Vous êtes sur la page 1sur 11

Mémoire et musique rap

L'indissociabilité de l'esclavage et de la colonisation


Laurent Béru
Dans Mouvements 2011/HS (HS n° 1), pages 67 à 76
Éditions La Découverte
ISSN 1291-6412
ISBN 9782707171153
DOI 10.3917/mouv.hs01.0067
© La Découverte | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.72.6.61)

© La Découverte | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.72.6.61)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-mouvements-2011-HS-page-67.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Mémoire et musique rap
L’indissociabilité de l’esclavage
et de la colonisation

Le rap venu des États-Unis émerge dans les banlieues françaises P ar L aurent
au début des années 1990. Les rappeurs français expriment une B éru *
réalité sociale difficile. Leur musique cristallise
les représentations et les jeux de pouvoir à l’œuvre dans
la société française contemporaine. Si certains s’attirent
les foudres des pouvoirs publics, la plupart mettent leur verve
au service d’un engagement : en empruntant les clivages
ethnoraciaux, ils entreprennent de réécrire l’histoire.

T
rois principales tendances se distinguent dans l’écriture des rap-
peurs : le « rap egotrip », le « rap de rue » et le « rap de fils d’im-
migrés ». Si la première tendance est narcissique, puisqu’elle
© La Découverte | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.72.6.61)

© La Découverte | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.72.6.61)


« renvoie à l’idée d’autosatisfaction et au fait d’attirer l’attention à soi1 »,
la deuxième se distingue par « un flow énervé ou racailleux [qui] vient
de la rue, est fait pour la rue [et] (co)énoncé par la rue2 », et la troisième
tente de diffuser les positions marquantes qu’on trouve au sein des jeu-
nes générations populaires nées de parents immigrés3. Le présent article
se propose d’étudier les deuxième et troisième tendances citées.
À la fin des années 1980, Gayatri Chakravorty Spivak, théoricienne
indienne du postcolonialisme, s’interrogeait sur la place des populations
représentant les (ex-)colonisés dans un monde de suprématie occiden-
tale4. Elle évoquait alors la tendance qu’ont certains individus symboli-
sant les (ex-)colons – aussi humanistes et anticolonialistes soient-ils – à
s’exprimer en leur nom et à leur place, notamment par la reformulation
des points de vue des dominés à partir de leur subjectivité de dominants. * Chercheur et
docteur en Sciences
Si nous désirions chercher un exemple notable du côté de l’histoire de de l’Information et de
l’esclavage colonial français, nous pourrions prendre celui de la Société la Communication.
des amis des Noirs, fondée en 1788 et regroupant des personnalités blan- Université Paris III-
Sorbonne Nouvelle,
ches comme l’abbé Grégoire, le comte de Mirabeau ou le marquis de La Laboratoire CIM, Centre
Fayette. Chakravorty Spivak évoquait une réalité académique occiden- de recherche CHRIME.

mouvements hors-série
• 67
La France en situation postcoloniale ?

tale, selon laquelle l’intellectuel masculin blanc de condition sociale supé-


rieure serait la voix emblématique et privilégiée pour aborder le cas des
subalternes.
Par ailleurs, nous pouvons voir dans la glose de nombreux rappeurs
français (mais aussi brésiliens, philippins ou anglais) une forme de dis-
cours propre à celui desdits subalternes, ne serait-ce que par l’intermé-
diaire de l’image non caucasienne ou non blanche qu’ils véhiculent. D’un
point de vue sociomédiatique, ces rappeurs portent l’image du multicul-
turalisme hexagonal, à forte tendance afro-caribéenne. De plus, le rap
français est perçu comme un mouvement socioculturel dont les mem-
bres s’affilient aux colonisés non blancs. Une étude attentive de la dis-
cographie de plusieurs rappeurs engagés démontre l’importance qu’ils
accordent aux épisodes esclavagiste et colonialiste dans leur raisonne-
ment artistique.

