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Autour du « monde de l'art »

Arthur Coleman Danto, Thierry De Duve, Richard Shusterman


Dans Cahiers philosophiques 2012/4 (n° 131),
131) pages 108 à 128
Éditions Réseau Canopé
ISSN 0241-2799
DOI 10.3917/caph.131.0108
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SITUATIONS

AUTOUR DU « MONDE DE L’ART »*


Dans le cadre des rencontres Contested Territories: Conversations
in Practice qu’elle organise en partenariat avec la Chelsea School
of Art and Design et la Naked Punch Review, la Tate Modern a
réuni le 2 février 2006 Arthur Danto, Thierry de Duve et Richard
Shusterman pour une table ronde portant sur le célèbre article
publié par Danto en 1964, « Le monde de l’art1 », et les questions
qu’il continue de soulever. Voici la traduction de leurs exposés
et de leurs échanges.

Arthur Danto (AD)


J’ai été un peu surpris d’apprendre que cette table ronde s’organisait autour de
mon article de 1964 intitulé « Le monde de l’art », puisque j’ignorais complètement
que ce dernier jouissait d’une quelconque popularité hors des cercles universitaires,
et notamment des cercles universitaires américains. Comme il se retrouve souvent
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dans les anthologies d’histoire de l’art, il paraît en effet logique que les professeurs
qui enseignent cette discipline le connaissent. Je ne sais pas en revanche comment le
public de ce soir y est arrivé, mais j’ai choisi de ne pas le résumer dans ma présentation
car je suppose que les grandes lignes de mon argumentation ressortiront au fil de cette
discussion. Dans cette présentation, intitulée « Les origines du “Monde de l’art” », je
détaille les origines de cet article, les raisons qui m’ont poussé à l’écrire et ce que j’en
pensais à l’époque, ou du moins ce que je pense en avoir pensé à l’époque, c’est-à-dire
il y a longtemps de cela maintenant.
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« Le monde de l’art » fut en fait inspiré par un tableau de Roy Lichtenstein dont j’avais
vu la reproduction dans un numéro d’Art News, qui était alors la publication de réfé-
rence sur l’actualité artistique américaine, en 1962. Le tableau s’intitulait Le Baiser ;
on aurait dit une image de bande dessinée d’aventures à la Terry and the pirates, où
on voyait un pilote et une fille s’embrasser. Vivant en France à l’époque, j’avais profité
d’un séjour à Paris pour aller faire un tour à la Bibliothèque américaine et me tenir
informé de ce qui se passait dans les galeries d’outre-Atlantique. Le fait de voir une
œuvre de ce genre dans un tel endroit me fit le même effet que si j’avais appris que
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

le nouveau diacre de Saint John the Divine, la cathédrale épiscopale de New York,

* Nous remercions la Tate Modern de nous avoir autorisés à publier la transcription et la traduction de cette
table ronde.
Q 1. Arthur Danto, « The Artworld », The Journal of Philosophy, vol. LXI, n° 19, American Philosophical
Association Eastern Division Sixty-First Annual Meeting, 15 octobre 1964, p. 571-584 ; trad. « Le monde de
l’art », in Danielle Lories (éd.), Philosophie analytique et Esthétique, Paris, Klincksieck, 1988, p. 183-198.
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était en fait un cheval. C’est volontairement que j’utilise cette analogie, qui souligne
bien l’impression de sacrilège que je ressentis en tombant sur ce tableau-ci dans ce
magazine-là. Je me demandai vraiment ce qui avait bien pu leur passer par la tête. En
effet, lorsqu’en 1959 le MoMA organisa une exposition intitulée New Images of Man,
la vindicte quasi mystique qu’elle déclencha parmi les apôtres de l’abstraction montrait
bien à quel point le monde de l’art new-yorkais était à l’époque à peu près aussi sectaire
que l’Europe du XVIe siècle. Pour le MoMA, les quelques artistes qui continuaient à faire
montre d’une certaine énergie tout en s’adonnant à la « figuration », c’étaient Alberto
Giacometti, Francis Bacon, Leon Golub et Jackson Pollock, qui s’en était d’ailleurs pris
aux portraits de femmes (Women) de Willem De Kooning exposés en 1953 à la galerie
Janis. Mais personne n’aurait imaginé que le pop art pouvait être la nouvelle image de
l’homme. Le MoMA cherchait à prouver qu’il était possible de faire du figuratif sans
être démodé. Mais même dans les années 1980, le directeur du MoMA de l’époque
s’attira les foudres de la critique new-yorkaise lorsqu’il choisit d’inclure de la bande
dessinée dans son exposition High and Low, qui mêlait art moderne et culture popu-
laire. Et pourtant, Le Baiser de Lichtenstein me donna vraiment l’impression que tout
était à présent possible, que la différence entre abstrait et figuratif n’était pas plus
importante que la différence entre la ligue nationale et la ligue américaine en base-
ball, c’est-à-dire finalement de peu de conséquence sur le long terme. Personne à part
l’extrême avant-garde des années 1960 n’aurait à l’époque osé suggérer qu’on pouvait
faire de l’art avec n’importe quoi ; c’est une idée qui me semble plutôt être apparue
dans les années 1970, notamment sous l’influence de Joseph Beuys. En effet, si les
artistes Fluxus faisaient de l’art à partir d’objets de la vie quotidienne, ils continuaient
à faire une distinction, puisque seuls certains objets pouvaient être considérés comme
Fluxus – la question de savoir lesquels suscita d’ailleurs probablement de vifs débats
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au sein même du mouvement.
Lorsque je me mis à suivre le courant pop à mon retour à New York, je fus au contraire
frappé de constater que ces œuvres d’art se composaient de choses qu’on aurait
traditionnellement opposées à de l’art. Ce sont les lits qui m’enthousiasmèrent tout
particulièrement. Platon s’en sert pour expliquer le paradigme d’une réalité supérieure à
celle de l’œuvre d’art dans la République ; on a donc la forme du lit, le vrai lit fabriqué
par le charpentier, et le lit peint par un artiste, sur un vase grec par exemple, où l’on
verrait Achille parler avec Priam, assis sur un lit. Et tout à coup on voyait des artistes
comme Rauschenberg, George Segal, et même De Kooning, exposer des lits dans des
galeries d’art, ce qui montrait bien que la différence se faisait au niveau de l’ontolo-
gie et non de ce qu’on pourrait appeler le genre artistique. Je compris alors qu’une
AUTOUR DU « MONDE DE L’ART »

révolution philosophique venait d’avoir lieu puisque la frontière entre l’art et la réalité
dépendait à nouveau de la réception philosophique des œuvres. C’est de cela que je
traite dans « Le monde de l’art ».
On m’a notamment demandé de parler aujourd’hui de l’impact qu’a eu cet article sur
l’histoire de l’art. Mais je pense qu’il ne pouvait pas vraiment en avoir car l’histoire
de l’art, en tant que discipline, reste assez peu portée sur la spéculation ontologique,
qui en l’occurrence devait prendre la forme de la recherche de ce que les philosophes
appellent les conditions nécessaires et suffisantes. « Le monde de l’art » eut en revanche
un fort impact sur la philosophie en raison de ce que j’appelle la « mécompréhension
créative » de mes idées par George Dickie, fondateur de la théorie institutionnelle de
l’art. C’est ainsi qu’on me plaça à l’origine de la théorie institutionnelle de l’art, selon
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SITUATIONS

laquelle c’est l’institution, et plus précisément le monde de l’art, qui décrète quand
et si quelque chose est une œuvre d’art. Notons que l’expression « monde de l’art »
désigne en général les artistes, marchands, critiques, collectionneurs et autres qui sont
les véritables arbitres de l’art, voire de ce qui fait qu’un objet est considéré comme
une œuvre d’art ou non. Je l’utilise quant à moi pour faire référence au monde des
œuvres d’art elles-mêmes, c’est-à-dire une sorte de communauté regroupant toutes
les œuvres d’art, et elles seulement. Je voulais montrer à l’époque que toute œuvre
d’art se définissait par son appartenance à cette communauté, dont les membres ont
des droits et des prérogatives. Et ma question, qui était évidemment politique, était
de savoir selon quels critères une chose se voyait transfigurée pour accéder au statut
d’œuvre d’art. Je viens par exemple de lire un article sur un artiste belge qui travaille
avec des peaux de cochon tatouées ; il tatoue le cochon vivant, pour ensuite vendre sa
peau à un musée. Il explique que la mort du cochon devient pour ce dernier une sorte de
passeport offert par l’artiste, ce qui correspond à une sorte de transfiguration artistique.
Voilà le type de questions qui m’occupaient à l’époque. Il me semblait que le statut
d’œuvre d’art se définissait par une appartenance à ce monde, qui a pour ainsi dire
ses droits et ses prérogatives. La parution du « Monde de l’art » en 1964 coïncidait
d’ailleurs avec l’« été de la liberté » (Freedom Summer), où des Américains choisirent
d’aller soutenir les Noirs du sud du pays dans leur lutte pour leurs droits et préroga-
tives constitutionnels, c’est-à-dire les droits que la Constitution leur accordait. Il était
surprenant pour moi que les boîtes de Brillo d’Andy Warhol accèdent au statut d’œuvre
d’art alors même que les boîtes auxquelles elles ressemblaient exactement continuaient
de végéter dans les limbes du quotidien, autrement dit qu’elles ressemblaient autant
aux boîtes de Warhol que les Noirs ressemblent aux Blancs, c’est-à-dire exactement.
Somme toute, les boîtes de Brillo de Warhol étaient une sorte de commentaire sur les
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boîtes de Brillo ordinaires, et c’était cela qui reliait ces deux types de boîtes.
La relation entre les boîtes de Brillo de Warhol et le reste du monde de l’art était quant
à elle plus complexe, puisqu’ils étaient, comme disent les commissaires d’exposition,
en dialogue l’un avec l’autre. Par exemple, si les boîtes de Warhol témoignaient d’un
certain détachement, The She-Wolf de Pollock était plein de passion. À la fin de mon
article, je développais ainsi l’idée d’une matrice stylistique du monde de l’art, qui per-
mettrait de situer chaque œuvre en fonction de la présence ou de l’absence de certains
points communs ou de points de discordance, pour ainsi dire. J’essayai à l’époque de
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démontrer que, malgré les ressemblances frappantes entre les deux types de boîtes de
Brillo, elles étaient nées de circonstances différentes. Les boîtes de Warhol avaient une
place dans l’histoire de l’art dans la mesure où elles appartenaient à un mouvement,
celui du pop art, et répondaient à un certain nombre de ses critères caractéristiques.
En effet, Warhol s’était fait connaître comme artiste pop grâce à sa première exposition
dans la vitrine de Lord & Taylor, grand magasin de luxe pour femmes sur la 5e Avenue,
où pendant deux semaines en avril 1961 il avait exposé des bandes dessinées et de
grandes publicités tirées de magazines populaires. En revanche, même si les boîtes
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

