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« Le monde de l’art » fut en fait inspiré par un tableau de Roy Lichtenstein dont j’avais
vu la reproduction dans un numéro d’Art News, qui était alors la publication de réfé-
rence sur l’actualité artistique américaine, en 1962. Le tableau s’intitulait Le Baiser ;
on aurait dit une image de bande dessinée d’aventures à la Terry and the pirates, où
on voyait un pilote et une fille s’embrasser. Vivant en France à l’époque, j’avais profité
d’un séjour à Paris pour aller faire un tour à la Bibliothèque américaine et me tenir
informé de ce qui se passait dans les galeries d’outre-Atlantique. Le fait de voir une
œuvre de ce genre dans un tel endroit me fit le même effet que si j’avais appris que
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le nouveau diacre de Saint John the Divine, la cathédrale épiscopale de New York,
* Nous remercions la Tate Modern de nous avoir autorisés à publier la transcription et la traduction de cette
table ronde.
Q 1. Arthur Danto, « The Artworld », The Journal of Philosophy, vol. LXI, n° 19, American Philosophical
Association Eastern Division Sixty-First Annual Meeting, 15 octobre 1964, p. 571-584 ; trad. « Le monde de
l’art », in Danielle Lories (éd.), Philosophie analytique et Esthétique, Paris, Klincksieck, 1988, p. 183-198.
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était en fait un cheval. C’est volontairement que j’utilise cette analogie, qui souligne
bien l’impression de sacrilège que je ressentis en tombant sur ce tableau-ci dans ce
magazine-là. Je me demandai vraiment ce qui avait bien pu leur passer par la tête. En
effet, lorsqu’en 1959 le MoMA organisa une exposition intitulée New Images of Man,
la vindicte quasi mystique qu’elle déclencha parmi les apôtres de l’abstraction montrait
bien à quel point le monde de l’art new-yorkais était à l’époque à peu près aussi sectaire
que l’Europe du XVIe siècle. Pour le MoMA, les quelques artistes qui continuaient à faire
montre d’une certaine énergie tout en s’adonnant à la « figuration », c’étaient Alberto
Giacometti, Francis Bacon, Leon Golub et Jackson Pollock, qui s’en était d’ailleurs pris
aux portraits de femmes (Women) de Willem De Kooning exposés en 1953 à la galerie
Janis. Mais personne n’aurait imaginé que le pop art pouvait être la nouvelle image de
l’homme. Le MoMA cherchait à prouver qu’il était possible de faire du figuratif sans
être démodé. Mais même dans les années 1980, le directeur du MoMA de l’époque
s’attira les foudres de la critique new-yorkaise lorsqu’il choisit d’inclure de la bande
dessinée dans son exposition High and Low, qui mêlait art moderne et culture popu-
laire. Et pourtant, Le Baiser de Lichtenstein me donna vraiment l’impression que tout
était à présent possible, que la différence entre abstrait et figuratif n’était pas plus
importante que la différence entre la ligue nationale et la ligue américaine en base-
ball, c’est-à-dire finalement de peu de conséquence sur le long terme. Personne à part
l’extrême avant-garde des années 1960 n’aurait à l’époque osé suggérer qu’on pouvait
faire de l’art avec n’importe quoi ; c’est une idée qui me semble plutôt être apparue
dans les années 1970, notamment sous l’influence de Joseph Beuys. En effet, si les
artistes Fluxus faisaient de l’art à partir d’objets de la vie quotidienne, ils continuaient
à faire une distinction, puisque seuls certains objets pouvaient être considérés comme
Fluxus – la question de savoir lesquels suscita d’ailleurs probablement de vifs débats
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révolution philosophique venait d’avoir lieu puisque la frontière entre l’art et la réalité
dépendait à nouveau de la réception philosophique des œuvres. C’est de cela que je
traite dans « Le monde de l’art ».
On m’a notamment demandé de parler aujourd’hui de l’impact qu’a eu cet article sur
l’histoire de l’art. Mais je pense qu’il ne pouvait pas vraiment en avoir car l’histoire
de l’art, en tant que discipline, reste assez peu portée sur la spéculation ontologique,
qui en l’occurrence devait prendre la forme de la recherche de ce que les philosophes
appellent les conditions nécessaires et suffisantes. « Le monde de l’art » eut en revanche
un fort impact sur la philosophie en raison de ce que j’appelle la « mécompréhension
créative » de mes idées par George Dickie, fondateur de la théorie institutionnelle de
l’art. C’est ainsi qu’on me plaça à l’origine de la théorie institutionnelle de l’art, selon
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SITUATIONS
laquelle c’est l’institution, et plus précisément le monde de l’art, qui décrète quand
et si quelque chose est une œuvre d’art. Notons que l’expression « monde de l’art »
désigne en général les artistes, marchands, critiques, collectionneurs et autres qui sont
les véritables arbitres de l’art, voire de ce qui fait qu’un objet est considéré comme
une œuvre d’art ou non. Je l’utilise quant à moi pour faire référence au monde des
œuvres d’art elles-mêmes, c’est-à-dire une sorte de communauté regroupant toutes
les œuvres d’art, et elles seulement. Je voulais montrer à l’époque que toute œuvre
d’art se définissait par son appartenance à cette communauté, dont les membres ont
des droits et des prérogatives. Et ma question, qui était évidemment politique, était
de savoir selon quels critères une chose se voyait transfigurée pour accéder au statut
d’œuvre d’art. Je viens par exemple de lire un article sur un artiste belge qui travaille
avec des peaux de cochon tatouées ; il tatoue le cochon vivant, pour ensuite vendre sa
peau à un musée. Il explique que la mort du cochon devient pour ce dernier une sorte de
passeport offert par l’artiste, ce qui correspond à une sorte de transfiguration artistique.