•Plusieurs
•Se (re)présenter entre esclavage colonial et colonisation
textes de rap lient en effet l’esclavage aux Caraïbes à la colo-
nisation en Afrique. Certains rappeurs mêlent intentionnellement ces deux
faits historiques dans l’unique objectif de généraliser la sujétion histori-
que des non-Blancs non européens face aux Blancs européens, dont le
résultat actuel serait la ségrégation/relégation spatiale fondée sur l’origine
aussi bien socioculturelle qu’ethnoraciale. Par exemple, pour expliquer
la situation des populations minoritaires non blanches, l’un des rappeurs
du groupe parisien La Rumeur évoque la postérité de la « malédiction de
Cham » et de l’idéologie du « Code noir », et revient tant sur la complexité
de la complicité entre propriétaires esclavagistes blancs et vendeurs d’es-
claves noirs que sur les conséquences des relations inégales liant la France
hexagonale à la France ultramarine et au continent africain : « J’ai 365 cica-
trices/Et sur ma peau, ma couleur a connu tous les hommes qui lui ont
© La Découverte | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.72.6.61)

© La Découverte | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.72.6.61)


dit qu’elle était dévastatrice/Et qu’elle reste l’opposé du beau, complice
du vice sous toutes ses formes/C’était écrit comme ces stupides règles/Et
c’est con comme ces Nègres cupides qui ont vendu les leurs/[…] / Y’a des
chaînes qui nous maintiennent au bas de l’échelle/[…] / Regarde l’Afri-
que et les Antilles, l’Inde et les autres îles/Regarde les traces de l’homme
blanc qui traumatise nos esprits/[…] / J’ai mon avis sur les suites des colo-
nisations/[…] / Un franc C.F.A. bas, une monnaie forte qu’on exporte en
outre-mer/Et dans les deux cas, c’est comme droguer nos terres5. » Sept
ans plus tard, le même artiste propose les rimes suivantes : « Qui sont
ceux qui voyagent dans la soute à bagages ?/ Exclus des paysages, coin-
cés dans les barrages ?/ Qui connaît les étages, blattes et cafards pour voi-
sinage ?/ […] / Qui dans le sang a connu guerre et génocide ?/ Qui nous
parle de droits de l’homme et s’érige en guide ?/ Encore cet Occident qui
s’oxyde/Vite, on nous défère/Ferme ta gueule et encaisse/Qui connaît les
fers depuis l’Afrique, les Antilles ou la tess’ [cité populaire] ?/ […] / J’ai
pour cible ceux qui, comme au Paris-Dakar, ont pris nos terres pour un
terrain de jeu/Quand ces sales bâtards ne viennent pas pour y foutre le
feu/Ils se tapent la Route du Rhum/S’éclatent dans les Dom-Tom6. »

68 • mouvements hors-série
Mémoire et musique rap

Pour de nombreux rappeurs français, cette situation inégalitaire, héri-


tée du passé esclavagiste et/ou colonialiste, et à présent prégnante mal-
gré la réalité du régime démocratique et républicain actuel, s’explique par
le caractère incontournable, quasi indépassable, du différentialisme eth-
noracial.

•Contrairement
•Une vision postcoloniale des inégalités
à l’immigration belge, polonaise ou italienne en France
de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, l’immigration malienne,
sénégalaise, tunisienne ou marocaine en France, entamée au cours de la
seconde partie du XXe siècle7, se distingue par des différences ethnocultu-
relles et, surtout, ethnoraciales : quand la première fut essentiellement de
tradition judéo-chrétienne et de type caucasien, l’autre est d’abord et avant
tout de type non caucasien et souvent de tradition musulmane. En effet,
racisme et xénophobie ne sont pas générés uniquement par l’antipathie
à l’encontre des individus originaires d’aires ethnoculturelles particulières
(arabophobie, sinophobie…), mais aussi par l’apparence phénotypique
(couleur de peau noire, cheveux
crépus…) de ces derniers. Ainsi, le
rappeur parisien Fabe affirme que
La plupart des rappeurs français
la peau non blanche de Français défendent paradoxalement aussi
dont les origines familiales pro- bien leur droit à la différence
viennent d’Asie du Sud-Est, d’Afri-
que maghrébine ou subsaharienne, ethnoculturelle, au sein d’une
est le témoin de leurs liens sup- société diverse, qu’une vision
posés ou réels avec les ex-coloni-
sés de l’Empire colonial français,
antiraciste marquée par
qu’ils soient d’Indochine, d’Algé- la promotion de l’universalisme
rie ou du Togo : (« La complexion républicain.
© La Découverte | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.72.6.61)

