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La disgrâce du chef.

Mobilisations populaires arabes et


crise du leadership
Michel Camau
Dans Mouvements 2011/2 (n° 66), pages 22 à 29
Éditions La Découverte
ISSN 1291-6412
ISBN 9782707168924
DOI 10.3917/mouv.066.0022
© La Découverte | Téléchargé le 02/05/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

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La disgrâce du chef.
Mobilisations populaires arabes
et crise du leadership

P ar M ichel Côté jardin, un pouvoir personnel fort, généralement centré sur


C amau * le clan voire sur la famille ; côté cours, une figure charismatique,
ou qui se veut telle, en parfaite symbiose avec un peuple soumis
au verbe du chef : tel est le mythe qui a volé en éclat dans tout le
monde arabe à la suite du « printemps des peuples » de cet hiver
2011. On ne peut en effet comprendre ce qui s’est joué et continu
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de l’être dans le rapport que les peuples construisent aujourd’hui
avec le pouvoir, sans revenir sur ce qu’a pu représenter la figure
du chef dans les imaginaires, depuis le type idéal nassérien jusqu’à
ces dictateurs vieillissants dépourvus d’aura comme de légitimité
dont les masques grotesques viennent de leur être arrachés…

L
es mobilisations populaires arabes de 2011 ont favorisé, entre autres
bouleversements, un basculement des stéréotypes. Le leitmotiv de
l’exceptionnalisme a fait place à celui du « printemps arabe ». L’ef-
fet de surprise et la découverte après coup de « causes » évidentes ont
dessillé les yeux, bien tardivement, sur le poncif d’une prédisposition de
la politique arabe au « leadership charismatique ». Par contrecoup, ils ont
conféré à des « révolutions sans leader » la portée d’une abolition de la
notion même de chef.
En Tunisie et en Égypte, comme au Yémen et en Libye, les mobilisa-
tions ont rapidement pris pour cible la personne du leader, exécuté en
* Professeur émérite de effigie et sommé de partir (de « dégager »). Bien plus, le rejet du leadership
science politique, IEP à vie et de la perspective d’une succession dynastique a joué le rôle de
d’Aix-en-Provence. Il a catalyseur dans la montée et l’élargissement de la révolte. La disgrâce du
publié notamment, en
collaboration avec Gilles chef ne signifie pas la fin de la figure mythique du za´īm pour la bonne
Massardier, Démocraties raison que cette version du « leader charismatique » peaufinée par le dis-
et autoritarismes. cours savant relève d’une phase historique dépassée de longue date. La
Fragmentation et
hybridation des régimes, disgrâce correspond à une insurrection contre les faux-semblants du « zaï-
Karthala, Paris, 2009. misme » d’État, une modalité arbitraire de discipline sous le masque mal

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ajusté de l’homme providentiel. Elle ouvre un nouveau cycle où la ques-


tion du leadership se pose en des termes renouvelés mais non dépour-
vus d’ambiguïté.