Voilà le type de questions qui m’occupaient à l’époque. Il me semblait que le statut
d’œuvre d’art se définissait par une appartenance à ce monde, qui a pour ainsi dire
ses droits et ses prérogatives. La parution du « Monde de l’art » en 1964 coïncidait
d’ailleurs avec l’« été de la liberté » (Freedom Summer), où des Américains choisirent
d’aller soutenir les Noirs du sud du pays dans leur lutte pour leurs droits et préroga-
tives constitutionnels, c’est-à-dire les droits que la Constitution leur accordait. Il était
surprenant pour moi que les boîtes de Brillo d’Andy Warhol accèdent au statut d’œuvre
d’art alors même que les boîtes auxquelles elles ressemblaient exactement continuaient
de végéter dans les limbes du quotidien, autrement dit qu’elles ressemblaient autant
aux boîtes de Warhol que les Noirs ressemblent aux Blancs, c’est-à-dire exactement.
Somme toute, les boîtes de Brillo de Warhol étaient une sorte de commentaire sur les
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démontrer que, malgré les ressemblances frappantes entre les deux types de boîtes de
Brillo, elles étaient nées de circonstances différentes. Les boîtes de Warhol avaient une
place dans l’histoire de l’art dans la mesure où elles appartenaient à un mouvement,
celui du pop art, et répondaient à un certain nombre de ses critères caractéristiques.
En effet, Warhol s’était fait connaître comme artiste pop grâce à sa première exposition
dans la vitrine de Lord & Taylor, grand magasin de luxe pour femmes sur la 5e Avenue,
où pendant deux semaines en avril 1961 il avait exposé des bandes dessinées et de
grandes publicités tirées de magazines populaires. En revanche, même si les boîtes
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de Brillo ordinaires furent également dessinées par un artiste, James Harvey, elles ne
s’inscrivaient quant à elles dans aucun mouvement artistique à proprement parler. Bien
qu’Harvey fût un membre très talentueux de la seconde génération des expressionnistes
abstraits, ses boîtes n’avaient pas leur place dans l’histoire de l’art moderne. Même si
le pop art se les était appropriées, elles n’étaient en elles-mêmes qu’un morceau du
quotidien, du Lebenswelt des phénoménologues. Quand je dis dans cet article qu’il
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faut connaître l’histoire de l’art et les théories récentes sur le sujet pour pouvoir dire
si quelque chose est ou non une œuvre d’art, c’est parce que les boîtes de Warhol
me semblaient avoir accédé à ce statut grâce à cette théorie et à cette histoire du
pop qui excluaient en revanche les boîtes d’Harvey sous toute autre forme que celle
du sujet d’une œuvre. Évidemment, dans la mesure où la théorie du pop insistait sur
l’artificialité des différences entre art muséal et art populaire, elle avait un caractère
très politique. C’est en tout cas de cette manière que Lichtenstein envisageait la
question, tout comme je pense les théoriciens britanniques du pop comme Lawrence
Alloway, qui assura avant moi les critiques d’art dans le magazine The Nation. C’est
d’ailleurs en quelque sorte ce qui permit aux boîtes d’Harvey d’accéder au monde de
l’art par la petite porte, puisque Alloway s’intéressait vraiment à l’art commercial, à la
musique et à la littérature populaires, dont il pensait qu’elles étaient au moins aussi
compliquées que la grande musique et la grande littérature. En ce sens, les boîtes
d’Harvey seraient en fait plus compliquées qu’il n’y paraît. C’est ce que j’ai essayé de
montrer dans une sorte d’analyse historique, où je suggère que les boîtes d’Harvey
sont à bien des égards plus riches que les boîtes de Warhol, qui ont quant à elles un
côté assez ennuyeux. Comme c’est également une des questions de ce soir, je tiens
à préciser que l’esthétique n’a rien à voir avec le fait qu’une chose accède ou non au
statut d’œuvre d’art puisqu’il me semble par exemple que d’un point de vue esthétique
les boîtes d’Harvey sont bien plus intéressantes que celles de Warhol, qui doivent en
fait toutes leurs spécificités esthétiques aux qualités de designer d’Harvey.
Vingt ans plus tard, dans La Transfiguration du banal 2, j’étais en mesure de proposer
une définition de l’œuvre d’art comme « signification incarnée ». Et je pense qu’indirec-
tement mon article « Le monde de l’art » contribua à séparer la philosophie de l’art de
ce sujet assommant qu’est l’esthétique. Pour refaire un parallèle politique, c’était une
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bonheur, en cette aube, était de vivre », et je me considère donc heureux d’avoir été
touché par des forces qui m’échappaient presque à l’époque puisque le soulèvement
des années 1960 reste encore un mystère à mes yeux.