© La Découverte | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.72.6.61)


de nos peaux les fait hésiter/C’est
dur à camoufler comme un crime
contre l’humanité/Est-ce que t’as l’impression que l’esclavage a disparu ?/
Est-ce que t’as l’impression qu’il n’y a plus de pression quand tu es dans
la rue ?/ Est-ce que t’as l’impression qu’on marche tous dans le même
sens8 ? ») La rappeuse marseillaise Keny Arkana souligne, quant à elle, une
relation directe ou indirecte entre ce passé, opposant colons et colonisés,
et le présent, confrontant France d’en haut et France d’en bas. Selon elle,
si le premier fut inégalitaire d’un point de vue ethnoracial, le second l’est
également, mais est davantage marqué par un rapport de classe : « Expul-
sés de nos centres-villes/Expropriés de nos droits/Colonisation trop sub-
tile/[…] / C’est le même bourreau qui vient taper sur nos crânes/[…] /
Apartheid social et culturel/[…] / La ville n’est plus au peuple mais aux
marchands d’immobilier/Fonds spéculatifs, les appétits deviennent tarés/
Depuis que la guerre aux pauvres est déclarée9. »
Pour les rappeurs de NTM, la persistance de cette inégalité est aussi
due à certains nostalgiques de la grandeur territoriale de l’Empire colo-
nial français, notamment les mélancoliques de l’Algérie française qui agis-

mouvements hors-série
• 69
La France en situation postcoloniale ?

sent, il faut le dire, comme une sorte de groupe de pression. Prenant pour
cible la biographie militante et le discours électoraliste de Jean-Marie Le
Pen, jusqu’à récemment président historique du principal parti d’extrême
droite français, le Front national, Kool Shen et Joey Starr notent : « Mais
on est tous las de ce retour au même schéma/Les honneurs, la patrie, les
conquêtes et les colonies/On a déjà vu le résultat de ces conneries/Alors
va-t-on continuer à se laisser manœuvrer par la haine d’un déséquilibré
mental ?/ […] / Et ce, depuis la déconvenue de la guerre d’Algérie qu’il
n’a pas digérée10. » Ceux qui s’apparentent aux soumis coloniaux d’hier
développent une sympathie pour les opprimés coloniaux d’aujourd’hui.
Ainsi, en 2004, dans une compilation discographique, les rappeurs franci-
liens Ali et Keydj se sont associés pour créer et enregistrer le titre Lamen-
tations, dont les paroles réalisent un rapprochement entre les anciennes
et récentes générations palestiniennes, qui subissent la colonisation israé-
lienne, et celles de France d’origine africaine : « Ils veulent supprimer Ara-
fat, éliminer mon 45/Partout la guerre éclate, ici comme en Terre sainte/
[…] / Bambara et berbère forment l’équipe/[…] / Quand tu gazes comme
à Gaza dangereuse, c’est colon contre kamikaze/Préviens les troupes de
Bamako à Casablanca11. » Dans le même sens, le rappeur Nessbeal, utili-
sant une métaphore pour comparer quelque peu sa situation à celle de
l’ancien dirigeant de l’Organisation de libération de la Palestine, exprime
la pensée suivante : « [Je] m’éloigne du gros pav[illon], me rapproche de
la garde à v[ue]/ Acculé, je me sens encerclé comme Arafat12. »

•La•Unplupart
choix stratégique de références culturelles
des rappeurs français défendent paradoxalement aussi bien
leur droit à la différence ethnoculturelle, au sein d’une société diverse,
qu’une vision antiraciste marquée par la promotion de l’universalisme
républicain. De ce point de vue, ces idées contradictoires divergent peu
© La Découverte | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.72.6.61)

