Vous êtes sur la page 1sur 28

2.

Le système-monde moderne comme économie-monde


capitaliste
Production, plus-value et polarisation
Immanuel Wallerstein
Dans Poche / Sciences humaines et sociales 2009, pages 43 à 69
Éditions La Découverte
ISBN 9782707157454
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/comprendre-le-monde--9782707157454-page-43.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
2/ Le système-monde moderne
comme économie-monde capitaliste
Production, plus-value et polarisation
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
L es origines du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, le
système-monde moderne, remontent au XVIe siècle. Le système-
monde se trouvait alors uniquement dans une certaine partie du
globe, principalement les régions d’Europe et d’Amérique. Au fil des
siècles, il s’est étendu à toute la planète. Ce système-monde est, et a
toujours été, une économie-monde. Il est, et a toujours été, une éco-
nomie-monde capitaliste. Nous commencerons par expliquer ce que
ces deux termes, économie-monde et capitalisme, signifient. Il sera
alors plus facile de comprendre les grands contours historiques du
système-monde moderne : ses origines, sa géographie, son évolu-
tion dans le temps et les crises structurelles qu’il connaît
aujourd’hui.

Les spécificités de l’économie-monde capitaliste

Nous appelons économie-monde (selon l’expression de Braudel)


une importante zone géographique au sein de laquelle il existe une
division du travail et, donc, non seulement des échanges de pro-
duits de base ou de première nécessité mais aussi des flux de travail

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page43/174, Mai 7, 2019, 20:47:23


44 Comprendre le monde

et de capital. Par ailleurs, une des caractéristiques de l’économie-


monde est qu’elle n’est pas liée à une structure politique unitaire.
Cette économie-monde contient de nombreuses entités politiques,
reliées entre elles de façon lâche au sein d’un système interétatique
dans notre système-monde moderne. Une économie-monde ras-
semble une grande variété de cultures et de groupes humains, de
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
différentes confessions, qui parlent différentes langues et n’ont pas
les mêmes habitudes de vie. Cela ne veut pas dire qu’ils ne parta-
gent pas certains schémas culturels communs, ce que nous appel-
lerons une « géoculture ». Mais on ne trouvera pas d’homogénéité
culturelle ou politique dans une économie-monde. Ce qui unifie le
plus cette structure, c’est la division du travail existant en son sein.
On ne peut définir simplement le capitalisme par l’existence de
personnes ou d’entreprises qui produisent pour vendre sur le
marché afin de réaliser des profits. Ces personnes ou entreprises
existent depuis des millénaires à travers le monde. De même, l’exis-
tence de personnes travaillant en contrepartie d’un salaire est insuf-
fisante pour définir le capitalisme. Le monde connaissait déjà le
travail salarié il y a des milliers d’années. On ne peut parler d’un sys-
tème capitaliste que lorsque le système donne la priorité à une accu-
mulation illimitée du capital. Dans cette acception, seul le
système-monde moderne est un système capitaliste. L’accumula-
tion illimitée est un concept relativement simple : les hommes et
les entreprises accumulent du capital dans le but d’en accumuler
encore et encore. Un processus qui ne s’arrête jamais. Quand nous
disons qu’un processus « donne la priorité » à l’accumulation, cela
signifie qu’il existe des mécanismes structurels qui pénalisent,
d’une façon ou d’une autre, ceux qui suivent une autre logique. Ils
peuvent être éliminés de la scène sociale, tandis que ceux qui agis-
sent selon la norme sont récompensés et s’enrichissent en cas de
réussite.
Une économie-monde et un système capitaliste vont de pair.
Dans la mesure où les économies-monde ne sont pas consolidées
par une structure politique unique ou par une culture homogène,
c’est l’efficacité de la division du travail qui les fait tenir ensemble.

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page44/174, Mai 7, 2019, 20:47:23


Le système-monde moderne comme économie-monde capitaliste 45

Et cette efficacité dépend elle-même de la richesse que le système


capitaliste permet d’accumuler. Les économies-monde qui ont
existé avant l’époque moderne se sont soit écroulées, soit trans-
formées manu militari en empires-monde. D’un point de vue histo-
rique, la seule économie-monde qui a longtemps perduré est le
système-monde moderne et ce, parce que le système capitaliste s’est
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
enraciné et s’est consolidé en son sein.
À l’inverse, un système capitaliste ne peut exister que dans le
cadre d’une économie-monde. Nous verrons qu’une relation très
particulière entre les producteurs économiques et les dépositaires
du pouvoir politique est nécessaire au système capitaliste. Si ces der-
niers sont trop puissants, comme c’est le cas dans les empires-
monde, la défense de leurs intérêts se fera au détriment des
producteurs et l’accumulation du capital cessera d’être une prio-
rité. Les capitalistes ont besoin d’un vaste marché (c’est pourquoi
les mini-systèmes sont trop petits pour eux), mais ils ont également
besoin d’une pluralité d’États, de façon à bénéficier du commerce
avec ces États mais aussi à pouvoir écarter les États hostiles à leurs
intérêts au profit de ceux qui leur sont favorables. Seule l’existence
d’une multiplicité d’États au sein de la division générale du travail
offre cette possibilité.
Une économie-monde capitaliste regroupe plusieurs institutions
étroitement liées qui, parce qu’elles opèrent ensemble, permettent
son bon fonctionnement. Les institutions de base sont le marché
(ou plutôt les marchés), les entreprises en compétition sur ces
marchés, les nombreux États engagés dans un système interéta-
tique, les ménages, les classes et les « groupes de statut » (selon
l’expression de Weber), que certains ont récemment renommés
« identités ». Toutes ces institutions ont été créées dans le cadre de
l’économie-monde capitaliste. Elles ressemblent bien sûr aux insti-
tutions qui ont existé dans des systèmes historiques plus anciens et
auxquels on avait donné un nom identique ou similaire. Mais l’uti-
lisation de la même appellation pour désigner les institutions
appartenant à des systèmes historiques différents brouille l’analyse.

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page45/174, Mai 7, 2019, 20:47:23


46 Comprendre le monde

Il est préférable de parler d’un ensemble d’institutions spécifiques


au système-monde moderne.
Abordons tout d’abord les marchés, puisqu’ils sont traditionnel-
lement considérés comme la caractéristique majeure du système
capitaliste. Un marché est à la fois une structure locale concrète au
sein de laquelle des individus ou des entreprises vendent et achè-
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
tent des biens, et une institution virtuelle sans frontières où se pro-
duisent les mêmes échanges. La taille et l’étendue d’un marché
virtuel dépendent des possibilités réelles dont disposent les ven-
deurs et acheteurs à un moment donné. En principe, dans une éco-
nomie-monde capitaliste, le marché virtuel existe au sein de
l’ensemble de l’économie-monde. Nous verrons cependant que ces
frontières sont fréquemment perturbées, ce qui crée des marchés
plus étroits et plus « protégés ». Il y a bien sûr des marchés virtuels
distincts pour les marchandises, le capital et les différents types de
main-d’œuvre. Mais on observe également avec le temps qu’il
existe un seul marché virtuel mondial pour tous les facteurs de pro-
duction malgré les barrières qui l’empêchent de fonctionner libre-
ment. On peut comparer ce marché théorique global à un aimant
qui attire tous les producteurs et acheteurs et dont la force d’attrac-
tion est un facteur politique permanent des décisions de chacun
– les États, les entreprises, les ménages, les classes et les groupes de
statut (ou identités). Ce marché-là est réel dans la mesure où il
influence toute décision, même s’il ne fonctionne jamais pleine-
ment et librement (i.e. sans perturbation). Le marché parfaitement
libre constitue une idéologie, un mythe qui exerce une influence
certes contraignante, mais jamais une réalité quotidienne.
Si le marché parfaitement libre n’est pas une réalité quoti-
dienne, c’est notamment parce que, s’il existait, il rendrait impos-
sible l’accumulation illimitée de capital. Cela semble paradoxal,
dans la mesure où le capitalisme ne peut certainement pas fonc-
tionner sans marchés et où les capitalistes eux-mêmes témoignent
régulièrement de leur attachement aux marchés libres. En réalité,
les capitalistes n’ont pas besoin de marchés parfaitement libres,
mais plutôt de marchés partiellement libres. La raison en est