pas de dédain pour les basses fonctions physiques, comme le fait d’uriner, puisque nous
pensions que des urinoirs bien conçus pouvaient en fait être la vraie expression artistique
de notre époque, à condition de ne pas les appeler « œuvres d’art ». Et voilà qu’un homme
dont le travail formait un véritable chiasme avec mon utopie d’origine s’arrangeait pour
qu’un banal urinoir, qui n’avait pas été conçu par un designer, soit qualifié d’œuvre d’art
sans pour autant prétendre une seule seconde avoir rendu le monde meilleur, ou comme
dirait Richard Shusterman, sans la moindre tentative de « méliorisme » – c’est le mot qu’il
utilise pour parler de la volonté de rendre le monde meilleur, qui est selon lui le but de
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une chose donnée était un objet doté d’une existence matérielle, (2) si on pouvait lui
attribuer un auteur, (3) si elle avait trouvé un public, (4) si les trois premières conditions
étaient réunies dans un contexte institutionnel adéquat, alors on pouvait dire que la
chose en question était une œuvre d’art. Mais je me rendis rapidement compte qu’on
n’aurait pas eu besoin de cette théorie si le travail de Duchamp n’avait pas déjà été
appelé « art ». Imaginez-vous donc le XXe siècle sans Duchamp. Pour Pablo Picasso et
les autres, n’importe quelle bonne vieille théorie du goût, ou de l’attitude esthétique
à la rigueur, pouvait faire l’affaire. Mais j’avais développé ma théorie duchampienne
tel un anthropologue extraterrestre qui, considérant le monde de l’art de l’époque, en
avait conclu que ces gens étaient prêts à appeler « art » toute chose qui satisfaisait
ces quatre conditions. Or, par ma position de nouvel observateur véritable d’un fait
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SITUATIONS
des jugements esthétiques, et quels sont les enjeux de ces derniers. J’ajoute que si l’on
veut mettre à jour sa critique du jugement, il faut la relire après Duchamp, c’est-à-dire
en remplaçant le mot « beauté » par le mot « art ». Cela n’implique pas de remplacer
la signification du premier mot par celle du second, mais simplement d’effectuer un
remplacement mécanique. Autrement dit, la formule paradigmatique d’un jugement
esthétique sur une œuvre d’art qui, à l’époque de Kant, aurait été de dire « ceci en tant
que sculpture, morceau de musique ou tableau, est beau », se résume à présent à « c’est
de l’art ». Si mon approche de l’esthétique et de la théorie de l’art se résume par « Kant
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après Duchamp », on pourrait définir celle de Danto comme « Hegel après Warhol », et
celle de Shusterman, de manière peut-être un peu moins rigoureuse, comme « Dewey
après Stetsasonic ». Nous associons donc tous les trois un philosophe à un artiste ou un
mouvement artistique pour réinterpréter ou remettre à jour la pensée du philosophe tout
à l’état vif 4 : « Puisque cette musique me plaît, j’ai à titre personnel la responsabilité de
défendre sa légitimité esthétique. » C’est cette déclaration qui, à mes yeux, légitime non
seulement la musique que vous appréciez mais aussi votre théorie de l’art car elle vient
souligner la responsabilité esthétique qui nous incombe à nous, théoriciens, lorsque
nous prenons la défense de nos cas d’étude. Arthur prenait également un risque en
écrivant à propos des boîtes de Brillo, à la page 37 de Après la fin de l’art 5 : « Elles me
semblaient être de l’art », avant d’ajouter avec une grande honnêteté, « même si elles
Q 4. Richard Shusterman, Pragmatic Aesthetics: Living Beauty, Rethinking Art, Oxford, Blackwell, 1992 ; trad.
L’Art à l’état vif. La pensée pragmatiste et la culture populaire, Paris, Minuit, « Le sens commun », 1992.
Q 5. Arthur Danto, Beyond the Brillo Box: The Visual Arts in Post-Historical Perspective, New York, Farrar Straus
Giroux, 1992 ; trad. Après la fin de l’art, Paris, Seuil, 1996.
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fasciné par les émotions que pouvaient faire naître les avions et le sexe. Après avoir étudié
pour la première fois l’article de Danto pendant ma licence de philosophie à Jérusalem
au début des années 1970, je m’y replongeai pendant mon doctorat au St John’s College
à Oxford. Ce n’est donc pas dans le monde de l’art que je fis la connaissance d’Arthur,
mais dans le monde universitaire de l’esthétique philosophique anglo-américaine, où il
eut une influence majeure malgré certaines interprétations de ses idées qui se révélèrent
à mes yeux aussi stériles que malvenues. Je commencerai donc par parler rapidement de
la manière dont il parvint à enrichir et à réformer ce champ philosophique.
CAHIERS PHILOSOPHIQUES
Q 6. Id., The Madonna of the Future: Essays in a Pluralistic Art World, New York, Farrar Straus Giroux, 2000 ;
trad. La Madone du futur, Paris, Seuil, 2003.
Q 7. Id., After the End of Art: Contemporary Art and the Pale of History, Princeton, Princeton University Press,
1997 ; trad. L’Art contemporain et la clôture de l’histoire, Paris, Seuil, 2000.