•Le•Le terme
za´īm, figure mythique
za´īm, où prévaut l’acception de porte-parole ou d’interces-
seur, a été consacré par l’usage comme désignation préférentielle du lea-
der, et notamment du leader d’un parti politique ou d’un mouvement. Il
renvoie à une forme sociale de définition et d’expression de l’identité de
groupe (la za´īma) transposées dans la politique moderne à la faveur des
mouvements nationaux de libération du XXe siècle. Dans ce contexte, le
vocable za´īm apparaît en premier lieu comme le titre conféré par ses
partisans à un dirigeant en guise de reconnaissance de sa vocation au lea-
dership national et d’allégeance à sa personne. Il est assorti d’un adjectif
ou d’un substantif qui vaut ordre de grandeur de son audience et dis-
tinction par rapport aux formes élémentaires de la za´īma. Popularisé
dans les slogans et entré dans le lexique politique, il revêt une dimen-
sion plébiscitaire. Citons parmi les principaux cas de « grands za´īm » :
Saad Zaghloul (le za´īm de l’umma) et Gamal Abdel Nasser (le za´īm des
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Arabes) en Égypte, Abdulkarim Qasim (le za´īm unique) en Irak, Habib
Bourguiba (le za´īm de l’umma) et Salah Ben Youssef (le grand za´īm)
en Tunisie, Messali Hadj (le za´īm du peuple) en Algérie et Allal el-Fassi
(le za´īm de l’istiqlal) au Maroc.
Compte tenu de sa relation supposée avec la vox populi, le titre de
za´īm est devenu le signifiant d’une figure mythique, c’est-à-dire d’un
mode de représentation des relations d’autorité impliquant l’affectivité,
suscitant l’émotion et s’articulant sur des valeurs 1. À cet égard, le za´īm a
1. G. Barbichon,
été considéré comme la version arabe du leader charismatique. La figure, « Maurice Agulhon.
en effet, a été stylisée par des productions savantes, au risque de surinter- De Gaulle. Histoire,
prétations qui mettent en avant un prétendu invariant culturel depuis la symbole, mythe »,
Annales. Histoire,
première communauté musulmane ou convoque une notion ambiguë Sciences Sociales, 4,
comme celle de baraka. 2000, p. 1121-1125.
Référence prestigieuse, Jacques Berque a pu servir de caution dans
cette entreprise alors même qu’il n’a pas recouru expressément à la notion
de leader charismatique. À partir du cas de Nasser, il a élaboré une sorte
de type idéal du za´īm  2. Celui-ci se caractériserait par un « verbe » apte à
2. J. Berque, Les Arabes
mobiliser le potentiel identitaire et unitaire de l’umma. Il s’inscrirait dans d’hier à demain,
une « continuité musulmane, ou plus largement orientale, dont les gar- Le Seuil, Paris, 1960.
diens » patentés auraient failli. Berque voyait dans l’aptitude du za´īm à
« faire vibrer la solidarité de l’umma » le signe d’un phénomène plus pro-
fond, « l’ambiguïté du sacré » : « Le za´īm, à l’échelle nationale, bénéficie
de prestiges qui transposent à son profit la vieille unanimité de l’umma. Il
garde une dimension théologale bien que sa signification soit toute tem-
porelle ». De ce point de vue, le za´īm occuperait une position de pas-
seur, de médiateur entre deux modèles d’autorité, dont l’efficacité
symbolique serait liée à la désagrégation de l’ancien ordre social et au fai-
ble degré d’institutionnalisation des nouvelles formes étatiques. La figure

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du za´īm remplit ainsi une fonction charismatique 3 dans une conjoncture


3. J. Mer, Le parti de
Maurice Thorez ou le historique particulière qui met en jeu l’identité du groupe.
bonheur communiste De là à voir des décalques purs et simples de cette figure dans les per-
français. Étude sonnalités honorées du titre de za´īm par leurs suiveurs il n’y a qu’un
anthropologique, Payot,
Paris, 1977. pas… à ne pas franchir.
Ce serait oublier que par définition un type idéal procède d’une systé-
matisation unilatérale de traits qui dans la réalité se présentent de manière
éparse et non exclusive. Une telle confusion laisserait dans l’ombre les
incertitudes, la fragilité et les ambiguïtés de la trajectoire des za´īm. Celle-
ci a eu pour arrière-fond la lutte pour le monopole de la parole légitime,
assortie du recours à la violence et de la mise en place d’un disposi-
tif autoritaire de mobilisation des allégeances. Quel que fût leur poten-
tiel identitaire dans des situations extraordinaires, tous les grands za´īm
se sont comportés, à l’ordinaire, en hommes de pouvoir. Leur supposée
vocation de porte-parole et d’intercesseur ne les a jamais soustraits, bien
au contraire, à la libido dominandi du chef de bande.
Bourguiba, Nasser et autres za´īm sont morts depuis longtemps. La figure
mythique leur a-t-elle survécu ? Celle-ci relève tout autant du passé, d’une
séquence close depuis plusieurs décennies. Néanmoins son épure et ses
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distorsions appartiennent à un champ d’expérience d’où procèdent la per-
ception et la définition des pratiques et enjeux de leadership politique. Les
usages politiques du passé empruntent en l’occurrence deux formes appa-
remment opposées mais non contradictoires. D’une part, la mémoire du
za´īm peut être magnifiée en la délestant de sa charge autoritaire, manière
de signifier la distance entre le grand homme et ses successeurs, entre vrais
et faux za´īm. Il en va ainsi pour Bourguiba et Nasser mobilisés post-mor-
tem contre Ben Ali et Sadate, puis Moubarak. D’autre part, le terme za´īm
peut recevoir également une acception foncièrement péjorative au point
de figurer la dérive autoritaire du pouvoir. Les deux occurrences se rejoi-
gnent dans la dénonciation du pouvoir sans l’autorité, des faux-semblants
de l’arbitraire sous couvert de l’homme providentiel sans qualité.