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page46/174, Mai 7, 2019, 20:47:24


Le système-monde moderne comme économie-monde capitaliste 47

évidente. Supposons qu’il existe réellement un marché mondial où


tous les facteurs de production seraient parfaitement libres, confor-
mément à la définition habituelle de nos manuels d’économie
– c’est-à-dire dans lequel les facteurs circulent sans contraintes,
dans lequel coexistent un très grand nombre d’acheteurs et de ven-
deurs et où leur information est parfaite (i.e. où tout vendeur et tout
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
acheteur connaissent avec exactitude l’ensemble des coûts de pro-
duction). Dans un marché aussi parfait, il serait toujours possible
pour l’acheteur de négocier à la baisse le prix d’un produit de sorte
que le profit du vendeur devienne infime (disons un centime). Un
niveau de profit aussi faible rendrait le jeu du capitalisme absolu-
ment sans intérêt pour les producteurs et supprimerait ainsi les
bases sociales de ce système.
La situation de monopole a toujours eu les faveurs des vendeurs,
puisqu’ils peuvent définir une marge relativement importante
entre le coût de production et le prix de vente, et atteindre, de ce
fait, des niveaux de profit élevés. Les monopoles parfaits sont bien
sûr très difficiles à instaurer, mais ce n’est pas le cas des quasi-mono-
poles. Le plus important est d’avoir l’appui de l’appareil d’un État
relativement fort, capable d’instaurer un quasi-monopole. Il existe
de nombreuses façons de procéder. L’une des plus élémentaires est
le système des brevets, qui protège les droits d’une « invention »
pour un certain nombre d’années. C’est ainsi que les produits
« nouveaux » deviennent les plus coûteux pour le consommateur et
les plus rémunérateurs pour leur producteur. Les brevets ne sont
évidemment pas toujours respectés ou finissent de toute façon par
expirer mais, globalement, ils préservent la situation de
quasi-monopole pendant un certain temps. Les produits protégés
par brevet demeurent en général en situation de quasi-monopole
car il peut y avoir des produits similaires mais non brevetés sur le
marché. C’est pourquoi ces produits de pointe (i.e. des produits
nouveaux et qui représentent une part importante de l’ensemble du
marché mondial des marchandises) s’apparentent en général à un
oligopole plus qu’à un monopole absolu. Les oligopoles sont cepen-
dant suffisamment efficaces pour permettre des niveaux de profit

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page47/174, Mai 7, 2019, 20:47:24


48 Comprendre le monde

élevés, surtout lorsque les entreprises s’associent entre elles pour


réduire la concurrence.
Les brevets ne constituent pas la seule façon pour les États de
créer des quasi-monopoles. Il y en a d’autres : les restrictions gou-
vernementales à l’importation et à l’exportation (ce qu’on appelle
les mesures protectionnistes), les subventions publiques et les allè-
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
gements fiscaux, ou encore la capacité d’un État puissant à utiliser
la force pour empêcher les plus faibles d’instaurer des mesures
allant à l’encontre du protectionnisme. Les États peuvent aussi
jouer le rôle d’acheteurs à grande échelle et accepter de payer des
prix excessifs. Enfin, les contraintes réglementaires qui pèsent sur
les producteurs peuvent être assez faciles à intégrer pour les plus
gros d’entre eux, mais paralysantes pour les plus petits : cette asy-
métrie entraîne la disparition des petits producteurs et augmente
donc le degré d’oligopole. Les modalités d’intervention d’un État
dans le marché virtuel sont si variées qu’elles constituent un fac-
teur essentiel pour déterminer les prix et les profits. Sans ces inter-
ventions, le système capitaliste ne pourrait pas se développer, donc
survivre.
Il y a néanmoins, dans une économie-monde capitaliste, deux
caractéristiques intrinsèques qui vont à l’encontre des monopoles.
En premier lieu, l’avantage d’un producteur en situation de mono-
pole signifie la perte pour un autre producteur. Les perdants vont
bien évidemment se battre politiquement pour obtenir la suppres-
sion des avantages des gagnants. Ils peuvent le faire dans le cadre
d’une lutte politique au sein des États où se trouvent les producteurs
monopolistiques. Ils invoquent pour cela les doctrines du marché
libre et apportent leur soutien aux responsables politiques sou-
cieux de mettre fin à certains avantages d’un monopole. Ou alors
ils persuadent d’autres États de défier le monopole sur un marché
mondial en mobilisant leur pouvoir pour soutenir les producteurs
concurrentiels. Les deux méthodes sont utilisées. Avec le temps,
toute forme de quasi-monopole se trouve donc démantelée par
l’entrée de nouveaux producteurs sur le marché.

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page48/174, Mai 7, 2019, 20:47:25


Le système-monde moderne comme économie-monde capitaliste 49

Mais, si les quasi-monopoles s’autodétruisent, ils subsistent suffi-


samment longtemps (disons une trentaine d’années) pour per-
mettre à ceux qui les contrôlent d’accumuler un capital
considérable. Et quand un quasi-monopole cesse d’exister, ceux-ci
investissent leur capital dans de nouveaux produits ou de nouvelles
industries de pointe. Se met en place ainsi un cycle des produits de
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
pointe : leur durée de vie est relativement courte, mais d’autres
prennent le relais en permanence. Le jeu peut donc continuer.
Quant aux entreprises déchues, elles deviennent de plus en plus
« concurrentielles », c’est-à-dire de moins en moins profitables.
Nous observons ce schéma très régulièrement.
Les entreprises sont les acteurs principaux du marché. Elles sont
en général les concurrentes d’autres entreprises opérant sur le
même marché virtuel. Elles sont également en conflit avec les entre-
prises auxquelles elles achètent leurs intrants et avec celles aux-
quelles elles vendent leurs produits. Ce jeu est celui de la féroce
rivalité intercapitaliste : seul le plus fort et le plus habile s’en sort.
Rappelons-nous que la faillite ou le rachat par une entreprise plus
puissante sont le pain quotidien des entreprises capitalistes. Tous
les entrepreneurs capitalistes ne réussissent pas à accumuler du
capital. Loin de là. Si tel était le cas, chacun ne pourrait accumuler
qu’un minuscule capital. C’est pourquoi les « échecs » répétés des
entreprises éliminent les concurrents les plus faibles et sont une
condition sine qua non de l’accumulation illimitée du capital. C’est
ce qui explique le processus permanent de concentration
capitalistique.
Mais il y a, il est vrai, une contrepartie à la croissance des entre-
prises, qu’elle soit horizontale (par l’extension d’une même gamme
de produits), verticale (par l’intégration des différentes étapes de la
chaîne de production) ou « orthogonale » (par le développement
d’autres produits sans relation étroite). Car si une taille accrue
permet de baisser les coûts grâce aux économies d’échelle, elle aug-
mente aussi les coûts de gestion et de coordination et multiplie les
risques d’inefficacité organisationnelle. Ces contradictions expli-
quent les va-et-vient de la taille des entreprises, qui grossissent puis

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page49/174, Mai 7, 2019, 20:47:25


50 Comprendre le monde

se contractent et inversement. Mais il ne s’agit pas là d’un simple


phénomène cyclique. Au contraire, on a assisté au niveau mondial
à une augmentation tendancielle de la taille des entreprises, selon
un processus historique qui ressemble au mécanisme d’une clé à
rochet : deux pas en avant, un pas en arrière, continuellement. La
taille d’une entreprise a également des conséquences politiques
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
directes : les entreprises de grande taille ont un poids politique plus
important, mais sont aussi plus vulnérables à une agression poli-
tique – de la part de leurs concurrents, employés et consommateurs.
Mais, là encore, le gain est similaire au fonctionnement d’une clé à
rochet : toujours plus d’influence politique avec le temps.