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à l’époque un projet de connaissance sensorielle bien plus large, finit rapidement par
être assimilé à l’étude de l’art et de la beauté, considérés essentiellement comme des
fictions aux apparences séduisantes qui, contrairement à d’autres branches plus sérieuses
de la philosophie, n’impliquaient pas de solide connaissance de la réalité dernière et
des vrais principes d’action. À Oxford à la fin des années 1970, la philosophie de l’art
anglo-américaine ne s’était pas encore libérée de cette orientation, de sorte que le juge-
ment esthétique, même quand il portait sur des œuvres d’art, était essentiellement une
question d’apparences et d’immédiateté de l’expérience de perception. Cette primauté
des données sensorielles était évidemment en parfaite adéquation avec l’empirisme
qui dominait alors la philosophie britannique et américaine. Mon directeur de thèse à
Oxford, James Opie Urmson, grand défenseur de la philosophie linguistique de John
Langshaw Austin, était connu pour avoir défini le point de vue esthétique comme
quelque chose qui n’était « pas même une question de surface », mais qui relevait
« des seules apparences de l’objet8 ». Monroe Beardsley, doyen de l’esthétique amé-
ricaine de l’époque, définissait quant à lui les objets d’art comme des « complexes de
qualités et de surfaces9 ». Au même moment, des pluralistes inspirés par les travaux de
Ludwig Wittgenstein appelaient à un travail philosophique sur les grandes différences
de surface entre médias, genres artistiques et œuvres d’art individuelles. Il s’agissait
de ne plus définir l’art en prétendant dévoiler son essence universelle, dernière et
éthérée (à l’aide par exemple des notions de forme ou d’expression), ce qui faisait de
l’esthétique ce domaine si vague, si ennuyeux et si pénible.
« Le monde de l’art » vint ébranler cette vision dominante mais limitée selon laquelle
l’esthétique devait se concentrer sur les qualités de surface et les expériences immé-
diates en montrant qu’il n’était pas même possible d’identifier une œuvre d’art comme
telle sans aller plus loin que ses propriétés de surface perçues de manière immédiate.
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(entre les boîtes de Brillo ordinaires et celles de Warhol, entre les lits ordinaires et
ceux de Rauschenberg), était également un procédé clé chez Wittgenstein. Ce dernier
la mit en œuvre de différentes manières, que ce soit dans son analyse de l’illusion
canard-lapin ou dans sa célèbre question sur la différence, en philosophie de l’action,
entre le fait de lever la main volontairement, pour poser une question par exemple, et
une main qui se lèverait d’elle-même, deux choses qui paraissent pourtant identiques
à un observateur extérieur.
Q 8. James Opie Urmson, « What Makes a Situation Aesthetic ? », Proceedings of the Aristotelian Society,
Supplementary Volumes, vol. XXXI, 1957, p. 75-106.
Q 9. Monroe Beardsley, Aesthetics: Problems in the Philosophy of Criticism, New York, Harcourt, Brace & World,
1958.
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SITUATIONS
valeur artistique des objets dits ordinaires, du divertissement populaire et des pratiques
d’autostylisation, qu’on ne considère pas comme de l’art au sens du monde de l’art. Je
choisis donc d’aborder l’art de Warhol par le prisme de la Factory et du Studio 54, de sa
stylisation d’un art de vivre haut en couleur, ce qui me permit d’y voir non seulement
une neutralisation de l’idéologie transcendantale de l’art propre au modernisme et au
romantisme, mais aussi l’affirmation que les pratiques artistiques les plus importantes
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et les plus essentielles de l’époque ne se trouvaient pas dans les musées mais dans
les produits, le design et les divertissements de la vie de tous les jours, de la soupe
Campbell et du Coca-Cola à Elvis et Marilyn en passant par Superman et Dick Tracy.
Si l’on suit cette interprétation, point n’est besoin d’interpréter les vraies boîtes de
Brillo, ou ces jeans que Warhol aurait rêvé d’avoir inventés, comme de l’art pour en
faire de l’art puisqu’ils en sont déjà. Ce sont en effet de beaux et éloquents modèles de
graphisme, domaine dans lequel Warhol se fit d’ailleurs un nom au début de sa carrière.
J’en compris qu’il fallait que l’art dépasse cette théologie transcendantale démodée
pour prendre part au monde réel, monde sans cesse formé et transformé par le talent
artistique des hommes dans des formes que le monde de l’art persiste pourtant à ne
pas reconnaître. Warhol expliquait que « gagner de l’argent est un art ; travailler est
un art ; et faire de bonnes affaires est le plus bel art qui soit ». Il était fier de montrer
que son « art avait pris une route commerciale pour aller s’exposer dans le monde
réel. C’était vraiment grisant de voir que notre film était là, dans le monde réel, sur
une affiche, au lieu qu’il reste confiné dans le monde de l’art10. »
Si l’on peut évidemment penser que le fait de faire descendre l’art de son piédestal
transcendantal pour le ramener dans la vraie vie n’est qu’une dévalorisation cynique et
iconoclaste, on peut considérer, de manière plus positive, qu’il s’agit en fait d’investir
le monde réel de cette signification plus riche, de cette préoccupation critique et de
cette intensité d’expérience qu’on associe à l’art. Il est possible de ramener la passion
et la beauté religieuses sur terre puisque, d’après la philosophie zen, elles sont déjà
en évidence dans les objets les plus insignifiants, sans que le monde de l’art ait à les
transfigurer. Je m’en remets ici avec plaisir à Arthur, qui connaît Warhol bien mieux
que moi ; mais si Arthur a raison de dire dans Après la fin de l’art que « la distinction
entre art et réalité est une distinction absolue », alors ce n’est pas le rôle de la philo-
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Débat
AD : Même si j’utilise beaucoup le vocabulaire religieux, je n’ai absolument rien
d’une personne religieuse et je suis au moins aussi laïc que vous, Richard. Les questions
AUTOUR DU « MONDE DE L’ART »
circoncision montrent à quel point ce premier saignement est important pour le chris-
tianisme en cela qu’il établit l’humanité de Jésus – le fait qu’il saigne et si, l’on pousse
le concept un peu plus loin, le fait qu’il souffre réellement. En effet, pour une raison
ou pour une autre, la souffrance est liée à l’absolution du péché originel. J’en ai donc
conclu que le problème du lien entre art et réalité ressemblait beaucoup au problème
des liens entre Jésus et quelqu’un qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, alors que
seul le premier s’avère être un dieu. Il est somme toute relativement facile de prouver
l’humanité de quelqu’un dès lors qu’il saigne ou qu’il souffre. Mais prouver la divinité
est une autre paire de manches. Cela résume exactement le problème de Warhol : si l’on
saisit aisément la réalité de quelque chose, l’art semble quant à lui tenir à quelque chose
d’invisible, qui serait presque du ressort de la foi. Or je ne sais pas si cette question sur
l’art aurait pu être formulée de la même manière dans une autre tradition que celle de
l’Occident chrétien, puisque c’est au sein de ce contexte qu’elle a émergé.