•Le•Le caractère
zaïmisme d’État et ses faux-semblants
autoritaire des régimes en Tunisie et en Égypte, constitue à
bien des égards un legs du règne des grands za´īm Bourguiba et Nasser.
Néanmoins, par la suite, les formules politiques ne se sont pas reproduites
à l’identique. Elles ont connu une recomposition à la faveur de la libérali-
4. Dans le discours sation économique sous l’égide de l’État et de la confrontation avec la
officiel d’allégeance, montée en puissance de l’islamisme politique. Ces mutations se sont tra-
il n’est point
expressément qualifié duites par le poids accru de l’appareil sécuritaire et un développement de
de za´īm. Outre le titre la corruption inhérent à une interpénétration étroite des positions de pou-
de « président » (raīs), voir politique et économique. La sécurité, la stabilité et l’effet goutte-à-
les termes en usage sont
ceux de qāīd et/ou de goutte de l’essor de la nouvelle bourgeoisie sur la situation des autres
rāīd (étymologiquement, couches sociales sont devenus les principaux référents d’une revendication
conducteur et/ou de légitimité tendant à réactualiser le schème de l’homme providentiel. Le
éclaireur), généralement
traduits par « guide » ou leader 4 a monopolisé le devant de la scène politique non sans y associer
« leader ». de plus en plus sa famille. Au-delà des différences de contexte et de régi-

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La disgrâce du chef. Mobilisations populaires arabes et crise du leadership

mes, ce « zaïmisme » d’État a affecté également, à des titres divers, les


autres républiques arabes : l’Irak du temps de Saddam Hussein, la Syrie, où
Bachar al-Assad a succédé à son père Hafez, la Libye, où depuis 1969
règne Mouammar al-Kadhafi, « guide de la grande révolution d’al-fateh », et
le Yémen, où Ali Abdullah Saleh se prévaut de l’unification du pays.
Seuls font exception le Liban et l’Algérie, où le zaïmisme, très prégnant
dans le champ politique, ne caractérise pas le sommet de l’État. Plus préci-
sément, il y a partie liée avec une dispersion du leadership. Au demeurant,
le néologisme zaïmisme est ici emprunté, non sans détournement, au voca-
bulaire politique algérien. Dans le cas d’espèce, il renvoie aux contradic-
tions d’un mouvement de libération nationale qui tout à la fois a combattu
le mythe du « za´īm du peuple », Messali Hadj, et conféré du prestige aux
« chefs historiques » du FLN. Il vaut dénonciation d’une forme archaïque
d’autorité se traduisant dans le champ politique par la multiplication de par-
tis voués exclusivement à la personne de leur leader. Toutefois, passées la
brève période Ben Bella et l’ère Boumediene, aucun de ces chefs, « histori-
ques » ou non, n’a été en position de prétendre incarner le pouvoir d’État.
La configuration de celui-ci s’avère notoirement oligarchique, en dépit de
la tentative d’Abdelaziz Bouteflika d’imposer son leadership face aux « pré-
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toriens 5 ». Aussi, contrairement aux autres scènes politiques arabes où les
5. M. Hachemaoui,
révoltes contre les régimes en ont ciblé la tête, les tentatives de mobilisa- « Permanences du jeu
tion en Algérie s’en prennent de manière plus abstraite au « système » ou au politique en Algérie »,
« pouvoir », dont l’opacité contribue à la capacité de résistance. Politique étrangère, 2,
2009, p. 309-321.
Le zaïmisme d’État, qui pouvait apparaître aux yeux de ses bénéficiaires
comme une modalité de discipline à toute épreuve, a produit un effet boo-
merang, le prétendu homme providentiel devenant, en situation de révolte,
celui par qui tout le mal arrive. Que les leaders en place aient donné prise
à l’hypothèse d’une succession dynastique en faveur de leur épouse (Leila
Ben Ali) ou de l’un de leur fils témoigne d’une perte de repères au sein de
leur entourage et chez eux-mêmes. Cet isolement ou décalage renvoie plus
fondamentalement à la question de la croyance en la légitimité. Celle-ci
concerne avant tout les gouvernants eux-mêmes, dont la cohésion en
dépend. Dans la pratique, il leur suffit que les gouvernés se comportent
« comme si », comme s’ils donnaient crédit à la revendication de légitimité 6.
6. M. Dobry, « Légitimité
Sans doute, les leaders dont il est ici question ont-ils rencontré un large et calcul rationnel.
écho favorable lors des premières années de leur accession à la tête de Remarques sur quelques
l’État. Le renversement de la monarchie libyenne en 1969 a valu un grand “complications” de
la sociologie de Max
prestige à Kadhafi. Saleh a été élu président du Yémen du Nord suite à Weber », p. 127-147,
l’assassinat, en 1977 et 1978, de ses deux prédécesseurs. En 1981 Mouba- dans P. Favre,
rak a succédé, en sa qualité de vice-président, à Sadate alors que celui-ci J. Hayward, Y. Schemeil,
dir., Être gouverné.
venait d’être assassiné. La destitution du vieux Bourguiba par Ben Ali en Études en l’honneur de
1987 a rassuré une grande partie de la population et laissé accroire l’amorce Jean Leca, Presses de
d’une démocratisation. Dans ces différents cas, le nouveau leader a béné- Sciences Po, Paris, 2003.
ficié d’une prime au changement qu’il a cherché à convertir en capital
héroïque. Au rythme de la consolidation de la coalition au pouvoir et de
la répression des opposants, le big man s’est affublé de la défroque du
za´īm. Pour les besoins de la cause, les thuriféraires ont embelli sa biogra-