© La Découverte | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.72.6.61)


de celles plébiscitées et véhiculées au sein de mouvements associatifs
antiracistes et antixénophobes aussi variés que SOS Racisme et Les indi-
gènes de la République13. Cela n’empêche donc pas l’expression d’une
certaine fierté noire, arabe ou musulmane. Dans une société traumatisée
par le paternalisme occidental de la gauche procolonialiste et le patrio-
tisme chrétien du régime vichyssois, la fierté franco-portugaise du groupe
cergyssois La Harissa et la fierté blanche de la formation Les Sales Blancs
sont plutôt marginales. Hormis les renvois incessants à la culture ban-
lieusarde des cités populaires, les références ethnoculturelles prégnantes
sont celles propres au continent africain. Comme bien d’autres, Rim-K et
Médine, rappeurs français d’origine algérienne évoluant respectivement
au sein des collectifs hip-hop Mafia K’1 Fry (Vitry-sur-Seine) et La Bous-
sole (Le Havre), exposent ainsi leur double culture musicale, leur double
identité culturelle, entre Europe de l’Ouest et Afrique du Nord14. Dans le
rap hexagonal, un certain idéal arabo-africain est en effet imposé, aussi
bien chez les artistes non blancs, dont les racines familiales sont au Sud
de la Méditerranée, que chez leurs collègues blancs d’origine européenne.
Ainsi, le rappeur Akhenaton, dont la famille paternelle est originaire de la

70 • mouvements hors-série
Mémoire et musique rap

région napolitaine, est à l’image de la diversité ethnoculturelle de sa ville


natale, Marseille, et du mouvement socio-artistique auquel il appartient.
Parallèlement à cela, plusieurs rappeurs français d’origine nord-africaine
tendent à se rapprocher des artistes du principal genre musical maghrébin
contemporain qu’est le raï. De ce fait, plusieurs collaborations entre artis-
tes nord-africains de raï et artistes français de rap sont à évoquer, comme
celles de Cheb Mami avec K-Mel (Parisien du Nord) – notons que le chan-
teur Cheb Khaled, pionnier dans ces collaborations, en a réalisé quel-
ques-unes avec Kertra (Le Rêve de mon père), Fonky Family (Les Ennemis)
ou Freeman (Bladi). Cette tendance est également à souligner avec les
rappeurs français d’origine subsaharienne et les artistes subsahariens de
world music (un genre fourre-tout), comme la collaboration réunissant
Manu Dibango et Les Little (Ressens le son) – la formation ivoirienne
Magic System s’est spécialisée dans le genre avec succès, en compagnie
de Youssoupha (T’endors pas), 113 (Un gaou à Oran) ou Mokobé (Bou-
ger, bouger). Cette déterritorialisation des productions musicales suit ainsi
une logique historique15. De plus, il est intéressant de remarquer qu’entre
les années 1990 et 2000 les rappeurs de France ont quelque peu réorienté
leurs choix de partenaires et de sonorités, puisque les duos en compa-
gnie de chanteurs et de musiciens africains, incluant des airs musicaux
typiquement maghrébins et subsahariens, ont quasiment supplanté ceux
faisant appel aux rappeurs américains et aux tendances sonores new-
yorkaises (East coast) ou californiennes (West coast)16, pourtant modèles
d’inspiration originelle. Cependant, malgré cette tendance à l’africanité et
à la maghrébinité au sein du hip-hop français, le phénomène global de
la musique rap demeure ni plus ni moins la manifestation éclatante de
l’américanisation socioculturelle.

•Les
•Desleaders
références historiques décentrées
© La Découverte | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.72.6.61)

© La Découverte | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.72.6.61)


politiques et les militants idéologiques cités par les rap-
peurs français sont rarement des personnalités françaises. Ils sont d’abord
et avant tout des protagonistes non blancs – surtout noirs – dont le point
culminant de leurs luttes fut le combat contre l’hégémonie (supra)natio-
nale des populations blanches sur les non blanches, des pays du Nord sur
ceux du Sud. De même que les références à des épisodes du militantisme
(inter)national concernent rarement des faits historiques français relatifs à
l’anarchisme ou au marxisme (de la Commune de Paris de 1871 aux grè-
ves de mai-juin 1936), de même les figures de proue de la résistance évo-
quées sont plutôt recherchées hors de France. L’exemple donné par le
rappeur Médine est dans cette logique : « Je déclare mon profond respect
aux leaders morts/Et laisse une couronne de lyrics [paroles] sur leurs lits
de mort/Pour Malcolm [X], [Martin] Luther King et [le commandant] Mas-
soud/[Thomas] Sankara, [Patrice] Lumumba, Arafat Yasser17. » De ce fait,
il est rarement question – voire jamais – de la révolutionnaire libertaire
Louise Michel ou du politicien antibourgeois Jules Guesde, mais davan-
tage des militants sud-africains Nelson Mandela et Steve Biko. Toutes
proportions gardées, le rappeur français engagé, qu’il soit non blanc ou

mouvements hors-série
• 71
La France en situation postcoloniale ?