Il s’agit donc aussi de se demander, mais c’est vraiment une autre question, pourquoi
il faut alors que l’art ait un caractère si élevé, si exalté. Warhol fascine parce que ses
œuvres ont ce caractère exalté en tant que ce sont des œuvres d’art, alors même qu’il
n’y a pas de différence entre son œuvre et les boîtes de Brillo ordinaires, par exemple.
Il faut avouer que la boîte de Brillo accapara quelque peu l’attention à la Stable Gallery
car il y avait en fait six boîtes différentes : une boîte de Kellogg’s Cornflakes, une boîte
de conserve d’oreillons de pêches Del Monte, une boîte de Ketchup Heinz, je crois, et
une boîte de soupe Campbell. Si ces boîtes soulevaient toutes les six la même question,
personne ne parla vraiment des autres parce que le design de la boîte de Brillo était
bien supérieur aux autres. Et c’est pour cela que Harvey mérite d’être reconnu pour la
brillante rhétorique visuelle avec laquelle il célèbre Brillo.
Pour moi, il est donc inévitable d’utiliser un vocabulaire religieux pour parler de ces
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que, tout comme Warhol, Duchamp est issu d’une tradition artistique. De même que
Warhol est issu du pop art, Duchamp est issu de dada, dont le but était de s’attaquer
aux valeurs de ces ordures qui déclenchèrent la première guerre mondiale, causant ainsi
la mort de millions d’innocents. Les dadaïstes décidèrent qu’il était hors de question
pour eux de créer de la beauté pour une classe dirigeante pareille et qu’ils allaient
à la place faire de l’art qui ne serait pas beau, ou qui serait anti-beau, en quelque
sorte. Pour moi, le parfait exemple de cette démarche est la Joconde à moustache,
où Duchamp défigure cet écrin, cet objet sacré, en l’affublant d’une moustache. Mais
CAHIERS PHILOSOPHIQUES
l’urinoir fonctionne en fait de la même manière. Il est vrai que, selon Duchamp, le
ready-made se caractérise par sa complète indifférence esthétique, mais je pense que
cela suppose une vision réductrice de la notion d’esthétique. Car son urinoir a bien une
esthétique, qui est certes très différente de l’esthétique de la beauté telle qu’elle était
envisagée par ses mécènes, mais qui n’en reste pas moins une esthétique.
TD : Mais ça n’en fait pas de l’art pour autant.
120
AD : Mais quand je dis que c’était de l’art lorsque je le vis pour la première fois, je
veux dire que c’était pour moi de l’art alors même que je ne faisais absolument pas
partie du monde de l’art à l’époque. J’abordais la question d’un point de vue philoso-
phique. Pour moi, il y avait là deux choses qui étaient exactement identiques tout en
étant extrêmement différentes, parce que l’une était une œuvre d’art et l’autre non.
TD : Mais comment saviez-vous que c’était de l’art ?
AD : Parce que c’en était, parce que c’était dans une galerie d’art. Alors que je
construisais à l’époque une épistémologie et une philosophie de l’art, voilà que la dif-
férence entre le rêve et la réalité, qui était pourtant censée être absolument capitale,
avait tout à coup disparu d’un point de vue phénoménologique. Pour quelqu’un qui,
comme moi, était obsédé par la question du scepticisme, telle qu’elle est posée chez
Sextus Empiricus ou plus spécifiquement chez Descartes, le fait de se trouver face à
deux choses à la fois exactement identiques et radicalement différentes, dont l’une
était de l’art et l’autre était réelle, amenait nécessairement à se demander comment
poursuivre la réflexion. Je choisis de ne pas remettre en question le statut des boîtes
de Brillo car elles n’étaient, de fait, de l’art qu’au sens d’un cadre pour une question
d’épistémologie.
TD : Ce serait un contresens de continuer à débattre de nos positions respectives
sur ces bases, car nous traitons en fait de deux choses différentes. Je ne parle pas
de la même chose que vous quand vous dites « l’urinoir n’est pas rien parce qu’il a
certaines qualités, ou anti-qualités, esthétiques, et qu’il est issu de différents éléments,
dont le dadaïsme ».