de Brillo ordinaires furent également dessinées par un artiste, James Harvey, elles ne
s’inscrivaient quant à elles dans aucun mouvement artistique à proprement parler. Bien
qu’Harvey fût un membre très talentueux de la seconde génération des expressionnistes
abstraits, ses boîtes n’avaient pas leur place dans l’histoire de l’art moderne. Même si
le pop art se les était appropriées, elles n’étaient en elles-mêmes qu’un morceau du
quotidien, du Lebenswelt des phénoménologues. Quand je dis dans cet article qu’il
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faut connaître l’histoire de l’art et les théories récentes sur le sujet pour pouvoir dire
si quelque chose est ou non une œuvre d’art, c’est parce que les boîtes de Warhol
me semblaient avoir accédé à ce statut grâce à cette théorie et à cette histoire du
pop qui excluaient en revanche les boîtes d’Harvey sous toute autre forme que celle
du sujet d’une œuvre. Évidemment, dans la mesure où la théorie du pop insistait sur
l’artificialité des différences entre art muséal et art populaire, elle avait un caractère
très politique. C’est en tout cas de cette manière que Lichtenstein envisageait la
question, tout comme je pense les théoriciens britanniques du pop comme Lawrence
Alloway, qui assura avant moi les critiques d’art dans le magazine The Nation. C’est
d’ailleurs en quelque sorte ce qui permit aux boîtes d’Harvey d’accéder au monde de
l’art par la petite porte, puisque Alloway s’intéressait vraiment à l’art commercial, à la
musique et à la littérature populaires, dont il pensait qu’elles étaient au moins aussi
compliquées que la grande musique et la grande littérature. En ce sens, les boîtes
d’Harvey seraient en fait plus compliquées qu’il n’y paraît. C’est ce que j’ai essayé de
montrer dans une sorte d’analyse historique, où je suggère que les boîtes d’Harvey
sont à bien des égards plus riches que les boîtes de Warhol, qui ont quant à elles un
côté assez ennuyeux. Comme c’est également une des questions de ce soir, je tiens
à préciser que l’esthétique n’a rien à voir avec le fait qu’une chose accède ou non au
statut d’œuvre d’art puisqu’il me semble par exemple que d’un point de vue esthétique
les boîtes d’Harvey sont bien plus intéressantes que celles de Warhol, qui doivent en
fait toutes leurs spécificités esthétiques aux qualités de designer d’Harvey.
Vingt ans plus tard, dans La Transfiguration du banal 2, j’étais en mesure de proposer
une définition de l’œuvre d’art comme « signification incarnée ». Et je pense qu’indirec-
tement mon article « Le monde de l’art » contribua à séparer la philosophie de l’art de
ce sujet assommant qu’est l’esthétique. Pour refaire un parallèle politique, c’était une
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déclaration d’indépendance de la philosophie de l’art à l’esthétique, sujet qui m’était
absolument inutile jusqu’à très récemment. Des années plus tard, j’essayai cependant
de rendre l’esthétique moins assommante en montrant qu’il était entre autres possible
de l’assimiler à des questions de sens, car c’était une question qui m’intéressait d’un
point de vue philosophique. Mais je digresse. Il me semblait donc que le fait de sortir
les œuvres d’art du monde pour en faire des objets de contemplation désintéressée
équivalait à mettre les femmes sur un piédestal pour en faire de la décoration. C’est
pourquoi j’aime à penser que la révolution du pop art de même que la révolution fémi-
niste quelque temps plus tard participèrent toutes deux de la lutte pour l’émancipation
qui caractérisa les années 1960. Je ne sais pas si ces questions étaient vraiment claires
à l’époque où j’écrivis « Le monde de l’art », que je considérais comme un travail de
AUTOUR DU « MONDE DE L’ART »

philosophie analytique quelque peu iconoclaste, comme d’ailleurs la majorité de mon


travail de l’époque. Comme je passais alors beaucoup de temps dans les galeries d’art,
probablement plus que la majorité, voire la totalité, des philosophes de l’époque, les
boîtes minimalistes de Robert Morris exposées à la Green Gallery de la 57e Rue eurent
évidemment une influence sur ma pensée, même si ce sont bien les boîtes de Brillo de
Warhol qui occupèrent mes réflexions pendant une bonne partie de ma vie de chercheur.
Il est en revanche de plus en plus clair pour moi que « Le monde de l’art » était bien
un produit de son époque, en cela qu’il faisait partie d’un mouvement spirituel qui
toucha la politique, la religion et la vie new-yorkaise. Comme le disait Wordsworth, « le
Q 2. Arthur Danto, The Transfiguration of Commonplace: a philosophy of art, Cambridge, Harvard University
Press, 1981, trad. La Transfiguration du banal : une philosophie de l’art, Paris, Seuil, 1989.
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SITUATIONS

bonheur, en cette aube, était de vivre », et je me considère donc heureux d’avoir été
touché par des forces qui m’échappaient presque à l’époque puisque le soulèvement
des années 1960 reste encore un mystère à mes yeux.

Thierry de Duve (TD)


Comme Arthur a vingt ans de plus que moi, et que tous ses livres sur l’art com-
mencent par rappeler que c’est après avoir vu pour la première fois les boîtes de Brillo
de Warhol à la Stable Gallery de New York en 1964 qu’il choisit, comme il vient de
le dire, de se tourner vers la philosophie de l’art, il me semble opportun d’ouvrir moi
aussi sur une anecdote personnelle. Il s’avère que c’est justement à l’été 1964 que je
visitai New York pour la première fois, à l’âge de 19 ans. Si je n’eus pas l’occasion de
voir l’exposition de Warhol, qui avait eu lieu au printemps de cette année-là, c’est à
cette époque que je fis la brutale découverte du pop art. Étudiant à la Hochschule für
Gestaltung à Ulm, en Allemagne, je me destinais à l’époque à devenir designer indus-
triel. Et ceux d’entre vous qui connaissent cette école savent que cela impliquait une
éducation, voire un lavage de cerveau basé sur l’idéologie post-Bauhaus selon laquelle
la fonction principale de l’art, ou plutôt du design de qualité, puisque le terme « art »
était tabou à Ulm, était de rendre le monde meilleur. Le pop art fut donc un véritable
choc pour l’étudiant que j’étais, qui n’avait jamais vu de forme d’art si radicalement
dénuée d’utopie. Et malgré mes résistances initiales, je me souviens m’être dit que si
j’avais été un artiste américain à l’époque, j’aurais fait exactement cela. Mon parcours
est donc bien différent de celui d’Arthur, qui dans plusieurs de ses ouvrages avoue
avoir été peintre avant de se lancer dans la philosophie. Après cinq ans de résistance
au pop art, j’arrivai en 1969 à la conclusion que Warhol était en fait l’un des plus
grands artistes de son époque. J’avais alors renoncé à l’idée de devenir designer pour
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étudier la psychologie expérimentale, où je m’efforçais de manière aussi positiviste
que grotesque de trouver des fondements scientifiques à l’esthétique.
Ce n’est qu’après avoir abandonné ce nouveau fantasme pour enseigner l’esthétique, la
sémiotique et des questions d’histoire de l’art dans une école d’art de Bruxelles que je
découvris en 1975 l’œuvre de Marcel Duchamp, dont les ready-made devinrent pour moi un
cas d’étude similaire aux boîtes de Brillo pour Arthur. Le jeune homme que j’étais à l’époque
avait un jour rêvé de rendre le monde meilleur grâce au design d’objets du quotidien à la
fois beaux et fonctionnels, des urinoirs par exemple. À l’école d’Ulm, en effet, nous n’avions
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pas de dédain pour les basses fonctions physiques, comme le fait d’uriner, puisque nous
pensions que des urinoirs bien conçus pouvaient en fait être la vraie expression artistique
de notre époque, à condition de ne pas les appeler « œuvres d’art ». Et voilà qu’un homme
dont le travail formait un véritable chiasme avec mon utopie d’origine s’arrangeait pour
qu’un banal urinoir, qui n’avait pas été conçu par un designer, soit qualifié d’œuvre d’art
sans pour autant prétendre une seule seconde avoir rendu le monde meilleur, ou comme
dirait Richard Shusterman, sans la moindre tentative de « méliorisme » – c’est le mot qu’il
utilise pour parler de la volonté de rendre le monde meilleur, qui est selon lui le but de
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

l’art, de la culture et de l’expérience esthétique en général.