blanc, d’origine africaine ou européenne, se sent peu ou prou concerné


par la situation des esclaves caribéens ou des colonisés africains. Il consi-
dère en effet que le confinement subalterne des uns ou des autres a
conditionné dans un certain sens la place au sein de la société de ceux
qui leur ressemblent et qui viennent des milieux populaires où règne
une importante mixité, tant du point de vue multiculturel que pluriethni-
que. Ainsi, glosant à l’envi sur les
maux de l’histoire française, ces
L’Afrique représente des rappeurs ne sont pas seulement
civilisations, des territoires et les producteurs de critiques réduc-
trices et simplistes sur le rapport
des peuples offrant des éléments dominé-dominant qu’entretenait la
d’inspiration, et suscite l’estime de nation française avec certains peu-
ples sous son joug, mais tendent
bon nombre de rappeurs français. également à rendre hommage
aux esclaves et aux colonisés non
occidentaux réduits à une position
inférieure vis-à-vis du Blanc, parce qu’ils se sentent intimement liés à
ceux qu’ils voient comme leurs vénérables ascendants18. L’Afrique repré-
sente des civilisations, des territoires et des peuples offrant des éléments
d’inspiration, et suscite l’estime de bon nombre de rappeurs français. Ces
derniers voient en elle un modèle idéal. De plus, soulignons que le hip-
hop américain, avant de faire florès au niveau global, s’est lui-même bâti
autour d’un chef de file emblématique, l’Afro-Américain Afrika Bambaataa,
dont la philosophie artistique s’est initialement appuyée sur un ensemble
idéologico-spirituel afrocentrique19. Derrière l’idée de rendre hommage
à ces générations sacrifiées, les rappeurs hexagonaux, critiques par rap-
port à l’histoire française, pointent sans ambiguïté l’institutionnalisation
du racisme et de la discrimination ethnoculturelle dans une grande par-
© La Découverte | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.72.6.61)

© La Découverte | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.72.6.61)


tie des strates de la société20, tout comme leurs homologues étasuniens,
essentiellement afro-américains, qui évoquent aussi cette logique socié-
tale. Entre crudité verbale et réalité fantasmée, certains rappeurs fran-
çais éclairent leurs textes engagés de considérations historiques relatives
à la domination pérenne du Blanc sur le non-Blanc. La condition subal-
terne d’un nombre non négligeable de Français d’origine africaine (mais
aussi ultramarine) ne serait que la conséquence historique de la hiérarchie
raciale actée lors de l’esclavage et du colonialisme des empires européens
(dont la France). Par exemple, le rappeur des Hauts-de-Seine Booba,
métis franco-sénégalais, écrit, dans son titre Commis d’office, les rimes
suivantes : « 400 ans [la période officielle de l’esclavage engagé par l’Eu-
rope], c’est trop long/C’est pas la mer qui prend l’homme, c’est Christophe
Colomb/Comme dans le cul à J-Lo [Jennifer Lopez, chanteuse hispano-
américaine], ces fils de putains [les colons esclavagistes blancs] nous l’ont
mise, kho [terme arabe signifiant “frère”]/ Quand la première galère [navire
négrier] a pris l’eau21. » D’autres artistes de la musique hip-hop soulignent
avec insistance la constance des stigmates nés à l’époque esclavagiste ou
colonialiste, lors de laquelle l’existence non blanche et non occidentale

