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Le rap venu des États-Unis émerge dans les banlieues françaises P ar L aurent
au début des années 1990. Les rappeurs français expriment une B éru *
réalité sociale difficile. Leur musique cristallise
les représentations et les jeux de pouvoir à l’œuvre dans
la société française contemporaine. Si certains s’attirent
les foudres des pouvoirs publics, la plupart mettent leur verve
au service d’un engagement : en empruntant les clivages
ethnoraciaux, ils entreprennent de réécrire l’histoire.
T
rois principales tendances se distinguent dans l’écriture des rap-
peurs : le « rap egotrip », le « rap de rue » et le « rap de fils d’im-
migrés ». Si la première tendance est narcissique, puisqu’elle
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mouvements hors-série
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La France en situation postcoloniale ?
•Plusieurs
•Se (re)présenter entre esclavage colonial et colonisation
textes de rap lient en effet l’esclavage aux Caraïbes à la colo-
nisation en Afrique. Certains rappeurs mêlent intentionnellement ces deux
faits historiques dans l’unique objectif de généraliser la sujétion histori-
que des non-Blancs non européens face aux Blancs européens, dont le
résultat actuel serait la ségrégation/relégation spatiale fondée sur l’origine
aussi bien socioculturelle qu’ethnoraciale. Par exemple, pour expliquer
la situation des populations minoritaires non blanches, l’un des rappeurs
du groupe parisien La Rumeur évoque la postérité de la « malédiction de
Cham » et de l’idéologie du « Code noir », et revient tant sur la complexité
de la complicité entre propriétaires esclavagistes blancs et vendeurs d’es-
claves noirs que sur les conséquences des relations inégales liant la France
hexagonale à la France ultramarine et au continent africain : « J’ai 365 cica-
trices/Et sur ma peau, ma couleur a connu tous les hommes qui lui ont
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68 • mouvements hors-série
Mémoire et musique rap
•Contrairement
•Une vision postcoloniale des inégalités
à l’immigration belge, polonaise ou italienne en France
de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, l’immigration malienne,
sénégalaise, tunisienne ou marocaine en France, entamée au cours de la
seconde partie du XXe siècle7, se distingue par des différences ethnocultu-
relles et, surtout, ethnoraciales : quand la première fut essentiellement de
tradition judéo-chrétienne et de type caucasien, l’autre est d’abord et avant
tout de type non caucasien et souvent de tradition musulmane. En effet,
racisme et xénophobie ne sont pas générés uniquement par l’antipathie
à l’encontre des individus originaires d’aires ethnoculturelles particulières
(arabophobie, sinophobie…), mais aussi par l’apparence phénotypique
(couleur de peau noire, cheveux
crépus…) de ces derniers. Ainsi, le
rappeur parisien Fabe affirme que
La plupart des rappeurs français
la peau non blanche de Français défendent paradoxalement aussi
dont les origines familiales pro- bien leur droit à la différence
viennent d’Asie du Sud-Est, d’Afri-
que maghrébine ou subsaharienne, ethnoculturelle, au sein d’une
est le témoin de leurs liens sup- société diverse, qu’une vision
posés ou réels avec les ex-coloni-
sés de l’Empire colonial français,
antiraciste marquée par
qu’ils soient d’Indochine, d’Algé- la promotion de l’universalisme
rie ou du Togo : (« La complexion républicain.
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La France en situation postcoloniale ?
sent, il faut le dire, comme une sorte de groupe de pression. Prenant pour
cible la biographie militante et le discours électoraliste de Jean-Marie Le
Pen, jusqu’à récemment président historique du principal parti d’extrême
droite français, le Front national, Kool Shen et Joey Starr notent : « Mais
on est tous las de ce retour au même schéma/Les honneurs, la patrie, les
conquêtes et les colonies/On a déjà vu le résultat de ces conneries/Alors
va-t-on continuer à se laisser manœuvrer par la haine d’un déséquilibré
mental ?/ […] / Et ce, depuis la déconvenue de la guerre d’Algérie qu’il
n’a pas digérée10. » Ceux qui s’apparentent aux soumis coloniaux d’hier
développent une sympathie pour les opprimés coloniaux d’aujourd’hui.