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Printemps arabes. Comprendre les révolutions en marche

phie et glorifié son règne. Sa parole et ses moindres faits et gestes ont
envahi les médias ; ses portraits, omniprésents, ont jalonné la vie quoti-
dienne. La mise en scène a poussé à l’extrême cette « prolétarisation intel-
lectuelle » dont parle Weber à propos du lien d’allégeance des cadres
partisans au leader plébiscitaire. Le summum en la matière a vraisembla-
blement été atteint en Tunisie, où le Rassemblement constitutionnel démo-
cratique donnait le ton en maniant l’hyperbole à propos du « sauveur de la
Tunisie », de « l’artisan de ses gloires », de son « incomparable leader ». Plus
les positions au sein du groupe dirigeant étaient élevées, plus elles don-
naient lieu à une surenchère dans la célébration. Au-delà du cercle étroit
des grands prêtres, quiconque exerçait quelque responsabilité dans n’im-
porte quel secteur se devait de donner des gages en se conformant notam-
ment au rite du télégramme de soutien, d’admiration ou de fidélité. Quant
au citoyen ordinaire, sa parole en l’occurrence importait moins que son
silence. Ce genre de culte, du fait même de la dimension tragicomique du
dithyrambe, source d’humiliation mais aussi de rire sous cape, ne fonc-
tionne pas à la croyance mais à l’intimidation. C’est à l’état brut qu’il opère,
par une saturation de l’espace et l’imposition du préjugé de l’absence d’al-
ternative. Peu importe que les gouvernés ne soient pas dupes des faux-
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semblants du zaïmisme ; il ne leur est pas intimé de croire -injonction
paradoxale- mais de se comporter comme s’ils croyaient 7.
7. L. Wedeen, « Acting
“As If”: Symbolic Politics Ce sont ces limites du champ du dicible et du faisable que les mobili-
and Social Control in sations populaires de 2011 ont effacé. Néanmoins, les faux-semblants du
Syria », Comparative zaïmisme avaient déjà été dénoncés, y compris sur le mode de la raillerie.
Studies in Society and
History, 40, 1998, Entre autres exemples, mentionnons la pièce az-Za´īm, satire féroce, dans
p. 503-523. laquelle, dès 1993, le comédien égyptien Adel Imam tournait en dérision
la nouvelle génération de leaders. Ce spectacle, interdit dans plusieurs
pays arabes, a connu une large diffusion par les moyens de la vidéo et de
l’Internet. Il pointait du doigt la bouffonnerie du personnage dans son
uniforme bardé de décorations, la servilité de ses ministres prosternés
devant lui et la corruption du système au détriment des intérêts de la
population. Il a marqué les esprits à tel point qu’en janvier 2011, un inter-
naute égyptien soutenait que la révolution avait commencé « lorsqu’Adel
Imam se moquait de l’ensemble des dirigeants arabes » et qu’ainsi « un
artiste avec ses mots pouvait changer le destin d’une nation » 8. Il serait
8. http://www.youtube.
com/watch?v=aXa7xI- possible d’objecter au propos qu’après tout az-Za´īm, en donnant le parti
kJXw ; consulté le d’en rire, avait plus joué le rôle d’une soupape que d’un détonateur. Le
06 mars 2011. succès de la pièce ne contredisait pas la logique du « comme si », ce ver-
rou que les mobilisations populaires ont fait sauter.