L’articulation centre-périphérie
et les cycles de Kondratieff

La division axiale du travail au sein d’une économie-monde capi-


taliste sépare la production des produits du centre de ceux de la
périphérie. Le concept de centre-périphérie, on l’a vu, est un
concept relationnel qui renvoie au niveau de rentabilité des procès
de production : ce niveau étant directement lié au degré de concen-
tration monopolistique, les procès de production centraux sont
essentiellement ceux qui sont contrôlés par des quasi-monopoles.
Par opposition, les procès périphériques sont ceux qui sont vrai-
ment concurrentiels. Dans l’échange, les produits concurrentiels se
trouvent dans une situation de faiblesse face aux produits des
quasi-monopoles. D’où un flux permanent de plus-value des pro-
ducteurs de produits périphériques vers les producteurs de produits
centraux. C’est ce qu’on appelle l’échange inégal.
L’échange inégal n’est certainement pas le seul moyen de
déplacer du capital accumulé des régions politiquement faibles vers
les régions politiquement fortes. Le pillage était aussi très souvent
utilisé au début de l’incorporation de nouvelles régions à l’éco-
nomie-monde (par exemple, les conquistadores et l’or des Amé-
riques). Mais le pillage est un processus autodestructeur, qui revient

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page50/174, Mai 7, 2019, 20:47:26


Le système-monde moderne comme économie-monde capitaliste 51

à tuer la poule aux œufs d’or. Cependant, les conséquences étant à


moyen terme et les avantages à court terme, le pillage existe encore
fréquemment dans notre système-monde moderne, même si nous
nous disons « scandalisés » quand cela arrive à nos oreilles. La ban-
queroute d’Enron, après des opérations financières qui ont vu
passer d’énormes sommes d’argent entre les mains de quelques
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
managers, n’est rien autre que du pillage. Quand des biens de l’État
sont « privatisés » et deviennent la propriété d’hommes d’affaires
mafieux qui quittent rapidement le pays en laissant derrière eux des
entreprises dévastées, c’est aussi du pillage. Autodestructeur, certes,
mais seulement après avoir causé d’importants dégâts au système de
production mondial et donc à l’économie-monde capitaliste.
Dans la mesure où les quasi-monopoles dépendent du parrainage
d’États forts, ils sont situés en grande partie – juridiquement, physi-
quement et en termes de propriété – dans ces États mêmes. La rela-
tion centre-périphérie a donc des conséquences géographiques : les
procès centraux tendent à se concentrer dans quelques États pour
y former le cœur de l’activité productive ; les procès périphériques,
eux, sont en général éparpillés dans un grand nombre d’États où ils
constituent également le cœur de l’activité de production.
En pratique, nous pouvons donc parler d’États centraux et d’États
périphériques, à condition de garder à l’esprit que ces termes dési-
gnent une relation entre des procès de production. Certains États,
où il existe un équilibre relatif entre les produits centraux et les pro-
duits périphériques, peuvent être qualifiés de « semi-périphé-
riques ». Ils ont, comme nous le verrons, des caractéristiques
politiques spécifiques. On ne peut pas parler, en revanche, de
procès de production semi-périphériques.
Les quasi-monopoles tendant comme on l’a vu à s’épuiser, ce qui
est aujourd’hui un procès de production central deviendra demain
un procès périphérique. L’histoire économique du système-monde
moderne est ainsi marquée par un nombre considérable de déplace-
ments ou de déclassements de produits, vers les pays semi-périphé-
riques en premier lieu, puis vers les pays périphériques. Si, vers
1800, la production de textiles était manifestement le procès de

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page51/174, Mai 7, 2019, 20:47:26


52 Comprendre le monde

production central majeur, il était, en 2000, l’un des procès de pro-


duction périphérique les moins rentables. En 1800, ces textiles
n’étaient produits que par très peu de pays (principalement l’Angle-
terre et certains pays du nord-ouest de l’Europe) ; en 2000, ils
étaient produits dans presque tout le système-monde, en particulier
les textiles bon marché. Cette dynamique s’est répétée pour beau-
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
coup d’autres produits – comme l’acier, l’automobile ou même les
ordinateurs. Ce type de déplacement n’influe pas sur la structure du
système. En 2000, d’autres procès centraux (par exemple, l’aéronau-
tique ou le génie génétique) se concentraient dans quelques pays.
Il y a toujours eu de nouveaux procès centraux pour remplacer ceux
qui devenaient trop concurrentiels et qui quittaient leur État
d’origine.
Le rôle d’un État à l’égard des procès productifs est très variable
et dépend de la part respective des procès centraux et périphériques
présents sur son territoire. Les États forts, où la part des premiers est
très largement majoritaire, ont tendance à en faire beaucoup pour
protéger les quasi-monopoles des procès centraux. Les États les plus
faibles, où c’est la part des procès périphériques qui est dominante,
n’ont en général pas la capacité d’agir sur la division axiale du tra-
vail. Ils sont donc contraints d’accepter leur sort.
Les États semi-périphériques, où la combinaison des procès de
production est relativement équilibrée, se trouvent dans la situa-
tion la plus difficile. Avec la pression des États centraux qui pèse sur
eux et celle qu’ils imposent aux États périphériques, ils cherchent
avant tout à ne pas glisser vers la périphérie et à progresser vers le
centre. Ces deux tâches, difficiles, nécessitent toutes deux une
intervention importante de l’État sur le marché mondial. Ce sont
ces États semi-périphériques qui font appel aux politiques protec-
tionnistes les plus ouvertement agressives. Ils espèrent ainsi « pro-
téger » leurs procès de production de la concurrence des entreprises
extérieures les plus puissantes, tout en essayant d’améliorer l’effica-
cité des entreprises implantées chez eux afin d’être plus concurren-
tiels sur le marché mondial. Ils accueillent à bras ouverts les
délocalisations de produits anciennement de pointe, qu’ils

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page52/174, Mai 7, 2019, 20:47:26