72 • mouvements hors-série
Mémoire et musique rap

était ouvertement niée ou sous-estimée. Ainsi, la rappeuse de Seine-Saint-


Denis Casey, jeune femme noire dont la famille est originaire de Martini-
que, parle, dans sa chanson Chez moi22, des vestiges actuels de ce temps
où s’affirmait ouvertement l’inégalité raciale : « Et sais-tu aussi que mon
prénom et mon nom sont les restes du colon britannique et breton ?/ […]
/ Sais-tu comme[nt] enfants et femmes labouraient les champs et puis cou-
paient la canne ?/ Sais-tu que tous étaient victimes, esclaves ou Neg’ mar-
rons privés de liberté et vie intime ?/ Sais-tu que notre folklore ne parle
que de cris, de douleurs, de chaînes et de zombies ? »

•Au
•La réinvention du passé
début des années 2000, l’étude sociologique menée par Marlène
Nasr23, portant sur les représentations des populations et des pays ara-
bes au sein des manuels scolaires français de la fin des années 1990,
souligne le caractère récalcitrant de certains clichés qui refusent la com-
plexité de « l’Autre » en le réduisant à quelques images d’Épinal. L’uni-
versitaire écrit que les Arabes musulmans apparaissent souvent « figés
ou absents du décor », « immobiles ou figés dans le paysage24 ». Pourtant,
comme le remarquent certains rappeurs, l’œuvre coloniale de la France
fut le fondement et le moteur du développement de la grandeur économi-
que et du crédit diplomatique du pays : (« Chacun son passé dans la vie/
Mais si tu renies ta vie/Tu ne vaux plus rien comme l’Occident sans [les]
colonies25. ») De ce fait, des rappeurs français estiment alors nécessaire
d’insister sur des points historiques passés sous silence ou quelque peu
sous-représentés dans l’histoire générale et officielle enseignée et débat-
tue. Ainsi, l’un d’entre eux rappelle : « Fiers et forts du passé, [on] en a
assez/De l’image qui est donnée, comme quoi on n’a jamais rayonné ou
raisonné/Leur histoire, faut pas s’y fier/[…] / C’est jamais à l’école fran-
çaise que j’aurais appris que [les] Égyptiens étaient aussi noirs que Cham,
© La Découverte | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.72.6.61)

© La Découverte | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.72.6.61)


Abraham, Isaac, Jacob, Moïse ou Jésus-Christ/Ils apprennent aux Noirs à
être blancs et jamais l’inverse26. » Étant donné que l’histoire est écrite par
les dominants, et que les dominés se voient dicter la leur, celle des Afri-
cains réduits en esclavage ou colonisés par la France – au même titre
que celle concernant les Amérindiens décimés par les Anglo-Américains
– est tributaire de la perception des Blancs et des Occidentaux. L’écri-
ture et la pérennisation de l’histoire ont des conséquences certaines sur
l’existence des populations françaises issues du commerce colonial trian-
gulaire et de l’Empire colonial français. Pour une grande partie des rap-
peurs, l’abolition du Code noir et du Code de l’indigénat n’a pas réussi
à démanteler des représentations à la fois manichéennes et inégalitaires,
maintenant ainsi Blancs et non-Blancs dans des positions respectivement
de supérieurs et d’inférieurs, persistant à distinguer les uns des autres.
Dans un développement critique très marqué, des artistes ne se privent
pas pour comparer les exactions d’hier et les exclusions d’aujourd’hui.
Par exemple, Ali explique dans l’un de ses couplets : « Attends-toi à nous
voir tout faire briller, des disques aux pendentifs/On n’a pas oublié l’or
que le pape porte au cou et celui qui nous a été pillé27. » De même, le

mouvements hors-série
• 73
La France en situation postcoloniale ?

rappeur Hifi affirme : « Laisse-moi prier pour nos peuples pillés et humi-
liés/[Mes] ancêtres m’ont enseigné la décence d’être28. » Quant à Fabe, il
précise : « Quand je pense à ce que la France a pris à l’Afrique noire et à
l’Algérie29. » Pour sa part, Keny Arkana, qui développe un propos alter-
mondialiste éclairé par la glose tiers-mondiste de la lutte anticolonialiste
du milieu du XXe siècle, pointe la pérennité des relations internationales
inégalitaires en déclarant : « L’Occident n’a toujours pas ôté sa tenue de
colon30. » Ainsi, le cas des populations de l’outre-mer et celles de métro-
pole qui en sont issues sont-elles exemplaires, puisqu’un Réunionnais,
un Calédonien ou un Guyanais non blanc peut connaître les foudres du
racisme et des discriminations raciales au même titre qu’un Français d’ori-
gine malienne, sénégalaise ou tunisienne.

