamais ni nulle part profité de leur ascendant pour imposer aux femmes
une charge de travail plus lourde ou plus ingrate. Les données disponibles,
cependant, plaident globalement en sens inverse : dans toutes les socié-
tés sans richesse où l’on a pu mesurer l’effort productif, les hommes ne

57. Ibidem, p. 344.


58. Godelier Maurice, La Production des grands hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée (1982),
Paris, Flammarion, 2003, p. 38.

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travaillent pas moins que les femmes ; là où leur effort est plus bref, il
est plus intense. Jusque dans cet archétype de la domination masculine
qu’est la société baruya, les hommes ne convertissent pas, ou seulement
de manière très marginale, leur domination politique en surtravail imposé
aux femmes. Au contraire, serait-on tenté de dire : être un bon et coura-
geux travailleur est partout une condition presque incontournable de la
carrière masculine. Les dominants ne cherchent pas à échapper au travail :
ils se flattent de l’effectuer, tirant même argument de sa pénibilité réelle ou
supposée pour justifier la subordination de celles qui ne peuvent pratiquer
ces glorieuses activités.
La seule voie par laquelle la domination masculine semble se transmettre
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quelque peu au terrain économique est celle des interdits alimentaires. La
plupart du temps – mais, apparemment, pas toujours – les femmes subissent
des tabous plus nombreux, plus longs ou plus sévères que les hommes.
Il est fort difficile d’estimer les conséquences de ces interdits ; un débat
intense divise les spécialistes à propos de leur impact éventuel sur la santé,
la fécondité, voire le niveau de dimorphisme sexuel59. Il l’est peut-être plus
_
encore d’en cerner les causes. On est bien sûr tenté d’invoquer le simple
désir des hommes de monopoliser les meilleures ressources ou, en tout cas, 157
les plus appréciées. Mais une telle explication « politique » laisse bien des _
questions sans réponse, à commencer par les raisons pour lesquelles les
hommes peuvent eux aussi être sujets à différents tabous ; elle n’explique
pas non plus pourquoi les hommes se seraient contentés de ces privilèges de
consommateurs, et ont renoncé à se décharger sur les femmes d’au moins
en partie du travail productif. Enfin, et peut-être surtout, l’importance du
différentiel alimentaire entre les sexes semble très mal corrélée au degré de
domination masculine, puisque sur ce plan, les femmes semblent avoir été
plus défavorisées chez les Andamanais que chez des champions du sexisme
tels que les Selk’Nam de la Terre de Feu60 ou les Baruya.
À cela, il faut ajouter que les interdits alimentaires qui pèsent sur
les femmes ne répondent que de fort loin à une définition classique de
l’exploitation. Ce ne sont pour ainsi dire jamais les produits du travail
des femmes qui leur sont interdits. La plupart des tabous portent sur
certaines viandes, c’est-à-dire sur des produits masculins. Ainsi, les
hommes n’extorquent pas aux femmes une partie de leur production :
ils soustraient une partie de leur propre production au partage commun.
Cela ne diminue en rien le caractère inégalitaire de la coutume, mais on
perçoit la distance qui sépare de tels mécanismes de l’exploitation au sens
strict qui se mettra en place ultérieurement.

59. Voir en particulier Touraille Priscille, Hommes grands, femmes petites : une évolution coûteuse. Les régimes de genre comme force
sélective de l’évolution biologique, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2008.
60. Voir Gusinde Martin, Die Selk’nam, Wien, Mödling, 1931, p. 413.

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C. DARMANGEAT, Certains étaient-ils plus égaux que d’autres ? II - Formes d’exploitation sous le communisme primitif

Cette large dissociation entre une domination affirmée et une exploi-


tation tout au plus embryonnaire fait bien sûr écho à la caractéristique
fondamentale de ces organisations sociales, à savoir l’absence de richesse.
Dans une société où non seulement on ne peut pas accaparer les moyens
de production, mais où les relations sociales, en particulier le mariage,
n’ont pas comme dimension essentielle la fourniture de biens matériels,
accumuler ceux-ci n’ouvre guère de perspectives. Cette logique sociale
façonne le reste des attitudes et des comportements : le travail n’est pas
méprisé ; il est, au contraire, l’activité normale de tout individu et celui
qui vise la réussite sociale se doit d’y faire bonne figure. Dans ces sociétés,
il y a un intérêt à posséder un pouvoir sur les gens ; il n’y en a guère à en
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posséder sur les choses.
On perçoit cependant comment certaines lignes de fracture qui sont
d’ores et déjà en place dans les sociétés sans richesse pourront, avec la
survenue du stockage, prendre une tout autre dimension et changer de
caractère. Dans les sociétés à forte domination masculine, notamment,
les femmes auront tout naturellement tendance à devenir à la fois des
_
richesses au même titre que d’autres possessions matérielles et des sources
158 de richesse – par leur travail et leur progéniture. Dominées en tant que
_ femmes, elles seront alors également exploitées en tant que travailleuses,
quitte, au demeurant, à ce que la dimension purement oppressive du joug
masculin se fasse un peu moins pesante. Ainsi que l’écrivait M. Godelier à
propos de la Nouvelle-Guinée :

Dans [les] sociétés [à richesse], les rapports d’exploi-


tation d’un sexe par l’autre se développent, tandis que les
formes d’oppression liées à l’échange direct des femmes
disparaissent. L’autonomie individuelle des femmes grandit
mais leur servitude économique s’approfondit61.

Latente ou marginale dans les sociétés sans richesse, l’exploitation appa-


raît avec celle-ci, en creusant ses propres sillons (l’esclavage) ou en emprun-
tant ceux déjà créés par des dominations préexistantes (la subordination des
femmes). En attendant d’avoir abattu le dernier rempart des sociétés sans
classes, la propriété collective des moyens de production, et d’établir son
règne, du moins jusqu’à nos jours, sur les sociétés humaines. Q

61. Godelier Maurice, La Production des grands hommes, op. cit., p. 225.

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