Le système-monde moderne comme économie-monde capitaliste 53

considèrent comme un moyen de parvenir au « développement


économique ». Dans cet effort, la concurrence ne vient pas des États
centraux, mais des autres États semi-périphériques qui cherchent,
eux aussi, à accueillir les délocalisations – et tous les candidats ne
peuvent être satisfaits simultanément et au même niveau. Au début
du XXIe siècle, la Corée du Sud, le Brésil et l’Inde sont entrés de toute
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
évidence dans la catégorie des États semi-périphériques. Ces pays
aux puissantes entreprises exportent des produits (comme l’acier,
l’automobile ou les produits pharmaceutiques) vers des zones péri-
phériques et importent également des zones centrales des produits
plus « avancés ».
L’évolution normale des industries de pointe – la lente dissolu-
tion des quasi-monopoles – explique les rythmes cycliques de l’éco-
nomie-monde. Une grande industrie de pointe sera un stimulus
majeur à l’expansion de l’économie-monde et entraînera une accu-
mulation considérable de capital. Mais elle permettra aussi une
nette augmentation du nombre d’emplois dans l’économie-
monde, des salaires plus élevés et une impression générale de rela-
tive prospérité. L’entrée de plus en plus d’entreprises sur le marché
du quasi-monopole initial engendrera une « surproduction » (i.e.
une production excessive par rapport à la demande réelle à un
moment donné) et, par conséquent, une concurrence accrue par les
prix qui réduira le taux de profit. À la longue, les produits invendus
s’accumuleront et la production ralentira.
Quand cela se produit, nous observons généralement une
inflexion de la courbe cyclique de l’économie-monde. On parle
alors de « stagnation » ou de « récession ». Le taux de chômage aug-
mente dans le monde entier. Les producteurs cherchent alors à
réduire les coûts afin de conserver leur part de marché mondial. Un
des mécanismes utilisés est la délocalisation de procès de produc-
tion vers des zones à plus bas coûts de main-d’œuvre, i.e. les pays
semi-périphériques. Ces changements exercent une pression à la
baisse sur le niveau des salaires des procès de production restant
dans les zones centrales. La demande effective, qui manquait à l’ori-
gine à cause de la surproduction, manque désormais en raison de la

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page53/174, Mai 7, 2019, 20:47:27


54 Comprendre le monde

diminution des revenus des consommateurs. Dans une telle situa-


tion, tous les producteurs ne sont pas nécessairement perdants. La
concurrence est évidemment exacerbée au sein des oligopoles
affaiblis concernés par ces procès de production : les entreprises des
États centraux s’affrontent violemment, souvent avec l’aide des
structures étatiques. Certains États et certains producteurs parvien-
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
nent à « exporter le chômage » d’un État central vers les autres. Il y
a une contraction globale de l’économie-monde, mais certains États
centraux et surtout certains États semi-périphériques peuvent s’en
sortir assez bien.
Ce processus – expansion de l’économie-monde grâce à des
industries de pointe quasi-monopolistiques et contraction lors de
l’affaiblissement des quasi-monopoles – peut être représenté par
une courbe enchaînant les phases dites A (expansion) et B (stagna-
tion). On appelle parfois l’enchaînement d’une phase A et d’une
phase B « cycle de Kondratieff », du nom de l’économiste russe
Nicolaï Kondratieff, qui analysa clairement ce phénomène au début
du XXe siècle. Jusqu’à présent, la durée d’un cycle de Kondratieff a
été de cinquante à soixante ans environ. Leur durée exacte dépend
des mesures politiques prises par les États pour prévenir une phase B
et, plus particulièrement, des mesures appliquées pour se remettre
de la phase B, afin de stimuler une nouvelle phase A grâce à de nou-
velles industries de pointe.
La situation qui suit la fin d’un cycle de Kondratieff n’est jamais
identique à sa situation initiale. En effet, les mesures prises pour
sortir de la phase B et revenir à une phase A changent de façon signi-
ficative les paramètres du système-monde. Les changements visant
à résoudre les problèmes immédiats (à court terme) d’une expan-
sion inadéquate de l’économie-monde (point essentiel pour pré-
server la possibilité d’une accumulation illimitée du capital)
rétablissent un équilibre à moyen terme mais sont la source de pro-
blèmes à long terme pour la structure. Le résultat est ce qu’on peut
appeler un trend séculaire, figurable par une courbe dont l’abscisse
représente le temps et l’ordonnée un phénomène défini comme la
proportion d’un groupe présentant une caractéristique donnée. Si

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page54/174, Mai 7, 2019, 20:47:27


Le système-monde moderne comme économie-monde capitaliste 55

le pourcentage augmente de façon linéaire dans le temps, cela


signifie par définition (puisque l’ordonnée est en pourcentage) qu’il
s’arrêtera à un moment donné, atteignant l’asymptote de 100 %.
Ainsi, en cherchant à faire s’élever la courbe pour résoudre les pro-
blèmes de moyen terme, on peut se rapprocher des problèmes de
long terme qui apparaissent à l’asymptote.
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
Prenons un exemple de ce fonctionnement dans une économie-
monde capitaliste. L’un des problèmes que nous avons observés
dans les cycles de Kondratieff est la perte de rentabilité de procès
de production importants à un moment donné, ce qui commence
à provoquer leur délocalisation afin de réduire les coûts. On assiste
simultanément à une hausse du chômage dans les zones centrales
qui fragilise la demande effective mondiale. Les entreprises rédui-
sent individuellement leurs coûts, mais il leur est collectivement
beaucoup plus difficile de trouver suffisamment de consomma-
teurs. Une façon de rétablir un niveau de demande effective mon-
diale adéquate est d’augmenter les salaires de la main-d’œuvre dans
les zones centrales, ce qui est souvent arrivé à l’extrême fin des
phases B du cycle de Kondratieff. On crée ainsi la demande effective
nécessaire pour fournir un nombre suffisant de consommateurs de
nouveaux produits de pointe. Mais des salaires plus élevés peuvent
évidemment se traduire par des profits réduits pour les entrepre-
neurs. À l’échelle de la planète, cette perte peut être compensée en
augmentant dans d’autres parties du monde le pool de travailleurs
salariés disposés à travailler pour des salaires plus faibles. Pour ce
faire, il faut faire entrer dans ce pool de nouveaux travailleurs pour
qui ce faible salaire représentera en fait une augmentation de leur
revenu réel. Mais, à chaque fois que de nouvelles personnes vien-
nent grossir ce pool salarié, le nombre de celles qui lui restent exté-
rieures diminue évidemment, jusqu’au jour où il n’y en aura
pratiquement plus. Nous aurons alors atteint l’asymptote. Nous
reviendrons sur ce point dans le dernier chapitre, quand nous abor-
derons la crise structurelle du XXIe siècle.

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page55/174, Mai 7, 2019, 20:47:28


56 Comprendre le monde

Prolétaires et semi-prolétaires :
les impératifs contradictoires du système capitaliste

Un système capitaliste nécessite à l’évidence des travailleurs qui


fournissent la main-d’œuvre des procès de production. On dit sou-
vent que ces travailleurs sont des prolétaires, c’est-à-dire des salariés
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
qui n’ont pas d’autres ressources que la vente de leur force de tra-
vail (car ils n’ont ni terre, ni réserve d’argent ou de biens). Cela n’est
pas vraiment exact. Car il n’est pas réaliste d’imaginer les travail-
leurs comme des individus isolés : presque tous sont liés à d’autres
personnes dans des « ménages élargis » (households 1) regroupant en
général des gens des deux sexes et d’âge différent. Nombre de ces
structures, sans doute la plupart, sont des familles, mais les liens
familiaux ne constituent pas la seule façon de souder un ménage
élargi. Ses membres partagent souvent une résidence commune,
mais moins fréquemment qu’on ne le pense.
Un ménage élargi classique comprend entre trois et dix per-
sonnes qui rassemblent diverses sources de revenus sur une longue
période (environ trente ans) afin de subvenir ensemble à leurs
besoins. En règle générale, ces structures ne sont pas égalitaires, et
elles ne sont évidemment pas immuables (les gens naissent et meu-
rent, intègrent ou quittent un ménage élargi, et tous vieillissent,
changeant ainsi leur rôle économique). Un ménage élargi se carac-
térise par une sorte d’obligation d’apporter un revenu au groupe et
de partager la consommation qu’il permet. Les ménages élargis sont
donc très différents des clans, tribus ou autres entités importantes
et étendues, qui partagent souvent des obligations de sécurité

1 Dans le vocabulaire économique classique, le terme household correspond en français à


celui de « ménage », qui désigne strictement la famille nucléaire. Comme l’auteur
l’explique ici, il lui a donné une acception plus large que nous avons choisi de ce fait de
traduire par « ménage élargi » – plutôt que « foyer », qui, comme « ménage », renvoie à
l’idée d’une unité de lieu de résidence (c’est la partie de la famille réunie autour du même
« feu »). Dans l’acception de l’auteur, il s’agit bien d’un « ménage élargi » (comme on dit
« famille élargie ») : c’est un ménage au sens où il y a mise en commun des ressources et
consommation elle aussi commune, mais il est élargi au sens où il regroupe des membres
dont certains résident temporairement ou durablement à l’extérieur du foyer (le cas type
étant l’émigré) [NdT].