Dans ce débat, je me trouve ainsi quelque part entre Arthur et Richard à plus d’un
titre ; je ne suis certes pas assis entre eux, mais je m’y trouve peut-être au moins à
titre chronologique et conceptuel. Si la tradition d’où je viens est très différente du
pragmatisme américain, je ne peux m’empêcher d’avoir beaucoup de sympathie pour le
projet normatif de Shusterman dans la mesure où sa vision de la culture populaire n’est
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finalement pas très différente de la vision du design industriel que je partageais avec
mes camarades d’Ulm. En effet, ni la culture populaire ni le design industriel n’allaient
prendre la place de l’art muséal ou renverser les hiérarchies existantes de manière
radicale. Tous deux avaient en revanche autant le droit de revendiquer une légitimité
esthétique que l’art muséal, à cela près qu’ils n’avaient pas la même autonomie que
ce dernier. Ma découverte des ready-made de Duchamp me lançait en fait un défi qui
n’était pas normatif, sans doute comme un effet à retardement de ma rencontre avec le
pop art en 1964. Il s’agissait de trouver un sens à un objet indifférent, voire illégitime,
d’un point de vue esthétique, et dont le seul but était de revendiquer l’autonomie de
l’art. On se trouve une fois de plus devant un chiasme puisque l’urinoir de Duchamp
était soit une véritable œuvre d’art, soit absolument rien du tout (pour reprendre les
mots de Danto, « un simple objet réel ») et qu’il s’agissait là d’une frontière entre deux
indiscernables. Selon quels critères pouvait-on alors les différencier ?
En 1975, je ne savais pas qu’après avoir découvert les boîtes de Brillo de Warhol, Danto
s’était posé la même question dans son désormais célèbre article « Le monde de l’art »,
qui sert de point de départ au débat de ce soir. Si mes souvenirs sont exacts, c’est
en 1979 que je le lus pour la première fois, en même temps que de nombreux autres
articles de Paul Ziff, William Kennick, Morris Weitz et tant d’autres, qui traitaient tous
plus ou moins de la même question du point de vue de cette philosophie analytique
que je trouvais alors relativement ésotérique. Ainsi, avant même d’avoir lu Danto, je
réagis aux ready-made exactement comme il réagit aux boîtes de Brillo, c’est-à-dire
comme il l’explique dans « Le monde de l’art » : « Au bout du compte, la différence
entre une boîte de Brillo et une œuvre d’art qui consiste en une boîte de Brillo repose
sur une certaine théorie de l’art. » Comme lui – comme vous, Arthur –, je décidai de
trouver en quoi consistait cette théorie et, presque comme lui, j’abordai la question de
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manière formelle en termes de conditions nécessaires et suffisantes pour que quelque
chose soit appelé « œuvre d’art ». C’est l’importance que j’accorde au terme « appelé »
qui nous sépare un peu puisque, contrairement à lui, je considérai le problème moins
en tant que philosophe qu’en tant que critique d’art formaliste. J’avais bien retenu
la leçon de Clement Greenberg pour lequel le modernisme était une enquête sur ses
propres conditions de possibilité qui se développait en rejetant ces dernières une à une
dès lors qu’on se rendait compte qu’elles n’étaient pas essentielles. Je partis donc de
l’hypothèse que les ready-made de Duchamp étaient bien des œuvres d’art qui faisaient
référence à elles-mêmes pour affirmer les conditions de leur propre existence, après
avoir réduit ces dernières au minimum vital. Mon travail porta ses fruits puisque trois
mois après avoir lu l’article de Danto, j’avais une théorie inspirée de son travail : (1) si
AUTOUR DU « MONDE DE L’ART »

une chose donnée était un objet doté d’une existence matérielle, (2) si on pouvait lui
attribuer un auteur, (3) si elle avait trouvé un public, (4) si les trois premières conditions
étaient réunies dans un contexte institutionnel adéquat, alors on pouvait dire que la
chose en question était une œuvre d’art. Mais je me rendis rapidement compte qu’on
n’aurait pas eu besoin de cette théorie si le travail de Duchamp n’avait pas déjà été
appelé « art ». Imaginez-vous donc le XXe siècle sans Duchamp. Pour Pablo Picasso et
les autres, n’importe quelle bonne vieille théorie du goût, ou de l’attitude esthétique
à la rigueur, pouvait faire l’affaire. Mais j’avais développé ma théorie duchampienne
tel un anthropologue extraterrestre qui, considérant le monde de l’art de l’époque, en
avait conclu que ces gens étaient prêts à appeler « art » toute chose qui satisfaisait
ces quatre conditions. Or, par ma position de nouvel observateur véritable d’un fait
113
SITUATIONS

sociologique, je me rapprochais dangereusement d’une théorie institutionnelle de l’art,


même s’il s’agissait moins d’une théorie du pouvoir performatif d’appeler quelque chose
« art » que d’une théorie énonciative ex post au sens de Michel Foucault : puisque telle
chose est appelée « art », examinons les conditions de son énonciation.
À cet instant crucial, je compris qu’il m’était impossible de soutenir cette théorie sans
avoir au préalable moi-même explicitement accepté que les ready-made de Duchamp
étaient des œuvres d’art ; un accord tacite n’aurait en effet pas été suffisant. Puisque
j’appartenais au monde de l’art et que je n’étais en fait pas un anthropologue extra-
terrestre, j’étais moi-même responsable de leur baptême. C’était une responsabilité
non seulement épistémologique, parce que sans elle la théorie devenait inutile et
donc incohérente, mais aussi éthique et politique. Dickie lui-même, le plus grand
défenseur de la théorie institutionnelle de l’art, dut admettre que « toute personne
qui considère faire partie du monde de l’art en fait dès lors partie ». À mes yeux,
cela relevait non seulement d’une réalité, mais aussi et surtout d’un principe. Il fallait
que je me mette en danger, que je prenne le risque de voir ma théorie marginalisée
par ceux qui considéraient que les ready-made et les œuvres qu’ils inspirèrent par la
suite, dont les boîtes de Brillo d’ailleurs, n’étaient qu’un vaste canular. C’est alors que
je compris que j’avais une responsabilité non seulement épistémologique et éthique,
mais aussi esthétique ; la responsabilité était esthétique parce qu’elle était à la fois
épistémologique et éthique. La responsabilité était esthétique parce que c’est le rôle
des jugements esthétiques de faire le pont entre l’épistémologique et l’éthique. Je
touchais là aux problématiques kantiennes, même si à la fin des années 1970 je ne
m’en rendais compte que de manière assez confuse.
Mais en 1982 j’avais trouvé une nouvelle hypothèse de travail, que je présentai à un
colloque organisé à Cerisy autour de Jean-François Lyotard, intitulé « Comment juger ? ».
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Cette hypothèse, que je venais de formuler à l’époque, était fondée sur l’idée que les
ready-made de Duchamp nous forçaient à supposer que l’antinomie du goût de Kant
avait été remplacée par une antinomie de l’art dont les conséquences philosophiques
restaient quasiment les mêmes. C’est cette idée que je développai ensuite dans Kant after
Duchamp3, ouvrage rédigé dans les années 1980 mais publié il y a seulement dix ans.
C’est un ouvrage qu’Arthur connaît d’ailleurs bien, puisqu’il a bien voulu rédiger un petit
descriptif pour la quatrième de couverture, et je l’en remercie. Dans ce livre, j’avance que
Kant avait en gros raison en ce qui concerne ce que nous faisons lorsque nous portons
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des jugements esthétiques, et quels sont les enjeux de ces derniers. J’ajoute que si l’on
veut mettre à jour sa critique du jugement, il faut la relire après Duchamp, c’est-à-dire
en remplaçant le mot « beauté » par le mot « art ». Cela n’implique pas de remplacer
la signification du premier mot par celle du second, mais simplement d’effectuer un
remplacement mécanique. Autrement dit, la formule paradigmatique d’un jugement
esthétique sur une œuvre d’art qui, à l’époque de Kant, aurait été de dire « ceci en tant
que sculpture, morceau de musique ou tableau, est beau », se résume à présent à « c’est
de l’art ». Si mon approche de l’esthétique et de la théorie de l’art se résume par « Kant
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

après Duchamp », on pourrait définir celle de Danto comme « Hegel après Warhol », et
celle de Shusterman, de manière peut-être un peu moins rigoureuse, comme « Dewey
après Stetsasonic ». Nous associons donc tous les trois un philosophe à un artiste ou un
mouvement artistique pour réinterpréter ou remettre à jour la pensée du philosophe tout

Q 3. Thierry de Duve, Kant after Duchamp, Cambridge, MIT Press, 1996.


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en analysant l’œuvre d’art, qu’il s’agisse d’objets du quotidien déjà produits dans mon
cas, ou du pop art et de la culture populaire dans celui de mes collègues. Ce qui nous
différencie les uns des autres, de manière assez prononcée d’ailleurs, c’est le philosophe
que nous avons chacun choisi d’étudier, mais je suppose que nous aborderons cette
question au moment du débat. Je ne veux pas m’avancer avant que Richard ait fait sa
présentation. Il me semble tout de même y avoir assez de points communs entre les objets
que nous avons chacun choisis pour pouvoir élaborer une série de questions communes
qui nous unissent tous les trois. Cela dit, lors du débat, l’ironie viendra sûrement du fait
que c’est sans doute ce qui nous unit qui nous divise également, et ce indépendamment
de nos préférences philosophiques. Mais gardons cela pour le débat.
Un des éléments que je suis très heureux de partager avec les théories d’Arthur et de
Richard, même de manière un peu détournée, c’est leur pluralisme radical, qui fait que
tout est possible. Je ne prends pas cela pour un signe que l’art a accompli sa mission
dans le domaine de la philosophie. Je n’accepte pas non plus d’élever la musique rap
au même rang que celle de Mozart. Mais je parle de pluralisme radical parce que je
suis convaincu, et je dis cela le plus sérieusement du monde, que l’esthétique est une
discipline qui doit se pratiquer du point de vue de l’idiot. L’idiot, c’est par exemple
le juge du Salon de 1863 qui refusa Le Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet. On en
apprend en effet plus si l’on adopte son point de vue que si l’on prend le verdict de
l’histoire pour acquis. L’idiot, c’est aussi par exemple le novice que le snobisme du
monde de l’art laisse froid, qui ose dire qu’il a vu les nouveaux habits de l’empereur,
qu’une boîte n’est jamais qu’une boîte, et un urinoir jamais qu’un urinoir. L’idiot, c’est
par exemple vous et moi, à cause de toutes ces choses que nos jugements esthétiques
sont incapables de prendre en compte. Et, comme je ne veux pas vous vexer, l’idiot,
c’est moi par exemple, lorsque je peste contre le rap qui sort du 4 x 4 arrêté à côté
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de moi au feu rouge alors que je suis en train d’écouter du Mozart – ou du Bob Dylan
d’ailleurs. C’est moins une question de différence entre art élitiste et art populaire que
de différence entre ce qui me plaît et ce qui me fait mal aux oreilles. Or je n’écoute
pas plus de rap que je ne suis capable de me mettre à la place d’un jeune Noir dans le
Bronx pour qui le rap a vraiment un sens et mérite une véritable expertise.
J’espère que vous me pardonnerez ces remarques, Richard. Il est vrai que votre plaidoyer
en faveur du hip-hop m’a vraiment éclairé ; je l’ai trouvé convaincant, bien argumenté
et très solide d’un point de vue politique. Mais je n’y peux rien, il y a quelque chose
d’involontaire dans les jugements esthétiques qui fait qu’ils résistent à l’argumentation
rationnelle. De même que je prenais un risque en décidant de fonder ma théorie de l’art
sur les ready-made, vous preniez également un risque en déclarant à la page 201 de L’Art
AUTOUR DU « MONDE DE L’ART »