Ainsi, en 2004, dans une compilation discographique, les rappeurs franci-
liens Ali et Keydj se sont associés pour créer et enregistrer le titre Lamen-
tations, dont les paroles réalisent un rapprochement entre les anciennes
et récentes générations palestiniennes, qui subissent la colonisation israé-
lienne, et celles de France d’origine africaine : « Ils veulent supprimer Ara-
fat, éliminer mon 45/Partout la guerre éclate, ici comme en Terre sainte/
[…] / Bambara et berbère forment l’équipe/[…] / Quand tu gazes comme
à Gaza dangereuse, c’est colon contre kamikaze/Préviens les troupes de
Bamako à Casablanca11. » Dans le même sens, le rappeur Nessbeal, utili-
sant une métaphore pour comparer quelque peu sa situation à celle de
l’ancien dirigeant de l’Organisation de libération de la Palestine, exprime
la pensée suivante : « [Je] m’éloigne du gros pav[illon], me rapproche de
la garde à v[ue]/ Acculé, je me sens encerclé comme Arafat12. »
•La•Unplupart
choix stratégique de références culturelles
des rappeurs français défendent paradoxalement aussi bien
leur droit à la différence ethnoculturelle, au sein d’une société diverse,
qu’une vision antiraciste marquée par la promotion de l’universalisme
républicain. De ce point de vue, ces idées contradictoires divergent peu
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Mémoire et musique rap
•Les
•Desleaders
références historiques décentrées
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Mémoire et musique rap
•Au
•La réinvention du passé
début des années 2000, l’étude sociologique menée par Marlène
Nasr23, portant sur les représentations des populations et des pays ara-
bes au sein des manuels scolaires français de la fin des années 1990,
souligne le caractère récalcitrant de certains clichés qui refusent la com-
plexité de « l’Autre » en le réduisant à quelques images d’Épinal. L’uni-
versitaire écrit que les Arabes musulmans apparaissent souvent « figés
ou absents du décor », « immobiles ou figés dans le paysage24 ». Pourtant,
comme le remarquent certains rappeurs, l’œuvre coloniale de la France
fut le fondement et le moteur du développement de la grandeur économi-
que et du crédit diplomatique du pays : (« Chacun son passé dans la vie/
Mais si tu renies ta vie/Tu ne vaux plus rien comme l’Occident sans [les]
colonies25. ») De ce fait, des rappeurs français estiment alors nécessaire
d’insister sur des points historiques passés sous silence ou quelque peu
sous-représentés dans l’histoire générale et officielle enseignée et débat-
tue. Ainsi, l’un d’entre eux rappelle : « Fiers et forts du passé, [on] en a
assez/De l’image qui est donnée, comme quoi on n’a jamais rayonné ou
raisonné/Leur histoire, faut pas s’y fier/[…] / C’est jamais à l’école fran-
çaise que j’aurais appris que [les] Égyptiens étaient aussi noirs que Cham,
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La France en situation postcoloniale ?
rappeur Hifi affirme : « Laisse-moi prier pour nos peuples pillés et humi-
liés/[Mes] ancêtres m’ont enseigné la décence d’être28. » Quant à Fabe, il
précise : « Quand je pense à ce que la France a pris à l’Afrique noire et à
l’Algérie29. » Pour sa part, Keny Arkana, qui développe un propos alter-
mondialiste éclairé par la glose tiers-mondiste de la lutte anticolonialiste
du milieu du XXe siècle, pointe la pérennité des relations internationales
inégalitaires en déclarant : « L’Occident n’a toujours pas ôté sa tenue de
colon30. » Ainsi, le cas des populations de l’outre-mer et celles de métro-
pole qui en sont issues sont-elles exemplaires, puisqu’un Réunionnais,
un Calédonien ou un Guyanais non blanc peut connaître les foudres du
racisme et des discriminations raciales au même titre qu’un Français d’ori-
gine malienne, sénégalaise ou tunisienne.
Notes
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Mémoire et musique rap
14. Voir les albums de Médine : Jihad, le plus grand combat est contre soi-même
(Din Records, 2005) et Arabian panther (Din Records, 2008). Voir les albums de
Rim-K : L’Enfant du pays (Small, 2004) et Famille nombreuse (Epic, 2007).
15. L. Béru, « Le rap engagé, une expansion du local au global sur des critères sociaux,
spatiaux et ethniques », in Y. Raibaud (dir.), Géographie et musique. Comment la
musique vient au territoire, MSHA, Bordeaux, 2010, p. 127-139.
16. Donnons quelques exemples : Assassin avec Supernatural, Undaground connexion
(Undaground connexion : Delabel, 1996), IAM avec Sunz of man, La Saga (L’École du
micro d’argent : Delabel, 1997), Suprême NTM avec Nas, Affirmative Action/Saint-
Denis Style remix (Affirmative action/Saint-Denis Style remix : Columbia, 1997), Afro
Jazz avec Ol’ Dirty Bastard, Strictly Hip Hop (Afrocalypse : Island, 1997).
17. Médine, Arabospiritual (Arabian Panther : Din Records, 2008).
18. Par ailleurs, parallèlement aux minutes de scansion dédiées aux victimes de la
domination blanche, des hommages sont rendus aux réussites et aux grandeurs
historiques de peuples non occidentaux, de l’Éthiopie à l’Égypte. Au sein du rap
français de la fin des années 1980 et du début des années 1990, le groupe bucco-
rhodanien IAM est le précurseur de cet attrait appuyé pour l’histoire des dynasties
égyptiennes : d’une part parce qu’une majorité de ses membres ont adopté des
noms de scène en référence à l’Égypte ancienne (Akhenaton, Kheops, Imhotep,
Kephren), d’autre part en dédiant certains titres de leur premier album studio,
baptisé… De la planète Mars (Hostile Records, 1991), à quelques figures phares
de ladite civilisation d’Afrique du Nord. De même, à la fin des années 1990, la
formation parisienne X-Men scandait, dans une chanson évocatrice nommée
Retour aux pyramides (Ma 6-t va crack-er. Bande originale du film : Cercle Rouge
Records, 1997) : « J’ai de la force pour les frères, où est mon trône ? / Retour aux
pyramides, nique les clones / J’ai de la force pour les frères, les étoiles, mes seuls
guides / Retour aux pyramides après des siècles. »
19. Dans de nombreux cas, le nom de scène du rappeur français répond à une
volonté de réaffirmer ses origines ethnoculturelles d’Afrique (maghrébine ou
subsaharienne), dans la stricte lignée de Bambaataa, bâtisseur de la communauté
imaginée des hip-hoppeurs de la première heure, la Zulu Nation – on le voit, par
exemple, avec L’Algérino, Tunisiano, ou encore La Mafia K’1 Fry. Plus encore, la
référence à la couleur de peau non blanche, notamment noire, est un élément
édifiant qui résulte d’une tendance afrocentriste affichée, qu’elle soit en apparence
creuse ou scrupuleusement argumentée dans les textes, en opposition à une
société française perçue comme trop eurocentriste – voir les exemples anglicisés
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