Notes

1. J. Barret, Le Rap ou l’artisanat de la rime, L’Harmattan, Paris, 2008, p. 35.


2. A. Pecqueux, Voix du rap. Essai de sociologie de l’action musicale, L’Harmattan,
Paris, 2007, p. 184-185.
3. A. Pecqueux, « Faut-il s’appeler Brassens pour chanter Mort aux vaches ? »,
Libération, 6 novembre 2009.
4. G. Chakravorty Spivak, « Can the Subaltern Speak ? », in C. Nelson et L. Grossberg
(dir.), Marxism and the Interpretation of Culture, University of Illinois Press, Urbana,
1988, p. 271-313.
5. La Rumeur, 365 cicatrices (L’Ombre sur la mesure, EMI, 2002).
6. Le Bavar et Ékoué, Le Chant des casseurs (Nord Sud Est Ouest-2e épisode, La
Rumeur Records, 2009).
7. Lors de la même période, l’installation en métropole de populations ultramarines
non blanches, notamment composées de familles guadeloupéennes, martiniquaises
© La Découverte | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.72.6.61)

© La Découverte | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.72.6.61)


et réunionnaises, fut loin d’être négligeable.
8. Fabe avec Neg’ Lyrical, Neg’ Madnik et Rachid, Code noir (Détournement de son,
Epic, 1998). Voir également Fabe, Comment ils font (La Rage de dire, Sony, 2000).
9. Keny Arkana, La Rue nous appartient (Désobéissance, Because Music, 2008).
Ajoutons que la même artiste précise, dans un autre de ses textes, Désobéissance
civile (Désobéissance : Because Music, 2008), son raisonnement : « Trop nombreux
sont ceux qui ont oublié le passé / [...] / Le monde, une spirale où les mêmes erreurs
sont retracées. »
10. Suprême NTM, Plus jamais ça (Paris sous les bombes, Epic, 1995).
11. Ali et Keydj, Lamentations (Sang d’encre haut débit, 45 Scientific, 2004). De plus,
soulignons que le clip de cette chanson a été symboliquement tourné en Palestine,
et les deux artistes y arborent ostensiblement le foulard palestinien.
12. Nessbeal, Rap de tess’ (Mélodie des briques : Nouvelle Donne Music, 2006).
13. Force est de constater la chose suivante : c’est après la création et les premières
prises de parole d’associations comme le Mouvement de l’Immigration et des
Banlieues (MIB) et le Mouvement des indigènes de la République (MIR), soit au
cours de la seconde partie des années 1990, que s’est pleinement développé le
discours critique en France portant sur le débat de la relation entre République
coloniale et République postcoloniale. De plus, relevons un point notable : le MIB
et le MIR se sont toujours appuyés sur des artistes de rap, d’Assassin à Médine, que
ce soit pour la réalisation de disques ou l’organisation de concerts de soutien.