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page56/174, Mai 7, 2019, 20:47:28


Le système-monde moderne comme économie-monde capitaliste 57

mutuelles et une identité commune, mais qui ne partagent pas en


général leurs revenus. En tout cas, celles qui pratiquent un partage
des revenus ne conviennent pas au système capitaliste.
Intéressons-nous d’abord à ce que recouvre le terme « revenus ».
Il existe communément cinq types de revenus dans le système-
monde moderne. Pratiquement tous les ménages élargis recher-
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
chent et obtiennent ces cinq types de revenus, bien que dans des
proportions très inégales (ce qui est un point essentiel). Il y a
d’abord le salaire : une entité extérieure rémunère (généralement en
numéraire) une personne du ménage pour un travail effectué en
dehors, dans le cadre d’un procès de production. Un salaire peut
être occasionnel ou régulier, payé à l’heure ou à la tâche. L’avan-
tage de la rémunération salariée, pour l’employeur, est la flexibilité
(la durée du travail est déterminée par les besoins de l’employeur),
même si les syndicats, les autres formes d’organisation de travail-
leurs et les législations gouvernementales ont souvent limité cette
flexibilité. Néanmoins, les employeurs sont fort rarement dans
l’obligation de financer à vie les travailleurs. Inversement, ce sys-
tème présente un inconvénient pour l’employeur : s’il a besoin de
plus de travail, la main-d’œuvre n’est pas toujours disponible, en
particulier en période de croissance économique. Autrement dit,
dans le système du travail salarié, l’employeur échange la possibilité
de ne pas payer les ouvriers pendant les périodes de faible activité
contre la garantie d’une main-d’œuvre disponible à tout moment.
L’activité de subsistance est la deuxième source évidente de
revenus d’un ménage élargi. Cette catégorie de travail est en général
définie de manière trop restrictive, en la limitant à celui de la popu-
lation rurale pour se nourrir en cultivant la terre et pour produire
les biens de première nécessité qu’elle consomme, sans recourir au
marché. Cette forme de production de subsistance connaît évidem-
ment un fort déclin dans le système-monde moderne – au point
qu’on la dit souvent en voie de disparition. Mais une définition
aussi restrictive passe à côté de toutes les autres formes d’activité de
subsistance qui se développent de plus en plus dans le monde
moderne. Quand quelqu’un fait lui-même sa cuisine ou lave sa

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page57/174, Mai 7, 2019, 20:47:29


58 Comprendre le monde

vaisselle, c’est une activité de subsistance. De même quand un petit


propriétaire assemble dans son pavillon un meuble acheté en kit,
ou quand un professionnel envoie un e-mail de son ordinateur sans
recourir aux services (payés) de la secrétaire qu’il employait aupara-
vant pour dactylographier son courrier. Cette production de subsis-
tance constitue une part significative du revenu des ménages élargis
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
dans les zones les plus riches de l’économie-monde capitaliste.
La troisième source de revenus des ménages élargis est celle qu’on
qualifie classiquement de « production marchande simple » (petty
commodity production). Une marchandise simple est un bien produit
au sein du groupe, mais vendu sur un marché. Ce type de produc-
tion est encore très répandu dans les zones les plus pauvres de l’éco-
nomie-monde, mais il n’est pas entièrement absent ailleurs (dans
les zones riches, c’est ce qu’on appelle souvent le travail « free-
lance »). Cette activité inclut donc la vente de biens fabriqués au
sein du ménage élargi (y compris des produits intellectuels), mais
aussi le petit commerce : lorsqu’un jeune garçon vend dans la rue
des cigarettes ou des allumettes à l’unité à des consommateurs qui
n’ont pas les moyens d’acheter le paquet habituel, il pratique la pro-
duction de marchandises simples, consistant simplement en
l’espèce à défaire les paquets et à vendre leur contenu dans un
marché de rue.
Le quatrième type de revenus est la rente : elle peut provenir
d’investissements de capitaux importants (par exemple pour la
location d’appartements, voire de chambres), de privilèges géogra-
phiques (un droit de péage sur un pont privé) ou de droits de pro-
priété (revenus d’obligations, intérêts d’un compte épargne). Ce
revenu n’est pas le fruit d’un travail, mais celui d’une propriété :
c’est ce qui définit la rente.
Enfin, il existe un cinquième type de revenus que l’on appelle,
dans le monde moderne, le « revenu de transfert ». Il s’agit d’un
revenu qu’un individu reçoit en vertu d’un engagement d’un tiers à
son égard. Il peut provenir de personnes proches du ménage élargi,
comme par exemple les dons ou les prêts qui s’effectuent de généra-
tion en génération, notamment à l’occasion d’une naissance, d’un

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page58/174, Mai 7, 2019, 20:47:29


Le système-monde moderne comme économie-monde capitaliste 59

mariage ou d’un décès – ces transferts entre ménages se pratiquent


en général sur une base de réciprocité (ce qui, en principe, ne pro-
cure pas de revenu supplémentaire dans une vie mais aide à
résoudre les problèmes de trésorerie). Les revenus de transfert peu-
vent également provenir des dispositifs d’aide publique (auquel cas
la personne récupère de façon différée l’argent de ses impôts ou
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
cotisations sociales, dans une proportion qui dépend toutefois de
l’ampleur des péréquations), de dispositifs d’assurance (qui se tra-
duisent à terme par des bénéfices ou des pertes), voire par la redistri-
bution d’une classe économique à une autre.
La mise en commun de tous ces types de revenus perçus par les
ménages élargis nous est familière. Prenons une famille américaine
de la classe moyenne. L’homme adulte a un emploi (et travaille
peut-être aussi au noir), la femme adulte est traiteur-livreur à l’exté-
rieur du foyer, le fils adolescent distribue des journaux et la fille de
douze ans fait du baby-sitting. À cela s’ajoute éventuellement la
grand-mère qui touche une pension de veuvage et garde occasion-
nellement un enfant en bas âge, en plus de la location de la
chambre au-dessus du garage. Imaginons maintenant un foyer
ouvrier mexicain, où l’homme adulte est un travailleur clandestin
aux États-Unis et envoie régulièrement de l’argent, la femme cultive
son potager, l’adolescente travaille comme domestique (rému-
nérée en argent et en nature) dans une riche famille mexicaine et
son petit frère vend de petits articles à la sauvette sur le marché
après l’école (ou au lieu d’aller à l’école). Nous pouvons tous ima-
giner toutes sortes de combinaisons de ce genre.
En pratique, la plupart des ménages élargis bénéficient de ces
cinq revenus. Mais il faut souligner que la nature des revenus
apportés par leurs membres dépend largement de l’âge et du genre,
car la plupart des tâches correspondantes sont liées à l’un ou à
l’autre. Le salaire d’un travail a longtemps été réservé aux hommes
de quatorze/dix-huit ans à soixante/soixante-cinq ans. L’activité de
subsistance ou la production marchande simple revenaient en
grande partie aux femmes, aux enfants et aux personnes âgées. Les
allocations de l’État étaient le plus souvent liées au niveau de