à l’état vif 4 : « Puisque cette musique me plaît, j’ai à titre personnel la responsabilité de
défendre sa légitimité esthétique. » C’est cette déclaration qui, à mes yeux, légitime non
seulement la musique que vous appréciez mais aussi votre théorie de l’art car elle vient
souligner la responsabilité esthétique qui nous incombe à nous, théoriciens, lorsque
nous prenons la défense de nos cas d’étude. Arthur prenait également un risque en
écrivant à propos des boîtes de Brillo, à la page 37 de Après la fin de l’art 5 : « Elles me
semblaient être de l’art », avant d’ajouter avec une grande honnêteté, « même si elles

Q 4. Richard Shusterman, Pragmatic Aesthetics: Living Beauty, Rethinking Art, Oxford, Blackwell, 1992 ; trad.
L’Art à l’état vif. La pensée pragmatiste et la culture populaire, Paris, Minuit, « Le sens commun », 1992.
Q 5. Arthur Danto, Beyond the Brillo Box: The Visual Arts in Post-Historical Perspective, New York, Farrar Straus
Giroux, 1992 ; trad. Après la fin de l’art, Paris, Seuil, 1996.
115
SITUATIONS

n’appartenaient absolument pas au monde de l’art de l’époque ». Ce qui, en termes


plus directs et plus injustes, équivaut à dire : « C’était moi l’idiot. » Ce passage, Arthur,
est un des rares moments de votre œuvre où vous reconnaissez que votre théorie de
l’art, même s’il ne s’agit pas d’une théorie esthétique, dépend de vos propres jugements
esthétiques. Je ne doute pas que vous trouverez à redire à cela tout à l’heure et ça n’est
pas un problème puisque nous ne sommes pas ici pour résoudre nos différends, mais
pour en parler. Je reste néanmoins convaincu que ce qui nous rapproche, ce sont les
risques que nous avons pris en choisissant de bâtir une théorie de l’art qui soit vérifiable
ou falsifiable par l’idiot, par le novice ou par M. et Mme Toutlemonde.

Richard Shusterman (RS)


Je suis particulièrement frappé par la rhétorique religieuse qu’utilise Arthur dans son
récit profondément évocateur de la genèse et de l’impact de son article « Le monde de
l’art ». Dans la présentation qu’il vient de faire ce soir, il a parlé de sacrilège, d’apôtres,
de vindicte mystique, etc. Cette même tonalité théologique imprègne d’ailleurs sa théorie
du monde de l’art dès ses débuts, comme on le voit dans cet article où il explique que
« le monde de l’art se trouve face au monde réel… [comme] la Cité de Dieu se trouve
face à la Cité des hommes », de telle sorte que les œuvres d’art sont transfigurées pour
rejoindre un domaine ontologique plus riche, un domaine sacré, ce qui les différencie
radicalement des simples choses réelles dont elles seraient indiscernables d’un point
de vue visuel ou sensoriel quel qu’il soit. Cette rhétorique religieuse se retrouve dans
l’ouvrage La Transfiguration du banal, pour se poursuivre dans des livres plus récents
comme La Madone du futur 6 et L’Art contemporain et la clôture de l’histoire 7, où il
affirme que le rôle de l’art est de transmettre « le même type de signification que la
religion ». Cette idée rappelle celle d’Hegel selon laquelle l’art appartient au domaine
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de l’esprit absolu, si ce n’est qu’au lieu d’une religion prenant le pas sur l’art chez Hegel,
c’est pour Arthur l’art qui prend le pas sur la religion, comme le postulaient déjà divers
esthètes de la fin du XIXe siècle.
Du haut de mes 14 ans, je n’avais à l’époque de la parution du « Monde de l’art » que peu
d’intérêt pour le monde que Danto s’efforçait de théoriser dans son article. Je n’aurais ni
remarqué ni réagi au soi-disant sacrilège commis par le Lit de Rauschenberg, les boîtes
de Brillo de Warhol ou les images de bande dessinée du Baiser de Lichtenstein. Ce dernier
aurait bien été le seul à attirer mon attention d’adolescent fan de bande dessinée et
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fasciné par les émotions que pouvaient faire naître les avions et le sexe. Après avoir étudié
pour la première fois l’article de Danto pendant ma licence de philosophie à Jérusalem
au début des années 1970, je m’y replongeai pendant mon doctorat au St John’s College
à Oxford. Ce n’est donc pas dans le monde de l’art que je fis la connaissance d’Arthur,
mais dans le monde universitaire de l’esthétique philosophique anglo-américaine, où il
eut une influence majeure malgré certaines interprétations de ses idées qui se révélèrent
à mes yeux aussi stériles que malvenues. Je commencerai donc par parler rapidement de
la manière dont il parvint à enrichir et à réformer ce champ philosophique.
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

Dans la modernité occidentale, la philosophie de l’art était essentiellement subordonnée


à la notion d’esthétique. Ce terme, inventé par Alexander Baumgarten et qui désignait

Q 6. Id., The Madonna of the Future: Essays in a Pluralistic Art World, New York, Farrar Straus Giroux, 2000 ;
trad. La Madone du futur, Paris, Seuil, 2003.
Q 7. Id., After the End of Art: Contemporary Art and the Pale of History, Princeton, Princeton University Press,
1997 ; trad. L’Art contemporain et la clôture de l’histoire, Paris, Seuil, 2000.
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à l’époque un projet de connaissance sensorielle bien plus large, finit rapidement par
être assimilé à l’étude de l’art et de la beauté, considérés essentiellement comme des
fictions aux apparences séduisantes qui, contrairement à d’autres branches plus sérieuses
de la philosophie, n’impliquaient pas de solide connaissance de la réalité dernière et
des vrais principes d’action. À Oxford à la fin des années 1970, la philosophie de l’art
anglo-américaine ne s’était pas encore libérée de cette orientation, de sorte que le juge-
ment esthétique, même quand il portait sur des œuvres d’art, était essentiellement une
question d’apparences et d’immédiateté de l’expérience de perception. Cette primauté
des données sensorielles était évidemment en parfaite adéquation avec l’empirisme
qui dominait alors la philosophie britannique et américaine. Mon directeur de thèse à
Oxford, James Opie Urmson, grand défenseur de la philosophie linguistique de John
Langshaw Austin, était connu pour avoir défini le point de vue esthétique comme
quelque chose qui n’était « pas même une question de surface », mais qui relevait
« des seules apparences de l’objet8 ». Monroe Beardsley, doyen de l’esthétique amé-
ricaine de l’époque, définissait quant à lui les objets d’art comme des « complexes de
qualités et de surfaces9 ». Au même moment, des pluralistes inspirés par les travaux de
Ludwig Wittgenstein appelaient à un travail philosophique sur les grandes différences
de surface entre médias, genres artistiques et œuvres d’art individuelles. Il s’agissait
de ne plus définir l’art en prétendant dévoiler son essence universelle, dernière et
éthérée (à l’aide par exemple des notions de forme ou d’expression), ce qui faisait de
l’esthétique ce domaine si vague, si ennuyeux et si pénible.
« Le monde de l’art » vint ébranler cette vision dominante mais limitée selon laquelle
l’esthétique devait se concentrer sur les qualités de surface et les expériences immé-
diates en montrant qu’il n’était pas même possible d’identifier une œuvre d’art comme
telle sans aller plus loin que ses propriétés de surface perçues de manière immédiate.
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En effet, la même forme visuelle serait nécessairement perçue ou vécue tout à fait
différemment selon que l’on interprète ou non cette forme comme une œuvre d’art,
et selon ce dont celle-ci semble parler. « Pour voir quelque chose comme de l’art,
écrivait Danto, il faut quelque chose qui dépasse les frontières du visible. Il faut une
atmosphère de théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art. Autrement
dit, il faut un monde de l’art. »
Le fait que nos perceptions superficielles et immédiates se dessinent par essence
sur un solide arrière-plan de pratiques spécifiques, d’histoires et de formes de vie
culturelles plus larges était finalement une idée très wittgensteinienne qui avait
malheureusement échappé aux wittgensteiniens superficiels. De même, la stratégie
fondamentale de Danto, qui consistait à analyser les différences entre indiscernables
AUTOUR DU « MONDE DE L’ART »

(entre les boîtes de Brillo ordinaires et celles de Warhol, entre les lits ordinaires et
ceux de Rauschenberg), était également un procédé clé chez Wittgenstein. Ce dernier
la mit en œuvre de différentes manières, que ce soit dans son analyse de l’illusion
canard-lapin ou dans sa célèbre question sur la différence, en philosophie de l’action,
entre le fait de lever la main volontairement, pour poser une question par exemple, et
une main qui se lèverait d’elle-même, deux choses qui paraissent pourtant identiques
à un observateur extérieur.