74 • mouvements hors-série
Mémoire et musique rap

14. Voir les albums de Médine : Jihad, le plus grand combat est contre soi-même
(Din Records, 2005) et Arabian panther (Din Records, 2008). Voir les albums de
Rim-K : L’Enfant du pays (Small, 2004) et Famille nombreuse (Epic, 2007).
15. L. Béru, « Le rap engagé, une expansion du local au global sur des critères sociaux,
spatiaux et ethniques », in Y. Raibaud (dir.), Géographie et musique. Comment la
musique vient au territoire, MSHA, Bordeaux, 2010, p. 127-139.
16. Donnons quelques exemples : Assassin avec Supernatural, Undaground connexion
(Undaground connexion : Delabel, 1996), IAM avec Sunz of man, La Saga (L’École du
micro d’argent : Delabel, 1997), Suprême NTM avec Nas, Affirmative Action/Saint-
Denis Style remix (Affirmative action/Saint-Denis Style remix : Columbia, 1997), Afro
Jazz avec Ol’ Dirty Bastard, Strictly Hip Hop (Afrocalypse : Island, 1997).
17. Médine, Arabospiritual (Arabian Panther : Din Records, 2008).
18. Par ailleurs, parallèlement aux minutes de scansion dédiées aux victimes de la
domination blanche, des hommages sont rendus aux réussites et aux grandeurs
historiques de peuples non occidentaux, de l’Éthiopie à l’Égypte. Au sein du rap
français de la fin des années 1980 et du début des années 1990, le groupe bucco-
rhodanien IAM est le précurseur de cet attrait appuyé pour l’histoire des dynasties
égyptiennes : d’une part parce qu’une majorité de ses membres ont adopté des
noms de scène en référence à l’Égypte ancienne (Akhenaton, Kheops, Imhotep,
Kephren), d’autre part en dédiant certains titres de leur premier album studio,
baptisé… De la planète Mars (Hostile Records, 1991), à quelques figures phares
de ladite civilisation d’Afrique du Nord. De même, à la fin des années 1990, la
formation parisienne X-Men scandait, dans une chanson évocatrice nommée
Retour aux pyramides (Ma 6-t va crack-er. Bande originale du film : Cercle Rouge
Records, 1997) : « J’ai de la force pour les frères, où est mon trône ? / Retour aux
pyramides, nique les clones / J’ai de la force pour les frères, les étoiles, mes seuls
guides / Retour aux pyramides après des siècles. »
19. Dans de nombreux cas, le nom de scène du rappeur français répond à une
volonté de réaffirmer ses origines ethnoculturelles d’Afrique (maghrébine ou
subsaharienne), dans la stricte lignée de Bambaataa, bâtisseur de la communauté
imaginée des hip-hoppeurs de la première heure, la Zulu Nation – on le voit, par
exemple, avec L’Algérino, Tunisiano, ou encore La Mafia K’1 Fry. Plus encore, la
référence à la couleur de peau non blanche, notamment noire, est un élément
édifiant qui résulte d’une tendance afrocentriste affichée, qu’elle soit en apparence
creuse ou scrupuleusement argumentée dans les textes, en opposition à une
société française perçue comme trop eurocentriste – voir les exemples anglicisés
© La Découverte | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.72.6.61)

© La Découverte | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.72.6.61)


(origine culturelle du rap oblige) des rappeurs Blacko, Black Kent ou K-Fear (Le
Blackalauréat).
20. T. Van Dijk, « Le racisme dans le discours des élites », Multitudes, n° 23, 2004,
p. 41-52.
21. Panthéon, Tallac Records, 2004.
22. Tragédie d’une trajectoire, Doeen’ damage, 2006.
23. M. Nasr, Les Arabes et l’islam vus par les manuels scolaires français (1986 et
1997), Karthala-Center for Arab Unity Studies, Paris/Beyrouth, 2001.
24. Ibid., p. 26-27.
25. Fabe, Lentement mais sûrement (Lentement mais sûrement : Unik Records, 1995).
26. Fabe avec Neg’ Lyrical, Neg’ Madnik et Rachid, Code noir (Détournement de
son : Epic, 1998).
27. Booba avec Ali, Strass et paillettes (Temps mort : 45 Scientific, 2002).
28. Hifi avec MC Lesly, Réhabilitation (Histor-Hifi-que : 45 Scientific, 2007).
29. Différents artistes, 11’30 contre les lois racistes (11’30 contre les lois racistes :
Cercle Rouge Productions, 1997).
30. Keny Arkana, La Rage (Entre ciment et belle étoile : Because Music, 2006).

mouvements hors-série
• 75
La France en situation postcoloniale ?

Bibliographie

J. Barret, Le Rap ou l’artisanat de la rime, L’Harmattan, Paris, 2008.


G. Chakravorty Spivak, « Can the Subaltern Speak ? », in C. Nelson et L. Grossberg
(dir.), Marxism and the Interpretation of Culture, University of Illinois Press, Urbana,
1988.
M. Nasr, Les Arabes et l’islam vus par les manuels scolaires français (1986 et 1997),
Karthala-Center for Arab Unity Studies, Paris/Beyrouth, 2001.
A. Pecqueux, Voix du rap. Essai de sociologie de l’action musicale, L’Harmattan,
Paris, 2007.
© La Découverte | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.72.6.61)

© La Découverte | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.72.6.61)

76 • mouvements hors-série

Vous aimerez peut-être aussi