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page59/174, Mai 7, 2019, 20:47:30


60 Comprendre le monde

salaire, sauf pour certains transferts dépendant du nombre


d’enfants. Nombre d’actions politiques menées depuis un siècle ont
d’ailleurs visé à réduire le rôle du genre dans ces définitions.
Comme nous l’avons mentionné, l’importance relative de ces
différentes formes de revenus a très largement varié en fonction des
types de ménages élargis. On peut distinguer à cet égard deux
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
grandes catégories : ceux où les salaires représentent la moitié ou
plus du revenu global sur une durée de vie, et ceux où ils représen-
tent moins de la moitié. Nous qualifierons la première de « ménage
prolétaire » (car il semble dépendre en grande partie du salaire, ce
qui correspond à la définition originelle du prolétaire) et la seconde
de « ménage semi-prolétaire » (car il est certain que plusieurs de ses
membres perçoivent quand même des revenus salariaux). On
remarque ainsi qu’un employeur a tout intérêt à recruter du per-
sonnel issu d’un ménage semi-prolétaire. Car lorsque le travail
salarié constitue la part majoritaire des revenus d’un ménage élargi,
il existe inévitablement un plancher à la rémunération du salarié :
le montant du salaire doit être au moins proportionnel à sa part
dans les ressources permettant la subsistance du groupe. C’est ce
que l’on peut appeler un salaire minimal absolu. Si, au contraire, le
salarié fait partie d’un ménage semi-prolétaire, il peut recevoir un
salaire inférieur à ce salaire minimal absolu sans pour autant
compromettre la survie du groupe – le manque à gagner peut être
compensé par d’autres sources de revenus, apportées en général par
d’autres membres du ménage élargi. Dans ce cas, ces derniers trans-
fèrent à l’employeur du salarié une plus-value supplémentaire à
celle transférée par ce salarié lui-même, en permettant à l’em-
ployeur de le rémunérer en deçà du salaire minimum absolu.
C’est pourquoi, dans un système capitaliste, les employeurs pré-
fèrent en général recruter des salariés issus de ménages semi-prolé-
taires. Mais deux facteurs jouent cependant en sens inverse. Le
premier est la pression des travailleurs salariés qui aspirent à la
« prolétarisation », dans la mesure où elle se traduit par un meil-
leur salaire. Le second vient de la pression exercée par le système sur
les employeurs eux-mêmes : l’impératif individuel de payer leurs

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page60/174, Mai 7, 2019, 20:47:30


Le système-monde moderne comme économie-monde capitaliste 61

employés moins cher se voit contrecarré par l’impératif collectif de


développer à long terme une demande réelle significative dans
l’économie-monde afin d’accroître les débouchés de leurs produits.
Avec le temps, ces deux facteurs très différents se traduisent par une
lente augmentation du nombre de ménages prolétaires. Le constat
de cette tendance à long terme contredit évidemment l’idée tradi-
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
tionnelle des sciences sociales selon laquelle le système capitaliste
a surtout besoin de travailleurs prolétaires. Mais, si tel était le cas,
comment expliquer le fait que, après quatre ou cinq cents ans, la
proportion de travailleurs prolétaires ne soit pas plus importante
qu’elle ne l’est ? Plutôt que d’envisager la prolétarisation comme
une nécessité du capitalisme, mieux vaut la considérer comme
l’objet d’une lutte qui s’est traduite par une montée lente mais régu-
lière – une tendance séculaire – vers son asymptote.

Le rôle majeur des assignations identitaires

Il existe des classes sociales dans le système capitaliste, car les


individus n’occupent pas les mêmes places dans le système écono-
mique, n’ont pas les mêmes revenus, ni les mêmes intérêts. Par
exemple, les travailleurs ont évidemment intérêt à rechercher une
augmentation de leurs salaires ; de la même façon, les employeurs
ont intérêt à s’opposer à ces augmentations. Mais, comme on vient
de le voir, les salariés sont installés dans leur ménage élargi. Associer
les travailleurs à une classe particulière et les autres membres de leur
ménage à une autre n’a pas de sens. Ce sont les ménages élargis et
non les individus qui sont inscrits dans des classes sociales : les indi-
vidus qui veulent changer de classe constatent en général qu’ils doi-
vent quitter leur ménage élargi d’origine pour en rallier un autre. Ce
n’est pas facile, mais pas impossible.
Les ménages élargis peuvent s’inscrire dans d’autres groupes que
les classes. Ils appartiennent également à des groupes de statut ou à
des identités. (En utilisant l’expression « groupe de statut » – tra-
duction du concept wébérien de Stände –, on s’attache à un critère

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page61/174, Mai 7, 2019, 20:47:31


62 Comprendre le monde

objectif : la perception des autres ; avec le terme « identité », on met


au contraire l’accent sur un critère plus subjectif : la façon dont les
ménages élargis se perçoivent eux-mêmes. Mais, quel que soit le
terme utilisé, il renvoie bien à une réalité institutionnelle dans le
système-monde moderne.) Les groupes de statut ou identités sont
des labels assignés, car, en règle générale, nous y sommes nés (il est
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
en effet très difficile de rejoindre volontairement un tel groupe,
même si ce n’est pas impossible). Les groupes de statut ou identités
sont les nombreux « peuples » auxquels nous appartenons : nation,
race, groupe ethnique, communauté religieuse, mais également
genre et orientation sexuelle. La plupart de ces catégories sont sou-
vent considérées comme des reliquats anachroniques des temps
prémodernes, ce qui est une erreur : l’appartenance à un groupe de
statut ou à une identité est au contraire caractéristique de la moder-
nité. Loin de disparaître, ils prennent d’autant plus d’importance
que la logique du système capitaliste se renforce et imprègne de plus
en plus notre vie quotidienne.
Si les ménages élargis appartiennent à des classes et que tous leurs
membres font partie d’une même classe, en va-t-il de même pour
les groupes de statut ou identités ? Une très forte pression pèse sur
les ménages élargis pour maintenir une identité commune, pour
faire partie d’un groupe de statut ou d’une identité. Ce poids pèse
tout particulièrement sur les personnes en âge de se marier à qui on
demande, ou on impose, de trouver un partenaire dans le même
groupe de statut ou identité. Mais le mouvement permanent des
individus au sein du système-monde moderne et les pressions nor-
matives qui poussent à ignorer l’appartenance à un groupe de statut
ou une identité au profit de critères de mérite ont de toute évidence
entraîné un mélange des identités premières au sein des ménages
élargis. Cependant, ces derniers tendent toujours à évoluer vers une
identité unique : de nouvelles identités de groupes de statut, sou-
vent à peine définies, émergent, permettant précisément d’homo-
généiser la disparité initiale et, de ce fait, de réunifier le ménage
élargi en termes d’identité de groupe de statut. La demande de

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page62/174, Mai 7, 2019, 20:47:31