Q 8. James Opie Urmson, « What Makes a Situation Aesthetic ? », Proceedings of the Aristotelian Society,
Supplementary Volumes, vol. XXXI, 1957, p. 75-106.
Q 9. Monroe Beardsley, Aesthetics: Problems in the Philosophy of Criticism, New York, Harcourt, Brace & World,
1958.
117
SITUATIONS

En revanche, lorsque des philosophes institutionnels comme Dickie définissaient


l’œuvre d’art comme tout objet qu’un acteur du monde de l’art décrétait être une
œuvre d’art, ils plaçaient son essence dans l’institution sociale qui sous-tendait le
statut artistique auquel elle venait d’accéder, et non dans de pures qualités percep-
tibles. Malheureusement, dans leur description de cette fameuse institution, ils étaient
absolument incapables de faire preuve de la profondeur théorique ou de l’envergure
empirique qui rendent la théorie sociale de l’art de Pierre Bourdieu si convaincante.
Si l’art peut se comprendre comme intensification d’une expérience par le biais de la
dramatisation de son cadre, alors les institutionnalistes réduisent l’art à son cadre
structurant, alors que les perceptualistes n’y voient que la surface encadrée. Tout le
génie de la théorie de Danto est donc de relier avec brio la surface et la profondeur,
ce qui lui permet de libérer l’art des limites de l’apparence de surface tout en respec-
tant cette dernière (en tant que philosophe et que critique) pour sa signification et sa
profondeur interprétatives, sans lesquelles elle n’apparaîtrait pas de la même manière
à ceux qui la perçoivent correctement – de même que le saint voit dans ses stigmates
un signe d’amour divin au lieu d’une simple blessure corporelle. J’en reviens donc à
cette rhétorique religieuse qui imprègne la théorie de Danto lorsqu’il suggère que l’art
est en quelque sorte le substitut, l’analogon ou l’expression d’une religion d’un autre
monde. Il existe selon lui un fossé insurmontable entre l’art et la vie, entre les objets
d’art sanctifiés et transfigurés et ce qu’il appelle les choses banales ou, pour citer
Hegel, la prose du monde ; autrement dit, le monde de l’art est surnaturel et sacré, à
jamais séparé de la vie réelle et profane.
L’aura théologique du travail de Danto m’a toujours passionné car elle suscitait chez
moi une ambivalence dérangeante entre compréhension fascinée et malaise évident.
En tant qu’Israélien laïc qui souffrit du fanatisme religieux et du manque de respect
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pour la vie humaine si souvent inspiré par l’amour des religions pour les réalités supé-
rieures, des cités de Dieu aux colonies de droit divin, j’étais troublé par cette théologie
du monde de l’art. J’avais peur que ce vocabulaire religieux et transcendantal, même
s’il visait à une émancipation de l’art, ne constitue une menace pour les énergies du
monde réel, les énergies sensuelles, corporelles, irrévérencieuses, profanes et fières de
l’être qui s’étaient propagées dans la culture des années 1960 et 1970. Ce phénomène
était peut-être particulièrement évident dans les arts populaires qui, sans appartenir
au monde de l’art tel que Danto l’entendait en 1964, l’influencèrent cependant en
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profondeur. Selon la brillante interprétation de Danto, les boîtes de Brillo de Warhol


deviennent donc le symbole inattendu de la transfiguration de l’art en quelque chose
de surnaturel, en un monde de l’art.
Ayant pour ma part grandi dans les années 1960, je tire plutôt mes influences de
la musique de cette époque, de son goût pour le sexe et la drogue, et de la culture
visuelle des médias de masse, que de l’art exposé dans les musées et les galeries de
l’époque. J’ai donc de Warhol une interprétation différente, une interprétation plus
terre à terre, qui cherche au contraire à rapprocher l’art du réel en reconnaissant la
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

valeur artistique des objets dits ordinaires, du divertissement populaire et des pratiques
d’autostylisation, qu’on ne considère pas comme de l’art au sens du monde de l’art. Je
choisis donc d’aborder l’art de Warhol par le prisme de la Factory et du Studio 54, de sa
stylisation d’un art de vivre haut en couleur, ce qui me permit d’y voir non seulement
une neutralisation de l’idéologie transcendantale de l’art propre au modernisme et au
romantisme, mais aussi l’affirmation que les pratiques artistiques les plus importantes
118
et les plus essentielles de l’époque ne se trouvaient pas dans les musées mais dans
les produits, le design et les divertissements de la vie de tous les jours, de la soupe
Campbell et du Coca-Cola à Elvis et Marilyn en passant par Superman et Dick Tracy.
Si l’on suit cette interprétation, point n’est besoin d’interpréter les vraies boîtes de
Brillo, ou ces jeans que Warhol aurait rêvé d’avoir inventés, comme de l’art pour en
faire de l’art puisqu’ils en sont déjà. Ce sont en effet de beaux et éloquents modèles de
graphisme, domaine dans lequel Warhol se fit d’ailleurs un nom au début de sa carrière.
J’en compris qu’il fallait que l’art dépasse cette théologie transcendantale démodée
pour prendre part au monde réel, monde sans cesse formé et transformé par le talent
artistique des hommes dans des formes que le monde de l’art persiste pourtant à ne
pas reconnaître. Warhol expliquait que « gagner de l’argent est un art ; travailler est
un art ; et faire de bonnes affaires est le plus bel art qui soit ». Il était fier de montrer
que son « art avait pris une route commerciale pour aller s’exposer dans le monde
réel. C’était vraiment grisant de voir que notre film était là, dans le monde réel, sur
une affiche, au lieu qu’il reste confiné dans le monde de l’art10. »
Si l’on peut évidemment penser que le fait de faire descendre l’art de son piédestal
transcendantal pour le ramener dans la vraie vie n’est qu’une dévalorisation cynique et
iconoclaste, on peut considérer, de manière plus positive, qu’il s’agit en fait d’investir
le monde réel de cette signification plus riche, de cette préoccupation critique et de
cette intensité d’expérience qu’on associe à l’art. Il est possible de ramener la passion
et la beauté religieuses sur terre puisque, d’après la philosophie zen, elles sont déjà
en évidence dans les objets les plus insignifiants, sans que le monde de l’art ait à les
transfigurer. Je m’en remets ici avec plaisir à Arthur, qui connaît Warhol bien mieux
que moi ; mais si Arthur a raison de dire dans Après la fin de l’art que « la distinction
entre art et réalité est une distinction absolue », alors ce n’est pas le rôle de la philo-
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sophie de l’art de partir en quête des moments de beauté et de sens présents dans le
monde réel, puisque son champ est ainsi restreint au monde de l’art. Et si cela est vrai,
alors l’œuvre d’Arthur m’a non seulement énormément inspiré, mais a aussi et surtout
fortement motivé ce choix de me définir comme un philosophe esthétique plutôt que
comme un philosophe de l’art, c’est-à-dire un philosophe au champ moins étroit, qui
se préoccupe autant de l’art de vivre (et de ses plaisirs érotiques personnifiés avec
humour par la Rrose Sélavy de Duchamp) que de l’art du monde de l’art.

Débat
AD : Même si j’utilise beaucoup le vocabulaire religieux, je n’ai absolument rien
d’une personne religieuse et je suis au moins aussi laïc que vous, Richard. Les questions
AUTOUR DU « MONDE DE L’ART »

conceptuelles soulevées par la religion et le christianisme m’attirent cependant. Je ne sais


d’ailleurs pas si ces problèmes seraient un jour apparus sans cette incroyable idée des
chrétiens qui veulent que leur Dieu ressemble à un homme, qu’il soit en fait un homme,
qu’il ait été enfanté par une femme et qu’il saigne. Les tableaux qui représentent la
Q 10. Andy Warhol, The Philosophy of Andy Warhol, New York, Harcourt, Brace, Jovanovich, 1975, p. 92 ; trad.
Ma philosophie de A à B et vice-versa, Paris, Flammarion, 1990. Si Danto reconnaît à présent de bon cœur
que les vraies boîtes de Brillo étaient des œuvres d’art commerciales, il continue à vouloir faire la distinction
entre ces dernières et l’art véritable, qu’il identifie à l’art muséal. Il considère donc que les boîtes de Brillo de
Warhol viennent renforcer cette dichotomie entre art muséal et art commercial, alors que pour moi le génie
de Warhol tient au fait qu’il la remet en question en fusionnant les deux au sein d’une seule et même œuvre
d’art. Quand Warhol conçoit une chemise à partir du motif des S&H Green Stamps et une robe à partir du
graphisme de la soupe Campbell, il va même jusqu’à fusionner art commercial, art muséal et mode pour
créer des objets qui se portent dans le monde réel.
119
SITUATIONS

circoncision montrent à quel point ce premier saignement est important pour le chris-
tianisme en cela qu’il établit l’humanité de Jésus – le fait qu’il saigne et si, l’on pousse
le concept un peu plus loin, le fait qu’il souffre réellement. En effet, pour une raison
ou pour une autre, la souffrance est liée à l’absolution du péché originel. J’en ai donc
conclu que le problème du lien entre art et réalité ressemblait beaucoup au problème
des liens entre Jésus et quelqu’un qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, alors que
seul le premier s’avère être un dieu. Il est somme toute relativement facile de prouver
l’humanité de quelqu’un dès lors qu’il saigne ou qu’il souffre. Mais prouver la divinité
est une autre paire de manches. Cela résume exactement le problème de Warhol : si l’on
saisit aisément la réalité de quelque chose, l’art semble quant à lui tenir à quelque chose
d’invisible, qui serait presque du ressort de la foi. Or je ne sais pas si cette question sur
l’art aurait pu être formulée de la même manière dans une autre tradition que celle de
l’Occident chrétien, puisque c’est au sein de ce contexte qu’elle a émergé.
Il s’agit donc aussi de se demander, mais c’est vraiment une autre question, pourquoi
il faut alors que l’art ait un caractère si élevé, si exalté. Warhol fascine parce que ses
œuvres ont ce caractère exalté en tant que ce sont des œuvres d’art, alors même qu’il
n’y a pas de différence entre son œuvre et les boîtes de Brillo ordinaires, par exemple.
Il faut avouer que la boîte de Brillo accapara quelque peu l’attention à la Stable Gallery
car il y avait en fait six boîtes différentes : une boîte de Kellogg’s Cornflakes, une boîte
de conserve d’oreillons de pêches Del Monte, une boîte de Ketchup Heinz, je crois, et
une boîte de soupe Campbell. Si ces boîtes soulevaient toutes les six la même question,
personne ne parla vraiment des autres parce que le design de la boîte de Brillo était
bien supérieur aux autres. Et c’est pour cela que Harvey mérite d’être reconnu pour la
brillante rhétorique visuelle avec laquelle il célèbre Brillo.
Pour moi, il est donc inévitable d’utiliser un vocabulaire religieux pour parler de ces
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questions. À la première page de La Transfiguration du banal, j’utilise littéralement le
vocabulaire biblique de la Transfiguration, où l’on voit le Christ irradiant de lumière,
avant d’embrayer directement sur l’urinoir de Duchamp. D’aucuns à cette lecture s’éle-
vèrent contre une telle comparaison entre Jésus et une cuvette de toilettes, preuve que
je péchais sans doute là par impudence, mais c’était tout naturellement que j’abordai
ces questions de la sorte. Je voudrais d’ailleurs dire un mot à Thierry de Duve à propos
de son idée que si quelque chose n’est pas de l’art pur, alors ce n’est rien du tout. Je
pense que l’urinoir n’est pas de l’art pur, car il est imprégné du défi qu’il représente et
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que, tout comme Warhol, Duchamp est issu d’une tradition artistique. De même que
Warhol est issu du pop art, Duchamp est issu de dada, dont le but était de s’attaquer
aux valeurs de ces ordures qui déclenchèrent la première guerre mondiale, causant ainsi
la mort de millions d’innocents. Les dadaïstes décidèrent qu’il était hors de question
pour eux de créer de la beauté pour une classe dirigeante pareille et qu’ils allaient
à la place faire de l’art qui ne serait pas beau, ou qui serait anti-beau, en quelque
sorte. Pour moi, le parfait exemple de cette démarche est la Joconde à moustache,
où Duchamp défigure cet écrin, cet objet sacré, en l’affublant d’une moustache. Mais
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