Vous commencez par juger que quelque chose est une œuvre d’art ou non, et le cas
échéant vous en concluez que ce n’est pas de l’art. Vos deux indiscernables sont deux
objets identiques dont l’un est une œuvre d’art et l’autre n’en est pas une. Mes deux
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l’impression d’arriver au pays des merveilles. C’était une expérience si forte qu’on ne
peut pas simplement parler d’un objet ; il faut parler d’un objet en contexte, c’est-à-
dire le contexte de la Stable Gallery. Eleanor Ward, la marchande d’art qui dirigeait
la galerie à l’époque, qui en était la galeriste comme on dirait aujourd’hui, avait
l’impression d’assister à une profanation ; elle pensait que les artistes se moquaient
d’elle en exposant cela. Mais le choc n’en était pas moins violent, et il me semble que
c’est pour cela qu’il était difficile d’y voir autre chose que de l’art. C’était une expé-
rience intense, de sorte que si on avait simplement vu les boîtes hors de ce contexte,
il me semble qu’elles n’auraient pas été perçues comme des œuvres d’art. Dans une
certaine mesure, il faut donc rendre justice à la théorie institutionnelle, même si je suis
d’accord avec Richard sur le fait que la contribution artistique de Warhol n’avait rien à
voir avec des qualités de surface. Ses qualités relevaient au contraire du déplacement
qui venait d’être opéré.
TD : Une remarque : c’est intéressant que vous passiez de la théorie institutionnelle
au récit d’une expérience très forte. N’était-ce pas là une expérience esthétique ?
AD : Bien entendu.
TD : J’ai donc raison de dire que votre théorie repose sur votre jugement esthétique initial.
AD : Oui, c’était clairement esthétique.
RS : Mais c’était aussi une interprétation. Si je peux parler pour lui, tout en m’y
opposant aussi, je pense qu’Arthur comprit qu’il s’agissait d’une œuvre d’art de manière
immédiate et perceptuelle. Il n’eut pas besoin d’aller consulter le catalogue de l’expo-
sition. Il y vit une œuvre d’art parce qu’il avait connaissance de nombreuses théories
de l’art d’après lesquelles l’une des fonctions de l’art dans l’une de ces matrices est
de choquer. Comme cette exposition avait lieu après Duchamp et après dada, il put
immédiatement prendre la mesure de cette valeur de choc et l’interpréter comme de
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manière immédiate puisqu’ils ont déjà appris à voir de la manière dont elle structure
elle-même la perception. Il en va de même pour le croyant qui saisit immédiatement
la signification religieuse sans avoir besoin de se dire qu’il est dans une église, qu’il
se rappelle en avoir entendu parler au catéchisme, que telle personne est le curé, etc.
Pour en revenir à la question religieuse, Arthur a écrit un très bel article, peut-être
moins célèbre que « Le monde de l’art », intitulé « Upper West Side Buddhism11 », où
il parle de l’influence du zen tel qu’il était enseigné par Suzuki, qui lors de son passage
à Columbia eut une influence probablement considérable sur le monde de l’art par
CAHIERS PHILOSOPHIQUES
dans votre travail, cette différence relève de l’expérience et non de quelque chose qui
aurait été imposé par une institution artistique.
Questions du public
Question : Je pense que vous vous trompez dans votre analyse de l’histoire zen.
À la première étape, le sujet et l’objet sont distincts en ce sens que le sujet voit les
montagnes et que le sujet est distinct de la montagne. À la deuxième étape, il existe
une confusion entre le sujet et l’objet, car on ne sait plus vraiment qui est qui. Mais
à la troisième étape, le sujet voit la montagne en tant que montagne, pas en tant
qu’une montagne en particulier, ce qui signifie que le sujet et l’objet sont finalement
unis dans ce changement de perspective. Ce n’est pas la même manière de voir les
choses puisqu’il y a un vrai déplacement ontologique.
AD : Je pense qu’il est important de présupposer qu’au niveau de l’expérience les
trois étapes sont identiques, sinon ce ne serait plus le même type de parabole. Les
trois étapes sont à la fois identiques et profondément différentes. La première corres-
pond à ce que les philosophes appelleraient du réalisme naïf, la deuxième présente
quelqu’un qui verrait le monde comme un réaliste naïf mais finirait par se rendre
compte qu’il y a une malédiction dans l’histoire, et chercherait alors à échapper au
monde de Maya pour accéder au domaine de l’être. Et la troisième est le tableau zen.
Ce sont des différences énormes mais invisibles à la fois (c’est une conjonction que
j’utilise souvent), et je pense qu’ils vivent vraiment dans des mondes différents alors
que ces mondes sont exactement les mêmes. Ce serait une sorte de désillusion pour
quelqu’un qui pense aller au paradis de se rendre compte en arrivant là-bas que le
paradis ressemble à la 42e Rue ; mais même si vous ne voyez pas la différence, vous
avez quand même gagné le droit d’y être, en quelque sorte. Je suppose que ce serait
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Alfred Stieglitz fut le premier à photographier Fontaine, et sans lui on ne saurait même
pas à quoi cette œuvre ressemblait ; il admirait beaucoup Duchamp car ce dernier
lançait un défi aux spécialistes de l’art qui refusaient d’élever la photographie au rang
des autres arts. Il avait donc l’impression que Duchamp était de son côté, malgré
cette dialectique toujours présente. Je pense que Stieglitz essayait effectivement de
donner un caractère artistique à ses photos, de même qu’Edward Steichen et le reste
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des membres de la Photo-Secession à New York cherchaient vraiment à faire des
photographies artistiques à l’époque.