Le système-monde moderne comme économie-monde capitaliste 63

légaliser les mariages homosexuels, par exemple, s’explique par


cette pression à la réunification de l’identité du ménage élargi.
Pourquoi est-il si important pour les ménages élargis de main-
tenir leur appartenance de classe et leur identité de groupe de statut,
ou du moins de prétendre les maintenir ? Cette homogénéisation
aide bien sûr à préserver la cohésion du ménage élargi en tant
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
qu’unité de revenus, et à éviter toute tendance centrifuge qui serait
provoquée par des inégalités internes dans la distribution de la
consommation et dans les décisions à prendre. Il serait faux cepen-
dant de ne voir dans cette tendance qu’un mécanisme de défense
interne au groupe. Les tendances à l’homogénéisation au sein des
structures du ménage élargi sont sources d’importants bénéfices
pour l’ensemble du système-monde.
Les ménages élargis sont les structures socialisantes de base du
système-monde. Ils visent à nous apprendre, surtout aux plus
jeunes, le respect des règles sociales auxquelles nous sommes censés
obéir. Ils sont bien évidemment secondés par les structures éta-
tiques, telles que l’école et l’armée, mais aussi les institutions reli-
gieuses et les médias. Aucune d’entre elles n’est toutefois aussi
efficace que les ménages élargis. Mais qu’est-ce qui détermine la
façon dont ceux-ci socialisent leurs membres ? Cela dépend en
grande partie de la façon dont les institutions secondaires fixent le
cadre des choix des ménages élargis, qui dépend elle-même de leur
plus ou moins grande homogénéité – autrement dit, du rôle qu’ils
estiment jouer dans le système social historique. Un ménage élargi
qui est certain de son identité de groupe de statut – nationalité, ori-
gine, religion, ethnie, orientation sexuelle – sait parfaitement
comment socialiser ses membres. Celui qui n’est pas sûr de son
identité mais qui essaie de s’en donner une, même si elle est diffé-
rente, peut y parvenir presque aussi bien. En revanche, la fonction
socialisante sera presque impossible à mettre en œuvre pour le
ménage élargi qui afficherait, en permanence, une identité déchirée
– et sa survie en tant que groupe sera même menacée.
Bien sûr, les pouvoirs en place dans un système social espèrent
toujours que la socialisation viendra de l’acceptation des

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page63/174, Mai 7, 2019, 20:47:31


64 Comprendre le monde

hiérarchies issues du système. Ils espèrent également que la sociali-


sation permettra l’assimilation des mythes, de la rhétorique et de
la représentation dominante du système. Cela se produit en partie,
mais jamais entièrement. Les ménages élargis socialisent aussi leurs
membres par la rébellion, le repli et la déviance. Jusqu’à un certain
point, cette socialisation antisystémique peut se révéler utile au sys-
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
tème, car elle offre une échappatoire aux esprits agités, à condition
que l’ensemble du système reste relativement équilibré. Dans ce cas,
les socialisations négatives ne peuvent avoir qu’un impact limité
sur son fonctionnement. Mais quand le système historique connaît
une crise structurelle, ces socialisations antisystémiques peuvent
soudain tout déstabiliser.
Nous avons jusqu’à présent évoqué l’identification par la classe
et par le groupe de statut comme les deux possibilités d’expression
collective pour les ménages élargis. Mais il existe bien sûr une
grande variété de groupes de statut, et tous ne sont pas toujours par-
faitement en consonance les uns avec les autres. Par ailleurs, les dif-
férents types de groupes de statut sont devenus de plus en plus
nombreux au fil du temps. À la fin du XXe siècle, des gens ont par
exemple commencé à affirmer leur orientation sexuelle, ce qui au
cours des siècles précédents ne constituait pas un point de départ
pour construire un ménage élargi. Dans la mesure où nous sommes
tous impliqués dans une multitude de groupes de statut ou iden-
tités, on peut se demander s’il existe un ordre de priorité des iden-
tités. En cas de conflit, laquelle devrait s’imposer ? Quelle est
l’identité dominante ? Un ménage élargi peut-il être homogène en
fonction d’une identité mais pas d’une autre ? La réponse est évi-
demment positive, mais quelles sont alors les conséquences ?
Intéressons-nous aux pressions exogènes qui pèsent sur les
ménages élargis. La plupart des groupes de statut disposent de
moyens d’expression institutionnelle qui dépassent ceux qui s’y
reconnaissent. Ces institutions pèsent directement sur les ménages
élargis, non seulement pour leur imposer leurs normes ou leurs stra-
tégies collectives, mais aussi pour qu’elles deviennent prioritaires.
Parmi ces institutions « trans-ménages », l’État est le plus influent

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page64/174, Mai 7, 2019, 20:47:32


Le système-monde moderne comme économie-monde capitaliste 65

dans la mesure où il possède les moyens de pression les plus effi-


caces (le droit, les avantages substantiels qu’il peut distribuer, le
pouvoir de mobiliser les médias). Mais quand l’État est moins puis-
sant, ce sont les structures religieuses, les organisations ethniques
ou les autres groupes similaires qui peuvent être les mieux entendus
s’agissant de la détermination des priorités des ménages. Même si
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
les groupes de statut ou identités s’affirment antisystémiques, ils
peuvent être en compétition avec d’autres groupes de statut ou
identités antisystémiques qui leur contestent la priorité d’allé-
geance. Ce tourbillon complexe des identités du ménage élargi
sous-tend la sinuosité de la lutte politique au sein du système-
monde.

Universalisme vs racisme et sexisme

Les relations complexes entre l’économie-monde, les entre-


prises, les États, les foyers élargis et les institutions « trans-
ménages » qui lient les membres des classes et des groupes de statut,
sont marquées par l’importance de deux thèmes idéologiques
opposés (bien qu’unis de façon symbiotique), l’universalisme d’une
part, le racisme et le sexisme d’autre part.
L’universalisme est un thème associé principalement au système-
monde moderne, dont il constitue à bien des égards l’une des
grandes fiertés. L’universalisme signifie généralement le fait de pri-
vilégier l’application de normes générales de la même façon à tous
les individus, et rejette par conséquent les particularismes dans les
principales sphères. Les seules règles considérées comme accep-
tables dans le cadre universaliste sont celles qui concernent directe-
ment le bon fonctionnement du système-monde, défini au sens
strict.
L’universalisme se manifeste sous de multiples formes. Appliqué
à l’entreprise ou à l’école, il signifie par exemple l’attribution de
postes à des individus jugés sur leur expérience et leurs compé-
tences (ce qu’on appelle aussi la « méritocratie »). Appliqué au

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page65/174, Mai 7, 2019, 20:47:32