l’urinoir fonctionne en fait de la même manière. Il est vrai que, selon Duchamp, le
ready-made se caractérise par sa complète indifférence esthétique, mais je pense que
cela suppose une vision réductrice de la notion d’esthétique. Car son urinoir a bien une
esthétique, qui est certes très différente de l’esthétique de la beauté telle qu’elle était
envisagée par ses mécènes, mais qui n’en reste pas moins une esthétique.
TD : Mais ça n’en fait pas de l’art pour autant.
120
AD : Mais quand je dis que c’était de l’art lorsque je le vis pour la première fois, je
veux dire que c’était pour moi de l’art alors même que je ne faisais absolument pas
partie du monde de l’art à l’époque. J’abordais la question d’un point de vue philoso-
phique. Pour moi, il y avait là deux choses qui étaient exactement identiques tout en
étant extrêmement différentes, parce que l’une était une œuvre d’art et l’autre non.
TD : Mais comment saviez-vous que c’était de l’art ?
AD : Parce que c’en était, parce que c’était dans une galerie d’art. Alors que je
construisais à l’époque une épistémologie et une philosophie de l’art, voilà que la dif-
férence entre le rêve et la réalité, qui était pourtant censée être absolument capitale,
avait tout à coup disparu d’un point de vue phénoménologique. Pour quelqu’un qui,
comme moi, était obsédé par la question du scepticisme, telle qu’elle est posée chez
Sextus Empiricus ou plus spécifiquement chez Descartes, le fait de se trouver face à
deux choses à la fois exactement identiques et radicalement différentes, dont l’une
était de l’art et l’autre était réelle, amenait nécessairement à se demander comment
poursuivre la réflexion. Je choisis de ne pas remettre en question le statut des boîtes
de Brillo car elles n’étaient, de fait, de l’art qu’au sens d’un cadre pour une question
d’épistémologie.
TD : Ce serait un contresens de continuer à débattre de nos positions respectives
sur ces bases, car nous traitons en fait de deux choses différentes. Je ne parle pas
de la même chose que vous quand vous dites « l’urinoir n’est pas rien parce qu’il a
certaines qualités, ou anti-qualités, esthétiques, et qu’il est issu de différents éléments,
dont le dadaïsme ».
Vous commencez par juger que quelque chose est une œuvre d’art ou non, et le cas
échéant vous en concluez que ce n’est pas de l’art. Vos deux indiscernables sont deux
objets identiques dont l’un est une œuvre d’art et l’autre n’en est pas une. Mes deux
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indiscernables sont quant à eux deux fois le même objet, dont on décide qu’il est une
œuvre d’art dans un cas, et qu’il n’en est pas une dans l’autre. C’est donc une ques-
tion radicalement différente. Vous affirmez que c’est une certaine théorie qui permet
finalement de différencier une boîte de Brillo de Warhol d’une boîte de Brillo d’Harvey,
et vous dites bien « c’est cela qui fait la différence ». Si je suis d’accord pour dire que
cette théorie, comme la théorie que j’ai moi-même élaborée dans les années 1970, rend
peut-être compte de cette différence, ce n’est pas elle qui fait cette différence, mais
le jugement. J’en reviens donc à ma question : comment savez-vous qu’une chose est
une œuvre d’art ? À moins que vous n’acceptiez la théorie institutionnelle de l’art selon
laquelle c’est une œuvre d’art simplement parce qu’elle se trouve dans une galerie d’art.
AD : Si vous voulez bien, je vais essayer de vous décrire cette expérience, car vous
AUTOUR DU « MONDE DE L’ART »

êtes trop jeune pour l’avoir vécue à l’époque.


TD : Ah, je vous l’accorde. J’ai d’ailleurs pris la précaution de vous l’accorder par
écrit parce que j’étais sûr que vous alliez aborder la question !
AD : En 1964, la Stable Gallery se trouvait à New York dans un de ces élégants
immeubles en pierre blanche de l’East Side. C’était un bâtiment vraiment très élégant,
très cher, à l’entrée carrelée en noir et blanc, avec un bel escalier ; c’est actuellement
l’entrée de service du Whitney Museum, sur la 74e Rue, à l’intersection avec Madison
Avenue. Imaginez que vous prenez l’escalier de cet immeuble, puis que vous tournez
à gauche pour accéder à ce qui est censé être une galerie d’art, et que vous la trouvez
remplie de boîtes de Brillo. C’était surréaliste, un peu comme dans Rêves à vendre
d’Hans Richter. C’était tellement décalé par rapport au reste qu’on avait en un sens
121
SITUATIONS

l’impression d’arriver au pays des merveilles. C’était une expérience si forte qu’on ne
peut pas simplement parler d’un objet ; il faut parler d’un objet en contexte, c’est-à-
dire le contexte de la Stable Gallery. Eleanor Ward, la marchande d’art qui dirigeait
la galerie à l’époque, qui en était la galeriste comme on dirait aujourd’hui, avait
l’impression d’assister à une profanation ; elle pensait que les artistes se moquaient
d’elle en exposant cela. Mais le choc n’en était pas moins violent, et il me semble que
c’est pour cela qu’il était difficile d’y voir autre chose que de l’art. C’était une expé-
rience intense, de sorte que si on avait simplement vu les boîtes hors de ce contexte,
il me semble qu’elles n’auraient pas été perçues comme des œuvres d’art. Dans une
certaine mesure, il faut donc rendre justice à la théorie institutionnelle, même si je suis
d’accord avec Richard sur le fait que la contribution artistique de Warhol n’avait rien à
voir avec des qualités de surface. Ses qualités relevaient au contraire du déplacement
qui venait d’être opéré.
TD : Une remarque : c’est intéressant que vous passiez de la théorie institutionnelle
au récit d’une expérience très forte. N’était-ce pas là une expérience esthétique ?
AD : Bien entendu.
TD : J’ai donc raison de dire que votre théorie repose sur votre jugement esthétique initial.
AD : Oui, c’était clairement esthétique.
RS : Mais c’était aussi une interprétation. Si je peux parler pour lui, tout en m’y
opposant aussi, je pense qu’Arthur comprit qu’il s’agissait d’une œuvre d’art de manière
immédiate et perceptuelle. Il n’eut pas besoin d’aller consulter le catalogue de l’expo-
sition. Il y vit une œuvre d’art parce qu’il avait connaissance de nombreuses théories
de l’art d’après lesquelles l’une des fonctions de l’art dans l’une de ces matrices est
de choquer. Comme cette exposition avait lieu après Duchamp et après dada, il put
immédiatement prendre la mesure de cette valeur de choc et l’interpréter comme de
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l’art sans avoir besoin de ce que nous entendions, dans la philosophie anglo-saxonne de
l’époque au moins, comme une expérience esthétique touchant à la beauté, la perfection,
l’harmonie et la construction. Il s’agissait d’une interprétation immédiate qui passait
par le filtre du monde de l’art et qui ne nécessitait donc pas d’expérience positive du
type dont parle Thierry de Duve. Je pense qu’Arthur a droit à sa version du monde de
l’art comme filtre immédiat de la perception. On voit une fois de plus que l’œuvre de
Bourdieu est bien supérieure à celle de Dickie. Bourdieu explique en effet comment
l’institution éduque les spectateurs pour que ces derniers n’aient pas besoin d’elle de
n° 131 / 4 e trimestre 2012

manière immédiate puisqu’ils ont déjà appris à voir de la manière dont elle structure
elle-même la perception. Il en va de même pour le croyant qui saisit immédiatement
la signification religieuse sans avoir besoin de se dire qu’il est dans une église, qu’il
se rappelle en avoir entendu parler au catéchisme, que telle personne est le curé, etc.
Pour en revenir à la question religieuse, Arthur a écrit un très bel article, peut-être
moins célèbre que « Le monde de l’art », intitulé « Upper West Side Buddhism11 », où
il parle de l’influence du zen tel qu’il était enseigné par Suzuki, qui lors de son passage
à Columbia eut une influence probablement considérable sur le monde de l’art par
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

le biais de John Cage et de Merce Cunningham. Il s’agissait de se demander si l’on