C’est ensuite qu’eut lieu la révolution qui remettait en question cet état de fait suggérant
que la valeur d’une photographie pouvait dépendre uniquement de ses qualités pho-
tographiques ; il devenait alors possible de trouver dans la photographie amateur tout
ce dont on avait besoin. Dans l’œuvre magnifique de Cindy Sherman, il serait difficile
de faire la différence entre ce qu’elle réalisait elle-même et certaines photographies de
plateau ordinaires. Elle m’expliqua un jour qu’elle trouvait ces photographies de plateau
dans les magasins de fripes où elle achetait ses vêtements, dans le sud de Manhattan.
Il y en avait des bacs entiers, dans lesquels elle fouillait pour tenter de reconstruire
le thème et l’histoire d’un film. Elle les achetait ensuite 25 cents pièce. C’était bien
de la photographie amateur qu’elle transformait ensuite en art sans nécessairement
faire quoi que ce soit qui leur aurait donné l’air d’autre chose que de photographies
de plateau. C’est ce type de parallèle que je vois donc ici.
TD : Le ready-made et la photographie sont aussi connectés au sens où toute
photographie est un dessin ou un tableau ready-made. Je pense qu’il faut prendre cet
élément en compte quand on cherche quelles ont pu être les origines du ready-made
chez Duchamp. Il se sentait en effet aussi menacé par la photographie que les autres
peintres du XIXe siècle, qui la considéraient comme une machine qui cherchait à prendre
leur place. C’est grâce à son sens de l’ironie que Duchamp parvint à tourner cette
menace à son avantage en produisant des ready-made qui traitent donc en partie de
photographie, moins parce que les ready-made sont des photographies que parce les
photographies sont en fait des ready-made.
est en effet antérieur au « Cop Killer » d’Ice T et à son album Gangsta, et parle plutôt
de l’époque de Grandmaster Flash, où le rap était non seulement plus riche d’un point
de vue musical mais aussi plus progressiste d’un point de vue politique.
Il n’en reste pas moins qu’historiquement parlant, tout au long de l’histoire de l’art,
l’esthétique a permis à toutes sortes de sujets critiques sur la religion de survivre.
Elle a permis aux gens de peindre des femmes nues en les situant dans la mythologie
grecque, à une époque où cela aurait été un sacrilège de faire des nus féminins sans
les avoir éloignés du réel en leur donnant les traits de Vénus ou d’une autre héroïne ou
nymphe grecque. Je pense que c’est le rôle de l’esthétique de permettre l’expression de
choses que la religion ou le dogme interdiraient. Il serait en revanche intéressant de se
demander s’il y a également une place pour la censure esthétique, c’est-à-dire le fait
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SITUATIONS
de censurer une œuvre d’art sous prétexte qu’elle serait mauvaise d’un point de vue
esthétique et non pas subversive d’un point de vue politique. On trouve des cas de ce
genre même ici, au Royaume-Uni, où je crois que John Ruskin détruisit de nombreux
dessins qu’il jugeait médiocres d’un point de vue esthétique. Je sais que je traite là
de votre question sans vraiment vous satisfaire puisque je ne prends pas de position
claire sur le sujet. Il est vrai que je n’ai pas vu les caricatures publiées à Copenhague
dont vous parlez, mais je crois me rappeler qu’elles firent pas mal de bruit en France
à leur parution dans Le Monde.
TD : C’était dans France Soir.
RS : Ah d’accord, dans France Soir. Je pense cependant qu’il y a beaucoup de choses
bien plus importantes que l’art et l’esthétique, et je ne suis pas en train de dire que
l’esthétique doit être une excuse pour toutes sortes de discours de haine. Mais il me
semble que l’art et l’esthétique ont cela de positif qu’ils ont permis l’expression de
toutes sortes d’idées qui n’auraient pas eu voix au chapitre à certains moments de
l’histoire. C’est pourquoi je justifie d’un point de vue historique une sorte de cloison-
nement ou de séparation entre l’art et la vie réelle, même si je pense qu’il s’agit à
présent de ramener l’art dans la vie réelle et que cela ne sert à rien d’éviter les usages
esthétiques de l’art en politique.
Il serait donc naïf de la part des philosophes de l’esthétique, ce qui je pense inclut
également la philosophie de l’art, de penser que l’art est un domaine autonome qui
ne doit pas être touché par les questions politiques. Je pense que nous sommes tous
d’accord pour dire que l’art a non seulement un immense pouvoir politique, mais qu’il
est aussi nécessairement influencé par la politique.
TD : La question de la foi en tant que telle est sans doute un problème sans fin pour
la philosophie. Puisque j’ai choisi d’être kantien et de faire de Kant le compagnon de
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l’autre, puisque avoir la foi, c’est avoir confiance. Or on ne peut pas se faire seulement
confiance à soi-même ; il faut nécessairement s’en remettre aussi à quelqu’un d’autre.