•En
•Un Tunisie
nouveau cycle
et en Égypte, les mobilisations ont réussi à fragmenter le
régime et partant à obtenir de celui-ci sa propre tête, exigée à cor et à cri.
Cette décapitation ouvre un nouveau cycle dont la révolution, au sens de
changement de régime, constitue l’enjeu. À cet égard, la question du lea-
dership s’avère centrale. Le fait que les mobilisations n’ont pas eu de lea-
der, loin de l’abolir, en souligne l’acuité et les ambiguïtés.

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La disgrâce du chef. Mobilisations populaires arabes et crise du leadership

Le fameux « Dégage ! » traduit un bouleversement des repères dans la


perception des rapports de forces entre gouvernants et gouvernés. La peur,
comme l’on noté acteurs et observateurs, avait changé de camp. Ben Ali et
Moubarak, dans leurs ultimes discours respectifs, ont littéralement supplié,
mais en vain, d’aller jusqu’au terme de leur mandat. Leur « Je vous ai com-
pris » et leurs promesses d’un nouveau cours n’ont rencontré qu’incrédulité
et mépris. Ils ont été chassés sans aucun ménagement ni considération eu
égard aux règles de dévolution et d’exercice de leur charge. Toutefois, le
changement dans les rapports de sens s’avère plus complexe et incertain.
La disgrâce du chef, en dépit de la teneur révolutionnaire du rejet des
supplications pour une fin de mandat en bonne et due forme, conforte,
du moins dans l’immédiat, la personnalisation des relations de pouvoir.
La personne du chef, dont la propagande officielle avait suggéré l’om-
nipotence et l’omniprésence comme si une constellation de pouvoirs se
condensait en un individu, a concentré sur elle la protestation contre l’ar-
bitraire et la corruption. En définitive, le renvoi sans autre forme de procès
relève d’un cas de figure du sacré, le leader-bouc émissaire remplissant
une ultime fonction charismatique. Suivant les développements ultérieurs
du processus révolutionnaire, cette mise au ban peut s’avérer rétrospecti-
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vement l’acte inaugural d’une démocratisation. Dans une telle perspective
le contexte politique et institutionnel du leadership serait profondément
renouvelé, sans que pour autant celui-ci ne cesse de poser question.
Le leadership figure, en effet, au cœur de la relation politique. Comme
l’observe Jean Leca, « l’illusio de la création d’un monde par la volonté
d’un leader arraché au jeu des déterminations sociales ordinaires fait par-
tie intégrante du travail politique de satisfaction ou de manipulation des
demandes sociales 9 ». Ne serait-ce qu’à travers l’expérience de sa vie quo-
9. J. Leca, Pour(quoi)
tidienne, tout un chacun est à même de constater, à l’instar de Weber, que la philosophie politique.
le résultat final de l’activité politique ne répond jamais à l’intention initiale Petit Traité de science
et que très souvent le rapport entre les deux s’avère paradoxal. Le roi est politique 1, Presses de
Sciences Po, Paris, 2001,
nu ! Cette lucidité n’est pas de nature à empêcher un transfert des désirs p. 160.
et frustrations sur sa personne. Le leadership n’est pas simple affaire de
gouvernement. Il ne se résume pas dans un pouvoir de commandement,
en réalité, toujours partagé et confronté à d’autres pouvoirs. Il comporte
une irréductible dimension mythique. En cela, le grand za´īm s’avérait un
leader comme les autres tandis que le chef banni n’aura jamais été tout à 10. J. Elster, Le
fait un leader que dans le moment même de sa disgrâce. laboureur et ses enfants.
Le leadership relève d’un ordre de problèmes qui dépasse celui de la Deux essais sur les
limites de la rationalité.
nature du régime. Dans les « démocraties réelles », il se déploie dans une Éditions de Minuit,
zone incertaine, où l’autoritaire/archaïque demeure à l’état résiduel et peut Paris, 1986.
connaître des poussées propices à des dérives. Les sociétés politiques 11. P. Ricœur, « Le
démocratiques se distinguent en principe par des « dispositifs d’engagement paradoxe politique »,
préalable 10 » tels que « le tyran devienne improbable 11 ». À vrai dire, avec la Esprit, 250, mai 1957,
p. 721-744.
politique de la célébrité ou de la popularité, elles connaissent une évolution
qui ne manque pas d’interroger sur l’adéquation de ces dispositifs. 12. M. Lahmar,
« Une révolution sans
« “Dompter” le démon du leadership 12 » ? Le problème ne se pose pas leaders ! », La Presse de
exactement dans les mêmes termes en Égypte qu’en Tunisie. Au Caire, la Tunisie, 27 janvier 2011.