pouvait comprendre l’art sans l’ontologie christiano-platonicienne. Si nous voulons
pouvoir parler d’art en Chine et au Japon, où s’est développé un art raffiné qui ne
se fonde pas sur cette différence entre le monde réel et le domaine du sacré et du
Q 11. Arthur Danto, « Upper West Side Buddhism », in Jacquelynn Baas et Mary Jane Jacob (éd.), Buddha Mind
in Contemporary Art, Berkeley, University of California Press, 2004.
122
transcendantal, où la différence entre la vie de tous les jours et l’art tient au fait que
ce dernier est plus singulier, qu’il a une signification plus riche, il faut revenir à de
Duve et à son idéologie inspirée du Bauhaus. Est-ce là une vraie possibilité ? Peut-on
envisager l’art sans ce fameux saut ontologique ?
AD : Il fallait bien que New York soit prêt à accueillir les boîtes de Brillo. Je ne m’en
étais pas rendu compte à l’époque, et ce n’est que plus tard que je compris à quel point
les idées de Suzuki avaient infiltré la culture artistique. Si tout le monde était venu voir
l’exposition de Warhol, c’était grâce à cette idée véhiculée à la fois par Duchamp et
par Suzuki qu’un objet n’a pas besoin d’avoir quelque chose d’exceptionnel pour être
une œuvre d’art, de même qu’il n’a pas besoin d’avoir quelque chose d’exceptionnel
pour être un objet religieux.
C’est cela que nous apprenait le zen, comme je le montre dans « Le monde de l’art », où
je cite Ch’ing Yuan, auteur chinois découvert dans les enseignements du Dr Suzuki, qui
raconte : « Quand j’étais jeune, je pensais que les montagnes étaient des montagnes
et que l’eau était de l’eau. Après avoir étudié la philosophie, je me rendis compte que
les montagnes n’étaient pas vraiment des montagnes, et que l’eau n’était pas vraiment
de l’eau. Mais après avoir découvert le zen, je me rends compte que les montagnes
sont en fait bien des montagnes et que l’eau est en fait bien de l’eau. » On a ici trois
paysages, qui correspondent à trois étapes de la pensée de Ch’ing Yuan et qui sont
identiques entre eux. Ce sont en effet trois fois des montagnes et de l’eau, mais le
premier paysage n’est qu’un paysage ordinaire, le deuxième est une sorte de voile de
Maya et le troisième un tableau zen.
TD : Ils ne seraient donc pas identiques à ses yeux.
AD : Mais je pense que c’est bien cette idée que Suzuki enseignait à l’époque.
TD : Cette belle histoire zen que vous venez de nous raconter illustre en fait parfai-
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tement ce que je veux dire quand je parle de pratiquer l’esthétique du point de vue de
l’idiot, parce que l’homme de la troisième étape est finalement revenu à la première,
et que la troisième étape est finalement indiscernable de la première.
AD : Exactement.
TD : C’est donc bien que nous ne sommes plus en train de parler de deux objets
indiscernables entre eux, mais de deux expériences, de deux expériences de vie, de
deux philosophies de vie, etc. Je vous accorde tout le reste, mais c’est cette subjectivité
qui m’intéresse tout particulièrement en raison de l’éclairage qu’elle offre. Ce n’est pas
qu’une interprétation soit meilleure que l’autre, mais leurs implications philosophiques
n’en restent pas moins totalement différentes. Il est évident que le théoricien de l’art
ou l’esthéticien sont censés être plus ou moins éclairés, mais s’ils adoptent le point
AUTOUR DU « MONDE DE L’ART »

de vue de l’idiot, ils ressemblent en fait à votre philosophe zen à la troisième et à la


première étape en même temps.
Ce que je veux dire par là, c’est que j’ai vraiment beaucoup de respect pour le type
qui dit : « Arrêtez votre cirque, c’est juste une boîte » ou « ce n’est qu’un putain d’uri-
noir, et je ne vais pas me laisser intimider par ces gens du monde de l’art ». C’est ma
manière de comprendre la démocratie. Je pense en fait que nous sommes tous les trois
profondément démocrates, mais que nous avons chacun une manière différente de
justifier notre démocratie. Personnellement, c’est comme ça que je justifierais la mienne.
RS : Je dirais qu’à la troisième étape l’idiot éclairé voit vraiment les choses de manière
différente, en ce sens qu’il dirait vraiment : « ce sont des boîtes de Brillo », mais que
ces mots prendraient alors un sens entièrement différent. Et, comme vous le montrez
123
SITUATIONS

dans votre travail, cette différence relève de l’expérience et non de quelque chose qui
aurait été imposé par une institution artistique.

Questions du public
Question : Je pense que vous vous trompez dans votre analyse de l’histoire zen.
À la première étape, le sujet et l’objet sont distincts en ce sens que le sujet voit les
montagnes et que le sujet est distinct de la montagne. À la deuxième étape, il existe
une confusion entre le sujet et l’objet, car on ne sait plus vraiment qui est qui. Mais
à la troisième étape, le sujet voit la montagne en tant que montagne, pas en tant
qu’une montagne en particulier, ce qui signifie que le sujet et l’objet sont finalement
unis dans ce changement de perspective. Ce n’est pas la même manière de voir les
choses puisqu’il y a un vrai déplacement ontologique.
AD : Je pense qu’il est important de présupposer qu’au niveau de l’expérience les
trois étapes sont identiques, sinon ce ne serait plus le même type de parabole. Les
trois étapes sont à la fois identiques et profondément différentes. La première corres-
pond à ce que les philosophes appelleraient du réalisme naïf, la deuxième présente
quelqu’un qui verrait le monde comme un réaliste naïf mais finirait par se rendre
compte qu’il y a une malédiction dans l’histoire, et chercherait alors à échapper au
monde de Maya pour accéder au domaine de l’être. Et la troisième est le tableau zen.
Ce sont des différences énormes mais invisibles à la fois (c’est une conjonction que
j’utilise souvent), et je pense qu’ils vivent vraiment dans des mondes différents alors
que ces mondes sont exactement les mêmes. Ce serait une sorte de désillusion pour
quelqu’un qui pense aller au paradis de se rendre compte en arrivant là-bas que le
paradis ressemble à la 42e Rue ; mais même si vous ne voyez pas la différence, vous
avez quand même gagné le droit d’y être, en quelque sorte. Je suppose que ce serait
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aux homélistes de répondre à ces questions.

Question : Pourrait-on dire que la réalité imite en quelque sorte le spectateur ? Je


pose la question en lien avec la photographie contemporaine et la manière dont la
photographie documentaire est utilisée. De nos jours, la photographie documentaire et
la photographie d’art se côtoient dans un seul et même contexte, celui de l’institution
et du musée. Or je trouve qu’il est très difficile de savoir exactement ce qu’on regarde,
de savoir s’il s’agit d’avoir un jugement esthétique lorsqu’on ne sait pas si l’intention
n° 131 / 4 e trimestre 2012

du photographe était de déconstruire le documentaire ou de construire la réalité. Et


il semble y avoir un lien avec le ready-made dans la différence entre la photographie
documentaire et la photographie d’art contemporaine qui imite le documentaire tout en
ayant des intentions très différentes. Est-ce une question à laquelle vous avez réfléchi ?
AD : Je ne suis pas sûr d’avoir compris cette question, qui ressemble plus à une
observation qu’à une question. Mais je pense en effet qu’il y a dans l’histoire de la
photographie une sorte de dialectique entre photographie et art, puisqu’on s’est
toujours demandé si la photographie était ou non de l’art.
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

Alfred Stieglitz fut le premier à photographier Fontaine, et sans lui on ne saurait même
pas à quoi cette œuvre ressemblait ; il admirait beaucoup Duchamp car ce dernier
lançait un défi aux spécialistes de l’art qui refusaient d’élever la photographie au rang
des autres arts. Il avait donc l’impression que Duchamp était de son côté, malgré
cette dialectique toujours présente. Je pense que Stieglitz essayait effectivement de
donner un caractère artistique à ses photos, de même qu’Edward Steichen et le reste
124
des membres de la Photo-Secession à New York cherchaient vraiment à faire des
photographies artistiques à l’époque.
C’est ensuite qu’eut lieu la révolution qui remettait en question cet état de fait suggérant
que la valeur d’une photographie pouvait dépendre uniquement de ses qualités pho-
tographiques ; il devenait alors possible de trouver dans la photographie amateur tout
ce dont on avait besoin. Dans l’œuvre magnifique de Cindy Sherman, il serait difficile
de faire la différence entre ce qu’elle réalisait elle-même et certaines photographies de
plateau ordinaires. Elle m’expliqua un jour qu’elle trouvait ces photographies de plateau
dans les magasins de fripes où elle achetait ses vêtements, dans le sud de Manhattan.
Il y en avait des bacs entiers, dans lesquels elle fouillait pour tenter de reconstruire
le thème et l’histoire d’un film. Elle les achetait ensuite 25 cents pièce. C’était bien
de la photographie amateur qu’elle transformait ensuite en art sans nécessairement
faire quoi que ce soit qui leur aurait donné l’air d’autre chose que de photographies
de plateau. C’est ce type de parallèle que je vois donc ici.
TD : Le ready-made et la photographie sont aussi connectés au sens où toute
photographie est un dessin ou un tableau ready-made. Je pense qu’il faut prendre cet
élément en compte quand on cherche quelles ont pu être les origines du ready-made
chez Duchamp. Il se sentait en effet aussi menacé par la photographie que les autres
peintres du XIXe siècle, qui la considéraient comme une machine qui cherchait à prendre
leur place. C’est grâce à son sens de l’ironie que Duchamp parvint à tourner cette
menace à son avantage en produisant des ready-made qui traitent donc en partie de
photographie, moins parce que les ready-made sont des photographies que parce les
photographies sont en fait des ready-made.