66 Comprendre le monde

ménage, il implique notamment que le mariage se contracte par


amour et non en fonction de critères de fortune ou ethniques – ou
de tout autre particularisme. En ce qui concerne l’État, il se traduit
en particulier par le suffrage universel et l’égalité de tous devant la
loi. Ces valeurs nous sont familières, puisqu’on les retrouve réguliè-
rement dans les discours publics. Elles sont censées former l’élé-
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
ment central de notre socialisation. Nous savons bien sûr qu’elles
ne sont pas également défendues dans les différents secteurs du sys-
tème-monde (nous y reviendrons) et qu’elles sont loin d’être plei-
nement respectées en pratique. Mais elles sont cependant devenues
le leitmotiv officiel de la modernité.
L’universalisme est une norme positive, c’est-à-dire que la plu-
part des gens affirment y croire et le considèrent comme une vertu.
Le racisme et le sexisme représentent l’exact opposé. Ce sont aussi
des normes, mais des normes négatives dans la mesure où la plu-
part des gens les rejettent. Elles sont immorales pour une grande
majorité d’entre nous, mais restent néanmoins des normes. Bien
plus, on observe que l’application des normes négatives du racisme
et du sexisme est au moins aussi répandue (et le plus souvent bien
davantage) que celle de la norme respectable de l’universalisme.
Cela peut sembler une anomalie. Mais ce n’en est pas une.
Attachons-nous au sens du racisme et du sexisme. L’emploi de
ces deux termes ne s’est diffusé que dans la seconde moitié du
XXe siècle. Le racisme et le sexisme sont les manifestations d’un phé-

nomène plus vaste qui n’a pas d’appellation particulière, mais que
l’on peut considérer comme un anti-universalisme ou une discrimi-
nation institutionnelle active contre toutes les personnes d’un
même groupe de statut ou identité. Pour chaque type d’identité, il y
a un rang social. On peut s’en tenir à un classement rudimentaire,
en deux catégories, ou préférer une échelle plus élaborée. Mais il y
a toujours un groupe en haut de l’échelle et un ou plusieurs tout
en bas. Ces hiérarchies apparaissent à la fois à un niveau mondial
et local. Et, dans les deux cas, elles ont une influence considérable
sur la vie des gens et sur le fonctionnement de l’économie-monde
capitaliste.

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page66/174, Mai 7, 2019, 20:47:33


Le système-monde moderne comme économie-monde capitaliste 67

Nous connaissons cette hiérarchie mondiale au sein du système-


monde moderne : celle des hommes sur les femmes, des Blancs sur
les Noirs (ou les non-Blancs), des adultes sur les enfants (ou les plus
âgés), des éduqués sur les moins formés, des hétérosexuels sur les
homosexuels, des bourgeois et des professionnels sur les ouvriers et,
enfin, de la population urbaine sur la population rurale. Les hiérar-
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
chies ethniques sont plus localisées, mais il y a dans chaque pays
une ethnie dominante. Les hiérarchies religieuses sont différentes
d’un pays à l’autre mais, dans une zone particulière, tout le monde
sait de quoi il retourne. Le nationalisme se développe souvent par
la fusion des versants « supérieurs » de chaque catégorie : peut se
créer ainsi la norme selon laquelle les hommes blancs hétéro-
sexuels appartenant à une certaine ethnie et à un groupe religieux
donné sont les seuls à pouvoir être considérés comme d’authen-
tiques nationaux.
Cette description soulève plusieurs questions. Quel est l’intérêt
de prêcher l’universalisme tout en pratiquant l’anti-universa-
lisme ? Pourquoi l’anti-universalisme prend-il des formes aussi
nombreuses ? Cette contradiction est-elle un élément structurant
du système-monde moderne ? L’universalisme et l’anti-universa-
lisme s’appliquent l’un comme l’autre au quotidien, mais dans des
espaces différents. L’universalisme est le principe qui s’applique le
plus nettement chez ceux qu’on peut appeler les cadres du système-
monde – non pas les personnes les plus riches et les plus puis-
santes, ni celles qui composent la majorité des travailleurs et des
gens ordinaires de toutes professions à travers le monde, mais un
groupe intermédiaire d’individus qui sont à la tête de différentes
institutions ou y occupent des postes clés. Cette norme correspond
au mode de recrutement idéal de ce personnel technique, profes-
sionnel et scientifique. La plus ou moins grande taille de ce groupe,
dans chaque pays, dépend de la place de celui-ci dans le système-
monde et de sa situation politique intérieure : plus la position éco-
nomique du pays est forte, plus ce groupe est important. Lorsque
l’universalisme n’est plus la norme dominante, même parmi les
cadres, dans certaines parties du système-monde, il laisse place à des

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page67/174, Mai 7, 2019, 20:47:33


68 Comprendre le monde

dysfonctionnements. Alors, des pressions politiques (au sein du


pays et venant du reste du monde) s’ensuivent presque immédiate-
ment, afin de rétablir, dans la mesure du possible, les critères de
l’universalisme.
À cela, il y a deux raisons bien distinctes. D’une part, on consi-
dère que l’universalisme accroît les performances et permet donc
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
une économie-monde plus efficace, ce qui améliore les possibilités
d’accumuler du capital. C’est pour cette raison que ceux qui contrô-
lent les procès de production insistent sur ces critères universa-
listes. Ceux-ci suscitent bien sûr une certaine animosité lorsqu’ils
sont mobilisés uniquement à la suite d’un critère particulariste. Si,
par exemple, les postes de fonctionnaires ne sont ouverts qu’à des
personnes d’une certaine religion ou ethnie, le choix qui s’opère
dans cette catégorie est peut-être universaliste, mais le choix global
ne l’est pas. Si les critères universalistes sont invoqués lors de la
sélection, tout en ignorant les critères particularistes qui limitent à
certaines personnes la nécessaire formation préalable, alors le
mécontentement se fait à nouveau sentir. Cependant, un choix
opéré de façon purement universaliste sera également source d’ani-
mosité car toute sélection entraîne une exclusion ; on peut avoir
alors une pression « populiste » pour permettre l’accès à des postes
sans validation hiérarchisée des compétences. Quoi qu’il en soit, les
critères universalistes jouent un rôle socio-psychologique majeur
en légitimant l’allocation méritocratique des postes : ils permet-
tent à ceux qui ont obtenu le statut de cadre de juger légitimes leurs
avantages, d’oublier que les prétendus critères universalistes sur les-
quels ils ont été choisis pouvaient ne pas l’être pleinement, ou
d’ignorer les revendications de tous les autres de bénéficier des
avantages matériels réservés aux cadres. La norme universaliste est
très confortable pour ceux qui bénéficient du système : ils ont
l’impression de mériter ce qu’ils ont.
D’autre part, le racisme, le sexisme et les autres normes anti-uni-
versalistes jouent également un rôle important dans l’allocation du
travail, du pouvoir et des privilèges au sein du système-monde
moderne. Ces normes semblent être synonymes d’exclusion

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page68/174, Mai 7, 2019, 20:47:34


Le système-monde moderne comme économie-monde capitaliste 69

sociale. En réalité, elles sont bien un moyen d’intégration, mais à


des rangs inférieurs. Ces normes existent pour justifier et renforcer
les situations d’infériorité, et même, de façon perverse, pour les
rendre acceptables à ceux qui les vivent : les normes anti-universa-
listes sont présentées comme des codifications de vérités naturelles
et éternelles qui ne peuvent être affectées par des contingences
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
sociales. Non seulement elles sont présentées comme des vérités
culturelles mais, implicitement ou même explicitement, comme
des traits biologiquement déterminés du fonctionnement de
l’animal humain.
Elles deviennent des normes pour l’État, le marché du travail et
l’espace public. Mais aussi pour la socialisation de leurs membres
par les ménages élargis, ce qui a été pratiqué globalement avec
succès. Ces normes justifient la polarisation du système-monde :
dans la mesure où cette polarisation s’est accrue avec le temps, le
racisme, le sexisme et autres formes d’anti-universalisme ont pris de
l’importance, même si la lutte politique contre ces idéologies est
également devenue un élément plus central du fonctionnement du
système-monde.
Le fond de la question est que l’existence et la diffusion
conjointes de l’universalisme et de l’anti-universalisme sont
devenues une des caractéristiques essentielles de la structure du sys-
tème-monde moderne. Cette association antinomique est tout
aussi fondamentale au système que la division axiale du travail
centre-périphérie.

_2ZO4K_70715745_001-174_EPAC.pdf, page69/174, Mai 7, 2019, 20:47:34

Vous aimerez peut-être aussi