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Printemps arabes. Comprendre les révolutions en marche

démission de Moubarak a fait sortir de l’ombre le commandement de l’ar-


mée, qui depuis plus d’un demi-siècle n’a jamais cessé de constituer un
élément pivot du régime. C’est le Conseil suprême des forces armées qui
préside à « la transition » et supervise une révision de la constitution et de
la législation électorale devant déboucher sur un referendum, lui-même
suivi d’une élection présidentielle. Il est probable que pour la première
fois le chef de l’État ne sera pas issu de l’établissement militaire et qu’il
disposera d’une base de soutien personnelle à la faveur d’élections relati-
vement ouvertes. Sa marge d’action par rapport aux militaires, disposés à
rentrer dans l’ombre pourvu que rien ne change en ce qui les concerne,
sera tributaire de son aptitude à coaliser des forces politiques et à trouver
un modus vivendi avec la mieux organisée d’entre elles, les Frères musul-
mans. Dans ces conditions, l’hypothèse d’une démocratie plébiscitaire ne
semble pas la plus vraisemblable. La teneur et les modalités d’exercice du
leadership tiendront moins à la force contraignante de dispositifs d’enga-
gement préalable qu’à une série d’arrangements et d’ajustements en fonc-
tion du rapport des forces.
En Tunisie, le jeu semble plus ouvert pour des raisons qui ne tiennent
qu’en partie au refus de l’armée d’assumer la responsabilité du processus
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politique. La transition, à supposer que le terme soit approprié, a connu
un changement de cap. Le scénario initial d’une élection présidentielle à
court terme en préalable à toute révision constitutionnelle a été mis en
échec. Il a fait place à une suspension de la constitution et à la convocation
d’une assemblée constituante. Les tenants de la légitimité révolutionnaire
l’ont ainsi emporté sur ceux de la légitimité constitutionnelle, à la faveur
de mobilisations populaires contre le premier gouvernement provisoire,
dirigé par l’ancien Premier ministre de Ben Ali. Dans un pays qui n’avait
jamais connu une telle liberté d’expression, la lutte politique a nourri un
large débat dans les médias sur la question du leadership. Compte tenu
de l’instabilité de la situation, de la montée des revendications sociales et
de foyers d’insécurité, des voix se sont élevées pour affirmer la priorité
du rétablissement de l’ordre et le besoin « d’un leader rassembleur qui ait
l’étoffe d’un chef » ou de « quelqu’un qui fixe les lignes rouges ». À l’en-
contre de ces appels de leadership (appels du pied au chef d’état-major
de l’armée ?), d’autres prises de parole n’ont pas manqué de souligner la
nécessité d’en « finir avec l’idée malfaisante du sauveur ». Avec la pers-
pective de l’élection d’une constituante en juillet 2011, la discussion porte
désormais sur le type de régime constitutionnel à mettre place, avec tou-
jours en ligne de mire le problème du leadership. Elle témoigne de la
part des intervenants d’une croyance en la force de la loi et dans le carac-
tère contraignant de dispositifs d’engagement préalable pour domestiquer
« le monstre », dont la menace est parfois associée à des « survivances »
dans les rapports à l’autorité. Triomphe de la rationalité légale ? Celle-ci,
depuis l’indépendance, a toujours eu officiellement cours en Tunisie, où
l’on sait l’importance historique et politique de la notion de constitution
(destour). Durant les deux dernières décennies, un petit noyau de profes-
seurs de droit comptant parmi les principaux collaborateurs de Ben Ali