J’en ai donc fini pour la question fondamentale, qui était de montrer que la question
religieuse est si compliquée qu’on ne peut pas se contenter de la considérer sur la
base de ce qui nous arrive en ce moment et de ce retour du religieux un peu partout
qui fait peur à la plupart d’entre nous, ou au moins je le sais aux trois intervenants
de ce soir. C’était là une des choses dont je voulais parler en ce qui concerne mes
convictions philosophiques.
CAHIERS PHILOSOPHIQUES
Passons à présent à une question historique. L’art existe plus ou moins depuis aussi
longtemps que l’humanité. En tout cas, les premières manifestations artistiques datent
au moins de l’instant où les hommes se mirent à enterrer leurs morts, c’est-à-dire il y
a au moins quarante mille ans. On pourrait en faire une ligne du temps de quarante
mille millimètres, par exemple. Dans ce cas, la modernité, c’est-à-dire les deux cents
dernières années, correspondrait à vingt millimètres. C’est minuscule par rapport au
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reste. Or pendant tout ce temps, l’art et la religion allèrent de pair puisque le grand art
était nécessairement de l’art religieux. Même l’art ornemental, ou l’art abstrait dans
certaines cultures, était plein de symboles qui lui donnaient un caractère spirituel. Et
ce n’est qu’il y a deux cents ans que la Révolution française et Nietzsche déclarèrent
la mort de Dieu. C’est pourquoi nous n’avons pas encore le recul nécessaire pour
déterminer si ce que nous appelons « art » depuis si longtemps survivra ou non à la
mort de Dieu. Je n’en ai moi-même pas la moindre idée. La seule chose que je sais,
c’est que la modernité est en quête d’une réponse à cette question profonde. Je ne
sais pas non plus si Dieu finira par revenir et si les hommes du futur se tourneront à
nouveau vers la religion, puisque les signes sont en ce moment assez contradictoires.
J’en ai fini avec cette question, mais je voudrais ajouter une chose qui va nous ramener
aux boîtes de Brillo. Comme je viens de parler de choses très sérieuses, je voudrais
maintenant vous faire rire un peu. Arthur, vous rappelez-vous cette conférence à Bielefeld
qui était organisée sur vous et votre œuvre, et où notre ami commun Karl Lüdeking
vous avait invité, vous ainsi qu’un certain nombre d’autres amis ? Boris Groys avait
alors eu cette réflexion formidable que le Christ venait de faire son retour glorieux
sous la forme d’une boîte de Brillo.
AD : Il nous avait sciés !
TD : Il nous avait sciés, mais je pense tout de même qu’il y avait quelque chose
d’extrêmement vrai et profond dans son propos qui, au-delà des questions de foi et
de croyance religieuse, touchait il me semble à la théorie de l’image. Je ne vais pas
me lancer sur ce sujet maintenant, mais je voudrais simplement dire deux choses, car
il se passa plusieurs choses importantes lors de ce colloque.
Outre la remarque de Groys, c’est également à cette occasion que Martin Seel finit
par céder après vous avoir combattu pendant des années, pour admettre enfin que
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parlons pas de la même chose. Mais au bout du compte ce qui me touche, m’émeut
et m’intéresse dans votre œuvre, c’est qu’elle traite constamment et véritablement
de la condition humaine. C’est vraiment de cela que vous parlez quand vous parlez
des boîtes de Brillo. Comme je suis moi-même évidemment persuadé que l’art traite
fondamentalement de la condition humaine, nous sommes d’accord sur le sujet.
De même, je trouve cette idée de signification incarnée, qui est d’ailleurs l’une de vos
obsessions, extrêmement intéressante, d’autant plus que cette approche fonctionne
non seulement dans votre analyse des œuvres d’art, mais aussi dans le reste de vos
travaux. Prenons par exemple ce livre intitulé The Body/Body Problem12, dans lequel
Q 12. Arthur Danto, The Body/Body Problem, Berkeley, University of California Press, 1999.
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SITUATIONS
au bout du compte on voit que le vrai problème n’est pas celui du lien entre le corps
et l’esprit, mais celui du lien entre le corps et le corps dans la mesure où nous sommes
des pensées incarnées. Il s’agit de laisser la question des neurosciences aux spécialistes,
mais c’est bien la différence entre le corps et le corps qui compte parce que nous
sommes des pensées incarnées. Je vais vous laisser parler de cela vous-même. Nous
sommes donc passés de la religion à l’humanisme laïc…
RS : Et il faut maintenant se demander quel degré et quel type de divin cela implique.
TD : Le divin, je m’en fiche complètement !
RS : La difficulté est pourtant bien d’arriver à définir ce qui fait fondamentalement et
profondément l’humanité, indépendamment de tout ordre de réalité ontologiquement
transcendantal.
TD : S’il vous plaît, n’utilisez pas le terme transcendantal…
RS : Ce n’est pas moi qui ai choisi d’utiliser le vocabulaire de la religion chrétienne
le premier !
TD : Assurons-nous simplement que le public comprend que ce que Kant entend
par transcendantal n’a rien à voir avec la définition qu’en a Walt Whitman. Le trans-
cendantal chez Kant est une idée ; c’est quelque chose que je ne peux pas prouver car
ce n’est rien qu’une idée. Le mot transcendantal ne veut donc pas dire la même chose
pour vous que pour moi.
RS : Tout à fait. Je ne parlais pas de Kant mais d’un transcendantal religieux, d’une
définition naïve du transcendantal.
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