Question : Vous avez beaucoup parlé de religion et du vocabulaire de la religion,


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qu’elle soit chrétienne ou autre. Et notre culture visuelle actuelle, après avoir passé des
décennies à ignorer les questions religieuses, semble soudain s’en préoccuper, que ce
soit dans des films, des bandes dessinées comme les caricatures danoises ou dans un
retour à la foi de ce qu’on appelle le grand art. Quel doit alors être le rôle du jugement
esthétique lorsqu’il porte sur cette culture visuelle et son intérêt pour la religion?
AD : Richard ?
RS : L’un des arguments en faveur de l’idée que l’art conserve une sorte d’autono-
mie ou une impression d’autonomie est l’impression que toutes sortes de choses qui
risqueraient la censure pour toutes sortes de raisons s’en sortent en jouant la carte
de l’esthétique. Je crois beaucoup à l’idée qu’il faut ramener l’art dans la vie réelle,
même si j’ai bien conscience des dangers de cette position. Ce que j’écrivis sur le rap
AUTOUR DU « MONDE DE L’ART »

est en effet antérieur au « Cop Killer » d’Ice T et à son album Gangsta, et parle plutôt
de l’époque de Grandmaster Flash, où le rap était non seulement plus riche d’un point
de vue musical mais aussi plus progressiste d’un point de vue politique.
Il n’en reste pas moins qu’historiquement parlant, tout au long de l’histoire de l’art,
l’esthétique a permis à toutes sortes de sujets critiques sur la religion de survivre.
Elle a permis aux gens de peindre des femmes nues en les situant dans la mythologie
grecque, à une époque où cela aurait été un sacrilège de faire des nus féminins sans
les avoir éloignés du réel en leur donnant les traits de Vénus ou d’une autre héroïne ou
nymphe grecque. Je pense que c’est le rôle de l’esthétique de permettre l’expression de
choses que la religion ou le dogme interdiraient. Il serait en revanche intéressant de se
demander s’il y a également une place pour la censure esthétique, c’est-à-dire le fait
125
SITUATIONS

de censurer une œuvre d’art sous prétexte qu’elle serait mauvaise d’un point de vue
esthétique et non pas subversive d’un point de vue politique. On trouve des cas de ce
genre même ici, au Royaume-Uni, où je crois que John Ruskin détruisit de nombreux
dessins qu’il jugeait médiocres d’un point de vue esthétique. Je sais que je traite là
de votre question sans vraiment vous satisfaire puisque je ne prends pas de position
claire sur le sujet. Il est vrai que je n’ai pas vu les caricatures publiées à Copenhague
dont vous parlez, mais je crois me rappeler qu’elles firent pas mal de bruit en France
à leur parution dans Le Monde.
TD : C’était dans France Soir.
RS : Ah d’accord, dans France Soir. Je pense cependant qu’il y a beaucoup de choses
bien plus importantes que l’art et l’esthétique, et je ne suis pas en train de dire que
l’esthétique doit être une excuse pour toutes sortes de discours de haine. Mais il me
semble que l’art et l’esthétique ont cela de positif qu’ils ont permis l’expression de
toutes sortes d’idées qui n’auraient pas eu voix au chapitre à certains moments de
l’histoire. C’est pourquoi je justifie d’un point de vue historique une sorte de cloison-
nement ou de séparation entre l’art et la vie réelle, même si je pense qu’il s’agit à
présent de ramener l’art dans la vie réelle et que cela ne sert à rien d’éviter les usages
esthétiques de l’art en politique.
Il serait donc naïf de la part des philosophes de l’esthétique, ce qui je pense inclut
également la philosophie de l’art, de penser que l’art est un domaine autonome qui
ne doit pas être touché par les questions politiques. Je pense que nous sommes tous
d’accord pour dire que l’art a non seulement un immense pouvoir politique, mais qu’il
est aussi nécessairement influencé par la politique.
TD : La question de la foi en tant que telle est sans doute un problème sans fin pour
la philosophie. Puisque j’ai choisi d’être kantien et de faire de Kant le compagnon de
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mes travaux, je suis absolument convaincu que la définition du jugement esthétique
est sans doute la première définition laïque de la foi. Même si j’en suis convaincu, je
ne vais pas essayer de me justifier ce soir.
Notez que je ne parle pas de croyance mais de foi. Je tiens à insister sur ce point parce
qu’il est absolument nécessaire pour la suite. La foi est un acte alors que la croyance est
un état. Si je considère la croyance comme de la superstition, la foi nécessite quant à
elle un acte de foi, qui est lui-même par définition une profession de foi, c’est-à-dire le
fait de rendre sa foi publique. Ainsi la foi est une sorte de témoignage de confiance en
n° 131 / 4 e trimestre 2012

l’autre, puisque avoir la foi, c’est avoir confiance. Or on ne peut pas se faire seulement
confiance à soi-même ; il faut nécessairement s’en remettre aussi à quelqu’un d’autre.
J’en ai donc fini pour la question fondamentale, qui était de montrer que la question
religieuse est si compliquée qu’on ne peut pas se contenter de la considérer sur la
base de ce qui nous arrive en ce moment et de ce retour du religieux un peu partout
qui fait peur à la plupart d’entre nous, ou au moins je le sais aux trois intervenants
de ce soir. C’était là une des choses dont je voulais parler en ce qui concerne mes
convictions philosophiques.
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

Passons à présent à une question historique. L’art existe plus ou moins depuis aussi
longtemps que l’humanité. En tout cas, les premières manifestations artistiques datent
au moins de l’instant où les hommes se mirent à enterrer leurs morts, c’est-à-dire il y
a au moins quarante mille ans. On pourrait en faire une ligne du temps de quarante
mille millimètres, par exemple. Dans ce cas, la modernité, c’est-à-dire les deux cents
dernières années, correspondrait à vingt millimètres. C’est minuscule par rapport au
126
reste. Or pendant tout ce temps, l’art et la religion allèrent de pair puisque le grand art
était nécessairement de l’art religieux. Même l’art ornemental, ou l’art abstrait dans
certaines cultures, était plein de symboles qui lui donnaient un caractère spirituel. Et
ce n’est qu’il y a deux cents ans que la Révolution française et Nietzsche déclarèrent
la mort de Dieu. C’est pourquoi nous n’avons pas encore le recul nécessaire pour
déterminer si ce que nous appelons « art » depuis si longtemps survivra ou non à la
mort de Dieu. Je n’en ai moi-même pas la moindre idée. La seule chose que je sais,
c’est que la modernité est en quête d’une réponse à cette question profonde. Je ne
sais pas non plus si Dieu finira par revenir et si les hommes du futur se tourneront à
nouveau vers la religion, puisque les signes sont en ce moment assez contradictoires.
J’en ai fini avec cette question, mais je voudrais ajouter une chose qui va nous ramener
aux boîtes de Brillo. Comme je viens de parler de choses très sérieuses, je voudrais
maintenant vous faire rire un peu. Arthur, vous rappelez-vous cette conférence à Bielefeld
qui était organisée sur vous et votre œuvre, et où notre ami commun Karl Lüdeking
vous avait invité, vous ainsi qu’un certain nombre d’autres amis ? Boris Groys avait
alors eu cette réflexion formidable que le Christ venait de faire son retour glorieux
sous la forme d’une boîte de Brillo.
AD : Il nous avait sciés !
TD : Il nous avait sciés, mais je pense tout de même qu’il y avait quelque chose
d’extrêmement vrai et profond dans son propos qui, au-delà des questions de foi et
de croyance religieuse, touchait il me semble à la théorie de l’image. Je ne vais pas
me lancer sur ce sujet maintenant, mais je voudrais simplement dire deux choses, car
il se passa plusieurs choses importantes lors de ce colloque.
Outre la remarque de Groys, c’est également à cette occasion que Martin Seel finit
par céder après vous avoir combattu pendant des années, pour admettre enfin que
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vous aviez peut-être raison de dire que l’art avait une essence et que vous aviez mis
le doigt sur la définition ontologique de l’art en parlant de « signification incarnée ».
Mais, en parlant de signification incarnée (je fais travailler ma mémoire parce que c’est
extrêmement intéressant pour les questions qui nous occupent ce soir), vous citez aussi
Richard Rorty qui dit que les hommes ne sont rien que des « vocabulaires incarnés » ?
AD : C’est vrai.
TD : Il y a donc une grande ressemblance entre Rorty, qui définit les êtres humains
comme vocabulaires incarnés, et vous, qui voyez les objets comme des significations
incarnées. Comme dans un cas vous définissez les hommes et dans l’autre les objets,
et que vos indiscernables sont des objets alors que les miens tiennent au jugement
subjectif des hommes, en un sens nous parlons de la même chose même si nous ne
AUTOUR DU « MONDE DE L’ART »

parlons pas de la même chose. Mais au bout du compte ce qui me touche, m’émeut
et m’intéresse dans votre œuvre, c’est qu’elle traite constamment et véritablement
de la condition humaine. C’est vraiment de cela que vous parlez quand vous parlez
des boîtes de Brillo. Comme je suis moi-même évidemment persuadé que l’art traite
fondamentalement de la condition humaine, nous sommes d’accord sur le sujet.
De même, je trouve cette idée de signification incarnée, qui est d’ailleurs l’une de vos
obsessions, extrêmement intéressante, d’autant plus que cette approche fonctionne
non seulement dans votre analyse des œuvres d’art, mais aussi dans le reste de vos
travaux. Prenons par exemple ce livre intitulé The Body/Body Problem12, dans lequel

Q 12. Arthur Danto, The Body/Body Problem, Berkeley, University of California Press, 1999.
127
SITUATIONS

au bout du compte on voit que le vrai problème n’est pas celui du lien entre le corps
et l’esprit, mais celui du lien entre le corps et le corps dans la mesure où nous sommes
des pensées incarnées. Il s’agit de laisser la question des neurosciences aux spécialistes,
mais c’est bien la différence entre le corps et le corps qui compte parce que nous
sommes des pensées incarnées. Je vais vous laisser parler de cela vous-même. Nous
sommes donc passés de la religion à l’humanisme laïc…
RS : Et il faut maintenant se demander quel degré et quel type de divin cela implique.
TD : Le divin, je m’en fiche complètement !
RS : La difficulté est pourtant bien d’arriver à définir ce qui fait fondamentalement et
profondément l’humanité, indépendamment de tout ordre de réalité ontologiquement
transcendantal.
TD : S’il vous plaît, n’utilisez pas le terme transcendantal…
RS : Ce n’est pas moi qui ai choisi d’utiliser le vocabulaire de la religion chrétienne
le premier !
TD : Assurons-nous simplement que le public comprend que ce que Kant entend
par transcendantal n’a rien à voir avec la définition qu’en a Walt Whitman. Le trans-
cendantal chez Kant est une idée ; c’est quelque chose que je ne peux pas prouver car
ce n’est rien qu’une idée. Le mot transcendantal ne veut donc pas dire la même chose
pour vous que pour moi.
RS : Tout à fait. Je ne parlais pas de Kant mais d’un transcendantal religieux, d’une
définition naïve du transcendantal.

Table ronde retranscrite et traduite par Émilie L’Hôte


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CAHIERS PHILOSOPHIQUES

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