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La disgrâce du chef. Mobilisations populaires arabes et crise du leadership

l’ont dévoyée à la manière du Carl Schmitt de Weimar en la subordon-


nant au leader-président, érigé en « gardien de la constitution ». Les parti-
sans d’un régime parlementaire peuvent y trouver un argument de taille.
Toutefois, le temps des néo-schmittiens est révolu. Quelle que soit l’issue
des travaux de la constituante, l’une des principales difficultés du proces-
sus démocratique résidera dans la conciliation de la rationalité légale avec
la force de l’émotion inhérente à l’illusio du leadership.
En quelques semaines, la Tuni-
sie a effectué ses premiers pas dans
Après avoir été la première
l’ère de la communication politi-
que. Les acteurs politiques occu- à signifier au chef sa disgrâce,
pent une place grandissante sur les signal reçu dans l’ensemble de
plateaux de télévision et notam-
ment celui de la chaîne privée Nes-
l’espace public arabe, la Tunisie
sma TV, où ils expérimentent un est, du moins pour l’instant,
style de débats et d’interviews qui,
la seule à regarder droit dans
sous d’autres cieux, concourent à
la politique de la popularité. Les les yeux le supposé « démon »,
premiers sondages d’opinion por- cette particule élémentaire de
© La Découverte | Téléchargé le 02/05/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

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tant sur les personnalités et partis
politiques sont publiés et commen-
l’aliénation politique.
tés. Le nouveau Premier ministre
du gouvernement provisoire, Béji
Caïd Essebsi, s’est attaché d’emblée les services d’un conseiller en commu-
nication (venant de Nessma TV) ; il a fait preuve, lors de ses deux premiè-
res conférences de presse, d’un savoir-faire qui a contribué à lui assurer un
préjugé favorable, du moins dans les médias. Ce ne sont là que des indi-
ces, encore fragiles, d’une possible évolution dans le sens de cette « politi-
que médiée » (mediated politics) qui, pour le meilleur et le pire, affecte les
sociétés démocratiques contemporaines.
Dans le paysage politique tunisien actuel, si l’on en croit les sondages,
aucune personnalité politique n’a atteint un degré important de célébrité.
En fait, les candidats à la popularité ne manquent pas mais, entre autres
handicaps, ils souffrent d’un déficit d’implantation et de notoriété de leurs
partis. Cette faiblesse des partis est accentuée par leur multiplication. À
la mi-mars 2011, la Tunisie compte déjà 45 partis autorisés contre 8 avant
le 14 janvier. Une telle prolifération implique et complique la formation
de coalitions, qui dépendront pour partie du mode de scrutin. Elle laisse
entrevoir le risque d’un zaïmisme à l’algérienne.
Sur le plan du calendrier de la réforme, la Tunisie accuse un retard cer-
tain par rapport à l’Égypte, qui sera vraisemblablement dotée d’un nou-
veau président avant même que la constituante tunisienne ait accouché
d’une nouvelle loi fondamentale. Mais du point de vue d’un processus
révolutionnaire, la Tunisie est assurément le pays arabe le plus avancé.
Après avoir été la première à signifier au chef sa disgrâce, signal reçu dans
l’ensemble de l’espace public arabe, elle est, du moins pour l’instant, la
seule à regarder droit dans les yeux le supposé « démon », cette particule

élémentaire de l’aliénation politique. 
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